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À propos deFrançoise Dolto au fil de la lettre À propos de« Une vie de correspondances : 19381988 » de Françoise Dolto ,☆☆ Colette Manier * Psychanalyste, 3, rue du Regard, 75006, Paris, France Disponible sur internet le 23 mars 2006 « Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité» 1 Les nombreuses publications de F. Dolto permettent de lidentifier non seulement comme clinicienne mais aussi comme théoricienne et de situer limportance de son œuvre à laune de celle des plus grands noms de la psychanalyse. En lire les lettres, écrites ou reçues tout au long de sa carrière, introduit aussi le lecteur dans son univers personnel, tant professionnel que privé qui, dans le cas de la correspondance de F. Dolto, se révèle particulièrement vivant, dynamique et chaleureux. Limmersion dans cet univers est favorisée par le remarquable travail éditorial accompli par les éditions Gallimard pour la publication du deuxième volume de sa correspondance, qui sétend sur les 50 années de sa vie de psychanalyste. Notes, index, repères chronologiques, notices biographiques, bibliographie font de cette édition minutieusement établie et présentée par Muriel Djéribi-Valentin, un ouvrage de référence pour létude de sa vie et de son œuvre. Quant aux lettres elles-mêmes, celles de F. Dolto comme celles de ses correspondants, elles témoignent du climat de lépoque, du contexte dans lequel évoluaient les psychanalystes et leur(s) école(s), des secousses qui ont ébranlé tant lHistoire des hommes que celle de la psy- chanalyse, et de la place qua occupée F. Dolto. Place singulière dune personnalité « lumi- neuse » comme la qualifient de façon dominante les contemporains très divers quelle a http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/ Lévolution psychiatrique 71 (2006) 162169 Toute référence à cet article doit porter mention : Manier C. Françoise Dolto au fil de la lettre. À propos de« Une vie de correspondances : 19381988 ». Evol. Psychiatr. 2006 ; 71. ☆☆ Dolto F. Une Vie de correspondances, 19381988. Paris : Gallimard; 2005. 1019 pages. * Auteur correspondant : Mme Colette Manier. Adresse e-mail : [email protected] (C. Manier). 1 Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Correspondances. 0014-3855/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2006.02.001

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http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

L’évolution psychiatrique 71 (2006) 162–169

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Françoise Dolto au fil de la lettreÀ propos de… « Une vie de correspondances :

1938–1988 » de Françoise Dolto ☆,☆☆

Colette Manier *

Psychanalyste, 3, rue du Regard, 75006, Paris, France

Disponible sur internet le 23 mars 2006

« Comme de longs échos qui de loin se confondentDans une ténébreuse et profonde unité… »1

Les nombreuses publications de F. Dolto permettent de l’identifier non seulement commeclinicienne mais aussi comme théoricienne et de situer l’importance de son œuvre à l’aune decelle des plus grands noms de la psychanalyse. En lire les lettres, écrites ou reçues tout au longde sa carrière, introduit aussi le lecteur dans son univers personnel, tant professionnel queprivé qui, dans le cas de la correspondance de F. Dolto, se révèle particulièrement vivant,dynamique et chaleureux.

L’immersion dans cet univers est favorisée par le remarquable travail éditorial accompli parles éditions Gallimard pour la publication du deuxième volume de sa correspondance, quis’étend sur les 50 années de sa vie de psychanalyste. Notes, index, repères chronologiques,notices biographiques, bibliographie font de cette édition minutieusement établie et présentéepar Muriel Djéribi-Valentin, un ouvrage de référence pour l’étude de sa vie et de son œuvre.

Quant aux lettres elles-mêmes, celles de F. Dolto comme celles de ses correspondants, ellestémoignent du climat de l’époque, du contexte dans lequel évoluaient les psychanalystes etleur(s) école(s), des secousses qui ont ébranlé tant l’Histoire des hommes que celle de la psy-chanalyse, et de la place qu’a occupée F. Dolto. Place singulière d’une personnalité « lumi-neuse » comme la qualifient de façon dominante les contemporains très divers qu’elle a

te référence à cet article doit porter mention : Manier C. Françoise Dolto au fil de la lettre. À propos de…ie de correspondances : 1938–1988 ». Evol. Psychiatr. 2006 ; 71.o F. Une Vie de correspondances, 1938–1988. Paris : Gallimard; 2005. 1019 pages.ur correspondant : Mme Colette Manier.sse e-mail : [email protected] (C. Manier).delaire, Les Fleurs du Mal, Correspondances.

