Franz Liszt = Frederic Chopin (français)

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Franz Liszt

F . C h o pi n

LEIPZIG: BREITKOPF ET HAERTEL, 1890

I. Caractre gnral des oeuvres de Chopin ....................................................... 2 II. Polonaises .................................................................................................... 20 III. Mazoures .................................................................................................... 40 IV. Virtuosit de Chopin .................................................................................. 75 V. Individualit de Chopin ............................................................................. 108 VI. Jeunesse de Chopin .................................................................................. 144 VII. Llia ........................................................................................................ 167 VIII. Derniers temps, derniers instants........................................................... 189

I. Caractre gnral des oeuvres de ChopinWeimar 1850 Chopin! doux et harmonieux gnie! Quel est le cur auquel il fut cher, quelle est la personne laquelle il fut familier qui, en l'entendant nommer, n'prouve un tressaillement, comme au souvenir d'un tre suprieur qu'il eut la fortune de connatre? Mais, quelque regrett qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous est peut-tre permis de douter que le moment soit dj venu o, apprci sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulirement sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui rserve l'avenir. S'il a t souvent prouv que nul n'est prophte en son pays, n'est-il pas d'exprience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le pressentent et le rapprochent par leurs uvres, ne sont pas reconnus prophtes par leurs temps?... vrai dire, pourrait-il en tre autrement? Sans nous en prendre ces sphres o le raisonnement devrait, jusqu' un certain point, servir de garant l'exprience, nous oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout gnie innovateur, tout auteur qui dlaisse l'idal, le type, les formes dont se nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour voquer un idal nouveau, crer de nouveaux types et des formes inconnues, blessera sa gnration contemporaine. Ce n'est que la gnration2

suivante qui comprendra sa pense, son sentiment. Les jeunes artistes groups autour de cet inventeur auront beau protester contre les retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres arts, il est quelquefois rserv au temps seul de rvler toute la beaut et tout le mrite des inspirations et des formes nouvelles. Les formes multiples de l'art n'tant qu'une sorte d'incantation, dont les formules trs diverses sont destines voquer dans son cercle magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en communiquer les frmissements, le gnie se manifeste par l'invention de formes nouvelles, adaptes parfois des sentiments qui n'avaient point encore surgi dans le cercle enchant. Dans la musique, ainsi que dans l'architecture, la sensation est lie l'motion sans l'intermdiaire de la pense et du raisonnement, comme il en est dans l'loquence, la posie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit avoir saisi avant que le cur en soit touch. Comment alors la seule introduction de formes et de modes inusits, ne serait-elle pas dj dans cet art un obstacle la comprhension immdiate d'une uvre?... La surprise, la fatigue mme, occasionnes par l'tranget des impressions inconnues que rveillent une manire de procder, une manire d'exprimer ses penses et son sentiment, une manire de dire dont on n'a point encore appris la porte, le charme et le secret, font paratre au grand nombre les uvres conues en ces conditions imprvues, comme crites dans une langue qu'on ignore et qui, par cela mme, semble d'abord barbare! La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par a + b des raisons pour lesquelles les anciennes rgles sont autrement appliques, autrement employes, successivement transformes, afin de correspondre 3

des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent tablies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opinitrement d'tudier avec suite les uvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par l repousser du pur domaine de l'art sacr et radieux, un patois indigne des matres qui l'ont illustr. Cette rpulsion, plus vive en des esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre ce qu'ils savent s'y attachent comme des dogmes hors desquels pas de salut, devient encore plus forte, plus imprieuse, quand sous des formes nouvelles un gnie novateur introduit dans l'art des sentiments qui n'y avaient pas encore t exprims. Alors on l'accuse de ne savoir ni ce qu'il est permis l'art de dire, ni la manire dont il doit le dire. Les musiciens ne sauraient mme esprer que la mort apporte leurs travaux cette plus value instantane qu'elle donne ceux des peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses manuscrits, le subterfuge d'un des grands matres flamands qui voulut de son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de rpandre le bruit de son dcs pour faire renchrir les toiles dont il avait eu soin de garnir son atelier. Les questions d'cole peuvent aussi dans les arts plastiques retarder, de leur vivant, l'apprciation quitable de certains matres. Qui ne sait que les admirateurs passionns de Rafael fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on mconnut longtemps en France le mrite d'Ingres, dont ensuite les partisans dnigrrent celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhrents de Cornlius anathmatisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en peinture ces guerres d'cole arrivent plus tt une solution quitable, parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposs, tous peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est mme de l'tudier consciencieusement et d'y dcouvrir le mrite rel de la4

pense et des formes encore inusites. Il lui est toujours ais de les revoir et de juger avec quit, pour peu qu'il le veuille, l'union adquate qui s'y trouve ou non du sentiment et de la forme. En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens matres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se familiariser avec les productions d'une cole qui surgit. Ils ont soin de les soustraire tout fait la connaissance du public. Si par mgarde quelque uvre nouvelle, crite dans un style nouveau, vient tre excute, non contents de la faire attaquer par tous les organes de la presse qu'ils tiennent leur disposition, ils empchent qu'on la joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les conservatoires, les salles de concert et les salons, en tablissant contre tout auteur qui cesse d'tre un imitateur, un systme de prohibition qui s'tend des coles, o se forment le got des virtuoses et des matres de chapelle, aux leons, au cours, aux excutions publiques, prives et intimes, o se forme le got des auditeurs. Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement esprer de convertir peu peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles toute conversion, en ayant prise par la publicit mme de leur uvre sur toutes les mes ingnues, sur celles qui sont suprieures aux petites taquineries d'atelier atelier. Le musicien novateur est condamn attendre une gnration suivante pour tre d'abord entendu, puis cout. En dehors du thtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut gure esprer de conqurir un public de son vivant; c'est--dire, de voir le sentiment qui l'a inspir, la volont qui l'a anim, la pense qui l'a guid, gnralement comprises, clairement prsentes quiconque lit ou excute ses uvres. Il lui faut l'avance courageusement renoncer voir le mrite et la beaut de la forme dont il a revtu son sentiment et sa pense, gnralement apprcies et reconnues5

par les artistes, ses gaux, avant un quart de sicle; pour mieux dire, avant sa mort. Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce que parce qu'elle donne toutes les mauvaises petites passions des rivalits locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des rputations en vogue, en opposant leurs plates productions les uvres de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime rtrospective que l'envie emprunte chez la justice, la comprhension sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au gnie ou au talent hors ligne. Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peuttre que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils empchent le succs, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir compte de la difficult relle qu'ils prouvent comprendre les beauts qu'ils mconnaissent, apprcier les mrites qu'ils nient avec tant d'obstination? L'oue est un sens infiniment plus sensible, plus nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux simples besoins de la vie, il porte au cerveau des motions lies ses sensations, des penses formules par les divers modes que les sons affectent, au moyen de leur succession qui produit la mlodie, de leur groupement qui donne le rhythme, de leur simultanit qui constitue l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine s'accoutumer ses nouvelles formes qu' celles qui affectent le regard. L'il se fait bien plus rapidement des contours maigres ou exubrants, des lignes anguleuses ou rebondissantes, un emploi exagr de couleurs ou une absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austre ou pathtique d'un matre travers sa manire, que l'oreille ne se fait l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et esthtique la fois, comme les transitions voulues par un style en architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne6

s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant aux fibres les plus dlicates du cur humain le blesse et le fait souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point. Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus vives qui, le moins enchanes par l'attrait de l'habitude des formes anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable mme en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosit, puis de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce qu'il dit, comme par la manire dont il le dit, l'idal nouveau d'une nouvelle poque, aux types naissants d'une priode qui va succder une autre. C'est grce ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui dpeint leurs impressions et donne vie leurs pressentiments, que le nouveau langage pntre dans les rgions rcalcitrantes du public; c'est grce elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la porte, la construction, et se dcide rendre justice aux qualits ou aux richesses qu'il renferme. Quelle que soit donc la popularit dj acquise une partie des productions du matre dont nous voulons parler, de celui que les souffrances avaient bris longtemps avant sa fin, il est prsumer que dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une estime moins superficielle et moins lgre que celle qui leur est accorde maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire de la musique, feront sa part, et elle sera grande, celui qui y marqua par un si rare gnie mlodique, par de si merveilleuses inspirations rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du tissu harmonique, que ses conqutes seront prfres avec raison mainte uvre de surface plus tendue, joue et rejoue par de grands orchestres, chante et rechante par une quantit de prime donne. Le gnie de Chopin fut assez profond et assez lev, assez riche7

