32
Dossier professionnel Formation au CNC MJPM 2014-2015 (MJPM 6) Un couple âgé à protéger… notamment de ses banquiers Gérard Amable Juin 2015

Formation au CNC MJPM 2014-2015 (MJPM 6)protection- · PDF fileDossier professionnel Formation au CNC MJPM 2014-2015 (MJPM 6) Un couple âgé à protéger notamment de ses banquiers

Embed Size (px)

Citation preview

Dossier professionnel

Formation au CNC MJPM

2014-2015 (MJPM 6)

Un couple âgé à protéger… notamment de ses banquiers

Gérard Amable

Juin 2015

2

Sommaire

Personnes citées – Précisions …………………………..

page 3

Présentation de l’Association des Curateurs de Lille (ACL) ………… page 4

Introduction ……………………………………..

page 5

1 - La mise en place de la sauvegarde de justice ………………………..

page 5

2 - La mise en place de la tutelle et de la curatelle renforcée ………… page 8

2.1 - La phase d’instruction débouchant sur les deux jugements page 8

2.2 - Les dispositions communes aux deux jugements page 9

2.3 - Les dispositions spécifiques à chaque jugement page 10

2.4 - L’ouverture des mesures de protection page 11

3 - Mon intervention comme accompagnateur …………………..…..

page 11

3.1 - Faire connaissance page 11

3.2 - Les proches et la famille page 12

3.3 - Ma gestion page 13

3.4 – Le décès de Pierre

page 14

4 - Le testament …………………..…...………….. page 15

4.1 - Le patrimoine du couple page 15

4.2 - Le prêt consenti à Serge B. page 16

4.3 - Le testament et le notaire

page 17

5 - Les placements financiers ………………………..….. page 20

5.1 - Un grand nombre de comptes bancaires et de contrats d’assurance vie page 20

5.2 - Comprendre les comptes bancaires page 21

5.3 - Le sujet spécifique des contrats d’assurance vie page 22

5.4 - En synthèse page 23

5.5 - Le travail avec le notaire page 25

6 - La mise en œuvre du futur schéma cible de placements ……………

page 28

6.1 - Disposer du patrimoine financier page 28

6.2 - L’article 427 du code civil page 30

6.3 - En pratique page 31

Conclusion …………………………..……..

page 32

3

Personnes citées

Les noms et prénoms des différentes personnes citées ont été occultés ou modifiés.

Voici les personnes dont on parle :

• Pierre et Thérèse : le couple de majeurs protégés

• Alain : le neveu notaire de Pierre et Thérèse

• Véronique : la nièce de Pierre et Thérèse

• Eric D. : le délégué tutélaire de l’Association des curateurs de Lille (ACL)

• M. et Mme C. : les amis de Pierre et Thérèse, et également les parents de Me Corinne T.

• Annie : l’amie de Pierre et Thérèse

• Serge B. : le gendre d’un ancien collègue de travail de Pierre et Thérèse

• Me Corinne T. : le notaire en charge de la succession, et également la fille de M. et Mme C.

• Thierry L. : le conseiller au sein de l’agence de la Banque A de Saint-André-lez-Lille

• Véronique R. : le conseiller au sein du Département Personnes Protégées de la Banque B

• Me O. : le notaire intervenu pour l’acte de propriété de la maison, et pour un testament

Précisions

A partir du moment où j’interviens dans le suivi des mesures de protection de Pierre et Thérèse,

j’emploie exclusivement le « je », comme demandé par les Ceméa. Mais il est bien évident que

j’agis en concertation avec Eric D., délégué tutélaire de l’ACL. En particulier, toutes les rencontres

avec les banquiers et le notaire Me T. se sont faites en sa présence. Quant à la requête annoncée

qui sera faite auprès du juge des tutelles, elle devra bien sûr être validée au sein de l’ACL.

Les montants financiers en jeu ont été occultés lorsqu’ils risquaient de donner des informations

patrimoniales personnelles.

4

Présentation de l’Association des Curateurs de Lille (ACL)

A l’origine de l’Association des Curateurs de Lille (ACL), il y a quelques bénévoles qui ont

proposé en 1983 au Tribunal d’Instance de Lille de prendre en charge des mesures de protection

des majeurs, et qui se sont constitués en association pour cela. Dès sa création, l’ACL a été inscrite

sur la liste des gérants de tutelle. Par la suite, dans le cadre de l’entrée en vigueur des dispositions

de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, elle a été autorisée

en 2010 à créer à Lille un service mandataire judiciaire à la protection des majeurs destiné à exercer

jusqu’à 250 mesures de protection dans le ressort des Tribunaux d’Instance de Lille, Roubaix et

Tourcoing.

A la différence des autres associations tutélaires, et c’est ce qui fait sa singularité, l’ACL est

principalement constituée de bénévoles (une soixantaine aujourd’hui) offrant chaque semaine à

l’association plusieurs heures de leur temps libre. Il s’agit pour la plupart de personnes retraitées

qui, en fonction de leurs parcours professionnel, apportent leurs compétences dans différents

domaines (gestion, aide sociale, hébergement, juridique, assurance,…). On trouve ainsi parmi ses

sexagénaires les qualifications antérieures suivantes : directeur financier, chef d’entreprise,

informaticien, cadre supérieur de la fonction publique, cadre bancaire, cadre commercial, DRH,

formateur, etc… Ce « plateau technique » constitue l’une des richesses de l’association.

L’organisation opérationnelle est articulée autour des huit délégués tutélaires (DT) qui encadrent

les accompagnateurs. Chaque DT prend en charge des mesures de protection en s’appuyant pour

cela sur les accompagnateurs qui lui sont rattachés.

Au 1er janvier 2015, 206 majeurs protégés étaient confiés à l’ACL par les juges des tutelles, avec

la répartition suivante :

- 60 % résident en établissement (leur âge moyen est de 81 ans),

- 40 % résident en appartement ou en maison (leur âge moyen est de 64 ans).

Pour son fonctionnement, l’ACL utilise, comme Atinord, le logiciel de gestion tutélaire « Astel »

exploité et maintenu par le Crédit Coopératif. L’ACL a également développé son site internet. Sur

la partie de ce site accessible aux seuls membres de l’association, on trouve toutes les procédures

en vigueur et les courriers types utilisés, tous ces documents ayant été conçus par l’ACL.

Pour la période 2015-2019, l’ACL se fixe deux objectifs structurants :

1 – avoir toute sa place dans le futur schéma régional des services mandataires judiciaires à

la protection des majeurs ;

2 – disposer des moyens humains et matériels adéquats, et entrer pour cela dans le système

de la dotation globale de financement (DGF) pour l’exercice budgétaire 20161, tout en

ayant durablement un coût de fonctionnement inférieur à celui des autres associations

tutélaires du Département du Nord, du fait du recours au bénévolat.

1 Dans le Département du Nord, l’ACL est la seule association tutélaire à ne pas être encore entrée dans le système de

la DGF.

5

Introduction

Prendre en charge une mesure de protection, c’est créer une relation nouvelle avec une personne.

Une relation qui, vue du côté du protecteur, va se construire petit à petit sous plusieurs facettes :

faire connaissance avec le majeur protégé, créer de la confiance, l’accompagner dans la vie

quotidienne, et veiller à ses intérêts. C’est ce que je vais découvrir concrètement lorsqu’on me

confie un couple de personnes âgées protégées.

Tout cela se fait dans un cadre juridique donné que la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la

protection juridique des majeurs a rénové. Les droits et les devoirs de chacun sont désormais

définis par les dispositions nouvelles codifiées. Le jugement d’ouverture de la mesure de

protection adapte ce cadre à la situation et aux facultés de la personne protégée : c’est la pièce

maîtresse de la mise sous protection juridique. Pour le protecteur, il constitue une sorte de feuille

de route qu’il convient d’analyser au préalable. C’est ce que je ferai.

Ensuite, une fois la relation de confiance en place et au fil des évènements, ce sont les problèmes

rencontrés qui illustreront ce que signifie dans la vie quotidienne le fait de veiller aux intérêts du

majeur protégé. En pratique, ce sont les sujets financiers et patrimoniaux qui vont plus

particulièrement m’occuper. Il s’agira de protéger un couple âgé… notamment de ses banquiers.

1 - La mise en place de la sauvegarde de justice

Début 2014, Pierre et Thérèse ont respectivement 93 et 92 ans. Ils comptent 49 ans de mariage et

n’ont pas eu d’enfants. Tous leurs frères et sœurs étant décédés, ils ont pour seule famille une nièce

et un neveu qu’ils n’ont pas vus depuis plusieurs années. La nièce Véronique et le neveu Alain

habitent dans le Nord-Pas-de-Calais, ce dernier y étant notaire.

Pierre et Thérèse sont en retraite depuis leurs 65 ans, après avoir travaillé tous deux dans la même

imprimerie à La Madeleine. Pierre y était contremaître, et Thérèse ouvrière papetière. Ils vivent

dans leur maison de Saint-André-lez-Lille depuis leur mariage.

En janvier 2014, suite à une chute, tous deux sont hospitalisés à l’Hôpital Saint-Philibert à Lomme.

Le service social de l’hôpital prend alors l’initiative de faire procéder à un examen médical de

Thérèse et de Pierre par un médecin « inscrit »2. Pour chacun d’eux, un certificat médical rédigé

par le même médecin est établi le 27 janvier 2014. Puis le service social saisit le procureur de la

République du Tribunal de Grande instance (TGI) de Lille pour demander leur placement sous

sauvegarde de justice dans l’attente d’une mesure de protection plus conséquente.

Pour Pierre, le certificat médical fait le constat de l’altération des facultés mentales et corporelles,

en précisant :

- difficultés rencontrées par la personne à protéger pour effectuer les actes de la vie civile :

o impossibilité d’effectuer les actes de la vie civile, doit être représenté

o inapte à voter

o peut être entendu au siège du Tribunal sans nuire à sa santé

- ne peut vivre seul au domicile sans aide importante dans les actes de la vie personnelle,

doit être représenté dans les actes de la vie civile

- préconisation : tutelle

2 C’est-à-dire inscrit sur la liste dressée par le procureur de la République, au sens de l’article 431 du code civil

6

Pour Thérèse, le certificat médical fait également le constat de l’altération des facultés mentales

et corporelles en précisant :

- difficultés rencontrées par la personne à protéger pour effectuer les actes de la vie civile :

o doit être aidée et surveillée pour effectuer les actes de la vie civile

o peut être entendue au siège du Tribunal sans nuire à sa santé

- ne peut vivre seule au domicile sans aide dans les actes de la vie personnelle et civile

- préconisation : curatelle renforcée

De son côté, l’assistante sociale de l’hôpital rédige un rapport que le Parquet du TGI de Lille reçoit

en février 2014. Elle y indique ce qui suit :

Le couple a un neveu et une nièce. Je me suis rapprochée du neveu, de profession notariale,

qui ne voit le couple que très rarement. J’ai donc fait appel à un couple d’amis qui venait

rendre visite à M. et Mme de manière régulière, à savoir M. et Mme C. en qui ils ont toute

confiance pour gérer les démarches.

Au vu des problèmes de santé que M. et Mme rencontrent, le retour à domicile est

médicalement inenvisageable, en ce sens des démarches liées à une entrée en Ehpad3 sont

débutées.

M. et Mme sont informés des démarches. Cependant, il reste difficile d’évaluer si ces

derniers sont conscients des changements que cela induit et s’ils en mesurent les tenants et

les aboutissants.

M. et Mme m’apparaissent comme des personnes en situation de fragilité qu’il est nécessaire

de protéger par le biais d’une mesure de protection à confier à une association tutélaire.

Effectivement, Thérèse quitte l’hôpital début février 2014 pour entrer en Ehpad à Marcq-en-

Barœul. Pierre l’y rejoindra fin février 2014. A l’entrée, le médecin coordonnateur de

l’établissement positionne Pierre en GIR 1 et Thérèse en GIR 34.

Du côté de la Justice, la démarche de l’hôpital suit son cours. Début avril 2014, le procureur saisit

le juge des tutelles de Lille d’une demande de protection judiciaire pour chaque époux, en

indiquant « bien vouloir ordonner la mesure de protection la plus appropriée ».

A ce stade, le juge ne possède dans son dossier que les certificats médicaux circonstanciés et le

rapport de l’assistante sociale de l’hôpital. Il estime alors nécessaire de placer les époux sous le

régime de la sauvegarde de justice pour la durée de l’instance, avant même de les entendre,

l’instance se poursuivant ensuite. C’est ce que prévoit l’article 433 du code civil5 permettant le

prononcé d’une mesure transitoire de sauvegarde de justice. Pour cela, le juge prend deux

ordonnances identiques : il s’agit donc de sauvegardes de justice par décisions judiciaires.

3 Ehpad : établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes 4 La grille nationale Aggir "autonomie, gérontologique, groupes iso-ressources" est une grille d'évaluation des

capacités de la personne âgée à accomplir certaines activités. Elle permet d'évaluer le degré de dépendance du

demandeur de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) afin de déterminer le niveau d'aide dont il a besoin. Les

niveaux de dépendance sont classés en 6 groupes dits "iso-ressources" (Gir), allant de 1 pour les plus dépendants à 6

pour les plus autonomes. Les personnes rattachées à l'un des groupes 1 à 4 de la grille Aggir peuvent prétendre à

percevoir l’APA. 5 Article 433 du code civil : « [La sauvegarde de justice] peut aussi être prononcée par le juge, saisi d’une procédure

de curatelle ou de tutelle, pour la durée de l’instance. Par dérogation à l’article 432, le juge peut, en cas d’urgence,

statuer sans avoir procédé à l’audition de la personne. »

7

A cette occasion, le juge nomme un mandataire spécial, le mandat confié étant centré sur la

maîtrise des finances du couple : percevoir les revenus, payer les dépenses, recevoir les relevés

bancaires, et faire fonctionner les comptes bancaires (avec révocation des procurations

antérieures).