55/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés.016/j.evopsy.2006.02.001

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impressionnés, qu’ils l’aient croisée en une seule occasion ou qu’ils la connaissent plus pro-fondément sur le plan amical et/ou professionnel.

Ces 50 années de correspondance tissent ainsi la trame de la personnalité du sujet FrançoiseMarette-Dolto et de la psychanalyste, à travers ses rapports au social et au religieux, à sonéthique de la psychanalyse, à l’intrication indissociable de la pratique et de la théorie qui enémerge peu à peu, au refus de tout dogme –religieux ou « scientifique »- ce qui implique lanécessité de remises en question constantes.

Cette correspondance commence en 1938, année de son élection comme membre adhérentde la SPP (Société Psychanalytique de Paris). En juillet 1939, elle soutient sa thèse de méde-cine Psychanalyse et pédiatrie, ce qui lui permit d’être admise comme membre titulaire de laSPP. En outre, dès le lendemain de sa soutenance, elle se fit enregistrer comme médecin à laPréfecture de Police, impatiente de travailler. Elle fait ensuite paraître sa thèse à compte d’au-teur.

Au début de la guerre, elle est réquisitionnée pour vérifier l’état sanitaire des enfantsenvoyés dans des villages d’Île-de-France. De son côté, elle multiplie les initiatives. Ainsi,une lettre d’octobre 19392, émanant du service de radiodiffusion du ministère des postes,répond à une proposition émanant d’elle de mettre la radio au service de l’hygiène sociale, ini-tiative qui n’aboutira pas mais qui préfigure son souci d’utiliser les médias au profit du plusgrand nombre en matière de prévention, comme elle le réalisera par la suite à plusieurs repri-ses, notamment avec l’émission de France Inter, Lorsque l’enfant paraît, qui eut un grandretentissement dans les familles de 1976 à 1978. Ne peut-on aussi y entendre un lointainécho de l’impact que la découverte de la radio eut dans son enfance, quand elle construisitelle-même un poste à galène et annonçait à l’avance à son père les nouvelles qu’il ne décou-vrirait qu’ensuite dans le journal3 ?

Pendant la débâcle, en juin 1940, elle traverse seule la France, Sophie Morgenstern ayantrefusé de partir avec elle comme elle le lui avait proposé4, et gagne le sud-ouest où elle finitpar s’installer chez des amis dans l’Aude. Elle utilise alors les petites annonces de Paris Soirpour faire connaître son adresse, avec l’espoir de recevoir des nouvelles et de se donner ainsiune possibilité de localiser famille et amis, tous dispersés. Sa plus grande impatience durantcette période provient du sentiment d’inutilité qu’elle ressent, elle qui bouillonne d’énergie etn’a pu obtenir de poste dans la maternité de Carcassonne alors que le travail qu’elle accomplitauprès des réfugiés n’est pas suffisant pour l’occuper. Elle décide donc de rentrer dès que pos-sible à Paris où elle apprend, le 6 Août, que Sophie Morgenstern s’est suicidée le jour de l’en-trée des Allemands dans Paris, le 14 Juin 19405.

Et c’est alors, en pleine Occupation, qu’elle ouvre une consultation pour enfants à l’hôpitalTrousseau (septembre 1940), et qu’elle développe sa clinique psychanalytique en s’intéressantaussi à tout courant de recherche propre à parfaire sa formation, étrangère au sectarisme durefus par principe. Elle rencontre ainsi Robert Desoille et se forme à sa pratique du « rêveéveillé dirigé » ; s’intéresse à la spiritualité hindoue à laquelle elle est initiée par LouisRenou, spécialiste de langue et de littérature sanskrites6. Et c’est toujours dans ce même esprit

2 Lettre 24, de J. Duhamel, ministère des postes, service de la radiodiffusion, du 25.10.39.3 Cf. Autoportrait d’une psychanalyste p. 31 [1].4 Lettre 607 à Marie-Lise Lauth, du 29.05.85, en réponse à une demande de renseignements sur Sophie Morgens-

tern.5 Cf. Une vie de correspondances, note 63, p. 57.6 Lettre 132 du Dr René Arpad Spitz, du 13.09.46.

