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Article original Frères et sœurs face au handicap Siblings of children with a muscular dystrophy N. Boucher (Maître de conférences) Laboratoire EDA, faculté des sciences humaines et sociales–Sorbonne, université René-Descartes, Paris-V, France Reçu le 9 octobre 2004 ; accepté le 11 mars 2005 Résumé Cet article rend compte d’une recherche clinique conduite auprès de vingt-six enfants, frères et sœurs d’enfants myopathes, visant à évaluer leur marge de manœuvre identitaire et affective. Les entretiens, les dessins et les jeux des enfants permettent de saisir leur sentiment identi- taire, la représentation de leur environnement affectif, ainsi que les modalités d’expression des affects. Les résultats mettent en évidence les différentes contraintes psychiques auxquelles sont soumis les enfants de la fratrie pour s’adapter à la situation anxiogène dans laquelle est plongée la famille. Certains enfants tentent d’échapper à ces contraintes par la fuite en avant, d’autres les contournent par l’idéalisation de l’enfant malade, d’autres adoptent des positions de soignants envers l’enfant malade et par lui, envers les blessures parentales. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract This article reports on a clinical study concerning twenty-six children, siblings of children with muscular dystrophy aiming at assessing their identity and affective room to manoeuvre. Interviews, drawings and games of the children allow understanding their identity feeling, emotional environment and expressions of affects. The study shows how much the children have to force themselves to adapt to a family space that is invaded by the handicapped child. Some children try to avoid these constraints by running away, others circumvent them by idealizing the disabled child, and others adopt a caring attitude towards the disabled child, and through him, towards parental wounds. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Fratrie ; Handicap ; Identité ; Affectivité ; Mécanismes de défense Keywords: Sibling; Handicap; Identity; Affectivity; Mechanisms of defence Grandir avec des frères et sœurs est une situation excep- tionnelle pour apprendre sur soi et sur les autres. Le lien fra- ternel n’est évidemment pas exempt d’obstacles, les enfants ont à accepter des contraintes, trouver des compromis, entrer dans la concurrence ; leur conquête identitaire et affective sera d’autant plus facilitée que l’espace psychique familial peut les aider à assimiler leurs conflits et les contenir. Les recherches sur le lien fraternel ont été négligées jus- que vers les années 1980. Ces recherches ont alors rapide- ment pris en compte les situations où le groupe fraternel était confronté au handicap. Ce sont les limites induites par les situations de handicap qui sont relevées ; ainsi, de nombreu- ses études observent un appauvrissement des interactions [1,3]. Des attitudes stéréotypées deviennent une contrainte. La fonction de soignant est souvent octroyée aux aînés [16] ; les sœurs, mais aussi les frères –– ce qui a été découvert plus tardivement [5] –– sont alors astreints à ce rôle qui condi- tionne leur identité. Devenir soignant est plus problématique encore lorsque la hiérarchie fraternelle est bousculée, l’enfant cadet non malade a alors le sentiment d’usurper le droit d’aînesse [1]. L’expression de soi est aussi retenue. Les frères et sœurs d’enfants handicapés se jugent moins populaires que leurs pairs de familles sans handicap [6,7], ils ont des scores plus Adresse e-mail : [email protected] (N. Boucher). Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 53 (2005) 186–190 http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/ 0222-9617/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2005.03.002

Frères et sœurs face au handicap

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Article original

Frères et sœurs face au handicap

Siblings of children with a muscular dystrophy

N. Boucher (Maître de conférences)

Laboratoire EDA, faculté des sciences humaines et sociales–Sorbonne, université René-Descartes, Paris-V, France

Reçu le 9 octobre 2004 ; accepté le 11 mars 2005

Résumé

Cet article rend compte d’une recherche clinique conduite auprès de vingt-six enfants, frères et sœurs d’enfants myopathes, visant à évaluerleur marge de manœuvre identitaire et affective. Les entretiens, les dessins et les jeux des enfants permettent de saisir leur sentiment identi-taire, la représentation de leur environnement affectif, ainsi que les modalités d’expression des affects. Les résultats mettent en évidence lesdifférentes contraintes psychiques auxquelles sont soumis les enfants de la fratrie pour s’adapter à la situation anxiogène dans laquelle estplongée la famille. Certains enfants tentent d’échapper à ces contraintes par la fuite en avant, d’autres les contournent par l’idéalisation del’enfant malade, d’autres adoptent des positions de soignants envers l’enfant malade et par lui, envers les blessures parentales.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