Qui le juge peut-il nommer comme mandataire spécial ? C’est tout un jeu de renvois d’articles du

code civil qui permet de le déterminer :

- En la matière, l’article 4376 renvoie notamment aux articles 445, 449 et 450.

- Le renvoi à l’article 4457 étend au mandataire spécial les incapacités en matière d’exercice

des charges curatélaires et tutélaires, telles que prévues à l’article 3958. Lequel article

interdit cet exercice aux majeurs bénéficiant d’une mesure de protection juridique. Donc

Pierre, placé sous sauvegarde de justice, ne peut pas être nommé mandataire spécial pour

Thérèse, et réciproquement.

- Le renvoi à l’article 449 oblige à appliquer la hiérarchisation9 qui y est définie pour le choix

du protecteur, et notamment la préférence familiale. Or, les époux sont écartés comme

indiqué ci-dessus, et la famille n’est pas encore connue du juge.

- Le renvoi à l’article 45010 permet alors de nommer un mandataire judiciaire à la protection

des majeurs. C’est ce que fait le juge en désignant l’Association des Curateurs de Lille

(ACL) comme mandataire spécial.

Le juge prononce l’exécution provisoire des deux ordonnances, ce qu’il justifie dans ses

motivations par l’urgence de la situation. Il s’agit de protéger les époux sans attendre le délai

d’appel. Le placement sous sauvegarde judiciaire n’est certes pas susceptible d’appel, comme le

dit l’article 1249 du code de procédure civile11. Mais la désignation du mandataire spécial, elle,

l’est (article 1250 du code de procédure civile12), ce qui justifie de faire référence à l’exécution

provisoire. L’ACL n’a donc pas à attendre la fin du délai d’appel pour agir.

Chaque ordonnance est notifiée à l’époux concerné, mais également à l’autre époux : les pouvoirs

donnés au mandataire spécial limitent en effet les droits et les obligations issus du régime

matrimonial. Les ordonnances sont également notifiées à l’ACL, et le procureur est avisé.

Dûment saisie, l’ACL prend en charge les deux mesures de protection. Sur le plan administratif,

elle effectue la demande pour obtenir les données Ficoba13 concernant les époux, c’est-à-dire la

6 Article 437 du code civil : « Le juge peut désigner un mandataire spécial, dans les conditions et selon les modalités

prévues aux articles 445 et 448 à 451, à l’effet d’accomplir un ou plusieurs actes déterminés, même de disposition,

rendus nécessaires par la gestion du patrimoine de la personne protégée. » 7 Article 445 du code civil : « Les charges curatélaires et tutélaires sont soumises aux conditions prévues pour les

charges tutélaires des mineurs par les articles 395 à 397. » 8 Article 395 du code civil : « Ne peuvent exercer les différentes charges de la tutelle (…) les majeurs qui bénéficient

d'une mesure de protection juridique prévue par le présent code. » 9 Cette hiérarchisation est expliquée plus loin pages 9 et 10 10 Article 450 du code civil : « Lorsqu’aucun membre de la famille ou aucun proche ne peut assumer la curatelle ou

la tutelle, le juge désigne un mandataire judiciaire à la protection des majeurs. » 11 Article 1249 du code de procédure civile : « Ce placement [sous sauvegarde de justice] ne peut faire l'objet d'aucun

recours. » 12 Article 1250 du code de procédure civile : « Les personnes mentionnées aux articles 1230 et 1230-1 peuvent former

un recours contre la décision par laquelle le juge des tutelles désigne un mandataire spécial. » 13 Le fichier des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) liste tous les comptes bancaires ouverts en France, ainsi que

les comptes assimilés (comptes-titres, comptes d'épargne, etc…). Les données Ficoba peuvent être communiquées,

sur la base d’une décision judiciaire, à l’organisme tutélaire désigné par le juge des tutelles pour assurer la protection

d’une personne majeure.

8

liste de leurs comptes bancaires. Eric D., délégué tutélaire de l’ACL, visite le couple en mai 2014.

En juin 2014, il rencontre leurs deux banquiers : la Banque A et la Banque B. Puis il écrit au juge

dans son rapport d’ouverture de la mesure :

M. et Mme semblent très bien en Ehpad et ils ne pourront pas rentrer dans leur maison de

Saint-André.

Ils ont tous les deux très bien accepté notre prise en charge et M. C., leur ami qui avait pris

en charge leurs affaires, nous a transmis ce qu’il avait comme papiers les concernant.

2 - La mise en place de la tutelle et de la curatelle renforcée

2.1 - La phase d’instruction débouchant sur les deux jugements

De son côté, le juge des tutelles reçoit en retour début juin 2014 le questionnaire rempli qu’il avait

envoyé au neveu au sujet de Pierre et Thérèse. Voici ce que cela donne :

Question : Visitez-vous souvent les intéressés ?

Réponse : non

[le neveu mentionne les C., amis de Pierre et Thérèse, mais il ne connaît pas l’orthographe

correcte de leur nom, ni leur adresse]

Question : Accepteriez-vous de vous occuper de leurs affaires pour les administrer ?

Réponse : Peut-être si tel était leur souhait dans la mesure où ils peuvent manifester leur

volonté

Question : Préférez-vous la nomination d’un MJPM indépendant des proches de

l’intéressé ?

Réponse : oui

Question : Souhaitez-vous être entendu par le juge des tutelles ?

Réponse : Je suis à sa disposition si elle souhaite m’entendre

Visiblement, le neveu ne souhaite pas assumer le rôle de tuteur ou de curateur.

Parallèlement, le juge auditionne l’ACL en tant que mandataire spécial dans le cadre des deux

sauvegardes de justice en cours. Il constate en parallèle que le couple ne se présente pas à l’audition

préalable prévue pour lui le même jour. Le juge avait en effet convoqué14 les époux pour les

auditionner au Tribunal car les certificats médicaux circonstanciés du 27 janvier 2014 précisaient,

de manière quelque peu surprenante, qu’ils pouvaient « être entendus au siège du Tribunal ». Or

les mêmes certificats médicaux indiquaient pour Pierre « grabataire, marche impossible », et pour

Thérèse « marche très limitée avec déambulateur »… Comme le médecin inscrit n’a pas éliminé

la possibilité d’une audition, le juge ne peut pas prendre d’ordonnances fondées disant qu’il n’y a

pas lieu de procéder à l’audition des époux15. Il établit donc de simples procès-verbaux de carence,

et convoque le couple pour l’audience de jugement16.

14 L’article 432 du code civil prévoit que le juge doit au préalable entendre ou appeler la personne à protéger : « Le

juge statue, la personne entendue ou appelée. » 15 L’article 432 alinéa 2 du code civil ne peut en effet pas s’appliquer sans l’avis du médecin inscrit :

« Le juge peut toutefois, par décision spécialement motivée et sur avis du médecin mentionné à l’article 431, décider

qu’il n’y a pas lieu de procéder à l’audition de l’intéressé si celle-ci est de nature à porter atteinte à sa santé ou s’il

est hors d’état d’exprimer sa volonté. » 16 Le juge appelle donc à nouveau les époux, au sens de l’article 432 du code civil.

9

A l’audience du 24 juin 2014, les époux ne sont pas présents, leur médecin traitant ayant

entretemps attesté qu’ils étaient dans l’incapacité de se déplacer pour se rendre au Tribunal. Un tel

certificat, émanant du médecin traitant et non pas d’un médecin inscrit, ne suffit pas juridiquement

pour fonder une dispense d’audition, comme indiqué ci-dessus. Finalement, le juge prendra

position sans avoir jamais entendu le couple17.

A l’audience, le même juge des tutelles que précédemment prononce deux jugements, l’un pour

placer Thérèse sous curatelle renforcée et l’autre pour placer Pierre sous tutelle. C’était ce qu’avait

préconisé le médecin inscrit. L’ACL est nommée comme curateur et tuteur.

Certaines des dispositions des deux jugements sont communes, et d’autres sont spécifiques.

2.2 - Les dispositions communes aux deux jugements

Les jugements rappellent que c’est le procureur qui est à l’origine de la demande d’ouverture de

la mesure de protection. Ils font état de l’audition de l’ACL du 3 juin 2014, ainsi que des procès-

verbaux de carence du même jour pour l’audition des époux (ce point a été explicité ci-dessus).

La motivation des jugements reprend dans un même alinéa les formulations principales des articles

415 et 425 du code civil18. Elle fait état de l’altération des facultés personnelles de Pierre et Thérèse

les empêchant de pourvoir seul à leurs intérêts, par référence aux certificats médicaux du 27 janvier

2014 qui avaient déjà servi lors de la mise sous sauvegarde de justice. Cela fonde la nécessité de

la mesure de protection.

La motivation fait également état de l’impossibilité pour eux de pourvoir à leurs intérêts par

l’application des règles du droit commun de la représentation, et de l’absence de toute personne

proche susceptible d’être désignée comme protecteur. Faute de désignation anticipée19, la

hiérarchisation dans le choix du protecteur à nommer, telle que prévue à l’article 44920 du code

civil, est vite faite. Les deux époux étant placés en même temps sous mesure de protection, à

nouveau aucun d’eux ne peut être le protecteur de l’autre21. Restent la nièce et le neveu comme

parents. Mais seul interrogé, ce dernier a nettement pris ses distances dans ses réponses aux

questionnaires du juge : il n’a pas de relations habituelles avec Pierre et Thérèse, et a porté peu

d’intérêt à leur égard. On est loin du principe de solidarité posé par l’article 415 du code civil :

« [la protection] est un devoir des familles (…) ». Quant à la nièce, elle n’a pas été contactée, et

17 Les époux ayant été appelés, le juge, qui n’a pas recouru à la procédure de dispense d’audition sur avis médical,

n’est tenu ni d’entendre la personne protégée ni de s’expliquer sur son défaut de comparution. Voir en ce sens Cour

de cassation, 1ère chambre civile, 30 avril 2014, sur le site internet « Legifrance » :

http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000028895756&fast

ReqId=1978683258&fastPos=1 18 « [article 425] Attendu que toute personne dans l’impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts en raison d’une

altération médicalement constatée, soit de ses facultés mentales, soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher

l’expression de sa volonté peut bénéficier, [article 415] dans le respect de ses droits fondamentaux et de la dignité de

sa personne, [article 425] d’une mesure de protection tant de sa personne que de ses intérêts patrimoniaux, ou de

l’un des deux. » 19 Une telle désignation anticipée d’un protecteur est régie par les articles 448 du code civil et 1255 du code de

procédure civile. 20 Article 449 du code civil : « A défaut de désignation faite en application de l’article 448, le juge nomme, comme

curateur ou tuteur, le conjoint de la personne protégée, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité

ou son concubin, à moins que la vie commune ait cessé entre eux ou qu’une autre cause empêche de lui confier la

mesure.

A défaut de nomination faite en application de l’alinéa précédent et sous la dernière réserve qui y est mentionnée, le

juge désigne un parent, un allié ou une personne résidant avec le majeur protégé ou entretenant avec lui des liens

étroits et stables.

Le juge prend en considération les sentiments exprimés par celui-ci, ses relations habituelles, l’intérêt porté à son

égard et les recommandations éventuelles de ses parents et alliés ainsi que de son entourage. » 21 Ce point a été expliqué page 7

10

de ce fait le juge peut difficilement la nommer. Toujours par application de l’article 449 du code

civil, le juge a la possibilité de désigner une personne entretenant avec le couple des liens étroits

et stables. Seuls M. et Mme C. pourraient éventuellement répondre à cette définition, mais ils ont

85 et 80 ans, et ils n’ont pas été entendus non plus. Le juge nomme alors l’ACL comme tuteur et

curateur22, et la décharge de son rôle de mandataire spécial.

L’ACL est autorisée à ouvrir un compte individuel de fonctionnement au nom de la personne

protégée23, ce qui sera fait en pratique auprès du Crédit Coopératif.

Les jugements visent également la réalisation de l’inventaire des biens et la remise des comptes,

la tutelle et la curatelle renforcée étant soumises aux mêmes dispositions en ces domaines24.

Le juge ordonne l’exécution provisoire des deux jugements, ce qui est logique au vu du contexte,

et compte tenu du fait qu’il avait fait de même antérieurement dans ses deux ordonnances de

placement sous sauvegarde de justice.

Les jugements sont notifiés aux mêmes personnes que les ordonnances précédentes, pour les

mêmes raisons. Mais le juge estime utile de les notifier également au neveu, ce qui est possible

par l’application combinée des articles 1230-1 et 1239 du code de procédure civile, et de l’article

430 du code civil25. Le procureur est avisé.

2.3 - Les dispositions spécifiques à chaque jugement

An nom des principes de subsidiarité, de proportionnalité et d’individualisation posés par l’article

428 du code civil26, les jugements écartent comme insuffisantes les mesures de protection plus

légères (sauvegarde de justice pour Thérèse, sauvegarde de justice et curatelle pour Pierre), et

réservent un sort différent aux deux époux (tutelle pour Pierre, curatelle renforcée pour Thérèse),

mais pour la même durée de cinq ans, soit la durée maximale légale à ce moment-là27.

Le droit de vote de Pierre est supprimé par référence à l’article L5 du code électoral28, ce qui est

logique au vu du certificat médical.

Pour Pierre, mission est donnée à l’ACL de le représenter pour l’ensemble des actes relatifs à la

personne, ainsi que pour les actes nécessaires à la gestion de son patrimoine.

