foucault_soucis-de-verité

  • Upload
    yaoul

  • View
    222

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/9/2019 foucault_soucis-de-verit

    1/2

    LETTRES ARTS SPECTACLES

    HISTOIRE

    L E SO U C ID E LA V R IT EPAR MICHEL FOUCAULT

    A vec un dtachement de seigneur,Philippe Aris, qui vient de mourir soixante-neuf ans,nous a fait le cadeau imprvu d'un regard neuf

    O n avait pu le Voir longtemps, prs durond-point Bugeaud, dans un ancienhtel particulier qu'une administrationau sigle nigmatique avait transform enbureaux. J'ai le souvenir mais est-il exact ? d'une grande pice aux boiseries sombreselle semblait avoir t retenue, un moment, surla pente de son invincible histoire par le gniedu lieu ; il lui avait conserv quelque chose dusalon qu'elle avait t ; son obscurit ressem-blait l'ombre d'une bibliothque.Philippe Aris tait un homme qu'il aurait tdifficile de ne pas aimer : il tenait aller lamesse de sa paroisse, mais en prenant soin demettre des boules Quis, pour n'avoir pas affronter les' turlupinades 'liturgiques de Vati-can II. Sa fam ille, venue . de la Martinique, taitmaurrassienne, mais elle s'chinait convaincreDaudet (qui n'coutait pas) que Saint-JohnPerse n'tait pas un ngre. Un universitairepatent qui on demandait quel tait donc cethistorien singulier et quel crdit on pouvait luifaire mit fin la curiosit de son interlocuteuret son ventuelle bienveillance par une rponsedans le style Sorbonne -d'avant-guerre : C'estquelqu'un qui doit avoir de la fortune De faitAris avait de l'lgance de l'lgance moraleet intellectuelle, ce qui est bien une assez rarefortune.Les sots je veux d ire M. Laurence Stone croyaient dvoiler son secret en rappelant qu'iltait de droite, .qu'il restait traditionaliste, qu'ilavait t d'Action franaise et, pour un temps,du ct de Vichy. D'autres, plus malins, pen-

    saient que sa souffrance, c'tait d'tre un histo-rien amateur,- oblig' de le rester par un mtiercontraignant, et anxieux de se voir reconnuenfin par l'institution. Je crois que l'essentieltait ailleurs : comme pour presque tout lemonde, son secret tait au centre de sa vie etdans sa part la plus visible. Pendant trente ans,Philippe Aris a exerc un mtier qui le passion-nait et qui le plaait un carrefour de la m oder-nit : il a eu s'occuper du dveloppement a gri-cole dans des pays autrefois coloniaux, il a eu organiser un centre de documentation et il futun des premiers y appliquer la rvolutioninformatique ; il a couru le monde et rencontrces grands technocrates internationaux dont lesdcrions, parfois, font vivre ou mourir, sauventou affament des pans entiers de popplation.ATTENTIF AU GESTE MUET

    Historien du dimanche , comme il le disaitlui-mme. Ma is ce sont ces a ctivits profession-nelles et sa semaine bien remplie qui ont animses week-ends d'historien. L'exprience directed'une modernit plantaire et technique avaitpris chez lui le relais d'une sensibilit jamaisrenie, jamais efface : celle d'un bourgeois deprovince. Sa pratique professionnelle lui a per-mis de porter la d imension d'une interrogationhistorique gnrale un malaise caractristique dumilieu d'o il venait : la difficult acc order lesvaleurs et les normes d'un mode de vie au dv e-loppement des rationalits techniques. Cela le

