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Les chiites du Koweït, d’Arabie saou- dite ou de Bahreïn ont une tradition forte et ancienne d’opposition politique natio- nale, qu’illustrent notamment les parti- sans de l’ayatollah koweïtien Moham- mad Al-Shirazi. Mais, s’ils ont bénéficié du soutien de l’Iran révolutionnaire, ils ont vite pris leurs distances avec le nouvel État iranien, dont l’ingérence affaiblissait leur construction d’une opposition nationale unifiée (5). En Afghanistan, l’Iran soutient depuis toujours les chiites hazaras, en leur apportant une formation religieuse ou militaire ainsi qu’une aide humanitaire, dans un contexte toujours instable ; mais cette population très minoritaire ne constitue qu’un allié marginal. Il doit s’appuyer également sur les persano- phones tadjiks sunnites pour contrer l’in- fluence des talibans. Les chiites afghans, mais aussi pakistanais, ont cependant fourni de nombreux miliciens en Syrie, l’ensemble des forces étrangères repré- sentant environ une dizaine de milliers d’hommes, dont deux à trois mille Ira- niens, provenant essentiellement des forces Al-Qods. Au Yémen, la minorité chiite hétérodoxe des zaydites n’avait aucune relation avec l’Iran chiite duo- décimain, mais la révolte houthiste qui les fédère contre les intérêts saoudiens offrait à Téhéran une occasion de contrer la politique de Riyad en Syrie. Les relations avec l’Irak sont d’une nature différente et bien plus complexe. C’est dans les villes irakiennes de Nadjaf et Kerbala, et non à Qom ou à Machhad, que se trouvent les grandes écoles reli- gieuses et les lieux saints chiites. Cette rivalité entre les chiismes perse et arabe est accentuée par l’antagonisme entre les États iranien et irakien, et surtout par l’opposition de l’ayatollah Ali Al-Sis- tani – très influent en Irak – à la doctrine iranienne du guide suprême (doctrine du velayat-e faqih), qui accorde au clergé un rôle prépondérant. Le renversement de Saddam Hussein par les Américains en 2003 a permis à Téhéran de construire une relation de bon voisinage délicate : appui au nouveau gouvernement à majo- rité chiite, relations commerciales intenses, entretien de puissants réseaux d’influence et de milices. Souvent enva- hissante, cette présence iranienne se heurte à un nationalisme irakien toujours fort, héritier d’un siècle d’indépendance et de centralisme du parti Baas et ren- forcé par les huit années de guerre (1980-1988), qui ont consolidé la fron- tière entre les anciens Empires ottoman et safavide. Damas, un pouvoir ami, indépendant et stable. La victoire contre le califat, même si elle passe par un compromis à court terme avec ce régime discrédité, est vécue en Iran comme une réaction légitime à une agression extérieure com- parable à l’attaque irakienne de 1980. Une nouvelle génération de gardiens de la révolution et de miliciens, victorieux dans une guerre proactive et non plus de résistance, semble en voie de formation. L’archipel chiite, nouvel instrument de politique extérieure, interpelle les pays voisins, mais également les Iraniens par- tisans de la stricte tradition nationaliste, et surtout les partisans de l’ouverture, qui craignent un renforcement de la compo- sante islamique du système. Il inquiète aussi les anciens combattants de la guerre Irak-Iran et les révolutionnaires de 1979, qui voient émerger des rivaux. On constate aujourd’hui que la socia- lisation des femmes, la montée des jeunes générations et les progrès de l’instruction ont profondément transformé l’Iran, devenu paradoxalement l’un des pays les plus sécularisés de la région. Si l’islam institutionnel reste très visible et répressif, il doit désormais répondre aux exigences d’une société où la modernité n’est plus l’apanage d’une minorité occidentali- sée (6). Après l’expérience de l’islam politique, l’Iran voudrait sortir sans crise majeure de cette utopie révolutionnaire, au moment où plusieurs de ses voisins, notamment après les « printemps arabes », cherchent dans des variantes de celle-ci la solution à leurs problèmes. L’originalité du cas iranien tient à l’existence d’une classe moyenne impor- tante et diverse, que la République isla- mique a renforcée bien souvent malgré elle. Une grande partie de la population, laissée pour compte à l’époque du chah, a vu sa situation s’améliorer. La guerre Irak-Iran a accéléré la promotion sociale dans les petites villes des banlieues et des campagnes en mobilisant des millions de personnes : cadres de l’armée, gardiens de la révolution et surtout simples bas- sidji. Tous ces vétérans ont ensuite béné- ficié d’avantages financiers, sociaux ou politiques qui les ont fait entrer dans la nouvelle classe moyenne, voire parmi les nouvelles élites, grâce notamment à l’ins- truction publique et à la démocratisation de l’enseignement supérieur. Tout en res- tant liée au pouvoir islamique dont elle est issue, cette nouvelle classe moyenne populaire a commencé à découvrir – et à apprécier – le monde extérieur. Les émeutes de janvier 2018 dans les petites villes ont rendu visible cette population longtemps occultée par l’at- tention exclusive portée par les grands médias occidentaux à la bourgeoisie « occidentalisée » – et minoritaire – des grandes villes, qui s’était insurgée en 2009 contre la fraude électorale. En 2018, la révolte a mobilisé l’Iran pro- fond. Les anciens combattants de la révolution et de la guerre Irak-Iran ont aujourd’hui plus de 60 ans. Ils ne sont pas opposés à l’ouverture, mais, comme l’a demandé le Guide suprême Ali Kha- menei après avoir accepté l’accord sur le nucléaire, ils veulent continuer de résister à une ouverture qu’ils ne maî- trisent pas et qui risque de leur faire per- dre le pouvoir. Leurs enfants restent insérés dans la culture de la république islamique et subissent son contrôle social, bien plus fort dans les villes petites et moyennes que dans les grandes. Massivement instruits, ils for- ment aussi la génération la plus nom- breuse du pays, âgées de 25 à 40 ans. Ils connaissent le monde extérieur mieux que leurs parents et osent exiger plus de justice sociale et économique. Ils commencent à contester le pouvoir, les méthodes et la corruption de ceux qui gouvernent le pays, mais auxquels ils sont liés... Pour eux, la question n’est pas de changer de régime – une ambi- tion pour le moment inconcevable faute de solution de rechange –, mais d’obte- nir d’abord une amélioration des condi- tions de vie. La nécessité criante d’un développe- ment économique plus rapide se heurte à deux obstacles. Le premier, qui empêche toute ouverture internationale, est l’absence de réforme profonde des structures financières ou bancaires, et surtout le poids d’une élite économique corrompue. Ce problème a longtemps paru insurmontable à M. Rohani, qui devait se contenter de trouver un équi- libre entre les forces en présence et de satisfaire les courants conservateurs pour préserver l’accord sur le nucléaire, en espérant une expansion économique par la levée des sanctions. Mais les pro- testations des nouvelles classes moyennes et populaires changent les rapports de forces, en suscitant de très vifs débats entre ceux qui veulent toujours résister au changement et ceux qui jugent préférable de faire des concessions pour garder le pouvoir. L’autre obstacle à l’ouverture écono- mique est américain. Certes, M. Trump n’a pas dénoncé formellement l’accord sur le nucléaire ; il vient même, à la mi- janvier, de le reconduire, mais en annon- çant que ce serait la dernière fois. Le Congrès a surtout maintenu et accentué d’autres sanctions, non reconnues par l’ONU ou par l’Union européenne, jus- tifiées par la situation des droits humains et par le « terrorisme » (en l’occurrence, le soutien au Hezbollah). En violation des lois internationales, les États-Unis interdisent aux entreprises européennes qui ont des intérêts outre-Atlantique d’in- vestir en Iran ou de commercer avec lui. Ils empêchent ainsi un véritable décol- lage des relations commerciales avec l’Occident et attisent l’impatience de la population. Les sanctions américaines étant principalement motivées par le sou- tien de l’Iran au Hezbollah et par son hostilité à Israël, de nombreuses voix s’élèvent, notamment au sein des géné- rations qui n’ont pas connu la révolution et la guerre, pour que cette politique s’ap- puyant sur l’archipel chiite passe au second plan. Il n’existe cependant aucune force constituée ni aucun responsable pour porter un tel changement. 