Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    UUnneeccoonnvveerrssaattiioonnaavveecc PPhhiilliippppee AArriiss

    Franoise Dolto

    (Macroscopie, France-Culture, septembre-octobre 1977)

    Edio Guinefort

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    Ce dialogue a t entam en 1973. Philippe Aris venait de publier

    L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Rgime (Seuil). Peu vers en

    psychanalyse, comme il le disait lui-mme, il a souhait rencontrer un

    psychanalyste d'enfants. Je commenais tre connue par le grand public grce

    au Cas Dominique (Seuil). Le dialogue eut lieu sur France-Culture. Ce fut le

    point de dpart de cette digression deux voix.

    Philippe Aris: Je dois avouer que c'est la premire fois que

    jai l'occasion de dialoguer longuement avec un psychanalyste. Je

    voudrais donc, en guise de prambule, me situer vis--vis de lapsychanalyse, car je suis un historien qui s'intresse aux cas

    psychologiques: les attitudes des hommes devant la vie, devant la

    mort, devant l'enfance, la famille, les parents, etc.

    Cependant, je dois avouer aussi que jai toujours prouv,

    jusqu' une date relativement rcente, une certaine distance, pour

    ne pas dire mfiance, vis--vis de la psychanalyse. Ceci, je puis

    l'expliquer par des raisons assez banales, comme par exemple par

    le fait que l'on a eu affaire dernirement une trs rapide et

    mauvaise vulgarisation du vocabulaire de la psychanalyse, face

    laquelle on ne peut pas ne pas prouver souvent un certain

    agacement.

    Mais il doit y avoir une autre raison galement, plus

    profonde. En tant qu'historien, je me demande dans quelle mesurenous pouvons projeter dans le pass, fin de mieux l'clairer, des

    catgories, fussent-elles scientifiques, dfinies par Freud et par

    ses successeurs, et qui sont nes d'une observation de la socit

    occidentale de la fin du XIXe sicle et du dbut du dbut sicle.

    Pour rendre mes doutes et mes interrogations plus

    sensibles, je voudrais formuler une question historiquement plus

    concrte. Les socits pr-industrielles, mettons jusqu'au milieu

    du XVIIIe sicle, sont des socits dures, o l'on n'tait pas

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    tendre l'un avec l'autre et o l'on n'avait pas la sensibilit fleur

    de peau. Le climat social y tait trs dur, on y souffrait et on y

    mourait tt.

    On peut dire sans risque d'idologisation, qu'il y avait une

    relle ingalit devant la mort. Un type donc de socit que nous

    ne devons nullement considrer avec une quelconque nostalgie.

    Plus encore, l'enfant, qui nous intresse vous et moi, l'enfant tait,

    lui, le plus mal aim de cette socit; il mourait encore plus

    facilement et plus vite que les adultes.

    Plus encore, on l'aidait souvent mourir, l'infanticide tant

    plus ou moins consciemment tolr. Dans certaines rgions, la

    fin du Moyen Age, on n'tait pas trs loin de vendre les petites

    filles comme on vendait des esclaves. Bref c'tait une socit qui

    n'a jamais aim les enfants!

    Alors, c'est justement cela qui me pose un problme,

    lorsque je considre la socit d'aujourd'hui travers, par

    exemple, vos livres (Le Cas Dominique) ou les livres des autres

    psychanalystes. savoir que je retrouve dans la littrature

    psychanalytique un trajet bien rgl que vous faites parcourir

    chaque enfant, avec des tapes - le stade oral, le stade anal, etc.

    Un lecteur un peu naf, comme moi, a le sentiment et parfois

    mme la conviction qu'un enfant, pour arriver l'ge adulte dans

    un bon tat psychologique, ayant traverser allgrement toutes

    ces tapes et tous ces cycles, eh bien, il a beaucoup de mal y

    arriver!

    On peut mme dire qu'il y a beaucoup de chances qu'il n'y

    arrive jamais, et il me semble d'ailleurs que c'est ce qui se passe le

    plus souvent. Et tout ceci cre si vous voulez notre difficult, le

    drame de la situation contemporaine: autrement dit, le fait que la

    socialisation d'un enfant, son passage l'tat adulte, fait

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    perptuellement question.

    Bon, maintenant, mon interrogation, je puis la formuler

    ainsi: comment se fait-il que dans les socits pr-industrielles,

    qui taient si dures, o l'enfant avait si peu de place dans le cur

    des humains, o le sentiment tait si rare, comment se fait-il que

    tous ces problmes que l'enfant pose aujourd'hui et qu'tudient en

    dtail le psychologue, le pdiatre ou le mdecin, comment se fait-il

    que ces problmes ne se posaient pas?

    Franoise Dolto: Je pense tout simplement que cela se passait ainsi parcequ'il y avait une sorte de slection naturelle, comme vous l'avez si bien dit sans

    utiliser prcisment cette expression. Il se pose actuellement des problmes

    considrables parce que tous les enfants survivent, et survivent surtout des

    enfants trs sensibles, qui, autrefois, mouraient tout simplement alors, l'existence

    de ces enfants trs sensibles nous permet aujourd'hui de reconnatre et

    d'apprcier, dans leur dveloppement, la prsence et la rminiscence d'poques et

    de stades antrieurs, que la psychanalyse dcouvre en eux et qui s'exprime par

    des dessins, ou se verbalise, ou ressort dans des comportements.

    Mais ceci a toujours exist, et l'enfant l'a certainement toujours exprim

    lorsqu'il pouvait parler avant l'ge de trois ans. Car ce que Freud a appel le

    complexe d'OEdipe, cela correspond une poque de la vie de l'enfant, entre

    trois et cinq ans. Aujourd'hui, cet ge est retard pour certains enfants qu'on

    appelle inadapts, qui font l'intgration symbolique de leur sensibilit dans lasocit beaucoup plus tard.

