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Press, 1974, pp. 135-197. (Débat en français et en anglais à la télévision néerlandaise enregistré à l'École supérieure de technologie de Eindhoven, novembre 1971.) F. Elders: Mesdames et messieurs, bienvenue au troisième débat de l'International Philosopher's Project. Les intervenants de ce soir sont M. Michel Foucault, du Collège de France, et M. Noam Chomsky, du Massachusetts Institute of Technology. Les deux philosophes ont des points de ressemblance et de divergence. Peut-être pourrait-on les comparer à deux ouvriers qui perceraient un tunnel sous une montagne, chacun de leur côté, avec des outils différents, sans même savoir qu'ils vont se rencontrer. Ils accomplissent leur tâche avec des idées nouvelles, ils creusent le plus loin possible en s'engageant également dans la philosophie et la politique: nous allons certainement, pour toutes ces raisons, assister à un débat passionnant. Sans plus attendre, j'aborde donc une question éternelle et essentielle: celle de la nature humaine. Toutes les études sur l'homme, de l'histoire à la linguistique et à la psychologie, doivent résoudre le problème suivant: sommes-nous le produit de toutes sortes de facteurs extérieurs ou possédons-nous une nature commune grâce à laquelle nous nous reconnaissons comme êtres humains? C'est donc à vous, monsieur Chomsky, que j'adresse ma première question, car vous employez souvent le concept de nature humaine, utilisant à ce propos des termes comme «idées innées» et «structures innées». Quels arguments tirez-vous de la linguistique pour donner à ce concept de nature humaine cette position centrale? |PAGE 472 N. Chomsky: Je vais commencer d'une façon un peu technique. Quelqu'un qui s'intéresse à l'étude du langage se trouve confronté à un problème empirique très précis. Il découvre en face de lui un organisme, disons un locuteur adulte, qui a acquis un nombre étonnant de capacités qui lui permettent en particulier d'exprimer sa pensée et de comprendre les paroles des autres, et de faire cela d'une manière que je pense juste de qualifier de hautement créative... car la plupart de ce que dit une personne dans ses conversations avec autrui est nouveau, la plupart de ce que nous entendons est nouveau et n'a que peu de ressemblance avec notre expérience; et ce comportement nouveau n'est pas le fait du hasard, il est adapté aux situations, d'une façon difficile à caractériser. En fait, il a beaucoup de traits avec ce qui peut être appelé la créativité. L'individu qui a acquis la maîtrise de cet ensemble complexe, hautement articulé et 1

Foucault Chomsky Debat Part 1

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Nature humaine et politique

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Page 1: Foucault Chomsky Debat Part 1

Press, 1974, pp. 135-197. (Débat en français et en anglais à la télévision néerlandaise

enregistré à l'École supérieure de technologie de Eindhoven, novembre 1971.)

F. Elders: Mesdames et messieurs, bienvenue au troisième débat de l'International Philosopher's Project. Les intervenants de ce soir sont M. Michel Foucault, du Collège de France, et M. Noam Chomsky, du Massachusetts Institute of Technology. Les deux philosophes ont des points de ressemblance et de divergence. Peut-être pourrait-on les comparer à deux ouvriers qui perceraient un tunnel sous une montagne, chacun de leur côté, avec des outils différents, sans même savoir qu'ils vont se rencontrer.

Ils accomplissent leur tâche avec des idées nouvelles, ils creusent le plus loin possible en s'engageant également dans la philosophie et la politique: nous allons certainement, pour toutes ces raisons, assister à un débat passionnant.

Sans plus attendre, j'aborde donc une question éternelle et essentielle: celle de la nature humaine. Toutes les études sur l'homme, de l'histoire à la linguistique et à la psychologie, doivent résoudre le problème suivant: sommes-nous le produit de toutes sortes de facteurs extérieurs ou possédons-nous une nature commune grâce à laquelle nous nous reconnaissons comme êtres humains?

C'est donc à vous, monsieur Chomsky, que j'adresse ma première question, car vous employez souvent le concept de nature humaine, utilisant à ce propos des termes comme «idées innées» et «structures innées». Quels arguments tirez-vous de la linguistique pour donner à ce concept de nature humaine cette position centrale?

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N. Chomsky: Je vais commencer d'une façon un peu technique. Quelqu'un qui s'intéresse à l'étude du langage se trouve confronté à un problème empirique très précis. Il découvre en face de lui un organisme, disons un locuteur adulte, qui a acquis un nombre étonnant de capacités qui lui permettent en particulier d'exprimer sa pensée et de comprendre les paroles des autres, et de faire cela d'une manière que je pense juste de qualifier de hautement créative... car la plupart de ce que dit une personne dans ses conversations avec autrui est nouveau, la plupart de ce que nous entendons est nouveau et n'a que peu de ressemblance avec notre expérience; et ce comportement nouveau n'est pas le fait du hasard, il est adapté aux situations, d'une façon difficile à caractériser. En fait, il a beaucoup de traits avec ce qui peut être appelé la créativité.

L'individu qui a acquis la maîtrise de cet ensemble complexe, hautement articulé et

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organisé, de capacités, que nous appelons connaissance d'une langue, a connu une expérience donnée; au cours de son existence, il a été exposé à un certain nombre de données, il a eu l'expérience directe d'une langue.

Si nous examinons les éléments dont il dispose finalement, nous nous trouvons alors face à un problème scientifique parfaitement défini: comment expliquer la distance qui sépare la petite quantité de données, de qualité médiocre, reçue par l'enfant et la connaissance systématique, organisée en profondeur, qui dérive d'une certaine façon de ces éléments.

Bien plus, des individus différents ayant des expériences très différentes d'une certaine langue parviennent néanmoins à des systèmes extrêmement congruents les uns aux autres. Les systèmes auxquels deux locuteurs anglais parviennent à partir d'expériences très différentes sont congruents au sens que, dans une très large mesure, ce que l'un énonce, l'autre le comprend.

Mieux, et encore plus remarquable, on observe que, dans une large gamme de langues, en fait dans toutes celles qui ont été étudiées sérieusement, les systèmes issus des expériences vécues par les gens sont soumis à des limites précises.

A ce remarquable phénomène il n'existe qu'une seule explication possible que je vous livre de façon schématique: l'hypothèse selon laquelle l'individu contribue en grande partie à l'élaboration de la structure générale et peut-être au contenu spécifique de la connaissance qu'il dérive en définitive de son expérience dispersée et limitée.

Une personne qui sait une langue a acquis ce savoir en faisant l'apprentissage d'un schématisme explicite et détaillé, une sorte de code d'approche. Ou, pour employer des termes moins rigoureux: l'enfant ne commence pas par se dire qu'il entend de l'anglais, du

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français ou du néerlandais; il commence par savoir qu'il s'agit d'un langage humain d'un type explicite, dont il ne peut guère s'écarter. C'est parce qu'il part d'un schématisme aussi organisé et restrictif qu'il est capable de passer de ces données éparses et pauvres à une connaissance si hautement organisée. J'ajoute que nous pouvons avancer même assez loin dans la connaissance des propriétés de ce système de connaissance -que j'appellerai le langage inné ou la connaissance instinctive -que l'enfant apporte à l'apprentissage de la langue. Ainsi nous pouvons avancer assez loin dans la description du système qui lui est mentalement présent lorsqu'il a acquis ce savoir.

