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Gazette d’arrière-garde au prix symbolique de 3 E GAIA SCIENZA N°4 Summer YEAR 2011 AFTER THE BIRTH OF JESUS JEWISH PROPHET YEAR 4708 AFTER THE BIRTH OF HUANGDI 1 ST CHINESE EMPEROR

Gaïa Scienza

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Gaïa Scienza est la gazette du Centre d’écologie urbaine de Bruxelles

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GAiA SCienzAn°4

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Year 2011 after the birth of Jesus Jewish prophetYear 4708 after the birth of huangdi 1 st chinese emperor

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AvAnt-propoS

La première description de ce comporte-ment animal a été faite par Julian Huxley en 1914. Il résulte du conflit entre deux instincts contradictoires. Il arrive ainsi qu’en plein milieu d’un combat de coqs, un des belligérants se mette à becqueter le sol : coincé entre la fuite et l’attaque, il se trouve une activité de substitution qui lui permet d’échapper au problème. Ce comportement se retrouve dans nombre d’activités humaines quotidiennes : fumer alors qu’on n’en a pas envie, grignoter après avoir mangé, se gratter la tête en réponse à une question piège, aller aux toilettes pour trois gouttes… Est-ce que fi-nalement c’est cela que nous faisons avec ce numéro de Gaia Scienza ?

Dans quelques mots, j’irai me pencher par ma fenêtre pour apprécier la lumière de ce joli soir d’été. Je repenserai alors à la « Übersprunghandlung » et à la révolution ontologique… en me grattant peut-être le bas du dos.

Le comité de rédaction

Nous sommes le 21 mai 2011. Dr Rabbit, Nguyen Xuan Son, Étienne Camperez et moi-même – Pierre Honoré – sommes réunis pour relire et boucler ce quatrième numéro de « Gaia Scienza ». Une ques-tion se pose qui tous nous met mal à l’aise et qui appelle à des arguments confus : sommes-nous vraiment honnêtes ? Au fond, les mots pèsent peu vis-à-vis des actes. Qui de nous accepterait de se sa-crifier pour « sauver la planète » ? Tout se passe comme si nous nous ingéniions à es-quiver cette épineuse question, ce conflit d’intérêt, cet insoluble dilemme. Force est de constater qu’aucun de nous n’est prêt à pousser la logique et la cohérence de la pensée et des actes jusqu’à leur terme, c’est-à-dire au détriment de sa propre vie, de ses propres petits plaisirs, de ses vastes projets, du droit de vivre de l’autre.

Oui, notre impact écologique est déraison-nable. Alors c’est quoi ce numéro sur la nature ? C’est se donner l’illusion d’un en-gagement ? Une contenance intellectuelle soutenue par trois pirouettes par-ci, deux blagues par-là : on rigole bien !

Il n’y a pas de formulation du problème qui soit indépendante du problème lui-même. Qu’est-ce qu’on fait alors ? Au milieu de toutes ces réflexions, de toutes ces expressions, de ces croisements de trajectoires existentielles, on est vraiment pas sûrs de grand chose. Quelles solutions devrions-nous nous appliquer ? Doit-on changer cette société en y restant ou en en sortant ? Faut-il fuir ou attaquer ? Gaia Scienza est-il ce que l’on appelle en étho-logie une « activité de substitution », une « Übersprunghandlung », un « displace-ment activity », un « Overspronggedrag » ? Nous nous expliquons…

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« Vrouuuuuum ». Un bruit fulminant venait de faire trembler ma chaumière comme une feuille. L’affichage digital de mon réveil indiquait quatre heures et sept minutes. Un animal doué de parole che-vauchant une mobylette sans pot d’échap-pement venait d’user de sa liberté d’ex-pression pour me sortir de la moiteur d’un rêve érotique. D’où venait-il ? Où allait-il ? Pourquoi devrait-il se tailler une place dans l’éditorial de ce quatrième numéro de Gaia Scienza consacré au concept de « na-ture » ? C’est quoi la « nature » ? Mmh… Un buisson, c’est naturel ? Et les jardins de Versailles ? Une pomme ? La pomme de Newton ? Une pomme dopée aux engrais chimiques ? Une pierre ? Une pierre sculp-tée ? Une mobylette ? L’homme avec un grand « H » sur sa mobylette ? Un panda ? Un panda circassien sur une mobylette ? Ça ne faisait aucun doute que ces ques-tions ne mèneraient nulle part. La partie se jouait ailleurs. Quatre heure douze. Je me sens comme un insecte tombé dans un de ces bunkers de fourmilion. Je m’épuise en vain à essayer d’en remonter la pente. Le sol se dérobe inlassablement sous mes petites pattes

qui s’agitent frénétiquement. Rien à faire, je ploie sous les lapidations de la bête. Il va falloir envisager sérieusement l’hypothèse de devoir affronter ses puissantes mandi-bules. Pas sûr que lui parler suffise. Si je pouvais, je croiserais mes antennes pour invoquer l’apparition de notre sauveur à tous, j’ai nommé Joe Bunker. « Joe ! Re-pêche-moi de là ! J’te jure que j’ai toujours cru en toi ! » Quatre heures vingt. Je mesure l’opacité du flou sémiologique. Nature naturante, nature humaine, lois de la nature, nature naturée et dénaturée, sauver la nature, la nature est cruelle. Que doit-on dire : la « nature des choses » ou les « choses de la nature » ? Quatre heures trente. L’homme avec un grand « H » sur son bruyant destrier méca-nique refait un passage sous mon balcon. Mon envie de meurtre est-elle naturelle ? Mmh… Ma culture me l’interdit.

Pierre Honoré

ÉditoLA bombe humAine AveC un GrAnd « h »

AvAnt-propoS

edito: LA bombe humAine AveC un GrAnd « h »

« www » (une wALtz à troiS tempS)

the nAtureS of nAture

forêt nAGASAki

LA meSure deS ChoSeS :LA roSe de Goethe

pinAiLLAGeS SÉmAntiqueS Sur « de rerum nAturA »

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SommAire Le CouteAu pApiLLon : hASArd ou nÉCeSSitÉ ?

bALAde à CLoChe-piedS pAr-deLà nAture et CuLture

un poète Au ChômAGe en L'An 2016

nAture throuGh the LenS of ChiLdhood

de nAturA bunkerum

oh… Aren't they Cute!

Sound of SiLenCe

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www – une wALtz à troiS tempSPremier temPs : searching for nature 1

1. Results of google query from May 22, 2011.

second temPs : La nature se manifeste

La tension entre les mots et les choses – entre nominalisme et réalisme – est au cœur des problèmes philosophiques et du jeu des écrivains. C’est peut-être dans l’œuvre de Magritte qu’est le mieux expri-mée l’idée qu’un mot peut complètement substituer un objet.

Voir « Les Mots et les images », in La Révolution surréaliste, n°12, Décembre 1929.

Dr Rabbit Etienne Camperez

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troisième temPs : La nature en technicoLor coda

« La naissance de l'image a partie liée avec la mort. Mais si l'image archaïque jaillit des tombeaux, c'est en refus du néant et pour prolonger la vie. La plastique est une terreur domestiquée. Il s'ensuit que plus la mort s'efface de la vie sociale, moins vivante est l'image, et moins vital notre besoin d'images. »

R. Debray, Vie et mort de l’image. (Paris, Éditions Gallimard, 1995.)

L’algorithme permettant de classifier les résultats d’un moteur de recherche s’appelle le « page rank ». Il attribue à chaque image une valeur proportionnelle au nombre de liens qui pointent vers elle. Une requête de ce type permet de reflé-ter, un peu comme le ferait un sondage, les comportements individuels au niveau agrégé. Plusieurs essais avec les mots

« natuur », « Natur », « naturaleza » et « natura » donnent à chaque fois des résul-tats similaires : des versions édulcorées et fluorescentes de la nature. Ci-dessous une capture d’écran montre les images du World Wide Web les plus souvent associées au mot « nature ». Que la nature est belle…

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Depuis que le langage humain l’a consti-tuée en concept dans son système lin-guistique, la « Nature » est avant toute chose un objet culturel1. Dès lors, que la nature existe réellement ou non ne nous importe pas ici ; nous nous attacherons plutôt à la nature comme catégorie lan-gagière et cognitive, ou plus précisément, au lien entre le mot « Nature » et l’idée qu’il reflète, autrement dit, entre signifié et signifiant.Le lien entre l’objet historique et le mot que le langage lui assigne n’est pas tou-jours exclusif. Ainsi, certains mots souf-frent d’une surcharge sémantique qui peut soulever des ambigüités. On peut par exemple penser au mot « Dieu » : tantôt tout, tantôt rien, quelquefois transcen-dant, d’autres fois immanent, pour cer-tains une icône, pour d’autres une illusion, et, en dernière instance, tout simplement « papa »2. Le signifiant renvoie à une mul-

titude de signifiés qui, on le voit, peuvent être radicalement contradictoires.

