13

Click here to load reader

Frédéric MAURO, historien des Annales

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Frédéric MAURO, historien des Annales

Presses Universitaires du Mirail

Frédéric MAURO, historien des AnnalesAuthor(s): Pierre VayssièreSource: Caravelle (1988-), No. 78 (Juin 2002), pp. 293-304Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854883 .

Accessed: 14/06/2014 17:40

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toCaravelle (1988-).

http://www.jstor.org

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: Frédéric MAURO, historien des Annales

Chronique 293

présenté une communication sur «Fuegos del palacio real de Tezcoco en el Mapa Quinatzin: ¿una alusión a realeza sagrada ?» ; José Contei (GRAL, Université du Littoral, Boulogne) a disserté sur «Los dioses aztecas vistos por los cronistas religiosos españoles: el ejemplo de Tlalloc, el dios de la lluvia». La communication de Marie Sautron a été lue par Patrick Lesbre («A propósito de las multiples versiones de una misma creencia prehispánica. Los cronistas españoles (s. XVI -XVII) y la información»).

Le 8 juin 2002, lors du colloque « Qu'est-ce qu'écrire sur la poésie ? », organisé par l'équipe du Centre de Recherche sur la Poésie Contemporaine, de l'Université de Paris IV, Modesta Suarez a présenté une communication intitulée « Les dialogues de l'œuvre : poésie et peinture chez Blanca Várela ».

Nécrologie Frédéric MAURO, historien des Annales

Les historiens de l'Amérique latine et les américanistes sont en deuil après la disparition de Frédéric Mauro. Cet historien du monde ibérique a marqué toute une génération de chercheurs, à commencer, bien sûr, par ses élèves. A l'ampleur d'une vision savante du monde ibéro-américain, il associait la noblesse, l'élégance et l'originalité de ses jugements. Professeur à l'Université de Toulouse, puis à Paris X-Nanterre, Frédéric Mauro a souvent voyagé dans le continent américain ; il a enseigné au Mexique et, surtout, au Brésil, et il a aussi beaucoup écrit sur les civilisations latino-américaines. Cette œuvre immense suscitera, sans aucun doute, des recherches poussées qui permettront d'en saisir toutes les nuances et toutes les ambitions. Nous voudrions évoquer ici, bien modestement, quelques repères de son approche de l'Histoire et de sa vision de l'historiogra- phie française sur l'Amérique latine. C'est volontairement que nous négligerons ses ouvrages (une trentaine au total) pour nous intéresser seulement à ses articles. Pourquoi ce choix ? Sans doute parce que les publications périodiques traduisent plus fidèlement la dynamique et l'orientation d'une recherche, à la fois dans le court terme de la problématique et dans la longue durée d'une carrière, contrairement aux ouvrages qui se placent dans le moyen terme, et qui correspondent souvent - s'agissant des ouvrages universitaires - à une demande editoriale. En consultant une suite d'articles de revues, on est à même de mieux percevoir le fil d'Ariane qui trace le parcours d'un chercheur, révèle ses certitudes et ses doutes. Or, Frédéric Mauro a très régulièrement collaboré à des revues et à des ouvrages collectifs ; il a aussi participé à des colloques, à des congrès et autres tables rondes. Entre 1948 et 1995, il a rédigé pas moins de 246 articles1 soit près de 3.000 pages, publiant en moyenne plus de cinq publications annuelles. Si la quantité de pages noircies n'augure pas toujours de la qualité finale du travail, elle informe, pour le moins, sur la récurrence des problématiques, sur les thèmes et les arguments favoris du chercheur.

En parcourant la longue liste de ces publications, on reste partagé entre la perplexité et l'admiration devant l'extrême diversité des revues, françaises ou

I Mélanges offerts à Frédéric Mauro, Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian, V0I.XXXIV, Lisboa-Paris, 1995, p. 13-33.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: Frédéric MAURO, historien des Annales

294 CM.H.LB. Caravelle

étrangères, qui ont publié les travaux de Frédéric Mauro ; il est vrai que l'historien n'a cessé, en quarante ans de carrière, d'établir des ponts entre les disciplines, les institutions et les hommes. Les revues historiques figurent, certes, en bonne place : Revue historique, L 'information historique, Bulletin de la Société d'Etude du 17e siècle, Revue d'Histoire moderne, Revue d'Histoire Economique et Sociale, sans oublier les prestigieuses Annales ESC- comme on le verra plus loin, Frédéric Mauro s'est souvent réclamé de Fernand Braudel, .qui fut son directeur de thèse ; rien d'étonnant, alors, que son nom figure aussi dans les Hommages à Lucien Febvre (1954) et à Fernand Braudel (1973). Il lui est aussi arrivé de collaborer à des revues plus éloignées de sa spécialité de « moderniste », comme Tiers monde (1963), la Revue des sciences politiques, la Revue d'histoire d'outre-mer (1979), ou la revue culturelle Europe. S'il est capable d'intéresser des périodiques très « ciblés », comme les Cahiers de l'Institut de Science Economique Appliquée, X Economie Historical Review ou encore le Journal of Political History, il lui arrive aussi de confier ses textes à des revues de vulgarisation (le Miroir de l'Histoire, en 1960), voire à des publications à caractère plus confidentiel, comme Hesperis, Humanitas, Mondes et cultures. . . Il a même commis un « papier » dans Atlântida, une revue madrilène engagée dans la défense d'un « humanisme occidental » - guerre froide oblige... A l'instar de son illustre prédécesseur, Lucien Febvre, il a également collaboré à de grands travaux encyclopédiques comme Histoire universelle (en 1958), Encyclopedia of Social Sciences (en 1965) et Encyclopaedia Universalis - à plusieurs reprises. Entre 1963 et 1977, il a publié des articles dans plusieurs numéros de Caravelle dont il avait été l'un des co-fondateurs ; par la suite, il a confié ses écrits de préférence aux Cahiers des Amériques latines, la revue du CREDAL, son groupe de recherche parisien. On reste tout aussi impressionné par le nombre d'articles publiés dans des revues étrangères, et la liste est longue des capitales et des centres universitaires qui ont fait appel à son concours : Lisbonne, Coimbra, Porto Alegre, Lourenço Marques (Mozambique), Sâo Paulo, Curitiba, Mexico, Nuevo León, Gainesville (USA), Madrid, Seville, Barcelone, Lisbonne, Porto, Rome, Milan, Wiesbaden, Berne, Bruxelles, Liège, Cambridge, Genève, Varsovie...