7 LE MONDE diplomatique FÉVRIER 2018 (5) Laurence Louër, Sunnites et chiites. Histoire politique d’une discorde, Seuil, Paris, 2017. (6) Amélie Myriam Chelly, Iran, autopsie du chiisme politique, Cerf, Paris, 2017. (7) Olivier Roy, L’Échec de l’islam politique, Seuil, 2015 (1 re éd. 1992). (1) Cf. Xavier de Planhol, Les Nations du Prophète. Manuel géographique de politique musulmane, Fayard, Paris, 1993. (2) « Nationalism and the Islamic Republic of Iran », dans Meir Litvak (sous la dir. de), Constructing Nationalism in Iran : from the Qajars to the Islamic Republic, Routledge, Abingdon, 2017. (3) Voir Philippe Descamps et Cécile Marin, «Une mollahrchie constitutionnelle », Le Monde diploma- tique, mai 2016. (4) Houchang Chehabi et Hassan Mneimneh (sous la dir. de), Distant Relations : Iran and Lebanon in the Last 500 Years, I. B. Tauris, Londres, 2006. ET MUTATIONS DE LA SOCIÉTÉ en puissance régionale vue combattre contre trois forces coali- sées : l’Irak, les monarchies pétrolières et les pays occidentaux. L’attaque irakienne de septembre 1980 a scellé l’imbrication du nationalisme et de l’islamisme. Les ambitions universa- listes de la révolution islamique ont vite été débordées par la nécessité de défendre les frontières. Les gardiens de la révolu- tion et les miliciens (bassidji) sont deve- nus les héros de la patrie. La victoire de Khorramshahr et la reprise de cette ville, le 22 mai 1982, marquent ainsi la libéra- tion du territoire national, et non la vic- toire de l’islam politique, dont elle repré- sente en réalité un premier effacement. La force du pouvoir politique du clergé chiite et du Guide suprême reste une réa- lité, mais elle repose sur la possibilité de mobiliser des millions d’anciens combat- tants qui ont défendu à la fois l’Iran et la jeune république islamique. Le nationalisme iranien cultive l’esprit de « résistance », mais pas celui de conquête. Au cours de sa longue histoire, l’Iran a souvent été envahi. Et, depuis sa création comme État moderne au XVI e siècle, il a perdu les guerres contre ses voisins, ainsi que des territoires. Il a seulement réussi quelques incursions, quelques razzias, par exemple contre Delhi en 1739 ou Tbilissi en 1795. Parce qu’il est à la fois iranien et chiite, entouré de populations turques ou arabes, sunnites ou chrétiennes, le royaume de Perse n’a pas cherché à conquérir des territoires extérieurs, mais a seulement voulu conserver une influence sur les zones tampons qui entourent le plateau iranien : rive orientale du Tigre, Transcaucasie, mer Caspienne, steppe turkmène, pro- vinces de Herat et de Helmand en Afgha- nistan, et bien sûr golfe Arabo-Persique. Après la seconde guerre mondiale, l’ar- mée du chah avait pour principale voca- tion de faire face à une hypothétique agression soviétique. La politique mili- taire de la République islamique s’inscrit dans cette stratégie défensive, par néces- sité – l’embargo sur l’armement la prive de tout matériel moderne : missiles, avia- tion, tanks, artillerie... –, mais surtout par conformité à la tradition nationale. Les forces armées, conçues pour une guerre asymétrique défensive, autour de forces populaires et de milices, n’ont pas la capacité de se projeter durablement à l’extérieur. L’Iran est donc nationaliste mais pas impérialiste – ce qui implique tout de même de disposer de moyens de défense efficaces. Les anciens combattants de la guerre contre l’Irak, qui détiennent aujourd’hui le pouvoir et contrôlent les administra- tions, entretiennent le souvenir de la guerre des villes, des dommages causés par les missiles irakiens dans les centres urbains. C’est pourquoi ils ont fait de la production d’engins balistiques une prio- rité, d’autant moins négociable que les pays voisins disposent d’un arsenal infi- niment plus puissant et efficace, fourni LE PRINCIPAL adversaire de la nouvelle politique d’ouverture, c’est toujours ce vieux nationalisme qui fait préférer la défaite, le « martyre » et le repli sur soi à une victoire qui impliquerait le contact avec d’autres mondes. Mais la crainte du désordre et de la guerre qui ravagent les pays voisins, tout comme le souvenir des drames de la révolution, favorisent la stabilité du système. Depuis son élec- tion en 2013, M. Rohani incarne cet esprit de modération qui permet de pré- server un jeu électoral certes très contraint, mais réel, et la prédominance institutionnelle du clergé (3). L’État iranien moderne a été fondé au XVI e siècle autour du chiisme par la dynastie turcophone des Safavides ; mais l’islam était devenu un facteur politique marginal dans l’Iran des Pahlavi. En se définissant comme « islamique », la jeune république renouait avec un héri- tage qui a facilité l’unité contre le chah. Et si le clergé et l’ayatollah Rouhollah Khomeiny ont capté le processus révo- lutionnaire à leur profit, ils ont dû tenir compte de la marginalité des chiites ira- niens dans l’océan sunnite en affirmant l’unité de l’oumma, la communauté des croyants, afin de ne pas bloquer les ambitions universalistes de la révolution. L’opposition radicale à Israël fut immé- diatement privilégiée comme un moyen d’être accepté dans le monde musulman. En fait, rien de cela n’a fonctionné. Pour défendre l’État et résister à l’inva- sion irakienne, la république islamique a rapidement dû se replier sur son iden- tité à la fois iranienne et chiite afin de trouver des alliés dans un archipel de territoires dispersés, peuplés de minori- tés ethniques ou religieuses. Arméniens, Tadjiks persanophones d’Afghanistan et même Kurdes d’Irak opposés au pouvoir baasiste de Bagdad dans les années 1970 ont fait partie de cet archipel, dont l’es- sentiel est constitué de minorités chiites, parfois hétérodoxes, dispersées dans le monde sunnite arabe ou turc (voir la carte ci-dessous). Cette géographie faite d’îlots exclut toute continuité territoriale, et expose au risque de l’encerclement. Le Hezbollah libanais constitue assu- rément le fleuron de cet archipel chiite. Depuis plusieurs siècles, la forte commu- nauté chiite libanaise entretient des liens étroits avec l’Iran (4). La police du chah, la Savak, était déjà très active à Beyrouth dans les années 1970 pour soutenir le parti chiite modéré Amal, et surtout pour contrôler les membres du clergé chiite libanais, comme l’ayatollah Moussa Sadr, qui était en relation avec Khomeiny. Ces réseaux libanais furent immédiatement utilisés par la République islamique pour frapper, à travers des prises d’otages et des attentats, les pays qui soutenaient l’Irak et dont les troupes séjournaient au Liban, comme la France ou les États- Unis. L’invasion israélienne du Liban en juillet 1982 est intervenue au moment où l’Iran, vainqueur sur le front irakien, exi- geait – en vain – de l’Organisation des Nations unies (ONU) que Bagdad soit reconnu comme l’agresseur. Elle a été déterminante pour inciter l’Iran à renfor- cer ses positions au Liban, dans la pers- pective évidente d’un prolongement de la guerre Irak-Iran. Le Hezbollah fut alors construit pour constituer un allié stable à trois titres : comme acteur politique majeur dans un pays arabe, comme force armée capable d’actions militaires ou non convention- nelles, et comme fer de lance du Front du refus contre Israël. Le succès de cette stratégie transparaît nettement avec la fin de l’occupation israélienne du Liban sud en mai 2000, la participation du Hez- bollah au gouvernement libanais depuis 2005 et son rôle central dans la guerre de Syrie, aux côtés des forces spéciales iraniennes et des milices chiites, en sou- tien au régime de M. Bachar Al-Assad. Ce succès reste en fait le seul obtenu par l’Iran, qui a du mal à fidéliser ses sou- tiens dans les autres communautés de l’archipel chiite. par les pays occidentaux. Le consensus national dans ce domaine est encore plus fort que celui sur le nucléaire. Malgré des dissensions sur la nécessité de posséder l’arme atomique, la popula- tion s’accordait pour estimer que le pays avait le droit d’en décider. Le choix de la diplomatie pour régler la crise du nucléaire a étendu avec succès le champ d’application de l’esprit de résistance. L’Iran n’est pas peu fier d’avoir contraint des grandes puissances à négocier avec lui sur un pied d’égalité et sur un sujet majeur. Désormais, les autorités ne ces- sent d’affirmer leur attachement aux lois internationales et recherchent le soutien de l’Union européenne, de la Russie et de la Chine pour contrecarrer le revire- ment des États-Unis. AVEC l’intervention des gardiens de la révolution en Syrie et en Irak, l’Iran a, pour la première fois de son histoire moderne, remporté une bataille militaire à l’extérieur de ses frontières. Le 21 novembre 2017, le président Hassan Rohani proclamait la fin de l’Organisa- tion de l’État islamique (OEI), tandis que le général Ghassem Soleimani, com- mandant des forces spéciales Al-Qods, se félicitait de cette « victoire détermi- nante ». Ce succès contre les djihadistes participe de la renaissance sur la scène extérieure de l’Iran, qui avait déjà rem- porté une victoire diplomatique en signant avec six grandes puissances, le 14 juillet 2015, un accord sur le nucléaire devant permettre au pays de * Directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), laboratoire Mondes iranien et indien, Paris. sortir de son isolement diplomatique et commercial. En réalité, la République islamique ne tire guère de bénéfice de ces victoires. Elle se voit accuser d’ambitions hégémoniques, tandis que le gouvernement américain de M. Donald Trump entrave le renouveau économique tant espéré en refusant de facto de lever les sanctions. À l’évidence, après bientôt quatre décennies de mise à l’écart, d’endiguement, d’embargo inter- national et de menaces de guerre, l’Iran est loin d’être reconnu comme une puis- sance régionale « normale ». Le pays s’est habitué à vivre retranché, à « résister à l’agression étrangère » et à rester à l’écart de la mondialisation. 