    Pourquoi? Tout simplement parce qu'ils ont t trop couvs, ils ont t

    arrts par le fait d'avoir vcu comme des comateux symboliques. La plupart du

    temps, ceci se produit parce que les enfants sont l'objet de projections de leurs

    parents; c'est--dire que l'enfant est empch de suivre son volution normale,

    surtout pour ce qui est de sa relation au langage.

    Le dveloppement de son corps propre est achev neurologiquement

    deux ans. Alors, son dveloppement musculaire et son adresse peuvent permettre

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    une verbalisation et une autonomie par rapport ses besoins et dsirs; tout ceci

    est compltement achev l'ge de cinq-six ans. Mais avec les parents

    d'aujourd'hui, on retrouve des enfants qui l'ge de huit ans par exemple, ne

    savent mme pas lacer leurs chaussures.

    Il faut dire qu'autrefois il n'y avait peut-tre pas des chaussures aussi

    compliques qu'aujourd'hui... Mais enfin, le principal facteur c'est que les parents

    sont, de nos jours, tellement anxieux eux-mmes, il y a tellement de livres qui

    s'interposent entre eux et leurs enfants, qu'ils ne peuvent plus donner la chance

    leur enfant de devenir autonome l'ge o d'habitude il l'tait autrefois.

    Auparavant, il tait plus libre, il allait et venait sa guise, il rendait visite auxvoisins, etc. D'ailleurs, on peut le lire dans vos livres, dans les ouvrages

    d'histoire. Les couples avaient des enfants presque tous les ans. Et puis la mre

    mourait si facilement, c'tait donc une belle-mre, ou une autre femme qui

    prenait soin de l'enfant; ils taient ainsi associs d'autres enfants, ceux des

    parents nourriciers.

    Ceci n'empche, mon sens, que les enfants se structuraient de la mme

    manire qu'aujourd'hui. On peut le voir par exemple dans le cas de Louis XIII,

    dans la faon dont il est devenu nvros... Il tait lev tout fait comme un

    enfant de bourgeois d'aujourd'hui, de bourgeois ais, bien sur... C'tait le petit

    prince, une sorte de soleil pour son entourage.

    Il y avait mme Hroard, le mdecin du roi, qui notait tout ce que ce

    garon disait, et qui tait fort intelligent d'ailleurs. Et on s'aperoit qu'il a dit des

    choses trs intressantes sur l'veil de la sexualit l'poque de la petite enfance,

    sur la curiosit vis--vis de la sexualit des adultes. Et puis, tous ces jeux

    propos de la sensibilit gnitale.

    P.A. Mais aujourd'hui, tout cela est interdit.

    F.D.: Mais non, ce n'est pas interdit! C'est interdit peut-tre dans la ville

    de Paris, dans certains milieux comme on dit, mais pas chez les poulbots, ou lacampagne. Ce n'est pas interdit non plus dans une maternelle, o il y a cinquante

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    enfants et o les plus dlurs se rassemblent tous dans un coin et se racontent

    toutes leurs histoires. Seulement on ne l'entend pas, car les enfants se mfient des

    adultes.

    P.A. Alors c'est permis, d'aprs ce que vous dites, l o

    justement la moralisation de la famille ne se fait pas sentir.

    F.D.: Oui, c'est--dire qu'il y a une auto-dfense de l'enfant. Ds qu'il voit

    que tout ce qu'il raconte, qui est pour lui la dcouverte du monde accompagn

    d'un intense plaisir, ds qu'il voit que cela intresse papa et maman,immdiatement, j'oserais dire, il s'escargote: Attention, danger! Il y a chez

    l'enfant une certaine attitude: ce n'est pas une affaire d'adulte , ou bien: Ah, on

    s'tonne de ce que j'ai dit, cela prouve que j'ai gaff. On pourrait dire qu'il

    pense comme cela.

    Je crois que l'enfant prserve sa sensibilit avec beaucoup de prudence.

    Bien n'est plus terrible pour lui que d'entendre tous ces mots d'enfants rpts par

    des adultes, comme il arrive si souvent de nos jours. l'poque de Louis XIII,

    Hroard les crivait, c'tait diffrent. Mais il faut voir ce qui s'est pass avec

    Louis XIII, l'ge de six ans. Brusquement, interdit de tout. Parce qu'il est

    devenu un homme.

    P. A.: Oui! Brusquement, plong dans la socit des

    adultes, il ne lui tait plus permis de s'amuser avec ses organesgnitaux, comme avant.

    F.D.: Et les autres ne jouaient plus avec lui non plus. Une transformation

    totale effectue en trois semaines. En trois semaines il a fallu s'aligner sur le

    comportement des adultes interdicteurs. En plus, il tait le petit prince, donc il

    fallait qu'il donne l'exemple.

    P.A.: Il faut dire que ceci se plaait en plein mouvement de

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    dveloppement des ides missionnaires de la Contre-Rforme. Ce

    qui fait que cette libert qu'avaient eue les adultes avec le petit

    Louis XIII avant qu'il ait l'ge de six ans, ce ne sera plus possible

    vingt-cinq ans plus tard...

    F.D.: Ce qui est admirable, je crois, c'est que cette libert donnait des

    adultes en bonne sant. Non seulement on jouait avec l'enfant, mais on

    verbalisait, ce n'tait pas du tout dans le style animal . Il y avait un

    vocabulaire trs prcis, qui accompagnait toujours ces jeux: le sexe de la fille

    avait un nom, le pre lui en parlait, et ce n'tait pas un nom l'usage protg del'enfant, c'tait le nom qui circulait dans le langage des adultes aussi.

    P.A.: C'est juste, il n'y avait pas d'interdit dans le

    vocabulaire. Il n'y avait pas de mots tabous!

    F.D.: Ce qui actuellement cre des troubles chez les enfants, c'est qu'ils

    se dveloppent sans vocabulaire pour certaines choses, ou avec un vocabulaire

    trafiqu leur usage, assez nunuche .

