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Communication Clérambault, Dali, Lacan et l’interprétation paranoïaque Clérambault, Dali Lacan and the paranoiac interpretation J. Garrabé 7, place Pinel, 75013 Paris, France Disponible sur internet le 20 avril 2005 Résumé L’année 2004 du centenaire de la naissance du peintre–philosophe Dali fournit à l’auteur l’occasion d’esquisser un chapitre de l’histoire de la paranoïa en France, celui des débats entre surréalistes et psychiatres autour de l’interprétation délirante. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract In 2004, the centenary of the philosopher and painter Salvador Dali gives the author the opportunity to outline a chapter of the paranoia’ history in France, particularly the debates between surrealists and psychiatrists about delusion. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Clérambault ; Dali ; Interprétation délirante ; Lacan ; Paranoïa Keywords: Clérambault; Dali; Delusion; Lacan; Paranoia L’année 2004 a été, pour commémorer le centenaire de la naissance du peintre–philosophe catalan (1904–1989), décla- rée année Dali. Cela nous fournit l’occasion d’esquisser un chapitre de l’histoire de la paranoïa en France, celui des débats entre surréalistes et psychiatres autour de l’interprétation déli- rante. Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey indique à l’entrée paranoïaque : « n. et a. relevé pour la première fois comme adjectif chez Kraepelin en 1896... les deux mots sont employés par le peintre S. Dali qui entend par activité paranoïaque-critique une méthode spontanée de connaissance irrationnelle fondée sur l’association interpré- tative critique des phénomènes délirants » et date cet emploi de 1929 [14]. D’où cet autodidacte prodigieux qu’était Salvador Dali tenait-il les connaissances qui lui ont permis, à partir de ses expériences vécues, d’élaborer sa méthode ? Nombre de surréalistes, même s’ils ne les ont pas exercées professionnellement, ont étudié la médecine et la psychia- trie. Ainsi André Breton (1896–1966), lorsqu’il a été affecté comme médecin–auxiliaire de juillet à novembre 1915 au Centre Neuro-Psychiatrique de Saint-Dizier, dirigé par le Dr Raoul Leroy, médecin deVille-Evrard auquel il vouait une grande admiration, se passionne pour la lecture d’ouvrages de psychiatrie : le Précis de Régis (1855–1918), sans doute la 5 e édition de 1914 où l’auteur parle pour la première fois de la psychoanalyse de Freud et à propos des « délires systé- matisés essentiels » du Traité de Kraepelin, sans préciser dans la bibliographie de quelle édition il s’agit, détail qui a son importance car Kraepelin n’a défini la paranoïa au sens moderne que dans la 8 e édition de son Traité, celle publiée entre 1908 et 1915. André Breton lit aussi alors La Psycha- nalyse des névroses et des psychoses (1914) de Régis et Hesnard (1886–1969) et le livre de Constance Pascal (1877– 1937) sur La Démence précoce (1911) qui aborde le pro- blème de la sursimulation. André Breton a-t-il aussi lu Psy- chiatrie de guerre de Porot et Hesnard ? Il a été dit et écrit que les idées de Freud avaient été intro- duites en France essentiellement par des artistes ou des écri- vains, mais ceux-ci les tenaient souvent de médecins ou Adresse e-mail : [email protected] (J. Garrabé). Annales Médico Psychologiques 163 (2005) 360–363 http://france.elsevier.com/direct/AMEPSY/ 0003-4487/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.amp.2005.03.017

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Communication

Clérambault, Dali, Lacan et l’interprétation paranoïaque

Clérambault, Dali Lacan and the paranoiac interpretation

J. Garrabé

7, place Pinel, 75013 Paris, France

Disponible sur internet le 20 avril 2005

Résumé

L’année 2004 du centenaire de la naissance du peintre–philosophe Dali fournit à l’auteur l’occasion d’esquisser un chapitre de l’histoire dela paranoïa en France, celui des débats entre surréalistes et psychiatres autour de l’interprétation délirante.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

In 2004, the centenary of the philosopher and painter Salvador Dali gives the author the opportunity to outline a chapter of the paranoia’history in France, particularly the debates between surrealists and psychiatrists about delusion.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Clérambault ; Dali ; Interprétation délirante ; Lacan ; Paranoïa

Keywords: Clérambault; Dali; Delusion; Lacan; Paranoia

L’année 2004 a été, pour commémorer le centenaire de lanaissance du peintre–philosophe catalan (1904–1989), décla-rée année Dali. Cela nous fournit l’occasion d’esquisser unchapitre de l’histoire de la paranoïa en France, celui des débatsentre surréalistes et psychiatres autour de l’interprétation déli-rante.