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d’ouverture et d’intérêt culturel et humain qu’elle rendra visite à Jung, en 1957, sans pour celaadhérer à sa théorisation.

C’est aussi à cette époque, qu’elle fonde sa vie de famille, en février 1942, consécutivementà la rencontre de Boris Dolto chez les Desoille. Leur vie sociale est alors animée par des grou-pes de réflexion mêlant spiritualité, art et psychanalyse. Elle écrit à son frère Jacques7, alorsdans la Résistance, que parmi les gens qu’ils rencontrent ceux qui l’intéressent le plus sontceux qui consacrent leur vie à la spiritualité hindoue, ce qui fait relativiser « les choses tempo-relles »8. À certaines « choses temporelles » de ces années, elle-même fit référence vers la finde sa vie relatant sa naïveté et son incrédulité dans ce domaine, bien que dès le début de laguerre, elle ait vu émigrer ses collègues juifs dont René Spitz, parti, lui, dès 1938, aprèsMunich, aux USA et qui, à la Libération, lui fera parvenir des colis d’aliments pour nourris-sons. En dépit de l’analyse de la situation qu’il a pu lui faire avant de partir, concernant cequ’il prévoyait de l’extermination des juifs, elle ne pouvait y croire9 ! Elle fondait sa convic-tion éthique dans la spiritualité, dans l’essence de l’humain tel qu’elle l’entendait : je primor-dial ayant à advenir comme sujet du désir. Ce qui échappait à ce champ, elle le considéraitcomme autant de pièges du « narcissisme de l’individu » dans lesquels s’enlisait le sujetauquel elle consacrait par ailleurs et quotidiennement clinique et recherche psychanalytiques,en n’ayant de cesse de se rendre utile, à son niveau de compétence.

Durant cette période mêlée d’effervescence, d’apprentissage, de recherche de connaissancesoù elle s’ouvre donc à ces différents courants, elle peut même aller jusqu’à se dire, à un certainmoment, trotskiste, ce qui fera répliquer à Spitz, en 1946 : « Si vous êtes trotskiste, il mesemble que vous êtes en bonne compagnie, car c’est ce que l’on me dit de tous les gens debien que je rencontre »10.

Si elle a toujours gardé ses distances par rapport aux faits sociaux, aux conflits, aux enga-gements partisans, (y compris, bien sûr, en temps de paix) son implication sociale est impor-tante pour tout ce qui concerne la prévention et l’éducation, dans les crèches, à l’école, dansles relations parents–enfants, inventant ainsi et promouvant sans cesse la « cause des enfants »puis la « cause des adolescents »11.

Car la prévention est le fil rouge qui a guidé toute sa vie, depuis l’enfance : à huit ans, ellevoulait déjà être « médecin d’éducation » pour prévenir les incompréhensions, contresens eterreurs des adultes à l’égard des enfants ; au cours de sa carrière, en multipliant les conféren-ces et articles auprès des publics de parents ou de professionnels ayant charge d’enfants ; lorsde ses dix années de retraite, consacrées jusqu’à la veille de sa mort à la prévention en faveurdes enfants de la naissance à trois ans, et toujours à la formation des psychanalystes.

Sa quête de l’humain en devenir, de l’assomption du sujet, constitue aussi pour elle le pointde rencontre du spirituel et du psychanalytique : Christ miroir du verbe ; psychanalyste miroirdu sujet en recherche. Là réside également l’essence même de son approche clinique, celle del’être vrai du psychanalyste disponible, à l’écoute de l’être vrai du patient, masqué par ses

7 Son plus jeune frère, Jacques, le futur ministre des PTT est alors dans la Résistance, ainsi que son frère aîné,Pierre, futur général de l’armée de l’air, et que son frère Philippe, médecin, qui deviendra psychanalyste.

8 Lettre 111, à son frère Jacques, du 14.10.43.9 Lettre 126 de René Spitz du 1er Mai 1946, note 3 relative à un entretien de 1988, L’Épopée lacanienne : l’hydre

à deux têtes, avec F. Martens, dans lequel F. Dolto relate ces faits [2]. Cf. aussi Autoportrait d’une psychanalyste, ch.La seconde guerre mondiale [1].10 Lettre 132 du Dr René Arpad Spitz, du 13.09.46.11 Ce sera le titre d’un de ses livres publiés chez Robert Laffont : La Cause des adolescents [3].