La Nature, en tant qu’objet culturel, objet cultivé, et surtout objet de culte, n’échappe pas à la polysémie : l’ontologie de la nature, dont on pourrait naïvement célébrer la pluralité, souffre d’une insta-bilité chronique. L’imprécision des usages de l’ontologie de la nature soulève bien des problèmes, et ces derniers ne se bornent ni au domaine de la linguistique, ni à celui de la métaphysique : ils atteignent, tapis dans le langage, le domaine politique. Ainsi, cette imprécision, véhiculée par les mots, se retraduit dans les actes politiques.Faisons l’effort d’un exercice de clarifica-tion. Identifions les principaux sens de ce que l’on nomme « Nature »3, élucidons-en les fondements, et voyons en quoi ces imprécisions sémantiques hantent toute tentative de politique environnementale.

I Anatomie de quatre « idées de nature »S’agissant de recenser puis de classifier des acceptions diverses du concept de « nature » telles qu’elles circulent dans le marché linguistique (dictionnaires, programmes politiques, discussions ordi-naires, etc.), on s’aperçoit d’emblée que la plupart de ces acceptions reposent sur un postulat métaphysique extrêmement fort : celui d’une disjonction entre nature et culture. Est donc nature ce qui n’est pas culturel, c’est-à-dire fruit de l’ac-tion humaine. On voit bien le lien géné-tique entre cette vision et les grandes oppositions classiques du type « donné / construit », « sauvage / civilisé », « uni-versel / particulier ». Tous ces couples analytiques, dont l’histoire est multisé-culaire, renvoient au besoin existentiel de l’homme de se différencier – par le langage, seul moyen dont il dispose – des (autres) animaux.On peut, sans trop leur faire violence, subsumer la constellation des signifiés auxquels renvoie le mot « nature » au sein d’un nombre restreint de catégories. On choisit ici de se pencher sur les quatre grandes références qui nous paraissent les plus courantes :

1 – La nature comme laboratoireDans cette acception, la nature est consi-dérée en tant que milieu vierge de toute intervention humaine. Ainsi, pour l’Aca-démie Française, elle est « ce qui, dans la réalité, apparaît comme donné, comme indépendant de la volonté ou de l’action humaines. »4 Outre-manche, elle se voit dans “the phenomena of the physical world collectively; esp. plants, animals, and other features and products of the earth itself, as opposed to humans and human creations.” 5 L’idée qui sous-tend cette vision est celle de la non-interven-tion de l’homme. Ainsi, on ne peut voir cette « nature » que si on lui soustrait l’être humain et ses objets ; bref, si on la met sous cloche. Cette idée de nature suppose des conditions laborantines. Les constituer est donc une forme d’interven-tion sur la nature. Et le serpent se mord la queue ! D’où le paradoxe : à rechercher la virginité de la nature telle qu’il la conçoit, l’homme ne fait en fait que virginiser un espace. Ainsi, par exemple, le parc natu-rel. Le concept même de « parc naturel » emprunte, sous une forme fantasmée et esthétisante, à ce registre. La première formulation historique de l’idée de parc naturel en 1832 est complètement impré-gnée de cet esprit : « Et dans l’avenir quel spectacle splendide […] quand on […] les

the nAtureS of nAtureLe fLou SÉmAntique Comme obStACLe poLitique

1. Avec cette affirmation, cet article ne revient pas sur le débat réalisme-no-minalisme ni sur celui de l’existence de Dieu.

2. Voir dans Gaia Scienza n°3 : « Dans le Mac Do de la fin du monde », par Keyvan Sayar et Guillaume Carreau, pp. 9-14.

3. Etant donné le caractère artefactuel de la nature, on pourrait

pousser l’exercice à un niveau supérieur, en explorant les différentes significations derrière l’idée de « construction sociale de la nature ». Pour une typologie de ce type, voir David Demeritt (2002). What is the

‘social construction of nature’? A typology and sympathetic critique. Progress in Human Geography, 26: 767.

4. Dictionnaire de l’Aca-démie Française (9ème édition).

5. nature, n. Oxford English dictionary, Third edition, June 2003.

Dr Rabbit Marie cocquerelle

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imagine comme ils pourraient être vus, pré-servés dans leur beauté primitive et dans leur état sauvage par quelque grande politique gouvernementale, dans un parc magnifique, où le monde contemplerait, pour les temps à venir, l’Indien originel dans son attirail clas-sique, faisant galoper son cheval sauvage, avec son arc bandé, son bouclier et sa lance, parmi les troupeaux rapides d’élans et de bisons […]. Un parc national contenant hommes et bêtes, dans toute la vigueur et la fraîcheur de leur beauté naturelle! »6

Cette idéalisation du réel ne devient le réel qu’à la condition de gigantesques efforts, déployés par l’homme, pour reconstituer une telle scène. Et à supposer qu’elle existe à un moment t, le choix politique de garder intact, de conserver tel quel l’espace dans lequel elle s’inscrit a pour effet de modifier sa trajectoire historique. Ainsi, l’affirma-tion que la nature vierge n’existe plus n’est pas aussi risquée qu’elle en a l’air : seule la définition reste, elle, profondément ancrée dans les imaginaires.

2 – La nature comme muséeDans une seconde optique, une extinction d’espèce est, à tort ou à raison, attribuée à l’action néfaste de l’espèce humaine.

Dans les cas où la preuve de causalité n’est pas solidement établie, ou du moins pas encore, le caractère « naturel » de la dis-parition d’une espèce donnée est incer-tain7. Par réflexe, voire par convention, on peut en arriver à associer disparition à pollution. De là découle une vision de la nature : puisque toute disparition est contre-nature, la nature se définit implici-tement comme l’ordre qui garantit un taux maximal de variété. Derrière tout discours de la « préservation de la biodiversité », du plus radical au plus convenu, se tapit l’idée d’une stricte conservation en l’état de la faune et de la flore dans le temps. Il s’agit bien de tout mettre en place pour assurer la survie de toutes les espèces : empêcher une espèce de disparaître, c’est préserver la nature. Or, tout cela revient à faire tendre le patrimoine génétique de la biosphère vers un idéal déterminé : la « diversité ». Cela n’est rien d’autre qu’un renversement de la philosophie eugéniste tout en conser-vant sabase : d’une politique mixophobe, on passe à une politique mixophile. Ainsi la réintroduction de l’ours dans les Pyré-nées ou l’éloge soudain des légumes rus-tiques 8. La nature devient donc, sous cet angle, un musée : l’homme, s’en chargeant

6. George Catlin, 1832, The Manners and Customs of the North American Indians. Inutile de dire que l’inclusion

des indiens n’est en rien contradictoire avec l’idée de soustraction de l’humain : les indiens sont dépeints, dans leur « état sauvage » et « leur beauté naturelle », comme des non-intervenants.

7. Soyons clair : ce propos ne se veut pas abonder dans le sens d’un négationnisme tel qu’il est proféré par Claude Allègre, par exemple.

8. Des légumes comme le topinambour, le panais ou le rutabaga qui, au demeurant, n’ont jamais été autant enveloppés – dans les deux sens du terme – par le marketing moderne.

9. Voir pour une histoire de pompage extraordinaire : Gaia Scienza n°2 : « Les Shadocks jouent au golf en un trou », par Nevs, Camperez et Dr Rabbit, pp. 23-30.

10. L’encyclopédie en ligne participative Wikipedia est vue ici comme le miroir le moins déformé des luttes définitionnelles à grande échelle. En tant que marché ouvert

des significations, elle est pourvoyeuse de définitions ayant survécu à leurs concurrentes, contrairement aux dictionnaires, qui eux fournissent des définitions forgées

dans un espace de compétition oligopolistique.

d’être le conserva-teur, s’emploie à sanc-tuariser toute espèce « en voie d’extinc-tion ». D’où le constat : ce qui pousse Noé à embarquer les espèces vivantes avec lui n’est pas le Déluge, mais une erreur sémantique !