Il n'était pas question d'aborder ici l'ensemble des 246 publications, qui constituent déjà une œuvre en soi, et qui embrassent surtout l'histoire du Brésil et du Portugal. Il nous a paru plus intéressant de recentrer notre intérêt autour d'une thématique souvent négligée, à savoir la conception qu'un historien peut se faire de sa discipline. Une première sélection avait permis de repérer une cinquantaine d'articles à caractère épistémologique ou historiographique, mais une bonne partie de ces travaux figurent, hélas, dans des revues rares, brésiliennes ou portugaises pour la plupart, introuvables en France. C'est donc seulement à partir d'un échantillon d'une vingtaine d'articles disponibles que nous avons rédigé cette modeste contribution à la connaissance d'une partie, en général négligée, de cette œuvre imposante. De l'examen global de cette bibliographie éclectique ressort une première évidence : F. Mauro s'est intéressé à l'epistemologie de l'histoire tout au long de sa carrière, même si cet intérêt reste plus marqué dans les premières décennies. Car, au fil des années, l'auteur du Portugal et l'Atlantique s'est de plus en plus tourné vers l'historiographie américaniste proprement dite. La maturité venue, il se livrera, en bon connaisseur du milieu, à quelques critiques du « genre historique », n'hésitant pas à dénoncer ce qu'il appelait les « dérives » de l'histoire. . .

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: Frédéric MAURO, historien des Annales

Chronique 295

Apologie de l'histoire des Annales A plusieurs reprises, Frédéric Mauro s'est présenté comme un ardent

défenseur de ce que l'on a appelé, en simplifiant beaucoup, 1' « histoire des Annales » : « Etant l'un des premiers élèves de Braudel après la guerre, je maintenais ainsi à Sâo Paulo la tradition braudélienne et ce que l'on pourrait déjà appeler l'esprit des Annales >¿. Alors qu'il occupe, à l'âge de 32 ans, un poste de civilisation moderne et contemporaine à l'Université de Sâo Paulo, Frédéric Mauro donne une conférence à la Société d'Etudes Historiques, le 16 septembre 1953. À des auditeurs sans doute un peu surpris, le jeune coopérant français entreprend de diffuser le message des Annales, dans ce pays si ouvert à l'influence française depuis le début des années trente. En France, souligne-t-il doctement, les sciences sociales sont en train de transformer en profondeur l'histoire, la bonne vieille histoire événementielle, et par là-même, le métier d'historien. Mais en quoi consiste donc cette révolution épistémologique ? Désormais, l'historien devra s'appuyer sur les méthodes des sciences humaines, pour les appliquer, dans une démarche rétrospective, à des événements du passé, fût-ce un passé beaucoup plus ancien, et donc très différent dans ses structures sociales ou mentales du présent immédiat. Il faut donc que l'historien de demain se forme aux méthodes des sciences sociales, qu'il soit réceptif à ses concepts et à ses problèmes, et plus généralement, qu'il reste ouvert au présent immédiat, à l'actualité du temps présent : tel est le programme annoncé, telle est la révolu- tion copernicienne qui pouvait choquer les érudits de l'histoire événementielle, confinés dans une temporalité hermétique au présent. Pour justifier cet effort d'ouverture aux sciences humaines, le ton du conférencier se fait catégorique ; pour tout dire, il est celui d'un prosélyte, pour qui l'histoire est en train de devenir une « science sociale comme les autres ». La seule difficulté que le professeur visitant français laisse entrevoir à ses auditeurs tient à la mise en place d'une telle démarche. Il rappelle, à juste titre, qu'en ce début des années 1950, l'enseignement des sciences sociales - science politique, sociologie, économie - reste encore réservé aux facultés de Droit, alors que l'histoire est une discipline des facultés de Lettres, où l'enseignement des sciences sociales est encore em- bryonnaire - par exemple, l'économie s'y enseigne marginalement, et seulement dans le cadre de l'histoire économique. Si bien que cette absence de liens institutionnels entre les facultés constitue encore un obstacle à la mise en pratique de cette révolution épistémologique annoncée^.