surtout, pour avoir pu s'tablir de prime abord, si non de prime saut, dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses ides musicales furent assez grandes, assez arrtes, assez nombreuses, pour se rpartir travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pdants lui eussent reproch de n'tre point polyphone, il avait de quoi se moquer des pdants en leur prouvant que la polyphonie, tout en tant une des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des plus expressives, des plus majestueuses ressources du gnie musical, ne reprsente, aprs tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des formes du style dans l'art, plus usit par tel auteur, plus gnral en telle poque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette poque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art n'tant pas l pour mettre en uvre ses ressources en tant que ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est vident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et ces ressources sont utiles ou ncessaires l'expression de sa pense et de son sentiment. Pour peu que la nature de son gnie et celle des sujets qu'il choisit ne rclament point ces formes, n'aient pas besoin de ces ressources, il les laisse de ct comme il laisse reposer le fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand il n'a qu'en faire. Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles atteindre que d'autres, qui tmoigne du gnie de l'artiste. Son gnie se rvle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure sa noblesse, il se tmoigne dfinitivement dans une union si adquate du sentiment et de la forme qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un sans l'autre, l'un tant comme le revtement naturel, l'irradiation spontane de l'autre. Rien ne prouve mieux que les penses de Chopin eussent pu facilement tre acclimates par lui dans l'orchestre, que la facilit avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique symphonique sous aucune de ses8

manifestations, c'est qu'il ne le voulut point. Ce ne fut ni modestie outre, ni ddain mal plac; ce fut la conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux son sentiment, cette conscience tant un des attributs les plus essentiels du gnie dans tous les arts, mais spcialement dans la musique. En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve d'une des qualits les plus prcieuses dans un grand crivain et certainement les plus rares dans un crivain ordinaire: la juste apprciation de la forme dans laquelle il lui est donn d'exceller. Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un srieux mrite, nuisit l'importance de sa renomme. Difficilement peut-tre un autre, en possession de si hautes facults mlodiques et harmoniques, et-il rsist aux tentations que prsentent les chants de l'archet, les alanguissements de la flte, les temptes de l'orchestre, les assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore croire la seule messagre de la vieille desse dont nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction rflchie ne lui a-t-il point fallu pour se borner un cercle plus aride en apparence, determin y faire clore par son gnie et son travail des produits qui, premire vue, eussent sembl rclamer un autre terrain pour donner toute leur floraison? Quelle pntration intuitive ne rvle pas ce choix exclusif qui, arrachant certains effets d'orchestre leur domaine habituel o toute l'cume du bruit ft venue se briser leurs pieds, les transplantait dans une sphre plus restreinte, mais plus idalise? Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument n'a-t-elle pas prsid cette renonciation volontaire d'un empirisme si rpandu, qu'un autre et probablement considr comme un contresens d'enlever d'aussi grandes penses leurs interprtes ordinaires! Que nous devons sincrement admirer cette unique proccupation du beau pour lui-mme qui, en faisant ddaigner Chopin la propension commune de rpartir entre une centaine de pupitres chaque brin9

de mlodie, lui permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant les concentrer dans un moindre espace! Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir sa pense intgralement reproduite sur l'ivoire du clavier, russissant dans son but de ne lui rien faire perdre en nergie sans prtendre aux effets d'ensemble et la brosse du dcorateur. On n'a point encore assez srieusement et assez attentivement apprcie la valeur du dessin de ce burin dlicat, habitu qu'on est de nos jours ne considrer comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laiss pour le moins une demidouzaine d'opras, autant d'oratorios et quelques symphonies, demandant ainsi chaque musicien de faire tout, mme un peu plus que tout. Cette manire d'valuer le gnie, qui, par essence, est une qualit, la quantit et la dimension de ses uvres, si gnralement rpandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse trs problmatique! Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile obtenir et la supriorit relle des chantres piques, qui dploient sur un large plan leurs splendides crations. Mais nous dsirerions qu'on applique la musique le prix qu'on met aux proportions matrielles dans les autres branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrs, comme la Vision d'Ezchiel ou le Cimetire de Ruysdal, parmi les chefs-d'uvre valus plus haut que tel tableau de vaste dimension, ft-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En littrature, Larochefoucauld est-il moins un crivain de premier ordre pour avoir toujours resserr ses Penses dans de si petits cadres? Uhland et Petofi sont-ils moins des potes nationaux, pour n'avoir pas dpass la posie lyrique et la Ballade? Ptrarque ne doit-il pas son triomphe ses Sonnets, et de ceux qui ont le plus rpt leurs suaves rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son pome sur l'Afrique? Nous sommes certains de voir bientt disparatre les prjugs qui10

disputent encore l'artiste, n'ayant produit que des Lieder pareils ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supriorit d'crivain sur tel autre qui aura partitionn les plates mlodies de bien des opras que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientt par tenir surtout compte, dans les compositions diverses, de l'loquence et du talent avec lesquels seront exprims les penses et les sentiments du pote, quels que soient du reste l'espace et les moyens employs pour les interprter. Or, on ne saurait tudier et analyser avec soin les travaux de Chopin sans y trouver des beauts d'un ordre trs lev, des sentiments d'un caractre parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie toujours; la richesse, l'exubrance mme, n'excluent pas la clart, la singularit ne dgnre pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas dsordonnes, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'lgance des lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on peut le dire, forment poque dans le maniement du style musical. Oses, brillantes, sduisantes, elles dguisent leur profondeur sous tant de grce et leur habilit sous tant de charme, que c'est avec peine qu'on parvient se soustraire assez leur entranant attrait, pour les juger froid sous le point de vue de leur valeur thorique. Celle-ci a dj t sentie par plus d'un matre s-sciences, mais elle se fera de plus en plus reconnatre lorsque sera venu le temps d'un examen attentif des services rendus l'art durant la priode que Chopin a traverse. C'est lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqus, soit en arpges, soit en batteries; les sinuosits chromatiques et enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les petits groupes de notes surajoutes, tombant comme les gouttelettes d'une rose diapre par-dessus la figure mlodique. Il donna ce genre de parure, dont on n'avait encore pris le modle que dans les fioritures de l'ancienne grande11

cole de chant italien, l'imprvu et la varit que ne comportait pas la voix humaine, servilement copie jusque l par le piano dans des embellissements devenus strotypes et monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par lesquelles il dota d'un caractre srieux mme les pages qui, vu la lgret de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prtendre cette importance. Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'ide qu'on en fait jaillir, l'motion qu'on y fait vibrer, qui l'lve, l'ennoblit et le grandit? Que de mlancolie, que de finesse, que de sagacit, que d'art surtout dans ces chefs-d'uvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes! Ceux d'tudes et de Prludes le sont aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a cr et qui relve, ainsi que toutes ses uvres, de l'inspiration de son gnie potique. Ses tudes crites presque en premier lieu, sont empreintes d'une verve juvnile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages subsquents, plus labors, plus achevs, plus combins, pour se perdre, si l'on veut, dans ses dernires productions d'une sensibilit plus exquise, qu'on accusa longtemps d'tre surexcite et, par l, factice. On arrive cependant se convaincre que cette subtilit dans le maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes les plus dlicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une fausse ressemblance avec les recherches de l'puisement. En les examinant de prs, on est forc d'y reconnatre la claire-vue, souvent l'intuition sentiment et la pense, mais que le commun des hommes n'aperoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les transitions de la couleur, toutes les dgradations de teintes, qui font l'innarrable beaut et la merveilleuse harmonie de la nature! Si nous avions parler ici en termes d'cole du dveloppement de la musique de piano, nous dissquerions ces merveilleuses pages qui offrent12