3 – La nature comme capitalUne approche défini-tionnelle de la nature se retrouve dans une constellation d’ex-pressions, de concepts et de schèmes interprétatifs qui formalisent, depuis deux siècles, une vision économique des phéno-mènes écologiques. Depuis l’introduction dans la science économique de l’idée de la finitude des ressources dans les modèles explicatifs, l’action de l’homme apparaît comme productrice potentielle de dom-mages irréversibles sur son environne-ment. Plus un laboratoire, ni davantage un musée, la nature est prise comme un capital : elle constitue une ressource dans laquelle l’homme peut puiser, mais « pas trop quand même ». En effet, c’est un capi-

tal auto-régénérateur, et tout l’enjeu pour l’humanité est de « pomper » 9 dedans moins vite que sa vitesse de renouvel-lement. Les premières lignes de l’article « Ressource renouvelable » de Wikipe-dia10 fournit un exemple lumineux de cette approche :« Une ressource renouvelable désigne une ressource naturelle dont le stock peut se reconstituer sur une période courte à l’échelle humaine. Il faut que le stock puisse se renouve-ler au moins aussi vite qu’il est consommé. »Il y aurait donc un point d’équilibre entre intervention humaine et résorption natu-relle, une sorte de dialectique entre nature

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et culture, qui fonctionnerait selon les principes de la microéconomie. L’intersec-tion de la courbe de demande et de celle de l’offre correspondrait au point d’équilibre, c’est-à-dire au prix optimal, pour lequel l’exploitation humaine de la nature serait maximale tout en restant réversible. Les préoccupations autour du réchauffement climatique s’articulent clairement autour de cette vision.Celle-ci a tant de succès que même l’an-thropologue Mary Douglas, dans son essai de typologie des conceptions de la nature11, ne s’en émancipe pas (voir ci-contre).La prolifération récente des approches en termes de « capital naturel », d’« empreinte écologique » ou de « biocapacité » semble indiquer une rupture, un renouvellement des approches. Rien n’a changé pour-tant : on continue à appréhender la nature comme un capital, et on entretient avec elle un rapport instrumentaliste.

4 – La nature comme HistoireCertainement moins populaire que les trois précédentes, cette vision de la nature est pourtant un élément décisif pour notre effort de clarification. Définir, comme le

fait une vieille édition du Larousse (1956), la nature comme l’ « ensemble des choses qui existent réellement », c’est certaine-ment naïf 12, mais cela autorise une concep-tion relativiste du rapport nature / culture. Ceci est valable pour ces deux définitions, plus récentes : « The inherent force which directs either the world or human beings or both »13 et « the whole natural world, including human beings; the cosmos »14. La nature englobe aussi bien les humains que les non-humains. Ainsi, si la nature est ce qui est réalisé sous nos yeux, alors elle n’est rien d’autre que l’Histoire, à condition qu’elle soit détem-poralisée, c’est-à-dire transcendantale. En d’autres termes, la nature est tout ce qui « a(ura) été ». Avec cette définition, on peut donc très bien imaginer un monde où pullulent humains, animaux et machines, et que ce monde soit tout à fait naturel. Et si la nature ne peut être différenciée de la culture, alors ces lieux sinistres que sont les zones industrielles, les échangeurs ou les centrales nucléaires sont, eux aussi, l’expression de la nature.Voici donc les quatre grandes références auxquelles empruntent les discours. On

sait que les discours ne sont pas clôturés dans des métaphysiques, ni même les doctrines politiques les plus totalitaires. Il advient que lorsque quelqu’un s’exprime sur la nature, il aura de grandes chances de mobiliser, en les combinant, plusieurs de ces quatre références. Par ce biais, il fera passer en contrebande les incohé-rences radicales entre ces différentes significations au cœur de son discours. Se pose alors le problème de toute prise de position politique sur un sujet tou-chant l’idée de nature : le diagnostic de la situation, la formulation des problèmes et des moyens pour les résoudre charrient derrière eux leurs ambigüités. C’est pour cette raison que notre réflexion ne doit pas s’arrêter à l’exercice terminologique.

I_ Prolongements politiques du survol ontologiqueTrois questions sont au cœur de tout dis-cours environnemental : l’humanisme, la pollution et l’homme. Voyons, pour cha-cun d’elles, sur quoi peuvent déboucher les quatre conceptions.

Qu’est-ce que l’humanisme ?Les trois premières visions reposent sur l’idée d’une disjonction entre nature et

culture. En cela, elles sont en parfaite cohérence avec une cosmologie anthro-pocentriste : l’homme occupe le centre de l’univers. Les deux premières suggèrent la domination de la nature par l’homme : c’est à lui de sanctuariser sous forme muséale ou laborantine ce qu’il perçoit comme « vierge » ou « en voie d’extinc-tion ». La troisième vision place la civili-sation humaine comme « négatif » de la nature : ces deux ordres sont donc sépa-rés et interagissant : la nature absorbe les déséquilibres générés par l’homme, et l’homme tâche de réguler la vitesse de sa consommation de capital naturel. La quatrième vision est post-humaniste : elle place l’homme dans la nature, et la nature dans la civilisation humaine. Là, plus de dualisme n’est possible entre tri-bus primitives dans la nature et civilisa-tions modernes développées en-dehors de la nature : les frontières se brouillent. L’eau fraîche, divinement, blanchit le Ricard.

Qu’est-ce que l’homme ?Selon la vision adoptée, l’homme sera :1 – un artifice2 – un virus15

3 – un catabolite16

4 – du magma11. Schémas tirés de Mary Douglas (1992). Risk and blame, Routledge : New York, cite et retraduit dans Peretti-Watel

(2000). Sociologie du risque, Armand Colin, p.69.

12. Les formes et les couleurs rencontrées dans un rêve peuvent ne pas avoir d’existence matérielle, mais n’existent-elles pas pour autant ? Ce

problème métaphysique nous éloigne trop pour pouvoir l’adresser dans ces lignes. Le lecteur assidu est donc invité à se rendre au comptoir le plus proche pour y trouver des bistrologues avertis et compétents sur ces questions.

13. Raymond Williams (1983). Keywords: a vocabulary of culture and society, London : Flamingo, p.219.

14. nature, n. Oxford English dictionary, Third edition, June 2003.

15. « Dans la conception autant que dans l’exécution, à un certain état d’équilibre entre l’homme et la nature, notre propre civilisation correspond-elle à

un type animal, ou viral ? » s’interroge Claude Lévi-Strauss, dans Anthropologie structurale deux. Paris, Plon, 1973, p.332.

16. Le métabolisme est un phénomène biologique des organismes vivants : il engage deux processus opposés : l’un de dégradation

(catabolisme), l’autre de synthèse organique (anabolisme).

18 19

Qu’est-ce que la pollution ?Selon la vision adoptée, la pollution sera :1 – ce qui n’est pas nature, c’est-à-dire l’homme lui-même2 – ce qui conduit à l’extinction d’espèces vivantes3 – ce qui introduit à un déséquilibre entre intervention humaine et résorption naturelle4 – un phénomène naturel, dès lors qu’elle se manifeste

On voit bien à présent que toute posture politique est profondément dépendante de la conception de la nature. Penchons-nous sur les attitudes politiques générales auxquelles les quatre conceptions invi-tent. Les deux premières visions appel-lent au conservationnisme. Elles diffèrent entre elles par le fait que la première admet que, dans la cloche isolante, dis-paraissent « naturellement » des espèces, alors que la seconde peut déboucher sur des formes extrêmes de préservation de la diversité, quitte à verser dans l’eugénisme inversé. La troisième, vision économique de la relation homme / nature, mais éga-lement vision ingéniériale et scientifique, ouvre sur des alternatives diverses. Aussi

bien décroissance que croissance dite « verte » sont des idéologies fondées sur une conception de la nature comme capital17. Enfin, la quatrième est la plus ambigüe. D’un côté, son relativisme peut inviter au quiétisme politique (« C’est le cours de l’Histoire, qu’allons-nous y faire ? ») ou au cynisme (« La pompe à pétrole est natu-relle, alors pompons de plus belle ! »). De l’autre, son post-humanisme conduit à considérer l’homo sapiens comme un être appartenant, comme la nature, à l’Histoire. Si l’on confond la culture et la nature, alors on ne peut pas concevoir que des autorités chassent les peuples autoch-tones d’un espace dit « à protéger »18.