    P. A.: En fait, ce que vous dites revient ceci: une

    certaine poque, qui est disons le milieu du XVIIe sicle, l'enfant

    vivait jusqu' six-sept ans dans une trs grande libert de tout

    ordre avec les adultes. Et si nous nous situons, mettons vingt-cinqou trente ans en amont, alors les interdits que l'on peut constater

    pour l'enfant de sept ans, devaient tre infiniment moins lourds

    quoique, sans doute, quelque chose changeait autour de l'ge de

    six-sept ans: on n'avait pas les mmes jeux et les mmes

    attouchements avec lui aprs. Je veux dire que, dans la premire

    moiti du XVIIe sicle, il y a eu un dbut de moralisation, qui n 'a

    pas atteint les premiers ges de la vie, mais qui se faisait

    fortement sentir une fois dpass l'ge de six-sept ans.

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    F.D.: Justement, je crois que c'est cela qui est intressant. Lorsque, avant

    l'ge de six ans, l'tre humain a eu la possibilit de dvelopper librement la

    sensibilit de son corps, en bnficiant en plus d'un vocabulaire appropri, en

    ayant reu l'initiation aux plaisirs qu'il n'est pas capable, lui, d'prouver comme

    adulte, mais que l'adulte ne blme pas chez lui lorsqu'il est encore petit; tout ceci

    construit l'enfant par rapport son corps, en pleine scurit.

    Nous voyons ces gens du pass parler de leur corps avec simplicit; nous

    les voyons sans pudeur vis--vis de leurs besoins, sans honte face leur nudit.

    La pudeur par rapport la nudit commence se faire sentir aprs la Rvolution,il me semble...

    P.A. Ah! non, non, dj bien avant. Vous vouliez dire qu'on

    leur a impos cette pudeur au cours du XIXe sicle? Je crois que

    cela a commenc un peu avant...

    F.D.: Ce qui m'impressionne en lisant les ouvrages d'histoire, c'est le fait

    qu'ils ne semblaient pas nvross. Ils taient trs individualiss, chacun sa

    faon, tout en faisant montre d'apparences qui taient parfois des apparences de

    classe, mais qui n'empchaient jamais un certain franc-parler...

    P.A.: Est-ce que vous n 'avez pas l'impression qu'il s'est

    pass aussi autre chose, paralllement cette entrave la libertdont vous parliez. C'est que les enfants d'aujourd'hui se

    dveloppent dans un cadre extrmement troit, qui est celui de

    leur famille, d'une famille d'ailleurs trs restreinte, depuis le dbut

    du XIXe sicle. Et si le pre ou la mre ne peuvent pas jouer leurs

    rles dans ce cycle psychologiquement normal, il y a un trs grave

    problme et ce peut tre traumatisant.

    Alors que dans le temps dont nous parlions, vers le XVIe

    sicle, cela n'avait aucune espce d'importance que le pre ou la

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    mre n'eussent pas tenu leurs rles parce qu'il y avait toujours un

    substitut droite ou gauche; il y avait toujours quelqu'un pour

    les remplacer, l'enfant et la famille taient immergs dans un

    milieu beaucoup plus tendre, beaucoup plus chaud et duquel la

    famille ne se distinguait pas d'une manire aussi rigoureuse

    qu'aujourd'hui. Je me demande alors si nous ne touchons pas l

    quelque chose de capital pour l'explication de notre problme.

    Est-ce que cet isolement de la famille et des enfants par

    rapport au reste de la socit n'explique pas nombre de difficults

    psychologiques, de troubles, mme trs graves, qui ont d'ailleurs

    provoqu mme la naissance, on peut le dire, de la rflexion

    psychanalytique. Car la psychanalyse est venue s'occuper des

    troubles que l'on ne retrouve pas dans les socits pr-

    industrielles.

    F.D.: Il y a sans doute quelque chose de vrai dans ce que vous dites.

    Avant, les enfants qui taient atteints symboliquement trop fort mouraient

    frquemment: alors que maintenant, moi, je vois quotidiennement des enfants qui

    seraient morts dans d'autres sicles. Ils ont t sauvs par la mdecine et, ensuite,

    les mres s'occupent d'eux ou sinon les services hospitaliers. De nos jours, un

    enfant qui est arrt, mettons entre trois et cinq ans, ou entre deux et quatre ans,

    par une maladie grave de son organisme, il se trouve que cet enfant fait une

    rgression symbolique une priode antrieure de sa vie.Le fait en plus d'tre spar soudainement de la seule personne qu'il a

    dans son entourage, celle qui l'a lev, pour lui cela devient dramatique. Lorsqu'il

    tait entour de dix ou douze personnes, le fait de se sparer d'une d'entre elles

    n'avait aucune importance: il tait dj habitu voir des dlgus, des substituts,

    et un substitut de plus ou de moins, cela ne fait pas une grande diffrence. Mais

    de nos jours, quand il s'agit d'une mre avec un enfant unique et qui, tout coup,

    le livre un groupe trop grand, o il n'y a aucune mdiation entre la mre et

    le groupe, alors l'enfant subit sans doute un choc trs fort.

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    Le plus dous, les plus vivants, les plus dvelopps et habiles

    musculairement dmarrent tout simplement en se faisant porter par le groupe,

    comme ils se faisaient auparavant porter par leurs mamans, et ils russissent

    devenir des enfants trs vivants! Et les autres? Car nous savons qu'il y a

    quarante-cinq pour cent des enfants qui arrivent la maternelle sans tre capables

    de parler autrui, de manger, de se laver, de se moucher seuls, sans savoir leur

    nom et leur adresse, ni cheminer sans hsitation entre leur maison et leur cole!