22 Conformément à l’article 450 du code civil 23 Conformément à l’article 427 du code civil 24 Article 472 du code civil, renvoyant aux articles 503, 510 à 515 du même code 25 Article 1230-1 du code de procédure civile : « Le jugement peut être notifié, si le juge l'estime utile, aux personnes

qu'il désigne parmi celles que la loi habilite à exercer un recours. »

Article 1239 du code de procédure civile : « L'appel est ouvert aux personnes énumérées à l'article 430 du code civil,

même si elles ne sont pas intervenues à l'instance. »

Article 430 du code civil : « La demande d’ouverture de la mesure peut être présentée au juge (…) par un parent. » 26 Article 428 du code civil : « La mesure de protection ne peut être ordonnée par le juge qu’en cas de nécessité et

lorsqu’il ne peut être suffisamment pourvu aux intérêts de la personne par l’application des règles du droit commun

de la représentation, de celles relatives aux droits et devoirs respectifs des époux et des règles des régimes

matrimoniaux, en particulier celles prévues aux articles 217, 219, 1426 et 1429, par une autre mesure de protection

judiciaire moins contraignante ou par le mandat de protection future conclu par l’intéressé.

La mesure est proportionnée et individualisée en fonction du degré d’altération des facultés personnelles de

l’intéressé. » 27 Pour la tutelle, la loi du 16 février 2015 a porté cette durée maximale légale à 10 ans sous conditions (décision

spécialement motivée, avis conforme d'un médecin inscrit constatant que l'altération des facultés personnelles de

l'intéressé n’apparaît manifestement pas susceptible de connaître une amélioration selon les données acquises de la

science). 28 Article L5 du code électoral : « Lorsqu'il ouvre ou renouvelle une mesure de tutelle, le juge statue sur le maintien

ou la suppression du droit de vote de la personne protégée. »

11

Pour Thérèse, mission est donnée à l’ACL de l’assister pour l’ensemble des actes relatifs à la

personne, ainsi que pour les actes de disposition29 de son patrimoine. De plus, les modalités légales

de la curatelle renforcée30 conduisent l’ACL à percevoir seule les revenus de Thérèse et à assurer

le règlement de ses dépenses.

2.4 - L’ouverture des mesures de protection

Pour l’ACL, Eric D. avait assuré la charge du mandat spécial dans le cadre de la sauvegarde de

justice. Il poursuit sa mission dans le cadre de l’ouverture de la tutelle et de la curatelle renforcée.

Pour chaque époux, il établit le DIPM en septembre 2014 et envoie l’inventaire au juge des tutelles.

3 - Mon intervention comme accompagnateur

3.1 - Faire connaissance

De mon côté, je suis entré en formation aux Ceméa en septembre 2014, tout en devenant membre

de l’ACL. On m’y confie en octobre 2014 le suivi des mesures de protection du couple en tant que

nouvel accompagnateur rattaché à Eric D. : ce sont mes deux premiers majeurs protégés confiés.

Ce suivi est indépendant de ma période de stage en formation, il va bien au-delà et dure encore

aujourd’hui pour Thérèse, Pierre étant décédé en février 2015.

Je fais la connaissance de Pierre et Thérèse en octobre 2014 en allant les visiter dans leur

établissement. Ils sont tous deux installés dans la même chambre double. Pierre est effectivement

grabataire, il est très amaigri et il ne peut plus parler : à son décès, je n’aurai jamais entendu le son

de sa voix. Je ne suis pas sûr qu’il me reconnaisse lors de mes visites, même si Thérèse en a l’air

convaincue. Elle est aux petits soins pour lui, elle passe toute la journée avec lui, allant jusqu’à

prendre ses repas en chambre pour ne pas le quitter. Thérèse est toute menue, elle se déplace

difficilement avec un déambulateur, mais toujours avec courage, et elle est bien décidée à aller là

où elle l’a décidé. De fait, la direction du couple lui revient désormais.

Thérèse entend très mal, on ne peut parler avec elle qu’en la regardant bien en face, et en

n’employant que des mots et des concepts simples, car il est clair qu’elle devine autant qu’elle

entend ce qu’on veut lui dire. Cela limite donc fortement les sujets de conversation aux thèmes

simples de la vie courante, sans grande possibilité d’analyse de sa part. Elle a une mémoire précise

pour certains faits, mais semble en avoir oublié d’autres. Evoquer le passé avec elle est difficile,

soit elle a du mal à entendre et donc à comprendre la question, soit elle n’arrive pas à se rappeler

la réponse. Une bonne partie de ce que j’apprendrai sur le couple, je le lirai dans les dossiers de

l’ACL ou du tribunal, ou leurs amis me le diront : M. et Mme C., ainsi que Annie.

Aucun des amis, ni d’ailleurs personne en Ehpad, n’évoquant la mauvaise ouïe de Thérèse, je

suppose que c’est irrémédiable. C’est lors d’un échange au cours de ma formation aux Ceméa

qu’on me fait remarquer qu’il y aurait sans doute intérêt à vérifier ce point. Je constate alors que

Thérèse n’a en fait jamais consulté de spécialiste sur le sujet. J’appelle son médecin traitant en

avril 2015, et nous convenons qu’il passera voir Thérèse en mai 2015 pour lui proposer de voir un

spécialiste, à condition bien sûr que cela puisse être utile. Il ne me cache pas qu’à son âge, il n’est

pas sûr qu’elle consente à un appareillage, même si cela lui serait peut-être bénéfique. Après sa

visite, et comme demandé par l’Ehpad, je contacte l’ORL que le médecin traitant a indiqué et à

qui il a écrit. Mais le spécialiste n’est pas libre avant juillet 2015 ! Je prends cependant rendez-

29 Ce sujet des actes de disposition est abordé pages 28 et suivantes (« La mise en œuvre du futur schéma cible de

placements ») 30 Ces modalités légales sont prévues à l’article 472 du code civil

12

vous, et l’Ehpad me propose d’y accompagner Thérèse, ce que j’accepte. Ce sujet avance donc

lentement.

Le DIPM de Pierre, signé par Thérèse en son nom, indique comme seules attentes « que vous vous

occupiez des papiers et des comptes ». Le DIPM de Thérèse indique « je souhaite avoir confiance,

que vous vous occupiez de tous les papiers ».

Les papiers, les comptes, voilà des choses visiblement importantes pour le couple. C’est en fait

Pierre qui tenait tous les comptes. Thérèse ne s’en occupait absolument pas, le suivi du patrimoine

du couple n’étant pas son centre d’intérêts, d’autant plus qu’elle pouvait se reposer en la matière

sur Pierre. L’entrée en établissement et l’affaiblissement de Pierre ont déstabilisé cette répartition

des tâches au sein du couple. En synthèse dans son rapport d’ouverture de la mesure envoyé au

juge, Eric D. écrit en parlant de Thérèse : « Madame est craintive et demandeuse pour qu’on

s’occupe de leurs affaires car elle ne s’en sent pas capable. ».

On voit poindre là une difficulté. Thérèse ne s’est jamais occupée des comptes du temps où elle

avait sa pleine capacité mentale et physique. C’est un domaine qu’elle ne maîtrise pas du tout.

Maintenant que ses capacités et celles de Pierre sont diminuées et qu’elle ne peut plus pourvoir

seule à ses intérêts, comment satisfaire en la matière vis-à-vis d’elle l’obligation d’information

posée par l’article 457-1 du code civil31 ? Je reviendrai là-dessus plus loin.

La relation de confiance entre Thérèse et moi se construit peu à peu au fil du temps, cela tient à un

ensemble de petites choses : aller la voir régulièrement, lui donner des nouvelles du monde

extérieur (et surtout de sa maison), l’écouter parler de ses proches, lui confirmer régulièrement

qu’en matière de papiers et de comptes, tout est sous contrôle. Annie me rapporte que Thérèse lui

dit en parlant de moi : « il est gentil ». Ce n’est pas le terme que j’aurais choisi, mais je suis content.

Le DIPM de Thérèse indiquait « je souhaite avoir confiance », et c’est finalement bien de cela

dont il s’agit : au fil des visites et après plusieurs mois à cheminer ensemble, Thérèse a confiance

en Eric D. et en moi.

3.2 - Les proches et la famille

Fin 2014, je rencontre chez eux M. et Mme C. C’est une très vieille amitié qui lie M. C. et Pierre.

Elle remonte avant-guerre, quand ils étaient scouts ensemble. La vie ne les a pas séparés, les deux

familles sont restées liées. M. et Mme C. ont une fille qui est notaire (comme le neveu !) : c’est

Me Corinne T., qui a toujours fait partie de l’entourage du couple. Quand je la rencontrerai plus

tard en 2015, elle me dira en parlant de Thérèse : « elle était à mon baptême, à ma communion

solennelle et à mon mariage ».

De l’hospitalisation du couple en janvier 2014 à l’intervention de l’ACL en mai 2014, tout a reposé

sur M. et Mme C., qui ont agi au mieux. Ils ont visité régulièrement le couple à l’hôpital puis en

établissement, ils ont remis la maison en ordre, ils ont fait face aux démarches administratives, ils

ont géré les comptes bancaires par délégation, et ont finalement transmis le relais à l’ACL. En fait,

ils ont suppléé la carence de la famille.

La famille est en effet absente. Le neveu et la nièce ont beau habiter dans la région, le contact avec

eux est perdu depuis plusieurs années. C’est ce qui explique qu’ils ne joueront aucun rôle au

moment de l’hospitalisation, ni même ensuite. Ils ne sont jamais venus voir leur oncle et leur tante

31 Article 457-1 du code civil : « La personne protégée reçoit de la personne chargée de sa protection, selon des

modalités adaptées à son état et sans préjudice des informations que les tiers sont tenus de lui dispenser en vertu de

la loi, toutes informations sur sa situation personnelle, les actes concernés, leur utilité, leur degré d’urgence, leurs

effets et les conséquences d’un refus de sa part. »

13

en établissement. J’ai souvent proposé à Thérèse de les joindre en son nom pour leur dire qu’un

appel de leur part lui ferait plaisir, mais Thérèse m’a toujours répondu « attendons ». J’y vois là

de la fierté, et je la comprends.

Annie est une autre amie du couple. Elle a connu Pierre et Thérèse quinze ans plus tôt en les

rencontrant régulièrement dans le quartier. Plus tard, elle a loué leur garage non attenant pour sa

voiture. Elle les a aidés pendant plusieurs années en faisant leurs courses, et elle passait

régulièrement les voir lorsqu’ils étaient encore chez eux. Elle continue de les visiter en Ehpad.

Thérèse m’en dit le plus grand bien.

Dans son rapport, l’assistante sociale fait également état d’un proche, Serge B., et indique qu’il

dispose d’une clé du domicile. C’est en fait le gendre d’un ancien collègue de travail du couple,

décédé depuis. Je comprends des dires concordants de M. et Mme C. et de Annie que Serge B. est

entré progressivement dans l’intimité du couple, s’occupant des courses, puis des formalités, et

finalement de presque tout. C’était d’autant plus facile que Pierre et Thérèse ne sortaient quasiment

plus de chez eux depuis plus de dix ans, au point que les banquiers venaient les voir à domicile.

Du fait de la montée en puissance envahissante de Serge B., Annie lui a finalement passé le relais

en 2013 pour s’occuper des courses du couple.

Je n’ai jamais rencontré Serge B. ni chercher à le rencontrer. Ce qui suit expliquera pourquoi.

3.3 - Ma gestion

Certains sujets ne posent pas vraiment problème. Pierre et Thérèse vivent en établissement, ils y

sont visiblement bien traités. Lors de mes visites, je vois régulièrement la responsable de

l’établissement qui m’apporte un complément de vécu, en plus de ce que me dit Thérèse.

Pierre et Thérèse n’ont pas de soucis d’argent. Ils perçoivent chacun leur retraite Carsat et leur

retraite complémentaire Arrco. Surtout, en tant que derniers survivants de leur fratrie respective,

et du fait de l’absence de descendants, ils ont bénéficié d’héritages. De plus, ils ont toujours vécu

très modestement. Ils ont donc largement de quoi payer l’hébergement en Ehpad, dussent-ils vivre

tous deux centenaires. En échangeant avec mes collègues de l’ACL, je comprends que c’est une

situation bien peu fréquente.

En octobre 2014, je vois Eric D. présenter et expliquer à Thérèse la liste et le montant des comptes

bancaires du couple. Malgré cela, au fil des mois suivants, je constaterai au vu de ses questions et

de ses craintes qu’elle ne comprend pas l’ordre de grandeur du patrimoine du couple.

La maison de Saint-André-lez-Lille reste vide, mais elle est en bon état (Pierre était très bricoleur,

me dit Thérèse). J’y vais régulièrement. Je relève le peu de courrier qui arrive encore, même si

Pierre et Thérèse sont bien sûr domiciliés administrativement à l’ACL. Je m’occupe de tâches

ponctuelles : la relève des compteurs de gaz et d’électricité, la visite d’entretien de l’adoucisseur

d’eau, etc… Thérèse s’inquiétant de l’état de son jardin, j’en fais prendre en charge l’entretien par

une entreprise adaptée, les Ateliers Malecot. Les voisins que je croise à cette occasion me

demandent des nouvelles : cela fait près de 50 ans que le couple habitait là.

La plupart des dépenses récurrentes se font par prélèvement : assurance, mutuelle, alarme de la

maison, électricité. Je paye par virement les rares dépenses ponctuelles. Les contrats obsèques sont

déjà en place.

Tout cela fonctionne donc et ne devrait a priori demander que peu de travail de gestion. Mais cela

ne va pas durer.

14

Dans le cadre de ma mission, je dois également comprendre la situation patrimoniale du couple.

Or deux éléments particuliers vont venir grandement compliquer la situation. D’une part, Thérèse

se plaint de Serge B., qui aurait emprunté de l’argent au couple sans le rembourser, et à qui on

aurait « donné la maison ». D’autre part, je découvre que Pierre et Thérèse sont à la tête de dizaines

de comptes bancaires ou de contrats d’assurance vie dont la gestion et la compréhension semblent

leur avoir totalement échappé avant même leur mise sous mesure de protection.

Démêler tout cela va se révéler complexe et va m’amener finalement à aller bien au-delà du simple

inventaire légal réalisé en septembre 2014.