Si c’était si simple… On pourrait d’em-blée résoudre le problème politique par la métaphysique. Mais à la lecture de cette définition de l’écologisme, on est ébloui par son ambigüité : « Ce mouvement éco-centrique a comme projet la conservation de la nature et le ‘res-pect’ des équilibres naturels. L’environnemen-talisme et le mouvement écologiste ont parmi leurs priorités : la conservation des ressources naturelles, la préservation de la ‘vie sauvage’

17. Une précision toutefois : la décroissance est un mouvement prônant un rapport anti-utilitariste à la nature.

18. De nombreux exemples de cette

pratique sont exposés dans Colchester, M. (2003). Nature sauvage, nature sauvée? Peuples autochtones, aires protégées et conservation de la biodiversité, pp. 13-21.

19. Wikipedia. Pour les mêmes raisons que celles exposées en note n°10, cette définition peut être raisonnablement considérée comme la plus légitime

de toutes au jour de sa consultation (6 mai 2011).

20 2120. Plaque de déchets dans le Pacifique nord, aujourd’hui candidate légitime au rang de huitième continent.

(wilderness), la lutte contre la dégradation, la fragmentation et la destruction des habitats et des écosystèmes au sens le plus large. »19

Le flou sémantique de cette définition est manifeste : « conservation de la nature » et « préservation de la vie sauvage » ren-voient respectivement aux visions 1 et 2 ; « respect des équilibres naturels » et « éco-systèmes » s’inscrivent dans l’approche économiste de la troisième vision. Ainsi, la définition de l’objet central des luttes poli-tiques met en scène, en les mélangeant, un laboratoire, un musée et un capital.Il s’ensuit qu’une telle orientation poli-tique appelle à des injonctions para-doxales : il s’agirait de recréer la virginité par le laboratoire ; de conserver la diversité par le musée et d’exploiter (mais pas trop) le capital nature. Conséquence : la troi-sième conception de la nature, aujourd’hui principale porteuse de la critique de la société industrielle, perd en puissance au contact des conceptions 1 et 2.La doctrine de l’humanisme, certes louable d’avoir substitué l’homme à Dieu, a été lourde de conséquences pour avoir placé la nature (l’environnement) autour de l’homme. Aujourd’hui, les écolos comme leurs ennemis naviguent dans les mêmes eaux…

- Terre en vue !- Non, c’est le « Great Pacific Garbage Patch »20.

La nature de la nature, ce n’est pas seu-lement une affaire d’élucubrations. On le voit : l’acte définitionnel implicite est un obstacle politique. A quand une écologie véritablement post-humaniste ?

22 23

armuregravure bavure fémur sciure césurelémur perdure lesmurs levure carbure susurre tropdur ordure ben-hur fioritures suturepourriture mature tenture aventure couturerature créature peinture bouture biture toiture torture voiture friture teinture

forêt nAGASAki

« Il n’y a rien à tirer de ce texte en termes de sens objectif, je crois. (…) L’émotion que je cherche à faire passer est dans la forme. C’est volontairement dépouillé, comme après une explosion nucléaire. Si je pense à la ‘nature humaine’, curieusement, je pense immédiatement au nucléaire. Le nucléaire, pour moi, c’est l’aboutissement de quelque chose au niveau humain: la possibilité d’anéantir toute une espèce en appuyant sur un bouton. Si c’est si difficile pour moi de penser ‘nature’ en termes objectifs, c’est justement parce que je ne peux pas dissocier une réflexion sur la nature (humaine en l’occurrence) d’une réflexion sur la finitude de cette nature, sur sa possible finitude. L’idée de nature – sa possibilité – ne dépendrait-elle pas elle-même de son inévitable anéantissement à venir? »

(Interview Paris Match, 11.05.2011)

iii. inCAntAtion

i. proJeCtionparfois quand le soir se penche je sens les roseaux fouetter mon visage comme un rideau d’albumine j’attends et j’espère mais trop souvent en vain jusqu’aux dernières lueurs l’été est presque fini mais c’est pas grave j’attends quand même

c’est dans ma nature

Étienne Poulard

ii. proXÉmie

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Alexander von Humboldt parcourut la moi-tié du globe pour « prendre des mesures » de la terre et bricola un modèle pour tous les aspects visuels. Carl Friedrisch Gauss voulut faire se révé-ler la « figure de la terre » et supputa le pa-tron qui de cette figure serait cousu. Daniel Kehlmann combina ces deux aven-tures dans un livre bien construit qui rem-porta un grand succès. Guillaume Carreau, un jeune artiste de Nantes – ville portuaire française – me-sure de petites choses « inentendues » du musée berlinois « der unerhörten Dinge » et confectionne des dessins techniques de ce qui est déjà donné, c'est-à-dire de ce qui n'est plus à construire, de ce qui ne peut plus être construit. Léonard de Vinci, que l'on reconnait comme l'un des pères du dessin technique, fait exactement écho à cette démarche quand il détaillait les reproductions de processus mécaniques qu'il reconstruisait sur la base de ses dessins – ou dont il af-firmait du moins qu'elles pouvait l'être. Guillaume Carreau fait le chemin inverse: il déconstruit par le biais d'un plan de construction d'un objet provenant d'un musée, autrement dit d'un objet profondé-ment « a-technique », et élabore ainsi un exact et minutieux dessin technique.

Chaque pièce d'un musée est pris au pro-cessus de commercialisation directe, il n'est plus alors qu'un objet d'étude. Les pièces d'un musée relatent de la puissance culturelle d'un pays, d'un peuple, voire même de l'humanité. A moins qu'il ne serve la documentation: le dessin technique d'une pièce de musée est en soi superflu. Guillaume Carreau présente méticuleuse-ment la Rose de Goethe, une rose en pa-pier restée 14 jours dans l'eau pétillante de Karlsbad sur laquelle des cristaux de fer se sont fixés, ce qui lui donne l'impression d'être comme pétrifiée. C'est une rose de cette sorte que Goethe transportait avec lui durant son voyage en Italie, et c'est une rose de cette sorte qui est conservée au « Museum der Unerhörten Dinge », le musée des « choses inouïes, inenten-dues ». Guillaume Carreau a connu le musée berlinois lors d'une exposition dé-but 2006 à Nantes. Il commença alors à mettre sur papier les dessins techniques de quelques pièces exposées. Deux parties de la machine à écrire de Walter Benjamin, le dos et les côtés d'un tableau de Cor-nelis Cornelisz van Haarlem, mais aussi le noyau d'une olive et une petite voiture qui a accompagné l'épanouissement du peintre Russe Malévitch, sont les objets de ses dessins. Ce sont là des choses qui n'existent pas seulement à travers leurs manifestations tactiles, elles reçoivent de leur déploiement narratif de plus grandes significations. Ce sont des choses qui très précisément échappent à la possibilité d'une annexion technique.

LA meSure deS ChoSeS : LA roSe de GoetheQuand Guillaume Carreau représente ces choses dans leur réalisme nu d'objet, il ne leur arrache pas leur secret, leur magie – ce qui pourtant est la raison et le but d'un dessin technique – il parvient au contraire dans ses dessins qui montrent l'insigni-fiance de ces choses, à leur donner un sup-plément de mystère, comme par exemple avec cette Rose de Goethe qui, dans une taille décuplée et annotée de centaines de mesures, réussit d'une superbe manière, c'est-à-dire par le moyen de la construc-tion, à représenter autant l'étonnement que l'esthétique d'une telle entreprise.

Publié en allemand dans le numéro 2 de Gaia ScienzaTraduit de l’allemand par P. Honoré

Texte de Roland Albrecht autour de l’œuvre de Guillaume Carreau

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« De la nature des choses » : dans les archives de la mémoire collective, ce titre évoque Lucrèce. Celui même qui, aux temps de Jules César, a composé « De rerum natura » (ou « De natura rerum », au choix), c’est-à-dire, en traduction mot pour mot : « La nature » (sans majuscule) « des choses » (génitif pluriel de res = rerum).Le latin, deux mille ans après l’époque romaine, est aujourd’hui bien fragmenté. Les dialectes vainqueurs de la lutte culturelle (qu’on appelle parfois « langues ») ont suivi des trajectoires assez divergentes, et cela se ressent jusque dans les traductions de « De rerum natura ». Puisque Gaia Scienza se revendique polyglotte, voyons donc comment se traduit « De rerum natura » dans les langues qu’elle a utilisées jusqu’ici.