une si riche glane d'observations. Nous explorerions en premire ligne ces Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos, qui, tous, sont pleins de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les rechercherions galement dans ses Polonaises, dans ses Mazoures, Valses, Bolros. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intrt qu'aux adeptes du contre-point et de la basse chiffre. C'est par le sentiment qui dborde de toutes ces uvres qu'elles se sont rpandues et popularises: sentiment romantique, minemment individuel, propre leur auteur et profondment sympathique, non seulement son pays qui lui doit une illustration de plus, mais tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour. Ne se contentant pas toujours de cadres dont il tait libre de dessiner les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois enclaver aussi sa pense dans les classiques barrires. Il crivit de beaux Concertos et de belles Sonates; toutefois, il n'est pas difficile de distinguer dans ces productions plus de volont que d'inspiration. La sienne tait imprieuse, fantasque, irrflchie; ses allures ne pouvaient tre que libres. Nous croyons qu'il a violent son gnie chaque fois qu'il a cherch l'astreindre aux rgles, aux classifications, une ordonnance qui n'taient pas les siennes et ne pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la grce se dploie surtout lorsqu'ils semblent aller la drive. Il fut peut-tre entran dsirer ce double succs par l'exemple de son ami Mickiewicz, qui, aprs avoir t le premier doter sa langue d'une posie romantique, faisant cole ds 1818 dans la littrature polonaise par ses Dziady et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, en crivant Grayna et Wallenrod, qu'il savait aussi triompher des difficults qu'opposent l'inspiration les entraves de la forme classique; qu'il tait galement matre lorsqu'il saisissait la lyre des anciens potes. Chopin, en faisant des13

tentatives analogues, n'a pas, notre avis, aussi compltement russi. Il n'a pu maintenir dans le carr d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indtermin qui fait le charme de sa pense. Il n'a pu y enserrer cette indcision nuageuse et estompe qui, en dtruisant toutes les artes de la forme, la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables ceux dont s'entouraient les beauts ossianiques lorsqu'elles faisaient apparatre aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nues. Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intrt, des morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'Adagio du second Concerto, pour lequel il avait une prdilection marque et qu'il se plaisait redire frquemment. Les dessins accessoires appartiennent la plus belle manire de l'auteur, la phrase principale en est d'une largeur admirable; elle alterne avec un rcitatif qui pose le ton mineur et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idale perfection. Son sentiment, tour tour radieux et plein d'apitoiement, fait songer un magnifique paysage inond de lumire, quelque fortune valle de Temp, qu'on aurait fixe pour tre le lieu d'un rcit lamentable, d'une scne poignante. On dirait un irrparable malheur accueillant le cur humain en face d'une incomparable splendeur de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une transmutation de teintes attnries, qui empche que rien de heurt ou de brusque ne vienne faire dissonance l'impression mouvante qu'il produit, laquelle mlancolise la joie et en mme temps rassrne la douleur! Pourrions-nous ne pas parler de la Marche funbre intercale dans sa premire sonate, orchestre et excute pour la premire fois la crmonie de ses obsques? En vrit, on n'aurait pu trouver d'autres accents pour exprimer avec le mme navrement quels sentiments et quelles14

larmes devaient accompagner son dernier repos celui qui avait compris d'une manire si sublime comment on pleurait les grandes pertes! Nous entendions dire un jour un jeune homme de son pays: Ces pages n'auraient pu tre crites que par un Polonais! En effet, tout ce que le cortge d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de solennel et de dchirant, se retrouve dans le glas funbre qui semble ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique esprance, de religieux appel une misricorde surhumaine, une clmence infinie, une justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le repentir exalt qui claira de la lumire des auroles tant de douleurs et de dsastres, supports avec l'hrosme inspir des martyrs chrtiens, rsonne dans ce chant dont la supplication est si dsole. Ce qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus rsign, de plus croyant et de plus esprant dans le cur des femmes, des enfants et des prtres, y retentit, y frmit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent ici que ce n'est pas seulement la mort d'un hros qu'on pleure alors que d'autres hros restent pour le venger, mais bien celle d'une gnration entire qui a succomb ne laissant aprs elle que les femmes, les enfants et les prtres. Aussi, le ct antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les frnsies d'Hcube, les dsespoirs des captives troyennes. Ni cris perants, ni rauques gmissements, ni blasphmes impies, ni furieuses imprcations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre pour de sraphiques soupirs. Une foi superbe anantissant dans les survivants de cette Ilion chrtienne l'amertume de la souffrance, en mme temps que la lchet de l'abattement, leur douleur ne conserve plus aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de sang et de larmes, elle s'lance vers le ciel et s'adresse au Juge suprme, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le cur de quiconque les coute se brise15

sous une auguste compassion. La mlope funbre, quoique si lamentable, est d'une si pntrante douceur qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait attidis par la distance imposent un suprme recueillement, comme si, chants par les anges eux-mmes, ils flottaient dj l-haut aux alentours du trne divin. On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin sont dpourvues des motions dont il a dpouill ce sublime lan, que l'homme n'est peut-tre pas mme de ressentir constamment avec une aussi nergique abngation et une aussi courageuse douceur. De sourdes colres, des rages touffes, se rencontrent dans maints passages de ses uvres. Plusieurs de ses tudes, aussi bien que ses Scherzos, dpeignent une exaspration concentre, un dsespoir tantt ironique, tantt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont pass plus inaperues et moins comprises que ses pomes d'un plus tranquille coloris, en provenant d'une rgion de sentiments o moins de personnes ont pntr, dont moins de curs connaissent les formes d'une irrprochable beaut. Le caractre personnel de Chopin a pu y contribuer aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur gale et enjoue, il laissait peu souponner les secrtes convulsions qui l'agitaient. Ce caractre n'tait pas facile saisir. Il se composait de mille nuances qui, en se croisant, se dguisaient les unes les autres d'une manire indchiffrable a prima vista. Il tait ais de se mprendre sur le fond de sa pense, comme avec les slaves en gnral chez qui la loyaut et l'expansion, la familiarit et la captante desinvoltura des manires, n'impliquent nullement la confiance et l'panchement. Leurs sentiments se rvlent et se cachent, comme les replis d'un serpent enroul sur lui-mme; ce n'est qu'en les examinant trs attentivement qu'on trouve l'enchanement de leurs anneaux. Il y aurait de la navet prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prtendue. Les formules de cette16

politesse et de cette modestie tiennent leurs murs, qui se ressentent singulirement de leurs anciens rapports avec l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnit musulmane, les slaves ont appris d'elle une rserve dfiante sur tous les sujets qui tiennent aux cordes dlicates et intimes du cur. On peut peu prs tre certain qu'en parlant d'eux-mmes, ils gardent toujours vis--vis de leur interlocuteur des rticences qui leur assurent sur lui un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le plus admirs ou le moins estims; ils se complaisent le drober sous un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en toute occurrence du got pour le plaisir de la mystification, depuis les plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amres et aux plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie une formule de ddain la supriorit qu'ils s'adjugent intrieurement, mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprims. L'organisation chtive et dbile de Chopin ne lui permettant pas l'expression nergique de ses passions, il ne livrait ses amis que ce qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde press et proccup des grandes villes, o nul n'a le loisir de deviner l'nigme des destines d'autrui, o chacun n'est jug que sur son attitude extrieure, bien peu songent prendre la peine de jeter un coup d'il qui dpasse la superficie des caractres. Mais ceux que des rapports intimes et frquents rapprochaient du musicien polonais, avaient occasion d'apercevoir certains moments l'impatience et l'ennui qu'il ressentait d'tre si promptement cru sur parole. L'artiste, hlas! ne pouvait venger l'homme!... D'une sant trop faible pour trahir cette impatience par la vhmence de son jeu, il cherchait se ddommager en entendant excuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait dfaut, ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnes de l'homme plus profondment atteint par17

certaines blessures qu'il ne lui plat de l'avouer, comme surnageraient autour d'une frgate pavoise, quoique prs de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachs par les flots. Un aprs-dner, nous n'tions que trois. Chopin avait longtemps jou; une des femmes les plus distingues de Paris se sentait de plus en plus envahie par un pieux recueillement, pareil celui qui saisirait la vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur surpris. Elle lui demanda d'o venait l'involontaire respect qui inclinait son cur devant des monuments, dont l'apparence ne prsentait la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albtre si fouill?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles paupires, avec une sincrit rare dans cet artiste si ombrageux sur tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les chsses brillantes de ses uvres, il lui rpondit que son cur ne l'avait pas trompe dans son mlancolique attristement, car quels que fussent ses passagers gayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cur, pour lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune autre ne possdant d'quivalent au mot polonais de Zal! En effet, il le rptait frquemment, comme si son oreille et t avide de ce son qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une plainte intense, depuis le repentir jusqu' la haine, fruits bnis ou empoisonns de cette cre racine. Zal! Substantif trange, d'une trange diversit et d'une plus trange philosophie! Susceptible de rgimes diffrents, il renferme tous les attendrissements et toutes les humilits d'un regret rsign et sans murmure, aussi longtemps que son rgime direct s'applique aux faits et aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi d'une fatalit18