6 S UCCÈS MILITAIRES L’Iran se réinvente FÉVRIER 2018 – LE MONDE diplomatique BUL MER NOIRE a Istanbul ARIE ar Ank G BUL RUSSIE A e Tb lissi an a T a b NIE ev v r E A NI E ARMÉNI ORGIE E A E IE E JAN RUSSIE A ou AÏD Bak AZERBA AN KAZAKHST OUZBÉKIST TA ande c amar S ent ek e en k achk hk ande T hk Ta AN Bichk AN KAZAKHST KIRGHIZST TA MÉDITERRANÉE Ceyhan L a Y m Y Ala uth MER us a Jér el-Av T Te outh ar Ank QUIE r y ISRAË S S A A CHYPR È Hezbollah TUR Ala n Amman iz M S Dam YRIE ao as D Y e a Ceyhan oule d anie dad B ym dad Damas A a a QUIE g g Ba AK Ba IRA es Souleymanie ev r r E E YRIE abr T Ta Mos soul urd u Mossoul IRAK es uit aouites urdes K K u u CASPIENNE PI SP CAS M an MER éhér T Ispahan IRAN Machhad A at H GHA Hér har AN a G c Achkhabad Douc M ah A M IS andahar dah ande AN K K ST ANI M AN ST GHANIST TA TA AF AF at TURKMÉNIST TA c amar S Hér h -e CHINE djik T if Maz ou K d ul -C Ch ou é ul ha ab s Islamabad ab C K K dj N if e hanb ande a ahor L ks ar -e-Char r ik dj r r a za Maza djik N AN ADJIKIST TA T TA adjiks ad djik k T adjik Ta ara T T Ta Ta h az hazaras Chi es iite Chiites e Régime p T Te L’ar us ÉG JORD A m m A m LE e Jér ALE STINE E P P E PT Y G anien e r État en guer chie Monar République olitique e ir itoir r er siècle Régime p vide e au début XVI v a e saf a Extension de l’Empir Actuel an l’Ir el d’alliés de l chip L’ar AN Médine WE K O ss WE ANI Ba Bass ad Riy ANIE W WE JORD OUDITE STINE SA ARABIE ys du O O K K des pa a Minorités chiites GOLFE Dub ÏN M UN K habi Ab A b D S UN a Bandar A so a a EÏT PERS oh ÏN T Dha hab az Chir ou NIS N Ab S UN ama weït BAHR EÏT sor or E ARABE ARABE S S ARABE e S T ÉMIRA AT AR T TA A AT u Golf fe Minorités chiites MER D’OMAN Bandar Abbas Quetta OCÉAN ate Masc ac ar K Minorité INDE Quetta it Mino AN AKIST TA P PA chiite Minorité CILE MARIN L’ar à un allié str militair Intervention à un allié str Soutien militair Allié histor an n (ethnique ou linguistiq n n que ) e gr assimilée chiite oup e Autr ité chiite Minor e l’Ir Mi ité Minor able atégique el d’alliés de l Ir chip L’ar mais activ aible Lien f artenair à un allié str e en soutien militair Intervention atégique P gin e mais mar Allié solide à un allié str ésumé e pr Soutien militair ique Allié histor ROUGE gma nal a Mecque assimilée chiite é naa e uth a hist n ho anaa r nal MER n L houthiste ue ellio on ébe ébellion R R able ir a e pr r nal n D’ADEN OMAN ME EN YÉMEN GOLFE é ) (Y a cotr So INDIEN OMAN OCÉAN 500 0 G A B A ow ow ï ma Moss l a ep i Gaza bil a Alep A G A E d lissi lissi Mossoul s d weï K B E man Er ssoul soul Mos a Da Dam a amas ar Ank an Amm a k Bassor B el-Aviv T Te outh Bey Tbil ev Er iliss Izmir Istanbul dad anbul Adana Adana g Ba ouk k Kir A tal a y Antal sa Bu Bur Gaziantep i ser y a K ya n Ko 1 000 km hhad t t chh ab A ab t t t ent ent ent oul Bak bil achk k T Ta Machh ab K ou Qom Ispahan az Ahv an k iz Bassor dad éhér T ab br T Ta az Chir CILE MARIN oul Ge G Atlas des peuples d’Orient Sour Nationalisme et ar Larousse, , L s historique L ran s h qu 2007 Grand atlas h ue e eorges Duby, Déc a c , La couverte e, 2007 Atlas des peuples d’Orient or o André S Jean et A g ; A ; www.irancarto.cnrs.o ces : Sour chip Nationalisme et ar n lier, Sellier, , Larousse, 1994 ; el d’alliés chip D ADEN of th th ations o weï 500 km glom s of th weï Djedd Sa ad ce : Major Agglo Riy ddah or a Mecque L oweï K Médine Dammam Sa o the W he W omer Sour anaa tion Ag o t Do t D Do ate oha abi ha Masc Doha ou Dh Mana nama ou Dh Dubaï a Mecque Dubaï t ou h b Ab d Dammam az opulation.de a ld Chir ld, cityp or (estimation de 2017) d’1 million d’habitants A ations de plu Agglomér 1 000 000 10 000 000 4 000 000 d’1 million d’habitants us P AR B ERNARD H OURCADE * Dans la guerre froide régionale qui l’oppose à l’Arabie saoudite, l’Iran peut s’appuyer sur un archipel de minorités chiites ou assimilées. La république islamique a su leur apporter un soutien décisif, en particulier pour combattre les djihadistes en Syrie et en Irak. Mais la source de la rivalité entre les deux puissances du Golfe apparaît bien davantage politique qu’ethnique ou religieuse. BABAK KAZEMI. – « Sir Yes Sir » (Chef, oui chef !), de la série « Common Memories » (Souvenirs communs), 2009 Ancienneté des réseaux libanais Une révolte de la nouvelle classe moyenne Dynamique d’ouverture L’islam rattrapé par le nationalisme BIEN des analystes cherchent l’expli- cation de cet isolement dans un passé souvent lointain, en invoquant l’Empire achéménide du V e siècle avant J.-C., la culture persane ou le chiisme et son clergé. Trop souvent, on néglige les transforma- tions profondes de la société et de la vie politique depuis la révolution de 1979. Nationalisme, islamisme, ouverture : ces composantes n’ont cessé d’évoluer, de se concurrencer, de se combiner. Aucune ne saurait disparaître, et le juste équilibre entre elles anime la vie politique. Malgré l’opposition des religieux, le sentiment national, à son apogée sous le règne de Reza Pahlavi (1925-1941), qui glorifiait le passé préislamique, puis lors de la nationalisation du pétrole en 1953, n’a jamais faibli. Il existe un consensus autour du mythe du bel Iran éternel, du pays des Aryens – Iranzamin – qui a su conserver son identité, sinon son indé- pendance, en résistant aux invasions des Grecs, des Arabes, des Turcs et des Mon- gols ou aux menaces des Empires otto- man, russe et britannique (1). De façon paradoxale, la République islamique a totalement assumé cet héritage. Elle a consolidé l’État central (2) dès les pre- mières années de la révolution, qui l’ont L E PREMIER ministre irakien Haïdar Al-Abadi apprécie le développement des relations économiques avec Téhéran et le soutien tant des forces Al-Qods que des milices chiites appuyées ou contrô- lées par l’Iran pour combattre l’OEI. Mais il cherche désormais à affirmer une plus grande indépendance que son pré- décesseur. La libération de Mossoul a d’abord été le fait de la division d’or de l’armée irakienne, laissant peu de place aux forces directement contrôlées par Téhéran. La realpolitik et la priorité à la défense nationale de l’Iran lui imposent la prudence ; il n’a d’autre choix que de consolider son influence dans la zone tampon le long de la frontière, de Bassora au Kurdistan, dans les villes saintes du chiisme, tout en cherchant à renforcer un État irakien unifié et stable. En Syrie, il n’y a quasi pas de popu- lation réellement chiite. Les alaouites ont été officiellement qualifiés de « chiites » du temps du président Hafez Al-Assad (1971-2000) pour consolider l’alliance entre Damas et Téhéran. Le président syrien fut, après Yasser Arafat, le premier chef d’État à se rendre en Iran après la victoire de la République isla- mique pour sortir son pays de l’isole- ment. Par la suite, cette alliance a tenu lors de toutes les guerres régionales, et notamment dans le combat contre les forces djihadistes. L’Iran craignait une victoire de celles-ci à Damas puis à Bag- dad, ce qui aurait créé à sa frontière un immense territoire sous la domination directe ou indirecte de l’Arabie saoudite et des monarchies pétrolières. Les relations avec l’archipel chiite prennent de l’importance dans le contexte d’une rivalité exacerbée avec l’Arabie saoudite, inquiète du regain d’influence de Téhéran. L’Iran a béné- ficié, sans l’avoir cherché, de la politique d’intervention américaine dans la région – renversement des talibans afghans en 2001 et chute de Saddam Hussein en 2003 –, puis des échecs dji- hadistes. Aux yeux des Iraniens, Riyad symbolise l’arrogance de régimes monarchiques qui ont profité de la mise à l’écart de l’Iran depuis 1979 pour construire un empire économique, médiatique et politique imposant ses vues dans toute la région avec l’appui inconditionnel des États occidentaux. Le conflit avec l’Arabie saoudite et la lutte contre les takfiri (« excommunicateurs ») de l’OEI et d’Al-Qaida suscitent donc un large consensus, non pour soutenir le régime de M. Al-Assad, considéré comme un incapable, mais pour éviter l’encerclement saoudien en soutenant, à C OMME l’avait prédit Olivier Roy (7), l’islam a peu à peu été margi- nalisé par la politique. Les Iraniens res- tent fidèles à leur foi, mais ils sont deve- nus républicains. Un nouveau consensus en faveur de l’ouverture du pays rap- proche aujourd’hui les diverses compo- santes de la classe moyenne, y compris et surtout ceux qui respectent l’héritage de la révolution, de la résistance pendant la guerre et de l’islam. Voir l’Iran actuel sous la seule dimen- sion du chiisme et d’un activisme incarné par le Hezbollah serait une erreur. Ce serait ignorer les changements sociaux et politiques des quarante dernières années. La République islamique devient un acteur de premier plan au Proche-Orient et bouscule l’ordre régional. Mais la force actuelle du pays ne tiendrait-elle pas plu- tôt à la capacité d’attraction de la répu- blique, à la socialisation des femmes, aux potentialités de développement écono- mique ou à l’influence des artistes et des cinéastes ? Certes, l’État iranien reste des- potique, et les batailles politiques inté- rieures sont loin d’être achevées, mais les enjeux de la lutte contre le djihadisme semblent imposer que l’on place les réa- lités et les dynamiques avant les mythes. L’exportation de la révolution isla- mique, qui contenait aussi des ambitions d’indépendance, de liberté et de répu- blique, a été contenue au début des années 1980. Mais la dynamique actuelle d’ouverture internationale donne à ses slo- gans une nouvelle vie, en particulier entre Kaboul et Beyrouth, dans cet ensemble de « républiques » au centre desquelles, sans remonter à l’époque abbasside, l’Iran a toujours eu une influence. Entre Oman et la Jordanie, en revanche, règnent des monarchies sur lesquelles l’Iran n’a jamais eu vraiment prise. Après avoir résisté pour affirmer son identité islamique et natio- nale, puis avoir organisé son réseau régio- nal d’influence, le pays, ou plus exacte- ment sa population, cherche à affirmer son originalité en tant que puissance éco- nomique, industrielle, culturelle. C’est dans le mode de régulation de la vie politique et sociale, davantage que dans l’opposition entre Arabes et Persans ou entre sunnites et chiites, que se trouve le cœur de la rivalité entre l’Iran et l’Ara- bie saoudite. Pour éviter une escalade militaire, on parle de plus en plus, notam- ment à Paris, de la recherche d’un pacte de non-agression comparable aux accords d’Helsinki de 1975 entre Occidentaux et Soviétiques. Car ces deux puissances émergentes que tout oppose sont aussi les seules capables d’imposer un minimum de sécurité dans la région, non plus seu- lement pour assurer les exportations de pétrole et de gaz du golfe Arabo-Persique, mais aussi pour répondre aux aspirations de leurs sociétés. BERNARD HOURCADE. © BABAK KAZEMI - SILK ROAD ART GALLERY, TÉHÉRAN