« De rerum natura » en traductions

Allemand : von der Natur der Dinge –(« der Dinge » = génitif pluriel, ça colle !)Français : de la nature des choses – (« des choses », « génitif français » pour se passer de déclinaisons, d’accord)Anglais : on the nature of things – (rien à dire, c’est du franglosaxon)

Et pour faire bonne mesure, car nous sommes en « grande Europe », que diable, on a trouvé :Espagnol : sobre la naturaleza de las cosas – (tiens ! « la naturalité », en somme)Italien : sulla natura delle cose – (« sulla », « delle », ces Italiens ont tout fait pour nous charmer)Catalan : la natura de les coses (si ce n’est pas du français, ce n’est pas loin)

Ce tour d’horizon inquisiteur n’est pas totalement gratuit. « De la nature des choses » semblait un peu prétentieux, et nous aurions préféré « des choses de la Nature ». Or toutes les traductions qui précèdent abondent pour « la nature des choses ». Sauf une, que nous tenions en réserve :

Anglais : the way things are : « le comment des choses » ! (Ou: « la manière d’être des choses »). Voilà qui, sans être « contre nature », s’en affranchit un peu. Ou du moins, donne à la Nature une acception plus générale : un ensemble de choses palpables.

Mais où un tel « pinaillage sémantique » va-t-il nous mener ? Accrochez-vous :

« La nature des choses »Cela sent son petit Platon, qui veut vous révéler le « dessous des cartes », idéaliste en diable. On est sur le seuil du rite initiatique.

« Les choses de la Nature »On est dans la description, scientifique autant que possible, des objets naturels. Une « leçon de choses » dans le cadre d’une Nature avec un grand N.

Mais on pourrait dire que quand on procède à la description scientifique des choses et qu’on creuse un tant soit peu, on dévoile en quelque sorte « la nature des choses » ? Eh bien non : ce n’est pas « la nature des choses » qu’on découvre, c’est « le dessus des choses » : les tenants et les aboutissants. Alors, explorons ce vieux carton d’archives et feuilletons ce « De rerum natura », malgré son titre aussi captieux en latin que dans ses traductions, car il traite en fait « des choses de la Nature ».

Quant aux « choses », souvenons-nous que les algébristes italiens de la Renaissance appelaient « cosa » (chose) l’inconnue qu’ils se proposaient d’extraire de leurs équations.

Exemple : « cosa plus 8 égale 13, d’où cosa = 5 »

Attention : ce détour ausonien nous invite malicieusement à rapprocher les « choses » et les « causes », ce qui, du reste, est tentant ! Et là, on rebascule dans « la nature des choses » et ses prolongements théologiques (causes efficientes, causes suffisantes, causes finales etc.). Des causes de natures multiples ? La science, bien assise sur ses axiomes, n’admet pas cela : ses piliers épistémologiques sont coulés d’un béton armé qui dit : « Tout phénomène se rapporte à une chaîne causale ».

Exemple : « cause + cause + cause = Nature ».

L’enjeu, finalement, qui traverse le conflit entre les traductions « les choses de la Nature » et « la nature des choses », c’est peut-être la nature des causes… Encore du travail d’archives en perspective…

pinAiLLAGeS SÉmAntiqueS Sur « de rerum nAturA »

Dr Till & Dr Till

Lautaro Malato•

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Le CouteAu pApiLLon :hASArd ou nÉCeSSitÉ ?

Non, ça craint là-bas.Y'a toujours des bastons.

Salut Jean-Loup,on va au Macumba ?

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Viatique pour le lecteur : Cher lecteur friand de curiosités, je me dois de te four-nir quelques informations claires pour te permettre d'apprécier au mieux cette badinerie intellectuelle qui souhaite servir les intérêts de la joie de vivre. En ce sens, la moquerie est une forme de reconnaissance. Ce papier est digital. Chacun de ses points porte le nom d'un doigt de la main. L'en-semble de ces points se positionnent sur un cercle imaginaire autour du problème suivant : comment peut-on articuler conscience et langage ? Cette question s'est imposée à moi devant le constat fascinant de la vitesse avec laquelle nous détruisons la planète, tout en produisant plus de signe, plus d'histoire, plus de com-munication. Un débat d'idées est inutile, car on trouve toujours quelqu'un qui n'est pas d'accord. Voilà pourquoi j'ai voulu mettre les idées derrière des jeux de mots, des considérations parfois évasives et des densités ridicules. La cœur du propos, c'est le silence. Ainsi, le pouce se moque de Descartes qui fait une opposition brutale entre nature et culture. L'index se moque de toute les théories qui voudraient pouvoir

aplatir les mises en abîme interprétatives dans lesquelles un commentaire appelle toujours à un autre commentaire. Pour savoir de quoi on parle, le majeur pose l'hypothèse que les mythes et les dieux ont en fait autant de « réalités » que n'importe quel mot ou n'importe quel nom. L'an-nulaire considère ensuite le capitalisme rationnel en tant qu'environnement où se mélangent miracle et destruction. Le poète, qui comme Prométhée est « voleur de feu » en se baladant sur l'arête tran-chante du signe, permet de faire cette jonction entre conscience et langage. Son enseignement est capital (bravo pour le jeu de mot). L'auriculaire, enfin, considère les prolongements politiques. Comme nous avons soutenu tout au long du papier l'hypothèse d'une transcendance à tra-vers ces entités signifiantes qui, à force d'être partagées, existent en-dehors de l'individu, en-dehors du groupe, en-dehors des livres, nous pensons que la « nature » tend à se sacraliser. J'ai souhaité enfin donner quelques exemples de débats et d'hypothèses scientifiques qui se confron-tent à ces zones d'ombres situées entre conscience et langage. Il s'agit de l'hypo-thèse Gaïa et de l'écologie profonde.

Le pouce: l'âme raisonnable maître et possesseuse de la nature

Si l'on ne tient compte que des nombres entiers, alors l'intellectualisme commence par le chiffre 2. Or, comme le chiffre 2 est issu du système mathématique, il est déjà une catégorie assez embarrassante. Il est plus juste et moins ambigu de parler de dualité. Vient ensuite que la dualité appa-raît avec la conscience d'être. Voilà alors toute l'essence du scoop Cartésien monté en épingle il y a quelques siècles pour épater les galeries royales européennes : l'homme existe parce qu'il sait qu'il existe. Impossible en effet de savoir qu'on n'existe pas. Du même coup, l'homme occidental spiritueux voyait double, la nature d'un côté et l'âme raisonnable de l'autre, et se sentit pousser des ailes pour aller conquérir le monde. Car du reste on ne savait pas vraiment ce que ces catégo-ries désignaient. En attendant, Descartes posait la pierre de touche de son édifice humaniste en supposant la glande pinéale comme le siège de la réunification de l'âme et du corps. Nous voilà en tout cas avec une nature et des animaux-machines d'un côté, et des hommes doués de principes spirituels et armés de raison de l'autre. Un joli système dont les industries françaises pourraient habilement se réclamer. à moins d'ailleurs qu'elles ne le fassent déjà.

L'index : le soleil ne se couche jamais sur l'empire du sens

Revenons à nos deux moutons. Au début (1) il y avait la terre, le ciel, l'éther et le miel mais pas de quoi faire une histoire.