providentielle, il se laisse traduire alors par, regret inconsolable aprs une perte irrvocable. Mais, sitt qu'il s'adresse l'homme et que son rgime devient indirect, en affectant une prposition qui le dirige vers celui-ci ou celle-l, il change aussitt de physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes latins, ni dans celui des idiomes germains.D'un sentiment plus lev, plus noble, plus large que le mot grief, il signifie pourtant le ferment de la rancune, la rvolte des reproches, la prmditation de la vengeance, la menace implacable grondant au fond du cur, soit en piant la revanche, soit en s'alimentant d'une strile amertume! Oui vraiment, le Zal! colore toujours d'un reflet tantt argent, tantt ardent, tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est mme pas absent de ses plus douces rveries. Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin, qu'elles se sont manifestes sensiblement dans ses derniers ouvrages. Elles ont peu peu atteint une sorte d'irascibilit maladive, arrive au point d'un tremblement fbrile. Celui-ci se rvle dans quelquesuns de ses derniers crits par un contournement de sa pense, qu'on est parfois plus pein que surpris d'y rencontrer. Suffoquant presque sous l'oppression de ses violences rprimes, ne se servant plus de l'art que pour se donner lui-mme sa propre tragdie, aprs avoir d'abord chant son sentiment, il se prit le dpecer. On retrouve dans les feuilles qu'il a publies sous ces influences quelque chose des motions alambiques de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causes par les phnomnes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi voluptueux dues des accidents imprvoyables dans l'ordre naturel des choses, les morbides surexcitations d'un cerveau hallucin, pour remuer un cur macr de passions et blas sur la souffrance. La mlodie de Chopin devient alors tourmente; une sensibilit nerveuse et inquite amne un remaniement de motifs d'une persistance19

acharne, pnible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de l'me ou du corps qui n'ont que la mort pour remde. Chopin tait en proie un de ces mals qui, empirant d'anne en anne, l'a enlev jeune encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces des douleurs aigus qui le dvoraient, comme on trouverait dans un beau corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces uvres cessent-elles pour cela d'tre belles? L'motion qui les inspire, les formes qu'elles prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand art?Non. Cette motion tant d'une pure et chaste noblesse dans ses regrets navrants et son irrmdiable dsolation, appartient aux plus sublimes motifs du cur humain; son expression demeure toujours dans les vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une vellit vulgaire, ni un cri outr et thtral, ni une contorsion laide. Du point de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'tre diminue, la qualit de l'toffe harmonique n'en devient que plus intressante par elle-mme, plus curieuse tudier.

II. PolonaisesDu reste, les tonalits de sentiment qui dclent une souffrance subtile et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point dans les pices plus connues et plus habituellement gotes de l'artiste qui nous occupe. Ses Polonaises qui, cause des difficults qu'elles prsentent, sont plus rarement excutes encore qu'elles ne le mritent, appartiennent ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent nullement les Polonaises mignardes et fardes la Pompadour, telles que les ont propages les orchestres de bals, les virtuoses de concerts, le rpertoire rebattu de la musique manire et affadie des salons. Les rhythmes nergiques des Polonaises de Chopin font tressaillir20

et galvanisent toutes les torpeurs de nos indiffrences. Les plus nobles sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec la simplicit d'accent qui faisait chez cette nation guerrire le trait distinctif de ces qualits. Elles respirent une force calme et rflchie, un sentiment de ferme dtermination joint une gravit crmonieuse qui, dit-on, tait l'apanage de ses grands hommes d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous les dpeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une intelligence dlie, d'une pit profonde et touchante quoique sense, d'un courage indomptable, ml une galanterie qui n'abandonne les enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le lendemain du combat. Cette galanterie tait tellement inhrente leur nature, que malgr la compression que des habitudes rapproches de celles de leurs voisins et ennemis, les infidles de Stamboul, leur faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie domestique et en les tenant toujours l'ombre d'une tutelle lgale, elle a su nanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de belles sujettes pour lesquelles les uns risqurent, les autres perdirent des trnes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, une Gonzague coquette. Chez les Polonais des temps passs, une mle rsolution s'unissant cette ardente dvotion pour les objets de leur amour qui, en face des tendards du croissant aussi nombreux que les pis d'un champ, dictait tous les matins Sobieski les plus tendres billets-doux sa femme, prenait une teinte singulire et imposante dans l'habitude de leur maintien, noble jusqu' une lgre emphase. Ils ne pouvaient manquer de contracter le got des manires solennelles en en contemplant les plus beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils apprciaient, et gagnaient les qualits tout en combattant leurs envahissements. Il savaient comme eux faire prcder21

leurs actes d'une intelligente dlibration, qui semblait rendre prsente chacun la divise du prince Boleslas de Pomranie: Erst wieg's, dann wag's! (Pse d'abord, puis ose!) Ils aimaient rehausser leurs mouvements d'une certaine importance gracieuse, d'une certaine fiert pompeuse, qui ne leur enlevait nullement une aisance d'allures et une libert d'esprit accessibles aux plus lgers soucis de leurs tendresses, aux plus phmres craintes de leur cur, aux plus futiles intrts de leur vie. Comme ils mettaient leur honneur la faire payer cher, ils aimaient l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui l'embellissait, rvrer ce qui la leur rendait prcieuse. Leurs chevaleresques hrosmes taient sanctionns par leur altire dignit et une prmditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la raison aux nergies de la vertu, ils russissaient se faire admirer de tous les ges, de tous les esprits, de leurs adversaires mmes. C'tait une sorte de sagesse tmraire, de prudence hasardeuse, de fatuit fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus clbre fut l'expdition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'clat et de mutuelles dfrences, entre deux ennemis aussi irrconciliables dans leurs combats que magnanimes dans leurs trves. Durant de longs sicles la Pologne a form un tat dont la haute civilisation, tout fait autonome, n'tait conforme aucune autre et devait rester unique dans son genre. Aussi diffrente de l'organisation fodale de l'Allemagne qui l'avoisinait l'occident, que de l'esprit despotique et conqurant des Turcs qui ne cessaient d'inquiter ses frontires d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son christianisme chevaleresque, par son ardeur combattre les infidles, d'autre part elle empruntait aux nouveaux matres de Byzance les enseignements de leur22

politique sagace, de leur tactique militaire et de leurs dires sentencieux. Elle fondait ces lments htrognes dans une socit qui s'assimilait des causes de ruine et de dcadence, avec les qualits hroques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la saintet chrtiennei. La culture gnrale des lettres latines, la connaissance et le got de la littrature italienne et franaise, recouvraient ces tranges contrastes d'un lustre et d'un vernis classiques. Cette civilisation devait ncessairement apposer un cachet distinctif ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il tait naturel une nation perptuellement en guerre qui rservait pour l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaa les jeux et les splendeurs des joutes simules par d'autres ftes, dont des cortges somptueux formaient le principal ornement. Il n'y a rien de nouveau, assurment, dire que tout un ct du caractre des peuples se dcle dans leurs danses nationales. Mais, nous pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous une aussi grande simplicit de contours, les impulsions qui les ont fait natre se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se trahissant aussi diversement par les pisodes qu'il tait rserv l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre gnral. Ds que ces pisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se cra plus un rle spcial dans ces courts intermdes, qu'on se contenta d'accomplir machinalement

l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta plus que le squelette des anciennes pompes. Le caractre primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez difficile diviner maintenant, tant elle est dgnre au dire de ceux qui l'ont vu excuter au commencement de ce sicle encore. On comprend quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la plupart des danses nationales ne peuvent gure conserver leur originalit primitive,23