    J'ai l'impression qu'autrefois c'tait comme cela, l'enfant tait entour par

    toutes les personnes du grand groupe qui formait la famille et leurs amis. Plus

    encore, il y avait les animaux domestiques. Et ces animaux, pour l'enfant, sontcomme des anges gardiens! Un compagnon et un autre qui l'on parle, quand les

    membres de la famille sont absents.

    L'enfant reste un tre de langage. C'est ce que la psychanalyse a

    dcouvert, et c'est trs important. L'tre humain est plong dans le langage, et

    ceci ds le dbut: si l'on parle souvent un tout petit enfant, si on lui

    communique verbalement ce qui se passe, on lui dcrit ce qui l'entoure, alors les

    soubassements, la cave de sa structure devient trs solide, ses votes tiennent

    bien; le reste, ce qui est conscient, n'a pas beaucoup d'importance.

    La base de son tre est construite avant que l'enfant n'atteigne sa pleine

    stature organique et sa vie en socit, avant qu'il sache dire son nom, le nom de

    ses parents, l'endroit d'o il vient, tous les lments partir desquels il prend

    contact avec le monde environnant. Cette base est constitue par le vocabulaire

    de la langue maternelle qui lui a t parle, et qu'il a entendu les adultes se parler

    entre eux tout en l'intgrant de fait, sa prsence auprs d'eux allant de soi.

    Si cette base de scurit, faite de langage engramm en sa mmoire et

    tiss son corps au cours de son premier dveloppement, si cette base de scurit

    lui manque, il ne pourra jamais entrer en vritable contact avec le monde; il sera

    perptuellement en danger, il sera morcelable...

    P.A.: Oui, mon impression est aussi que cet enfantd'aujourd'hui est beaucoup plus fragile que dans les socit pr-

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    industrielles qui taient pourtant bien plus dures pour lui. Cela

    peut probablement s'expliquer par le fait que la socit o vivaient

    ces enfants, aux XVIe, XVIIe, XVIIIe et, dans les classes populaires,

    jus qu'au XXe sicle, cette socit tait, elle, trs dense. D'un ct,

    comme vous l'avez dit, elle fournissait l'enfant des quantits de

    substituts du pre et de la mre; d'un autre ct, elle jetait l'enfant

    tout de suite dans la vie, sans multiplier les quarantaines.

    Alors qu'aujourd'hui, la suite d'une volution que l'on

    peut remarquer tout au long du XIXe sicle et qui s 'est tendue

    prsent toutes les classes sociales, il n'y a plus que le boulot et

    le dodo, sue peux dire. La famille rduite devient la seule

    structure sociale permettant les contacts humains et sociaux,

    affectifs... La famille a acquis le monopole de l'affectivit.

    Auparavant, avant l'industrialisation, avant le dveloppement des

    techniques, il y avait tout un monde de voisins et de parents, de

    serviteurs, de clients, que sais-je encore? et tout cela vivait

    presque ensemble, dans une sorte de promiscuit, et d'ailleurs,

    dans un tat d'entraide.

    Cela n'excluait pas la haine aussi, mais une espce de

    haine qui ressemblait galement l'amour. Autrement dit, c'tait

    une vie cte cte, trs serre, un tissu extrmement serr. Tout

    au long du XIXe sicle, on voit cette densit se relcher; il ne reste

    que deux ples dans la vie: la famille, d'un ct, et le mtier ou la

    profession, de l'autre. Entre les deux, rien! Ces deux ples qui

    taient un moment runis se sont spars dans l'espace. Quant

    la famille, elle est domine par la mre, par la femme; le pre,

    lui, est absent la plupart du temps. Et, au fond, depuis le XIX e

    sicle, le vritable couple ce n'est pas le mari et la femme mais la

    femme et l'enfant!

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    F.D.: Il y a aussi les fourches caudines de l'entre l'cole tel ge, ainsi

    que toute la honte qui rebondit sur la famille lorsque l'enfant est refus l'cole.

    La famille se sent continuellement agresse de l'extrieur, elle devient phobique,

    tout le monde devient phobique, se protge, a peur de l'immixtion du voisin chez

    soi. En plus, les adultes, les parents sont tellement frustrs dans leur vie, par tant

    de choses, qu'il faut que ce soient les enfants qui leur donnent une compensation

    aux satisfactions manquantes de leur vie.

    P. A.: Mais c'est justement parce que cette famille nouvelle,

    qui avait commenc se former au XIXe sicle, a t entirementconstruite sur l'enfant. Le but des parents est que leurs enfants

    parviennent aux fonctions ou aux rles qu'ils auraient aim avoir

    et qu'ils n'ont jamais eus. Autrement dit, tout est organis autour

    de la promotion de l'enfant, et d'un enfant pour ainsi dire

    rduit, lui aussi, satisfaire les ambitions que ses parents n'ont

    pas pu raliser. Quelle culpabilit si, dus par eux-mmes, ils le

    sont par leurs enfants!

    F.D. Effectivement, de nos jours l'enfant est le porteur de l'imaginaire

    des parents et, comme il y a de moins en moins d'enfants dans les familles,

    chaque enfant porte le poids de tous les espoirs qu'il doit. Ceci est trs dur

    supporter, la lourde charge des espoirs dus de ses parents. Qui plus est, cela fait

    un cercle vicieux, cela cre un malaise: prolongation de l'infantilisme chezl'enfant et du comportement infantile des mres vis--vis de leurs enfants. Les

    parents sont ainsi pigs dans leur maternit ou leur paternit.

    Je crois que, entre autres raisons, c'est pour cela galement que l'on a

    voulu reculer de plus en plus, chez les enfants, la comprhension de la sexualit,

    bien qu'ils fussent parfois spectateurs de l'accomplissement de l'acte; on a essay

    de leur faire croire toutes sortes de balivernes sur la naissance des enfants. Trs

    rares sont ceux qui savent qu'un enfant normal, un enfant sain, l'ge de trois

    ans, connat tout sur la gnitude; et il l'oublie quatre ans.