Je prétends que cette connaissance instinctive, ou plutôt ce schématisme qui permet de dériver une connaissance complexe à partir de données très partielles est une composante

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fondamentale de la nature humaine. Une composante fondamentale, car le langage joue un rôle non seulement dans la communication, mais dans l'expression de la pensée et l'interaction entre les individus; je suppose que la même chose se vérifie dans d'autres domaines de l'intelligence, de la connaissance et du comportement humain.

Cet ensemble, cette masse de schématisme, de principes organisateurs innés, qui guide notre comportement social, intellectuel et individuel, c'est ce que je désigne quand je me réfère au concept de nature humaine.

F. Elders: Eh bien, monsieur Foucault, si je pense à vos livres, L'Histoire de la folie ou Les Mots et les Choses, j'ai l'impression que vous travaillez à un niveau très différent et que votre but est totalement opposé. J'imagine que ce schématisme en relation avec la nature humaine, vous essayez de le multiplier selon les périodes. Qu'en dites-vous?

M. Foucault: Si cela ne vous ennuie pas, je vais répondre en français, car mon anglais est si pauvre que j'aurais honte d'y recourir.

Il est vrai que je me méfie un peu de cette notion de nature humaine, et pour la raison suivante: je crois que les concepts ou les notions dont une science peut se servir n'ont pas tous le même degré d'élaboration. Et, en général, ils n'ont ni la même fonction ni le même type d'usage possible dans le discours scientifique. Prenons l'exemple de la biologie: certains concepts ont une fonction de classification; d'autres, une fonction de différenciation ou d'analyse; certains nous permettent de caractériser les objets en tissu, par exemple, d'autres isolent des éléments comme les traits héréditaires, ou établissent le rôle du réflexe. En même temps, il y a des éléments qui jouent un rôle dans le discours et dans les règles internes de la

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pratique du raisonnement. Mais il existe aussi des notions périphériques par lesquelles la pratique scientifique se désigne elle-même, se distingue des autres pratiques, délimite son domaine d'objets, et définit la totalité de ses tâches futures. La notion de vie a joué ce rôle en biologie pendant une période donnée.

Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la notion de vie a été à peine utilisée pour l'étude de la nature: on classait les êtres naturels vivants ou non dans un vaste tableau hiérarchique qui allait des minéraux à l'homme; la rupture entre les minéraux et les plantes ou les animaux était relativement imprécise; épistémologiquement, il fallait fixer leurs positions une fois pour toutes. La seule chose qui comptait était de fixer leurs positions d'une manière indiscutable.

À la fin du XVIIIe siècle, la description et l'analyse de ces êtres naturels montraient, grâce

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à des instruments très perfectionnés et des techniques nouvelles, un domaine entier d'objets, un champ de relations et de processus qui nous ont permis de définir la spécificité de la biologie dans la connaissance de la nature. Peut-on affirmer que la recherche sur la vie s'est finalement constituée elle-même en une science biologique? Le concept de vie est-il responsable de l'organisation du savoir biologique? Je ne le pense pas. Il me semble plus vraisemblable que les transformations de la connaissance biologique à la fin du XVIIIe siècle sont apparues, d'une part, grâce à une série de nouveaux concepts du discours scientifique et, de l'autre, ont donné naissance à une notion telle que celle de vie qui nous a permis de désigner, de délimiter et de situer ce type de discours, entre autres choses. À mon avis, la notion de vie n'est pas un concept scientifique, mais un indicateur épistémologique classificateur et différenciateur dont les fonctions ont un effet sur les discussions scientifiques, mais non sur leur objet.

Il me semble que la notion de nature humaine est du même type. Ce n'est pas en étudiant la nature humaine que les linguistes ont découvert les lois de la mutation consonante, ni Freud les principes de l'analyse des rêves, ni les anthropologues culturels la structure des mythes. Dans l'histoire de la connaissance, la notion de nature humaine me paraît avoir joué essentiellement le rôle d'un indicateur épistémologique pour désigner certains types de discours en relation ou en opposition à la théologie, à la biologie ou à l'histoire. J'aurais de la peine à reconnaître en elle un concept scientifique.

N. Chomsky: Eh bien, tout d'abord, si nous étions capables de spécifier, en termes de réseaux neuronaux, les propriétés de la structure cognitive humaine qui permettent à l'enfant d'acquérir ces systèmes compliqués, je n'hésiterais nullement à décrire ces propriétés

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comme une composante de la nature humaine. Il existe un élément biologique inchangeable, un fondement sur lequel repose l'exercice de nos facultés mentales dans ce cas.

Je voudrais poursuivre plus avant le développement de votre pensée, avec laquelle je suis entièrement d'accord, concernant le concept de vie en tant que concept organisateur dans les sciences biologiques.

Il me semble qu'on peut se demander -nous parlons ici de l'avenir et non du passé -si le concept de nature humaine ou de mécanismes innés d'organisation, ou encore de schématisme mental intrinsèque, je ne vois pas la différence, mais disons la nature humaine pour résumer, ne pourrait constituer la prochaine étape de la biologie, après avoir défini la vie d'une manière satisfaisante pour certains -du moins dans l'esprit des biologistes, ce qui est loin d'être convaincant.

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En d'autres termes, pour plus de précision, n'est-il pas possible de donner une explication biologique ou physique, n'est-il pas possible de caractériser, en fonction des concepts physiques dont nous disposons, la capacité de l'enfant à acquérir des systèmes complexes de connaissance et, ultérieurement, à utiliser ce savoir d'une manière libre, créative et variée?

Pouvons-nous expliquer en termes biologiques, et finalement en termes physiques, la capacité d'acquérir la connaissance et d'en user? Je ne vois pas de raison de croire que nous le pouvons; il s'agit donc d'une profession de foi de la part des scientifiques; puisque la science a expliqué tant de choses, elle résoudra aussi celle-là.

En un sens, on pourrait dire qu'il s'agit d'une variante du problème corps-esprit. Si nous considérons la façon dont la science a franchi différents paliers, et dont elle a finalement acquis le concept de vie qui lui avait très longtemps échappé, nous remarquons, en de nombreux moments de l'histoire -le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle en sont des exemples limpides -, que les progrès scientifiques ont été possibles précisément parce que le domaine de la science physique a été lui-même élargi. Les forces de gravitation de Newton sont un cas classique. Pour les cartésiens, l'action à distance était un concept mystique, et aux yeux de Newton c'était une qualité occulte, une entité mystique qui n'appartenait pas à la science. Pour les générations suivantes, l'action à distance s'est naturellement intégrée dans la science.

Il s'est passé que la notion de corps, de ce qui est physique, a changé. Pour un cartésien strict -si un tel individu existait aujourd'hui -, le comportement des corps célestes serait inexplicable.

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Certainement qu'il n'aurait pas d'explication pour les phénomènes expliqués en termes de force électromagnétique. Mais, grâce à l'extension de la science physique qui incorpore des concepts jusqu'ici inaccessibles, des idées entièrement neuves, il est devenu possible d'élaborer successivement des structures de plus en plus compliquées comprenant un plus grand nombre de phénomènes.

Par exemple, il n'est certainement pas vrai que la physique des cartésiens puisse expliquer le comportement des particules élémentaires ou les concepts de vie.