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symptômes et qui nécessite, de la part du psychanalyste, une disponibilité constante aux pro-jections des patients afin de leur permettre un accès à leur « propre reconnaissance ». « Être cequ’on est seulement, à la minute sans désirer autre chose. Autrefois je pense que j’auraistrouvé cette ambition bien mince et maintenant je me demande si j’y arriverai seulementavant la fin de ma vie »12. Dans la même lettre, elle situe son rapport à la théorie commeconvergente avec cette quête personnelle du sujet psychanalyste, la part de théorie permettantde comprendre intellectuellement les situations dans lesquelles elle estime avancer à grandspas, notamment « dans le rôle des relations interhumaines familiales dans le sens des relationstransférentielles sur les enfants » lesquels attendent des adultes tutélaires « des actes exemplai-res typiques de leur achèvement » et qui, au lieu de cela, rencontrent les angoisses et conflitsnon dépassés que ces mêmes adultes projettent sur eux13.

Par ailleurs, quand surgissent, au sein de la SPP, les conflits qui conduiront à la scission de1953, Dolto tout d’abord n’y prend pas part mais soutient Lacan découragé par la trahison deNacht à son égard : « Je te supplie de ne pas me décevoir en t’effondrant dans ta confiance entoi-même »14 et lui explique sa position, trois jours plus tard : « Je voulais te préciser que si jesuis indifférente aux remous divers des tensions de groupe –si je l’ai été- c’est que c’est grâceà cela que j’ai pu continuer à travailler dans la voie que je savais devoir être la mienne mais cen’était pas une indifférence aux buts du groupe dont je me sens un élément actif… La polé-mique ne m’intéresse pas »15. Elle renforce la position des analystes en formation qui se rebel-lent contre les nouveaux statuts les infantilisant en répondant à leur porte-parole Jenny Roudi-nesco (future Jenny Aubry) que pour la direction de l’Institut « le mythe du père fort sadiquedemande encore des enfants faibles et masochistes »16. Cela lui fournit l’occasion d’affirmer ladistinction entre le spirituel, qu’elle recherche, au sens d’approcher au plus près du sujet, ensoi et en l’autre, et la dérive religieuse, qu’elle réprouve totalement, de la direction de l’Institutde psychanalyse faisant de la théorie psychanalytique un dogme figé que des maîtres font ingé-rer aux élèves en les perfusant. Elle doute cependant que son soutien soit efficace car sa façonde travailler « est diversement interprétée dans un groupe qui semble plus religieux traditiona-liste que scientifique, plus craintif de perdre des droits d’exclusivité- idéal fortement statique-que de se mettre au service des hommes vivants, mouvants dans le monde mouvant »17. ÀArturo Prat, psychanalyste chilien, elle décrit ainsi les représentants des deux esprits qui s’af-frontent à la SPP : « gorille gangster Nacht et le sensible fragile affectivement mais trèshumain Lacan non sans défauts sur le plan social, vaniteux certes aussi mais jamais nuisibleni à un semblable ni à l’esprit même de la psychanalyse, ambitieux pour lui mais non opposéà l’ambition des autres »18.

Ce contexte institutionnel illustre le rapport de méfiance que F. Dolto entretient avec lathéorie psychanalytique quand elle n’est pas référée à la clinique, et ainsi toujours susceptibled’être remise en question, mais qu’elle est vénérée comme un mythe : « La théorie psychana-lytique si elle doit être enseignée dans sa forme première et dans son état actuel le plus défen-dable scientifiquement d’après les travaux mondiaux, ne doit pas arrêter nos pensées ni nos

12 Lettre 170 à Alice et Roger Godel du 29.12.52.13 Ibid.14 Lettre 172 à Lacan du 16.05.53.15 Lettre 173 à Lacan du 19.05.53.16 Lettre 175 à Jenny Roudinesco et aux analystes en formation du 27.05.53.17 Ibid.18 Lettre 176 à Arturo Prat, psychanalyste chilien, du 30.05.53.