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Page 1: FÉVRIER 2018 – LE MONDE 6 7 E ONDE – FÉVRIER 2018 ...cafe-geo.net/.../18-02...Iran-puisance-regionale.pdf · l’existence d’une classe moyenne impor-tante et diverse, que

Les chiites du Koweït, d’Arabie saou-dite ou de Bahreïn ont une tradition forteet ancienne d’opposition politique natio-nale, qu’illustrent notamment les parti-sans de l’ayatollah koweïtien Moham-mad Al-Shirazi. Mais, s’ils ont bénéficiédu soutien de l’Iran révolutionnaire, ilsont vite pris leurs distances avec le nouvel État iranien, dont l’ingérence affaiblissait leur construction d’uneopposition nationale unifiée (5). EnAfghanistan, l’Iran soutient depuistoujours les chiites hazaras, en leurapportant une formation religieuse oumilitaire ainsi qu’une aide humanitaire,dans un contexte toujours instable ; maiscette population très minoritaire neconstitue qu’un allié marginal. Il doits’appuyer également sur les persano-phones tadjiks sunnites pour contrer l’in-fluence des talibans. Les chiites afghans,mais aussi pakistanais, ont cependantfourni de nombreux miliciens en Syrie,l’ensemble des forces étrangères repré-sentant environ une dizaine de milliersd’hommes, dont deux à trois mille Ira-niens, provenant essentiellement desforces Al-Qods. Au Yémen, la minoritéchiite hétérodoxe des zaydites n’avaitaucune relation avec l’Iran chiite duo-décimain, mais la révolte houthiste quiles fédère contre les intérêts saoudiens