Le Dictionnaire historique de la langue française d’AlainRey indique à l’entrée paranoïaque : « n. et a. relevé pour lapremière fois comme adjectif chez Kraepelin en 1896... lesdeux mots sont employés par le peintre S. Dali qui entend paractivité paranoïaque-critique une méthode spontanée deconnaissance irrationnelle fondée sur l’association interpré-tative critique des phénomènes délirants » et date cet emploide 1929 [14].

D’où cet autodidacte prodigieux qu’était Salvador Dalitenait-il les connaissances qui lui ont permis, à partir de sesexpériences vécues, d’élaborer sa méthode ?

Nombre de surréalistes, même s’ils ne les ont pas exercéesprofessionnellement, ont étudié la médecine et la psychia-

trie. Ainsi André Breton (1896–1966), lorsqu’il a été affectécomme médecin–auxiliaire de juillet à novembre 1915 auCentre Neuro-Psychiatrique de Saint-Dizier, dirigé par leDr Raoul Leroy, médecin de Ville-Evrard auquel il vouait unegrande admiration, se passionne pour la lecture d’ouvragesde psychiatrie : le Précis de Régis (1855–1918), sans doutela 5e édition de 1914 où l’auteur parle pour la première foisde la psychoanalyse de Freud et à propos des « délires systé-matisés essentiels » du Traité de Kraepelin, sans préciser dansla bibliographie de quelle édition il s’agit, détail qui a sonimportance car Kraepelin n’a défini la paranoïa au sensmoderne que dans la 8e édition de son Traité, celle publiéeentre 1908 et 1915. André Breton lit aussi alors La Psycha-nalyse des névroses et des psychoses (1914) de Régis etHesnard (1886–1969) et le livre de Constance Pascal (1877–1937) sur La Démence précoce (1911) qui aborde le pro-blème de la sursimulation. André Breton a-t-il aussi lu Psy-chiatrie de guerre de Porot et Hesnard ?

Il a été dit et écrit que les idées de Freud avaient été intro-duites en France essentiellement par des artistes ou des écri-vains, mais ceux-ci les tenaient souvent de médecins ouAdresse e-mail : [email protected] (J. Garrabé).

Annales Médico Psychologiques 163 (2005) 360–363

http://france.elsevier.com/direct/AMEPSY/

0003-4487/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.amp.2005.03.017

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avaient fait eux-mêmes des études de médecine. Salvador Daliaurait certes pu, lui, connaître très tôt l’œuvre de Freud, puis-que sa traduction en espagnol par Luis Lopez Ballesteros aété entreprise dès 1923, mais même lorsqu’il habitait encoreen Catalogne, ses lectures se faisaient surtout en français quiétait et est resté sa langue de culture. Il me paraît de mêmeimpossible qu’il ait lu Kraepelin avant de monter à Paris enpassant par cette gare de Perpignan dont il a fait le centre dumonde et le titre de l’un de ses tableaux les plus célèbres,celui où il a représenté son monde intérieur. Il a dû en revan-che, dès son arrivée à Paris, partager certaines des lectures deses amis surréalistes. Parmi elles figurait l’Introduction à lapsychiatrie clinique de Kraepelin dont la deuxième éditionde 1905 a été traduite en français dès 1907 (une réédition ena été faite en 1984 avec une préface de notre regretté prési-dent Georges Lantéri-Laura) [12]. Or, pour Kraepelin le méca-nisme de la paranoïa est « l’interprétation délirante dumonde ». Que pouvait y lire d’autre Dali : « Cette singulièreaffection, dans laquelle l’autophilie et les idées de persécu-tion se développent avec la plus grande lenteur, sans que lavolonté ou l’émotivité soient troublées, s’appelle paranoïa.

Dans cette maladie s’installe un ″système″ produit à la foispar un délire ou par une façon spéciale de tout interpréter aumoyen de ce délire. Il s’établit une manière de voir toute par-ticulière que le malade adapte à chaque événement dont ilsubit l’impression. La marche est essentiellement chroniqueet lente. Les patients commencent à avoir des soupçons quibientôt se changent en certitude pour finalement faire place àune inébranlable conviction. Les idées délirantes se greffentsur des faits qui sont soumis à une interprétation pathologi-que. On ne constate jamais d’hallucinations sensorielles, sice n’est à titre tout à fait exceptionnel ; mais de temps à autrese perçoivent des erreurs de mémoire. Comme les maladesn’attirent pas trop l’attention, leur affection peut se prolongerde longues années en passant inaperçue et on ne les observeque rarement dans les asiles. Ils sont du reste en état d’exer-cer un métier qui leur permet de vivre » [12, p. 186].