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recherches…, se servir d’une théorie n’est pas y croire comme on croirait à un mythe…, vis-à-vis de vous nous ne sommes pas des maîtres, mais des témoins qui ont travaillé quelquesannées avant vous… Aucun de nous ne peut se targuer de posséder la science… Il n’est passouhaitable que des élèves « incorporent » leur maître »19. De cette position, elle ne dévierapas. Dix-huit ans plus tard, en 1971, dans sa réponse à une amie psychanalyste grecque, elleregrette que peu de gens soient concernés par la recherche qui, pour elle, « est tout le tempsremise en cause de soi, de la théorie, du vivant dans le corps qui est le sien à travers sesmédiations que sont les êtres de langage »20.

Quand elle est elle-même menacée d’être interdite comme psychanalyste didacticienne, encompagnie de Lacan, en 1962, dans sa propre institution, lors de la demande d’affiliationà l’IPA (Association Psychanalytique Internationale)21, ce qui allait conduire, en 1964,à la deuxième scission à l’intérieur du mouvement psychanalytique français, elle dénonce aucours des débats le même enjeu institutionnel sclérosant qu’en 1953 concernant la formationdes jeunes psychanalystes par des institutions qui ne visent plus qu’à former des« adeptes »22. Ses articles et conférences sont critiqués comme marginaux ou hors champ psy-chanalytique pur, ce qui la conduit à préciser, dans une longue lettre en réponse à SergeLeclaire, outre sa position concernant les clivages au sein de l’institution, la distinction qu’elleopère entre son travail d’analyste, dans son cabinet ou au sein de la société de psychanalyse, etsa manière d’être en dehors, « de prendre des contacts humains avec les autres »23.

Tels sont les deux aspects distincts et indissociables de ces 50 ans d’activité psychanaly-tique et sociale : la recherche et la créativité psychanalytiques tant sur le plan personnel queclinique et théorique d’une part et, d’autre part, la dimension qu’elle appelle « phénoménolo-gique »24 permettant à tout spécialiste de témoigner de son expérience au service de la préven-tion, de l’éducation, en s’adressant aussi à des médias visant le grand public, ou à des institu-tions de formation, de travailleurs sociaux, et à tout adulte ayant en charge d’élever, soigner ouéduquer des enfants, qu’il soit parent ou personne tierce payée pour le faire. C’est dans cemême esprit qu’elle a également créé un lieu de prévention, « La Maison verte », lieu d’ac-cueil des enfants avec leurs parents, jusqu’à l’âge de trois ans.

Ces deux axes de l’œuvre de F. Dolto, toujours conjoints mais jamais confondus, se sontaffirmés jusqu’à sa mort. À partir de sa retraite, elle enrichit son œuvre de nombreusespublications cliniques et théoriques. Sa notoriété s’étendant et les sollicitations des journaux,télévisions, groupes, revues se multipliant, elle accorda de plus en plus d’entretiens dont elle lais-sait les enregistrements à la disposition de ses interviewers qui les publiaient librement. Sa posi-tion a toujours été qu’une fois sa pensée transmise, il appartenait à ceux qui la recevaient d’endisposer comme ils le voulaient ou le pouvaient, même si c’était au prix de distorsions, voire defortes déformations. Elle-même assumait ses responsabilités et laissait entière celle des autres,estimant inévitables les falsifications. Cependant, dans toutes ses interventions de transmissionde son expérience, elle a été d’une grande virulence pour dénoncer les dérives « psychanaly-

19 Lettre 175, ibid.20 Lettre 380 à Frosso Carapanos, psychanalyste grecque, du 28.11.71.21 Lettre 287 de Serge Leclaire, au nom de la Commission des études, du 21.03.62. : « nous ne souhaitons pas quevous preniez pour l’instant la charge de nouvelles didactiques ». Il faut préciser toutefois que, lors de la scission de1964, Serge Leclaire rejoindra Lacan et Dolto à l’École Freudienne de Paris.22 Lettre 288 à Serge Leclaire et aux membres de la Commission des études de la SFP, du 27.03.1962.23 ibid.24 ibid.

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santes » d’éducateurs, enseignants, travailleurs sociaux qui mélangeaient les genres et se vou-laient tout à la fois formateurs et thérapeutes, comme celles de psychanalystes se voulant aussiéducateurs.