En 1962, Frédéric Mauro publiait un article intitulé « L'histoire, science de l'abstrait ». Ce titre provocateur semblait s'opposer, mot pour mot, à la définition fameuse de Marc Bloch : « l'histoire, science du concret ». Dans ce texte, F. M. présente l'histoire comme une discipline « théorique, donc scientifique ». Elle ne saurait se réduire à une simple heuristique, ou même à une herméneutique. Elle n'est pas, non plus, une discipline purement littéraire et esthétique, qui confondrait la chronique historique avec l'art du récit écrit ou de l'exposé oral, ni avec une mise en scène plus ou moins théâtralisée des événe- ments passés. Elle ne se résume pas, enfin, à l'interprétation épistémologique des

2 FM, « A Historia em busca do tempo e do espaço », in L. C. Cardozo et G. Mattinière (dir.) Brasil-Franca. Vinte anos de Cooperação (Ciência e tecnologia)^ Brasilia, 1989, p. 63. 3 F.M., « O historiador francês em face das ciências sociais », Revista de História^ 1954, n°17,J.-M. 1954, p.229-232.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: Frédéric MAURO, historien des Annales

296 CM.H.LB. Caravelle

« faits », ou à leur sens philosophique, voire théologique. Toutes ces perceptions « aussi légitimes et passionnantes qu'elles soient, n'ont rien à voir avec l'histoire- science»4, la seule vraiment légitime parce qu'elle est la « science sociale du passé » élaborée à partir des sciences sociales du présent, cette science qui doit permettre d'échafauder une « théorie du passé » à la façon dont les sciences sociales bâtissent celles du présent. C'est en ce sens que l'histoire peut se reven- diquer comme une science abstraite, aux antipodes de l'histoire descriptive, à l'opposé de la « science du singulier » défendue par les historicistes. Dans un autre article, paru dans la Revue Historique en 1963^, F. Mauro déplorait « l'alliance longtemps maintenue de la philosophie et de l'histoire », une complicité qui ne pouvait, à ses yeux, que déboucher sur « un verbiage historique ». Comme illustration de ce travers, il citait les historiens portugais qui, selon lui, ignoraient [dans les années 1950] les sciences politiques, la sociologie, la sémantique, l'histoire sérielle ou quantitative, balbutiaient les rudiments de la géographie et de l'ethnologie, et se perdaient dans l'histoire « factuelle », dans l'anecdote, dans le détail, quand ils ne versaient pas dans des généralisations philosophiques trop éloignées de l'observation. Dans ce texte souffle incontestablement l'esprit des Annales ; nous sommes bien dans la phase conquérante de l'historiographie française, et le ton polémique de cet article fait aussitôt penser à ces Combats pour l'Histoire, parus dix ans auparavant, dans lesquels Lucien Febvre se faisait volontiers caustique vis-à-vis d'une histoire « événementielle » qui accumule les faits ou qui les range par catégories, selon le vieux système de la commode. . .

Le postulat de la scientifiche de l'histoire, F. Mauro s'emploie à le mettre en application dans un domaine qui lui est propre : l'histoire économique. Et à le faire sans nuances, en martelant des formules, à la limite de la provocation. Ainsi : « l'histoire économique 'est' la science économique du passé : à la fois théorie, sociologie, géographie, anthropologie et démographie économiques du passé »6. L'historien du Brésil écarte ainsi toute conception de type historiciste, qui voudrait faire du passé une accumulation confuse de faits individuels et uniques - à l'extrême limite, il l'accepterait pour l'histoire politique, tenue en piètre estime, dans la bonne tradition des Annales, mais en aucun cas pour l'histoire économique dont le caractère général, sinon universel, lui semble établi. A l'intérieur de cette vision globalisante, le seul débat qui lui semble intéressant touche au degré de généralisation du langage historique : faut-il le relativiser en l'appliquant seulement à une structure ou à un système donné - c'est la vision marxiste, et finalement c'est aussi celle de l'histoire des Annales ; ou bien doit-on admettre le caractère universel d'un concept, dès lors qu'il s'agit d'un langage scientifique, par définition généralisable en tous temps et en tous lieux ? Sans le formuler expressément, F. M. pose ici la question du rapport entre l'induction, née de l'observation, et la déduction logique. Sans trancher dans un

4 F. M., « L'histoire, science de l'abstrait », Revista da faculdade de Letras, Universidade de Lisboa, 1962, III série, num. 6, 1962, p. 8. 5 FM, « L'orientation actuelle des études historiques au Portugal », Revue historique, 1963, p. 433-42. 6 FM « Concepts économiques et économie coloniales à l'époque du capitalisme commercial », Deuxième Conférence internationale d'Histoire Economique, Aix-en P., 1962, tome 2, p. 713.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: Frédéric MAURO, historien des Annales

Chronique 297

débat qui semble encore marginal à la profession, F. Mauro reste fasciné par le vertige des « lois historiques », ces lois que l'historien démiurge se sent parfois capable de formuler après une longue méditation sur les archives : « la tâche de l'historien est à la fois de vérifier et de corriger l'énoncé des mécanismes simples pour permettre à l'économiste de construire une théorie de plus en plus générale ou comme l'on dit, généralisée... »7. Au fond, il y a dans cette posture radicale une volonté de réhabiliter l'obscur travail historique, trop souvent décrit par les théoriciens de l'économie comme strictement documentaire. Si l'on veut revalo- riser l'image de l'histoire économique, il s'agira dès lors de « faire une histoire économique utile aux économistes ». La confiance de F. Mauro dans le devenir scientifique de la discipline-phare qu'est pour lui l'Histoire semble inébranlable ; elle répond aussi au besoin de reconnaissance « scientifique », exprimé déjà par un L. Febvre ou par un M. Bloch, soucieux de donner à l'histoire un label de scientifiche, trop souvent refusé par les sociologues qui la jugeaient, depuis Emile Durkheim et Marcel Mauss, trop « descriptive » et trop anecdotique. Mais aujourd'hui, l'image de l'histoire s'améliore : « L'intérêt des jeunes historiens pour la théorie économique, la culture qu'ils en ont, le goût croissant des économistes pour l'histoire, dans l'effort qu'ils font pour bâtir une théorie du développement et du sous-développement, semblent aboutir à des travaux qui sont vraiment au contact des deux disciplines tout en restant histoire pour les historiens et économie pour les économistes ». La véritable révolution consistera donc à passer du particulier à l'universel en s'appuyant sur un « vocabulaire scientifique » ; tâche urgente, « après la grande négligence [de langage] de cette première moitié du siècle »8.