Dali, s’il a lu ce texte de Kraepelin, s’est-il reconnu dansce portrait du paranoïaque auquel il ressemble tellement, sice n’est que sa folie n’est pas restée inaperçue car il s’estchargé de la rendre publique par tous les moyens ?

En 1929 André Breton publie Nadja [2] où il attaque HenriClaude (1869–1945) qui pourtant a été l’introducteur de lapsychanalyse à la Clinique des Maladies Mentales et qui n’estpas le signataire du certificat d’internement de la jeune femmeinspiratrice du récit. Breton ne semble pas avoir su reconnaî-tre que Nadja vivait une expérience délirante interprétativequ’il a peut-être même induit par une sorte d’analyse sau-vage. C’est surtout la phrase conseillant au fou de profiterd’un moment de rémission pour tuer son médecin qui indi-gna les psychiatres. Breton se donnera le malin plaisir dereproduire dans le Second manifeste du surréalisme [3] unepartie de la discussion d’octobre 1929 à la Société Médico-Psychologique. Clérambault, un des intervenants, classe lessurréalistes parmi les « procédistes », c’est-à-dire ceux quiont recours à un procédé comme les gongoristes au XVIe siè-

cle et les précieux au XVIIe en estimant que « dans le domainedes Arts plastiques, l’essor du procédisme semble ne daterque du siècle dernier ». Il est amusant de noter que le procédéstylistique utilisé par Clérambault dans la rédaction de sescertificats a été qualifié de gongorisme, de même que le styleutilisé dans ses séminaires par son élève Jacques Lacan quis’en faisait un compliment. Curieusement, Frétet qui signalece texte dans la bibliographie de l’Œuvre psychiatrique [4]ne le retient pas dans le recueil, alors qu’y figure « Sur unmécanisme automatique foncier de certains délires interpré-tatifs », une des dernières communications de Clérambaultpuisque faite au Congrès des aliénistes de Rabat en 1933 oùil décrit le « pseudo-constat spontané incoercible » qu’il consi-dère comme un « trouble de la perception ».

André Breton et Paul Éluard ont, en 1930, publié « L’Im-maculée Conception », œuvre assez étrangement composéequi comprend dans la partie intitulée « les possessions » un« essai de simulation du délire d’interprétation » [1]. Or cetteœuvre a été illustrée par Dali (n° 349 du catalogue raisonnéétabli par R. Descharmes et G. Néret de l’œuvre peinte, cata-logue qui ne comprend pas moins de 1620 numéros) [6]. Cettemême année Dali peint :• la « Femme-cheval paranoïaque » (opus 354, Musée Natio-

nal d’Art moderne ; Centre Pompidou, Paris)1 ;• « Dormeuse, cheval, lion invisible » (op. 356, Collection

privée, Paris, ancienne collection du vicomte de Noailles) ;• « L’homme invisible » dont la composition s’étend de 1929

à 1932 où l’on voit apparaître les deux figures jumelles deGradiva (op. 406, The Salvador Dali Museum ; Saint-Petersburg, Floride).D’autre part Dali réunit en 1930, dans un recueil qu’il inti-

tule « la Femme visible » [7] les textes parus dans Le Surréa-lisme au Service de la Révolution, « L’âne pourri, Rêverie »,décrivant le phénomène paranoïaque tel qu’il l’avait éprouvé.Ce recueil pratiquement introuvable n’a pas encore été reprisdans l’édition de la « Obra completa » de Dali entreprise parla Fondation Gala-Salvador Dali dont seuls les deux pre-miers tomes des six prévus ont été publiés, car Dali a été unécrivain aussi prolifique que plasticien fécond [8]. (L’œuvredalidienne littéraire est malheureusement traduite en espa-gnol corrigé, alors que Dali écrivait en plusieurs langues— catalan, français, anglais — avec dans chacune une ortho-graphe singulière).

Fasciné, comme les autres surréalistes, par la parution en1931 de la traduction française par Marie Bonaparte de Délireet rêves dans la Gradiva de Jensen [10], Dali entreprend dedessiner, peindre et graver toute une série d’œuvres sur lesujet de cette nouvelle : l’apparition dans un état de rêveéveillé chez le héros de la double image d’une femme à lafois morte à la suite de la vision d’un bas-relief antique etvivante, avec la réapparition de l’objet et d’un premier amouroublié.

1 Nous indiquons les musées où se trouvent les œuvres dont on peut engénéral voir la reproduction sur le site Internet, ce qui n’est malheureuse-ment pas le cas pour les collections privées.