Après est apparu le verbe (2) qui permit à Bernard-Henri Lévy d'écrire des livres. Dès lors, le monde pouvait se diviser en deux catégories rendant possible l'énonciation de la proposition « You see, in this world there's two kinds of people, my friend: Those with loaded guns and those who dig. You dig. »1 Quant à savoir si le monde se divise en trois, en quatre ou en cinq, cela ne nous regarde pas ici. D'ailleurs il y a fort à parier qu'il se divise en fait en une infinité de catégories telles que nous ne serons jamais vraiment d'accord sur une seule et même interprétation de la Bible, du Coran ou d'Hamlet, et ce pour la même raison que celle qui fait que Clint Eastwood – contrairement à Lucky Luke – ne tirera jamais plus vite que son ombre. Arrêtons-nous un instant sur ce point crucial. Il n'existe aucune théorie, qu'il s'agisse du matérialisme historique, de la Rezep-tiontheorie ou de la signification comme quantum neurophysiologique, qui n'ait réussi à fournir d'explications assez satis-faisantes pour faire se correspondre par-faitement les analyses linguistiques avec les processus cognitifs et imaginaires de la réception (George Steiner). Si nous pro-duisons depuis longtemps en Europe des méthodes d'approches formelles de la textualité, voire de l' « inter-textualité », l'échec nous frappe quand on veut les étendre aux domaines du sens et de l'es-

bALAde à CLoChe-piedS pAr-deLà nAture et CuLtureBluette écologiste

Pierre Honoré

Xavier Bernapel•

1. The Good, the Bad and the Ugly, 1966, de Sergio Leone.

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thétique. Car si l'on part d'éléments et de règles structurales (lexique, gram-maire, phonétique) et éventuellement de données sociales et historiques pour essayer d'atteindre et d'épuiser le poten-tiel sémantique, on essaye en somme de transcender ses propres instruments de recherche. Or, comme le sens se forge avant tout dans l'usage (Wittgenstein), le résultat est nécessairement Sysiphiant (encore lui) et il (le résultat) peut tout simplement finir par s'institutionnaliser en se fixant comme discipline. Si l'intui-tion, enfin, nous fait ressentir l'évidence de cette impossibilité, la prouver reste une tâche autrement plus ardue. Dans le cadre de cet article, nous préférerons l'image d'un coureur qui ne saurait se dépasser lui-même (notons tout de même que F. De Chaussure, ami de P. De Courbertin, courait le 100 mètres en 14 secondes, ce qui demeure admirable pour un linguiste).

Le majeur : Areva est-il l'équivalent euro-péen du dieu des volcans ?

Reprenons un instant ce qui nous a été donné de dire : l’homme est doué de conscience et il parle. Il parle, donc il pense. Il pense, donc il est. Il est donc il pourrait ne pas être. A la suite de quoi nous pouvons également tricoter cette autre logique : il est doué de conscience donc il crée (jeu infini des formes et des sons). Ainsi adviennent les arts et la technique (en grec : tekhnè). La tekhnè, comme l'homme, pourrait ne pas être (mais ce serait dommage). Le mandarin cartésien qui viendrait de débarquer dans cette discussion verrait dans toutes ces petites arguties l'opposition nature/culture où la culture englobe les arts, les techniques et le langage et où la nature englobe le monde en-dehors de l'homme. Il n'y aurait là rien de plus faux en vérité car nous n'avons jusqu'ici parlé de la nature que pour exposer le système de Descartes.De notre point de vue, donc, la nature est l'ensemble de ce qui se reflète dans notre conscience: c'est le cosmos. Sous cet angle, un ver de terre ou une tronçon- neuse, c'est la même chose. C'est ce que nous pouvons appeler par exemple le Tao 2.

2. Le tao, c’est le concept très pratique inventé par le mythique Lao Tseu (V-VIe siècle avant Jésus-Christ) permettant de désigner tout et son contraire. Dans le livre premier du Tao Te King,

Lao Tseu en dit : « Le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même; le nom qu’on veut lui donner n’est pas le nom adéquat. Sans nom, il représente l’origine de l’univers; avec un nom, il constitue la Mère de tous les êtres. Par le non-être, saisissons son secret; par l’être, abordons son accès. Le regardant, on

ne le voit pas, on le nomme l’invisible. L’écoutant, on ne l’entend pas, on le nomme l’inaudible. Le touchant, on ne le sent pas, on le nomme l’impalpable. Le Tao est quelque chose de fuyant et d’insaisissable. Fuyant et insaisissable, il présente cependant quelque image,

insaisissable et fuyant, il est cependant quelque chose. Le Tao lui-même n’agit pas, et pourtant tout se fait par lui. Perpétuel, il ne peut être nommé, ainsi il appartient au royaume des sans-choses. Il est la forme sans forme et l’image sans image. Il est fuyant et insaisissable. »

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Alors, pour faire se recouper parfaite-ment le système, il faudrait dire que la conscience individuelle est analogue dans son principe à la conscience universelle. Autrement dit, nous ne sommes pas très différents de dieu. Plaît-il ? demande le mandarin cartésien. Jouons, si vous le voulez bien, au jeu de l'ontologie : dieu a créé l'homme et le monde, mais l'homme a créé dieu. Nous remarquons tout de suite que cette proposition se contredit, et d'aucuns arguera que c'est stupide parce que dieu a créé le verbe. Ça nous coupe donc l'herbe sous le pied car sans mot, pas de preuve onto' ni de programme écolo. C'est là où la conscience intervient en proclamant que si dieu a créé le monde, l'homme crée également tout un tas de choses qui tendent à montrer que nous perpétuons l'acte divin de création et… de destruction. L'homme, lit-on chez Platon, est un démiurge (du grec ergos « travail » et démos « peuple ») : il bâtit des civilisa-tions et des royaumes des cieux qui sont comme l'envers et l'endroit de la « volonté de puissance ». Selon nous, il n'y a pas de doute que ces deux réalisations rendues possibles par la conscience d'être et qui

sont sous-tendues par de vastes disposi-tifs sémantiques et machiniques créent un environnement global comparable à un biotope. Cette démonstration phra-séologique nous propulse alors vers la question rhétorique : A l'instar d'Héphaïs-tos, la firme multinationale Areva est-elle le dieu des volcans ?

L'annulaire : je à un, je de vilain.

Il est entendu que la liberté de l'individu telle qu'elle est célébrée aux Etats-Unis 3 est un mythe fondateur. Comme tout mythe, il met en jeu une rupture du sens qui donne naissance à un certain nombre de chaînons de significations qui cessent de se référer à autre chose qu'à eux-mêmes. Cela s'accompagne d'un symp-tôme d'itération tout à fait analogue à la prière où l'objet de la célébration est, à travers le miracle de la multiplication des Ford T, le capitalisme rationnel 4. En outre, le royaume des cieux du capita-lisme rationnel est immanent : il est dans le costume de Mickey à Disneyland 5. On peut d'autre part convenir que ces agencements économiques et cultu-rels voient une part importante de leur temps et de leur créativité passer dans l'aménagement de mass-médias, ner-vis de l'industrie, dont on sait qu'ils ont une action néfaste sur la « psyché » en uniformisant les subjectivités et en biai-sant les principes de la démocratie car au final, le peuple pense voter dans son

intérêt. Mais trêve de babillage car tout cela, nous le savons. Le nœud de notre problème réside plus dans l'incoercible processus de déterrito-rialisation (Deleuze et Guattari) à l’œuvre dans le capitalisme post-industriel. Si le processus de décodage (déterritorialisa-tion) à l’œuvre dans la « nature » est la base d'une dynamique créatrice en engageant à un re-codage ou à un sur-codage (évolution du génome, création de nouvelles institu-tions, de nouvelles technologies…), il peut tout aussi bien être source d'effondrement si l'environnement bloque l'émergence d'un nouvel élément pourtant nécessaire au maintien de l'équilibre global du sys-tème. Or, c'est exactement ce qui se passe avec le capitalisme rationnel et le dévelop-pement d'une pensée disons – mes termes sont hésitants – « post-humaniste », « post-rationaliste » et, en fin de compte, « post-égoïste ». L'axiome de la liberté individuelle bloque le développement de la conscience et d'un autre type de connais-sances où l'on considérerait sérieusement la nature comme réseau de significations

en lui-même cohérent et non comme objet auquel on appose de simples et vagues connotations.

On nous dit que le capitalisme arrive aux limites des ressources dites naturelles, mais c'est là faire peu de cas des ressources dites culturelles. Il bute en réalité sur ses propres limites ontologiques qui veulent que nature et culture s'opposent dans les termes. Ce vaste sujet de construction se niche entre le monde et les mots où le monde est un corps sans esprit et les mots un monde sans corps. La machine est une médiation entre ce « dehors » matériel et ce « dedans » spirituel. Mais il n'y a en réalité ni dedans, ni dehors, ni en bas, ni en haut. La rose des vents est une figure poé-tique qui installe le poète le cul entre deux chaises. De cette position inconfortable, il est néanmoins le mieux placé (comme Pro-méthée) pour assister et aider aux muta-tions de l' « humain » 6« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée :

3. Élément sympathique de filmographie : Captain Freedom de Wiliam Klein (1969).