Au début des années 1970, F. Mauro se faisait l'ardent défenseur d'une autre révolution épistémologique en marche : le recours à la quantification. « La grande révélation du monde moderne est le passage du qualitatif au quantita- tif »9. D'Aristote à Newton, en passant par Descartes et Quesnay, la révolution du nombre envahit le champ du social et va relancer les études de sociologie historique. Antoine Cournot, François Simiand, Henri Hauser, Ernest Labrousse sont présentés comme quelques-uns des grands acteurs de cette première approche vers le quantitatif économique et la statistique sociale, deux méthodologies qui ont commencé à remodeler les sciences sociales, de la sociologie à la démographie, de la géographie à la psychologie sociale. Après l'ère « proto-statistique » des années 1920-50, nous entrons dans l'ère quantitative de la seconde moitié du siècle. F. Mauro observe - ou plutôt, prédit - l'explosion du tout quantitatif, en évoquant le travail pionnier d'un Pierre Chaunu qui, à travers ses courbes de prix et de trafics, établissait la conjoncture économique de l'espace atlantique, annonciatrice d'une l'histoire sérielle : « le quantitatif au troisième niveau », la « pesée globale », qui procède par abstractions de plus en plus synthétiques, et qui fait de l'histoire économique, non plus une méthode d'observation, mais une « quête de l'essentiel »10.

7 FM, Ibidem, p. 714. 8 FM, « Conceptualisation et quantification en histoire économique », Revista de la Universidad de Madrid, 1971, p. 79, p. 68. 9 Ibid., p. 69. 10 P. Chaunu, « Dépassement et prospective », in J. Le Goff, P. Nora, Faire de l'histoire. Nouvelles approches, t. 2, 1974, p. 67. De son côté, François Furet, plus pondéré, donnait

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: Frédéric MAURO, historien des Annales

298 CM.H.LB. Caravelle

En 1973, à l'occasion de la publication des Mélanges F. Braudel, F. Mauro allait encore plus loin dans l'audace, en proposant, à la manière d'un Auguste Comte, sa propre « classification des sciences humaines », au risque de pro- voquer un réel scepticisme au sein d'une corporation historienne, frileuse devant toute esquisse de théorisation. Sa démarche s'inscrivait dans la même question récurrente : quelle est donc aujourd'hui, et quelle sera demain la place de l'histoire parmi les sciences sociales ? Pour lui, la nouvelle epistemologie sera, nécessairement et à la fois, « pluri », « inter » et « omni-disciplinaire ». Car le rapprochement entre les sciences sociales ne saurait se faire dans la confusion des genres et des formations ; chaque discipline sera, d'abord, repérée dans sa propre spécificité ; pour autant, elle ne devra pas fonctionner en vase clos, mais se rapprocher des disciplines voisines, afin de déterminer celles sur lesquelles elle pourra s'appuyer pour affiner son vocabulaire et ses méthodes. Quant à l'omni- disciplinarité, elle ne pourra se définir que dans le cadre de chaque Université, dans la quête d'une certaine cohésion interne. Programme ambitieux et révolutionnaire, on le voit, puisqu'il s'agit, ni plus ni moins, d'envisager une restructuration des universités, non plus en rapport avec les départements exis- tants, mais en fonction d' « une vision claire de l'ensemble de nos disciplines et de leurs rapports »H. Pour autant, l'historien-épistémologue a bien conscience qu'il faut éviter la caricature de la systématisation, car le champ des sciences humaines échappe à la rigueur du déterminisme strict, grâce à la « liberté humaine », et aussi en raison des difficultés même de l'observation, nécessaire- ment « participante ». Au passage, l'historien règle ses comptes avec la philosophie, qu'elle soit épistémologique ou politique, rejetant avec la même détermination la « prétention marxiste » à la science et la spéculation quasiment théologique d'un Arnold Toynbee - un historien dont le nom revient souvent dans ses écrits pour symboliser, voire pour caricaturer, toute approche téléologique du temps. On retrouve ici l'une des affirmations les plus constantes et les plus résolues de F. Mauro, pour qui l'histoire doit garder une place privilégiée, et même essentielle, parmi les sciences sociales : il s'agit ni plus ni moins de les intégrer dans le tronc généraliste de l'Histoire. Et ainsi, par une sorte de retournement dialectique, cette même Histoire fera des autres branches du savoir des « disciplines historiquement généralisées », avant de se transformer elle-même en une « histoire théorique » dont les autres disciplines deviendraient des « champs d'application » ! Véritable inversion épistémologique qui consiste à faire de la discipline d'observation une science théorique, et des sciences sociales de simples domaines d'application... Utopie ! diront certains, mais qui reposait alors sur une vision optimiste, largement partagée par un certain nombre de maîtres de l'histoire française dans les années 1970. Cette position triomphaliste, quasiment « impérialiste » et « fondamentaliste » peut surprendre en 2002 mais, il y a trente ans, elle semblait correspondre à l'évolution vraisemblable, sinon probable, d'une discipline destinée à absorber toutes les autres.