Je pense qu'on peut aussi se poser la question de savoir si la science physique telle qu'on la connaît aujourd'hui, y compris la biologie, incorpore les principes et les concepts qui lui permettront de rendre compte des capacités intellectuelles humaines innées, et, plus profondément encore, de la possibilité d'en user dans les conditions de liberté dont jouissent les humains. Je ne vois aucune raison de croire que la biologie ou la physique contiennent ces concepts, et peut-être devront-elles, pour franchir la prochaine étape, se concentrer sur ce

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concept organisateur et élargir leur champ afin de s'en emparer. M. Foucault: Oui. F. Elders: Je vais peut-être tenter de poser une question plus spécifique à partir de vos

deux réponses, car je crains que le débat ne devienne trop technique. J'ai l'impression que l'une des principales différences entre vous vient de votre mode d'approche. Vous êtes, monsieur Foucault, spécialement intéressé par la manière dont la science ou les scientifiques fonctionnent dans une période donnée, tandis que M. Chomsky est plus concerné par la question du pourquoi: pourquoi possédons-nous le langage? pas seulement comment il fonctionne, mais pour quelle raison en avons-nous la jouissance? Nous pouvons essayer d'élucider cela d'une façon plus générale: vous, monsieur Foucault, vous délimitez le rationalisme du XVIIIe siècle, tandis que M. Chomsky l'accorde avec des notions comme la liberté ou la créativité.

Peut-être pourrions-nous illustrer cela d'une façon plus générale avec des exemples du XVIIe et du XVIIIe siècle.

N. Chomsky: Je dois d'abord dire que je traite le rationalisme classique non comme un historien des sciences ou un historien de la philosophie, mais comme un individu qui possède un certain nombre de notions scientifiques et souhaite découvrir de quelle façon, à un stade antérieur, les gens ont pu tâtonner vers ces notions sans même s'en rendre compte.

On pourrait dire que je considère l'histoire non comme un antiquaire,

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désireux de rendre compte avec précision de la pensée du XVIIe siècle -je ne souhaite nullement diminuer le mérite de cette activité, ce n'est tout simplement pas la mienne -, mais comme un amoureux de l'art qui étudierait le XVIIe afin d'y découvrir des choses d'une valeur particulière, valeur rehaussée par le regard qu'il porte sur elles.

Je pense que, sans contredire la première approche, mon point de vue est légitime; je crois parfaitement possible de revenir à des étapes antérieures de la pensée scientifique à partir de notre compréhension actuelle, et de saisir comment de grands penseurs tâtonnaient, dans les limites de leur époque, vers des concepts et des idées dont ils n'étaient pas vraiment conscients.

Par exemple, je pense que n'importe qui peut procéder de cette manière pour analyser sa propre réflexion. Sans vouloir se comparer aux grands penseurs du passé, n'importe qui peut... F. Elders: Pourquoi pas? N. Chomsky: Considérer... F. Elders: Pourquoi pas?

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N, Chomsky: Très bien, n'importe qui peut considérer ce qu'il sait aujourd'hui et se demander ce qu'il savait il y a vingt ans, et voir qu'il s'efforçait confusément de découvrir quelque chose qu'il comprend seulement à présent... s'il a de la chance.

Je pense également qu'il est possible de regarder vers le passé, sans que notre vision soit déformée, et c'est ainsi que j'entends considérer le XVIIe siècle. Quand je me tourne vers le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle, je suis frappé par la manière dont par exemple Descartes et ses disciples ont été conduits à définir l'esprit comme une substance pensante indépendante du corps.

Si vous examinez leurs raisons de postuler cette seconde substance, esprit, substance pensante, il apparaît que Descartes avait réussi à se convaincre, à tort ou à raison, peu importe, que les événements du monde physique et, en grande partie, du monde comportemental et psychologique -en particulier, la sensation -s'expliquaient en fonction de ce qu'il croyait -d'une manière erronée, pensons-nous maintenant -être la physique: les chocs produits entre les objets qui se heurtent, se déplacent, etc.

Il était persuadé que ce principe mécanique lui permettait d'expliquer un certain nombre de phénomènes, puis il a observé que ce n'était pas toujours possible. Il a donc postulé un principe créatif dans ce dessein, le principe de l'esprit avec ses propres propriétés. Par la suite, ses disciples, dont beaucoup ne se considéraient

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pas comme cartésiens, étant fortement antirationalistes, ont développé le concept de création à l'intérieur d'un système de règles.

Je n'entrerai pas dans les détails, mais ma propre recherche sur ce sujet m'a finalement conduit à Wilhelm von Humboldt, qui ne se considérait certainement pas comme un cartésien, mais a aussi développé le concept de la forme internalisée, dans une structure assez différente, à une période historique différente et sous un angle nouveau, d'une façon ingénieuse, à mon avis essentielle et durable; il s'agit fondamentalement du concept de la création libre à l'intérieur d'un système de règles. Ce par quoi il s'efforçait de résoudre certains des problèmes et difficultés affrontés par les cartésiens.

Je crois à présent, contrairement à beaucoup de mes collègues, que le choix de Descartes de postuler une seconde substance a été très scientifique, et pas du tout métaphysique. Il ressemblait sous beaucoup d'aspects au choix intellectuel de Newton quand il a déterminé l'action à distance; il pénétrait dans le domaine de l'occulte, si vous voulez. Il entrait dans un domaine qui dépassait la science établie, et tentait de l'y intégrer en développant une théorie dans laquelle ces notions seraient convenablement clarifiées et expliquées.

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Descartes a agi de façon similaire en définissant une seconde substance. Bien sûr, il a échoué là où Newton a réussi; il s'est montré incapable de jeter les bases d'une théorie mathématique de l'esprit, telle que Newton et ses disciples ont établi les fondements d'une théorie mathématique des entités physiques qui incorporait des notions occultes comme l'action à distance et par la suite les forces électromagnétiques, etc.

Nous avons donc la tâche de développer, si vous voulez, la théorie mathématique de l'esprit; j'entends par là une théorie abstraite articulée avec précision, formulée clairement, qui aura des conséquences empiriques, nous permettra de savoir si la théorie est juste ou fausse, si sa direction est bonne ou mauvaise, et possédera en même temps les propriétés de la science mathématique, la rigueur, la précision et la structure nous permettant de tirer des conclusions, des hypothèses, etc.

C'est à partir de ce point de vue que j'essaie de considérer le XVIIe et le XVIIIe, pour y découvrir des notions qui y sont certainement, bien que je reconnaisse absolument que les individus en question ne les ont pas vues ainsi.

F. Elders: Monsieur Foucault, je suppose que vous critiquerez sévèrement ces idées? M. Foucault: Non... il y a juste un ou deux petits points historiques. Je ne peux pas

contredire votre analyse. Mais je veux ajouter

|PAGE 479 une chose: quand vous parlez de la créativité telle que Descartes la concevait, je me demande si vous ne lui attribuez pas une idée qui appartient à ses successeurs ou même à certains de ses contemporains. Selon Descartes, l'esprit n'était pas très créatif. Il voyait, percevait, il était illuminé par l'évidence.

En outre, le problème que Descartes n'a jamais résolu ni entièrement maîtrisé était de comprendre comment on pouvait passer de l'une de ces idées claires et distinctes, de l'une de ces intuitions à une autre, et quel statut donner à l'évidence de ce passage. Je ne peux pas voir de création, ni au moment où l'esprit, selon Descartes, saisit la vérité, ni dans le passage d'une vérité à l'autre.