offrait à Téhéran une occasion de contrerla politique de Riyad en Syrie.

Les relations avec l’Irak sont d’unenature différente et bien plus complexe.C’est dans les villes irakiennes de Nadjafet Kerbala, et non à Qom ou à Machhad,que se trouvent les grandes écoles reli-gieuses et les lieux saints chiites. Cetterivalité entre les chiismes perse et arabeest accentuée par l’antagonisme entreles États iranien et irakien, et surtout parl’opposition de l’ayatollah Ali Al-Sis-tani – très influent en Irak – à la doctrineiranienne du guide suprême (doctrine duvelayat-e faqih), qui accorde au clergéun rôle prépondérant. Le renversementde Saddam Hussein par les Américainsen 2003 a permis à Téhéran de construireune relation de bon voisinage délicate :appui au nouveau gouvernement à majo-rité chiite, relations commercialesintenses, entretien de puissants réseauxd’influence et de milices. Souvent enva-hissante, cette présence iranienne seheurte à un nationalisme irakien toujoursfort, héritier d’un siècle d’indépendanceet de centralisme du parti Baas et ren-forcé par les huit années de guerre(1980-1988), qui ont consolidé la fron-tière entre les anciens Empires ottomanet safavide.

Damas, un pouvoir ami, indépendant etstable. La victoire contre le califat,même si elle passe par un compromis àcourt terme avec ce régime discrédité,est vécue en Iran comme une réactionlégitime à une agression extérieure com-parable à l’attaque irakienne de 1980.

Une nouvelle génération de gardiensde la révolution et de miliciens, victorieuxdans une guerre proactive et non plus derésistance, semble en voie de formation.L’archipel chiite, nouvel instrument depolitique extérieure, interpelle les paysvoisins, mais également les Iraniens par-tisans de la stricte tradition nationaliste,et surtout les partisans de l’ouverture, quicraignent un renforcement de la compo-sante islamique du système. Il inquièteaussi les anciens combattants de la guerreIrak-Iran et les révolutionnaires de 1979,qui voient émerger des rivaux.

On constate aujourd’hui que la socia-lisation des femmes, la montée des jeunesgénérations et les progrès de l’instructionont profondément transformé l’Iran,devenu paradoxalement l’un des pays lesplus sécularisés de la région. Si l’islaminstitutionnel reste très visible et répressif,il doit désormais répondre aux exigencesd’une société où la modernité n’est plusl’apanage d’une minorité occidentali-sée (6). Après l’expérience de l’islampolitique, l’Iran voudrait sortir sans crisemajeure de cette utopie révolutionnaire,au moment où plusieurs de ses voisins,notamment après les «printemps arabes»,cherchent dans des variantes de celle-cila solution à leurs problèmes.

L’originalité du cas iranien tient àl’existence d’une classe moyenne impor-tante et diverse, que la République isla-mique a renforcée bien souvent malgréelle. Une grande partie de la population,laissée pour compte à l’époque du chah,a vu sa situation s’améliorer. La guerreIrak-Iran a accéléré la promotion socialedans les petites villes des banlieues et descampagnes en mobilisant des millions depersonnes : cadres de l’armée, gardiensde la révolution et surtout simples bas-sidji. Tous ces vétérans ont ensuite béné-ficié d’avantages financiers, sociaux oupolitiques qui les ont fait entrer dans lanouvelle classe moyenne, voire parmi lesnouvelles élites, grâce notamment à l’ins-truction publique et à la démocratisationde l’enseignement supérieur. Tout en res-tant liée au pouvoir islamique dont elleest issue, cette nouvelle classe moyennepopulaire a commencé à découvrir – et àapprécier – le monde extérieur.