Fin 2014, après les premières prises de contact, il y a donc deux grandes priorités :

1 Tirer au clair cette histoire de prêt d’argent et de donation de la maison.

2 Passer le temps nécessaire pour mettre à plat tous les comptes bancaires, en comprendre la

logique et l’évolution. Tant que cela ne sera pas fait, je serai incapable de m’assurer que

les intérêts financiers du couple sont bien préservés, ni même lui donner l’information due

sur sa situation financière. Je découvrirai peu à peu que cela ne pourra se faire qu’à

condition de rechercher un schéma plus simple de placement des avoirs du couple. La

rencontre des banquiers dans ce but sera alors nécessaire. Le passage par le juge des tutelles

sera également nécessaire à un moment ou à un autre, ne serait-ce que du fait de la tutelle,

mais encore faudra-t-il que j’aie bien compris le sujet avant de faire la moindre requête.

3.4 – Le décès de Pierre

Mais le décès de Pierre survient.

Depuis le début de mon action, je sais que la santé de Pierre est un vrai problème. Au premier

trimestre 2014, le choix des médecins a visiblement été de le laisser finir sa vie auprès de Thérèse,

sans acharnement excessif. Pierre n’a aucun traitement lourd particulier, il est conscient, mais

somnolent la plupart du temps. Le personnel de l’établissement est dévoué auprès de lui. En fait,

Pierre s’éteint peu à peu. Il décède le 14 février 2015 dans la nuit de samedi à dimanche auprès de

Thérèse.

L’ACL et moi sommes prévenus le lundi suivant. Habituellement, la mission de protection cesse,

sauf gestion d’affaires liée notamment à l’organisation des obsèques en cas d’absence de famille32.

Mais là, la famille la plus proche, c’est Thérèse sous curatelle renforcée, qui est bien incapable de

prendre cela en main. Quant aux neveux, vu leur absence depuis des années, mieux vaut ne pas

compter sur eux si on veut avancer. Eric D. et moi allons donc nous occuper des obsèques avec

l’aide de Mme C. En pratique, c’est la directrice de l’Ehpad qui saisit le prestataire funéraire prévu

au contrat obsèques. C’est Mme C. qui veille à l’organisation de la cérémonie religieuse et en

convient au préalable avec Thérèse. C’est Eric D. qui fait le nécessaire pour le faire-part de décès

et l’annonce dans la Voix du Nord. Pour ma part, je collecte les adresses pour le faire-part de décès

auprès de Thérèse et d’une de ses anciennes collègues de travail. J’appelle le neveu, qui me dit

qu’il n’est pas sûr de venir à la messe d’enterrement (il arrivera finalement dans la deuxième partie

de la messe). Par la suite, je ferai imprimer les cartes de remerciements et je les enverrai.

Le jour des obsèques, j’organise le déplacement de Thérèse avec l’association « Le Fiacre » :

Thérèse est en fauteuil roulant car le déambulateur n’est pas de mise dans un tel moment. A la

messe d’enterrement, les anciens collègues de travail de Pierre et Thérèse sont là, ainsi bien sûr

32 Article 418 du code civil : « Sans préjudice de l’application des règles de la gestion d’affaires, le décès de la

personne protégée met fin à la mission de la personne chargée de la protection. »

15

que M. et Mme C., et Annie. La nièce et le neveu sont présents. La directrice de l’Ehpad est

également là. Le cercueil est très beau, Thérèse le remarque et m’en reparlera plusieurs fois par la

suite. Nous n’avions que trois jours pour organiser tout cela, mais tout est prêt : c’est pour moi un

grand soulagement.

J’accompagne Thérèse au cimetière de Saint-André-lez-Lille. Il fait très froid, rien de plus triste

qu’un enterrement en plein hiver. Le monument funéraire était prêt depuis quatre ans mais Thérèse

ne l’avait jamais vu, sauf en photo. Son nom y figure déjà, je ne m’y fais pas.

Quelques semaines plus tard, Thérèse et moi retournons au cimetière à sa demande. J’ai acheté les

fleurs qu’elle souhaitait, des roses, et je recours à nouveau au service de l’association « Le

Fiacre ». Cette fois-ci, il fait très beau, c’est un temps de printemps, l’impression est très différente.

Thérèse est contente des fleurs et de la beauté du monument funéraire. Tout est calme dans ce

cimetière, le temps semble suspendu. Nous retournons ensuite ensemble au cimetière en mai 2015.

Je garde le même transport et le même fleuriste : nous avons créé un rituel, et c’est bien ainsi.

Une fois passées les premières semaines de deuil, l’ergothérapeute de l’Ehpad m’informe que

Thérèse participe mieux aux activités de l’établissement. Elle s’y fait même une amie, Louise,

également résidente. C’est très encourageant de la voir reprendre ainsi de l’autonomie.

J’accomplis les différentes formalités liées au décès : prévenir les caisses de retraite, le service des

impôts, la mutuelle, le Conseil Général (pour l’APA). Je fais changer les différents contrats

(assurance, électricité, etc…) car tout était au nom de Pierre. Je fournis au notaire en charge de la

succession les éléments qui lui permettront de faire la déclaration des revenus du couple pour

2014 : cette tâche lui incombe en effet. Je constitue également les dossiers de demande de retraite

de réversion pour la Carsat et le régime complémentaire Arrco, Thérèse s’inquiétant régulièrement

auprès de moi du résultat de cette démarche : les deux accords me parviennent finalement en juin

2015.

J’informe le juge des tutelles du décès de Pierre, puis je lui envoie le compte de gestion définitif33.

L’établissement de ce document est finalement relativement simple lorsque la tenue des comptes

est à jour, puisqu’il reprend et synthétise les écritures passées depuis l’ouverture de la mesure,

moins d’un an plus tôt. Pour ce qui me concerne, la tenue des comptes est effectivement à jour,

même s’il m’aura fallu des semaines pour en arriver là, comme je l’explique plus loin.

4 - Le testament

4.1 - Le patrimoine du couple

Les époux possèdent comme patrimoine leur maison, ainsi que des comptes bancaires et des

contrats d’assurance vie. Ce qui concerne les comptes et les contrats est évoqué plus loin34.

Pierre et Thérèse sont soumis aux dispositions du régime matrimonial de la communauté légale,

ce qui conduit à distinguer les biens propres35 des biens communs36.

Leur contrat de mariage fait état d’un bien propre de Pierre : des actions payées en partie et donnant

des droits sur l’acquisition de la maison du futur couple. En effet, du temps où il n’était pas marié, 33 Conformément à l’article 514 alinéa 1 du code civil 34 Voir page 20 35 Les biens propres sont les biens dont chaque époux est propriétaire à la date du mariage, ainsi que ceux reçus par

succession ou donation. 36 Les biens communs sont les biens créés ou acquis pendant le mariage, et appartenant donc à la communauté.

16

Pierre avait souscrit des actions dans une société coopérative HLM, lesdites actions donnant

vocation à l’attribution d’une maison. Tant que le prix d’achat des actions n’était pas entièrement

versé, cette maison faisait l’objet d’une location en vue de l’attribution ultérieure. Au jour du

mariage, Pierre avait remboursé une partie du coût d’achat des actions. Les actions non encore

remboursées au mariage l’ont été par la suite avec les revenus du ménage.

Ce n’est qu’en 1983 qu’un acte passé devant notaire (étude de Me O.) a constaté que le solde du

coût des actions avait été remboursé par la communauté, et a attribué en conséquence la maison à

Pierre et Thérèse, sans faire de distinction plus précise. Mais en réalité, s’agissant d’un bien

immobilier, c’est effectivement un bien propre de Pierre. Toutefois, à la dissolution du mariage,

cela vaudra récompense au profit de la communauté qui a payé une partie du prix d’achat.

La distinction « biens propres / biens communs » n’a a priori qu’un intérêt relatif si Thérèse héritait

de tout ce que possédait Pierre. C’est en effet ce qui se passerait s’il n’y avait pas de testament,

puisqu’ils n’ont ni ascendants, ni descendants, ni biens de famille reçus des ascendants37. Mais il

va y avoir un problème de testament.

4.2 - Le prêt consenti à Serge B.

Lors de mes premières visites, Thérèse me parle régulièrement et spontanément de Serge B. en des

termes peu flatteurs. Pour Thérèse, ce dernier se serait fait prêter par le couple 6.000 € dont le

remboursement aurait rapidement cessé. Avec cet argent, il aurait acheté une voiture et serait parti

en vacances dans le Midi. Pour Thérèse qui, comme Pierre, n’a jamais possédé de voiture ni même

de permis de conduire, et qui n’est pas partie en vacances depuis bien longtemps, c’est visiblement

le comble de la malhonnêteté. Je comprends de ses dires que tout cela se serait fait de façon

informelle.

M. et Mme C., lorsque je les vois fin 2014, me disent qu’ils ont entendu la même histoire de la

part de Thérèse. Au premier semestre 2014, alors que le couple était déjà installé en établissement,

ils ont croisé Serge B. qui semblait entrer comme chez lui dans la maison vide : il en avait en effet

les clés. Lorsque l’ACL sera en charge, l’un des premiers actes conservatoires de Eric D. sera de

faire rajouter un verrou supplémentaire à la porte d’entrée, interdisant ainsi définitivement les lieux

à Serge B. Pour M. et Mme C., de ce qu’ils savent, il n’y aurait eu aucune reconnaissance de dette,

rien qui puisse permettre de se tourner vers Serge B. pour demander des comptes.

Plus tard, début 2015, j’interroge les deux banquiers du couple. Sur les deux dernières années,

aucun d’eux ne retrouve un tel mouvement de 6.000 € sur les deux comptes courants joints, que

ce soit en retrait ou en virement. Peut-être n’est-ce pas le bon montant ? Ou alors le retrait aurait

eu lieu sur l’un des très nombreux autres comptes bancaires, voire à l’aide d’un rachat partiel sur

l’un des nombreux contrats d’assurance vie ? Finalement, je ne peux tirer cette histoire au clair.

M. et Mme C. conviennent avec moi que si tout cela est vrai, il n’y a aucune chance de recouvrer

le solde du prêt, qui doit donc être passé par pertes et profits.

37 Ce sont les articles 757-2 et 757-3 du code civil qui s’appliquent en la matière :

Article 757-2 : « En l'absence d'enfants ou de descendants du défunt et de ses père et mère, le conjoint survivant

recueille toute la succession. »

Article 757-3 : « Par dérogation à l'article 757-2, en cas de prédécès des père et mère, les biens que le défunt avait

reçus de ses ascendants par succession ou donation et qui se retrouvent en nature dans la succession sont, en l'absence

de descendants, dévolus pour moitié aux frères et sœurs du défunt ou à leurs descendants, eux-mêmes descendants du

ou des parents prédécédés à l'origine de la transmission. »

17

4.3 - Le testament et le notaire

J’ai un autre sujet plus inquiétant à aborder fin 2014 : le « don » de la maison qui aurait été fait à

Serge B.

Je demande des précisions à Thérèse, en particulier sur les modalités : s’agit-il d’une donation,

d’un testament, un notaire est-il intervenu ? Mais elle ne peut m’en dire plus : soit elle ne se

souvient plus, soit c’est Pierre qui a géré le sujet et elle n’est pas réellement au courant. De leur

côté, M. et Mme C. semblent mieux informés, mais ils sont rassurants avec moi. D’après eux, il y

aurait eu effectivement un problème. Mais leur fille, notaire, aurait finalement mis en ordre les

dispositions testamentaires de Pierre. Je n’oublie pas la confiance que Pierre et Thérèse ont en eux,

ni l’ancienneté de leurs relations : je me satisfais donc d’une telle explication. Et bien d’autres

tâches m’absorbent à ce moment-là : j’essaye notamment de comprendre la situation bancaire très

compliquée de Pierre et Thérèse.

Début 2015, j’ai bien avancé sur ces aspects bancaires. Je prends donc le temps d’aller au Greffe

du Tribunal d’Instance de Tourcoing pour consulter le dossier de Pierre et Thérèse. Pourquoi le

Tribunal d’Instance de Tourcoing ? Parce que leur commune de résidence en établissement,

Marcq-en-Barœul, en dépend alors que Saint-André-lez-Lille, où est située leur maison, dépend

du Tribunal d’Instance de Lille. Par deux ordonnances de juillet 2014, le juge des tutelles de Lille

qui avait prononcé la tutelle et la curatelle renforcée s’est dessaisi en conséquence au profit du

juge des tutelles de Tourcoing, et les dossiers du couple ont été transférés.

C’est en consultant ces dossiers que j’accède aux certificats médicaux initiaux et au rapport de

l’assistante sociale de l’Hôpital Saint-Philibert. Je lis ce qui suit dans ce rapport :

Il est à noter que le couple ne souhaite plus avoir de contact avec Monsieur B., un ancien

ami faisant partie du voisinage, qui dispose d’une clé du domicile et que le couple aurait

inscrit sur leur testament, ce qu’il regrette à ce jour. Ces démarches auraient été établies

avec le cabinet de Notaire O.

Monsieur B. m’a été décrit comme quelqu’un qui aurait profité de la situation financière du

couple.

Là, il est bien question d’un testament, et d’un notaire nommément cité. Et c’est le même notaire,

Me O., qui avait établi le titre de propriété de la maison en 1983… Le sujet devient réellement

inquiétant.

S’agissant de dispositions testamentaires, et vu le partage des tâches au sein du couple en matière

de gestion et d’argent, ce ne peut être que Pierre qui a pu en faire état auprès de l’assistante sociale.

A l’époque de l’hospitalisation, Pierre pouvait encore se faire comprendre, contrairement à

aujourd’hui. Le certificat médical circonstancié du 27 janvier 2014 indique en effet à son sujet :

« comprend les questions : réponses lentes ».

S’il y a eu effectivement testament et si Serge B. est impliqué, cela s’est probablement passé durant

la période dite « suspecte » 38, vu son entrée en scène tardive. Et si effectivement Serge B. a trompé

le couple pour en tirer un avantage futur dans un testament, il est urgent d’agir.