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Font partie notamment de cette série qui comporte de nom-breuses œuvres (une exposition temporaire les a réunies auMusée Thyssen-Bornemisza de Madrid) [9] :• « Guillaume Tell et Gradiva » (op. 379, Fondation Gala-

Salvador Dali, Figueras). On sait que le personnage deGuillaume Tell est associé dans l’imaginaire de Dali à laculpabilité masturbatoire et à l’angoisse de castration.

• « Gradiva retrouve les ruines anthropomorphes. Fantaisierétrospective » (op. 387 Musée Thyssen-Bornimisza) ;

• « Solitude paranoïaque-critique » (op. 567, collection pri-vée) ;

• « Paranoïa » (op. 585, The Salvador Dali Museum, Saint-Petersburg) ;

• et enfin « España » (n° 698, Museum Boymans-van Ben-mingen à Rotterdam) où, sur le corps de Gradiva, la têtefigure en même temps une scène de bataille.Le phénomène qualifié de paranoïaque par Dali se produi-

sait lorsqu’il procédait à l’autoanalyse des fantasmes sexuelsqui accompagnaient la masturbation. Il ne saurait à mon sensêtre considéré comme hallucinatoire, c’est-à-dire commerésultant d’une perception sans objet : à partir d’un objet réelil y a perception simultanée de deux images représentant deuxréalités. Il n’y a pas au-delà de la réalité une surréalité, c’estla réalité qui est duelle.

On retrouve dans l’essai de Freud une explication analo-gue de la conviction délirante : « Si le malade croit si ferme-ment à son délire, cela ne tient pas au renversement de sesfacultés de jugement... tout délire recèle aussi un grain deréalité, quelque chose en lui mérite réellement créance, là estla source de la conviction du malade » [10 p. 192]. Freud, àcette époque, celle de la première topique, oppose vérité refou-lée inconsciente et erreur consciente, mais il attire aussil’attention sur le rôle des phénomènes de langage dans laconviction délirante à propos de l’ambiguïté des mots utili-sés dans le récit de Jensen : « La fréquence avec laquelle leromancier met dans la bouche de ses héros des discours àdouble entente. Les discours de Hanold n’ont pour lui qu’unsens, seule sa partenaire Gradiva en saisit l’autre sens » [id.,p. 196].

Dali va s’intéresser à des images à double sens, si l’onpeut dire, comparables à celles qu’il a personnellement per-çues lors des expériences paranoïaques qu’il a vécues ens’efforçant d’en provoquer artificiellement l’apparition poury trouver la source d’inspiration de son œuvre artistique. Dansun article paru dans la revue Le Minotaure en 1933, « Inter-prétation paranoïaque-critique de l’image obsédante : l’Angé-lus de Millet », Dali applique sa méthode, non plus à une deses propres œuvres, mais à celle d’autrui, en jouant sur lesdeux sens du mot « interprétation », qui peut être délirante oupsychanalytique. Nous ne pouvons ici parler des conclusionsauxquelles il parvient et qui correspondent plus à ses propresfantasmes sexuels qu’à ceux de l’analysé, car il est difficiled’imaginer qu’en peignant une brouette, Millet ait incons-ciemment pensé à la position sexuelle ainsi désignée [5].

C’est dans cet article que Dali mentionne « l’admirablethèse du docteur Lacan », soutenue par celui-ci un an plutôt,

en 1932. Lacan publie lui-même dans ce numéro du Mino-taure « Le problème du style et la conception psychiatriquedes formes paranoïaques de l’expérience » [13]. On en adéduit que Salvador Dali s’était inspiré de la thèse de Lacanmais, comme le montre la chronologie, ce serait plutôtl’inverse. Dali exposait depuis déjà au moins quatre ans avantl’écriture de la thèse sa conception toute personnelle de laparanoïa par la plume et le pinceau et c’est Lacan qui ademandé à le rencontrer et non l’inverse. Dali a raconté beau-coup plus tard cette première rencontre où, prétend-il, ayantoublié qu’il s’était collé sur le nez un morceau de papier blancpour réfléchir la lumière sur le portrait de la vicomtesse deNoailles qu’il était en train de peindre, il reçut ainsi Lacanqui, pendant tout l’entretien, le regarda d’un drôle d’air sansrien dire. La véracité de ce récit a été mise en doute, bienqu’il existe un portrait de la vicomtesse daté de 1932 (op. 424,collection privée) où le visage de Marie-Laure est dédoublé,ainsi que dans l’étude préparatoire. Lacan a-t-il vu ces œuvreslors de sa visite de Dali ?