4. Voir l’éditorial de Gaia Scienza n°1.

5. Voir « Simulacres et simulations » dans la société de consommation de Jean Baudrillard (1970).

6. Je mets le mot entre guillemets car il est, si je puis dire, une source débordante de complaisance envers lui-même. Dans le contexte d’une culture « humaniste », on retrouve le principe d’auto-référencement que nous évoquions à propos de la liberté aux

États-Unis. On entend ainsi régulièrement d’impayables expressions telles que : « Monsieur Alpha est finalement très humain » (Ce qui signifie peut-être que Monsieur Alpha a tendu l’oreille aux petits malheurs de son interlocuteur). Ou bien : « Plus humain » pour

dire moins infligeant, moins dictatorial, moins cruel. En tapant « plus humain » dans google, le deuxième résultat était : « Le community management, un marketing «plus humain» - L’EXPRESS ». Ça me rappelle l’histoire de cet homme qui s’est immolé récemment

sur le parvis de son entreprise France Telecom. Et le chambellan de la nation des droits de l’homme en charge de l’affaire s’indigne : « C’est inhumain ! ».

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je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. […]

Donc le poète est vraiment voleur de feu.Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! »Rimbaud, lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871

L'auriculaire : faut-il ériger des cha-pelles « green » ?

De nombreux mouvements intellectuels et politiques liés à l'écologie et à la « prise de conscience » sont nés autour des années 70. Quarante ans plus tard, les premiers partis « verts » s'imposent sur la scène politique, comme récemment dans le Baden-Württemberg, en Allemagne, pourtant fidèle à la droite conservatrice

depuis plus de cinquante ans. On ne peut évidemment que s'en réjouir. Mais quand bien même les « verts » deviendraient majoritaires dans la plupart des pays, des dissensions ne manqueraient pas d'ap-paraître comme autant de reflets patents des débats intellectuels actuels. L'écolo-gie politique, sur laquelle les partis s'ap-puient aujourd'hui, s'efforce de repenser le rapport de l'espèce humaine avec son environnement en y intégrant les aspects sociaux (lutte contre la pauvreté, lutte contre l'exclusion, droits des minorités…) et les dimensions mentales (pratiques culturelles, développement de l'expres-sion personnelle, revalorisation de la subjectivité…) 7, mais devra se confronter tôt ou tard à d'autres problématiques – ou disons d'autres revendications – que l'on pourrait regrouper sous la bannière incertaine du « spirituel ». A cheval entre la conscience et l'entendement, il est la porte ouverte à toutes les gnoses. De fait, les sciences s'en accommodent très mal. C'est ainsi qu'une myriade de théories gnostiques gravite autour de l' « écolo-gie profonde » (« deep ecology ») du phi-losophe Norvégien Arne Næss ou de l' « hypothèse Gaïa » de James Lovelock En déclassant homo sapiens dans l'ordre du vivant, l'écologie opère un change-ment ontologique profond qui ébranle un certain nombre des fondements des théories économiques classiques. Comme à chaque fois ce ne sont pas les règles de la « réalité extérieure » qui changent, mais bien la manière que nous avons de perce-

voir cette « réalité ». Du coup, desthéo-ries s'évanouissent pour laisser place à d'autres. C'est le jeu des chaises musicales avec un très grand nombre de chaises en sachant que des poètes y participent avec leur cul entre deux chaises. Dans le cas des théories d'écologie pro-fonde, les ennuis nous viennent avec les énoncés métaphysiques. Si toute science y a recours dans ses engagements (c'est ce qui forme ce que l'on peut appeler le pré-théorique), il convient de s'effor-cer soit de les réduire à des propositions vérifiables, soit de les éliminer du jeu des chaises musicales. C'est exactement ce qui se passe avec les thèses d'écologie profonde et les élucubrations religieuses. Anne Primavesi tente par exemple de prouver l'accointance qu'il y a entre l'hy-pothèse Gaïa et la foi en la nature d'une sorte de « dieu ». Si Lovelock lui-même ne se montre pas hostile à cette perspective, il se désolidarise en revanche de la plupart des théories Gaïa, courants spiritualistes qui cherchent dans ses travaux un ancrage « scientifique » à leurs délires mystiques. Mais je crois d'un autre côté qu'on ne peut brocarder la force de l'hypothèse de la transcendance sous le prétexte perni-cieux et équivoque de l'athéisme : il me semble tout à fait raisonnable de consi-dérer l'athéisme comme une religio (du latin religare : relier). Les complications – mais également les enjeux – se nichent dans les arcanes du signe (ce qui tend du même coup à faire des problèmes philo-sophiques des dialogues de sourds ampu-

tés des mains). J'écrivais plus haut : « la nature comme réseau de significations en lui-même cohérent ». La proposition est sciemment embarrassante car elle implique que ce qui a le pouvoir de signi-fier dépend d'autre chose que de l'intel-lect « humain », de l'entendement qui se déploie dans la dualité, qui dit oui et qui dit non. De là toute l'ambiguïté de l'affaire. Au théâtre, pour exprimer la puissance et la magie de la représentation par un acteur, on parle de la présence (en allemand : Prä-senz). Je finirais donc ma bluette écolo-gique sur cette fois-ci une double question rhétorique : la nature n'est-elle pas, elle aussi, une représentation ? Si tel est le cas, jouons-nous un drame ou une tragédie ?

7. Voir Les trois écologies de Felix Guattari (1989)

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Il était une fois un monde où pullulaient har-monieusement humains, animaux et ma-chines.

A la télé, un philosophe parlait. Il di-sait « l’homme est différent de l’animal puisqu’il produit des machines ». Et puis il disait aussi « les hommes et les animaux n’ont qu’un point commun, c’est qu’ils ap-partiennent au domaine du vivant, alors que les machines, non. »

un poète Au ChômAGe en L’An 2016 Dr Rabbit & P. Honoré

Marie Cocquerelle•

La machine à café terminait sa besogne. Le poète amoureux alla chercher le courrier.

Dans le journal il y avait écrit en quatrième page, dans la rubrique « découverte » :Le code génétique de certaines machines est très proche de celui de certains animaux. Les premiers liens de filiation que les chercheurs ont découvert sont ceux entre le cachalot et l’agrafeuse, l’éléphant et l’arrosoir, et le croco-dile et l’épingle à linge.

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Le journaliste s’interrogeait. Il avait écrit : comment des machines, fabriquées par l’homme (qui n’est pas un animal puisqu’il les fabrique) peuvent-elles partager des chromo-somes avec des animaux (par nature naturels puisqu’eux ne fabriquent pas de machines) ?

Le poète au chômage composa alors les premières lignes d’une petite histoire : « Les redoutables attaques des armées cachagrafeuses, élepharrosoirs et crocop-ingles mettent en péril l’ordre public. » Puis il s’arrêta.

Le pauvre penseur patenteux s’était pen-ché sur le problème

L’homme est un animal technologique

L’animal technologique est une machine désirante

L’animal et la machine ont mangé l’hommeOù est l’homme ?

Le poète tenait sa tasse de café à la main, il regardait passer les gens, dans la rue, tout en bas de l’immeuble. La vie était fas-cinante.

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Children are incompletely socialised hu-man beings. Until this socialisation has reached a certain level, they are still able to play and follow their drive for joy. Im-provisation occupies a substantially bigger role in their daily life than in adults lives. Most scripts are unwritten. Interactions unfold in hazardous conditions.One might say: “In fact, they are in transi-tion from the state of nature to the state of culture.” A pretty much conventional statement… which immediately breaks apart if we consider the drawing below: the elements representing the idea of na-ture (the bird, the fishes, the moon, and the star) are delivered directly in their se-miotic form. Before being the child’s artis-tic representation of animals and celestial bodies, they are signs. Take for example the iconic shape of the moon, the schema-tization of the bird’s feet, the geometrical outline of the fish. These things do not ex-ist in nature, but only in a highly codified semiotic system comparable to some kind of hieroglyphic alphabet.