38 Cette période suspecte, qui s’achève à la publicité du jugement d’ouverture de la mesure de protection et qui remonte

deux ans en arrière, est définie par l’article 464 du code civil :

« Les obligations résultant des actes accomplis par la personne protégée moins de deux ans avant la publicité du

jugement d’ouverture de la mesure de protection peuvent être réduites sur la seule preuve que son inaptitude à

défendre ses intérêts, par suite de l’altération de ses facultés personnelles, était notoire ou connue du cocontractant

à l’époque où les actes ont été passés.

18

Pierre peut en théorie révoquer un testament antérieur sur la base de l’article 476 du code civil39,

sans assistance ni représentation. L’autorisation préalable du juge des tutelles n’est pas nécessaire,

dès lors que la révocation ne s’insère pas dans un nouveau testament. Mais l’état de santé de Pierre

rend cela peu réaliste. L’idée qu’il puisse faire un nouveau testament est encore moins réaliste.

Certes, il n’aurait nul besoin pour ce faire d’être assisté ou représenté. Mais encore faudrait-il

obtenir dans ce cas l’autorisation du juge des tutelles au préalable. Là aussi, l’état de santé de

Pierre semble rendre tout cela bien impraticable.

Resterait la possibilité de faire annuler le testament en invoquant l’insanité d’esprit de Pierre au

moment de l’acte. En la matière, l’article 414-1 du code civil énonce le droit commun pour tous

les actes et pour toutes les personnes, et non pas seulement pour les majeurs protégés : « Pour faire

un acte valable, il faut être sain d'esprit ». En fait, des dispositions de droit commun du même

type en matière de libéralité40 sont prévues à l'article 901 du code civil, lui aussi applicable à tous,

protégés ou non : « Pour faire une libéralité, il faut être sain d'esprit. La libéralité est nulle lorsque

le consentement a été vicié par l'erreur, le dol ou la violence ». L’article 414-2 du code civil

indique que seul Pierre peut agir en nullité : « De son vivant, l'action en nullité [pour trouble

mental] n'appartient qu'à l'intéressé ». Mais comme il s’agit de ses droits patrimoniaux, je pourrais

toutefois exercer l’action en nullité en le représentant, sans autorisation préalable du juge des

tutelles41.

Ce n’est que si Pierre était prédécédé que Thérèse pourrait, elle, agir en nullité si elle s’estimait

lésée par un testament. S’agissant d’un acte patrimonial, je devrais l’assister pour cela42.

Mais je ne possède aucune information précise sur ce testament, à supposer qu’il existe. Comment

agir alors ?

Tout bien pesé, et compte tenu de ce que M. et Mme C. m’ont dit fin 2014, je décide de me tourner

vers leur fille notaire, Me T. Le 9 février 2015, je la contacte par e-mail. Pour cela, je ne manque

pas de me réclamer du rapport transmis au procureur par l’assistante sociale afin de cadrer et

d’objectiver le débat juridique. Et j’indique clairement que je suis prêt à saisir officiellement les

notaires concernés. Voici ce que je lui écris :

Je prends contact avec vous au sujet de Monsieur Pierre et de son épouse Thérèse.

(…) L’Association des Curateurs de Lille (ACL) a été désignée comme tuteur et curateur. Au sein

de cette association, j’ai été chargé de suivre le couple comme accompagnateur.

Ces actes peuvent, dans les mêmes conditions, être annulés s’il est justifié d’un préjudice subi par la personne

protégée. » 39 Article 476 du code civil : « La personne en tutelle peut, avec l’autorisation du juge ou du conseil de famille s’il a

été constitué, être assistée ou au besoin représentée par le tuteur pour faire des donations.

Elle ne peut faire seule son testament après l’ouverture de la tutelle qu’avec l’autorisation du juge ou du conseil de

famille s’il a été constitué, à peine de nullité de l’acte. Le tuteur ne peut ni l’assister ni la représenter à cette occasion.

Toutefois, elle peut seule révoquer le testament fait avant ou après l’ouverture de la tutelle.

Le testament fait antérieurement à l’ouverture de la tutelle reste valable à moins qu’il ne soit établi que, depuis cette

ouverture, la cause qui avait déterminé le testateur à disposer a disparu. » 40 Une libéralité est une disposition testamentaire ou un acte juridique fait entre vifs (une donation) par laquelle une

personne transfère tout ou partie de son patrimoine au profit d'une autre personne. 41 Article 475 du code civil : « La personne en tutelle est représentée en justice par le tuteur. »

Article 504 du code civil : « [Le tuteur] agit seul en justice pour faire valoir les droits patrimoniaux de la personne

protégée. » 42 Article 468 du code civil : « Cette assistance [en curatelle] est également requise pour introduire une action en

justice ou y défendre »

19

La saisine du juge des tutelles par le procureur faisait suite à un courrier que lui avait

adressé l’assistante sociale du service social de l’Hôpital St Philibert, où Monsieur et

Madame étaient hospitalisés à l’époque.

(…)

L’entourage de Monsieur et Madame m’a indiqué qu’un (autre ?) testament aurait été établi

auprès de vous.

C’est compte tenu de cela que je cherche à comprendre la situation patrimoniale réelle de

Monsieur et Madame, dans leur intérêt.

Je souhaiterais donc m’en entretenir au préalable avec vous par téléphone, avant de saisir

officiellement les notaires qui seraient intervenus pour des actes (testament ou donation)

concernant le couple. Me T. m’appelle le jour-même. Elle m’indique qu’effectivement, d’après les dires de ses parents,

Pierre aurait fait un testament dont elle ne connaît pas le contenu. Ce testament semble avoir

disparu, Serge B. l’ayant probablement emporté à l’occasion de ses allées et venues dans la maison.

Me T. m’indique qu’au premier trimestre 2014, à la demande de Pierre, elle est allée le voir

lorsqu’il était hospitalisé et elle a établi un testament à cette occasion. Bien sûr, elle ne peut m’en

dire plus.

Je fais alors le constat que finalement, je ne possède rien de tangible : un premier testament aurait

disparu, et un notaire me dit qu’il aurait établi ensuite un autre testament. Comment veiller aux

intérêts du couple, en particulier en ayant en tête la période suspecte et l’action en nullité pour

insanité d’esprit, si je n’ai rien de plus concret ?

Après débat, Me T. et moi convenons qu’elle va écrire à Pierre et Thérèse pour leur confirmer

qu’elle a bien enregistré le testament qu’elle a reçu en 2014 dans le fichier central des dispositions

de dernières volontés43. Ainsi, cette lettre du notaire adressée à Pierre et Thérèse, que je recevrai

dans le cadre du suivi de leur mesure respective de protection, sera pour moi un élément attestant

qu’en matière de dispositions testamentaires, Pierre a agi postérieurement aux constats alarmants

de l’assistante sociale de l’hôpital.

Mais Pierre décède moins d’une semaine après cet entretien téléphonique avec le notaire. Me T.

n’aura donc pas le temps d’écrire une lettre devenue d’ailleurs sans objet. La succession va alors

s’ouvrir sur des bases que je vais découvrir à cette occasion.

J’informe le notaire, Me T., du décès de Pierre. Elle m’indique que Thérèse est la seule héritière.

En effet, le testament fait par Pierre auprès d’elle début 2014 est très simple et ne contient qu’une

seule disposition : Pierre révoque toutes dispositions antérieures. On en revient donc au droit

commun en l’absence de dispositions testamentaires précises : Thérèse hérite du tout car il n’y a

ni ascendant ni descendant, et cela sans droits de succession en tant que conjoint survivant.

Je demande officiellement à Me T. d’ouvrir la succession.

Après le décès de Pierre, j’interroge M. et Mme C. Ils me confirment qu’en rangeant la maison

des époux pendant leur hospitalisation, ils avaient bien vu un testament notarié faisant de Serge B.

le légataire universel de Pierre. Dans un tel cas, Thérèse percevrait un quart de la succession de

43 Ce fichier centralise les informations relatives aux testaments reçus par les notaires. L'inscription au fichier ne porte

pas sur le contenu du testament, mais uniquement sur l'état civil de la personne concernée et les renseignements relatifs

au notaire chez qui est déposé le testament.

20

Pierre (soit la réserve légale du conjoint survivant en l’absence d’enfants), et le légataire universel

les trois-quarts44…

Je me suis posé la question d’une éventuelle poursuite pénale de Serge B. pour les faits évoqués

ici. C’est en pratique d’abus de faiblesse dont on parle45. Mais cela m’est apparu vain. Pour

l’histoire des 6.000 €, encore faudrait-il prouver que ce prêt existe et qu’il n’a pas été remboursé :

à supposer qu’on retrouve une trace bancaire de cette somme, et faute d’écrit, Serge B. aurait beau

jeu de prétendre qu’il s’agissait d’un don en remerciement des services rendus au couple. Quant à

la question du testament, Thérèse ne peut invoquer aucun préjudice puisque le dernier testament

lui est favorable. C’est plutôt Serge B. qui pourrait contester ce dernier testament qui lui est

finalement défavorable…

Mais ce qui m’a paru le plus gênant, c’est que le rapport de l’assistante sociale de l’hôpital parlait

dès février 2014 d’un testament établi auprès du notaire O. au bénéfice de Serge B., et des regrets

du couple. Or ce rapport est passé entre les mains du procureur, qui n’a pas cherché à faire entendre

Pierre et Thérèse sur ce sujet, ni même Serge B. ou Me O. Pourtant, cela aurait pu aider à établir si

des faits étaient susceptibles de revêtir une qualification pénale. Le procureur a simplement saisi

le juge des tutelles. Le même rapport figure dans le dossier du juge qui, lui, n’a pu entendre ni

Pierre ni Thérèse, ni n’a saisi en retour le procureur pour lui proposer de creuser cet aspect. Que

devais-je faire dans ce contexte ? Je ne souhaitais pas paraître vouloir rouvrir un débat

apparemment déjà tranché. Informer le juge de cette problématique du testament reviendrait en

quelque sorte à lui confirmer des faits qui figuraient déjà dans son dossier, et qu’il n’avait peut-

être pas assez relevés…

En fait, le décès de Pierre intervenant aussitôt après l’échange avec Me T. a clos cette réflexion :

c’est du décès dont j’allais informer le juge. Quant à la problématique des dispositions

testamentaires, tout semblait rentrer dans l’ordre puisqu’on en revenait au droit commun.

Aujourd’hui, la situation problématique créée par l’intervention de Serge B. semble se réguler. Ce

dernier ne s’est pas (encore ?) manifesté.

5 - Les placements financiers

Ma deuxième priorité fin 2014 concerne les placements financiers du couple.

5.1 - Un grand nombre de comptes bancaires46 et de contrats d’assurance vie

Les époux ont en fait deux banquiers. Il serait plus juste de dire « deux groupes financiers », la

Banque A et la Banque B, car chacun d’eux compte une compagnie d’assurance en son sein.

Lorsque le « banquier » (terme qu’on emploiera par facilité) dresse la liste des avoirs déposés chez

lui, il y inclut également les contrats d’assurance vie mis en place par la compagnie d’assurance

du Groupe.

44 Article 914-1 du code civil : « Les libéralités, par actes entre vifs ou par testament, ne pourront excéder les trois

quarts des biens si, à défaut de descendant, le défunt laisse un conjoint survivant, non divorcé. » 45 Article 223-15-2 du code pénal : « Est puni de trois ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende l'abus

frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse soit d'un mineur, soit d'une personne dont la

particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à

un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur (…), pour conduire ce mineur ou cette personne à un

acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. » 46 On emploiera l’expression générique « comptes bancaires » pour désigner à la fois les comptes bancaires proprement

dits, ainsi que les comptes assimilés (comptes-titres, comptes d'épargne, etc…).

21

A l’ouverture des mesures de sauvegarde, les deux banquiers ont communiqué à l’ACL une liste

de comptes et de contrats assortie des montants correspondants. C’est cette liste, confrontée aux

données Ficoba, qui a servi pour les deux inventaires envoyés au juge des tutelles, un pour chaque

époux. Les mêmes données ont également servi à calculer le montant de leur participation

respective au financement de leur mesure de protection.

Tant pour dresser les inventaires que pour calculer les participations financières, il faut déterminer

qui, des deux époux, possède quoi. Cela mérite réflexion.

A priori, les comptes bancaires et les contrats d’assurance vie sont des actifs appartenant à la

communauté. Certes, à l’égard des banquiers, chaque époux est réputé avoir la libre disposition

des fonds placés sur les comptes et les contrats à son nom47. Mais c’est le régime matrimonial qui

détermine la propriété réelle des biens. Il ne s’agit toutefois pas de pousser trop loin le

raisonnement en recensant finement le patrimoine et en le répartissant dans une logique « bien

propres / biens communs » comme on le ferait à la dissolution du mariage. Il n’est besoin que d’un

simple inventaire, au sens de l’article 503 du code civil48. C’est pourquoi l’ACL a retenu une règle

de bon sens pour répartir entre les époux les différents placements financiers dans cet inventaire :

allaient à chacun les comptes et les contrats qui étaient à son nom ; quant au montant des comptes

joints, il a été partagé par moitié entre eux. Avec ce mode de calcul, 45 % des avoirs financiers

sont attribués à Pierre, et 55 % à Thérèse. De plus, la maison est attribuée à Pierre dans l’inventaire.

Mais elle est exclue de l’assiette de calcul de la participation financière, étant toujours considérée

à ce stade comme résidence principale. Le juge des tutelles a reçu les inventaires dressés sur ces

bases clairement explicitées, et n’a fait aucune remarque sur la méthode.

A la date de leur mise sous protection, à eux deux, les époux possèdent vingt-trois comptes, livrets

ou contrats d’assurance vie auprès de la Banque A : un compte courant, deux livrets A, deux livrets

de développement durable (LDD), deux comptes épargne logement (CEL), un plan épargne

logement (PEL), deux plans d’épargne en actions (PEA), un plan d’épargne populaire (PEP), un

compte d’épargne sur livret, quatre comptes titres, deux comptes en espèces associés aux comptes

titres, et cinq contrats d’assurance vie.