ds que le costume qui y tait appropri n'est plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dnue de mouvements rapides, de pas vritables dans le sens chorgraphique du mot, de poses difficiles et uniformes; la Polonaise, invente bien plus pour dployer l'ostentation que la sduction, fut, par une exception caractristique, surtout destine faire remarquer les hommes, mettre en vidence leur beaut, leur bel air, leur contenance guerrire et courtoise la fois. (Ces deux pithtes ne dfinissent-elles pas le caractre polonais?...) Le nom mme de la danse est du genre masculin dans l'original. (Polski.) Ce n'est que par un mal-entendu vident qu'on l'a traduit au fminin. Elle dut forcment perdre de sa suffisance quelque peu ampoule, de sa signification orgueilleuse, pour se changer en une promenade circulaire peu intressante, sitt que les hommes furent privs des accessoires ncessaires pour que leurs gestes vinssent animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue aujourd'hui dcidment monotone. En coutant quelques-unes des Polonaises de Chopin, on croit entendre la dmarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes magnifiques, tels que les peignait Paul Vronse. L'imagination les revt du riche costume des vieux sicles: pais brocarts d'or, velours de Venise, satins ramags, zibelines serpentantes et molleuses, manches accortement rejetes sur l'paule, sabres damasquins, joyaux splendides, turquoises incrustes d'arabesques, chaussures rouges du sang foul ou jaunes comme l'or;guimpes svres, dentelles de Flandres, corsages en carapace de perles, tranes bruissantes, plumes ondoyantes, coiffures tincelantes de rubis ou verdoyantes d'meraudes, souliers mignons brods d'ambre, gants parfums des sachets du srail! Ces groupes se dtachent sur le fond incolore du temps disparu, entours des somptueux tapis de Perse, des24

meubles nacrs de Smyrne, des orfvreries filigranes de Constantinople, de toute la fastueuse prodigalit de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines artistement prpares, avec leurs gobelets de vermeil bossels de mdaillons; qui ferraient lgrement d'argent leurs coursiers arabes lorsqu'ils entraient dans les villes trangres, afin qu'en se perdant le long des voies les fers tombs tmoignent de leur libralit princire aux peuples merveills! Surmontant leurs cussons de la mme couronne, que l'lection pouvait rendre royale, les plus fiers d'entr'eux eussent ddaign les autres. Ils portaient tous la mme, comme insigne de leur glorieuse galit, au-dessus de leurs armoiries, appeles le Joyau de la famille, car l'honneur de chacun de ses membres devait rpondre de son intgrit. Aussi, particularit unique du blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant un autre sang. On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive introduites jadis dans la Polonaise, plus joue encore que danse, sans les rcits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque prsent l'ancien costume national. Le kontusz d'autrefois tait une sorte de kaftan, de frdgi occidental raccourci jusqu'aux genoux; c'est la robe des orientaux modifie par les habitudes d'une vie active, peu soumise aux rsignations fatalistes. D'une toffe aussi riche que d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes laissaient paratre le vtement de dessous, le upan, d'un satin uni si le sien tait ouvrag, d'une toffe fleurie et broche si la sienne tait d'une faon unie. Souvent garni de fourrures coteuses, luxe de prdilection alors, le kontusz devait une partie de son originalit ce qu'il obligeait un geste frquent, susceptible de grce et de coquetterie, par lequel on rejetait en arrire le simulacre de ses manches pour mieux dcouvrir la runion, plus ou moins25

heureuse, parfois symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la toilette du jour. Ceux qui n'ont jamais port ce costume, aussi clatant que pompeux, pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les redressements subits, les finesses de pantomime muette usits par leurs aeux, pendant qu'ils dfilaient dans une Polonaise comme une parade militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occups soit lisser leurs longues moustaches, soit jouer avec le pommeau de leur sabre. L'un et l'autre faisaient partie intgrante de leur mise, formant un objet de vanit pour tous les ges galement, que la moustache fut blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses ou dj brch et rougi par le sang des batailles. Escarboucles, hyacinthes et saphirs, tincelaient souvent sur l'arme suspendue au-dessous des ceintures de cachemire franges, de soie lame d'or ou d'cailles d'argent, fermes par des boucles aux effigies de la Vierge, du roi, de l'cusson national, faisant valoir des tailles presque toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait, sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus rares pierreries. La magnificence des toffes, des bijoux, des couleurs vives, tant pouss aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongroisii, aux boutons du kontusz et du upan, aux agrafes du cou, aux bagues de rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi lesquelles prdominaient l'amaranthe servant de fond l'aigle-blanc de la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, pogo, de la Lithuanieiii. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de l'une l'autre main ce bonnet, o une poigne de diamants se cachait dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait donner ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement remarqu dans le cavalier de la premire paire qui, comme chef de file, donnait le mot d'ordre toute la26

compagnie. C'est par cette danse qu'un matre de maison ouvrait chaque bal, non avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honore, souvent la plus ge des femmes prsentes, la jeunesse n'tant pas seule appele former la phalange dont les volutions commenaient toute fte, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue d'ellemme. Aprs le matre de la maison, c'taient d'abord les hommes les plus considrables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec amiti, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs prfres, ceux-l les plus influentes. L'amphitryon avait remplir une tche moins aise qu'aujourd'hui. Il tait tenu de faire parcourir la troupe aligne qu'il conduisait mille mandres capricieux, travers tous les appartements o se pressait le reste des invits, plus tardifs faire partie de sa brillante suite. On lui savait gr d'atteindre aux galeries les plus loignes, aux parterres des jardins confinant leurs bosquets illumins o la musique n'arrivait plus qu'en chos affaiblis. En revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui rangs en haie sur son passage l'observaient

minutieusement, car ceux qui n'appartenaient point cette procession guettaient immobiles son passage comme celui d'une comte

resplendissante, jamais le matre de maison, conducteur de la premire paire, ne ngligeait de donner son port et sa prestance cette dignit mle de gaillardise qu'admirent les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux la fois, il et cru manquer ses htes en n'talant point leurs yeux, avec une navet qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il prouvait de voir rassembls chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, tous empresss en le visitant se parer richement pour lui faire honneur. On traversait, guid par lui dans cette prgrination premire, des27

dtours inopins dont les aspects taient parfois dus des surprises mnages d'avance, des supercheries d'architecture ou de dcoration, dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, taient adapts aux plaisirs du jour. Le chtelain en faisait les honneurs de quelque manire aussi imprvue que galante, s'ils renfermaient quelque monument de circonstance, quelque hommage au plus vaillant ou la plus belle. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus elles dnotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, et plus la partie juvnile de la socit applaudissait, plus elle faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants churs de rires aux oreilles du coryphe, qui gagnait ainsi en rputation, devenait un partner privilgi et recherch. S'il tait dj d'un certain ge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes d'exploration, des dputations de jeunes filles venant le remercier et le complimenter au nom de toutes. Par leur rcits, les jolies voyageuses fournissaient un aliment aux curiosits des convives et augmentaient l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subsquentes. En ce pays d'aristocratique dmocratie, d'lections turbulentes, il n'tait pas le moins indiffrent d'merveiller les assistants des tribunes de la salle de bal, puisque l se rangeaient les nombreux dpendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois mme de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, hommes de cour ou hommes d'tat. Ceux d'entre eux qui restaient dans leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui ressemblaient des chaumires, rptaient glorieusement: Tout noble derrire sa haie, est l'gal de son palatin. Szlachci na zagrodzie, rwien wojewodzie. Mais, il y en avait beaucoup qui prfraient courir les chances de la fortune et se mettre eux-mmes ou leur famille, fils, surs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux jours des grandes ftes, leur manque de28

parure, leur abstention volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilge de se joindre la danse. Les matres de la maison ne ddaignaient pas le plaisir de les blouir, lorsque le cortge ruisselant des feux iriss d'une lgance somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards admiratifs, en qui parfois perait l'envie, quoique cache sous les applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de l'attachement. Pareille un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui glissait sur les parquets, tantt se droulait dans toute sa longueur, tantt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le jeu des couleurs les plus varies, pour faire bruire comme des sonnettes assourdies les chanes d'or, les sabres tranants, les lourds et superbes damas brods de perles, rays de diamants, parsems de nuds et de rubans aux frou-frou bavards. Le murmure des voix s'annonait de loin, semblable un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au jacassement des flots de cette rivire flambante. Mais, le gnie de l'hospitalit qui, en Pologne, paraissait autant s'inspirer des dlicatesses que la civilisation dveloppe, que de la touchante simplicit des murs primitives, ne faisant dfaut aucune de leurs biensances, comment ne l'et-on pas retrouve dans les dtails de leur danse par excellence? Aprs que le matre de la maison avait rendu hommage ses convives en inaugurant la soire, en guidant le premier sur le parcours prpar la plus noble, la plus fte, la plus importante des femmes prsentes, chacun de ses htes avait le droit de venir le remplacer auprs de sa dame et de se mettre ainsi la tte du cortge. Frappant des mains d'abord pour l'arrter un instant, il s'inclinait devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agrer, pendant que celui qui il l'enlevait rendait la pareille la paire suivante, exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par l de cavalier aussi souvent qu'un nouveau29