This drawing struck me as being delicious-ly opposed to the idea of socialisation as a gradual transition from nature to culture. This drawing struck me by revealing stag-geringly codified abstraction in the expres-sions of a child, as if culture was something innate.

nAture throuGh the LenS of ChiLdhood

Niece

Uncle•

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C’est un tombeau. Un lit d’écorce. Un sar-cophage de protection en titane. Un amas na-turel de substances toxiques. Un bloc de pierre aux formes incompréhensibles. C’est un monti-cule recouvert d’inscriptions – certaines in-déchiffrables, érodées par le vent, le sable, les coups de bec, les éraflures de balles ; d’autres écrites à la craie d’une écriture fine et régu-lière, donnant l’impression d’avoir été tracées la veille. C’est un mur envahi d’herbes

folles, orné de dessins – graffitis maladroits, bas-reliefs gravés à la hâte formant une frise mélancolique. C’est un écran tactile sur lequel clignotent et disparaissent des signes, comme balayés par une invisible main.

Préhistoire et futur. Chiures de mouche. Marques d’obus. Nom inconnu : Bunker Joe.

de nAturA bunkerum(fragments)

Guillaume Carreau

Gilles Amalvi•

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Bunker Joe dans la visée infrarouge, un œil braqué sur l’horizon. L’écho d’un nom résonne entre les murs. Un envol de pigeons. Une armée d’hélicoptères. Et si peu de temps pour fuir, dit-il, si peu de temps.

théorie du chaos = mystère de la chambre d’échos = [texte manquant]

Synthèse de l’intrigue et des lois de la matière. Enfin une mission pour Bunker Joe, s’exclama Bunker Joe.

La tornade et l’attentat. L’atome et le raz de marée. Ton verbe. Ton endurance. Leur armes [texte manquant] Notre destin.

Grammaire abstraite, incalculables mouvements périodiques, oui, soupire Bunker Joe. Grammaire abstraite, mais apprenez à la parler. Tracés sans carte, oui, mais parcourez la toute entière.

même quand l’émotion est métallique : bercer (un songe, une montagne, une ligne).

Maintenant, il crie : Ho Hey ! Tam-tam dans l’air pesant. Ho Ho Bunker Joe ! Hey Ho Haya Hey! Et les voitures échangent leurs mélodies avec les chaînes de production, l’arbre sa force avec le bulldozer. Et les vertèbres rebroussent chemin dans l’épiderme, et les cortèges dans l’air pesant. Et le monde comme une crécelle, bientôt, oui : tremblera.

Même les colibris peuvent diffuser l’insurrection. Dans tout chant, une révolte qui pépie.

Mes amis, annonça Bunker Joe. Prenez vos instruments, vos flûtes, vos cithares, vos scies. Caressez, caressez les cordes, les peaux, les fleurs de printemps. Les guirlandes de jonquilles serrons nos amarres et nos fouets. Nous serons des îles, et doux, et charmants, ferons trembler le monde !

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L’équilibre des lignes est le seul qui nous importe. pour le reste : ravage.

Calciné, mais toujours immense, voilà la formule. Immense, oui, soupira Bunker Joe, les mains couvertes de cendre.

Il n’a rien compris, celui qui me cherche dans les racines. Ma généalogie : béton. Pétales ma descendance.

La marque de nos poings sur les mur dessine un paysage d’hiver. Frapper encore, jusqu’au printemps.

Avons-nous rêvé la fable du drone et de l’économiste ? demanda Bunker Joe, la main dans le courant. Ou subsiste encore son écho ?

Au sommet des tours, les caméras de vidéo-surveillance filment les nuages. Méditez cela les soirs de tempête, dit Bunker Joe aux oiseaux qui l’observaient.

Immensité terrifiante et sans visage, et sans nom, et sans empreintes digitales, et caméras qui bégaient la nuit. Là se loge ton rire. Un refuge à ton refus.

…alors, Bunker Joe s’enfonce dans la jungle qui frémit doucement à son entrée. Le monde est loin La chaleur une muraille, une [texte manquant] ses actions sont limitées par les lianes. Les murs dessinent des routes, feuilles[texte manquant] qui caressent la nuit, esprits partout murmurant. Le héros est livré à la tentation des armes. La sensation d’être au début [texte manquant] de nouveau [texte manquant] de l’histoire

car j’ai été autrefois un buisson et un oiseau, et un poisson muet dans la mer, pense bunker Joe.

Préhistoire et futur : c’est la nuit. Il trace un mot dans le sable brûlant. Et d’un doigt, l’efface. Naissance logique : la nature est mon igloo.

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oh . . . Aren't they Cute!

This might pinch a bit

A little ride in the chick shredder

Alice Ariiisu

(ArisuCreations.net)

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J’ai donc fini mes études de zoologie et de biochimie pour rentrer à l’Agro…/…on entassait les porcs,les porcs se mangeaient la queue,on coupait la queue des porcs,on entassait,ils se mangeaient les oreilles,on coupait les oreilles des porcs,on entassait,ils continuaient à se manger les jambons,donc on leur arrachait les dents.

The good life

Claude Bourguignon, propos poétisés par nos soins, tiré de «Solutions locales pour un desordre global» de Coline-Serreau (2010)

pièCe rApportÉe

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« This is in French and German and my poor ignorant ass cannot read anything except the three rather juvenile pieces in English which I dislike for seeming self-indulgent. I don't know the purposes of this journal so I can't really say if this is appropriate or not. For my taste they are far too subjective, saying more about the writer and his or her personal problems than anything about the world. They may be pretty, but they are rather whiny. The ones that appear more interesting are not in English, but what I looked at was not "intellectual" but rather pseudo-intellectual. It is also distinctly un-original, even hackneyed. This has been passed off in postmodern cliques as clever for thirty years. Nothing at all has come of

it other than to make people feel better about being narcissists. Cultural studies started off as an application of critical theory, but rapidly deteriorated into banality. The literary component in English was a long series of really bad novels about domestic life and inner torment. I'd be happy to discuss this. Nothing in my world is very stimulating right now. As you know I am inclined to be much more Marxist and Hegelian, which is to say I have a sense of history and feel that the subject is more product than producer. »

S.J., United States, February 13, 2011

« Cher Gibbie rédacteur,En tant que Gibbie lecteur et Gibbie aspireur et recracheur, j'ai beaucoup ri à la lecture de l'épisode "Shadock Cosmogold" mais qu'on se le dise chez les Shadocks, j'ai ri parce que c'était drôle, et par la fumée aussi, et pas parce qu'on crache sur les "ennemis Gibbies". D'ailleurs, si on regarde de plus près, les Gibbies sont plus les ennemis des Shadocks que les Shadocks les ennemis des Gibbies, parce que les Gibbies, au-delà de rouler à vélo, c'est bien connu, roulent avant tout à l'amour, et donc, à l'amour des Shadocks aussi.Les Shadocks sont ceux qui pompent, ce sont donc des pompeux, des pompeux de la langue de bois et les Gibbies, puisque le monde est bipolaire, sont ceux qui aspirent et recrachent. De la langue de bios mais aussi de la fumée de Cosmogold, avec, il faut l'avouer, d'autres trucs dedans qui fait beaucoup rigoler les Gibbies, avec ou sans lecture d'épisode.Conclusion : Les Shadocks pensent pompeusement que les Gibbies sont leurs ennemis et que donc ils ne sont jamais contents de leurs actions de Shadocks, qui grimpent, grimpent, grimpent, alors qu'en fait, les Gibbies considèrent quelque part les Shadocks comme des amis puisque grâce au mélange d'une petite partie de leur Cosmogold avec d'autres trucs de Gibbies, les Gibbies aspirent au Nirvana et rigolent tout en crachant et recrachant sur les Shadocks, et donc sont heureux dans un monde qu'ils voient partir en fumée.Comme quoi, cher Gibbie rédacteur, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

Un Gibbie lecteur, France, August 8, 2011

« hallo ihr «Fröhlichen Wichsenschaft»!On rigole quand «Le géant aux pieds d’argile a les genoux dans la boue pour cause d’inondation.» non?…Ah les Cons… même pas cap pour endiguer leur «home sweet home» contre la montée des eaux… Cependant (et hab’doullah), l’arche écolo tient le cap dans le déluge franco-atlantique…. à côté des plaques, tectoniques, politiques et autres phénomènes biosphériques et médialogiques «apocalyptiques» très en vogue…Le cynisme est de mise pour endurer ces fins des temps (surtout les fins de mois)…isn’t it?D’alors: mon cordiale «hej hej» d’un Viking, qui croise votre route (inondée), par hasard et/ou nécessité.Cordialement »

P.O., France, June 14, 2010

Courrier deS LeCteurS

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ISSN 2034-0133

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