Ils possèdent également à eux deux à la Banque B quatorze comptes ou contrats d’assurance : un

compte courant, trois comptes à terme, quatre comptes titres, un compte en espèces associé aux

comptes titres, et cinq contrats d’assurance vie.

Ce qui fait au total, pour les deux banques, trente-sept comptes, livrets ou contrats d’assurance

couvrant toute la gamme des produits financiers en vente dans les agences bancaires !

5.2 - Comprendre les comptes bancaires

Pour avancer dans la compréhension de cette multitude de comptes, je possède une masse de

documents bancaires « en vrac » couvrant les deux dernières années. C’est ce que M. et Mme C.

ont collecté en rangeant la maison du couple, et qu’ils ont ensuite remis à l’ACL. Certains de ces

documents sont encore sous enveloppes. Il me faut du temps pour trier, classer et essayer d’y

comprendre quelque chose. Encore dois-je demander des informations complémentaires aux

banquiers : suivant le compte ou le contrat d’assurance vie, il me manque en effet la date

d'ouverture, ou le montant actualisé, ou la composition des supports financiers (euros ou unités de

comptes), ou le contenu des clauses bénéficiaires, voire tout ou partie de cela.

47 Article 221 du code civil : « A l'égard du dépositaire, le déposant est toujours réputé, même après la dissolution du

mariage, avoir la libre disposition des fonds et des titres en dépôt. » 48 Article 503 du code civil : « Dans les trois mois de l’ouverture de la tutelle, le tuteur fait procéder, en présence du

subrogé tuteur s’il a été désigné, à un inventaire des biens de la personne protégée et le transmet au juge. »

22

La complexité du suivi de ce grand nombre de comptes et de contrats tient à de multiples raisons :

- L’information écrite et les relevés de compte sont reçus à des fréquences très variables :

tous les mois pour les comptes courants joints, à chaque opération pour les comptes titres

sous mandat de gestion, annuellement pour les contrats d’assurance vie. Pour les comptes

à terme et les comptes titres de parts sociales, il n’y a même aucun relevé périodique.

- La plus grande partie des comptes titres est en gestion sous mandat. Cela signifie que c’est

le banquier lui-même qui procède aux achats ou aux ventes de titres avec une périodicité

et une motivation difficiles à comprendre, et d’ailleurs rarement explicitées.

- Certains courriers d’information reçus n’apportent pas d’information suffisante, ce qui les

rend difficiles à relier aux écritures en compte : ainsi, pour les comptes titres avec gestion

sous mandat, le titulaire du compte est informé d’une vente ou d’un achat de titres à

l’initiative du banquier, mais l’impact sur le solde du compte n’est pas indiqué, ou l’est

dans un autre document ultérieur.

- Il existe des liaisons entre comptes que les banquiers n’ont pas signalées à l’ouverture des

mesures de protection : des prélèvements récurrents sur un compte pour alimenter un autre

compte, ou un écrêtement automatique d’un compte pour en alimenter un autre. Ces

liaisons ne se révèlent qu’à l’usage au fil des opérations qu’elles génèrent.

- Et bien sûr, chaque banquier a sa propre mise en forme des documents de suivi, différente

de celle de l’autre banquier.

Dans ma tâche de suivi des opérations bancaires, il me faut saisir toutes les écritures de tous les

comptes de la Banque A et de la Banque B dans Astel, le logiciel dédié à la gestion tutélaire

qu’utilise l’ACL. Mais il est bien difficile de saisir une écriture sans avoir compris à quoi elle se

rapporte…

Au fil du temps, je découvre l’étrangeté de certains placements. C’est ainsi qu’en 2012, alors que

Thérèse avait déjà 90 ans, trois contrats Capbleu ont été mis en place à son nom par la Banque B.

Capbleu est un compte à terme à versement unique sur lequel les sommes déposées sont bloquées

pendant 10 ans, les intérêts étant versés au terme. La sortie par anticipation peut entraîner des

pénalités et le respect d'un éventuel préavis prévu au contrat. C’est-à-dire que sauf à supporter des

pénalités, Thérèse devra attendre ses 100 ans pour récupérer son capital et percevoir les intérêts !

Les supports financiers des avoirs du couple sont constitués d’environ 20 % d’actions ou d’unités

de compte, c’est-à-dire d’actifs potentiellement à risques. Certes, le rendement escompté de tels

actifs sur longue période peut être plus élevé que celui des actifs sans risques. Mais un tel profil

d’investissement n’est à l’évidence plus adapté à l’âge de Pierre et Thérèse. Les banquiers l’ont

manifestement ignoré.

5.3 - Le sujet spécifique des contrats d’assurance vie

Pour les dix contrats d’assurance vie (cinq au nom de chaque époux), rappelons les principes. Dans

un contrat d’assurance vie, il y a quatre personnes impliquées :

- le souscripteur, Pierre ou Thérèse, en l’occurrence, ce qui fait que le contrat est au nom de

l’un d’eux ;

- une compagnie d’assurance (du Groupe « Banque A» ou du Groupe « Banque B », en

l’occurrence) qui a conclu le contrat d’assurance vie avec le souscripteur et qui, en

23

contrepartie des primes reçues de ce souscripteur, s’engage à verser un capital au

bénéficiaire lorsque le risque assuré se réalisera ;

- l’assuré, qui est la personne sur laquelle se cristallise le risque assuré par le contrat : c’est

son décès qui déclenchera le versement du capital ;

- et le bénéficiaire, qui est la personne qui recevra le capital au décès de l’assuré.

Dans les documents transmis par M. et Mme C., je ne retrouve qu’une partie des dix contrats

d’assurance au nom de l’un ou l’autre des époux. J’ignore donc, pour les contrats manquants, qui

est l’assuré : c’est en fait le souscripteur lui-même, Pierre ou Thérèse, mais il me faudra

questionner les banquiers pour l’apprendre. Pour aucun des contrats d’assurance, je ne connais le

bénéficiaire en cours. Certes, son nom figure au contrat par une clause dite « bénéficiaire », mais

le souscripteur peut changer de bénéficiaire à tout moment. Or, soit je n’ai pas le contrat

d’assurance, soit je n’ai pas l’état le plus récent de la clause bénéficiaire, certains des contrats ayant

été conclus dans les années 2000, voire 1990.

Les informations manquantes sur les contrats d’assurance font parties de mes demandes faites aux

deux banquiers. Je découvre ainsi l’état des lieux des clauses bénéficiaires. La clause dite

« standard » revient à désigner comme bénéficiaire le conjoint, à défaut les enfants, à défaut les

héritiers. Le couple n’ayant pas eu d’enfants, la clause bénéficiaire standard vise de fait l’un des

époux, et à défaut les neveux. Mais d’autres rédactions des clauses sont possibles. Voici ce qu’il

en ressort :

- pour les contrats d’assurance vie de Pierre :

o trois contrats spécifient : Thérèse, à défaut les neveux,

o deux contrats spécifient : Thérèse, à défaut Annie,

- pour les contrats d’assurance vie de Thérèse :

o quatre contrats spécifient : Pierre, à défaut les neveux,

o un contrat spécifie : Pierre, à défaut Annie.

De ce fait, au décès d’un époux, c’est l’autre époux qui sera bénéficiaire de tous les capitaux de

tous les contrats au nom du défunt. Mais au second décès, ce sont les neveux et Annie qui seront

bénéficiaires, les montants à recevoir par chacun dépendant des capitaux des différents contrats.

Il n’y avait en fait nul besoin de dix contrats d’assurance pour obtenir cela. Deux contrats auraient

suffi, un pour chaque époux, avec une adaptation de la clause bénéficiaire : « mon conjoint, à

défaut mes neveux dans telle proportion et Annie dans telle autre proportion ». Mais visiblement,

chaque banquier a préféré mettre en place de nombreux contrats d’assurance vie, avec des

raffinements divers dans les supports d’investissement.

5.4 - En synthèse

La première constatation, certes logique mais cependant dérangeante, c’est que les contrats

d’assurance vie ne figurent pas au Ficoba, qui ne recense que les comptes bancaires. Or les dix

contrats d’assurance-vie souscrits auprès des compagnies d’assurance des Groupes « Banque A »

et « Banque B » totalisent près de la moitié des avoirs financiers du couple. Encore ne s’agit-il que

des contrats placés par les deux groupes, et donc connus de ce fait. Si d’autres contrats d’assurance

24

vie ont été conclus avec d’autres compagnies d’assurance, je n’ai aucun moyen de les repérer. En

fait, il n’existe pas à ce jour en France de fichier central des contrats d’assurance vie49.

La deuxième constatation, c’est que cinq comptes bancaires ne figurent pas au Ficoba alors qu’ils

regroupent 13 % des avoirs financiers du couple. Il s’agit de comptes titres et de comptes de parts

sociales, quatre sur cinq de ces comptes concernant la Banque B. Interrogé, le département

Personnes Protégées de la Banque B me répond par e-mail « Je ne connais pas précisément la liste

des comptes que nous remontons à Ficoba. J’ai interrogé notre Département Juridique et je vous

tiens informé ». En fait, je n’ai reçu aucune réponse ultérieure.

Ainsi, manquent au fichier Ficoba des comptes et les contrats regroupant environ 60 % des avoirs

financiers du couple. Cela relativise le rôle que peut jouer ce fichier dans le repérage des avoirs

financiers des majeurs protégés en ouverture de mesure.

La troisième constatation porte sur la période suspecte, car il y a problème. Au cours de celle-ci,

deux contrats d’assurance vie et six comptes bancaires ont été mis en place dans les deux

banques (un compte de parts sociales, deux livrets A et trois comptes à terme). Le fichier Ficoba

donne également des informations sur les comptes bancaires fermés depuis peu. On y lit qu’en

parallèle, sur la même période suspecte, six comptes ont été fermés dans les deux mêmes

banques (deux livret A, deux PEL, un CEL, un livret d’épargne populaire), ainsi que par ailleurs

un livret du Crédit Mutuel.

On peut douter sérieusement que Pierre et Thérèse, à 90 ans passés, aient eu l’intérêt et les

capacités pour procéder de leur propre initiative à une telle réorganisation de leur épargne. Les

banquiers ont probablement poussé à la roue.

Finalement je fais le constat qu’au fil du temps, le patrimoine de Pierre et Thérèse a été placé dans

une multitude de supports financiers, la liste n’en semblant jamais stabilisée. La logique aurait

voulu qu’on mette en place une gamme de placements simple et adaptée au couple, mais les

banquiers s’en sont bien gardés. Au contraire, l’émiettement du patrimoine en de multiples

comptes, livrets et contrats au cours de ces dernières années a plutôt probablement aidé les

conseillers de la Banque A et de la Banque B à satisfaire leurs objectifs commerciaux de

placements de produits.

A l’issue de mes travaux de compréhension des supports financiers, ma conviction est faite :

compte tenu de leur âge et de l’affaiblissement de leurs capacités, la gestion complexe de tous ces

supports d’épargne dépassait certainement les facultés de compréhension des époux au cours des

deux dernières années. Et pour ce qui concerne le fonctionnement des mesures de protection,

mettre en œuvre le devoir d’information en la matière apparaît irréalisable si rien ne change. Enfin,

la charge de gestion et de suivi qui en découle pour l’ACL est anormale et sans réelle valeur

ajoutée.

Face à ce constat, il me paraît évident qu’il faut désormais définir un schéma cible de placements

qui préserve mieux les intérêts du couple, et qui fasse au moins passer ses intérêts avant ceux des

banques.

Début février 2015, analyse faite, je suis prêt à aller parler du fond du sujet avec les banquiers, et

prends donc rendez-vous avec eux pour le 25 février, l’un le matin, et l’autre l’après-midi. Mais

Pierre décède avant ces rendez-vous. La problématique des placements financiers n’en est pas

simplifiée, au contraire.

49 Ce sera chose faite à partir du 1er janvier 2016, date à laquelle les assureurs seront tenus de communiquer au fisc

des informations sur les contrats d’assurance vie et de capitalisation, ce qui permettra de constituer le fichier Ficovie.

25

5.5 - Le travail avec le notaire

Désormais, aux acteurs que sont Thérèse, les deux banquiers et l’ACL, vient s’ajouter le notaire

pour la succession. Tous les comptes bancaires qui étaient au nom de Pierre sont bloqués. Il en est

de même pour les comptes joints (sauf pour les comptes courants joints). Les contrats d’assurance

vie souscrits par Pierre se dénouent, leurs capitaux devant être versés à Thérèse. Voilà de nouveaux

sujets à évoquer avec les banquiers le 25 février 2015, car je maintiens les rendez-vous prévus.

Pour préparer ces rencontres, j’envoie par e-mail à chaque banquier une note reprenant mes

principaux questionnements : une note du 15 février pour la Banque B (que j’envoie sans savoir

que Pierre est décédé la nuit précédente), et une note du 21 février pour la Banque A.

Le 25 février 2015, je rencontre Thierry L., conseiller en charge des comptes du couple au sein de

l’agence de la Banque A de Saint-André-lez-Lille, puis Véronique R., conseiller au sein du

Département Personnes Protégées de la Banque B.

Ces deux réunions me permettent de recueillir les informations factuelles demandées dans les notes

envoyées au préalable, notamment celles portant sur le fonctionnement des comptes. Elles servent

également à dresser l’état des comptes bancaires et des contrats d’assurance au décès pour

l’établissement du compte de gestion définitif.

Mais je n’apprends rien ce jour-là sur les questions de fond posées, et notamment sur celle-ci :

comment ont été prises certaines décisions d’investissement au cours de la période suspecte ?