de l'histoire quantitative une série de définitions qui en révélaient la nouveauté et aussi, jusqu'à un certain point, l'imprécision. Mais au stade optimal, elle lui apparaissait, comme chez Mauro, « un type de conceptualisation du passé », J. Le Goff, P. Nora, Ibidem, t. 1, 1974, p. 42. 11 FM, « Pour une classification des sciences humaines », in Mélanges Braudel , Toulouse, Privat, 1973, p. 399.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: Frédéric MAURO, historien des Annales

Chronique 299

Le défenseur des études américanistes Frédéric Mauro a souvent regretté que les historiens français n'aient jamais

vraiment pris au sérieux les travaux de l'historiographie française sur l'Amérique latine, contrairement à certains géographes - un Paul Vidal De La Blache -, ou à certains anthropologues - un Claude Lévi-Strauss -, qui avaient fondé leur savoir théorique sur une connaissance approfondie des Amériques latines. Et pourtant, il lui semblait évident que l'histoire française des Annales s'était beaucoup inspirée, par exemple à travers l'œuvre de Fernand Braudel, du continent-Brésil, qui lui avait donné « un autre sens du temps et de la relativité, un sens nouveau et aigu de l'espace, une conscience profonde de la diversité des cultures, de leur interpénétration, de leur parallélisme parfois... »12. Mais peu d'historiens français avaient pris conscience de cette influence sur leur façon nouvelle de percevoir et de construire une histoire qui bouge lentement... Cette ignorance et cette condescendance des historiens hexagonaux vis-à-vis des recherches françaises sur l'Ibéro-Amérique contrariaient d'autant plus F. Mauro qu'il avait lui-même placé l'histoire au premier rang des sciences sociales. . .

Très tôt dans sa carrière, il s'est voulu le chroniqueur des recherches françaises sur l'Amérique latine, avec, toujours, une réelle prétention à l'exhaustivité. Les travaux qu'il recensait lui paraissaient comme autant de pierres apportées à l'édifice, comme autant de pistes ou de voies conduisant vers cette histoire totale et quasiment encyclopédique de l'Ibéro-Amérique. C'est à ce titre qu'il a manifesté le plus grand intérêt pour les institutions et les associations internationales tournées vers l'Amérique, que ce soit dans les sciences sociales (comme la LASA nord-américaine), ou que ce soit dans les recherches purement historiques, avec la Commission internationale des historiens latino-américains (CIHL), ou encore 1' AHILA (l'Association européenne des historiens latino- américanistes), créée par Magnus Morner en 1969^. Faut-il rappeler que Frédéric Mauro avait lui-même fondé l'AFSSAL, cette Association française des sciences sociales sur l'Amérique latine, à l'esprit fédérateur, et qui a réuni périodiquement l'ensemble des chercheurs français en sciences sociales sur l'Amérique latine autour de plusieurs colloques importants qui se voulaient l'illustration d'une démarche pluri-disciplinaire.

Le désir de servir la recherche française sur l'Amérique latine se manifeste encore dans le soin que le titulaire de la chaire américaine de Nanterre mettait à faire connaître aux jeunes chercheurs français les multiples ressources archivis- tiques et les moyens documentaires qui existent non seulement en France, mais encore en Europe, à propos du continent ibéro-américain. A partir du premier « Guide du chercheur dans les archives françaises » publié en 1963 par Didier Ozanam, il recensait dès 1967 les ressources de l'ensemble des dépôts publics français, de la Bibliothèque nationale au Quai d'Orsay, des imprimés aux docu- ments visuels ou sonores. Cet intérêt pour les archives semble ne s'être jamais démenti, puisque vingt ans plus tard, en 1986, il commentait pour la vénérable Revue historique le Guide des Sources de l'histoire de l'Amérique latine et des Antilles

12 F. M., « L'apport du Brésil aux études en sciences sociales et humaines », in : S. Parvaux et J. Revel-Mouroz, Images réciproques du Brésil et de la France », Paris, IHEAL, 1991, p. 735. 13 F. M., « Le rôle des associations dans le développement de la recherche latino- américaine », in : Cahiers des Amériques latines, IHEAL, 1985, 2/3, p. 97-102.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: Frédéric MAURO, historien des Annales

300 CM.H.LB. Caravelle

dans les Archives françaises^. Dans l'un et l'autre cas, une même motivation pédagogique : aider les jeunes chercheurs attirés par le continent « latin », mais rebutés par le coût des voyages et des séjours Outre- Atlantique ; en leur révélant la diversité des sources françaises et européennes sur l'Amérique, il espérait stimuler des vocations et diminuer ainsi la concurrence « déloyale » qu'exerce sur l'étudiant l'abondance des sources hexagonales sur l'histoire de France.

La plupart du temps, ses recensions de travaux historiographiques figurent sous la double forme de bilans bibliographiques et de propositions programma- tiques. Mais ces chroniques historiographiques ne sont jamais fondées sur l'esprit de critique : si une publication ne lui plaît guère, il l'évoque brièvement, contrairement aux recherches qui l'ont séduit et sur lesquelles il s'attardera volontiers. Car Frédéric Mauro a l'élégance de ne jamais chercher à démolir un collègue, et encore moins un jeune « thésard ». En bon connaisseur du milieu universitaire, il publiait en 1980 un bilan des travaux réalisés sur l'Amérique centrale et sur les Antilles. Cette compétence historiographique, a priori éloignée de sa spécialité brésilienne, il la devait sans doute largement à son enseignement à l'université de Paris X-Nanterre et à l'Institut de la rue Saint Guillaume : en treize ans, il avait participé à quelques 58 jurys de thèses portant sur la Guyane, les Antilles et l'Amérique centrale : il avait ainsi supervisé 13 % de l'ensemble des thèses d'histoire soutenues sur la Méso-Amérique en métropole et au Centre universitaire des Antilles^ ! De façon plus globale, Frédéric Mauro a dirigé entre 1967 et 1992 près de 80 thèses (dont 14 thèses d'Etat), la plupart touchant à l'histoire latino-américaine ; à ce nombre déjà impressionnant, il conviendrait d'ajouter les dizaines de jurys dans lesquels il avait été président ou simple assesseur^ 6.