Les émeutes de janvier 2018 dans lespetites villes ont rendu visible cettepopulation longtemps occultée par l’at-tention exclusive portée par les grands

médias occidentaux à la bourgeoisie« occidentalisée » – et minoritaire – desgrandes villes, qui s’était insurgée en2009 contre la fraude électorale. En2018, la révolte a mobilisé l’Iran pro-fond. Les anciens combattants de larévolution et de la guerre Irak-Iran ontaujourd’hui plus de 60 ans. Ils ne sontpas opposés à l’ouverture, mais, commel’a demandé le Guide suprême Ali Kha-menei après avoir accepté l’accord surle nucléaire, ils veulent continuer derésister à une ouverture qu’ils ne maî-trisent pas et qui risque de leur faire per-dre le pouvoir. Leurs enfants restentinsérés dans la culture de la républiqueislamique et subissent son contrôlesocial, bien plus fort dans les villespetites et moyennes que dans lesgrandes. Massivement instruits, ils for-ment aussi la génération la plus nom-breuse du pays, âgées de 25 à 40 ans.Ils connaissent le monde extérieurmieux que leurs parents et osent exigerplus de justice sociale et économique.

Ils commencent à contester le pouvoir,les méthodes et la corruption de ceuxqui gouvernent le pays, mais auxquelsils sont liés... Pour eux, la question n’estpas de changer de régime – une ambi-tion pour le moment inconcevable fautede solution de rechange –, mais d’obte-nir d’abord une amélioration des condi-tions de vie.

La nécessité criante d’un développe-ment économique plus rapide se heurteà deux obstacles. Le premier, quiempêche toute ouverture internationale,est l’absence de réforme profonde desstructures financières ou bancaires, etsurtout le poids d’une élite économiquecorrompue. Ce problème a longtempsparu insurmontable à M. Rohani, quidevait se contenter de trouver un équi-libre entre les forces en présence et desatisfaire les courants conservateurspour préserver l’accord sur le nucléaire,en espérant une expansion économiquepar la levée des sanctions. Mais les pro-testations des nouvelles classesmoyennes et populaires changent lesrapports de forces, en suscitant de trèsvifs débats entre ceux qui veulenttoujours résister au changement et ceuxqui jugent préférable de faire desconcessions pour garder le pouvoir.

L’autre obstacle à l’ouverture écono-mique est américain. Certes, M. Trumpn’a pas dénoncé formellement l’accordsur le nucléaire ; il vient même, à la mi-janvier, de le reconduire, mais en annon-çant que ce serait la dernière fois. LeCongrès a surtout maintenu et accentuéd’autres sanctions, non reconnues parl’ONU ou par l’Union européenne, jus-tifiées par la situation des droits humainset par le « terrorisme» (en l’occurrence,le soutien au Hezbollah). En violationdes lois internationales, les États-Unisinterdisent aux entreprises européennesqui ont des intérêts outre-Atlantique d’in-vestir en Iran ou de commercer avec lui.Ils empêchent ainsi un véritable décol-lage des relations commerciales avecl’Occident et attisent l’impatience de lapopulation. Les sanctions américainesétant principalement motivées par le sou-tien de l’Iran au Hezbollah et par sonhostilité à Israël, de nombreuses voixs’élèvent, notamment au sein des géné-rations qui n’ont pas connu la révolutionet la guerre, pour que cette politique s’ap-puyant sur l’archipel chiite passe ausecond plan. Il n’existe cependant aucuneforce constituée ni aucun responsablepour porter un tel changement.

7 LE MONDE diplomatique – FÉVRIER 2018

(5) Laurence Louër, Sunnites et chiites. Histoirepolitique d’une discorde, Seuil, Paris, 2017.

(6) Amélie Myriam Chelly, Iran, autopsie duchiisme politique, Cerf, Paris, 2017.

(7) Olivier Roy, L’Échec de l’islam politique,Seuil, 2015 (1re éd. 1992).

(1) Cf.Xavier de Planhol, Les Nations du Prophète.Manuel géographique de politique musulmane, Fayard,Paris, 1993.

(2) «Nationalism and the Islamic Republic ofIran », dans Meir Litvak (sous la dir. de), ConstructingNationalism in Iran : from the Qajars to the IslamicRepublic, Routledge, Abingdon, 2017.(3) Voir Philippe Descamps et Cécile Marin, «Une

mollahrchie constitutionnelle», Le Monde diploma-tique, mai 2016.(4) Houchang Chehabi et Hassan Mneimneh (sous

la dir. de), Distant Relations : Iran and Lebanon inthe Last 500 Years, I. B. Tauris, Londres, 2006.

ET MUTATIONS DE LA SOCIÉTÉ

en puissance régionalevue combattre contre trois forces coali-sées : l’Irak, les monarchies pétrolièreset les pays occidentaux.

L’attaque irakienne de septembre 1980a scellé l’imbrication du nationalisme etde l’islamisme. Les ambitions universa-listes de la révolution islamique ont viteété débordées par la nécessité de défendreles frontières. Les gardiens de la révolu-tion et les miliciens (bassidji) sont deve-nus les héros de la patrie. La victoire deKhorramshahr et la reprise de cette ville,le 22 mai 1982, marquent ainsi la libéra-tion du territoire national, et non la vic-toire de l’islam politique, dont elle repré-sente en réalité un premier effacement.La force du pouvoir politique du clergéchiite et du Guide suprême reste une réa-lité, mais elle repose sur la possibilité demobiliser des millions d’anciens combat-tants qui ont défendu à la fois l’Iran et lajeune république islamique.

Le nationalisme iranien cultive l’espritde « résistance », mais pas celui deconquête. Au cours de sa longue histoire,l’Iran a souvent été envahi. Et, depuis sacréation comme État moderne auXVIe siècle, il a perdu les guerres contreses voisins, ainsi que des territoires. Il aseulement réussi quelques incursions,quelques razzias, par exemple contreDelhi en 1739 ou Tbilissi en 1795. Parcequ’il est à la fois iranien et chiite, entouréde populations turques ou arabes, sunnitesou chrétiennes, le royaume de Perse n’apas cherché à conquérir des territoiresextérieurs, mais a seulement vouluconserver une influence sur les zonestampons qui entourent le plateau iranien :rive orientale du Tigre, Transcaucasie,mer Caspienne, steppe turkmène, pro-vinces de Herat et de Helmand en Afgha-nistan, et bien sûr golfe Arabo-Persique.

Après la seconde guerre mondiale, l’ar-mée du chah avait pour principale voca-tion de faire face à une hypothétiqueagression soviétique. La politique mili-taire de la République islamique s’inscritdans cette stratégie défensive, par néces-sité – l’embargo sur l’armement la privede tout matériel moderne : missiles, avia-tion, tanks, artillerie... –, mais surtout parconformité à la tradition nationale. Les

forces armées, conçues pour une guerreasymétrique défensive, autour de forcespopulaires et de milices, n’ont pas lacapacité de se projeter durablement àl’extérieur. L’Iran est donc nationalistemais pas impérialiste – ce qui impliquetout de même de disposer de moyens dedéfense efficaces.