venu rclamait l'honneur de conduire la premire d'entre elles, restaient cependant dans la mme succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait que celui qui avait commenc la danse se trouvait avant sa fin en tre le dernier, sinon tout fait exclu. Le cavalier qui se plaait la tte de la colonne s'efforait de surpasser son prdcesseur en pertise, par des combinaisons inusites, par les circuits qu'il faisait dcrire, lesquels, borns une seule salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses arabesques et mme des chiffres! Il dcelait son art et ses droits au rle qu'il avait pris en les imaginant serrs, compliqus, inextricables, en les dcrivant nanmoins avec tant de justesse et de sret que le ruban anim, contourn en tous sens, ne se dchirait jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en rsultaient. Quant aux femmes et ceux qui n'avaient qu' continuer l'impulsion dj donne, il ne leur tait cependant point permis de se traner indolemment sur le parquet. La dmarche devait tre rhythme, cadence, ondule; elle devait imprimer au corps entier un balancement harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hte, de se dplacer prcipitamment, de paratre m par une ncessit. On glissait comme les cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperues soulevaient et abaissaient les tailles flexibles! L'homme offrait sa dame tantt une main, tantt l'autre, effleurant parfois peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa paume: il passait sa gauche ou sa droite sans la quitter et ces mouvements, imits par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute l'tendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour marquer la mesure, la crpitation de la soie s'accentuer, les colliers rsonner comme des clochettes minuscules lgrement touches. Puis, toutes les sonorits interrompues reprenaient leur cours; les pas lgers et les pas lourds30

recommenaient, les bracelets heurtaient les bagues, les ventails frlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses retentissements. Quoique proccup, absorb en apparence par ces multiples manuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidlement, le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, profitant de quelque instant favorable, lui glisser l'oreille, de doux propos si elle tait jeune, des confidences, des sollicitations, des nouvelles intressantes, si elle ne l'tait plus. Aprs quoi, se relevant firement, il faisait sonner l'or de ses perons, l'acier de ses armes, caressait sa moustache, et donnait tous ses gestes une expression qui obligeait la femme y rpondre par une contenance comprhensive et intelligente. Ainsi, ce n'tait point une promenade banale et dnue de sens qu'on accomplissait; c'tait un dfil o, si nous osions dire, la socit entire faisait la roue et se dlectait dans sa propre admiration, en se voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'tait une constante mise en scne de son lustre, de ses renommes, de ses gloires. L, les vques, les hauts prlats et gens d'gliseiv, les hommes blanchis dans les camps ou les joutes de l'loquence, les capitaines qui avaient plus souvent port la cuirasse que les vtements de paix, les grands dignitaires de l'tat, les vieux snateurs, les palatins belliqueux, les castellans ambitieux, taient les danseurs attendus, dsirs, disputs par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins graves, dans ces choix phmres o l'honneur et les honneurs galisaient les annes et pouvaient donner l'avantage sur l'amour lui-mme. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu quitter le zupan et le kontusz antiques, dont la chevelure tait rase aux tempes comme celle de leurs anctres, les volutions oublies et les -propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris quel point cette nation si fire d'elle-mme avait l'instinct inn de la reprsentation, quel point elle s'en faisait besoin et combien, par le gnie de la grce que la31

nature lui a dparti, elle potisait ce got ostentatoire en y mlant le reflet des nobles sentiments et le charme des fines intentions. Lorsque nous nous sommes trouvs dans la patrie de Chopin, dont le souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intrt, il nous a t donn de rencontrer de ces individualits traditionnelles et historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la civilisation europenne, quand elle ne modifie pas le fond des caractres nationaux, efface du moins leurs asprits et lime leurs formes extrieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de quelques-uns de ces hommes d'une intelligence suprieure, cultive, rudite, puissamment exerce par une vie d'action, mais dont l'horizon ne s'tend pas au-del des bornes de leur pays, de leur socit, de leur littrature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos entretiens avec eux, (qu'un interprte rendait possible ou facilitait), dans leur manire de juger le fond et les formes de murs nouvelles, quelques chappes des temps passs et de ce qui constituait leur grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalit d'un point de vue compltement exclusif est curieuse observer. En diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote l'esprit d'une singulire vigueur, d'un flair acut et sauvage l'endroit des intrts qui lui sont chers; d'une nergie que rien ne peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant tranger. Ceux qui ont conserv cette originalit peuvent seuls reprsenter, comme un miroir fidle, le tableau exact du pass en lui maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils refltent, en mme temps que le rituel des coutumes qui se perdent, l'esprit qui les avait cres. Chopin tait venu trop tard et avait quitt ses foyers trop tt pour possder cette exclusivit de point de vue; mais, il en avait connu de nombreux exemples et, travers les souvenirs de son enfance, non moins sans doute qu' travers l'histoire et la posie de sa patrie, il a si bien trouv32

par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une ternelle jeunesse. Aussi, comme chaque pote est mieux compris, mieux apprci par les voyageurs auxquels il est arriv de parcourir les lieux qui l'ont inspir en y cherchant la trace de leurs visions: comme Pindare et Ossian sont plus intimement pntrs par ceux qui ont visit les vestiges du Parthnon clairs des radiances de leur limpide atmosphre, les sites d'cosse gazs de brouillards, de mme le sentiment inspirateur de Chopin ne se rvle tout entier que lorsqu'on a t dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laisse par les sicles couls, qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a rencontr son fantme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son patrimoine! Il apparat pour effrayer ou attrister les curs alors qu'on s'y attend le moins et, en surgissant aux rcits et aux remmorations des anciens temps, il porte avec lui une pouvante semblable celle que rpand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la Mort, la Mara ceinte d'une charpe rouge qu'on aperoit, disent-ils, marquant d'une tche de sang la porte des villages que la destruction va s'approprier. Nous aurions certainement hsit parler de la Polonaise, aprs les beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il en fit dans le dernier chant du Pan Tadeusz, si cet pisode n'tait renferm dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est connu que des compatriotes du pote. Il et t tmraire d'aborder, mme sous une autre forme, un sujet dj esquiss et color par un tel pinceau, dans cette pope familire, ce roman pique, o les beauts de l'ordre le plus lev sont encadres dans un paysage comme les peignait Ruysdal, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nues d'orage, sur un de ces bouleaux fracasss par la foudre dont la plaie bante semble rougir de sang sa blanche corce. Chopin s'est certainement inspir bien de fois du Pan33

Tadeusz, dont les scnes prtent tant la peinture des motions qu'il reproduisait de prfrence. Son action se passe au commencement de notre sicle, alors qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conserv les sentiments et les manires solennelles des antiques Polonais, ct d'autres types plus modernes qui sous l'empire napolonien reprsentaient des passions pleines d'entrain, mais phmres; nes entre deux campagnes et oublies durant la troisime, la franaise. On rencontrait encore souvent cette poque le contraste que formaient ces militaires bronzs au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque peu fanfarons aprs des victoires fabuleuses, avec ces hommes de l'ancienne cole, graves et superbes, que la conventionalit qui envahit et faonne la haute socit de toutes les contres, fait prsent rapidement disparatre. mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient plus rares, on gota moins la peinture des murs d'autrefois, des manires de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait pourtant tort de croire que ce fut de l'indiffrence; cet loignement, ce dlaissement des souvenirs encore rcents, mais poignants, rappelle le navrement des mres qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait appartenu un enfant qui n'est plus, pas mme un vtement, pas mme un bijou! l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott podolien que les connaisseurs en littrature mettent presque l'gal du fcond crivain cossais, pour la qualit et le caractre national de son talent, sinon pour la quantit prodigieuse de ses thmes; l'Owruczanin, le Wernyhora, les Powiesci Kozackie, ne rencontrent plus gure, assure-t-on, de lectrices mues par leurs vivants rcits, de jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes hrones, de vieux chasseurs touchs aux larmes devant des paysages dont la posie si profondment sentie, si pleine de fracheur et de lueurs matinales, de ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrs, ne perd rien, au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides34

toiles des paysagistes les plus renomms, de Hobbma Dupr, du Berghem de velours Morgenstern! Mais que le jour de la rsurrection arrive, que le mort bien aim rejette son linceul, que le triomphe de la vie apparaisse, et l'on verra aussitt tout le pass, enseveli, non oubli, resplendir dans les curs, dans les imaginations, sous la plume des potes et des musiciens, comme il resplendit dj sous le pinceau des peintres. La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conserv d'chantillon qui remonte au-del d'un sicle, a peu de prix pour l'art. Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est indique par des noms des hros sous l'invocation desquels un heureux sort les a placs, sont pour la plupart graves et douces. La Polonaise, dite de Kosciuszko, en est le modle le plus rpandu: elle est tellement lie la mmoire de son poque, que nous avons vu des femmes qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre sans clater en sanglots. La princesse F. L., qui avait t aime de Kosciuszko, n'tait sensible dans ses derniers jours, alors que l'ge avait affaibli toutes ses facults, qu' ces accords retrouvs encore sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont d'un caractre si afflig, qu'on les prendrait d'abord pour les notes d'un convoi funbre. Les Polonaises du Pce Oginskiv, dernier grand-trsorier du GrandDuch de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientt une grande popularit en imprgnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une tendresse d'un charme naf et mlancolique. Le rhythme s'affaisse, la modulation apparat, comme si un cortge, solennel et bruyant jadis, devenait silencieux et recueilli en passant auprs de tombes dont le voisinage teint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans ces alentours et rptant le refrain que le barde de la verte rin surprit aux brises de son le:35