Dès 1967, Frédéric Mauro publiait dans la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, une vaste chronique historiographique, dont le titre était en soi tout un programme : « Comment développer les recherches françaises sur l'histoire de l'Amérique latine ? ». Il y partait d'un constat : si la France connaît depuis 1945, un recul général de sa science et de sa technologie face aux Etats- Unis, elle garde encore une position prédominante dans le champ des sciences sociales, du moins en Amérique latine. Il convient donc de conforter et, si possible, d'amplifier cet avantage, en particulier pour la « science historique, la première des sciences sociales ». Les objectifs affichés étaient vastes, à la hauteur de sa vision de l'histoire et des qualités qu'il attribuait à l'esprit français : ordre, méthode et clarté. Il s'agissait pour les historiens français des Amériques de vérifier, par l 'analyse rétrospective, aussi bien les « théories actuelles du dévelop- pement et du sous-développement », que les fondements sociaux de l'Amérique latine, l'histoire de ses institutions, mais aussi la complexité de sa spiritualité et de sa culture. Programme qui peut apparaître aujourd'hui démesuré, mais où l'on retrouve encore une fois l'inspiration des Annales^ avec cette obsession d'une histoire totalisante, véritable fantasme intellectuel de l'historiographie française

14 F. M., « A propos d'un nouveau guide des archives », Revue historique, CCUötlV/l, 1986, p. 195-200. 15 FM, « Les études françaises sur l'Amérique centrale et les Antilles », in Cahiers des Amériques latines, 1980, 21/22, p. 33-35. 16 Mona Huerta, « Frédéric Mauro, directeur de thèses, in : Mélanges offerts à F. Mauro, o.e., Lisboa-Paris, 1995, p. 35-43.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: Frédéric MAURO, historien des Annales

Chronique 301

des années 196017. Ce souci d'embrasser, voire de maîtriser toute la production historiographique française sur l'Amérique latine apparaît plus que jamais dans un article tardif publié dans Caravelle en 1991 : après avoir évoqué les « grands ancêtres » du savoir américaniste - un Fernand Braudel, un Marcel Bataillon, un Robert Ricard - le co-fondateur de Caravelle passe en revue les deux générations de chercheurs qu'il a côtoyés : les élèves de Braudel (de P. Chaunu à F. Chevalier, de Jean Roche à Victorino Magalâes Godinho) et celle de la nouvelle génération des agrégés d'histoire, cette « armée de réserve de la recherche », dont beaucoup ont été ses élèves, de Guy Bourde à Ciro Cardoso, d'Albert Garcia à Jean Heffer, de Guy Martinière à Jean Meyer. La conclusion de cette énumé-ration des chercheurs de cette autre armée de l'ombre se voulait valorisante : « Le rôle des historiens français a été de mettre à la disposition des Latino-Américains la riche problématique historique inspirée des sciences de l'homme pour leur permettre de comprendre leur propre histoire »18.

Mais son jardin préféré reste, bien sûr, le Brésil. Dans un article de janvier 1957, il présente aux lecteurs des Annales ESC la. Revista de Historia (brésilienne), une publication de Sâo Paulo, qu'il estime très proche de la prestigieuse revue française, car « affranchie des vieilles routines et de l'érudition close». Non sans ironie, il la compare aux publications du « sage, tranquille, aimable et très serviable Institut brésilien d'Etudes historiques,... sympathique et à la mesure d'hier...», mais qui sert une historiographie du vieux Brésil, totalement dépassée si on la confronte à l'esprit de cette Revista de Historia, qui lui apparaît comme un reflet du nouveau Brésil des gratte-ciel, « une vraie revue d'histoire sur le modèle des Annales '»19.

Le temps du doute Plusieurs décennies se sont écoulées depuis ces premiers moments de la

recherche où l'enthousiasme le disputait à la curiosité et où l'histoire semblait régner sur les sciences humaines. Voici qu'au tournant du siècle, F. Mauro reconnaît que notre discipline est en difficulté. « Elle souffre du même mal que l'université française : l'écart grandissant entre les prétentions qui sont énormes et les moyens qui restent médiocres »20. Par manque de moyens, les revues spécialisées - qu'il connaissait si bien pour avoir souvent collaboré - se meurent, et la « science historique » n'offre plus guère de débouchés, en dehors d'un enseignement dont il avait pu observer, en quarante années, la dégradation... Dès 1973, dans une conférence prononcée à Sâo Paulo, il exprimait déjà un certain nombre d'inquiétudes sur le devenir de la discipline. Il déplorait la grande pénurie des bibliothèques et, pire encore, 1' « hexagonalisme » des

17 F. M., « Comment développer les recherches françaises sur l'histoire de l'Amérique latine », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, oct.-déc. 1 967, p. 424-437. 18 F. M., « Vingt-cinq ans d'études historiques françaises sur l'Amérique latine », Caravelle, Toulouse, 1991, p. 241-258. 19 F.M., « Au Brésil : la Revista de Historia », Annales ESC, A. Colin, 12e année, n°l, janv.-mars 1957, p. 103- 106. 20 FM, « Les études historiques françaises sur l'Amérique latine (1945-90) », Cahiers des Amériques latines, 1990, 9, p. 108.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: Frédéric MAURO, historien des Annales

302 CM.H.LB. Caravelle

institutions françaises qui considèrent la recherche « périphérique » comme quantité négligeable, voire « exotique »21.