Les anciens combattants de la guerrecontre l’Irak, qui détiennent aujourd’huile pouvoir et contrôlent les administra-tions, entretiennent le souvenir de laguerre des villes, des dommages causéspar les missiles irakiens dans les centresurbains. C’est pourquoi ils ont fait de laproduction d’engins balistiques une prio-rité, d’autant moins négociable que lespays voisins disposent d’un arsenal infi-niment plus puissant et efficace, fourni

LE PRINCIPAL adversaire de la nouvellepolitique d’ouverture, c’est toujours cevieux nationalisme qui fait préférer ladéfaite, le «martyre » et le repli sur soià une victoire qui impliquerait le contactavec d’autres mondes. Mais la craintedu désordre et de la guerre qui ravagentles pays voisins, tout comme le souvenirdes drames de la révolution, favorisentla stabilité du système. Depuis son élec-tion en 2013, M. Rohani incarne cetesprit de modération qui permet de pré-server un jeu électoral certes trèscontraint, mais réel, et la prédominanceinstitutionnelle du clergé (3).

L’État iranien moderne a été fondé auXVIe siècle autour du chiisme par ladynastie turcophone des Safavides ; maisl’islam était devenu un facteur politiquemarginal dans l’Iran des Pahlavi. En sedéfinissant comme « islamique », lajeune république renouait avec un héri-tage qui a facilité l’unité contre le chah.Et si le clergé et l’ayatollah RouhollahKhomeiny ont capté le processus révo-lutionnaire à leur profit, ils ont dû tenircompte de la marginalité des chiites ira-niens dans l’océan sunnite en affirmantl’unité de l’oumma, la communauté descroyants, afin de ne pas bloquer lesambitions universalistes de la révolution.

L’opposition radicale à Israël fut immé-diatement privilégiée comme un moyend’être accepté dans le monde musulman.

En fait, rien de cela n’a fonctionné.Pour défendre l’État et résister à l’inva-sion irakienne, la république islamiquea rapidement dû se replier sur son iden-tité à la fois iranienne et chiite afin detrouver des alliés dans un archipel deterritoires dispersés, peuplés de minori-tés ethniques ou religieuses. Arméniens,Tadjiks persanophones d’Afghanistan etmême Kurdes d’Irak opposés au pouvoirbaasiste de Bagdad dans les années 1970ont fait partie de cet archipel, dont l’es-sentiel est constitué de minorités chiites,parfois hétérodoxes, dispersées dans lemonde sunnite arabe ou turc (voir lacarte ci-dessous). Cette géographie faited’îlots exclut toute continuité territoriale,et expose au risque de l’encerclement.

Le Hezbollah libanais constitue assu-rément le fleuron de cet archipel chiite.Depuis plusieurs siècles, la forte commu-nauté chiite libanaise entretient des liensétroits avec l’Iran (4). La police du chah,la Savak, était déjà très active à Beyrouthdans les années 1970 pour soutenir leparti chiite modéré Amal, et surtout pourcontrôler les membres du clergé chiitelibanais, comme l’ayatollah Moussa Sadr,qui était en relation avec Khomeiny. Cesréseaux libanais furent immédiatementutilisés par la République islamique pourfrapper, à travers des prises d’otages etdes attentats, les pays qui soutenaientl’Irak et dont les troupes séjournaient auLiban, comme la France ou les États-Unis. L’invasion israélienne du Liban enjuillet 1982 est intervenue au moment oùl’Iran, vainqueur sur le front irakien, exi-geait – en vain – de l’Organisation desNations unies (ONU) que Bagdad soitreconnu comme l’agresseur. Elle a étédéterminante pour inciter l’Iran à renfor-cer ses positions au Liban, dans la pers-pective évidente d’un prolongement dela guerre Irak-Iran.

Le Hezbollah fut alors construit pourconstituer un allié stable à trois titres :comme acteur politique majeur dans unpays arabe, comme force armée capabled’actions militaires ou non convention-nelles, et comme fer de lance du Frontdu refus contre Israël. Le succès de cettestratégie transparaît nettement avec lafin de l’occupation israélienne du Libansud en mai 2000, la participation du Hez-bollah au gouvernement libanais depuis2005 et son rôle central dans la guerrede Syrie, aux côtés des forces spécialesiraniennes et des milices chiites, en sou-tien au régime de M. Bachar Al-Assad.Ce succès reste en fait le seul obtenu parl’Iran, qui a du mal à fidéliser ses sou-tiens dans les autres communautés del’archipel chiite.

par les pays occidentaux. Le consensusnational dans ce domaine est encore plusfort que celui sur le nucléaire.

Malgré des dissensions sur la nécessitéde posséder l’arme atomique, la popula-tion s’accordait pour estimer que le paysavait le droit d’en décider. Le choix de ladiplomatie pour régler la crise dunucléaire a étendu avec succès le champd’application de l’esprit de résistance.L’Iran n’est pas peu fier d’avoir contraintdes grandes puissances à négocier aveclui sur un pied d’égalité et sur un sujetmajeur. Désormais, les autorités ne ces-sent d’affirmer leur attachement aux loisinternationales et recherchent le soutiende l’Union européenne, de la Russie etde la Chine pour contrecarrer le revire-ment des États-Unis.

AVEC l’intervention des gardiensde la révolution en Syrie et en Irak, l’Irana, pour la première fois de son histoiremoderne, remporté une bataille militaireà l’extérieur de ses frontières. Le21 novembre 2017, le président HassanRohani proclamait la fin de l’Organisa-tion de l’État islamique (OEI), tandisque le général Ghassem Soleimani, com-mandant des forces spéciales Al-Qods,se félicitait de cette « victoire détermi-nante ». Ce succès contre les djihadistesparticipe de la renaissance sur la scèneextérieure de l’Iran, qui avait déjà rem-porté une victoire diplomatique ensignant avec six grandes puissances, le14 juillet 2015, un accord sur lenucléaire devant permettre au pays de

* Directeur de recherche émérite au Centre nationalde la recherche scientifique (CNRS), laboratoireMondes iranien et indien, Paris.

sortir de son isolement diplomatique etcommercial.

En réalité, la République islamique netire guère de bénéfice de ces victoires. Ellese voit accuser d’ambitions hégémoniques,tandis que le gouvernement américain deM. Donald Trump entrave le renouveauéconomique tant espéré en refusant defacto de lever les sanctions. À l’évidence,après bientôt quatre décennies de mise àl’écart, d’endiguement, d’embargo inter-national et de menaces de guerre, l’Iranest loin d’être reconnu comme une puis-sance régionale «normale». Le pays s’esthabitué à vivre retranché, à « résister àl’agression étrangère» et à rester à l’écartde la mondialisation.

6SUCCÈS MILITAIRES

L’Iran se réinvente

FÉVRIER 2018 – LE MONDE diplomatique

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PAR BERNARD HOURCADE *

Dans la guerre froide régionale qui l’oppose à l’Arabiesaoudite, l’Iran peut s’appuyer sur un archipel de minoritéschiites ou assimilées. La république islamique a su leurapporter un soutien décisif, en particulier pour combattreles djihadistes en Syrie et en Irak. Mais la source de larivalité entre les deux puissances du Golfe apparaît biendavantage politique qu’ethnique ou religieuse.