Au contraire, vous trouverez, je crois, au même moment à la fois chez Pascal et chez Leibniz quelque chose de plus proche de ce que vous cherchez: en d'autres termes, chez Pascal et dans tout le courant augustinien de la pensée chrétienne, vous trouvez l'idée d'un esprit en profondeur; d'un esprit replié dans l'intimité de soi, touché par une sorte d'inconscience, et qui peut développer ses potentialités par l'approfondissement de soi. Et c'est pourquoi la Grammaire de Port-Royal à laquelle vous vous référez est selon moi beaucoup plus augustinienne que cartésienne.

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En outre, il y a chez Leibniz quelque chose qui vous plaira certainement: l'idée que dans la profondeur de l'esprit s'intègre un réseau de relations logiques qui constitue en un certain sens l'inconscient rationnel de la conscience, la forme visible mais encore obscure de la raison, que la monade ou l'individu développe peu à peu, et grâce auquel il comprend le monde entier. C'est là où je ferais une toute petite critique.

F. Elders: Monsieur Chomsky, un moment s'il vous plaît. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire une critique historique, mais nous souhaiterions entendre votre opinion sur ces concepts fondamentaux...

M. Foucault: Mais nos opinions fondamentales peuvent être démontrées dans des analyses précises comme celles-ci.

F. Elders: Oui, très bien. Mais je me souviens de certains passages dans votre Histoire de la folie, où vous décrivez le XVIIe et le XVIIIe en termes de répression, d'élimination et d'exclusion, tandis que, pour M. Chomsky, cette période est pleine de créativité et d'individualité.

Pourquoi les maisons d'internement ont-elles commencé à exister à cette époque? Je pense que c'est une question fondamentale...

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M. Foucault: ...pour la créativité, certes!Mais je ne sais pas, peut-être que M. Chomsky souhaite en parler...F. Elders: Non, non, non, continuez, je vous prie. M. Foucault: Je voudrais simplement dire ceci: dans les étude historiques que j'ai pu faire, ou que je me suis efforcé de faire, j'ai sans aucun doute laissé très peu de place à ce que vous appelez la créativité des individus, à leur capacité de création, à leur aptitude à inventer des concepts, des théories ou des vérités scientifiques.

Mais je crois que mon problème est différent de celui de M. Chomsky. M. Chomsky s'est battu contre le béhaviorisme linguistique, qui n'attribuait presque rien à la créativité du sujet parlant: celui-ci était une sorte de surface où se rassemblait peu à peu l'information qu'il combinait ensuite.

Dans le champ de l'histoire des sciences, ou, plus généralement, de l'histoire de la pensée, le problème était entièrement différent.

L'histoire de la connaissance s'est longtemps efforcée d'obéir à deux exigences. D'abord, une exigence d'attribution: chaque découverte devait non seulement être située et datée, mais

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attribuée à quelqu'un; elle devait avoir un inventeur; quelqu'un devait en être responsable. Les phénomènes généraux ou collectifs, qui par définition ne peuvent être attribués, sont normalement dévalués: on les décrit traditionnellement avec des mots comme «tradition», «mentalité», «modes»; et on leur fait jouer le rôle négatif d'un frein en relation avec l' «originalité» de l'inventeur. En bref, cela a un rapport avec le principe de la souveraineté du sujet, appliqué à l'histoire de la connaissance. La seconde exigence, elle, ne permet pas de sauver le sujet, mais la vérité: pour qu'elle ne soit pas compromise par l'histoire, il est nécessaire non pas que la vérité se constitue dans l'histoire, mais seulement qu'elle se révèle en elle; cachée aux yeux des hommes, provisoirement inaccessible, tapie dans l'ombre, elle attendra d'être dévoilée. L'histoire de la vérité serait essentiellement son retard, sa chute ou la disparition des obstacles qui l'ont empêchée jusqu'à maintenant de venir à la lumière. La dimension historique de la connaissance est toujours négative par rapport à la vérité.

Il n'est pas difficile de voir comment ces deux exigences se sont imbriquées: les phénomènes d'ordre collectif, la pensée commune, les préjugés liés aux mythes d'une période constituaient les obstacles que le sujet de la connaissance devait surmonter afin d'accéder enfin à la vérité; il devait se trouver dans une position excentrique afin de découvrir. À un certain niveau, cela semble donner un certain

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romantisme à l'histoire de la science: solitude de l'homme de vérité, originalité qui retrouvait l'origine par l'histoire et malgré elle. Je pense que, plus fondamentalement, il s'agit de surimposer théorie de la connaissance et sujet de la connaissance sur l' histoire de la connaissance.

Et si le simple fait de comprendre la relation du sujet à la vérité était simplement un effet de la connaissance? Si la compréhension était une formation complexe, multiple, non individuelle, non assujettie au sujet, produisant des effets de vérité? Il faudrait alors rendre son aspect positif à toute cette dimension que l'histoire de la science a rejetée; analyser la capacité productive de la connaissance comme pratique collective; et replacer les individus et leur connaissance dans le développement d'un savoir qui, à un moment donné, fonctionne selon certaines règles qu'on peut enregistrer et décrire.

Vous me direz que tous les historiens marxistes de la science le font depuis longtemps. Mais quand on voit comment ils travaillent avec ces faits et en particulier la façon dont ils opposent les notions de conscience et d'idéologie à la science, on se rend compte qu'ils sont plus ou moins détachés de la théorie de la connaissance.

Quant à moi, je suis surtout préoccupé de substituer les transformations de la

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compréhension à l'histoire des découvertes de la connaissance. J'ai donc, du moins en apparence, une attitude complètement différente à propos de la créativité de celle de M. Chomsky, parce que, pour moi, il s'agit d'effacer le dilemme du sujet connaissant, tandis que lui souhaite faire réapparaître le dilemme du sujet parlant.

S'il a pu le faire réapparaître, s'il le décrit, c'est parce que c'était possible. Les linguistes ont depuis longtemps analysé le langage comme un système ayant une valeur collective. La compréhension comme totalité collective de règles permettant tel ou tel type de connaissance produite dans une certaine période n'a guère été étudiée jusqu'à présent. Elle présente cependant quelques caractéristiques positives. Prenons l'exemple de la médecine à la fin du XVIIIe siècle: lisez une vingtaine d'oeuvres médicales, peu importe lesquelles, des années 1770 à 1780, puis une vingtaine d'autres des années 1820 à 1830, et je dirais tout à fait au hasard que, en quarante ou cinquante ans, tout a changé; ce dont on parlait, la manière dont on en parlait, non seulement les remèdes bien sûr, non seulement les maladies ou leur classification, mais la perspective, l 'horizon. Qui en était responsable? Qui en était l'auteur? Il est artificiel de répondre Bichat ou même les premiers tenants de l'anatomie clinique. Il s'agit d'une transformation collective et complexe de la

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compréhension médicale dans sa pratique et ses règles. Et cette transformation est loin d'être un phénomène négatif, suppression de la négativité, effacement d'un obstacle, disparition des préjugés, abandon des vieux mythes, recul des croyances irrationnelles, accès enfin libre à l'expérience et à la raison. Cela représente l'application d'une grille, entièrement nouvelle, avec ses choix et ses exclusions; une nouvelle pièce avec ses propres règles, décisions et limites, sa propre logique interne, ses paramètres et ses impasses, toutes choses qui conduisent à la modification du point de vue d'origine. Et c'est dans ce fonctionnement que réside la compréhension. Si on étudie l'histoire de la connaissance, on voit qu'il y a deux directions d'analyse: selon la première, on doit montrer comment, dans quelles conditions et pour quelle raison la compréhension se modifie dans ses règles formatrices, sans passer par un «inventeur» original qui découvre la «vérité»; selon la seconde, on doit montrer comment le fonctionnement des règles de compréhension peut produire chez un individu une connaissance nouvelle et inédite.