Love born of sorrow, like sorrow, is true! L'amour n de la douleur est vrai comme elle. Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre quelque distique d'une pense analogue, planer entre deux haleines amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baigns de larmes. Plus tard, les tombeaux sont dpasss, ils reculent; on ne les aperoit plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent qu'en chos. La fantaisie n'voque plus des ombres glissant avec prcaution comme pour ne pas rveiller les morts de la veille... et dj dans les Polonaises de Lipinski on sent que le cur bat joyeusement... tourdiment... comme il avait battu avant la dfaite! La mlodie se dessine de plus en plus, rpandant un parfum de jeunesse et d'amour printanier; elle s'panouit en un chant expressif, parfois rveur. Elle n'est point destine mesurer les pas de hauts et graves personnages, qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on l'crit, elle ne parle qu'aux jeunes curs, pour leur souffler de potiques fictions. Elle s'adresse des imaginations romanesques, vives, plus occupes de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avana sur cette pente o ne le retenait aucune attache nationale; il finit par atteindre la coquetterie la plus smillante, au plus charmant entrain de concert. Ses imitateurs nous ont submergs de morceaux de musique intituls Polonaises, qui n'avaient plus aucun caractre justifiant ce nom. Un homme de gnie lui rendit subitement son vigoureux clat. Weber fit de la Polonaise un dithyrambe, o se retrouvrent soudain toutes les magnificences vanouies avec leur blouissant dploiement. Pour rverbrer le pass dans une formule dont le sens tait si altr, il runit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point rappeler ce que devait tre l'antique musique, il transporta dans la musique tout ce qu'tait36

l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de la mlodie comme d'un rcit, la colora par la modulation avec une profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait imprieusement. Il fit circuler dans la Polonaise la vie, la chaleur, la passion sans s'carter de l'allure hautaine, de la dignit crmonieusement magistrale, de la majest naturelle et apprte la fois qui lui sont inhrentes. Les cadences y furent marques par des accords qu'on dirait le bruit des sabres, remus dans leurs fourreaux. Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tides pourparlers d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme celles des poitrines habitues commander, auxquelles rpond le hennissement loign et fougueux de ces chevaux du dsert de si noble et lgante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur il doux, intelligent et plein de feu, portant avec tant de grce les longs caparaons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les grands seigneurs polonaisvi. Weber connaissait-il la Pologne d'autrefois?... Avait-il voqu un tableau dj contempl pour en dterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le gnie n'a-t-il pas ses intuitions et la posie manquet-elle jamais de lui rvler ce qui appartient son domaine?... Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait un sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de posie. Elle s'en emparait d'une faon si absolue qu'il tait difficile de l'aborder aprs, avec l'espoir d'atteindre aux mmes effets. Pourtant,quoi d'tonnant? Chopin le surpassa dans cette inspiration autant par le nombre et la varit de ses crits en ce genre, que par sa touche plus mouvante et ses nouveaux procds d'harmonie. Ses Polonaises en la et en la-bmol majeur se rapprochent surtout de celle de Weber en mi majeur par la nature de leur lan et de leur aspect. Dans d'autres, il a quitt cette large manire, il a trait ce thme diffremment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement est chose pineuse en pareille matire. Comment restreindre les37

droits du pote sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point permis d'tre sombre et oppress au milieu des allgresses mmes, de chanter la douleur aprs avoir chant la gloire, de s'apitoyer avec les vaincus en deuil aprs avoir rpt les accents de la prosprit? Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supriorits de Chopin d'avoir conscutivement embrass tous les jours sous lesquels pouvait se prsenter ce thme, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a d'tincelant, comme tout ce qu'on peut lui prter de pathtique. Les phases que ses propres sentiments subissaient ont contribu lui offrir cette multiplicit de points de vue. L'on peut suivre leurs transformations, leur endolorissement frquent, dans la srie de ces productions spciales, non sans admirer la fcondit de sa verve, mme alors qu'elle n'est plus porte et soutenue par les cts avantageux de son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrt l'ensemble des tableaux que lui prsentaient son imagination et ses souvenirs; plus d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui s'coulait devant lui, il s'est pris de quelque figure isole, il a t arrt par la magie de son regard, il s'est complu en deviner les mystrieuses rvlations et n'a plus chant que pour elle seule. On doit ranger parmi ses plus nergiques conceptions la Grande Polonaise en fa-dise mineur. Il y a intercal une Mazoure, innovation qui eut pu devenir un ingnieux caprice de bal s'il n'avait comme pouvant la mode frivole, en l'employant avec une si sombre bizarrerie dans une fantastique vocation. On dirait aux premiers rayons d'une aube d'hiver, terne et grise, le rcit d'un rve fait aprs une nuit d'insomnie, rve pome, o les impressions et les objets se succdent avec d'tranges incohrences et d'tranges transitions, comme ceux dont Byron dit: ...Dreams in their development have breath, And tears, and tortures, and the touch of joy; They have a weight upon our waking thoughts,38

............................................. And look like heralds of Eternity. (A Dream.)

Le motif principal est vhment, d'un air sinistre, comme l'heure qui prcde l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspres, un dfi jet tous les lments. Incontinent, le retour prolong d'une tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups de canon rpts, comme une bataille vivement engage au loin. la suite de cette note se droulent, mesure par mesure, des accords tranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement interrompu par une scne champtre, par une Mazoure d'un style idyllique qu'on dirait rpandre les senteurs de la menthe et de la marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son ironique et amer contraste les motions pnibles de l'auditeur, au point qu'il se sent presque soulag lorsque la premire phrase revient et qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, dlivre du moins de l'importune opposition d'un bonheur naf et inglorieux! Comme un rve, cette improvisation se termine sans autre conclusion qu'un morne frmissement, qui laisse l'me sous l'empire d'une dsolation poignante. Dans la Polonaise-Fantaisie, qui appartient dj la dernire priode des uvres de Chopin, celles qui sont surplombes d'une anxit fivreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumire de la victoire, les chants que n'touffe aucune prvision de dfaite, les paroles que relve l'audace qui sied des vainqueurs. Une tristesse lgiaque y prdomine, entrecoupe par des mouvements effars, de mlancoliques sourires, des soubresauts inopins, des repos pleins de tressaillements, comme les ont39

ceux qu'une embuscade a surpris, cerns de toutes parts, qui ne voient poindre aucune esprance sur le vaste horizon, auxquels le dsespoir est mont au cerveau comme une large gorge de ce vin de Chypre qui donne une rapidit plus instinctive tous les gestes, une pointe plus acre tous les mots, une tincelle plus brlante toutes les motions, faisant arriver l'esprit un diapason d'irritabilit voisine du dlire. Peintures peu favorables l'art, comme celles de tous les moments extrmes, de toutes les agonies, des rles et des contractions o les muscles perdent tout ressort et o les nerfs, en cessant d'tre les organes de la volont, rduisent l'homme ne plus devenir que la proie passive de la douleur! Aspects dplorables, que l'artiste n'a avantage d'admettre dans son domaine qu'avec une extrme circonspection!