This article reports on a clinical study concerning twenty-six children, siblings of children with muscular dystrophy aiming at assessingtheir identity and affective room to manoeuvre. Interviews, drawings and games of the children allow understanding their identity feeling,emotional environment and expressions of affects. The study shows how much the children have to force themselves to adapt to a family spacethat is invaded by the handicapped child. Some children try to avoid these constraints by running away, others circumvent them by idealizingthe disabled child, and others adopt a caring attitude towards the disabled child, and through him, towards parental wounds.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Fratrie ; Handicap ; Identité ; Affectivité ; Mécanismes de défense

Keywords: Sibling; Handicap; Identity; Affectivity; Mechanisms of defence

Grandir avec des frères et sœurs est une situation excep-tionnelle pour apprendre sur soi et sur les autres. Le lien fra-ternel n’est évidemment pas exempt d’obstacles, les enfantsont à accepter des contraintes, trouver des compromis, entrerdans la concurrence ; leur conquête identitaire et affectivesera d’autant plus facilitée que l’espace psychique familialpeut les aider à assimiler leurs conflits et les contenir.

Les recherches sur le lien fraternel ont été négligées jus-que vers les années 1980. Ces recherches ont alors rapide-ment pris en compte les situations où le groupe fraternel étaitconfronté au handicap. Ce sont les limites induites par les

situations de handicap qui sont relevées ; ainsi, de nombreu-ses études observent un appauvrissement des interactions[1,3]. Des attitudes stéréotypées deviennent une contrainte.La fonction de soignant est souvent octroyée aux aînés [16] ;les sœurs, mais aussi les frères –– ce qui a été découvert plustardivement [5] –– sont alors astreints à ce rôle qui condi-tionne leur identité. Devenir soignant est plus problématiqueencore lorsque la hiérarchie fraternelle est bousculée, l’enfantcadet non malade a alors le sentiment d’usurper le droitd’aînesse [1].

L’expression de soi est aussi retenue. Les frères et sœursd’enfants handicapés se jugent moins populaires que leurspairs de familles sans handicap [6,7], ils ont des scores plusAdresse e-mail : [email protected] (N. Boucher).

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 53 (2005) 186–190

http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/

0222-9617/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.neurenf.2005.03.002

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bas aux échelles d’estimation de compétence, ils ont aussides scores plus inquiétants aux échelles mesurant l’anxiété etla dépression. [10]

Les recherches à visée clinique conduites plus tardive-ment par des équipes françaises donnent sens aux résultatsde ces recherches comparatives [4,5,8,11,14]. Les observa-tions convergent : la confrontation à la maladie et au handi-cap suscite des angoisses de mort, des sentiments de culpa-bilité, d’abandon, des blessures identitaires quis’entremêlent... Ce qui caractérise les frères et sœurs, c’estque leur mal-être se vit dans la solitude ; ils sont précocementtroublés par le désarroi de leurs parents, ils ne savent com-ment exprimer ces tourments si conflictuels d’autant plusqu’ils seraient en quelque sorte soumis à discrétion devantles soins impératifs pour l’enfant malade. Enfin, leurs trou-bles, même lorsqu’ils paraissent apaisés, laisseraient des tra-ces dans l’organisation psychoaffective.

1. Un travail de recherche auprès de frères et sœursd’enfants myopathes

Un travail de recherche, d’approche clinique, a été conduitauprès de familles d’enfants avec une maladie neuromuscu-laire afin de comprendre les moyens utilisés, par chacun, pourgérer les charges émotionnelles et physiques ; la problémati-que de la fratrie est donc un des volets de ce travail de recher-che.