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    trois ans, il le dit, le sait, peut le mimer - mais il n'a pas le vocabulaire

    adquat si on ne le lui donne pas - et quatre il l'a oubli! Ces connaissances

    qu'il avait eues, il les a refoules. Ceci serait sans importance si les parents ne

    continuaient pas tenter de lui inculquer des connaissances fausses sur la place

    laisse vacante par le refoulement...

    P. A.: La sexualit est devenue un interdit...

    F.D.: Malheureusement pas mme un interdit, un tabou. Parce que c'tait

    le seul domaine que pouvaient se garder les adultes qui, par ailleurs, n'avaientplus rien...

    P. A.: Vous croyez? Pourquoi cette dfense des parents vis-

    -vis de leurs enfants, par le tabou de la sexualit? Autrefois cela

    tait ignor et maintenant, l'interdit a rapparu tout coup?

    F.D.: Je pense que c'est le fait de la famille rduite. D'autre part, la notion

    du danger de l'inceste est l, prsente, chez tous les tres humains, puisque en

    effet, si, par absence de dit et d'interdit, agir l'inceste frle l'imaginaire de l'enfant

    au-del de six ans, il devient compltement bta, ou pire, il se bloque le

    comprenoir, insertion sociale et langage rgressent.

    Alors, dans la famille rduite, quand l'enfant vit parmi des tres trs

    proches, il faut surtout lui dfendre de comprendre le dsir et le plaisir desrapports de corps corps gnitaux, tandis que si l'enfant vit avec des parents

    loigns, des voisins, des substituts, ce n'est pas du tout la mme chose; si c'est

    une nourrice ou son mari, ou des voisins, cela n'a aucune importance, ce n'est pas

    son pre ou sa mre...

    P.A. Ce qui me frappe c'est que, dans vos analyses, vous

    dcrivez explicitement une situation qui est propre nos socits

    techniciennes, o la famille est rduite, essentiellement grce la

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    contraception...

    F. D. La nvrose existe, autant que nous puissions le savoir, depuis peu

    prs 1860...

    P.A.: Et la contraception aussi!

    F.D. Oui, mais la contraception clandestine a exist depuis toujours...

    P. A. Mais elle tait dj extrmement efficace; nous tionsarrivs en Occident et, particulirement en France, une famille

    d'enfant unique ou presque. La chute de la fcondit est tout fait

    formidable la fin du XIXe sicle. On n'a pas attendu les

    plannings familiaux pour savoir comment s'y prendre, nos

    anctres le savaient dj, et fort bien! Seulement, comme vous

    dites, ils n'en parlaient pas, ils ne le disaient pas, c'tait une chose

    honteuse, clandestine, dont on ne parlait jamais.

    Et si cela ratait, on n'en faisait pas toute une histoire,

    tandis qu'aujourd'hui... Il y a une trs grande diffrence entre la

    contraception contemporaine, enfin, celle des vingt dernires

    annes, et la contraception du XIXe sicle. Mais elle existait Et,

    mon avis, elle est un des effets de cette concentration de

    l'attention, de l'affectivit, de la sensibilit sur l'enfant; on nepouvait pas en avoir une quantit, tant donn qu'on l'investissait

    de toute la sensibilit et de tous les sentiments du monde, n'est-ce

    pas?

    L'histoire marque d'une certaine relativit nos observations.

    Nous nous apercevons ainsi que les diffrentes situations ne se

    ressemblent pas du tout. Ainsi, ce que vous venez de dcrire n'est

    pas du tout, mon sens, li la nature mme de la femme, de

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    l'homme ou de l'enfant, mais une situation lie entirement une

    certaine priode de l'histoire! Une priode qui dure depuis plus

    d'un sicle, il est vrai.

    Ce qui me frappe, c'est que la psychanalyse fait son

    apparition en mme temps que ces troubles, dont nous parlions. Il

    y a des sciences et des techniques qui ne peuvent pas natre

    n'importe quelle priode historique.

    F.D.: Oui, certainement.

    P.A.: Je ne vois, par exemple, pas du tout la psychanalyse

    natre aux XIVe, XVe ou XVIe sicles, tout simplement parce que

    les problmes qu'elle est cense rsoudre ne se posaient pas.

    F.D.: Oui, sans doute. Cependant, ce que la psychanalyse a dcouvert, en

    tant que science du dveloppement de l'inconscient de l'tre humain, est

    universel: tous les tres humains se construisent de la mme faon, du fait qu'ils

    ont le mme corps, mais sont diffrents selon les rencontres qu'ils font. Mais ce

    que Freud dcrit, savoir le dveloppement des pulsions, les potentialits du

    dveloppement du refoulement, de dplacement sur d'autres objets que ceux de la

    satisfaction directe, tout ceci a toujours exist. On peut dire, par exemple, en

    forant un peu, que ce que notait Hroard tait, en quelque sorte, le journal

    psychanalytique d'un petit garon.

    P.A.: Je crois, pour ma part, que la psychanalyse est ne

    dans les conditions de la socit moderne, parce que les

    problmes que cette socit pose sont devenus douloureux. Mais,

    provoque par l'existence de ces problmes, elle a dcouvert toute

    une structure profonde de l'homme, qui est, elle, de tous les

    temps. Nanmoins je me demande toujours si l'on peut appliquer

    tout de mme ces catgories appartenant une science ne de

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    l'observation des individus de la socit industrielle, aux poques

    plus loignes de l'histoire, sans leur imposer une certaine

    transformation.

    F.D.: Je ne crois pas que cela ait beaucoup d'intrt d'utiliser la

    psychanalyse pour le pass de l'humanit, puisque, dans ce cas, nous n'avons pas

    notre disposition des documents vivants, et le psychanalyste ne peut travailler

    que dans un change de temps concret, il ne peut pas travailler sur des

    documents; ou alors, ce serait un travail partiel et uniquement indicatif.