Ici, mon travail rejoint, avec des méthodes imparfaites et sur un mode inférieur, le projet de M. Chomsky: grâce à quelques éléments définis, des totalités inconnues, jamais apparues encore, peuvent être mises en lumière par les individus. Pour résoudre ce problème, M. Chomsky doit réintroduire le dilemme du sujet dans le domaine de l'analyse grammaticale. Pour résoudre un problème analogue, dans le secteur historique qui me concerne, il faut faire

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le contraire: introduire le point de vue de la compréhension, de ses règles, de ses systèmes, de ses transformations de totalités dans le jeu de la connaissance individuelle. Ici et là, le problème de la créativité ne peut être résolu de la même manière, ou plutôt, il ne peut être formulé dans les mêmes termes, étant donné les disciplines dans lesquelles il s'inscrit.

N. Chomsky: Je pense que nous sommes en léger désaccord à cause d'un usage différent du terme de créativité. En fait, je l'emploie d'une manière un peu particulière, c'est donc à moi qu'incombe cette responsabilité. Quand je parle de créativité, je n'attribue pas à ce concept la notion de valeur habituellement attachée à ce terme. Quand on évoque la créativité scientifique, on se réfère, par exemple, aux réalisations d'un Newton. Mais, dans le contexte où je m'exprime, c'est un acte humain normal.

Je parle de la créativité dont fait preuve n'importe quel enfant aux prises avec une situation nouvelle: il apprend à la décrire convenablement, à y réagir convenablement, à en parler, à y penser

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d'une manière neuve pour lui. Je pense qu'il est possible de qualifier ces actes de créatifs, sans qu'ils aient à être les actes d'un Newton.

Peut-être la créativité dans les arts et les sciences nécessite-t-elle certaines propriétés qui n'appartiennent pas à la masse de l'humanité et ne font pas partie de la créativité normale de la vie de tous les jours.

Je suis convaincu que la science peut envisager d'intégrer le sujet de la créativité normale. Mais je ne crois pas que, dans un proche avenir, elle soit en mesure de s'affronter à la vraie créativité, à l'oeuvre d'un grand artiste et d'un grand savant. Elle n'a aucun espoir de s'approprier ces phénomènes uniques. Je ne parle maintenant que du niveau le plus bas de la créativité.

En ce qui concerne votre opinion sur l 'histoire de la science, je la trouve très juste, éclairante et parfaitement adaptée au type d'entreprise qui nous attend en psychologie, en linguistique et dans la philosophie de l'esprit.

Je pense que certains thèmes ont été réprimés ou écartés durant les progrès scientifiques des derniers siècles. Par exemple, ce souci de la créativité à bas régime auquel je me réfère existait vraiment aussi chez Descartes. Quand il parle de la différence entre un perroquet, capable de reproduire des paroles, et un être humain, en mesure de prononcer des choses nouvelles appropriées à la situation, et quand il précise que cette propriété distincte indique les limites de la physique et nous entraîne dans la science de l'esprit, pour employer des termes modernes, je pense qu'il se réfère au genre de créativité que j'ai en tête; et je suis

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d'accord avec vos commentaires sur les autres origines de ces notions. Ces concepts, en fait toute la notion d'organisation de la structure de la phrase, ont été

écartés pendant la période de grands progrès qui a suivi sir William Jones et d'autres, et le développement de la philologie comparative dans son ensemble.

Mais, à présent, je pense que nous pouvons dépasser cette époque où il était nécessaire d'oublier, de prétendre que ces phénomènes n'existaient pas pour se tourner vers autre chose. Dans cette période-ci de philologie comparative, et aussi, à mon avis, de linguistique structurale, de psychologie comportementale, et de tout ce qui découle de la tradition empiriste dans l'étude de l'esprit et du comportement, il est possible d'écarter ces limitations et de considérer les thèmes qui ont animé une bonne partie de la pensée et de la spéculation du XVIIe et du XVIIIe siècle, et de les incorporer dans une science beaucoup plus large et plus profonde de l'homme, qui donnera un rôle plus vaste -sans en fournir, bien sûr, une compréhension

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d'entités nouvelles, d'éléments nouveaux de la pensée et du comportement dans un système de règles et de schématismes. Ce sont des concepts que nous pouvons saisir.

F. Elders: Puis-je d'abord vous demander de ne pas répondre aussi longuement? Quand vous discutez de créativité et de liberté, je pense que l'un des malentendus, si

malentendu il y a, vient du fait que M. Chomsky part d'un nombre de règles limité avec des possibilités infinies d'application, tandis que vous, monsieur Foucault, soulignez l'inévitabilité de la «grille» de nos déterminismes historiques et psychologiques, qui s'applique aussi à la manière dont nous découvrons les idées nouvelles.

Peut-être pouvons-nous résoudre cela, en analysant non le processus scientifique, mais notre propre processus de pensée.

Quand vous découvrez une nouvelle idée fondamentale, M. Foucault, croyez-vous, en ce qui concerne votre créativité personnelle, que cet événement soit le signe d'une libération, de l'apparition de quelque chose de neuf? Peut-être découvrez-vous ensuite que c'était faux? Mais croyez-vous que la créativité et la liberté travaillent ensemble au sein de votre personnalité?

M. Foucault: Oh, vous savez, je ne crois pas que le problème de l'expérience personnelle soit très important...

F. Elders: Pourquoi? M. Foucault: ...dans une question comme celle-ci. Non, je crois qu'il existe en réalité une

forte ressemblance entre ce que M. Chomsky a dit et ce que j'essaie de montrer: en d'autres termes, il existe en fait seulement des créations possibles, des innovations possibles. On peut

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seulement, dans l'ordre du langage ou du savoir, produire quelque chose de nouveau en mettant en jeu un certain nombre de règles qui vont définir l'acceptabilité ou la grammaticalité des énoncés, ou qui vont définir, dans le cadre du savoir, la scientificité des énoncés.

Ainsi les linguistes, avant M. Chomsky, ont surtout insisté sur les règles de construction des énoncés et moins sur l'innovation que représente tout énoncé nouveau ou l'écoute d'un énoncé nouveau. Dans l'histoire des sciences ou l'histoire de la pensée, on avait l'habitude d'insister sur la création individuelle, et on avait tenu à l'écart ces espèces de règles communes, générales, qui sont à l'oeuvre obscurément à travers toute découverte scientifique, toute invention scientifique, ou même d'ailleurs toute innovation philosophique. Et

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dans cette mesure, quand je crois à tort que je dis quelque chose de nouveau, je suis conscient néanmoins du fait que dans mon énoncé il y a des règles à l'oeuvre, des règles non seulement linguistiques mais épistémologiques, et qui caractérisent le savoir contemporain.