Les enfants sont ici dans une situation particulièrementanxiogène. L’annonce de la maladie, du handicap à venir, abrisé l’histoire comme l’élan familial, fait surgir des peursarchaïques, des angoisses de mort, de la culpabilité. Le ris-que d’évolutivité de la maladie attise sans cesse l’anxiété :« le temps qu’on s’habitue à une situation, celle-là a déjà évo-lué » dira un parent. « On a l’impression que c’est la vie quinous mène, ça n’arrête pas d’être bouleversé, quelque chosequi vient et qu’on ne décide pas », dira un autre parent.

Une grande partie de l’énergie psychique des enfants peutalors être utilisée pour apaiser le psychisme familial ou bienpour s’en protéger, aux dépens de l’expansion du Moi.

Vingt familles de deux ou trois enfants (une de 4), prove-nant de milieux socioéconomiques diversifiés, ont accepté departiciper à cette recherche1

Les enfants atteints d’une maladie neuromusculaire sontâgés de six à dix ans.

Les frères et sœurs d’enfants malades sont au nombre de26 (filles et garçons) :

Seize aînés ont été rencontrés, parmi eux trois filles sontâgées de sept à dix ans, les 13 autres (8 filles et 5 garçons)sont des adolescents de 12 à 17 ans.

Dix cadets ont été rencontrés (4 filles et 6 garçons), âgésde quatre à neuf ans.

Le recueil de données a été réalisé en tête-à-tête entre unchercheur et chacun des membres de la famille. Lors des pas-sations chacun a respecté l’intimité de l’autre, les seules ten-sions ressenties l’ont parfois été au moment de l’interview del’enfant malade.

L’entretien, le dessin, le jeu ont été utilisés pour commu-niquer avec les enfants.

L’entretien s’est déroulé sous le mode d’une conversationoffrant à l’enfant, s’il le désirait, une opportunité de dire cequ’il vivait et ressentait. Le dessin de la famille a permis desaisir, grâce à l’implication subjective des enfants dans cettetâche, les positions que l’enfant attribuait à chacun des per-sonnages de sa famille et la position que lui-même adoptaitau sein de cette famille. En revanche le jeu, à l’aide d’uneboîte de construction, a souvent été stéréotypé, convention-nel, peut être parce que la symbolique des petits personnagesdu jeu était trop forte ou parce que l’enfant avait libéré sonimaginaire dans le dessin.

La liberté subjective à être et devenir soi de chacun desenfants a été saisie en centrant les analyses sur le sentimentidentitaire exprimé par les enfants, sur la manière dont ilsgéraient leurs affects, enfin sur les mécanismes de défense etles possibilités de dégagement qui pouvaient être repérés.

2. Le sentiment identitaire

Les enfants de la recherche ont avant tout fait référence àleur frère malade pour tenter de se caractériser. Certes le lienfraternel sollicite un partage identitaire [12], soulève des fan-tasmes d’intrusion [9,13], ici, ce qui caractérise ce partage,c’est qu’il est systématique et qu’il est immédiatement sou-mis à jugement :

« Ce que j’aime chez moi, c’est que je prends bien la mala-die de mon petit frère et ce que j’aime pas chez moi, c’est quedes fois, j’aime pas, j’en ai marre ».

Ce partage qui lie alors l’enfant non malade à du handicapa souvent pour corollaire une atteinte de l’estime de soi. Lesfrères et sœurs se sentent jugés à travers un filtre stigmati-sant :

« C’est rare qu’on me fasse des compliments »« Je me sens le plus proche du plus vilain de la classe ».Les enfants cherchent, pour la plupart, à inverser cette

« mauvaise réputation », ils se rendent aimables, dévoués,boute en train...

D’autres enfants, pour fuir ce miroir qui les égare, préfè-rent éviter d’être dans la même école que leur frère ou sœurmalade et refusent –– ceci est souvent le cas des garçons ado-lescents –– de recevoir leurs copains à la maison.

Dans des fratries de même sexe et de faible écart d’âge, leregard social est moins présent, mais des confusions identi-taires, souvent anxiogènes, apparaissent : « D’habitude c’estnous deux qui sommes malades, j’ai de l’eczéma derrièrel’oreille et ça fait mal ».

Quelquefois la référence à l’enfant malade est ressentiecomme une empreinte pesante sur sa propre identité. Un sen-

1 L’Association française contre les myopathies (AFM) a soutenu ce tra-vail et facilité la rencontre avec les familles.

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timent de contrainte est éprouvé, avec l’étrange sensationd’être « habité » pour reprendre l’expression de Régine Scel-les [15] par la maladie.