    De nos jours, une grande partie des parents ne vivent pas leur viesexuelle sur le registre de la vritable jouissance, ils sont eux-mmes coincs de

    tous les cts. Alors ils se servent de leurs enfants pour continuer jouir autour

    du secret de la manire dont les enfants parlent de la sexualit: les adultes

    devenus les voyeurs des enfants. Peut-tre il y a l un certain tort de la

    psychanalyse. Les adultes tentent de vivre travers la sexualit de leurs enfants

    et des histoires qu'ils racontent. On entend les mamans raconter merveilles les

    histoires de leurs gosses, mais qu'est-ce qu'elles ont dire elles-mmes sur leurs

    propres histoires?

    De la sorte, l'enfant devient l'objet de rvlations de choses que les

    adultes, pour leur part, semblent avoir oublies. Comme s'ils ne savaient plus

    qu'ils ont, eux aussi, des attitudes sexuelles bien dtermines les uns vis--vis des

    autres. Ils donnent l'impression d'en tre blass et se rabattent sur la fracheur des

    impressions sexuelles de l'enfant. Et on finit par pousser l'enfant dballer toutesses histoires au profit et bnfice de ses parents. Et cela, sans penser une seconde

    que c'est l une opration qui puisse tre choquante, traumatisante pour l'enfant.

    On peut dire qu'il y a un refoulement gnralis notre poque, et alors on se sert

    des enfants, qui n'ont pas encore refoul, comme d'une source vive, qui alimente

    le dsert des adultes.

    P.A. Je crois que cela s'explique un peu par le fait que dans

    notre histoire occidentale, il y a eu depuis toujours une

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    coexistence entre deux types de culture: une culture de

    transmission orale, non scolarise et non scolarisable, culture

    pour laquelle ce milieu social trs dense, dont nous parlions, tait

    trs important. Et puis, il y avait, ct de cette culture orale que

    l'on pourrait appeler culture sauvage, une culture savante,

    rationnelle, culture d'hommes d'Eglise, d'hommes de robe, qui a

    eu comme ide fixe et inamovible la moralisation, le domptage de

    cette autre socit, sauvage, au milieu de laquelle elle vivait.

    F.D.: Sans doute, et c'est pour la mme raison que l'on a abouti unepossibilit d'intelligence scolarisable; parce que s'il n'y a pas de refoulement, il ne

    peut pas y avoir utilisation de l'intelligence autre chose, utilisation base

    prcisment sur le refoulement de la pulsion gnitale et de la curiosit la

    concernant, qui sera transfre ailleurs. Et c'est peut-tre tout de mme grce ce

    refoulement que la science s'est dveloppe.

    P.A.: Ce que je voudrais expliquer, c'est de quelle faon on

    en est venu cette rpression de la sexualit, et mme plus

    encore, de toute sorte de spontanit et de fte. Pendant trs

    longtemps, peut-tre des millnaires, les socits occidentales ont

    vcu paralllement ces deux cultures qui coexistaient. Je crois que

    c'est cela qui fait l'originalit de l'Occident, c'est cela qui le

    distingue des socits froides des ethnologues, qui sont dessocits sauvages sans rien d'autre.

    Dans les socits occidentales, depuis que l'on a invent

    l'criture, il y a eu coexistence de ces deux types de socit. Or,

    depuis le XIXe sicle, depuis l'extraordinaire pousse des

    techniques et du progrs de la technologie, la culture sauvage des

    socits occidentales a pour ainsi dire disparu, en tant

    compltement absorbe par la culture savante, la ralisation

    technicienne, qui a instaur en mme temps le progrs

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    scientifique et un ordre moral et moralisant qui a dtruit

    compltement ces cultures sauvages.

    F.D.: Le tournant se situe alors autour du XVIIe sicle, avec Molire et

    les femmes savantes?

    P.A.: Non, le tournant est trs vieux. Par exemple, vous

    autres psychanalystes, vous parlez beaucoup de certains faits qui

    intressent votre science, par exemple la masturbation chez les

    enfants, n'est-ce pas? Mais l'on trouve des tudes et des analysesrelativement fines de ce phnomne dj chez Gerson, au XVe

    sicle! Lui, il tait contre, mais il y a chez lui, en tant qu'homme

    de culture, une certaine tendresse pour l'enfant.

    Dans la rgle de saint Benot, les enfants sont gnralement

    traits avec beaucoup de tendresse, sentiment tout fait trange

    et inhabituel pour l'poque. Mais en mme temps, il y avait un

    dsir trs ancien de rgimenter, de dompter l'enfance et,

    finalement, ce sera cette seconde attitude qui imposera l'cole non

    pas comme un endroit de dveloppement du sentiment, mais

    comme lieu de dressage des petits enfants.

    On les dressait, les petits garons d'abord, les filles un peu

    plus tard, on les moralisait; on les y enfermait comme on

    enfermait les fous et les prostitues. Ainsi, ds le dbut, les colesse sont constitues comme des entreprises de dressage organises

    par la socit. Lorsque cette entreprise a commenc pouvoir

    jouir de ces efforts, ce moment-l, tout a commence a aller

    mieux: on mourait moins, on tait mieux soign, on disposait de

    certains systmes d'assurances sociales capitalistes qui

    permettaient de mieux vivre, plus en scurit.

    Et alors, qu'est-ce qui se passa, avec cet tat de mieux-

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    tre? On vit justement natre tous ces troubles, cause

    probablement de la rpression que suppose l'entreprise de

    dressage. Ce qui s 'ensuit, c'est le cortge de maladies des

    familles, des mnages, des enfants, etc.

    F.D. Sans doute, il y a la rpression mais aussi la naissance d'un tat

    physique engendr par l'isolation de la cellule familiale. Il se cre une sorte de

    chauvinisme de cette petite cellule, la famille, chauvinisme se manifestant par la

    peur que les autres viennent voir ce qui se passe chez vous. Quant l'enfant, il est

    tour tour l'ennemi immdiat, s'il apporte du tort la famille ou la honte de sesinsuccs, ou l'tendard glorieux, s'il apporte des honneurs, de bonnes notes, des

    succs, des exploits.