N. Chomsky: Je vais peut-être tenter de réagir à ces commentaires d'une manière qui pourra éclairer tout cela.

Songeons de nouveau à l'enfant qui possède quelque schématisme déterminant la sorte de langue qu'il peut apprendre. Bon. Avec l'expérience, il apprend très vite la langue dont fait partie cette expérience ou dans laquelle elle est inclue.

Il s'agit d'un acte normal; un acte d'intelligence normale, mais hautement créatif. Si un Martien considérait ce processus d'acquisition d'un système vaste et complexe de

connaissance sur la base d'une quantité de données ridiculement réduite, il penserait qu'il s'agit d'un acte immense de création et d'invention. En fait, un Martien, je pense, considérerait cela comme une réussite, au même titre que l'invention, disons, d'un aspect de la théorie physique fondé sur les données fournies au physicien.

Cependant, si cet hypothétique Martien devait s'apercevoir que tout enfant normal accomplit immédiatement cet acte créatif, sans la moindre difficulté, et de la même manière, alors qu'il faut des siècles de génie pour parvenir à la lente élaboration d'une théorie scientifique, il conclurait logiquement que la structure de la connaissance acquise dans le cas de la langue est interne à l'esprit humain; tandis que la structure de la physique ne l'est pas aussi directement. Notre esprit n'est pas construit de la sorte qu'en observant le phénomène du monde la théorie physique en surgisse et que nous n'ayons qu'à l'écrire et la produire. Ce n'est pas ainsi que notre esprit se construit.

Je crois néanmoins qu'il existe un point de rencontre et qu'il peut être utile de le travailler:

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comment se fait-il que nous parvenions à élaborer une quelconque théorie scientifique? Si on considère le peu de données dont disposent les divers savants et aussi les divers génies, même sur une longue période, pour aboutir à une théorie plus ou moins profonde et adéquate à l'expérience, cela est remarquable.

En fait, si ces scientifiques, y compris les génies, ne commençaient pas leurs recherches avec des limites très étroites quant à la classe de théories scientifiques possibles, s'ils n'avaient pas établi dans leur esprit une spécification inconsciente d'une théorie scientifique éventuelle, ce saut inductif serait impossible; de même, si

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l'enfant n'avait pas le concept du langage humain de façon très restrictive, le saut inductif des données à la connaissance de la langue n'aurait jamais lieu.

Bien sûr, le processus de dérivation de connaissance à partir des données est beaucoup plus complexe dans le domaine de la physique, beaucoup plus difficile pour un organisme comme le nôtre, plus étalé dans le temps aussi; il nécessite l'intervention du génie, mais, en un sens, la réussite de la science physique ou de la biologie, ou toute autre discipline, est fondée sur un parcours similaire à celui de l'enfant normal qui découvre la structure de sa langue: ce processus doit s'accomplir sur la base d'une limitation initiale, d'une restriction de la classe des théories possibles. Si on ne sait pas dès le départ que seuls certains éléments conduisent à une théorie, aucune induction n'est possible. Les données peuvent vous conduire dans n'importe quelle direction. Le fait que la science converge et progresse elle-même nous montre que les limitations initiales et ces structures existent.

Si nous voulons réellement développer une théorie de la création scientifique, ou, dans ce cas, de la création artistique, je pense que nous devons nous concentrer précisément sur cet ensemble de conditions qui, d'un côté, limite et restreint l'étendue de notre connaissance possible et, de l'autre, permet le saut inductif vers des systèmes compliqués de connaissance, sur la base d'un très petit nombre de données. Il me semble que cette voie pourrait aboutir à une théorie de la créativité scientifique, ou à une solution des questions d'épistémologie.

F. Elders: Eh bien, si nous admettons cette limitation initiale avec toutes ses possibilités créatrices, j'ai l'impression que, pour M. Chomsky, les règles et la liberté ne sont pas opposées, s'impliquent l'une l'autre. Tandis que c'est exactement le contraire pour vous, monsieur Foucault. Quelles sont vos raisons pour l'affirmer? Il s'agit d'un point fondamental de ce débat et j'espère que nous pourrons le développer.

Pour formuler différemment le problème: pouvez-vous envisager une forme de

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connaissance universelle sans aucune forme de répression? M. Foucault: Eh bien, j'ai peut-être mal compris ce qu'a dit M. Chomsky, mais il me

semble qu'il y a une petite difficulté. Je crois que vous parlez d'un nombre limité de possibilités dans l'ordre d'une théorie

scientifique. C'est vrai, si vous vous limitez à une période assez courte. Mais si vous considérez une longue

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période, ce qui est frappant, c'est la prolifération des possibilités par divergences. Longtemps on a pensé que les sciences, le savoir suivaient une certaine ligne de «progrès»,

obéissant au principe de la «croissance», et à celui de la convergence de toutes ces sortes de connaissance. Pourtant, quand on voit comment s'est développée la compréhension européenne, qui finit par devenir la compréhension mondiale et universelle, historiquement et géographiquement, peut-on affirmer qu'il y a eu croissance? Je dirais qu'il s'agit plutôt de transformation.

Prenons, par exemple, les classifications d'animaux et de plantes. Combien de fois ont-elles été réécrites depuis le Moyen Âge, selon des règles complètement différentes? Par le symbolisme, par l'histoire naturelle, par l'anatomie comparative, par la théorie de l'évolution. Chaque fois cette réécriture rend le savoir complètement différent dans ses fonctions, son économie, ses relations internes. Vous avez ici un principe de divergence, beaucoup plus que de croissance. Je dirais plutôt qu'il existe de multiples façons de rendre simultanément possibles un petit nombre de savoirs. En conséquence, d'un certain point de vue, il y a toujours un excès de données en relation avec des systèmes possibles pour une période donnée, ce qui leur impose d'être expérimentées dans ces limites et dans leur pauvreté, ce qui empêche que se réalise leur créativité; d'un autre point de vue, celui de l'historien, il y a un excès, une prolifération de systèmes pour une petite quantité de données; de là vient l'idée répandue que c'est la découverte de faits nouveaux qui détermine le mouvement dans l'histoire de la science.

N. Chomsky: Je vais essayer de synthétiser ma pensée. Je suis d'accord avec votre conception du progrès scientifique; c'est-à-dire que je ne crois pas que ce soit une question d'accumulation de connaissances nouvelles, d'absorption de nouvelles théories, etc. Je pense plutôt qu'il suit la voie en zigzag que vous décrivez, oubliant certains problèmes pour s'emparer de théories nouvelles. M. Foucault: Et transformer la même connaissance.

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N. Chomsky: Je pense qu'il est possible d'avancer une explication. En simplifiant grossièrement on peut supposer que les grandes lignes que je vais exposer sont exactes: tout se passe comme si, en tant qu'êtres humains doués d'une organisation biologique donnée, nous disposions au départ dans nos têtes d'un certain jeu de structures intellectuelles possibles, de sciences possibles.

Si, par chance, un aspect de la réalité a le caractère de l'une de ces structures de notre esprit, alors nous possédons une science: c'est-à-dire

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que, fort heureusement, la structure de notre esprit et celle d'un aspect de la réalité coïncident suffisamment pour que nous développions une science intelligible.