« J’aimerais bien que ma sœur guérisse parce que j’ai cettemaladie derrière mon dos et elle me façonne ». (Une sœuraînée)

Le handicap peut alors s’immiscer comme un objet confusen soi, créant parfois un sentiment d’anormalité. Ainsi, dansce dessin, la sœur malade porte une belle robe mais Claire,son aînée, se met en cage en s’interrogeant « est-ce que jesuis normale ? »

Jean-François Rabain [13] constate ainsi que « lorsque lesfrontières du Moi sont trop perméables, le sujet risque de setrouver envahi, effracté par l’image d’un double qui menaceson intégrité ».. Or, la fragilité de l’espace psychique fami-lial, les angoisses qui le traversent assaillent les barrières pro-tectrices. Pour s’en libérer, le psychisme de l’enfant estconduit à projeter en l’autre ce qu’il ressent pour tenter de lemaîtriser ; des vécus d’emprise, d’intrusion et de confusionpeuvent alors être transfusés dans les psychismes et brouillerles sentiments identitaires, l’enfant a d’autant plus de mal àse défendre de cet objet intrusif que son origine est rendueconfuse par les processus projectifs.

3. L’expression des sentiments fraternels

La vie affective des enfants étudiés est troublée par la réso-nance du handicap en eux :

« Je suis malade à la vue de mon frère, c’est quand mêmebien injuste non ? ». (Un aîné).

« C’est lourd qu’il soit malade. Je ne sais pas à quelniveau ». (Un frère aîné).

Les dangers associés au handicap sont ainsi omniprésentsen eux, mais les enfants les attribuent au frère malade. Ilsconsacrent alors une grande partie de leurs pensées et de leurimaginaire au frère malade, comme pour maintenir un lienconstant, une transfusion vitale de psyché à psyché qui conju-rerait la menace de la mort. « En plein cours, je peux penser àma sœur et dire, qu’est-ce qu’elle peut faire, est-ce qu’elle amal ou.... »

Il existe ainsi une lutte psychique permanente qui main-tient présent un climat anxiogène : « J’ai pas vidangé », « onne décompresse jamais ». « Quand le professeur m’interroge,j’ai beaucoup de mal à répondre, il me faut beaucoup detemps. J’ai un petit blocage et ce blocage-là, c’est lié à monpetit frère, c’est ce qui pose problème, c’est difficile à expli-quer ».

Elle engendre des troubles psychiques :« J’arrive pas à m’endormir parce que je ne sais pas ce que

j’ai ».Les enfants, nombreux, disent avoir des moments de « gros,

gros cafard ».« J’ai un tic-tac dans ma tête, ça m’empêche de dormir.

Parfois j’ai mal à la tête, alors je sécurise dans ma tête. C’estcomme un bruit, une fois j’ai rêvé que ce bruit me tuait ».

Elle provoque des troubles psychosomatiques, les enfantsont des troubles du sommeil, de l’asthme, des allergies, unepetite fille est encoprétique, un garçon a des hallucinationsvisuelles.

La jalousie, l’agressivité ne sont pas autorisés à s’expri-mer, elles sont annihilées au prix de gros efforts psychiques.Certains acceptent cette contrainte en imaginant, avec toute-fois un soupçon d’inquiétude, qu’elle ne sera que transitoire :

« À la bagarre, il peut me donner des coups très forts. Moi,je fais attention. Moi, je sais que dans trois ans ça m’ennuiera,parce que j’ai hâte de voir comment je serai quand je seraigrand ».

D’autres subissent l’agressivité de l’enfant malade sansoser réagir, ils se placent alors en position de victime, ce quiaccroît leurs préoccupations vis-à-vis de la situation morbideet introduit une confusion dans leur souffrance personnelle :

« Je sais pas, mais elle ressemble à un garçon manqué.Elle me donne des coups de pieds et des coups de poings. Etmoi, je ne peux pas me défendre contre elle. Même que jesuis la plus grande parce qu’elle me fait tellement mal ».

Ces deux autres petites filles utilisent les mêmes mots :« Quelquefois, elle m’agace. Je ne peux pas me défendre,

elle me fait tellement mal ».« Ma sœur, elle se moque pas de moi, juste elle m’agace,

elle me fait beaucoup mal à la tête ».La nécessité psychique de contenir les affects exige par-

fois la mise en place de défenses massives. « Mon caractère,c’est baston, pour... parce que... c’est ce qui m’énerve ».Ainsi,cet enfant, dans son jeu va construire la maquette d’un fortin,bien lourd, hermétique, et dit-il « ça c’est un canon, dedans ily a quelqu’un qui tire. Tout ça c’est fermé, c’est pour le pro-téger des moustiques ». La mesure de l’agressivité qu’il tentede refouler peut s’évaluer en comparant l’insignifiance desattaquants à l’artillerie lourde qu’il déploie.

4. Les stratégies défensives observées [2]

Les enfants développent avec plus ou moins d’engage-ment conscient, différentes stratégies visant à se protéger ouà protéger la cellule familiale de trop d’assauts anxiogènes.

Beaucoup d’entre eux s’engagent dans un pacte tacite desolidarité pour faire face à l’adversité. Ce pacte oblige à adop-ter des attitudes irréprochables pour sortir vainqueur des atta-ques extérieures : « chaque fois qu’ils se retournaient, on seretournait, on les regardait droit dans les yeux généralementils laissaient tomber ».

Cette stratégie défensive gratifie l’enfant et le rassure quantà la possibilité de maintenir active la fonction familiale vitalede pare-excitation.

Pour la plupart, cette protection familiale est une œuvresolitaire qui se joue dans la discrétion.

Pour représenter une famille, un aîné dessinera tout d’abordune « tortue Ninja », héros de bande dessiné ayant pour mis-sion de défendre –– de son souterrain –– les droits des hom-mes vivant en surface. Dans un second dessin, il représentera

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chacun des membres de la famille, isolé dans sa cellule, sem-blant absorbé par son activité, partiellement éclairé par desfaisceaux lumineux différents. L’isolement, le silence, l’occu-pationnel, semblent parfois le prix à payer pour que la cohé-sion soit maintenue, en évitant que le groupe n’explose.

Nathalie (13 ans) se dessine comme la résultante de toutce qui fait souffrance chez ses proches. Sa famille retrouve sacohésion à travers elle, elle dira « je n’ai pas pu finir mondessin » comme si elle ne pouvait envisager d’issue ou de finà son activité réparatrice.

D’autres enfants, essentiellement des adolescents, tententde se dégager du pacte de solidarité qui exige trop d’abnéga-tion.

Ils se révoltent et expriment parfois un rejet violent pourleurs parents : « Elle gueule, elle se contrôle pas ». « Leursqualités à mes parents, je vois pas ». « Lui, il s’en fout, iln’aime que les siestes ».

Le sentiment d’isolement devient un sentiment d’aban-don. La fuite est envisagée pour s’éloigner des contraintesmatérielles, mais surtout de la charge psychique avec la cul-pabilité imposée

« J’ai envie d’être solitaire ». « Je voudrais une aventuretoute simple, être toute seule dans une cabane et marchern’importe où ». « Je voudrais un bateau à moi, un port pourne pas payer de taxe ».

L’idéalisation de l’enfant malade, très souvent mise enœuvre par ses frères et sœurs est apparu comme un méca-nisme de défense efficace pour tenter de se dégager de la rela-tion trop proximale au frère malade, ce mécanisme devienttoutefois aliénant.

Il est efficace car, l’enfant idéalisé, est rendu à la fois éloi-gné et intouchable. Éloigné, il protège de trop d’intrusions,intouchable il devient inaccessible à toute attaque qu’elle soitextérieure ou intérieure. « C’est facile, parce qu’elle a boncaractère, elle rie tout le temps »

« Je trouve qu’il est intelligent. Il n’a pas vraiment dedéfauts ».

« Il est gentil. Son sourire, il est beau. Et puis c’est tout ».La réparation est la démarche qui prolonge et donne sens à

l’idéalisation.« Si maman ne peut plus, il aura besoin de moi, ça ne me

dérange pas ». « Je préfèrerais ne pas me marier et ne pasavoir d’enfants. Je pense qu’il aura toujours besoin de moi...À moins qu’ils trouvent ce médicament ? »

« Plus tard je serai le seul à pouvoir l’aider, mes parentsseront vieux. J’en ai parlé à ma mère ».

« Elle aura toujours besoin de quelqu’un, si mes sœurs neveulent pas, moi je la prendrai, ça ne me fait pas peur »...

La réparation se prolonge dans les projets professionnels :« je veux être couturière, coudre ce qui est décousu ». « Jerêve que je sauve tout, tous les animaux et quand je meréveille, je veux être zoologue ». Ou tout simplement dansles projets de vie « J’aimerais avoir pas beaucoup de travail,habiller mes enfants, faire la vaisselle et bien les élever. Quemes enfants soient heureux »

Les entretiens conduits parallèlement auprès des parentset de l’enfant malade ont démontré combien l’idéalisation est

un processus partagé par tous les membres d’une mêmefamille. Il vise à combattre le handicap, à retrouver l’illusionnarcissique brutalement interrompue, à effacer la culpabilitéd’avoir « abîmé le bon objet ». L’idéalisation, par la mise àdistance des affects mortifères surgis du handicap, par la miseà distance « de la partie clivée, persécutrice, objet de senti-ments dépressifs ou de sentiments hostiles » A. Ciccone(1999), apporte une certaine sérénité à la famille.

Cependant, l’idéalisation de l’enfant malade oblige l’enfantnon malade à rester sous son ombre, non autorisé à se gran-dir. Il participe certes au maintien de l’illusion familiale et cepacte de solidarité répare l’estime de soi mais celle-ci demeurequoiqu’il en soit entravée par le désir prépondérant de conser-ver un piédestal à l’enfant malade :

« Mon frère, il peut faire quand même, je crois, plus dechoses que moi ».

5. Conclusion

Chez ces enfants, la maladie du frère ou de la sœur retentitsur toutes les sphères de leur vie psychique. Ils sont « le frèreou la sœur d’un enfant malade », ils ont des parents affaiblispar les charges psychiques et physiques, leur vie affective estbrouillée par le retentissement de la maladie.

Dans le processus de construction identitaire, les enfantsnon handicapés semblent confrontés à un dilemme doulou-reux. Conquérir et affirmer sa propre identité, c’est se diffé-rencier de l’autre, ouvrir l’espace à la rivalité vécue commemortifère, se désengager du pacte de solidarité fraternelle etfamiliale, affronter la culpabilité.

L’interactivité identitaire butte sur le handicap qui fait obs-tacle au bien être personnel et familial. Par solidarité ou parabnégation, les frères et sœurs y abandonnent une part de leuridentité, confondent leurs sentiments, sacrifient leur imagi-naire. Ce qui est frappant dans le discours des enfants c’estleur prise de conscience de cet enchevêtrement et des contrain-tes qu’il leur impose.

Quelquefois, lorsque le psychisme familial est profondé-ment blessé, les liens intersubjectifs tissés autour du handi-cap empêchent de connaître celui qui l’objective et bloquentle processus de différenciation. Le handicap provoque de tel-les ramifications, si complexes, si enfouies, qu’il ne peuts’assimiler et fait empreinte en soi.

Ainsi, par les échanges identificatoires inhérents au lienfraternel, par l’effraction psychique provoquée par le trauma-tisme, le handicap de l’enfant malade produit du handicapchez son frère non malade. Le handicap psychiquement par-tagé crée un lien noueux dont l’enfant tente de se dégagermais dont il reste dépendant par l’illusion réparatrice qu’ilmaintient.

Le désir d’être soi est le plus souvent dénié par idéalisa-tion du frère malade ou absout grâce à des actes réparateursauprès de l’enfant malade et de la famille ; quelquefois, laréparation permet une projection dynamique vers l’avenir lors-que le désir d’être soi parvient à s’accomplir par des projets

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sublimés. Pour certains adolescents, lorsque les contraintesse vivent comme un carcan pour l’élan émancipatoire, la seulesolution semble être la fuite, espérée mais quoiqu’il en soitculpabilisée.

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