BABAK KAZEMI. – « Sir Yes Sir » (Chef, oui chef !), de la série « Common Memories » (Souvenirs communs), 2009

Ancienneté des réseaux libanais

Une révolte de la nouvelle classe moyenne

Dynamique d’ouverture

L’islam rattrapé par le nationalismeBIEN des analystes cherchent l’expli-cation de cet isolement dans un passésouvent lointain, en invoquant l’Empireachéménide du Ve siècle avant J.-C., laculture persane ou le chiisme et son clergé.Trop souvent, on néglige les transforma-tions profondes de la société et de la viepolitique depuis la révolution de 1979.Nationalisme, islamisme, ouverture : cescomposantes n’ont cessé d’évoluer, de seconcurrencer, de se combiner. Aucune nesaurait disparaître, et le juste équilibreentre elles anime la vie politique.

Malgré l’opposition des religieux, lesentiment national, à son apogée sous lerègne de Reza Pahlavi (1925-1941), quiglorifiait le passé préislamique, puis lorsde la nationalisation du pétrole en 1953,n’a jamais faibli. Il existe un consensusautour du mythe du bel Iran éternel, dupays des Aryens – Iranzamin – qui a suconserver son identité, sinon son indé-pendance, en résistant aux invasions desGrecs, des Arabes, des Turcs et des Mon-gols ou aux menaces des Empires otto-man, russe et britannique (1). De façonparadoxale, la République islamique atotalement assumé cet héritage. Elle aconsolidé l’État central (2) dès les pre-mières années de la révolution, qui l’ont

LE PREMIER ministre irakien HaïdarAl-Abadi apprécie le développement desrelations économiques avec Téhéran etle soutien tant des forces Al-Qods quedes milices chiites appuyées ou contrô-lées par l’Iran pour combattre l’OEI.Mais il cherche désormais à affirmer uneplus grande indépendance que son pré-décesseur. La libération de Mossoul ad’abord été le fait de la division d’or del’armée irakienne, laissant peu de placeaux forces directement contrôlées parTéhéran. La realpolitik et la priorité à ladéfense nationale de l’Iran lui imposentla prudence ; il n’a d’autre choix que deconsolider son influence dans la zonetampon le long de la frontière, de Bassoraau Kurdistan, dans les villes saintes duchiisme, tout en cherchant à renforcer unÉtat irakien unifié et stable.

En Syrie, il n’y a quasi pas de popu-lation réellement chiite. Les alaouitesont été officiellement qualifiés de« chiites » du temps du président HafezAl-Assad (1971-2000) pour consoliderl’alliance entre Damas et Téhéran. Leprésident syrien fut, après Yasser Arafat,le premier chef d’État à se rendre en Iranaprès la victoire de la République isla-mique pour sortir son pays de l’isole-ment. Par la suite, cette alliance a tenulors de toutes les guerres régionales, et

notamment dans le combat contre lesforces djihadistes. L’Iran craignait unevictoire de celles-ci à Damas puis à Bag-dad, ce qui aurait créé à sa frontière unimmense territoire sous la dominationdirecte ou indirecte de l’Arabie saouditeet des monarchies pétrolières.

Les relations avec l’archipel chiiteprennent de l’importance dans lecontexte d’une rivalité exacerbée avecl’Arabie saoudite, inquiète du regaind’influence de Téhéran. L’Iran a béné-ficié, sans l’avoir cherché, de la politiqued’intervention américaine dans larégion – renversement des talibansafghans en 2001 et chute de SaddamHussein en 2003 –, puis des échecs dji-hadistes. Aux yeux des Iraniens, Riyadsymbolise l’arrogance de régimesmonarchiques qui ont profité de la miseà l’écart de l’Iran depuis 1979 pourconstruire un empire économique,médiatique et politique imposant sesvues dans toute la région avec l’appuiinconditionnel des États occidentaux. Leconflit avec l’Arabie saoudite et la luttecontre les takfiri (« excommunicateurs»)de l’OEI et d’Al-Qaida suscitent doncun large consensus, non pour soutenir lerégime de M. Al-Assad, considérécomme un incapable, mais pour éviterl’encerclement saoudien en soutenant, à

COMME l’avait prédit OlivierRoy (7), l’islam a peu à peu été margi-nalisé par la politique. Les Iraniens res-tent fidèles à leur foi, mais ils sont deve-nus républicains. Un nouveau consensusen faveur de l’ouverture du pays rap-proche aujourd’hui les diverses compo-santes de la classe moyenne, y compriset surtout ceux qui respectent l’héritagede la révolution, de la résistance pendantla guerre et de l’islam.

Voir l’Iran actuel sous la seule dimen-sion du chiisme et d’un activisme incarnépar le Hezbollah serait une erreur. Ceserait ignorer les changements sociaux etpolitiques des quarante dernières années.La République islamique devient unacteur de premier plan au Proche-Orientet bouscule l’ordre régional. Mais la forceactuelle du pays ne tiendrait-elle pas plu-tôt à la capacité d’attraction de la répu-blique, à la socialisation des femmes, auxpotentialités de développement écono-mique ou à l’influence des artistes et descinéastes? Certes, l’État iranien reste des-potique, et les batailles politiques inté-rieures sont loin d’être achevées, mais lesenjeux de la lutte contre le djihadismesemblent imposer que l’on place les réa-lités et les dynamiques avant les mythes.

L’exportation de la révolution isla-mique, qui contenait aussi des ambitionsd’indépendance, de liberté et de répu-blique, a été contenue au début des années1980. Mais la dynamique actuelle d’ouverture internationale donne à ses slo-gans une nouvelle vie, en particulier entreKaboul et Beyrouth, dans cet ensemble

de « républiques» au centre desquelles,sans remonter à l’époque abbasside, l’Irana toujours eu une influence. Entre Omanet la Jordanie, en revanche, règnent desmonarchies sur lesquelles l’Iran n’a jamaiseu vraiment prise. Après avoir résisté pouraffirmer son identité islamique et natio-nale, puis avoir organisé son réseau régio-nal d’influence, le pays, ou plus exacte-ment sa population, cherche à affirmerson originalité en tant que puissance éco-nomique, industrielle, culturelle.

C’est dans le mode de régulation de lavie politique et sociale, davantage quedans l’opposition entre Arabes et Persansou entre sunnites et chiites, que se trouvele cœur de la rivalité entre l’Iran et l’Ara-bie saoudite. Pour éviter une escalademilitaire, on parle de plus en plus, notam-ment à Paris, de la recherche d’un pactede non-agression comparable aux accordsd’Helsinki de 1975 entre Occidentaux etSoviétiques. Car ces deux puissancesémergentes que tout oppose sont aussi lesseules capables d’imposer un minimumde sécurité dans la région, non plus seu-lement pour assurer les exportations depétrole et de gaz du golfe Arabo-Persique,mais aussi pour répondre aux aspirationsde leurs sociétés.

BERNARD HOURCADE.

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