    Les parents sont travaills par un dsir de tout modeler. Ils ont peur que

    leur enfant leur chappe et, en mme temps, ils ne savent pas trouver les vrais

    moyens pour le comprendre et le contenir. Et surtout, ils ne veulent pas que leur

    enfant grandisse. Ds qu'ils le voient grandir, ils essaient de le bloquer, ils le

    renferment, ils veulent connatre ses copains, ainsi que les parents de ceux-ci,

    leurs adresses, le mtier du pre, et ceci et cela, alors que tout cela n'a aucune

    importance.

    C'est vraiment le monde l'envers. Car l'enfant attend, lui, que ce soit

    son pre qui lui apporte des honneurs, il voudrait pouvoir tre lier de sa mre, par

    exemple. De tout temps, on le voit dans les livres d'histoires, dans la vie sociale,

    l'enfant tait fier, se vantait des exploits de ses parents. De nos jours, c'est lecontraire, il faut que ce soit l'enfant qui porte tout le poids des insatisfactions et

    des impuissances de ses parents. Il ne faut pas accabler les parents non plus, car

    ces impuissances ne sont pas dues eux seuls, mais surtout cette coercition de

    plus en plus grande, qui pse sur les adultes depuis qu'ils taient enfants, depuis

    l'ge ou ils ont appris lire.

    Car il y a un ge o un tre humain veut communiquer distance. De nos

    jours, ce processus est acclr: il faut presque savoir lire avant mme dematriser vraiment l'expression orale! Ajoutez, cette coercition gnrale,

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    quelque chose de trs important pour l'enfant, une des coercitions les plus

    douloureuses qui lui soient imposes: celle de manger quand il n'a pas faim o

    d'tre oblig de faire ses besoins contre rythme, un ge o chaque mammifre

    doit avoir une vie bien rythme.

    Si l'on attend l'ge o l'enfant commence a tre rythm et matrise ses

    rythmes, et qu' ce moment-l, on lui apprend la civilit - aller tel ou tel endroit

    comme le font les adultes - ce sera tout fait parfait: l'enfant ne connatra aucune

    rpression profonde de sa gnitalit venir. Avant, l'enfant portait des cottes

    jusqu' terre, et le sol tait en terre battue.

    Il y avait toujours quelqu'un pour ramasser si l'enfant avait souill; enoutre, il n'tait presque jamais seul, mais en compagnie d'autres enfants, dans leur

    chambre eux. Et toute cette vie de besoins de l'enfant n'apportait ni peine ni

    plaisir aux parents; c'tait tout simplement une partie de la vie de l'enfant. Il ne

    faut pas introduire une culpabilit du corps...

    P.A.: Alors, justement, en vous lisant, je me suis aperu

    que vous en parlez souvent, de la culpabilit du corps, que vous

    accordez une grande importance l'incontinence des urines, par

    exemple...

    F.D.: Effectivement, la culpabilisation du fonctionnement du corps de

    l'enfant...

    P. A.: J'ai t frapp que, de ces incontinences, la littrature

    ancienne ne parle gure. Soit que l'on n'y faisait pas attention, soit

    que cela existait moins, en tout cas, on n'en parlait pas. On

    commence en parler la fin du XVIIIe sicle: dans les traits

    d'ducation de l'poque, on explique dj qu'il faut empcher les

    enfants de faire pipi... Cela montre que, ds cette poque, l'poque

    des lumires...

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    F.D. Mais c'tait heureusement une toute petite lite qui tait ainsi

    amoche...

    P.A.: Oui, au dpart, mais cela s'est rpandu trs vite, vous

    savez, dans toute la bourgeoisie. Je pense que c'est finalement

    l'cole qui l'a rpandu dans toute la socit, en uniformisant la

    morale. L'cole a t l'instrument de diffusion de cette rpression.

    Et cela me semble amusant, le fait que nous en sommes venus

    mettre en accusation l'cole, au nom presque d'un retour l'tat

    sauvage!

    F.D. C'est amusant, en effet, mais assez bien fond, je crois. Car l'cole,

    au lieu de s'occuper de donner aux enfants un vocabulaire, les moyens de

    s'exprimer et de communiquer, l'cole est devenue l'endroit o l'on ne

    communique pas avec son voisin. Car si l'on sait quelque chose, il ne faut pas le

    dire au voisin, ni au matre. Alors que l'cole devrait tre comme une ruche de

    paroles changes entre les petits, ou entre eux et les adultes qui s'occupent

    d'eux; on devrait ne corriger que leur syntaxe mais non leur dsir manifest en

    paroles, le matre tant charg de leur apprendre des mots nouveaux, des

    expressions plus riches, etc.

    Telle qu'elle est organise, l'cole empche cette communication, cette

    spontanit de parole; il faut tre sage, rester assis, et ainsi de suite. Tout cela fait

    que l'on ne donne pas aux enfants du vocabulaire, ou quand on le donne c'estpour rduire la vie sauvage de l'enfant, pour la mdiatiser, l'amincir jusqu' la

    couche permise. Alors, c'est ainsi que l'expression symbolique n'est pas donne

    aux enfants. Quant aux maternelles, tout le monde s'occupe surtout de l'aspect

    corporel, de l'hygine physique.

    P.A.: Vous venez de soulever l un problme de premire

    importance, l'appauvrissement du vocabulaire. A mon sens, ce

    n'est pas seulement le vocabulaire de l'enfant qui s'amenuise, c'est

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    le vocabulaire de l'homme quelconque qui se trouve

    extraordinairement appauvri. Regardez la diffrence entre l'homme

    quelconque d'aujourd'hui et un homme quelconque de, mettons, il

    y a un sicle.