Lacan ne peut évidemment faire figurer dans la bibliogra-phie de sa thèse les écrits d’un peintre surréaliste. Concer-nant la définition de la paranoïa, il s’en tient scrupuleuse-ment à l’opinion de Kraepelin telle que celui-ci l’a expriméedans le tome IV de la 3e édition (1915) de son Traité. En revan-che, alors brouillé avec son maître Clérambault, il ne cite quetrois des articles de celui-ci : ceux sur les délires passionnelset sur l’érotomanie, car le cas Aimée, objet de sa thèse, est un« délire de persécution interprétatif avec érotomanie ». Laréconciliation Lacan-Clérambault se fera lors de la fameuseséance de la Société Médico-Psychologique, la dernière àlaquelle assistera Clérambault.

Lorsque Salvador Dali sera, grâce à Stefan Zweig, reçupar Freud exilé à Londres, il lui demandera son avis sur « sa »thèse, c’est-à-dire celle de Lacan, alors que le père de la psy-chanalyse ne s’intéresse qu’à la signification inconsciente deson œuvre picturale et voit en lui le parfait Espagnol, en rai-son de son fanatisme ! Zweig s’opposera à l’envoi à Freud deson portrait fait par Dali lors de cette entrevue (op. 663, col-lection privée ; 665, collection André-François Petit, Paris),car le visage y apparaît à la fois vivant et mort. Dali reprendrad’ailleurs ce portrait comme « Morphologie du crâne de Sig-mund Freud » (op. 664) pour illustrer « La vie secrète deSalvador Dali ».

Nous avons publié dans le numéro 12.13 des Cahiers HenriEy une lettre de Jacques Lacan à Gaston Ferdière avec quinous souhaitions le rencontrer pour lui demander son opi-nion sur les idées de Dali. Lacan répond le 13 janvier 1976 :« Je ne me souviens plus de la paranoïa critique, mais Daliest si astucieux (je l’ai revu à New York) que je peux lui fairecrédit. Je n’écris pas longuement. Tout cela m’emmerde », etajoute « Je t’envoie ma connerie de thèse » [11, p. 70]. Ils’agit bien entendu de la réédition, Ferdière possédant unexemplaire de la thèse imprimée pour la soutenance en 1932.Le ton pour le moins désabusé de la lettre peut s’expliquerpar l’âge de Lacan (75 ans). Elizabeth Roudinesco a rapportécette rencontre Lacan-Dali à New York en novembre 1973

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[15, p. 487–88]. Lacan était alors obsédé par la question desnœuds borroméens et curieusement, le peintre paraissait êtreau courant de cette préoccupation, conseillant même au psy-chanalyste de se rendre sur le tombeau de Charles Borroméepour comprendre. Nous n’avons pas retrouvé d’œuvre de Dalitraitant de ce sujet.

Références

[1] Breton A, Éluard P. L’Immaculée Conception. In: Œuvres complètes,T. I. Paris: Gallimard, La Pléiade; 1988. p. 857–8.

[2] Breton A. Nadja (1928). In: Œuvres complètes, T.I. Paris: GallimardLa Pléiade; 1988. p. 643–753.

[3] Breton A. Second manifeste du surréalisme. In: ibid. 1930. p. 775–838.

[4] Clérambault GG de. Œuvre psychiatrique. Paris: PUF; 1942, 2 tomes.[5] Dali S. Interprétation paranoïa-critique de l’image obsédante :

L’Angélus de Millet ; Le Minotaure, n° 1. 1933.

[6] Dali S. L’œuvre peinte. R. Descharmes et G. Neret. Cologne:Taschen; 2004.

[7] Dali S. La Femme visible. Paris: Éditions surréalistes; 1930.

[8] Dali S. Obra completa, TI, II Textos autobiograficos 2003 ; TIII,2004 ; TVIII. 2004 Barcelona: Ediciones Destino.

[9] Dali S. Gradiva. Catalogue de l’exposition 21 mai–8 septembre.Madrid: Museo Thyssen-Bornemisza; 2002.

[10] Freud S. (1907), Délire et Rêve dans la Gradiva de Jensen, trad. fr.Paris: Gallimard; 1931.

[11] Garrabé J. Lacan, Ferdière, Dali, correspondance à propos de laparanoïa critique n° 12.13. p.81–5.

[12] Kraepelin E. Introduction à la psychiatrie clinique, trad. fr. Paris:Navarin; 1984.

[13] Lacan J. Le problème du style et la conception psychiatrique desformes paranoïaques de l’existence. Le Minotaure, n° 3–4. 1933.

[14] Rey A. Dictionnaire historique de la langue française. Paris: LeRobert; 1992.

[15] Roudinesco E. Jacques Lacan. Paris: Fayard; 1993.

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