Questionnés sur leurs pratiques antérieures vis-à-vis du couple, notamment sur le nombre

surprenant de produits bancaires et d’assurance dont ils l’ont équipé (en particulier pendant la

période suspecte), les conseillers rencontrés sont globalement dans le déni. Ils m’indiquent qu’ils

n’étaient pas personnellement en charge des comptes de Pierre et Thérèse à ce moment-là, et n’ont

donc pas d’opinion sur la question. C’est très décevant, même si c’est édifiant.

Parallèlement, il va être nécessaire de prendre des décisions d’investissement. Il faudra en effet

replacer les capitaux qui vont devenir disponibles : d’une part le montant de la succession issu des

comptes fermés au nom de Pierre, et d’autre part les capitaux-décès issus des contrats d’assurance

vie dénoués. Il faut bien sûr aborder le sujet avec Thérèse, mais comment faire ? Ce n’est pas

facile, elle n’a jamais eu à se pencher là-dessus. Comment lui en parler simplement ? Comment

valider avec elle un schéma cible de placements ? De plus, du fait du décès de Pierre, parler avec

elle de contrats d’assurance vie et de clauses bénéficiaires revient désormais à parler de

transmission, ce qui n’est également guère facile. Enfin, pour placer des montants, il faut réfléchir

avec des établissements financiers. Sur qui s’appuyer, avec deux banques qui déjà ne jouent pas le

jeu ?

Au lendemain de la réunion avec les banquiers, l’idée me vient : le notaire, Me T., est la personne

clé. Elle a toujours fait partie de l’entourage de Thérèse, elle a sa confiance, les conseils sur les

placements financiers et la transmission sont bien de son domaine de compétence, ainsi que les

dispositions testamentaires. La faire intervenir sur ces sujets me permettrait de jouer un rôle

complémentaire : m’appartiennent en effet la saisine sur requête du juge des tutelles, si nécessaire,

et l’assistance pour la mise en œuvre concrète des placements. Et la finalité resterait toujours la

même : assister Thérèse dans la gestion de son patrimoine.

C’est en tous cas une piste à creuser. Je décide donc de proposer au notaire d’avancer ensemble

sur le sujet, et lui écris ce qui suit fin février 201550 :

50 Les mots mis en gras ici le sont pour bien souligner le partage des rôles proposé au notaire.

26

« A l’issue de la succession, et si rien n’est entrepris pour rationaliser les supports financiers

existants à ce jour, Thérèse possèdera encore une vingtaine de comptes, livrets et contrats

d’assurance-vie répartis entre les deux banques. Cela dépasse évidemment ses facultés de

compréhension, et à notre avis celles du commun des mortels (…)

Les clauses bénéficiaires des contrats d’assurance-vie que Thérèse possède à son nom à ce

jour méritent probablement d’être revisitées, car Pierre en était le bénéficiaire de premier

rang.

C’est pourquoi, agissant dans le cadre de la mesure de curatelle renforcée de Thérèse, et

dans son intérêt, nous souhaiterions vous donner notre avis sur le placement, le moment

venu, des [montants] précités, ainsi que sur la simplification possible des supports financiers

de Thérèse.

(…)

Puis, compte tenu de vos conseils, tant pour les supports financiers à conserver que pour les

clauses bénéficiaires des contrats d’assurance-vie à redéfinir le cas échéant, cela

déboucherait sur une proposition d’investissement de votre part que vous feriez à Thérèse.

Il vous appartiendrait bien sûr d’évoquer avec elle, si vous le souhaitez, la problématique

de la transmission de son patrimoine : la réflexion sur les clauses bénéficiaires des contrats

d’assurance-vie semble y conduire tout droit. Une fois que votre proposition aura été

comprise et partagée par Thérèse, nous nous chargerions de veiller à sa bonne mise en

œuvre par les établissements financiers concernés.

Il nous semble qu’une telle démarche permettrait de capitaliser sur la confiance que Pierre

et Thérèse vous ont faite, et dont nous mesurons tout l’intérêt. Qu’en pensez-vous ? »

Le 2 mars 2015, le notaire me marque son accord et propose une rencontre en présence de

l’Unofi51. Nous convenons de la date du 8 avril 2015. En vue de cette rencontre, je lui envoie le

25 mars 2015 une note décrivant l’état des lieux et faisant des propositions. J’y aborde également

la problématique de la maison et le budget prévisionnel de Thérèse.

En attendant cette rencontre, j’envoie à chaque banque un courrier reprenant les principales

interrogations restées sans réponses. Je fais référence à la période suspecte, au cours de laquelle

Pierre et Thérèse étaient déjà nonagénaires :

- pour la Banque B, je demande pourquoi ont été mis en place en 2012 deux contrats

d’assurance vie visiblement redondants avec ceux déjà en place, ainsi que trois comptes à

terme bloquant des sommes pour 10 ans ;

- pour la Banque A, j’évoque les nombreux comptes de la Banque B qui ont été clôturés à

son profit en 2013, et je demande dans quelles conditions exactes cela s’est fait.

J’indique clairement dans ces courriers que je m’interroge sur le devoir d’information et de conseil

auquel chaque banque est tenue.

51 L’Union notariale financière (Unofi) a pour rôle d’accompagner les notaires de France dans l'analyse du patrimoine

privé et professionnel.

Le groupe Unofi comprend une compagnie d’assurance, une société de financement et de cautionnement de prêts

notariés, ainsi qu’une société de gestion d’actifs qui gère : les fonds communs de placement proposés par le groupe,

les actifs financiers de la compagnie d’assurance, les investissements immobiliers de la compagnie d’assurance et

d’une société civile de placement immobilier (SCPI) dédiée.

L’Unofi est structurée sur la base de 16 directions régionales (dont celle du Nord-Pas-de-Calais)

En pratique, le conseiller patrimonial de l’Unofi intervient lors d’entretiens qui ont lieu en présence du notaire et de

son client, pour conseiller ce dernier dans une démarche d’analyse globale du patrimoine privé : il s’agit d’appréhender

la situation, d’évaluer les besoins et d’y répondre.

27

Les réponses des deux banquiers sont des chefs-d’œuvre de langue de bois. La Banque B

m’explique que les comptes bancaires et les contrats d’assurance vie détenus par le couple

répondent au souci de diversifier son patrimoine financier. Elle estime qu’il n’y a pas de problème

en matière de devoir d’information et de conseil. La Banque A, elle, est encore plus brève : elle

m’explique les précautions qu’elle a prises car une personne ne peut détenir qu’un seul livret A.

Aucun des deux ne répond à mes questions précises sur les actes réalisés pendant la période

suspecte.

Le 8 avril 2015, je rencontre le notaire en présence d’un conseiller patrimonial de l’Unofi Nord-

Pas-de-Calais. Dans le cadre de nos échanges, le notaire s’interroge si une tutelle ne serait pas

préférable pour Thérèse. Je réponds que je ne le pense pas. J’ai bien sûr en tête le principe de

subsidiarité. Mais surtout, je pense que la complexité financière dans laquelle nous nous débattons,

et qui dépasse évidemment les capacités de compréhension de Thérèse, a entièrement été fabriquée

par les banquiers. Nous devons revenir à un schéma de placement simple et adapté. Thérèse pourra

ainsi participer à la protection de ses intérêts dans le cadre de la curatelle renforcée en vigueur, et

je pourrai lui donner une information sur son patrimoine selon des modalités adaptées à son état.

Après débats, voici les principaux constats que nous faisons ensemble ce jour-là :

- les deux comptes courants joints doivent être conservés au nom de Thérèse ; les autres

comptes joints et les comptes de Pierre seront fermés dans le cadre de la succession, il

s’agira de placer les capitaux correspondants dans une perspective patrimoniale globale ;

- au sein des comptes bancaires de Thérèse, un ou plusieurs livrets d’épargne seront

conservés comme épargne aisément disponible pour équilibrer son budget au fil du temps ;

- d’autres comptes bancaires de Thérèse devront être fermés car ne préservant pas ses

intérêts (comptes avec risques sur titres, comptes à terme trop lointains) ;

- il faudra placer les capitaux-décès issus des contrats d’assurance vie de Pierre dans la même

perspective patrimoniale globale ;

- les contrats d’assurance vie existants de Thérèse seront réexaminés avec elle, là aussi dans

une perspective patrimoniale globale, ainsi que dans une perspective de transmission ;

- il n’est ni nécessaire ni opportun de vendre la maison de Saint-André-lez-Lille.

Je me sens conforté car cela recouvre en grande partie les propositions que j’avais faites dans ma

note préalable du 25 mars 2015. Cela devient donc nos orientations communes, au notaire et à moi.

Il convient désormais d’en parler avec Thérèse.

En conséquence, il est convenu lors de cette réunion que Me T. verra dès que possible Thérèse

pour aborder avec elle ces questions de patrimoine et de transmission, afin qu’avec l’aide de

l’Unofi un schéma cible de placements puisse être stabilisé, la mise en œuvre concrète étant ensuite

un autre sujet.

De mon côté, j’informe Thérèse que Me T. (c’est-à-dire pour elle « Corinne ») viendra la voir pour

parler d’argent. Et je la rassure à cette occasion, car elle me pose à nouveau la question de ses

ressources : je lui confirme qu’elle possède de quoi payer l’hébergement en Ehpad et qu’elle n’a

pas de soucis à se faire pour l’avenir. C’est une fois de plus pour moi l’occasion de constater

qu’elle n’a pas une appréciation exacte de son patrimoine, pas même de son ordre de grandeur,

bien que la liste et le montant de ses comptes bancaires lui aient déjà été présentés (mais

effectivement, il y a de quoi s’y perdre…).

28

Aujourd’hui, j’avance donc avec le notaire sur cette problématique patrimoniale.

6 - La mise en œuvre du futur schéma cible de placements

6.1 - Disposer du patrimoine financier

En matière de patrimoine du couple, les limites de mon intervention sont définies par les articles

du code civil traitant des actes relatifs au patrimoine du majeur en tutelle52 et en curatelle53, puisque

Pierre et Thérèse étaient concernés chacun par l’une de ces mesures de protection. En pratique, ce

sont les articles 496 à 515 du code civil qui traitent de la gestion du patrimoine du majeur en tutelle,

d’où va découler celle du majeur en curatelle.

L’article 496 est essentiel. D’une part il pose le principe de base : « Le tuteur représente la

personne protégée dans les actes nécessaires à la gestion de son patrimoine ». D’autre part il

renvoie au décret du 22 décembre 200854 pour lister les actes d’administration55 et les actes de

disposition56 en matière de gestion du patrimoine. L’article 504 dit que le tuteur accomplit seul les

actes d’administration, l’article 505 dit qu’il a besoin de l’autorisation préalable du juge pour

accomplir les actes de disposition. En matière de gestion du patrimoine, il faut donc qualifier un

acte pour cerner les modalités d’action du tuteur.

Pour ce qui concerne la gestion du patrimoine de la personne en curatelle, c’est l’article 467 du

code civil qui pose le principe de base : « La personne en curatelle ne peut, sans l’assistance du

curateur, faire aucun acte qui, en cas de tutelle, requerrait une autorisation du juge ». Les actes

qui, en cas de tutelle, requerraient une autorisation du juge sont les actes de disposition, comme

cela vient d’être dit. Donc la personne en curatelle ne peut pas faire seule les actes de disposition,

elle doit être assistée pour cela. Ce qui signifie également qu’elle peut faire seule les actes

d’administration57, puisqu’en tutelle ils ne requièrent pas d’autorisation du juge.

En synthèse, l’autorisation préalable du juge était nécessaire pour effectuer un acte de disposition

pour Pierre, mais ce n’était pas le cas pour Thérèse, l’important étant qu’elle soit d’accord pour

effectuer un tel acte.

En pratique, la rationalisation de la situation bancaire de Pierre relevait à tout le moins des actes

de disposition envisagés pour un majeur sous tutelle. C’est pourquoi jusqu’à début 2015, je pensais

qu’il conviendrait le moment venu de saisir le juge via une requête argumentée pour qu’il autorise

cette rationalisation. Mes travaux d’analyse menés au préalable devraient en effet permettre de lui

proposer un schéma cible de placements plus simple pour Pierre. Ce schéma pourrait également

concerner les supports financiers mis au nom de Thérèse. Dans ce cas, je recueillerais l’accord de

Thérèse et en informerais simplement le juge, sauf dispositions particulières nécessitant une

autorisation.

52 Il faut comprendre ici : le majeur en tutelle avec représentation pour les actes relatifs à la gestion de son patrimoine. 53 Il faut comprendre ici : le majeur en curatelle avec assistance pour les actes relatifs à la gestion de son patrimoine. 54 Décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008 relatif aux actes de gestion du patrimoine des personnes placées en

curatelle ou en tutelle, et pris en application des articles 452, 496 et 502 du code civil (JO du 31 décembre 2008) 55 L’article 496 du code civil définit les actes d’administration comme étant des actes de gestion courante du

patrimoine. 56 L’article 496 du code civil définit les actes de disposition comme étant des actes qui engagent le patrimoine de

manière durable et substantielle. 57 Sous réserves des dispositions propres à la curatelle renforcée, pour la perception des revenus et le règlement des

dépenses. Sous réserves également qu’il ne s’agisse pas d’actes d’administration cités à l’annexe 2 du décret du 22

décembre 2008 ayant des conséquences importantes sur le contenu ou la valeur du patrimoine de la personne protégée,

sur les prérogatives de celle-ci ou sur son mode de vie.

29

Aujourd’hui, suite au décès de Pierre, il n’y a plus que Thérèse de concernée, en curatelle

renforcée. La problématique juridique ayant évolué, il est de plus maintenant opportun de se poser

la question des dispositions testamentaires. Je dois donc également prendre en compte la

législation traitant des libéralités, testament ou donation, d’un majeur en curatelle.

C’est l’article 470 du code civil58 qui prévoit que Thérèse peut librement faire son testament sans

assistance, mais qu’elle doit être assistée pour faire une donation. Au préalable, il faut accepter la

succession de Pierre : cela relève de l’assistance59, sauf acceptation de la succession à concurrence

du seul actif net.