    conduisit poser des problmes qui n'taipas trs loigns de ceux de Max Weber (qne connaissait pas, mais qu'il ne prenait pcomme quelques ignorants, pour Spengler).Max Weber s'intressait avant tout aux coduites conomiques ; Aris, lui, aux conduiqui concernent la vie. Bien sr, il n'a pas edcouvrir l'importance des processus biologiqdans l'histoire ; Mais il a vu que la vie emort ne sont pas prsentes, dans le devenir dhommes, par leur s seuls effets sur l'espce ; eagissent aussi travers les attitudes quesocit, les groupes et les individus peuveprendre leur gard. Natre, grandir, moutre malade : chdses si simples et si constanen apparence. Mais les hommes ont dveloppleur gard des attitudes complexes et changetes qui ne modifient pas seuleme nt le sens quleur donne, mais aussi parfois les consquencqu'elles peuvent avoir. Aris a imagin de fal'analyse de ces figures complexes qui donnforme, dans la culture humaine, l'lmentade la vie.Tour tour, il tudia les faits dmograpques, non pas comme l'arrire-plan biologiqd'une socit, mais comme une manire deconduire vis--vis de soi-mme, de sa descedance, de l'avenir ; puis l'enfance, qui tpour lui une figure de la vie que dcoupevalorisent et faonnent l'attitude et la sensibidu monde adulte ; la mort enfin, chance uverselle que les hOnam es ritualisent, mettentscne, exaltent et ;parfois, comme aujourd'hneutralisent et 'annulent. Histoire des meiit

    74Vendredi 17 fvrier 1984

  • 8/9/2019 foucault_soucis-de-verit

    2/2

    PHILIPPE ARISComment l'homme s'invente ou s'oublie dans sa fatalit d'tre vivant et mortel

    ts l a lui-mme em ploy le mot. Mais ilsuffit de lire ses livres il a fait plutt une ,his 7toire des pratiques , de celles qui ont la forrned'habitudes humbles et obstines, comme de cel;les qui peuvent crer un art somptueux et il 4cherch dceler l 'attitude, la man ire dejaireou d'tre, d'agir et de sentir qui pouvait tre la racine des unes et des autres. Attentif augeste muet qui se perptue pendant des rnilinai lres comme l'oeuvre singulire qui dort dans unmus e, il a fond le principe d'une stylistiquede l'existence je veux dire d'une tude deiformes par lesquelles l'homme se manifeste,S'invente, s'oublie ou se nie dans sa fatalitd'tre vivant et mortel.UNE FIDLIT INVENTIVE

    Aris aimait raconter les b atailles d'ideSdel'aVant-guerre, O il avait form sa jeunessepugnace. Il avait eu choisir, disait-il, entredeux faons de penser. L'une, de droitey, faisait confiance la continuit d'une nationpour ne pas s'inquiter des effets que peniVaierity produire les progrs de la techn ique et delarationalisation. L'autre tait de gauche ::ellefaisait assez confiance au progrs pour en atten-dre patiemment les effets ncessaires ou utiles'.Aris, donc, avait opt pour la premire. Maisles raisons de son choix son attachement uhstyle, des valeurs, un mode de viel'avaient vite conduit y reconnatre des Postu-lats bien proches de ceux des adversaires.Et cette pense .dont il tait issu. il finit pli'porter quelques blessures graves que certains deses amis ont eu du mal lui pardonner. dirn-:-ment en effet, quand on veut avec la traditionmonarchiste tablir la grande continuit d'unenation, ' admettre ces discontinuits proforeesqui marquent, silencieusement souven t, .la sensi-bilit et les attitudes de toute une socit ? Com-ment accorder une importance majeure auxstructures politiques si on fait passer l 'histoirepar des gestes obscurs que des groupes, souventmal dfinis, maintiennent ou modifient? ttiteune droite avait, l bien du mal S e reconnatre.Une ce rtaine manire de voir et d'aimer sa tradi-tiOn avait fait dcouvrir ce traditionaliste uneautre histoire. Et avec cette gnrosit, cette ironie ; ce dta-chement de seigneur qu'on entendait , toutensem ble dan s son rire, il fit l 'autre histoire,celle des historiens universitaires qui l'avaient deleur ct soigneusement nglig, -' le cadeauimprvu de ce regard neuf.Nous sommes tous las de -ces convertis dumarxisme qui changent bruyamment leurs prinipes et leurs valeurs fondamentales, maisau Figaro d'aujourd'hui, pensent aussi courtque dans la N ouvelle Critique ils,au contraire, avait la fidlit inventive C'taitsa morale intellectuelle. A son travail: nousdevons tous normment. Mais, pour Pairer ladette personnelle dont je lui suis redevable,j'aimerais que soit prserv l'exemple de cethomme qui savait laborer ses fidlits, rflchirautrement ses choix perm anents et s'efforcer,dans une tn acit studieuse, de se changer lui-mm e par souci de la vrit. . F

    Le Nouvel Observaieur 75