III. MazouresLes Mazoures de Chopin diffrent notablement d'avec ses Polonaises en ce qui concerne l'expression. Le caractre en est tout fait dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances dlicates, tendres, ples et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. l'impulsion une et concordante de tout un peuple succdent des impressions purement individuelles, constamment diffrencies. L'lment fminin et effmin au lieu d'tre recul dans une pnombre quelque peu mystrieuse, s'y fait jour en premire ligne. Il acquiert mme sur le premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement. Les temps ne sont plus o, pour dire qu'une femme tait charmante, on l'appelait reconnaissante (wdziczna); o le mot de charme lui-mme drivait de celui de gratitude (wdziki). La femme n'apparat plus en40

protge, mais en reine; elle ne semble plus tre la meilleure partie de la vie, elle fait la vie entire. L'homme est bouillant, fier, prsomptueux, mais livr au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne cesse jamais d'tre vein de mlancolie, car son existence n'est plus appuye sur le sol inbranlable de la scurit, de la force, de la tranquillit. La patrie n'est plus!... Dornavant toutes les destines ne sont que les dbris flottants d'un immense naufrage. Les bras de l'homme ressemblent un radeau portant sur leur faible charpente, une famille plore. Ce radeau est lanc en pleine mer, mer houleuse, aux vagues menaantes prtes l'engloutir. Pourtant un port est toujours ouvert, un port est toujours l! Mais, ce port, c'est l'abme de la honte; ce port, c'est le refuge glacial que prsente l'ignominie! Maint cur d'homme, lass et puis, a peut-tre song y trouver le repos dsir par son me fatigue. Vainement! peine son regard s'y est-il arrt que sa mre, sa femme, sa sur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, la fiance de son fils, la fille de sa fille, l'aeule aux cheveux blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jet des cris d'alarme, demandant ne pas approcher du port d'infamie, tre rejetes en haute mer, sauf y prir, y tre englouties durant une nuit noire, sans une toile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres comme l'rbe, rptant au fond d'une me emparadise dans la mort par la double foi de la religion et de la patrie: Jeszcze Polska nie zginta!... En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu o le sort de toute une vie se dcide, o les curs se psent, o les ternels dvouements se promettent, o la patrie recrute ses martyrs et ses hrones. En ces contres, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une posie nationale, destine, comme toutes les posies des peuples vaincus, transmettre le brlant faisceau des sentiments patriotiques, sous le voile transparent d'une mlodie populaire. Aussi, n'y a-t-il rien de surprenant ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs notes et dans les strophes qui41

y sont attaches, les deux tons dominants dans le cur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mlancolie du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un hros. La Polonaise de Kosziuszko est moins historiquement clbre que la Mazoure de Dombrowski, devenue chant national cause de ses paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, un nouveau dluge de larmes, une nouvelle perscution diocltienne, un nouveau repeuplement de la Sibrie, pour touffer jusqu'au dernier cho de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs. Depuis cette dernire catastrophe, la plus lourde de toutes ce qu'assurent les contemporains, sans tre crasante nanmoins ce qu'affirment tous les curs, ce que murmurent toutes les voix, la Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de Polonaises nationales, plus de Mazoures populaires. Pour parler d'elles, il faut remonter au-del de cette poque, alors que musique et paroles reproduisaient galement cette opposition, d'un hroque et attrayant effet, entre le plaisir de l'amour et la mlancolie du danger, dont nat le besoin de rjouir la misre, (cieszyc bide), qui fait rechercher un tourdissement enchanteur dans les grces de la danse et ses furtives fictions. Les vers qu'on chante sur ses mlodies, leur donnent en outre le privilge de se lier plus intimement que d'autres airs de danse la vie des souvenirs. Des voix fraches et sonores les ont bien des fois rptes dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. Elles ont t fredonnes en voyage, dans les bois, sur une barque, ces instants o l'motion surprend inopinment, lorsqu'une rencontre, un tableau, un mot inespr, viennent illuminer d'un clat imprissable pour le cur, des heures destines scintiller dans la mmoire travers les annes les plus loignes et les plus sombres rgions de l'avenir. Chopin s'est empar de ces inspirations avec un rare bonheur, pour42

y ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en mille facettes, il a dcouvert tous les feux cachs dans ces diamants; en runissant jusqu' leur poussire, il les a monts en ruisselants crins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, o il y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'lans spontans, de bondissants enthousiasmes, de prires muettes, ses souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aid crer des pomes, fixer des scnes, dcrire des pisodes, drouler des tristesses, qui lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donn naissance, d'appartenir dsormais ces types idaliss que l'art consacre dans son royaume de son lustre resplendissant? Pour comprendre combien ce cadre tait appropri aux teintes de sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irise, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que l qu'on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe d'armes au fleuret o l'on s'attaque et se pare avec une gale indiffrence, o l'on tale des grces nonchalantes auxquelles ne rpondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacit de la polka devient aisment quivoque; que les menuets, les fandangos, les tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractres qui n'intressent que les excutants, dans lesquels l'homme n'a pour tche que de faire valoir la femme, le public d'autre rle que de suivre assez maussadement des coquetteries dont la pantomime oblige n'est point son adresse,dans la mazoure, le rle de l'homme ne le cde ni en importance, ni en grce celui de sa danseuse et le public est aussi de la partie. Les longs intervalles qui sparent l'apparition successive des paires tant rservs aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paratre arrive, la scne ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est43

devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la prfrence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est lui donc qu'elle cherche plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter formellement en s'lanant vers lui et se reposant sur son bras, mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances que savent lui donner la bienveillance et l'adresse fminines, depuis l'lan passionn jusqu' l'abandon le plus distrait. Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une grande chane vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la courte rotation blouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque femme est une fleur, seule de son espce, et dont, semblable un noir feuillage, le costume uniforme des hommes relve les couleurs varies. Toutes les paires, ensuite, s'lancent les unes aprs les autres en suivant la premire, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante animation et une jalouse rivalit, dfilant devant les spectateurs comme une revue, dont l'numration ne le cderait gure en intrt celles qu'Homre et le Tasse font des armes prtes se ranger en front de bataille! Au bout d'une heure ou deux le mme cercle se reforme pour terminer la danse dans une ronde d'une rapidit tourdissante, durant laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente entre soi, le plus mu et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la mlodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent aussitt en chur, pour en rpter le refrain amoureux et patriotique la fois. Les jours o l'amusement et le plaisir rpandent parmi tous une gaiet exalte, qui ptille comme un feu de sarment dans les organisations si facilement impressionnables, la promenade gnrale est encore reprise, son pas acclr ne permet gure de souponner la moindre lassitude chez les femmes de l-bas, cratures aussi dlicates et endurantes44

que si leurs membres possdaient les obissantes et infatigables souplesses de l'acier. Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, quand la mazoure une fois commence, la ronde gnrale et le grand dfil termins, l'attention de la salle entire, loin d'tre offusque par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'gale beaut, se lanant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les tours de la salle de bal! Avanant d'abord avec une sorte d'hsitation timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son lan tout d'un coup, porte sur les ailes d'un pas de basque allong. Alors ses paupires se lvent et, telle qu'une divinit chasseresse, le front haut, le sein gonfl, les bonds lastiques, elle fend l'air comme la barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite son gliss coquet, considre les spectateurs, envoie quelques sourires, quelques paroles aux plus favoriss, tend ses beaux bras au cavalier qui vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter avec une rapidit prestigieuse d'un bout l'autre de la salle. Elle glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu' ce qu'puise, haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlve un instant en l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivr. En revanche, l'homme accept par une femme s'en empare comme d'une conqute dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer ses rivaux, avant de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante treinte travers laquelle on aperoit encore l'expression narguante du vainqueur, la vanit rougissante de celle dont la beaut fait la gloire de son triomphe. Le45

cavalier accentue d'abord ses pas comme par un dfi, quitte un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur lui-mme comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu aprs avec un empressement passionn! Les figures les plus multiples viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend mainte Atalante plus belle que ne les rvait Ovide. Quelquefois deux paires partent en mme temps, peu aprs les hommes changent de danseuse; un troisime survient en frappant des mains et enlve l'une d'elles son partner, comme perdment et irrsistiblement pris de sa beaut, de son charme, de sa grce incomparable. Quand c'est une des reines de la fte qui est ainsi rclame, les plus brillants jeunes hommes se succdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donn la main. Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inn, la science magique de cette danse; les moins heureusement doues savent y trouver des attraits improviss. La timidit et la modestie y deviennent des avantages, aussi bien que la majest de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les plus envies. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant pas abstraction du public, mais s'adressant lui tout au contraire, il rgne dans son sens mme un mlange de tendresse intime et de vanit mutuelle aussi plein de dcence que d'entranement. D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas de