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L’influence politique des Frères musulmans au Soudan entre 1964 et 1985 Présenté à Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université d'Ottawa Par Guillaume LAGACÉ Sous la direction de Madame Muriel GOMEZ-PEREZ

Frères musulmans au Soudan

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L’influence politique des Frères musulmans au Soudan entre 1964 et 1985

Présenté à

Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université d'Ottawa

Par

Guillaume LAGACÉ

Sous la direction de

Madame Muriel GOMEZ-PEREZ

Département d’HistoireUniversité Laval

6 décembre 2007

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Introduction

Le mouvement des Frères musulmans est fondé au Caire, en 1927, par un égyptien nommé Hasan al-Banna. Cet étudiant lutte d’abord contre le laïcisme du parti nationaliste Wafd ainsi que contre l’occupation britannique en Égypte qui l’affecte beaucoup et qu’il juge corruptrice.

C’est au cours des années 40 qu’ont lieu les premiers contacts entre le mouvement des Frères musulmans et le Soudan alors que plusieurs étudiants soudanais, situés à Al-Azhar, se joignent à l’organisation égyptienne. De retour dans leur pays, ils se mettent à diffuser l’idéologie révolutionnaire de l’organisation qui prône la reconstruction de la Cité islamique des origines. La formation du mouvement se déroule entre 1949 et 1955. Bien qu’un certain nombre de membres viennent de la couche populaire, les principaux adhérents sont issus des milieux estudiantins. En août 1954, l’organisation des Frères Musulmans soudanais est officiellement fondée et se distingue par son lettrisme et son élitisme qui représentent des qualités étrangères au cadre traditionnel de l’islam soudanais généralement confrérique. La période du «premier avènement» se déroulant entre 1956 et 1959 voit la création d’un front commun pour la Constitution islamique dont l’objectif premier est de créer une république islamique sous la direction d’un état musulman avec une démocratie parlementaire appuyée par des lois islamiques et la législation en accord avec la sharica1.

Lorsque les Frères musulmans se retrouvent associés à la « révolution d’octobre» 1964, le mouvement connaît sa période d’émergence en s’intégrant dans le gouvernement d’union nationale instauré à la chute de la dictature du général Abboud. Hassan al-Turabi, le nouveau secrétaire général de l’organisation islamiste, crée un Front d’alliance nationale et prend la direction du Front de la charte islamique. Ses fonctions lui permettent d’exercer une certaine influence sur le gouvernement dans les temps précaires suivant le renversement du régime d’Abboud. Les années 1965 à 1969 sont marquées par de nombreux conflits au Sud Soudan où la population y est majoritairement chrétienne ou animiste. Le colonel Jaafar al-Nimeyri prend le pouvoir après un coup d’état en 1969 et signe l’arrêt des opérations de l’organisation en incarcérant Turabi et ses principaux collègues. C’est en 1977 qu’une Réconciliation nationale, choisie par Nimeyri, libère 1000 prisonniers politiques (dont plusieurs Frères musulmans). Un rapprochement entre les islamistes et le régime a lieu et ceux-ci acceptent d’être intégrés à l’unique parti de l’Union socialiste soudanaise. Pour al-Turabi, il s’agit d’une chance inouïe d’opérer une islamisation à l’intérieur du gouvernement. En septembre 1983, Nimeyri proclame l’application de la sharica, mais il ne faut pas beaucoup de temps pour que le conflit avec le Sud Soudan soit relancé. Le régime de Nimeyri tombe en 1985 à la suite d’un soulèvement populaire et la colère est alors dirigée sur le dictateur ainsi que sur al-Turabi. Cet événement vient prouver la difficulté flagrante d’appliquer la législation islamique au Soudan.

Le mouvement des Frères musulmans soudanais commence à s’imposer comme un acteur de premier plan dans la politique du Soudan durant la seconde moitié du XXe siècle et son rôle se précise lors du renversement du régime

1 Gilles Kepel, Jihad : expansion et déclin de l'islamisme, Paris, Gallimard, 2003, p. 279.

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d’Abboud après la « révolution d’octobre» de 1964. Menée par le nouveau secrétaire Hassan al-Turabi, l’organisation islamiste connaît une ascension certaine à partir du début des années soixante ce qui lui permet d’accéder aux marches du pouvoir. Cependant, dès que le mouvement des Frères musulmans doit cohabiter avec le pouvoir, cette organisation se retrouve rapidement dans une impasse quant à l’application d’un islam politique au Soudan à cette période.

Il est important de préciser que le terme «islamiste» s’applique à une volonté d’un retour à un islam fidèle à ses sources, détaché des mythes, des intermédiaires et de la fixation sur les traditions. La pensée des Frères musulmans se place dans cette perspective et met de l’avant le projet de création d’un état qui se manifeste par une identité islamique soudanaise et appuyé par les lois islamiques2. Pour ce qui est du terme «islam confrérique» ou «islam traditionnel», il représente un Islam empreint de traditions et de coutumes «païennes» qui est enseigné généralement par l’intermédiaire des marabouts. Ces intermédiaires permettent l’apprentissage de la religion musulmane sans nécessairement favoriser sa compréhension.

C’est ainsi que nous chercherons à démontrer la difficulté de ce mouvement islamiste à cohabiter avec d’autres groupes religieux à l’intérieur du pays. De plus, son profil et son organisation élitistes ainsi que l’écart idéologique trop important entre la population et ce mouvement islamiste ont été des facteurs prépondérants menant à une difficile instauration d’un islam politique au Soudan. Il est important d’analyser la grande importance accordée à une islamisation vers le haut qui semble être la cause de nombreuses lacunes au niveau du soutien de ce mouvement islamiste par la population. Finalement, la division de la société soudanaise au niveau religieux et la faiblesse de l’économie d’un pays ruiné sont des facteurs prépondérants menant à une difficile instauration d’un islam politique au Soudan.

Le travail suit un plan chronologique se divisant en trois grandes étapes. La première étape se situe entre 1964 et 1969. C’est durant cette époque que l’organisation des Frères musulmans entame ses manœuvres politiques pour une islamisation de l’État. Cette phase est analysée en trois parties, soit les stratégies de l’organisation face aux opposants politiques, la période d’alliance et les premiers effets d’une tentative d’islamisation de l’État. La deuxième période se déroule de 1969 à 1977 et regroupe la mise en suspens du projet d’islam politique des Frères musulmans et leur retour en force sur la scène politique à partir du milieu des années soixante-dix. Finalement, la troisième période se déroulant de 1977 à 1985 est analysée en deux parties, soit la prise de contrôle de l’État par les Frères musulmans à leur retour sur la scène politique et leur tentative manquée d’imposer la sharica.

2 Rex Sean O’Fahey, «Islamic hegemonies in the Sudan», Louis Brenner, dir, Muslim identity and social change in Sub-Saharan Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1993, p. 33.

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I. Les manœuvres politiques pour une islamisation de l’État et ses conséquences (1964-1969)

Les années 1964 à 1969 marquent la première phase de l’organisation islamiste dans sa montée vers le pouvoir. Tout d’abord, le mouvement enclenche un processus de visibilité afin d’être reconnu comme un parti politique à part entière. Ensuite, sous l’impulsion d’al-Turabi, des stratégies sont mises en place pour gagner de l’influence auprès de la population et essentiellement dans les milieux urbains et éduqués. Finalement, après avoir établi son influence de façon assez marquée, les Frères musulmans procèdent à des alliances politiques leur permettant de se rapprocher du pouvoir.

A. La conquête du pouvoir : méthodes et stratégies d’al-Turabi face à ses opposants

C’est à partir de 1964 que le mouvement des Frères musulmans soudanais entre dans sa phase la plus importante depuis sa création aux alentours des années cinquante. De retour à Khartoum, après avoir reçu une éducation européenne, Hassan al-Turabi, intellectuel polyglotte, utilise sa formation occidentale pour prendre les rênes de l’organisation islamiste et former un parti politique basé sur son idéologie : le Front de la Charte Islamique (FCI)3. À cette époque, le Soudan est aux prises avec le régime militaire d’Ibrahim Abboud qui dirige le pays depuis 1958 après avoir arraché le pouvoir aux partis politiques supportés principalement par les deux confréries exerçant une influence importante sur la population. Alors que le pays est déchiré par une guerre avec la région sud du Soudan et fait face à de sérieux problèmes au niveau économique, l’une des premières actions d’al-Turabi est de dénoncer publiquement le régime militaire en diffusant son message lors de débats à l’Université de Khartoum. Ces attaques directes sur le régime d’Abboud placent les Frères musulmans soudanais dans une position de visibilité importante alors que les masses populaires démontrent de plus en plus vigoureusement leur mécontentement face au pouvoir en place. Ces manifestations de colère mènent à la chute du régime en octobre 1964. Cette expérience menée par al-Turabi et ses Frères lors de la «révolution d’octobre» est un bon exemple pour cerner le mode d’opération qui caractérise l’organisation tout au long de son processus vers le pouvoir. En effet, ce personnage charismatique ne prend pas une position distincte par rapport à l’Islam et ne propose pas de programme précis, mais se concentre plutôt sur un discours plus englobant, éloigné de ses objectifs religieux4.

La chute du pouvoir en place amène un interlude «démocratique» qui donne l’occasion à de nombreux partis solidement implantés et exerçant une influence dominante sur la population de prendre une part du pouvoir. Tout d’abord, les mouvements confrériques Ansar (ou mahdistes) et Khatmiyya (ou mirghaniya) représentés respectivement par les partis de l’Umma et du Parti Unioniste Démocratique (PUD) dominent les couches populaires. Ces partis, issus des deux

3 Kepel, op. cit., 2003, p. 281.4 John L. Esposito et John O. Voll, Makers of contemporary Islam, New York, Oxford University Press, 2001, p. 122.

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grandes formations islamiques traditionnelles, dominent la vie religieuse et politique du Soudan depuis la seconde moitié du XIXe siècle5. D’un côté, le mouvement Ansar dirigé par la famille al-Madhi exerce une influence considérable dans le monde rural et possède de nombreux intérêts sur l’économie agricole du pays. De l’autre côté, la Khatmiyya dirigée par la famille al-Mirghani est prédominante dans les réseaux commerciaux et le souk6. Face à cette domination trop importante des couches populaires par les confréries, al-Turabi est contraint en quelque sorte d’étendre son champ d’influence vers des milieux éduqués et urbains, peu nombreux durant les années soixante, ce qui amène l’organisation à une formation d’élitisme quasi-incontournable.

Cependant, la mouvance islamique rencontre un farouche adversaire en ce qui a trait au contrôle de cette sphère de la société ; le Parti communiste soudanais (PCS). Ce parti gagne en influence au début des années cinquante lorsqu’il s’allie à des partis nationalistes et fait la jonction entre la recherche d’identité nationale et la nécessité du développement7. Cela lui permet de gagner en popularité dans le milieu universitaire ainsi que parmi une portion de la classe ouvrière, notamment les cheminots. Ce n’est pas nouveau que les Frères musulmans lui disputent l’influence du milieu universitaire, car déjà en 1953, ils remportent une victoire écrasante lors des élections de l’Union des étudiants de l’Université de Khartoum qui est monopolisée par les communistes depuis 19478. Lorsque al-Turabi crée le FCI, il prend exemple sur le modèle d’organisation de son principal rival. Dans un certain sens, al-Turabi donne à son parti une direction beaucoup plus proche du «United Front» inspiré des communistes européens9. C’est aussi à cette époque que le nouveau leader de l’organisation islamiste rompt avec la logique et l’idéologie première des Frères musulmans en se détachant de la prédication religieuse pour tenter d’investir le pouvoir politique.

L’ascension d’al-Turabi au sein des Frères musulmans se produit rapidement et il n’hésite pas à utiliser sa formation occidentale pour construire, à partir de la structure des Frères musulmans, un parti politique islamiste lui permettant d’atteindre ses objectifs.

5 Nicole Grandin, «Traditions religieuses et politiques au Soudan contemporain», Marc Lavergne, dir, Le Soudan contemporain : de l'invasion turco-égyptienne a la rébellion africaine (1821-1989), Paris, Karthala, 1989, p. 227.6 Kepel, op. cit., 2003, p. 280.7 Didar Fawzy, «Le Parti communiste soudanais», Marc Lavergne, dir, Le Soudan contemporain : de l'invasion turco-égyptienne a la rébellion africaine (1821-1989), Paris, Karthala, 1989, p. 320.8 Gabriel R. Warburg, Islam, sectarianism, and politics in Sudan since the Mahdiyya, Madison, University of Wisconsin Press, 2003, p. 178.9 Esposito et Voll, op. cit., p. 123.

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B. Première tentative d’une islamisation de l’État en 1965 : période d’alliances

La participation des Frères musulmans, associée au mouvement populaire d’octobre 1964, permet au FCI de faire partie du gouvernement d’union nationale mis en place à la suite de la chute du régime dictatorial d’Abboud. Cependant, ce gouvernement transitoire est profondément divisé par les différences idéologiques des principaux partis. Face à l’indécision de ses adversaires, al-Turabi en profite pour asseoir de façon plus marquée son influence au sein du gouvernement 10. En effet, depuis l’indépendance du pays en 1956, ces rivalités confrériques sont un énorme obstacle à la mise en place d’un gouvernement stable et ces déchirements internes favorisent la prise de pouvoir par des coups d’État militaires11.

C’est en mai 1965 qu’ont lieu les élections pour le nouveau gouvernement. Les résultats du scrutin législatif sont peu concluants pour le FCI qui n’obtient que 3 députés à l’Assemblée alors que le Parti communiste en cumule 1112. Déterminé à faire appliquer l’adoption d’une Constitution islamique, al-Turabi est conscient que pour l’instant son parti est contraint de demeurer un petit groupe élitiste et qu’une «alliance» politique avec un parti musulman traditionnel s’impose. Le leader du FCI procède à la mise en place d’une collaboration avec le parti de l’Umma qui constitue le gouvernement majoritaire qui dispose de 92 sièges à l’Assemblée13. Cette alliance est facilitée pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est au niveau interne de la confrérie Ansar qui est divisée par un conflit opposant Sadiq al-Mahdi à son oncle pour le contrôle du pouvoir. Sadiq Al-Mahdi n’hésite pas à s’allier à d’autres partis pour mieux exercer et légitimer son contrôle sur l’Umma. L’alliance avec le FCI est facilitée, car al-Turabi et Sadiq al Mahdi ont plusieurs points en commun sur le plan idéologique comme l’anticommunisme et la promotion d’une constitution islamique14. De plus, ces deux personnages partagent des liens familiaux. Hassan al-Turabi a pour épouse la sœur de Sadiq al-Mahdi. En effet, les liens familiaux sont extrêmement importants dans la politique soudanaise et ces liens matrimoniaux permettent d’établir des ponts par-dessus les différences idéologiques des partis ou des confréries15. Finalement, l’une des raisons majeures de cette alliance est de nature purement politique, visant entre autres à miner le pouvoir du Parti communiste qui contrôle de puissants syndicats à cette époque et à tenter de dominer le champ politique au niveau universitaire16. Hassan al-Turabi est conscient

10 Gérard Prunier, «Les Frères musulmans au Soudan : un islam tacticien», Marc Lavergne, dir, Le Soudan contemporain : de l'invasion turco-égyptienne a la rébellion africaine (1821-1989) , Paris, Karthala, 1989, p. 362.11 Marc-Antoine Pérouse de Montclos, «Le Soudan : Une guerre de religions en trompe-l’œil», Centre d'étude d'Afrique noire, dir, L'Afrique politique 2002 : Islams d'Afrique : entre le local et le global , Paris, Karthala, 2003, p. 36.12 Prunier, op. cit., 1989, p. 362.13 Gérard Prunier, «Le mouvement des Ansars au Soudan», Ousmane Kane et Jean-Louis Triaud, dir, Islam et islamismes au sud du Sahara. Paris, Karthala, 1998a, p. 50.14 Gabriel Warburg, «The muslim Brotherhood in Sudan: From reforms to radicalism», Islam in Africa research project, août 2006, article tiré du site: http://www.e-prism.org/images/Muslim_BROTHERS.PRISM.pdf, p. 2.15 Ibid.16 Prunier, op. cit., 1998a, p. 50.

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que les élections universitaires sont en quelque sorte une «rampe de lancement» pour exercer une action politique plus large.

C. Vers une application d’un islam politique au Soudan : premiers effets

Cette collaboration politique entre les Frères musulmans et la confrérie Ansar porte ses fruits, car d’une part Sadiq al-Mahdi est nommé Premier ministre en 1967 après s’être débarrassé de ses rivaux au sein de sa famille et de son parti17. D’autre part, le Parti communiste est déclaré hors-la-loi et chassé de l’Assemblée à la suite d’une accusation de blasphème contre la religion musulmane18. En 1967, l’alliance entre l’Umma et le FCI donne aux Frères musulmans l’occasion d’avoir accès au comité d’élaboration de la Constitution, qui a pour objectif de proposer l’islam en tant que religion d’État et la sharica comme source du droit19. En effet, alors que le Soudan est déchiré par une guerre civile, le Premier ministre renonce à toute tentative d’un règlement pacifique du conflit Nord-Sud et donne son appui à al-Turabi dans sa quête d’un islam politique20. Malgré son éducation britannique, le Premier ministre Sadiq demeure un musulman qui prône l’islam comme «une sainte mission en Afrique et le Sud Soudan est le début de cette mission21». Il est important de rappeler que lors de la chute du régime d’Abboud en 1964, le Sud réclame un droit à l’autodétermination, craignant les dangers d’une domination arabe majoritaire au Nord22. Cependant, ce projet ne peut être envisagé, même par les partis les plus modérés du nord. Il faut comprendre que la nature du conflit entre un régime islamiste et les mouvements nationalistes du Sud est en grande partie politique. Même si les différences culturelles et religieuses sont bien marquées entre les deux régions, le partage du pouvoir et les ressources abondantes (notamment le pétrole au sud) sont au cœur de cette lutte. En fait, la religion constitue plutôt un mode de mobilisation pour les masses populaires23. C’est au début de 1969 que le comité de la Constitution, fortement investi par des membres des Frères musulmans, propose un projet «extrêmement provocateur24» pour les non- musulmans vivants au sud du pays ainsi que pour les quelques forces laïcisantes du nord.

Alors que les situations économique et financière du pays se dégradent continuellement, les conflits politiques entourant cette proposition d’une constitution islamique déstabilisent le pays. De plus, les affrontements entre les forces gouvernementales et les rebelles du sud font de nombreuses victimes. Le pays traverse une crise profonde qui est marquée par un pessimisme général de la population. Le gouvernement de coalition, formé par différents partis, est paralysé par des querelles et des désaccords sur le plan interne. En mai 1969, peu de gens sont surpris lorsque le colonel Jacafar al-Nimeyri prend le contrôle du pays à la suite d’un coup d’État. À la suite de la prise du pouvoir par une dictature militaire, il n’y a aucune protestation populaire pour défendre le régime défait tant la désaffection 17 Prunier, op. cit., 1989, p. 362.18 Ibid.19 Kepel, op. cit., 2003, p. 281.20 Prunier, op. cit., 1989, p. 363.21 Prunier, op. cit., 1998a, p. 51.22 Warburg, op. cit., 2003, p. 178.23 Pérouse de Montclos, op. cit., 2003, p. 36.24 Prunier, op. cit., 1989, p. 363.

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envers l’Assemblé constituante et ses représentants est totale25. La période qui suit est marquée par la marginalisation des Frères musulmans. Le mouvement traverse sa période la plus ardue alors que son organisation est dissoute et que son ennemi juré, le PCS, reprend les devants de la scène politique grâce à une alliance avec Nimeyri.

II. «La traversée du désert 26 » des Frères musulmans (1969-1977)

Lorsque le coup d’État du général Nimeyri renverse le gouvernement de coalition, un dur coup est porté aux Frères musulmans soudanais. Durant «cette traversée du désert», les Frères musulmans ne cessent de travailler dans le but d’atteindre leurs objectifs. Cet effort est récompensé lorsque le vent de la politique soudanaise tourne en leur faveur. La trahison de PCS envers le régime militaire et sa dissolution peu de temps après, offrent à al-Turabi et ses proches une occasion en or pour s’infiltrer de nouveau dans les rouages du pouvoir, chose qu’ils ne manqueront pas de faire très rapidement.

A. De la mise en suspens du projet d’islam politique des Frères musulmans…

Lorsque Nimeyri prend le pouvoir en 1969, les Frères musulmans doivent encaisser un dur coup alors que le nouveau chef d’État fait dissoudre tous les partis politiques et envoie leurs principaux dirigeants en exil ou en prison. Le mouvement des Frères musulmans est touché de plein fouet par ces mesures lorsque al-Turabi et plusieurs de ses proches collègues sont arrêtés et incarcérés. Le coup est d’autant plus dur que le nouveau régime est appuyé par le Parti communiste soudanais en alliance avec Nimeyri et s’illustre à nouveau comme principale force politique du pays27. Bien que les Frères musulmans organisent des manifestations contre le coup d’État, leur action est limitée par le fait que la base estudiantine de l’organisation islamiste est à ce moment là à l’extérieur de la capitale pour les vacances d’été28. Le régime militaire instauré bénéficie aussi d’une certaine neutralité de la Khatmiya et des unionistes qui ne sont pas en mesure de s’opposer à Nimeyri. En effet, la cohésion interne déjà fragile de la confrérie l’amène à «se cantonner dans une attitude souple de repli sur ses implantations régionales et ses tâches traditionnelles29». On peut aussi y voir une certaine collusion d’intérêts puisqu’ils partagent un allié commun : l’Égypte. Quant à l’Umma, beaucoup trop déstabilisée par des querelles internes, elle n’est guère en mesure de riposter contre le coup d’État. En effet, une querelle entre le jeune Sadiq al-Mahdi et son oncle, l’imam al-Hadi, au sujet de la direction du parti divise le parti de l’Umma et déclenche un conflit au sein de celui-ci30. Nimeyri s’assure que cette confrérie ne lui

25 Muddathir Abd Al-Rahim, «Le Soudan indépendant : gouvernements militaires et coups d’État civils (1956-1985)», Marc Lavergne, dir, Le Soudan contemporain : de l'invasion turco-égyptienne a la rébellion africaine (1821-1989), Paris, Karthala, 1989, p. 277.26 Prunier, op. cit., 1989, p. 363.27 Ibid.28 Warburg, op. cit., 2003, p. 183.29 Grandin, op. cit., 1989, p. 269.30 Prunier, op. cit., 1998a, p. 50.

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fera pas obstacle en incarcérant Sadiq al-Mahdi pendant cinq ans. Craignant une sévère répression de la part du nouveau régime, une grande partie du mouvement Ansar trouve refuge sur l’île d’Aba, notamment l’imam al-Hadi, principal rival de Sadiq al-Mahdi31. Afin d’exclure de façon permanente de la vie politique les partis traditionnels, Nimeyri décide de travailler en coopération avec des civils qui sont en faveur d’un «socialisme soudanais» conforme à l’esprit de la «révolution d’octobre 1964»32. En 1970, alors que les partis confrériques et les Frères musulmans sont désormais des personae non gratae dans la sphère politique au Soudan, les membres les plus influents de ces partis en exil sur l’île d’Aba, en Égypte ou ailleurs se regroupent à Londres pour former le Front National (FN) visant à renverser le régime militaire de Nimeyri. Ce «parti» d’opposition a pour secrétaire général Uthman Khalid, représentant des Frères musulmans33.

Parallèlement à ces événements, l’incarcération d’al-Turabi n’empêche pas celui-ci d’être pro-actif en rédigeant un livret sur «la position de la femme dans l’islam». Bien que cette prise de position lui vaille des protestations dans les milieux plus traditionnels, elle lui permet de recruter bon nombre d’étudiantes qui se détournent à ce moment-là des partis laïcs de gauche qui sont les seuls à tenir compte des aspirations des femmes dans la société34. De plus, malgré la dissolution du FCI après le coup d’État de 1969, le prosélytisme des Frères musulmans dans le milieu universitaire continue de porter ses fruits. Même si l’influence du milieu estudiantin est disputée par des mouvements attachés au régime «socialiste» de Nimeyri, les élections universitaires de 1969 consacrent la «mainmise islamique» sur la Khartoum University Student Union (KUSU)35.

Les Frères musulmans doublent leurs efforts pour rester sur la scène politique alors que les appuis de Nimeyri fondent rapidement. En effet, le nouveau président procède rapidement à des réformes administratives et à des nationalisations radicales d’une façon désorganisée semant le mécontentement chez ses alliés. Les critiques du Parti communiste soudanais envers le régime ne font qu’alimenter la méfiance et l’hostilité de Nimeyri face aux communistes. Cette méfiance est avérée en juillet 1971 lorsque les communistes s’emparent du pouvoir suite à un coup d’État mené par le major Hashim al-cAta. Trois jours plus tard, Nimeyri met un terme au régime communiste36. La réponse du président Nimeyri à cette trahison est rapide et il s’assure de «décapiter» le PCS en faisant exécuter quatorze communistes importants au sein du parti et en procédant à une purge massive de ses membres.

Le démantèlement du PCS après cette tentative de renversement presque réussie marque un tournant pour les Frères musulmans qui ont le champ libre pour exercer leur influence sur le monde des élites du savoir. Un rapprochement entre Nimeyri et al-Turabi a lieu peu après ce coup d’état et fragilise le pouvoir en place. al-Turabi demande la reprise des activités des Frères musulmans qui est en quelque sorte autorisée avec la permission de créer en 1972 une nouvelle organisation

31 Prunier, op. cit., 1998a, p. 52.32 Al-Rahim, op. cit., 1989, p.278.33 Warburg, op. cit., 2006, p. 2.34 Kepel, op. cit., 2003, p. 282.35 Prunier, op. cit., 1989, p. 363.36 Ibid.

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politique sur le campus de l’université de Khartoum nommée Students Unity Front37. Cette étape marque les premiers balbutiements d’un retour de l’organisation islamiste sur la scène politique soudanaise. Cependant, la partie est loin d’être terminée et les Frères musulmans doivent user de toutes leurs alliances afin de revenir en force.

B… à un retour en force des Frères musulmans sur la scène politique.

Les Frères musulmans constatent rapidement que leur sphère d’influence urbaine et éduquée n’est pas suffisante pour matérialiser leurs objectifs. En 1976, ils prennent une part active dans une tentative de soulèvement menée par les Ansar. Ce coup d’État (qui est, en fait, la troisième tentative après octobre 1974 et septembre 1975), principalement organisé par les Ansar, se solde par un échec écrasant. L’année 1976 marque un tournant majeur au niveau de la politique soudanaise. Premièrement, il est évident que le régime de Nimeyri est trop solidement supporté par l’armée et ne peut être renversé par un coup d’État38. Deuxièmement, les opposants de Nimeyri s’étant regroupés en Front national représentent une force avec laquelle le régime doit composer depuis la rupture avec son allié communiste39. Finalement, le pays traverse une crise qui voit son économie dégringoler et la stagnation de l’offensive de l’armée gouvernementale dans le Sud pour contenir les conflits. L’exil des élites accentue cette crise, car leur absence laisse un vide dans les institutions gouvernementales du pays. Devant cette impasse, Nimeyri n’a pas d’autres choix que d’opter pour une nouvelle orientation visant un compromis qui puisse lui permettre de se maintenir au pouvoir.

En 1976, l’affrontement entre le régime militaire de Nimeyri et le Front national n’est plus viable pour la survie et pour la stabilité du gouvernement. Devant l’inévitable conclusion que ce combat ne mène à aucun résultat, Nimeyri choisit la voie du compromis pour des raisons à la fois économiques et stratégiques. En juillet 1976, profitant du climat de réconciliation qui s’annonce, les Frères soudanais fondent le Front National Islamique (FNI) leur permettant de reprendre une place dans la sphère politique40. Des négociations entre le président et Sadiq al-Mahdi ont lieu en 1977 à Port-Soudan41. De son côté, en janvier 1977, al-Turabi entame des négociations avec Nimeiry portant sur le programme de son second mandat présidentiel et les deux s’entendent pour donner au pouvoir une nouvelle «orientation islamique». Le choix du président peut s’expliquer par le fait qu’ayant perdu la majorité de ses appuis, une alliance avec l’organisation d’al-Turabi semble la seule solution envisageable. Les deux partis sont à la base des «alliés» naturels, car ils sont anti-sectaires et savent pertinemment que leur future politique dépend de la fin du pouvoir des deux grandes confréries42. Quelques mois plus tard, Nimeyri proclame la «Réconciliation nationale» et on assiste à la libération d’un grand nombre d’exilés et de prisonniers politiques. Cette «réconciliation» est acceptée par

37 Warburg, op. cit., 2006, p. 3.38 Prunier, op. cit., 1998a, p. 53.39 Ibid.40 Warburg, op. cit., 2006, p. 3.41 Al-Rahim, op. cit., 1989, p.281.42 Warburg, op. cit., 2003, p. 184.

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le Front national, mais à certaines conditions. Entre autres, les partis de l’Umma et du PUD réclament l’élection de leurs responsables à tous les échelons du gouvernement et en contrepartie, ils acceptent de joindre la formule du parti unique de l’Union socialiste soudanaise (SSU)43.

Il est important de mentionner qu’en montrant un si grand intérêt sur le plan politique, les Frères musulmans ne tardent pas à éveiller la méfiance du président devant ces partisans trop intéressés. Cependant, devant son manque d’appui politique et son hésitation à s’adjoindre les partis traditionnels qu’il considère comme sectaire, il décide de ne pas s’aliéner le FNI, mais plutôt de les contenir d’une certaine façon.

III. La mise en place d’un projet islamique (1977-1985)

Les années 1977 à 1985 représentent la troisième phase de l’ascension au pouvoir des Frères musulmans. Une fois la «Réconciliation nationale» proclamée, les membres de l’organisation islamiste «prennent d’assaut» les plus hautes fonctions ministérielles et élargissent leurs influences grâce aux banques islamiques et à une infiltration du Collège militaire. Dès lors, rien ne semble pouvoir les arrêter dans leur projet d’une islamisation de l’état soudanais. La mise en place de la Constitution islamique par le biais des lois de septembre 1983 semble être une grande victoire pour les Frères musulmans, mais le contexte sociopolitique du moment plonge le pays dans une profonde crise économique et l’adoption de la sharica ne fait que raviver les tensions avec le Sud Soudan.

A. D’un contrôle étatique des Frères musulmans…

Dès le milieu des années 70, on voit poindre un retour de l’organisation islamiste dirigée par al-Turabi sur la scène politique. En effet, les huit dernières années du régime militaire de Nimeyri sont marquées par une très forte influence des Frères musulmans qui se mettent à «noyauter l’appareil de l’État44». Cette situation est permise grâce au contexte politique du moment qui contraint Nimeyri à chercher à tout prix des alliances afin de maintenir un certain contrôle sur le pays.

De retour au pays, certains exilés sont nommés au gouvernement et al-Turabi ainsi que ses fidèles voient une occasion inespérée pour infiltrer la haute administration du pays. En effet, ce retour massif d’intellectuels permet de donner un nouveau souffle et de remettre en route l’appareil étatique45. Cependant, ce retour d’exilés ne fait pas l’affaire du Sud et les événements qui suivent ne font qu’empirer les tensions. Dès août 1977, un comité, devant étudier la législation en vigueur, est établi. Hassan al-Turabi et Jacafar Sheikh Idris entrent au Comité de révision des lois qui a pour but de mettre la législation en accord avec la sharica. Le leader charismatique des Frères musulmans est propulsé aux plus hautes fonctions de l’état après avoir cumulé successivement des postes au Comité pour la réforme constitutionnelle (septembre 1977), puis au Comité de réforme du parti (mars 1978)

43 Hayder Ibrahim Ali, «Le Front national islamique», Politique africaine, 66 (juin 1997), p. 17.44 Kepel, op. cit., 2003, p. 285.45 Kepel, op. cit., 2003, p. 282.

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et finalement, en août 1978, il est nommé secrétaire général à l’information et aux affaires étrangères du parti SSU46. Les personnes proches d’al-Turabi se voient aussi accorder des postes importants dans les domaines de la justice, de l’éducation et des finances du pays47. Par exemple, Ahmad Abd al-Rahman Muhammad reçoit le portefeuille de l’Enseignement supérieur et le docteur Awn Sharif Qassim devient chargé du secrétariat du Waqf48.

Hassan al-Turabi profite aussi de cette époque pour élargir son influence dans la société soudanaise. Lorsque la «Réconciliation nationale» est proclamée, le président Nimeyri autorise l’ouverture de la Banque Islamique Faysal dans le pays afin d’attirer des capitaux provenant des pays arabes du Golfe. Dès lors, la banque est dirigée par des Frères musulmans, car au début des années 70, alors que le président soudanais pourchasse les islamistes, certains Frères musulmans sont accueillis par le roi Faysal en Arabie Saoudite49. L’organisation islamiste sert de trait d’union entre le Soudan et l’Arabie Saoudite, qui est un «gros pourvoyeur de main-d’œuvre immigrée, et dont il lui importait d’éloigner l’influence communiste50». Les banques permettent de fournir de nombreux emplois aux jeunes militants diplômés et attirent des Soudanais expatriés ainsi que des commerçants du souk qui rêvent d’une ascension sociale à travers le réseau établi par les Frères musulmans. De plus, en accordant des prêts à taux d’intérêts très favorables, l’organisation favorise l’émergence d’une bourgeoisie pieuse qui doit sa réussite sociale aux Frères musulmans51. Par le biais d’une mainmise sur les banques, l’influence d’al-Turabi n’est plus seulement cantonnée aux milieux intellectuels et peut s’assurer l’appui de la classe moyenne. Toutefois, il reste fidèle à son projet d’islamisation «vers le haut» en ayant pour objectif une conquête de l’État avec l’aide d’une élite «éclairée».

C’est aussi à cette époque que les Frères musulmans réussissent à infiltrer de façon concrète le Collège Militaire. Bien que l’organisation n’en soit pas à sa première tentative, les Frères musulmans ne pénètrent pas sérieusement la sphère militaire avant 1977. Il est à noter que cette sphère d’influence est d’une importance capitale lors du coup d’État mené par Omar Hassan al-Bashir en juin 198952.

Toutes ces manœuvres en vue d’occuper toute position de pouvoir accessible commencent à créer de sérieuses dissensions au sein même des Frères musulmans. Ces tensions sont présentes depuis l’arrivée d’al-Turabi au sein de l’organisation. Il est considéré comme un ambitieux hypocrite et corrompu, se servant du mouvement à des fins personnelles53. Les Frères de la «vieille école» soudanaise reprochent à al-Turabi et ses amis de s’éloigner des principes premiers

46 Prunier, op. cit., 1989, p. 365.47 Ibid.48 Le Waqf est un «bien de mainmorte qui, en milieu musulman, a été déclaré inaliénable par son propriétaire et dont les revenus sont affectés a un usage précis, déterminé par le donateur de manière que sa fondation soit agréable a Dieu» (Janine Sourdel et Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l'islam, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 849.)49 Kepel, op. cit., 2003, p. 283.50 Ibid.51 Kepel, op. cit., 2003, p. 284.52 Warburg, op. cit., 2006, p. 4.53 Prunier, op. cit., 1989, p. 366.

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du mouvement qui visent avant tout le prêche auprès de la population et non une conquête des plus hautes fonctions de l’État par une élite54.

Ce retour sur la scène politique du pays est marqué par un contrôle étatique des Frères musulmans. Le leader de l’organisation a fait preuve d’un grand pragmatisme pour se hisser au pouvoir à partir de la «Réconciliation nationale». Toutefois, la preuve ultime réside dans les mesures adoptées en 1983 qui donnent l’occasion à al-Turabi et à ses proches d’être à deux doigts de réaliser la mise en œuvre de leur objectif principal : la mise en œuvre d’une islamisation de l’état soudanais.

B…à la tentative manquée d’imposer la sharica.

En septembre 1983, le régime de Nimeyri adopte l’implantation sharica comme source de décisions judiciaires ce qui marque une grande victoire et une preuve du succès de la stratégie du mouvement islamique soudanais55. Pour justifier sa décision, le général expose en premier lieu des raisons pratiques. Devant une population de plus en plus agitée, lassée par la corruption ainsi qu’un taux de criminalité à la hausse, Nimeyri voit l’application des lois islamiques comme un moyen de favoriser le développement d’individus vertueux pour éventuellement mener à une société juste telle que prescrite par l’Islam56. De plus, une islamisation de l’État permet de prélever la zâkat, un des piliers de l’Islam, représentant un impôt obligatoire qui devient le «cœur de l’économie du Soudan» selon le général Nimeyri. De cette façon, les pauvres reçoivent une part des revenus de la nation. Il est important de mentionner que cette dernière loi est appliquée depuis 1977, suite au comité réuni en vue d’examiner les lois pour les mettre en accord avec la sharica. En effet, les lois de septembre 1983 sont formulées depuis 1977, mais sont appliquées tardivement, car Nimeyri ne souhaite pas brusquer les choses57. Ces lois permettent aussi au régime militaire de se draper d’une certaine légitimité religieuse, mais aussi de déplacer sur le terrain religieux les conflits sociaux58. Dès que ces lois sont appliquées par décret, «les premières mains furent coupées aux voleurs, les premiers couples adultères lapidés, l’alcool fut banni, et l’islamisation du système bancaire encouragée59». Bref, bien que les raisons d’application de la sharica soient multiples, il est beaucoup plus intéressant de se pencher sur l’analyse des conséquences qui suivent cet évènement considéré comme un point tournant dans la politique soudanaise60.

Cette mise en place des lois islamiques se produit alors que le pays traverse une crise économique de grande envergure. À ce moment, l’inflation «galopante» mine le système économique qui se dégrade et provoque le mécontentement

54 Kepel, op. cit., 2003, p. 283.55 Hayder Ibrahim Ali, op. cit.,1997, p. 17.56 Warburg, op. cit., 2003, p. 156.57 Esposito et Voll, op. cit., 2001, p. 132.58 Kepel, op. cit., 2003, p. 286.59 Ibid.60 Rex Sean O’Fahey, «Islam and ethnicity in the Sudan», Journal of Religion in Africa, 26 (Aug., 1996), p. 263.

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auprès de la population61. De plus, les relations entre le Nord et le Sud deviennent tendues en ce qui concerne le sujet du raffinement du pétrole exporté directement à Port-Soudan au lieu d’être raffiné à la frontière entre Nord et Sud. La question de la construction du canal Jongleï, débuté dans les années 70, devient à nouveau un sujet de mécontentement au Sud, car il est considéré comme une entreprise apportant seulement des bénéfices aux nordistes alors qu’il y a de graves répercussions sur certaines populations du Sud et sur leur bétail62. Dans de telles conditions, l’application de la loi islamique en septembre 1983 devient rapidement la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Dans les premiers temps, ces mesures obtiennent un accueil plutôt favorable d’une partie de la société musulmane du Nord-Soudan qui est en faveur de l’islamisation de l’État, mais bien vite, les critiques commencent à venir de toute part. D’une part, même si ces lois ne sont pas théoriquement appliquées aux non-musulmans, celles-ci viennent renforcer la cause du soulèvement armé des sudistes63. D’autre part, des gens influents, comme Sadiq al-Mahdi et les Ansar, critiquent ouvertement la façon dont Nimeyri applique les lois islamiques. Ils critiquent essentiellement le fait que le président promulgue ces lois pour des raisons politiques plutôt que par ferveur religieuse64.

Pour venir à bout de la situation critique, le gouvernement Nimeyri décrète la loi martiale en 1984 et confère tous les pouvoirs à l’armée et à la police afin de contenir les rebelles sudistes et étouffer toute opposition possible au régime. Les sévères mesures appliquées par le président ne provoquent pas d’opposition de la part des Frères musulmans qui les soutiennent dans une logique où l’influence politique prend plus de place que la ferveur religieuse. La seule critique de l’organisation islamiste lui vient d’Hassan al-Turabi qui prononce un discours dans lequel il réprimande le président «de retarder une islamisation complète par une faiblesse devant les nostalgiques de l’ancienne époque et des pressions exercées par les chrétiens du Sud65». Bien que la situation incontrôlable devient un danger pour la survie du gouvernement, al-Turabi critique le président de vouloir faire marche arrière. Alors que ces lois avaient été dictées pour «couper l’herbe sous le pied des mouvements islamiques au Soudan66», Nimeyri n’entend plus se laisser gouverner par l’organisation islamiste. En septembre 1984, quelques jours après le discours d’al-Turabi, le président suspend l’état d’urgence ainsi que les tribunaux de la sharica. En décembre 1984, plusieurs leaders des Frères musulmans sont révoqués de leurs fonctions dans l’administration de l’État. Le président tente de se dissocier des Frères musulmans soudanais qu’il qualifie de «Frères diaboliques» et procède à l’arrestation de plus de 200 membres dont le charismatique leader67. Bien que Nimeyri tente de faire machine arrière, le régime ne peut plus compter sur un appui populaire, car la police secrète mise en place durant l’état d’urgence s’est livrée à des crimes, au racket et à la corruption. Ces signes sont avant-coureurs de la convulsion du régime et de la chute prochaine du président Nimeyri. En avril

61 Al-Rahim, op. cit., 1989, p.284.62 Ibid., p.286.63 Prunier, op. cit., 1989, p. 370.64 Ibid.65 Prunier, op. cit., 1989, p. 371.66 Ibid., p. 369.67 Ibid., p. 372.

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1985, le coup final envers le pouvoir est porté par la mise en place d’un comité de grève insurrectionnel qui fait pression sur l’état-major qui s’inquiète de voir les rues envahies par un mouvement d’émeutes populaires.

L’année 1985 marque la fin d’une étape pour les Frères musulmans qui deviennent rapidement impopulaires auprès de la population. Cependant, l’incarcération de la majorité des membres et de son leader juste avant la chute du régime ainsi que les critiques visant l’instrumentalisation des lois islamiques par le président à des fins personnelles, redonne une certaine «virginité politique» à l’organisation islamiste des Frères musulmans qui aura tôt fait de retomber sur ses pieds après cette première tentative manquée d’islamiser la société soudanaise.

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Conclusion

L’arrivée d’Hassan al-Turabi au sein des Frères musulmans en 1964 marque un tournant décisif dans la politique soudanaise. Cet intellectuel prend le rôle de leader du mouvement islamique au Soudan grâce à son génie politique et à son pragmatisme. Cela lui permet de propulser son organisation au pouvoir et de donner l’opportunité à ses proches collègues de noyauter l’État et d’en prendre le contrôle petit à petit. En s’appuyant d’abord sur le milieu urbain et éduqué qu’offre l’Université de Khartoum, il réussit à se tailler une place parmi des groupes politiques et religieux solidement implantés depuis des générations. Malgré les difficultés rencontrées lors de la période 1969-1977, le charismatique leader et son organisation profitent d’une instabilité du régime pour refaire surface sur la scène politique. Ils parviennent à infiltrer différentes sphères de la société en élargissant leurs influences à la classe bourgeoise émergente ainsi qu’au sein des rangs de l’armée. Élitiste à l’origine, l’artisan principal des Frères musulmans souhaite islamiser la société soudanaise par le haut.

Bien que la tentative d’appliquer la sharica ne se conclut pas par la mise en place d’une révolution islamique telle que prévue, elle constitue quand même une réussite pour l’organisation islamiste. En effet, durant toutes ces années, l’élargissement de leur influence et la visibilité obtenue permettent aux Frères musulmans de s’illustrer sur le plan politique. Toutefois, il faut garder en tête que certaines de leurs réussites sont marquées par une profonde impuissance à combattre leurs adversaires sur le plan des idées, comme dans le cas de l’affrontement avec le PCS. Dès le départ ce mouvement islamique soudanais connaît des difficultés qui entravent son projet de la création d’un état islamique. En effet, la difficulté de ce mouvement islamiste à cohabiter avec d’autres groupes religieux à l’intérieur du pays et la grande importance accordée à l’islamisation par le haut font partie de ces problèmes. De plus, l’écart idéologique entre l’élite urbaine éduquée qui compose l’organisation et la population issue en grande majorité d’un monde rural contrôlée par les confréries devient un autre symptôme de cette colossale difficulté de l’application d’un islam politique au Soudan.

Durant les quatre années d’intermède démocratique entre la chute du régime de Nimeyri en 1985 et la prise du pouvoir en juin 1989 par Omar al-Bachir, les Frères musulmans se montrent très proactifs en consolidant leurs positions et leurs acquis. Les islamistes rebondissent sur la scène politique en rebaptisant leur mouvement du même nom que le parti créé en 1976; le NIF. Cela leur permet de rafler 51 sièges (sur 264) aux élections parlementaires d’avril 1986 et de devenir la troisième force politique du pays68. Il s’agit d’une nette amélioration lorsque l’on considère les maigres résultats obtenus aux législatives de 1965. Le mouvement islamique soudanais a conquis la classe moyenne éduquée, mais n’a toujours pas pénétrée la masse de la population. Les années 1985 à 1989 seront utilisées afin d’infiltrer la hiérarchie militaire à qui le FNI expose une idéologie de djihad69 contre les animistes et chrétiens au Sud. De plus, par le biais des journaux locaux, al-68 Ali, op. cit., 1997, p. 18.69 Ce terme signifie en arabe «effort vers un but déterminé» ou dan son expression complète «effort sur le chemin de Dieu». Le but du djihad est de propager et/ou de défendre l’islam. (Dictionnaire de l'Islam : religion et civilisation, Paris, Encyclopædia universalis, A. Michel, 1997, p. 238.)

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Turabi et ses collègues ne cessent de multiplier les attaques et les critiques envers le système démocratique qui ne peut pas «répondre aux aspirations religieuses du peuple70» et qui est incapable de résoudre les problèmes du pays. Les nouvelles stratégies d’al-Turabi visent toujours à accéder au pouvoir à n’importe quel prix pour mettre en œuvre son projet d’islamisation de la société soudanaise. Cette «jurisprudence de la nécessité71» explique comment les islamistes en viennent à s’associer au coup d’État d’Omar al-Bachir en juin 1989. À la suite de ce coup d’État, un régime d’une violence inconnue se met en place. De terribles répressions ont lieu sur des civils et des militaires qui n’ont pas adopté la vision islamiste du pouvoir en place. La brutalité «révolutionnaire» du régime permet au FNI d’asseoir sa domination en infiltrant toutes les fonctions de l’État tout en essayant de miner le pouvoir des partis politiques liés aux confréries72. L’attitude très pragmatique du charismatique leader des Frères musulmans fait en sorte que les moyens utilisés pour se hisser au pouvoir importent peu. Pour cet homme, seuls les résultats comptent. Bref, les années 1964 à 1985 représentent la première phase de la partie politique que jouent les Frères musulmans. La deuxième phase commence à partir de 1985 et se concrétise en 1989. C’est après le coup d’État d’Omar al-Bachir qu’a lieu la consécration du travail acharné d’Hassan al-Turabi et des Frères musulmans. Sa vision et son pragmatisme politique lui permettent de conquérir l’État conjointement avec le général Omar al-Bachir et de s’y maintenir pendant une décennie.

70 Ali, op. cit., 1997, p. 18.71 Peut se traduire par un pragmatisme de la mouvance islamiste soudanaise qui pousse ses membres à occuper toute position de pouvoir accessible par tous les moyens possibles. (Kepel, op. cit., 2003, p. 283.)72 Ibid., p. 288.

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