C'est précisément cette limitation initiale de nos esprits à une certaine sorte de science qui fournit l'énorme richesse et la créativité de la connaissance scientifique. Il est important de souligner -ici je reviens au rapport entre limitation et liberté -que, sans ces restrictions, nous n'aurions pas l'acte créatif conduisant d'une connaissance infime, d'une expérience infime à ce déploiement de connaissances hautement articulé et compliqué. Parce que si tout était possible, rien ne serait possible.

Précisément à cause de cette propriété de notre esprit, que nous ne comprenons pas en détail mais que nous commençons à percevoir d'une manière générale, qui nous propose certaines structures intelligibles possibles, et qui, dans le cours de l'histoire, de la recherche, de l'expérience, apparaît ou disparaît... à cause précisément de cette propriété de notre esprit, le progrès de la science a ce caractère chaotique et heurté que vous décrivez.

Cela ne signifie pas que tout finisse par être englobé dans le domaine de la science. Je crois personnellement que beaucoup de choses que nous souhaiterions comprendre à tout prix, comme la nature de l'homme, la nature d'une société décente, et tant d'autres questions, échappent en réalité à la portée de la science humaine.

F. Elders: Je crois que nous voici de nouveau confrontés à la question de la relation interne entre la limitation et la liberté. Monsieur Foucault, êtes-vous d'accord avec l'affirmation sur la combinaison de la limitation, la limitation fondamentale...

M. Foucault: Ce n'est pas une question de combinaison. Il n'y a de créativité possible qu'à partir d'un système de règles. Ce n'est pas un mélange de régularité et de liberté.

Là où je ne suis peut-être pas tout à fait d'accord avec M. Chomsky, c'est quand il place le principe de ces régularités à l'intérieur, en quelque sorte, de l'esprit ou de la nature humaine.

Si la question est de savoir si ces règles sont effectivement mises en oeuvre par l'esprit humain, très bien; si l 'historien et le linguiste peuvent y méditer à leur tour, très bien; ces

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règles devraient nous permettre de saisir ce qui est dit ou pensé par ces individus. Mais j'ai du mal à accepter que ces régularités soient liées à l'esprit humain ou à sa nature, comme conditions d'existence: il me semble qu'on doit, avant d'atteindre ce point -de toute manière, je parle uniquement de la compréhension -, les replacer dans le domaine des autres pratiques humaines, économiques, techniques, politiques,

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sociologiques, qui leur servent de conditions de formation, d'apparition, de modèles. Je me demande si le système de régularité, de contrainte qui rend possible la science ne se trouve pas ailleurs, hors même de l'esprit humain, dans des formes sociales, des rapports de production, les luttes de classe, etc.

Par exemple, le fait qu'à une certaine époque la folie est devenue un objet d'étude scientifique et de savoir en Occident me paraît lié à une situation économique et sociale particulière.

Peut-être que la différence entre M. Chomsky et moi-même est que, quand il parle de science, il pense probablement à l'organisation formelle de la connaissance, tandis que je parle de la connaissance même, c'est-à-dire du contenu des diverses connaissances dispersé dans une société particulière, qui imprègne cette société, et constitue le fondement de l'éducation, des théories, des pratiques, etc.

F. Elders: Mais que signifie cette théorie de la connaissance par rapport à votre thème de la mort de l'homme à la fin de la période XIXe - XXe siècle?

M. Foucault: Mais cela n'a aucun rapport avec ce dont nous débattons. F, Elders: Je ne sais pas, j'essayais d'appliquer vos propos à votre conception

anthropologique. Vous avez déjà refusé de parler de votre propre créativité et de votre liberté, n'est-ce pas? Je me demande quelles sont les raisons psychologiques de ce... M. Foucault: Eh bien, vous pouvez vous le demander, je n'y peux rien. F. Elders: Ah bon. M. Foucault: Ce n'est pas mon problème.

F. Elders: Mais quelles sont, en relation avec votre conception de la compréhension, de la connaissance, de la science, les raisons objectives de ce refus de répondre à des questions personnelles?

Quand vous devez résoudre un problème, pourquoi transformez vous une question personnelle en problème?

M. Foucault: Non, je ne fais pas un problème d'une question personnelle; je fais d'une question personnelle une absence de problème.

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Je vais prendre un exemple très simple, sans l'analyser: comment des hommes ont-ils pu, à la fin du XVIIIe siècle, pour la première fois dans l 'histoire de la pensée et du savoir occidental, ouvrir les cadavres des gens pour découvrir la source, l'origine, la raison anatomique de la maladie particulière qui avait causé leur mort?

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L'idée paraît assez simple. Il a fallu quatre mille ou cinq mille ans de médecine à l'Occident pour avoir l'idée de rechercher la cause de la maladie dans la lésion d'un cadavre.

Essayer d'expliquer cela par la personnalité de Bichat est, je crois, sans intérêt. Si, au contraire, vous essayez d'établir la place de la maladie et de la mort dans la société à la fin du XVIIIe siècle, et l'intérêt, pour la société industrielle, de quadrupler la population pour se développer; en conséquence de quoi ont été faites des enquêtes sanitaires sur la société et ont été ouverts de grands hôpitaux; si vous essayez de découvrir comment la connaissance médicale a été institutionnalisée à cette époque, comment ses relations avec d'autres sortes de savoir se sont organisées, alors vous saisirez le rapport entre la maladie, la personne malade, hospitalisée, le cadavre et l'anatomie pathologique.

Voilà, je crois, une forme d'analyse dont je ne prétends pas qu'elle soit neuve, mais qui a été beaucoup trop négligée; les événements d'ordre personnel n'ont pratiquement rien à faire ici.

F. Elders: Oui, mais nous aurions aimé en savoir un peu plus sur vos arguments. Monsieur Chomsky, pourriez-vous -ce sera ma dernière question sur cette partie

philosophique du débat -nous donner vos idées sur la manière dont fonctionnent les sciences sociales? Je pense en particulier à vos attaques sévères du béhaviorisme. Peut-être pourriez-vous même expliquer un peu la manière plus ou moins béhavioriste dont M. Foucault travaille à présent.

N. Chomsky: Avant de satisfaire votre demande, je souhaiterais commenter brièvement ce que M. Foucault vient de dire.

Je pense que cela illustre parfaitement votre image selon laquelle nous serions en train, chacun de son côté, de creuser un tunnel sous une montagne. Je pense qu'un acte de création scientifique dépend de deux faits: premièrement, une propriété intrinsèque de l'esprit, deuxièmement, un ensemble donné de conditions sociales et intellectuelles. La question n'est pas de savoir lequel nous devons étudier; nous comprendrons la découverte scientifique, et toute autre découverte, quand nous connaîtrons ces facteurs et que nous pourrons expliquer de quelle manière ils agissent l'un sur l'autre.

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Je m'intéresse surtout aux capacités intrinsèques de l'esprit; tandis que vous apportez une attention particulière à l'organisation des conditions sociales, économiques et autres.

M. Foucault: Mais je ne crois pas que la différence soit liée à nos caractères, parce que dans ce cas, Elders aurait raison, et il ne doit pas avoir raison.