Enfin, quand les conséquences d’une fibrose pulmonaire ont eu petit à petit raison de savitalité débordante et que ses possibilités d’intervention s’en sont trouvées réduites, mettantainsi un terme aux trop grands déplacements et aux conférences, elle a encore trouvé la forced’ouvrir et de maintenir, lors des deux dernières années de sa vie, une consultation pour lesenfants d’une pouponnière, faisant avec eux ce qui lui semblait « de la psychanalyse pure »,détachée de toute visée éducative.

Si ce parcours tissé d’un fil double, déroulé dans le temps d’une vie de psychanalyste, m’aparu essentiel, bien d’autres aspects de la vie et de l’œuvre de F. Dolto sont présents dans cettecorrespondance, dont les nombreuses réactions à ses interventions théoriques et cliniques et àses publications, l’intensité des liens avec les membres de sa famille, la profondeur de ses rela-tions amicales, les doutes qui l’assaillent ou la sérénité qui s’installe en elle lorsqu’elle peuts’épanouir dans ses relations de femme, de mère, de psychanalyste, la méticulosité aveclaquelle elle répond à toute missive reçue sollicitant son avis sur quelque sujet que ce soit etqui témoigne du tranchant de ses positions psychanalytiques et éthiques… Je souhaiterai, pourterminer, en mettre deux en lumière. L’un, parce qu’il offre une perspective de réflexion vrai-ment psychanalytique, affranchi de toute religiosité, pour penser certaines évolutions biologi-ques modernes qui bousculent le savoir établi ; l’autre, parce qu’il exprime de façon particuliè-rement profonde un des aspects les plus émouvants de cette correspondance qui émane de satonalité, révélatrice des relations de F. Dolto à chaque correspondant, et d’eux à elle.

En 1984, sollicitée par Robert Badinter, F. Dolto accepte de participer à des travaux relatifsaux fécondations artificielles et à l’émergence de « mères porteuses ». N’ayant pas eu à analy-ser d’enfants nés dans ces conditions, elle se fonde sur sa longue expérience de clinicienned’enfants nés dans des situations pathogènes dont il ressort qu’« il semble que ce ne soit pasles faits dans leur réalité marginale qui marquent le plus ces enfants, mais l’angoisse de leurentourage et le non-dit de leurs épreuves réelles à ces bébés ou à ces jeunes enfants par lespersonnes qui les élèvent puis les éduquent »25. Se déploie alors la logique qui en découle :ce n’est pas à la loi de légiférer pour imposer de quelle façon et dans quel cadre doivent naîtreles enfants ; en revanche, quelles que soient les modalités de sa genèse, « il me semble de laplus haute importance que lorsqu’un enfant est né viable, la loi s’engage à prendre les disposi-tions légales… [permettant qu’il] soit soutenu jusqu’à sa majorité à assumer son destin particu-lier sans que son origine lui soit jamais cachée…, cette expérimentation, cette technologieconcernant les corps ne peut aborder ce qu’il en est du désir de naître et de survivre. Celan’est pas du domaine de la loi ni de la biologie »26. Ainsi, à l’occasion d’une lettre destinéeà informer de son absence à une prochaine réunion, elle développe une position argumentéequi ouvre une perspective riche de réflexion sur des questions d’une actualité toujours pluspressante.

L’autre aspect que je veux souligner est l’atmosphère souvent si chaleureuse de cette cor-respondance. Le ton de nombreuses lettres adressées à F. Dolto témoigne de l’émotion, du res-pect, de l’estime, de la reconnaissance ou de l’admiration qu’elle a suscités chez ses interlocu-teurs, qu’il s’agisse de Lacan : « Sache bien que je t’aime et que je t’estime, comme une des

25 Lettre 597 à François Gros, 11.10.84.26 Ibid.

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rares personnes que je connaisse, qui soient pleinement »27 ; ou de W. Granoff, dans une lettreécrite des années après la deuxième scission les ayant opposés, et qui réagit à la lecture d’unepréface28 dont elle est l’auteur : « En dehors du fait que votre préface, somptueuse, est à monavis une des plus grandes réussites de votre plume, il y a que nous tenons là quelque chose detellement exceptionnel, de tellement merveilleux, de si généreux, si intelligent, si drôle et siprofondément analytique…, que je ne sais au juste quoi bredouiller pour témoigner de monadmiration »29.