La problématique financière a également évolué. En plus de la simplification des supports

financiers, il va falloir désormais percevoir et placer les capitaux issus de la succession et des

contrats d’assurance vie dénoués : c’est environ la moitié de ce que le couple possédait en

patrimoine financier qui devient liquide à cette occasion. La perception de ces capitaux relève de

la compétence du curateur en curatelle renforcée60. Leur emploi, c’est-à-dire en l’occurrence leur

placement, relève de l’assistance61.

L’assurance vie est l’une des possibilités pour le placement des capitaux, ainsi que pour la

transmission du patrimoine. En la matière, l’assistance du curateur suffit pour ce qui concerne la

souscription, le rachat ou la définition de la clause bénéficiaire d’un contrat d’assurance vie62. Le

versement de nouvelles primes sur un contrat d’assurance vie est en principe un acte de

disposition63, et relève donc également de l’assistance en curatelle. Mettre en place si nécessaire

un nouveau contrat d’assurance vie dont Thérèse serait la souscriptrice et l’assurée est

juridiquement possible : le code des assurances ne l’interdit que pour les personnes en tutelle64.

On peut donc entièrement aller de l’avant en matière d’assurance vie.

A ce stade de la réflexion, je constate donc que l’autorisation du juge n’est pas nécessaire pour les

actes liés à la transmission du patrimoine de Thérèse : avec ou sans assistance selon le cas, Thérèse

peut disposer de son patrimoine financier au profit de tiers, du moment que cela se fait par

testament, donation ou placement en assurance vie (par le jeu de la clause bénéficiaire). Or

aujourd’hui, du fait du décès de Pierre, cette problématique est devenue importante.

58 Article 470 du code civil : « La personne en curatelle peut librement tester sous réserve des dispositions de l’article

901. Elle ne peut faire de donation qu’avec l’assistance du curateur. » 59 Il s’agit là de l’application combinée des articles 507-1 et 467 du code civil. Ces dispositions sont reprises dans le

décret du 22 décembre 2008 par le biais de la distinction entre les actes d’administration et les actes de disposition.

Dans l’annexe 1 de ce décret, l’acceptation de la succession est un acte de disposition impliquant l’assistance en

curatelle ; l’acceptation de la succession à concurrence de l’actif net est un acte d’administration dispensant de

l’assistance dans ce cas. 60 Article 472 du code civil : « Le juge peut également, à tout moment, ordonner une curatelle renforcée. Dans ce cas,

le curateur perçoit seul les revenus de la personne en curatelle sur un compte ouvert au nom de cette dernière. » 61 Article 468 du code civil : « La personne en curatelle ne peut, sans l’assistance du curateur, (…) faire emploi de

ses capitaux. » 62 Article L. 132-4-1 du code des assurances : « Après l'ouverture d'une curatelle, ces mêmes actes [la souscription

ou le rachat d'un contrat d'assurance sur la vie ainsi que la désignation ou la substitution du bénéficiaire] ne peuvent

être accomplis qu'avec l'assistance du curateur ». Ces dispositions sont reprises dans le décret du 22 décembre 2008 :

tous ces actes sont des actes de disposition impliquant l’assistance en curatelle. 63 Décret du 22 décembre 2008, annexe 2, colonne 2, IV 64 Article L132-3 du code des assurances : « Il est défendu à toute personne de contracter une assurance en cas de

décès sur la tête d'un mineur âgé de moins de douze ans, d'un majeur en tutelle, d'une personne placée dans un

établissement psychiatrique d'hospitalisation. »

Et même en cas de tutelle, une partie de la doctrine soutient que cette interdiction ne vaut que pour les contrats souscrits

sur la tête d’un majeur en tutelle par un tiers, et non pas lorsque le majeur en tutelle est à la fois le souscripteur et

l’assuré.

30

6.2 - L’article 427 du code civil

Reste la question des comptes et des livrets bancaires, tant pour s’en servir en emploi de capitaux

que pour en rationaliser le nombre et le contenu.

La loi du 5 mars 2007 a consacré le droit de Thérèse de conserver les comptes et les livrets dont

elle disposait à l’ouverture de la mesure de protection. Il s’agissait ainsi d’interdire l’ancienne

pratique dénoncée des comptes pivots. L’article 427 du code civil dispose en conséquence que :

La personne chargée de la mesure de protection ne peut procéder ni à la modification des

comptes ou livrets ouverts au nom de la personne protégée, ni à l’ouverture d’un autre

compte ou livret auprès d’un établissement habilité à recevoir des fonds du public.

Le juge des tutelles (…) peut toutefois l’y autoriser si l’intérêt de la personne protégée le

commande.

Quel est le champ d’application de cet article pour Thérèse en curatelle renforcée ? Il y a en fait

deux interprétations juridiques possibles.

La première interprétation est la plus stricte. Elle revient à considérer que la moindre modification

d’un compte bancaire (dont l’ouverture et la clôture) est soumise à l’autorisation préalable du juge,

et ceci même si le majeur en curatelle renforcée est d’accord avec cette modification. Le

curatélaire, même assisté, perdrait sa capacité d’agir en la matière.

La deuxième interprétation est différente. Elle considère que le législateur a seulement entendu

empêcher le curateur de modifier seul un compte bancaire sans l’accord du curatélaire, et l’oblige

donc à saisir le juge dans ce cas. L’article 427 ne traiterait alors pas du cas où le curatélaire serait

d’accord avec la modification. C’est le décret du 22 décembre 2008 qui en traiterait en classant

l’ouverture, la modification et la clôture d’un compte bancaire parmi les actes de disposition65. De

ce fait, c’est le raisonnement précité sur les actes de disposition qui s’appliquerait ici : en cas

d’accord du curatélaire, il suffirait de l’assistance du curateur pour faire de tels actes, sans qu’il

soit nécessaire de saisir le juge pour autorisation préalable. C’est ce qu’en dit une partie de la

doctrine (voir en ce sens « Droit des tutelles 2013-201466 » pages 401 et 402).

Sur ce sujet, deux sites internet de cours d’appel diffusent de l’information allant dans le sens de

la première interprétation, et trois livres de synthèse, comme le « Droit des tutelles 2013-2014 »

précité, vont dans le sens de la deuxième interprétation67.

65 Décret du 22 décembre 2008, annexe 1, colonne 2, II 66 « Droit des tutelles 2013-2014 » - Nathalie Peterka, Anne Caron-Déglise, Frédéric Arbellot – Dalloz 2012. Nathalie

Peterka, professeur à la Faculté de droit Paris-Est, y dirige le diplôme universitaire de mandataire judiciaire à la

protection des majeurs et le master 2 de droit privé des personnes et des patrimoines. Anne Caron-Déglise est magistrat

délégué à la protection des majeurs à la Cour d’appel de Paris, et ancienne présidente de l’association nationale des

juges d’instance. Frédéric Arbellot, ancien juge des tutelles, est conseiller référendaire à la Cour de cassation. 67 - Site internet de la Cour d’appel de Rouen : « Guide tuteurs familiaux » décembre 2012 - Fiche 17 - http://www.ca-

rouen.justice.fr/art_pix/GUIDE_TUTEURS_FAMILIAUX_FICHES_20121228.pdf

- Site internet de la Cour d’appel de Chambéry : « Tribunal d’Instance de Chambéry : Les dispositions à prendre lors

de la prise de fonction de Curateur dans le cadre d’une curatelle dite renforcée » - http://www.ca-

chambery.justice.fr/art_pix/NOTICE%20D'INFORMATION%20CURATELLE%20RENFORCEE.pdf

- Les tutelles, accompagnement et protection juridique des majeurs – Thierry Fossier, Michèle Bauer, Emmanuelle

Vallas-Lenerz - Esf – 6ème édition 2014 – page 260

- Protéger un majeur vulnérable – Laurence Pécaut-Rivolier - Delmas – 2ème édition 2012 – page 190

- Tutelle, curatelle, le guide pratique – Emmanuèle Vallas - Prat éditions – 4ème édition 2014 – pages 115 et 116

31

Pour certains auteurs, ouvrir, modifier ou fermer un compte bancaire relève donc bien des actes

de disposition, et l’assistance du curateur suffit alors, sans intervention préalable du juge. Par

contre, pour la Justice, l’article 427 du code civil impose l’autorisation préalable du juge pour

toutes ces opérations. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les positions sont diverses, et que

le sujet ne semble pas stabilisé juridiquement.

6.3 - En pratique

A partir du moment où les deux banquiers se sont mis hors-jeu par leur comportement, il y a

finalement quatre intervenants potentiellement concernés par la mise en œuvre du schéma cible de

placements : Thérèse, le notaire, le curateur et le juge des tutelles. Chacun a un rôle à jouer, mais

avec une interrogation sur celui du juge, du fait des deux interprétations possibles des dispositions

de l’article 427 du code civil.

Je m’interroge en conséquence sur l’interprétation à avoir moi-même, ce qui jouera sur l’étendue

de la requête à faire au juge le moment venu. Je m’étonne que pour ce qui concerne cet article 427,

on en soit encore à ce niveau de doute juridique après plus de six ans d’application de la loi du 5

mars 2007. C’est pourtant un sujet qui concerne chacun des 800.000 majeurs protégés en France,

et les quelques millions de comptes bancaires qu’ils doivent totaliser à eux tous.

J’écarte l’idée de demander sa position au juge des tutelles : je me doute de sa réponse, qui ne peut

être que maximaliste. Finalement, j’estime que ma priorité n’est pas de faire avancer la

jurisprudence sur le sujet des compétences respectives des uns et des autres, même si le sujet est

intéressant. S’il faut faire bouger les lignes, mieux vaudra trouver un contexte plus neutre pour en

débattre avec les juges des tutelles. Mon rôle est d’agir au mieux des intérêts de Thérèse. C’est

pourquoi je préfère prendre une position prudente et conforme à celle qu’attend le juge :

- Pour tout ce qui concerne l’acceptation de la succession, les dispositions testamentaires,

les donations et l’assurance vie, le juge n’a pas à donner d’autorisation. Mais il convient

bien sûr de l’informer. Ces sujets avanceront donc à leur propre rythme, et j’assisterai

Thérèse là où ce sera nécessaire.

- Pour tout ce qui concerne le schéma cible des placements bancaires et ses modalités

concrètes, je saisirai le juge pour autorisation préalable. Je ne sais pas à ce stade s’il s’agira

d’un schéma simple s’appuyant sur les seuls comptes existants (avec à coup sûr la clôture

de certains d’entre eux), ou s’il s’agira d’un schéma moins simple nécessitant des clôtures

de comptes et l’ouverture de nouveaux comptes.

En tout état de cause, ma requête auprès du juge comprendra :

- un état des lieux des comptes bancaires après succession ;

- un état des lieux des contrats d’assurance vie après succession (avec le cas échéant, pour

information, les évolutions à intervenir dans ce domaine) ;

- une analyse des risques générés par la situation bancaire actuelle : il s’agira notamment de

faire état des placements complexes ou risqués (les placements en actions ou en unités de

compte) et des placements inadaptés (les comptes à terme à échéance trop lointaine) ;

- une analyse des vrais besoins de Thérèse en matière de placements financiers, basée sur la

réflexion menée avec le notaire ;

32

- le schéma cible proposé : quelle(s) banque(s), quels types de placements, quels montants ?

Si les banquiers actuels n’y figurent pas ou y figurent en retrait, je m’appuierai sur mes

constats actuels pour le justifier. Je ne manquerai pas à cette occasion de faire état des

réponses dilatoires de ces banquiers à mes interrogations, en particulier pour ce qui

concerne la période suspecte.

Fin juin 2015, date anniversaire de la décision plaçant Thérèse en curatelle renforcée, j’établirai le

compte annuel de gestion de la mesure de protection à transmettre au greffier en chef68. Ce sera

l’occasion de faire un point d’étape de la situation financière de Thérèse, et de faire état de la

succession en cours. Cela permettra également d’annoncer la requête à venir sur le fond du sujet.

Conclusion

Aujourd’hui, je continue d’assurer le suivi de la mesure de protection de Thérèse. Fort

heureusement, cela ne se réduit pas qu’aux questions d’argent. Mais je suis satisfait d’avoir initié

la démarche qui devrait finir par débloquer une situation financière compliquée : il s’agit de

travailler avec le notaire, de s’appuyer sur lui en bénéficiant du fait qu’il fait partie de l’entourage

de Thérèse, avant de me tourner vers le juge le moment venu puis de mettre ensuite en œuvre les

changements.

Cette démarche commune avec le notaire prend bien sûr du temps, nous avançons au rythme de la

succession, et il faudra échanger suffisamment avec Thérèse sur le sujet. Mais au total, chacun

pour notre partie et dans notre rôle, nous nous occupons des intérêts de Thérèse en confiance avec

elle. Je ne pense pas qu’une étude patrimoniale69 réalisée par un tiers aurait permis cela.

Je fais le constat que parti du suivi des comptes bancaires, j’en suis arrivé du fait du décès de Pierre

aux préoccupations de transmission du patrimoine.

Le DIPM de Pierre indiquait comme seule attente « que vous vous occupiez des papiers et des

comptes ». Le DIPM de Thérèse indiquait « je souhaite avoir confiance, que vous vous occupiez

de tous les papiers ». C’était simple et clair de leur part. Et c’est finalement ce que j’ai fait : bâtir

un lien de confiance au fil du temps, et m’occuper des papiers et des comptes. En cours de route

j’ai beaucoup appris, et pas seulement en matière financière ou patrimoniale.

68 Comme le prévoient les articles 472, 510 et 511 du code civil 69 Une étude patrimoniale consiste d’une part à recueillir des informations familiales, juridiques et fiscales, d’autre

part à déterminer la structure du patrimoine. Sa finalité est la mise en place de solutions adaptées à l’importance et à

la consistance du patrimoine de la personne concernée, au service de ses motivations.