    L'ouvrier agricole d'aujourd'hui, disent les linguistes, utilise

    un vocabulaire de base d'un nombre de mots que je n'ai pas en

    mmoire, mais qui est extrmement rduit. Alors que l'ouvrier

    agricole d'il y a un sicle, qui parlait un patois de langue d'ol ou

    de langue d'oc, avait un vocabulaire norme; chaque opration

    tait signifie par un mot distinct. J'ai lu quelque part qu'en

    langue d'oc, pour dsigner un chaudron, il y avait dix termes

    dsignant diffrents types d'objets, une anse, deux anses, etc.

    il y a donc aujourd'hui un extraordinaire appauvrissement du

    langage dans la mesure o le langage de transmission orale a t

    remplac par une langue savante d'origine scientifique, grco-

    latine.

    F.D.: Avant, les enfants qui arrivaient l'cole avaient le maniement

    complet du langage, avaient t longuement en contact avec des adultes,

    connaissaient plein d'histoires du folklore, avaient particip des ftes; ou sinon,

    avaient en une ducation l'glise, travers les chansons religieuses et tout le

    folklore chrtien qui est d'une grande richesse, porteur de pulsions inconscientes

    normes. Tout cela s'est appauvri, a disparu petit petit.

    P.A.: Vous voulez dire, si je vous comprends bien, que dans

    le temps, l'enfant ou le petit tait en contact avec ces adultes.

    Aujourd'hui, dans la famille ou l'cole, il est plutt isol, ce qui

    lui enlve ses moyens de communication et contribue

    l'appauvrissement de ses moyens d'expression. il s'agit d'un

    isolement prcoce et assez long; il va rester en dpendance

    conomique vis--vis de sa famille jusqu' la vingtaine ou plus,

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    pendant toute la dure de ses tudes suprieures. Alors que dans

    les sicles passs, vingt ans, on tait dj parlementaire.

    F.D. seize ans, La Prouse commandait une frgate! A neuf-dix ans on

    pouvait s'engager dans l'arme. Il n'y a pas si longtemps, douze ans, aprs le

    certificat d'tudes, on gagnait dj en partie sa vie.

    P.A. En effet, on n'tait pas jeune homme, cela n'existait

    pas. On tait enfant jusqu' ce qu'on puisse se dbrouiller tout

    seul. Une premire priode, celle de l'enfance, tait vcue endpendance totale des femmes de la maisonne, des nourrices, et

    puis, aprs, on devenait un petit homme tout de suite. Chacun

    prenait ses initiatives. Mais, de nos jours, l'cole est venue

    s'interposer entre le dpart des jupes de la mre et l'entre dans la

    socit.

    F. D. Et cette cole est devenue de plus en plus longue, se compliquant

    avec les problmes de la russite, de l'admission, etc. Et puis, il y a les devoirs.

    Vous savez ce que c'est que de participer un congrs: on coute toute la journe

    durant quelqu'un; imaginez qu'aprs cela vous rentrez chez vous et vous tes

    oblig de faire encore trois ou quatre heures de travaux la maison. On peut dire

    qu'avec les devoirs, les enfants sont en congrs toute la journe et tous les jours

    de la semaine.

    P.A. Et les parents aussi!

    F.D. Oui, car les parents sont obligs eux aussi, le soir, de reprendre et

    revoir les devoirs de leurs enfants, au lieu de leur raconter des choses nouvelles

    et intressantes, de parler, de rire, de jouer, de danser. Au Moyen ge, on ne

    vivait pas comme cela. Et puis, il n'y avait pas la lumire lectrique mais la

    pnombre, ce qui obligeait les gens parler pour communiquer.

  • 8/3/2019 Francoise Dolto Une Conversation Avec Philippe Aries

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    Il est vident que l'on ne peut pas tirer la conclusion qu'il faille retourner

    en arrire. Ce qui est de notre devoir nanmoins, c'est de comprendre le problme

    de la jeune gnration qui formera l'humanit de demain. Pensez un jeune

    garon ou une jeune fille qui se promne en Vlo-solex et qui peut tre arrt

    n'importe o pour un contrle d'identit. Les jeunes se sentent vraiment dans une

    socit ennemie, o les adultes les pient, les contrlent, les moralisent. Il nous

    faudrait couter les enfants, les couter parler entre eux. Ceci nous donnerait sans

    doute pas mal d'ides sur ce qu'il y a faire.

    Actuellement, les enfants sont en contact avec des adultes ignares qui ne

    peuvent pas offrir l'enfant la richesse de vocabulaire qui tait offerte par lesadultes dans le temps. Un enfant a besoin qu'on lui donne le nom de tout ce qui

    l'entoure, le nom de ses vtements, des parties de son corps, de la pice o il

    passe sa journe l'cole. Dans aucun programme de maternelle on ne

    commence l' ducation en donnant l'enfant les noms des objets et des tres

    qui l'entourent.

    Or, l'intelligence vient par le nom donn tout ce qui peut tre peru, ce

    qui fait la diffrence d'avec un autre objet avoisinant. C'est par l'tude des

    diffrences et de la signification du vocabulaire, par l'apprentissage des verbes

    aussi qui dfinissent le fonctionnement des objets les uns par rapports aux autres,

    que l'intelligence naturelle du petit enfant peut tre cultive.

    Le drame de l'cole actuelle c'est que les enfants, sauf ceux dont la

    famille leur donne ce vocabulaire (et ces familles deviennent de plus en plus

    rares), ces enfants seront privs, paupriss du point de vue symbolique et

    relationnel, ce qui bloque le dveloppement et le transfert de leur libido, de leurs

    dsirs. De nos jours, il faut attendre un ge assez avanc pour apprendre

    l'enfant tel ou tel autre vocabulaire technique, trs spcialis, d'un mtier prcis,

    qui sera le sien. Et c'est quasiment tout.