C’est cependant à Alain Cuny, son vieux compagnon de route, que je céderai la parole pourconclure. De 1938 à la dernière année, en 1988, les échanges épistolaires entre F. Marette puisF. Dolto et Alain Cuny jalonnent ce parcours de réflexions tendres, profondes, parfois pathéti-ques. Au fil du temps, F. Dolto se révèlera être pour Alain Cuny, le seul repère fixe, la seuleboussole, celle qui lui permet parfois d’émerger de ses souffrances psychiques, de se recentrer,de déposer temporairement le fardeau dont il est chargé : « …dans la mesure où je peux sentirmon cœur, j’y trouve quelque chose de tressé entre toi et moi »30. « Je pense à toi souvent,heureusement. Tu commences à me faire croire par instants, que quelque chose m’appartientà nouveau, que je ne suis plus irrémédiablement étranger à tout »31. « Je viens de rentrer deThaïlande là-bas je pensais à toi ritournellement, si rythmiquement que cela signifiait éternel-lement, je me demandais pourquoi. Tu t’avançais régulièrement, aux moments qu’il fallait ; unpeu comme à La Roquebrussanne quand tu passais à proximité du cabanon où je m’abritais.C’est parce qu’en Thaïlande j’étais redevenu le garçon de 20 ans que tu as connu et que tudemeurais près de moi comme la sentinelle préposée à me signaler l’arrivée du bonheur »32.« Je suis content « à cause de toi » : quand je te vois, quand je pense à toi, l’espoir memonte au cœur remplaçant la moutarde qui me montait au nez »33. « … depuis toujours tu asprononcé des paroles qui aujourd’hui comme au moment où elles étaient dites, écartent lesténèbres, les miennes mordantes comme le lion de Crotone »34. « Il est vrai que tu m’es sou-vent présente ; visible ; interlocutrice… »35.

On ne saurait mieux exprimer le pouvoir de la parole et son effet thérapeutique dans l’usagedu langage que faisait F. Dolto, tant dans la clinique, que dans la transmission ou dans lesrelations à l’autre. Est-il étonnant que ce soit au même Alain Cuny qu’elle ait fait la confi-dence, en 1941, aux débuts de sa pratique, du rôle auquel elle se sentait assignée depuis l’en-fance ? « … moi dont le rôle est toujours de comprendre les autres pour les aider et qui mesens si seule. On pourrait croire que cela satisfait une certaine vanité de servir ainsi aux autresde secours et de lucidité : on se tromperait pour moi… Je suis faite pour cela puisque de touttemps, même quand j’étais enfant mes camarades inquiètes ou instables, même plus âgées quemoi étaient attirées à se confier à moi… Je ne refuse pas de jouer mon rôle je fais même demon mieux pour y être experte et ne pas tromper la confiance qu’on me fait »36.

27 Lettre 246 de Lacan, du 04.01.61.28 Préface au livre de Jeanne van der Brouck, Manuel à l’usage des enfants qui ont des parents difficiles [4].29 Lettre 498 de Wladimir Granoff, du 14.12.79.30 Lettre 1 d’Alain Cuny, 18.07.38.31 Lettre 6 d’Alain Cuny, du 06.04.39.32 Lettre 409 d’Alain Cuny, de janvier 74.33 Lettre 417 d’Alain Cuny, du 31.05.74.34 Lettre 440 d’Alain Cuny, de Juillet 1976.35 Lettre 595 d’Alain Cuny, du 05.10.84.36 Lettre 69, à Alain Cuny, du 27.06.41.

Page 8: Françoise Dolto au fil de la lettre À propos de… « Une vie de correspondances : 1938–1988 » de Françoise Dolto

C. Manier / L’évolution psychiatrique 71 (2006) 162–169 169

Se dessine ainsi, au fil de ces lettres, l’Être d’une femme qui n’est pas devenue psychana-lyste, mais qui, d’une certaine façon, l’a toujours été et n’a, à partir de là, jamais cessé de tra-vailler à le devenir.

Références

[1] Dolto F. Autoportrait d’une psychanalyste. Paris: Seuil; 1989.[2] Dolto F. Le féminin. Paris: Gallimard; 1998.[3] Dolto F. La Cause des adolescents. Paris: R. Laffont; 1988.[4] Van der Brouck J. Manuel à l’usage des enfants qui ont des parents difficiles. Paris: Seuil; 1979.