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N. Chomsky: Non, je suis d'accord, mais... M. Foucault: C'est lié à l'état de la connaissance, du savoir au sein duquel nous travaillons. La linguistique, qui vous est familière et que vous avez réussi à transformer, excluait l'importance du sujet créatif, du sujet parlant créatif; tandis que l'histoire des sciences telle qu'elle existait quand les gens de ma génération ont commencé à travailler exaltait au contraire la créativité individuelle... N. Chomsky: Oui. M. Foucault: ...et écartait ces règles collectives. Intervenant dans la salle: Je voudrais revenir un peu en arrière dans votre discussion; voici ce que j'aimerais savoir, monsieur Chomsky: vous imaginez à la base un système de limitations élémentaires, présentes dans ce que vous appelez la nature humaine; dans quelle mesure pensez-vous que celles-ci soient soumises au changement historique? Croyez-vous, par exemple, qu'elles se soient transformées de façon substantielle depuis, disons, le XVIIe siècle? Dans ce cas, pourriez-vous relier cette notion aux idées de M. Foucault?

N. Chomsky: Eh bien, je pense que c'est une question de faits biologiques et anthropologiques, la nature de l'intelligence humaine n'a certainement pas beaucoup changé depuis le XVIIe, ni probablement depuis l'homme de Cro-Magnon. Je pense que les propriétés fondamentales de notre intelligence, celles que nous évoquons dans notre débat de ce soir, sont certainement très anciennes; si un homme vivant il y a cinq mille ou vingt mille ans se trouvait dans la peau d'un enfant de la société d'aujourd'hui, il apprendrait la même chose que tout le monde, et il pourrait être un génie ou un imbécile, mais ne serait pas fondamentalement différent.

Bien sûr, le niveau de la connaissance acquise change, ainsi que les conditions sociales, qui permettent à une personne de penser librement et de rompre les liens de la contrainte superstitieuse. À mesure que ces conditions changent, une intelligence humaine donnée progressera vers de nouvelles formes de création. Cela répond à la dernière question de M. Elders, sur laquelle je vais m'attarder un peu.

Prenons la science béhavioriste, et replaçons-la dans ces contextes. Il me semble que la propriété fondamentale du béhaviorisme, suggérée par ce terme étrange de science 1

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comportementale, est qu'il représente une négation de la possibilité de développer une théorie scientifique. Ce qui définit le béhaviorisme est l'hypothèse curieuse et autodestructrice selon laquelle nous ne sommes pas autorisés à créer une théorie intéressante.

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Si la physique, par exemple, avait émis l'hypothèse qu'il faut s'en tenir aux phénomènes, à leur agencement, nous ferions aujourd'hui de l'astronomie babylonienne. Heureusement, les physiciens n'ont jamais formulé cette hypothèse ridicule, insensée, qui a ses raisons historiques et concerne toutes sortes de faits curieux sur le contexte historique dans lequel le béhaviorisme a évolué.

Si on le considère d'un point de vue purement intellectuel, le béhaviorisme se résume à interdire arbitrairement de créer une théorie scientifique du comportement humain; plus, on doit aborder directement les phénomènes et leur interrelation, et rien de plus -chose tout à fait impossible dans un autre domaine, et sans doute dans celui de l'intelligence ou du comportement humain. Dans ce sens, je ne pense pas que le béhaviorisme soit une science. Je reviens à votre question et à ce que M. Foucault développe: dans certaines circonstances historiques, où s'est développée, par exemple, la psychologie expérimentale, il était -pour une raison que je n'approfondirai pas -intéressant et peut-être important d'imposer d'étranges limitations à la construction de théorie scientifique autorisée -limitations qui s'appellent le béhaviorisme. Ces idées-là ont fait leur temps. Sans doute avaient-elles quelque valeur en 1880, mais, à présent, leur unique fonction est de limiter et de restreindre l'enquête scientifique, aussi doit-on simplement s'en débarrasser, comme d'un physicien qui dirait: vous n'avez pas le droit de formuler une théorie physique générale, mais seulement celui d'étudier les mouvements des planètes et de découvrir de nouveaux épicycles. On oublie cela. Il serait aussi nécessaire d'écarter les curieuses restrictions qui définissent le béhaviorisme; qui sont elles-mêmes suggérées par le terme même de science comportementale.

Admettons que le comportement dans son sens large constitue les données de la science de l'homme. Mais définir une science par ces données reviendrait à définir la physique comme la théorie de la lecture des appareils de mesure, et si un physicien affirmait: je me consacre à la science de lire les mesures, il n'irait sûrement pas très loin. Il pourrait parler de mesures et de corrélation entre elles, mais il ne créerait jamais une théorie physique.

Dans ce cas, le terme est donc symptomatique. Nous devons comprendre le contexte historique dans lequel ces étranges limitations se sont développées, puis les rejeter et progresser dans la science de l'homme comme dans tout autre domaine, en éliminant 1

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totalement le béhaviorisme et, à mon avis, toute la tradition empirique dont il est sorti.

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Intervenant dans la salle: Vous ne souhaitez donc pas relier votre théorie sur les limitations innées avec la théorie de la «grille» de M. Foucault. Il existe peut-être un certain rapport entre les deux. Vous voyez, M. Foucault dit qu'un débordement de créativité dans une certaine direction déplace automatiquement la connaissance, par un système de «grilles». Si votre système de limitations changeait, cela vous rapprocherait.

N. Chomsky: À mon avis, ses raisons sont différentes. Je simplifie à l'excès. Un grand nombre de sciences possibles sont accessibles intellectuellement. Quand nous essayons ces constructions intellectuelles dans un monde de faits changeant, nous ne trouvons pas de croissance cumulative, mais des décalages étranges: voici un domaine de phénomènes où s'applique une certaine science; élargissons l'horizon, et une autre science s'appliquera admirablement aux phénomènes, mais en oubliera quelques-uns. Cela fait partie du progrès scientifique et conduit à l'omission ou l'oubli de certains domaines. La raison de ce processus est précisément cet ensemble de principes que nous ne connaissons malheureusement pas, et qui rend toute la discussion assez abstraite, en définissant une structure intellectuelle possible, une science profonde, si vous préférez.

F. Elders: Passons maintenant à la seconde partie de la discussion, la politique. Je voudrais d'abord demander à monsieur Foucault pourquoi il s'intéresse autant à la politique, qu'il préfère, m'a-t-il dit, à la philosophie.

M. Foucault: Je ne me suis jamais occupé de philosophie. Mais ce n'est pas le problème. Votre question est: pourquoi est-ce que je m'intéresse autant à la politique? Pour vous

répondre très simplement, je dirais: pourquoi ne devrais-je pas être intéressé? Quelle cécité, quelle surdité, quelle densité d'idéologie auraient le pouvoir de m'empêcher de m'intéresser au sujet sans doute le plus crucial de notre existence, c'est-à-dire la société dans laquelle nous vivons, les relations économiques dans lesquelles elle fonctionne, et le système qui définit les formes régulières, les permissions et les interdictions régissant régulièrement notre conduite? L'essence de notre vie est faite, après tout, du fonctionnement politique de la société dans laquelle nous nous trouvons.

Aussi je ne peux pas répondre à la question pourquoi je devrais m 'y intéresser; je ne peux que vous répondre en vous demandant pourquoi je ne devrais pas être intéressé.

F. Elders: Vous êtes obligé de vous y intéresser, c'est cela?

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