Selon lui, les chercheurs en histoire semblaient avoir oublié les leçons de Braudel, puisque non seulement l'histoire « totale » était rejetée, mais encore l'histoire économique, qui constituait le socle du savoir de la première génération des Annales ne faisait plus recette. Aujourd'hui, les doctorants d'histoire boudent les diagrammes et les courbes ; ils tombent sous le charme de l'histoire culturelle, qui reste pour lui une recherche basée sur la facilité, dans la mesure où elle s'appuie presque toujours sur des sources imprimées, beaucoup plus accessibles que les archives primaires, particulièrement difficiles à lire pour le « grand » 17e siècle. Cette approche culturelle est aussi dénuée de rigueur : « mal préparée par des études insuffisantes de psychologie et de philosophie, elle manque de méthode scientifique et tend à refaire de l'histoire une discipline littéraire ». Quant à l'étude de l'imaginaire, elle dissout bien souvent le « réel » des faits historiques - l'espace géographique et physique, les données économiques et sociales - dans un discours verbeux aux résultats contestables. On le voit ici, Frédéric Mauro rejetait nettement la dérive anthropologique et l'éclectisme historiographique des « nouveaux territoires » de l'historien , de la micro-histoire à la vie privée, des « lieux de mémoire » à l'ego-histoire. . .

En août 1987, F. Mauro donnait une conférence dans le département d'Histoire de l'Université Fédérale du Parana, à Curitiba. Le ton de l'orateur se faisait nostalgique quand il évoquait cette époque ancienne et pionnière où l'histoire, placée au cœur du dispositif de la connaissance, se voulait la synthèse organique des sciences sociales du passé. Mais pour l'heure, ce triomphalisme n'avait plus lieu d'être : « notre science historique est en crise », menacée par les deux grands maux de notre temps, l'historicité et l'historicisme. L'historicité, c'est le retour de l'événement, par définition « unique », et même « extra- ordinaire », qui ne se reproduit jamais deux fois de suite, et dont la valorisation à outrance semble contester la réalité et la permanence des structures sociales. Cette dérive « événementialiste » explique tous les excès de la biographie et du roman historique. Pire : elle remet en cause l'étude - si chère aux Annales- des

systèmes, des mécanismes et des conjonctures ; surtout, elle contredit la défini- tion que F. Mauro avait proposée de l'histoire vingt-cinq ans auparavant : une « science de l'abstrait ». L'autre danger pour l'histoire « scientifique », c'est, bien sûr, la position philosophique de l'historicisme, que l'historien français du Brésil assimile, peut-être hâtivement, au relativisme historique. Car pour le conféren- cier, ce doute sur l'histoire doit être recherché dans une crise de la conception de la vie et du monde, et non pas seulement dans la pollution de l'histoire par l'évé- nement. Les moyens de communication de masse ont, en effet, créé une société de divertissements, où le cinéma, le théâtre, mais aussi la littérature et l'histoire récréative jouent leur rôle. Les best-sellers - le Montaillou d'Emmanuel Le Roy Ladurie, le Louis XIV de François Bluche - sont devenus des produits de consommation et de distraction noble, grâce aux filières « juteuses » de la

vulgarisation et du roman historique. Plus profondément, F. Mauro déplore que notre temps soit dominé par le scepticisme et par le relativisme historique : « Tout s'explique et tout se justifie. Alors pourquoi choisir ? Pourquoi hiérarchi-

21 F. M., « Os estudos históricos em França : declínio ou evolução ? », Revista de História, Sao Paulo, 1973, p. 5-13.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: Frédéric MAURO, historien des Annales

Chronique 303

ser ? Les civilisations se valent ainsi que les cultures »22. Le ton se fait alors plus grave : le relativisme et le scepticisme réduisent à néant les valeurs « absolues ». Or, pour Frédéric Mauro, il n'est pas vrai que les Variations Goldberg et le rockn roll s'équivalent, ou que Carlos de Andrade soit comparable à la littérature « de cordel » : « Le progrès de la civilisation humaine en général, et de la civilisation occidentale en particulier, a été fondé sur la conviction qu'il existait une hiérarchie de valeurs transcendantes : le beau, le bien, le vrai, ou encore l'amour. Il est vrai que l'histoire a sa part de responsabilité dans cette relativisation des valeurs, elle qui a insisté trop souvent sur la fragilité des civilisations ».

Alors, comment sortir de cette crise des valeurs ? S'il veut sauver sa discipline, le savant devra adopter une posture philosophique, afin de méditer sur l'Etre et sur les valeurs humaines. Pas de science sans conscience... car derrière le problème scientifique se cache souvent un problème philosophique. Mais attention aux idéologies, devenues des outils de manipulation des foules. Quant à l'historicité, si elle est bien comprise, elle nous enseigne qu'au travers des temporalités successives, la nature de l'homme n'évolue guère dans le temps. Et la conclusion se veut proche d'une posture philosophique assumée sans complexe ni provocation, simple fruit d'une méditation de près de quarante ans sur le monde ibérique : « les civilisations qui sont nées du christianisme ont un ferment qui permettra leur survie », et « une histoire bien comprise n'évacue pas le problème métaphysique ni la culture humaniste fondée sur des valeurs universelles... »23.

Comme pour l'Histoire » en général, F. Mauro ne cachait guère ses désillusions et ses doutes sur l'avenir de l'historiographie française d'Amérique. Il déplorait que cette recherche fût largement concurrencée par la recherche étrangère, en particulier nord-américaine. Les thèses d'histoire publiées sur l'Amérique latine se comptent sur les doigts des deux mains et, fait plus grave, les chercheurs ne poursuivent guère leurs études post-doctorales, comme s'ils sortaient épuisés d'un doctorat tellement exotique... Ce constat de quasi-faillite de la branche historique, il le confirme en évoquant le fonctionnement des quelques laboratoires de recherche spécialisés sur l'aire culturelle latino- américaine, dans lesquels la géographie et la socio-ethnologie semblent avoir pris le pouvoir, après avoir marginalisé l'ancienne discipline reine. A la décharge des chercheurs, F. Mauro reconnaît bien volontiers que les structures universitaires et le CNRS ne font rien pour encourager les recherches sur ces régions éloignées - à la seule exception du ministère des affaires étrangères qui continue d'aider ce type d'investigation... 24 Et à la fin de sa carrière, F. Mauro dénonçait dans l'historiographie française de l'Amérique les mêmes tares qu'il pensait observer dans l'histoire hexagonale : oubli du fondement stable de l'histoire qu'est l'économie, au profit d'une histoire culturelle jugée trop superficielle ; mais aussi manque de moyens matériels pour relancer les coûteuses recherches Outre- Atlantique.

22 FM, « História, Historicidade, Historicismo », História : questões & debates, Apah, Curitiba, dez. 1988, p. 272. 23 FM, Ibidem, p. 27. 24 F. M., « Les études historiques françaises sur l'Amérique latine (1945-1990) », Cahiers des Amériques latines, 1990, 9, p. 99-109.

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: Frédéric MAURO, historien des Annales

304 CM.H.LB. Caravelle

Cette tentation du pessimisme chez un chercheur porté pendant quarante ans par le dynamisme et l'enthousiasme se justifiait-elle seulement par le scepticisme et les désillusions de l'âge mûr ? Si les critiques exposées plus haut n'étaient pas sans fondement, elles ne suffiraient pas, pour autant, à expliquer un tel désenchantement. S'il est un concept qui n'apparaît pas dans les derniers écrits de l'historien de Saint-Mandé, c'est bien celui de « crise de l'histoire ». Une crise que l'on sentait pourtant venir depuis le milieu des années 1980, et qui semblait justement découler d'une incontestable crise des sciences sociales, et pour paraphraser J. Le Goff, « de la notion même de social ». En 1993, R. Chartier évoquait des « temps d'incertitude », parlait de « crise épistémo- logique », de « tournant critique » et percevait les « nouveaux défis » auxquels l'histoire était confrontée. Car, selon lui, les historiens avaient trop adhéré, et avec une foi positiviste, aux « lois scientifiques de l'Histoire ». Frédéric Mauro, historien de l'Amérique latine, pourrait donc apparaître comme l'une des victimes du retournement des modes intellectuelles. Voici qu'on rejetait le « réel » au profit du « discours » et les « structures » au profit de 1'« événement ». Du jour au lendemain, on ne fétichisait plus les « sources primaires » (séries de prix, inventaires, testaments), et on les remplaçait par des documents « construits » selon des codes spécifiques et à des fins spécifiques. Pire encore : l'historien se soumettait aux délices et aux artifices de l'écriture et du récit, s'appuyait lucidement sur les figures de la rhétorique, et assumait son imagination. Ce « tournant linguistique », Frédéric Mauro le voyait poindre à la fin du siècle, mais il le refusait, par fidélité à sa formation économique et à ses maîtres prestigieux. Et sans doute aussi parce que chaque historien appartient à une génération, à une utopie, à un imaginaire, et qu'il est difficile - parfois tragique - de devoir passer le flambeau à la génération montante. . .

Pierre Vayssière

*

Alain MILHOU (1944-2001) L'année 2001 aura été particulièrement cruelle pour l'hispanisme et

l'américanisme français. Une dizaine de jours après le décès de Carlos Serrano, que ses études sur l'Espagne de la fin du XIXe siècle avaient conduit à s'intéresser aussi à la guerre d'indépendance de Cuba, c'était au tour d'Alain Milhou de nous quitter. Notre corporation venait de perdre ses deux représentants les plus brillants.

Formé à l'université de Bordeaux, où il avait reçu l'enseignement complémentaire de deux maîtres d'exception, Noël Salomon et François Chevalier, Alain Milhou avait été l'un des étudiants les plus remarqués de sa génération, comme le prouve sa seconde place à l'agrégation alors qu'il avait à peine vingt-deux ans.

Dès son mémoire de maîtrise consacré à Bartolomé de las Casas, il avait décidé de s'orienter vers les études américaines, et tout naturellement ses premiers travaux avaient porté sur le Protecteur des Indiens.

Après quelques années de coopération en Algérie, Alain Milhou avait été nommé à l'université de Rouen où il devait faire toute sa carrière à la fois d'hispaniste et d'américaniste, car il ne séparait pas ces deux domaines. Sa

This content downloaded from 185.44.78.113 on Sat, 14 Jun 2014 17:40:20 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions