25
M. Vincent Clément M. Antoine Gavoille Gérer la nature ou gérer des paysages: enjeux scientifiques, politiques et sociaux In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 30-3, 1994. pp. 239-262. Citer ce document / Cite this document : Clément Vincent, Gavoille Antoine. Gérer la nature ou gérer des paysages: enjeux scientifiques, politiques et sociaux. In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 30-3, 1994. pp. 239-262. doi : 10.3406/casa.1994.2719 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1994_num_30_3_2719

Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Gavoille Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

Citation preview

Page 1: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

M. Vincent ClémentM. Antoine Gavoille

Gérer la nature ou gérer des paysages: enjeux scientifiques,politiques et sociauxIn: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 30-3, 1994. pp. 239-262.

Citer ce document / Cite this document :

Clément Vincent, Gavoille Antoine. Gérer la nature ou gérer des paysages: enjeux scientifiques, politiques et sociaux. In:Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 30-3, 1994. pp. 239-262.

doi : 10.3406/casa.1994.2719

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1994_num_30_3_2719

Page 2: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES :

ENJEUX SCIENTIFIQUES, POLITIQUES ET SOCIAUX . , \

Vincent CLÉMENT et Antoine GAVOILLE

Membres de l'École des hautes études hispaniques

L'analyse intellectuelle de la notion de paysage, de son histoire et des problèmes épistémologiques qu'elle pose actuellement au sein de la géographie, ne saurait suffire : le paysage est également une réalité qui est devenue une affaire publique, sous l'appellation commune de « problème de l'environnement ». On le met au nombre des problèmes de société, on crée des ministères pour le régler tant bien que mal, on sait que les savants ont leur mot à dire sur la question. Ce sont ces enjeux scientifiques, politiques et sociaux que nous voulons maintenant analyser, en sachant qu'il nous revient surtout de poser des problèmes, plutôt que d'apporter des solutions. '

Jetée dans le domaine public, la notion de paysage provoque inévitablement la cristallisation d'un certain nombre d'opinions, enracinées aussi bien dans le sens commun que dans l'esprit de certains savants. Elles portent, essentiellement^ sur l'idée même de nature et sur deux notions dérivées : celle d'équilibre naturel, et celle de la transformation dé la nature par l'homme. Ces opinions commandent non seulement le débat public, mais aussi la recherche scientifique et les choix politiques. C'est pourquoi nous commencerons par étudier ces points de départs, qui demeurent généralement des préjugés équivoques.

Nous aborderons ensuite les problèmes proprement scientifiques et politiques, en réfléchissant au type de relation qu'entretiennent lés savants et les décideurs dans le domaine de la gestion des paysages. En effet, on pourrait supposer que les nouvelles orientations des spécialistes de la connaissance des paysages entraînent des modifications dans les projets politiques concernant l'environnement. Mais les hommes de pouvoir peuvent-ils fonder leurs décisions sur une connaissance dont les principes sont en évolution ?

Enfin, il apparaît clairement que, plus qu'une question de politique courante ou même de programme idéologique, le paysage est un enjeu de société. Gérer les paysages implique de définir un type de relation entre la société et la nature qui

Mélanges de la Casa de Velazquez (MCV), 1994, t. XXX (3), p. 239-262.

Page 3: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

240 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

élève celle-ci au rang de patrimoine. Trois questions se posent alors : comment prévoir l'avenir, pour les générations futures, d'un héritage qu'il ne s'agit pas seulement de conserver mais qu'il faut rendre viable ? Peut-on donner un caractère d'obligation à des projets paysagers, autrement dit, la nature a-t-elle des droits justifiant des devoirs à long terme ? Enfin, y a-t-il, dans la société actuelle et imminente, quelque chose qui justifie cette attention nouvelle au paysage ?

DES POINTS DE DÉPART ÉQUIVOQUES

L'action de l'homme sur les paysages dépend, en dernière analyse, de l'idée qu'il se fait de la nature. Certes, entre l'idéologie et un paysage déterminé s'inscrit la médiation des projets, des budgets, des décisions, des techniques qui le produisent, tel qu'il nous apparaît. Mais si l'économie, la politique et la technique sont des causes de l'état actuel de l'environnement, il n'en reste pas moins que l'idée de nature détermine des attitudes et des choix. L'examen du concept de nature n'est donc pas simplement un jeu pour tenter de résoudre une querelle de mots, mais représente la première étape de toute réflexion sur la politique de l'environnement.

Or, tous les préjugés, en ce domaine, peuvent être ramené à un seul et unique présupposé, qui est le préjugé naturaliste. Nous entendrons ce dernier adjectif en deux sens. Au sens large, il recouvre toute les idéologies posant la nature comme un être originel qui précède et transcende l'homme et qui, partant, devient le fondement de toute valeur. Au sens strict, c'est ainsi qu'il est utilisé particulièrement dans le débat géographique, il représente l'ensemble des scientifiques qui font profession d'étudier la nature en elle-même indépendamment de l'existence de l'homme (botanistes, climatologues, géologues...). En fait, les deux sens sont profondément unis, car l'idéologie des naturalistes est, bien souvent, le naturalisme : persuadés de pouvoir épuiser la connaissance du paysage par leurs sciences positives, ils négligent le rôle de l'homme, ou l'envisage seulement comme un élément perturbateur, ce qui peut avoir des conséquences morales et politiques graves. En effet, l'élément épistémologiquement gênant devient facilement l'élément moralement condamnable de l'univers.

1. La nature, quelle nature ?

La notion de nature est généralement confuse. La première difficulté provient du mot lui-même, dont les significations recouvrent un champ tellement vaste qu'il semble défier la logique. Le terme « nature » peut en effet indiquer aussi bien l'ensemble des êtres, ou l'univers, que l'essence d'un être particulier ; de manière également paradoxale, il peut renvoyer aussi bien au résultat de la création divine qu'à l'origine de la production choses. Il n'est pas impossible de restaurer la cohérence de tous ces sens grâce à un système philosophique. Mais, s'agissant du problème de la gestion des paysages, de nouvelles difficultés surgissent.

Page 4: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 24 1

En effet, le discours sur l'environnement fait souvent appel à cette notion sans la définir, ce qui laisse régner l'équivoque non seulement sur le vocabulaire, mais sur toute l'idéologie des rapports entre l'homme et la nature ; cela ne va pas sans conséquences dans le domaine éthique et politique. Il est clair que, dans ce discours plus qu'ailleurs, subsiste la notion purement sensible de la nature. Comme on parle d'environnement et de paysage, celle-ci est assimilée à l'ensemble des choses visibles qui entourent immédiatement l'homme et qu'il n'a pas fabriquées lui-même. C'est ce qui correspond à ce qu'on nomme parfois le « spectacle de la nature ». De là proviennent des images qu'il faut bien évidemment dépasser. Éliminons d'emblée la conception la plus inepte, qui assimile purement et simplement la nature à la campagne ; il est trop facile de montrer qu'il s'agit là d'une naïveté de citadin oublieux du labeur quotidien qui, depuis des siècles, forge le profil du monde rural. Reste l'idée d'un monde vierge, parfois réduit à un règne végétal intact, au détriment des animaux, sans doute parce que la fixité des plantes les livre plus aisément au « spectacle ». Les îles, les déserts, la forêt vierge, les hautes montagnes, sont les lieux privilégiés de cette imagerie nostalgique.

Les défauts de ces produits de l'imagination sont trop évidents pour qu'on les analyse ici en détail. Nous retiendrons le plus caractéristique : l'oubli de l'homme. En effet, ces préjugés dérivent en fait de la structure perceptive de cette approche commune de la nature, qui provoque toutes les illusions habituellement liées à la perception quand elle est érigée en moyen de connaissance : séparation entre le sujet et l'objet, oubli du sujet. Cet oubli est l'obstacle epistémologique commun à toutes les sciences : dans sa contemplation naïve de la nature, l'homme s'oublie lui-même en tant qu'observateur, c'est-à-dire, d'une part, en tant que présence physique qui peut induire des phénomènes nouveaux (marque des pas, comportement des animaux regardés) et, d'autre part, en tant que sujet psychologique, car un paysage contemplé n'est déjà plus un morceau de nature vierge, dans le sens ou l'homme y projette un certain nombre de schémas et d'intentions - à commencer par l'idée même de virginité - qui modifient sa perception. Quant à la séparation entre le sujet et l'objet, elle a non seulement des conséquences épistémologiques mais aussi des implications métaphysiques et anthropologiques sur lesquelles il faut nous arrêter plus longuement, car tous les grandes oppositions dualistes qui pèsent sur les idéologies naturalistes en dérivent : la spontanéité et la réflexion, le naturel et l'artificiel, le normal et l'anormal.

La nature, en effet, est considérée comme le règne de la spontanéité, c'est-à- dire qu'elle comprend la totalité des choses qui se créent et croissent par elles- mêmes. On oppose ainsi la production naturelle à la production humaine, qui exige une délibération sur les fins et sur les moyens. La réflexion et le savoir humain pouvant être déficients, la production naturelle est valorisée. L'homme est l'être de l'erreur et du vice. Aristote a profondément analysé ce préjugé. Comme nous ne pouvons pas ici exposer en détail sa réflexion sur l'art et la nature, nous nous contenterons de signaler deux points de son analyse qui remettent en cause ce

Page 5: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

242 VINCENT CLÉMENT- ANTOINE GAVOILLE

dualisme classique. D'abord, Aristote critique l'idée de spontanéité en distinguant deux cas : celui des choses qui se produisent par elles-mêmes en fonction d'une finalité, et celui des choses qui se produisent par hasard . Les premières obéissent à une nécessité interne qui leur fait accomplir leur essence propre. Or, ce sont elles qui, réellement, forment la nature, la (J)i>au (fusis). L'idée d'une finalité dans la nature modifie donc considérablement l'idée naïve de spontanéité : d'une part parce qu'elle suppose une intelligence à l'œuvre dans la nature, d'autre part parce qu'elle rapproche la nature de l'art. Mais on dira que l'homme ne réalise ses fins que par la médiation de la délibération. C'est ici qu'apparaît la deuxième idée d' Aristote que nous voulions mentionner : l'homme, fait-il remarquer, ne réalise- t-il pas au mieux ses propres fins quand il agit sans y penser ? Il existe aussi chez l'homme un mode de production à la fois finalisé et spontané qui est peut-être le plus élevé : l'art, dans ce cas, agit comme la nature2. À cela il faudrait ajouter que l'art n'est souvent qu'un prolongement, un achèvement de l'œuvre de la nature, comme l'agriculture ou la médecine3. On voit donc que la coupure entre l'art et la nature ne va pas de soi.

L'opposition entre le normal et l'anormal n'est pas plus claire. Ce qui est « contre-nature » n'est-il pas produit par la nature ? Même Platon, et par surcroît dans les Lois, son ouvrage le plus « naturaliste », pose le problème avec la plus grande lucidité. La nature peut s'opposer à elle-même. Il y a dans la nature une tendance à errer. Certes, le monde animal est un modèle de chasteté, de fidélité4, mais elle a aussi créé l'homme en en faisant un être soumis à la douleur et au plaisir. La nature est souvent un modèle d'ordre, mais il y a aussi en elle une tendance au désordre, à la pléonexie, à l'excès. Les maladies, la pourriture, l'injustice sont à la fois dans la nature des choses et contre-nature. Il y a une tendance naturelle à aller contre la nature . Les lois humaines doivent justement corriger cette tendance. On voit donc que l'idée d'« imiter la nature » dans le domaine éthique et social n'a pas de sens.

En réalité, on peut faire tout dire à la nature : elle se prête à tous les discours, parce qu'on privilégie toujours l'un ou l'autre de ses aspects. C'est d'ailleurs pourquoi les philosophes ont inventé des « états de nature » si opposés : chez Hobbes, c'est un état de guerre, chez Rousseau, un état de paix. Platon le savait déjà, qui a lui-même proposé plusieurs versions de l'état originel, de l'âge d'or au règne de la loi du plus fort, toutes lucidement présentées comme des mythes6. Tant que la nature est conçue comme un état antérieur ou supérieur à l'existence

1 . Aristote, Métaphysique, Z 7, 1 032 a 1 2- 1 3. 2. Id., Physique, II 8, 1 99 b 27. 3. Ibid., 199 a 20-30. 4. Platon, Lois, 840 d. 5. Ibid., 906 c. 6. Platon, Politique, 268 e-273 e, Protagoras, 320 c-322 d, Gorgias, 482 e-486 e.

Page 6: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 243

humaine, elle ne peut être qu'une construction imaginaire (certes nécessaire du point de vue anthropologique, s'il est vrai que toute société génère une mythologie de la nature). Il faut donc plutôt essayer de penser non la nature en soi, mais la relation pratique qui, unissant l'homme à la nature, conduisent à redéfinir les termes de la relation. Toutefois, deux préjugés concernant cette relation hypothèquent son analyse objective : l'idée d'équilibre naturel et l'image de l'homme destructeur.

2. Le mythe des équilibres naturels

La conservation des équilibres naturels est l'un des objectifs essentiels que, dans l'esprit des naturalistes, l'humanité doit se fixer pour assurer son propre salut. Or, comme dans le cas de l'idée de nature, la notion d'équilibre naturel ne va pas de soi. Si l'on admet l'existence d'un état d'équilibre primaire de la nature, avant toute intervention humaine, il doit être possible de le situer dans le temps.

Peut-on identifier, à la suite de la glaciation wurmienne (80 000-10 000 BP), une période pendant laquelle les écosystèmes auraient connu une stabilité durable ? À partir de l'Holocène (de 10 000 BP à nos jours), les écosystèmes se sont profondément modifiés sous l'effet du réchauffement postglaciaire. Leur mutation n'a pas été linéaire. Elle a été tributaire de l'alternance de phases de réchauffement ou de refroidissement, et de phases plus humides ou plus arides, qui se sont succédées du Dryas au Subaltlantique. La période historique a connu elle aussi des oscillations climatiques : réchauffements à l'époque romaine, au Bas Moyen Âge et entre le XVIIIe et le XXe siècle, ou, à l'inverse, refroidissements au Haut Moyen Âge et au Petit Âge Glaciaire (XVIe-XVIIe). Les variations du climat, à une période au cours de laquelle les grands biomes terrestres se mettent en place, impliquent des réajustements dans la répartition des écosystèmes7.

À chaque oscillation, il se produit des déplacements latitudinaux et continentaux des biocénoses. En schématisant, dans les régions proglaciaires, le phénomène de l'avancée ou du recul des glaciers d'inlandsis détruit la végétation et les sols dans le premier cas, ou favorise la progression vers les hautes latitudes de l'écoto- ne (groupement d'interface) toundra-forêt de conifères dans le second cas. Aux moyennes latitudes, les déplacements nord-sud concernent l'écotone forêt de conifères-forêt de feuillus, auxquels s'ajoutent des migrations est-ouest entre les forêts et les steppes continentales. Aux basses latitudes, où les oscillations climatiques concernent surtout la pluviométrie, le balancement s'effectue entre les steppes et les déserts, et entre les forêts ombrophiles, les forêts tropophiles et les

Sur ce point, voir la synthèse récente concernant la péninsule Ibérique de Margarita Costa et alii, « La evoluciôn de los bosques de la Peninsula ibérica: una interpretaciôn basada en datos paleobiogeogrâficos », Ecologia, Hors série, 1, 1990, p. 35-58. Sur les aspects climatiques à l'époque historique, voir Inocencio Font Tullot, Historia delclima en Espana, Madrid, Institute Nacional de Meteorologia, 1988, 297 p.

Page 7: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

244 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

savanes. En montagne, l'étagement des biocénoses connaît des évolutions parallèles, mais d'une plus grande complexité en raison des caractères spécifiques de ce milieu (importance du développement altitudinal, orientation nord-sud ou est- ouest, massif ou chaîne de montagnes . . .).

Les variations du climat et le déplacement des biocénoses ont des conséquences directes sur les systèmes morphogéniques, les cycles biogéochimiques (cycles de l'eau, de l'azote, du carbone) et la pédogenèse. Mais l'instabilité des biotopes est liée à d'autres facteurs, tels que les mouvements eustatiques et ceux d'origine néotectonique. Les fluctuations sensibles du niveau des mers ont bouleversé, à plusieurs reprises, la configuration des continents. Au Wûrm, le niveau des mers était de 130 m à 150 m plus bas que le niveau actuel. Un homme aurait pu alors traverser le canal de la Manche à pied. À l'inverse, la transgression flandrienne a envahi une partie des surfaces aujourd'hui émergées. Les milieux littoraux sont particulièrement affectés par les mouvements eustatiques. En réalité, ces derniers ont des incidences sur toute la morphogenèse continentale. Les mers constituent le niveau de base général en fonction duquel s'établit le réseau hydrographique, qui à son tour commande la dynamique des bassins versants (sauf dans les régions engla- cées). Un abaissement ou un relèvement du niveau de base, favorise respectivement la reprise de l'érosion (encaissement des cours d'eau, érosion régressive) ou la genèse de formes d'accumulation,

Les mouvements néotectoniques ont secoué périodiquement la planète tout au long du Quaternaire. Le pourtour de la Méditerranée fournit des exemples remarquables de mouvements néotectoniques de grande amplitude. Ainsi, dans le golfe de Corinthe, des dépôts sédimentaires deltaïques, datés du Pliocène, ont été portés à presque 1 800 m d'altitude. Les effets de ces mouvements sont multiples. Ils entretiennent une certaine instabilité des versants, en faisant rejouer d'anciennes failles et en déclenchant des mouvements de masse (glissements, coulées boueuses, éboulements. . .). Ils peuvent provoquer un renversement du drainage, et sont parfois associés à des phénomènes volcaniques. Les mouvements néotectoniques et les fluctuations du niveau des mers n'ont cessé de se manifester au cours de l'Holocène, jusqu'à nos jours. Par leurs effets morphodynamiques, ils déstabilisent les sols et, indirectement, les biocénoses qui s'y développent.

Il n'est donc pas possible de déterminer une période pendant laquelle il y aurait existé un état d'équilibre primaire de la nature. Les deux composantes essentielles des écosystèmes, les biocénoses et les biotopes, sont soumises à de constantes variations. Elles sont par définition instables. Leur instabilité est accentuée par leur caractère d'interdépendance. Une mutation des biocénoses engendre, de façon systématique, une adaptation des biotopes, et inversement. La notion d'équilibre naturel n'a aucun sens sur ce plan là.

Est-ce par rapport à l'homme que l'on peut définir, de manière relative, des équilibres naturels ? L'origine de l'intervention décisive des sociétés sur leur milieu est souvent placée au Néolithique. Existe-t-il, juste avant l'apparition de

Page 8: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 245

l'agriculture, des équilibres naturels ? Sous une formulation en apparence simple, cette hypothèse est en réalité une fausse piste.

En prenant comme repère l'apparition de l'homme agriculteur, plusieurs difficultés surgissent. Il ne peut y avoir de période de référence universelle. Les décalages spatio-temporels quant à la naissance de l'agriculture sur la planète sont considérables. Sur ce point, il y a plusieurs millénaires d'écart entre les parties orientale et occidentale de la Méditerranée . Ce serait par ailleurs sous-estimer les conséquences des activités des peuples de pasteurs du Paléolithique et du Mésolithique. Ceux-ci, avant les agriculteurs du Néolithique, ont commencé d'intervenir sur le milieu (feu, cabanes, voies de passage...). Le pastoralisme des uns a pu modifier le milieu, de façon aussi radicale que les défrichements agricoles des autres. Certes, de vastes secteurs ne sont jamais fréquentés par l'homme. Mais cela est aussi vrai au Néolithique. Entre les actions des uns et des autres, n'y a-t-il pas plutôt une différence de modalité que d'intensité dans la transformation des écosystèmes ? Prendre comme référence la situation antérieure à l'homme agriculteur apparaît totalement arbitraire.

En fait, l'homme accompagne la formation des écosystèmes au cours de l'Holocène. Il commence d'agir sur eux, en même temps que ces derniers se constituent. Les écosystèmes eux-mêmes continuent d'évoluer, sous l'influence des oscillations climatiques, des mouvements eustatiques et néotectoniques. Comme l'a affirmé Jean-Robert Pitte, « cette conception d'un éden figé que l'humanité serait venue perturber appartient à l'utopie »9. Il s'agit d'un mythe, sans aucun fondement scientifique. Il constitue un piège dans la mesure où il biaise l'analyse naturaliste, et parce qu'il amène à envisager l'homme de façon toujours négative. Celui-ci est perçu comme le destructeur de prétendus « équilibres naturels », et non comme un aménageur de la planète.

3. L'image de l'homme destructeur de la nature

Cette image est très répandue chez les naturalistes. Selon la conception positiviste de l'objet scientifique, défini comme un ensemble donné de phénomènes régi par des lois constantes, l'homme représente un obstacle ; c'est l'élément qui, au sein des régularités naturelles, provoque des variations incontrôlables. Cette attitude scientifique se trouve donc facilement en affinité avec les idéologies selon lesquelles l'homme est l'être par qui le malheur arrive dans une nature qui, sans lui, serait un paradis. Entre la mise entre parenthèse

Jean Guilaine, « Vers une Préhistoire agraire », dans, J. Guilaine (dir.), Pour une archéologie agraire, Paris, A. Colin, 1991, p. 33 et suivantes. Les techniques agricoles connues dans la partie orientale de la Méditerranée avant 8 000 BP, atteignent l'Espagne après 6 000 BP. Jean-Robert Pitte, Histoire du paysage français, Paris, Tallandier, 1989, 1, p. 30.

Page 9: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

246 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

méthodologique et la condamnation morale, il n'y a qu'un pas, souvent franchi par les naturalistes eux-mêmes.

Cette culpabilisation de l'homme plonge ses racines dans deux grandes traditions occidentales qui, apparemment opposées, reposent sur des principes communs. Extérieur à la réalité naturelle, l'homme peut en effet s'attribuer deux positions : il se sent supérieur ou inférieur à la nature. Dans le premier cas, la nature est conçue comme un moyen au service de l'homme. Dans le second, l'homme se considère comme un corrupteur. Dans les deux cas, on oppose le naturel et l'artificiel : ce dernier est le produit de l'activité humaine, supérieure ou inférieure à la production naturelle. Le récit biblique de La genèse montre très bien que ces deux hypothèses ont le même fondement, puisque l'homme passe de la première situation à la seconde à cause du péché. Vivant d'abord dans une nature qui lui est entièrement subordonnée, l'homme doit ensuite la travailler : péché et production artificielle sont liés. Ce récit commande toute la problématique occidentale du rapport à la nature. En effet, l'homme n'est pas défini ici comme un être naturel. Il a une place à part, la meilleure ou la pire. Il appartient à un autre ordre, divin ou diabolique.

Or, le discours rationaliste cartésien, autre socle de notre pensée, ne remet pas en cause cette position transcendante de l'homme par rapport à la nature. Sans entrer dans son détail, rappelons deux thèses qui touchent de près notre sujet. La première est celle qui pose l'existence de deux substances distinctes, la substance pensante et la substance étendue. La deuxième thèse cartésienne concerne directement le problème qui nous occupe : les hommes, par la technique fondée sur la science, peuvent devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature »10. Certes, ces thèses peuvent être interprétées comme des coups portés contre la théologie thomiste aussi bien que contre la religion chrétienne : la première déspiritualise la nature en la réduisant à l'étendue et à ses multiples combinaisons géométriques, la deuxième annonce un bonheur purement terrestre qui s'oppose, apparemment, aux leçons et aux attentes de l'Église. Cette interprétation n'est pas absolument fausse, mais il faut remarquer que les énoncés cartésiens que nous venons de citer sont parfaitement compatibles avec une conception de l'homme comme un être situé en dehors de la nature : la distinction entre les deux substances, pensante et étendue, définit du même coup et la transcendance de l'homme, et sa souveraineté sur la nature. Celle-ci, entièrement explicable par la

10. « Au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une toute pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, sixième partie. On notera la sage réserve introduite par « comme ».

Page 10: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 247

mathématique, devient gouvernable à merci11. Le positivisme du XIXe siècle est un prolongement de cet aspect du cartésianisme.

On voit que, malgré leurs divergences, le discours religieux et le discours rationaliste, en ce qui concerne les relations entre l'homme et la nature, reposent sur un principe commun : appelons-le le principe de l'exception humaine. L'homme s'excepte du monde naturel, soit parce qu'il est image de Dieu, soit parce qu'il pense et qu'il est libre. Les deux variantes sont loin de s'exclure : l'homme est un petit dieu dans la nature qui peut, en outre, faire un mauvais usage de ses pouvoirs. Ce principe est en réalité la racine de deux discours possibles sur l'environnement qui se font entendre encore de nos jours : l'un tend à mépriser la nature en tant que telle, jugée digne d'être seulement un moyen au service de l'homme, et justifie le progrès technique à tout prix ; l'autre tend à mépriser l'homme, jugé corrupteur de son propre milieu, et justifie la condamnation de la technique ainsi que la soumission de l'homme à de prétendues lois de l'équilibre naturel. La pollution et la dégradation des paysages semblent donner raison à l'un des partis, mais la négation du développement de l'homme semble absurde. D'un côté, on aperçoit le péril de la destruction sauvage des milieux et des paysages ; de l'autre, on pressent un retour à la sauvagerie des origines. En réalité, il faut penser autrement la nature pour penser autrement sa transformation par l'homme.

En effet, on peut très bien concevoir une philosophie de la nature, impliquant même un amour, un respect profond à l'égard de celle-ci, qui néanmoins ne soit pas un naturalisme, au sens ou l'on tirerait de l'univers non humain les normes de ce qui doit être. Cela implique, nécessairement, de ne plus assimiler la nature au monde non humain, et par conséquent de la définir comme la totalité du réel qui, entre autres choses, comprend l'homme, avec ses pouvoirs spécifiques et ses productions. Du même coup, l'homme, ses pouvoirs et ses productions ne peuvent plus tomber sous le coup d'un jugement de valeur et d'une condamnation. Ils ne sont ni bons, ni mauvais : ils sont ; ils se produisent, entraînant des conséquences que rien n'interdit de modifier.

Spinoza est le philosophe classique qui a formulé parfaitement cette position, luttant à la fois contre la théologie et le cartésianisme :

II est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la Nature et ne puisse éprouver d'autres changements que ceux qui se peuvent connaître par sa seule nature et dont il est cause adéquate .

11. C'est pourquoi A. Berque remonte « à la dichotomie cartésienne de l'objet et du sujet », pour conclure : « Ainsi ont eu le champ libre des pratiques guidées par la seule raison instrumentale, donc fondamentalement dépourvues de sens, et qui de ce fait ont ravagé nos environnements autant que nos paysages », dans Augustin Berque, Médiance de milieux en paysages, Montpellier, GIP Reclus, 1990, p. 10.

12. « Fieri non potest, ut homo non sit Naturœ pars et ut nullas possit pati mutationes, nisi, quae per solam suam naturam possint intellegi, quarumque adaequata sit causa », Spinoza, Ethica, Part. IV, Prop. IV.

Page 11: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

248 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

L'homme a bien une nature, mais celle-ci appartient à la Nature. L'homme n'est donc ni bon ni mauvais, ses actes doivent être compris comme des enchaînements de causes et d'effets, à l'instar des phénomènes naturels. Une fois qu'on les a analysés, on peut agir sur eux.

DE LA SCIENCE AU POLITIQUE

Comme nous venons de le démontrer, les notions de nature, d'équilibre naturel, et l'idée de l'homme destructeur de la nature qui en découle, sont des préjugés. Pourtant, ces derniers ont été érigés en vérités scientifiques par les naturalistes au cours du XXe siècle. Ils ont conditionné non seulement la recherche, mais aussi les choix des décideurs politiques sur les questions relatives à l'environnement.

La principale conséquence de ces points de départ équivoques est de négliger l'activité humaine dans les études sur le milieu physique et biologique, de la considérer comme un élément perturbateur. Les approches naturalistes construites sur ces bases ont eu des prolongements idéologiques et politiques ayant pour trait commun le mépris de l'homme. Celui-ci serait le responsable de tous les maux de la planète. Si certaines idéologies qui défendent ce point de vue peuvent apparaître un peu naïves, d'autres aboutissent à un discours plus extrême et à des prises de positions inquiétantes.

Après avoir rappelé le contenu des conceptions naturalistes classiques, nous envisagerons de façon plus détaillée les nouvelles approches de certains scientifiques. Ceux-ci, constatant l'inefficacité des politiques de l'environnement établies sur les fondements classiques, proposent une évolution des méthodes de recherche vers une meilleure prise en compte de l'action humaine. Nous verrons ensuite comment les approches classiques ont déterminé certaines attitudes politiques, aujourd'hui remises en cause par les nouvelles orientations scientifiques.

1. Les approches naturalistes classiques

Les conceptions naturalistes classiques sont fondées sur l'idée de la préexistence de la nature par rapport à l'homme, et c'est en fonction de ce postulat de départ que se construit l'édifice conceptuel et méthodologique de leurs approches. La nature idéalisée d'avant l'homme est le Saint-Graal des naturalistes, dont la quête semble conditionner toute démarche scientifique. Jusqu'au début des années 1980, l'homme a été marginalisé dans leurs travaux : « pour l'écologiste scientifique, l'homme n'est qu'un facteur parmi d'autres, et souvent un facteur fâcheux que l'on évacuerait volontiers de l'écosystème si on le pouvait », écrit Jean Demangeot . Cela se vérifie dans les concepts fondamentaux qu'ils utilisent, tels que celui de climax et celui d'écosystème.

13. Jean Demangeot, Les milieux « naturels » du globe, Paris, Masson, 1984, p. 12.

Page 12: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 249

Le concept de climax renvoie à un modèle théorique de la dynamique de la végétation qui ignore totalement le rôle spécifique de l'homme ou plus exactement qui l'exclut. Il désigne le terme ultime de l'évolution de la végétation, qui en dehors de toute intervention anthropique, correspond à un état d'équilibre final en liaison avec les conditions mésologiques moyennes et stables. C'est le sens de la définition que propose Frederic Edward Clements en 1916, scientifique à l'origine de la généralisation de l'emploi de ce concept14. La plupart des définitions postérieures insistent sur la mise à l'écart de l'homme, qui contrarie le modèle dynamique naturaliste préétabli15.

L'idée d'un « état final » a été vivement critiquée. Paul Arnould propose de proscrire ce terme, parce que l'idée de fin de l'évolution est contraire à tous les enseignements de la dynamique des individus et des écosystèmes. Juan Ruiz de la Torre va dans le même sens en écrivant qu'il est difficile d'imaginer une fin, même théorique, à la dynamique de la végétation, et que dans la nature, il n'y a pas de stade immuable. Ce concept renferme d'autres contradictions. On lui reproche en particulier de superposer les différentes échelles spatio-temporelles, d'accorder une place trop grande au macro-climat au détriment des autres facteurs du milieu et d'avoir engendré une multiplication de mots dérivés de « climax », qui forment un écheveau d'autant plus difficile à démêler que leur définition peut varier d'un auteur à l'autre17.

Le concept d'écosystème, proposé en 1935 par Arthur Tansley, avait pour objectif de souligner l'interdépendance entre les communautés d'êtres vivants et le milieu physique. Il apporta un nouvel instrument logique d'analyse : les biocénoses et les biotopes sont mis en relation par des flux de matière et d'énergie, et sont envisagés comme un système . Dès son origine, l'écosystème est défini

14. « The end of the process of stabilization. The consequence is that the effect of stabilization on the habitat is to bring it constantly nearer medium or mesophytic conditions », F. E. Clements, « Plant succession. An analysis of the development of vegetation », Carnegie Institution of Washington, publication 242, 1016, cité par Philippe Daget et alii, Vocabulaire d'écologie, Paris, Hachette, 1974, p. 57.

15. Cf. les définitions regroupées par Ph. Daget, op. cit., p. 57-58, dont nous ne reprenons ici que quelques exemples : « Groupement vers lequel tend la végétation d'un lieu dans les conditions naturelles constantes, en l'absence d'intervention de l'homme » (G. Plaisance, 1959) ; « État naturel théorique de la végétation affranchie de l'influence de l'homme, en équilibre avec le climat et le sol » (M. Gordon, 1964). Les définitions plus récentes vont dans le même sens. Cf. par exemple Salvador Rivas-Martinez et alii, La vegetaciôn de Espana, Alcalâ de Henares, Universidad de Alcalâ de Henares, Col. Aula Abierta, 1987, p. 22.

16. Paul Arnould, « Climax, un concept à tout faire ? », Colloques Phytosociologiques, XX, Berlin- Stuttgard, 1993, p. 109 ; et Juan Ruiz de la Torres, « Distribuciôn y caracteristicas de las masas forestales espanolas », Ecologia, Hors série 1, 1990, p. 23.

17. René Braque, Biogéographie des continents, Paris, Masson, 1988, la sous-partie sur «Les aspects contentieux du concept de climax », p. 203-206. P. Arnould a dénombré une cinquantaine de termes composés avec la racine climax, dont para-, plésio-, mono-, poly-, pédo-, topoclimax... ; P. Arnould, Climax, un concept à tout faire ?, op. cit., p. 116.

1 8. Pascal Acot, Histoire de l 'écologie, Paris, PUF, 1 988, p. 1 23.

Page 13: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

250 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

comme non spatial : il ne correspond à aucune échelle en particulier, ou bien, ce qui revient au même, confond toutes les échelles, de l'atome à l'univers. La vision structuraliste et fonctionnaliste de l'écosystème renforce son caractère de non- spatialité , et conduit à des analyses fragmentaires : on étudie l'écosystème de la rivière, celui de la garrigue, celui de la prairie ou celui de la forêt, pris séparément, sans chercher à comprendre les liens existant entre les écosystèmes.

Le temps n'est pris en compte qu'à travers les cycles biogéochimiques, journaliers, saisonniers et annuels. Il s'agit d'un temps cyclique, reproductible. Le temps qui passe et ne se reproduit pas, celui des ères géologiques ou celui de l'histoire des hommes, trouve rarement sa place dans l'approche écosystémique. Quant à l'homme, son rôle est sous-estimé. Celui-ci, comme les autres espèces vivantes, n'est qu'un élément parmi d'autres de la biosphère. Les nouvelles orientations de recherche essaient de mieux prendre en compte la spécificité de l'action humaine.

2. De nouvelles orientations de recherche

Aujourd'hui, la plupart des naturalistes reconnaissent l'importance de l'action anthropique. Pour le phytosociologue Jean-Marie Géhu, « le tapis végétal relève le plus souvent d'un " donné " naturel initial et d'un " façonné " humain ». L'écologue Ramôn Margalef estime que l'homme entretient des relations d'échange avec la nature depuis très longtemps, et que de ce fait, il est une composante importante des écosystèmes21. Cette prise de conscience s'est traduite par une évolution des conceptions naturalistes et la formulation de nouvelles orientations.

Au début des années 1980, des phytosociologues ont proposé la méthode dite des « cellules paysagères isofonctionnelles » pour appréhender les éléments les plus humanisés des paysages actuels. À titre d'exemple, une pâture permanente, ses haies, sa mare constituent une cellule paysagère de bocage. Le qualificatif « isofonctionnel » se réfère à la fonction principale assignée par l'homme à chaque cellule : « on considérera comme « cellule paysagère isofonctionnelle » tout élément évident du paysage caractérisé par une fonction socio-économique principale suffisamment durable et ayant contribué à modeler sa physionomie et sa valeur biologique ». Il y a bien, dans cette nouvelle approche, une volonté de mieux intégrer l'homme dans l'analyse des paysages.

19. P. Blandin, « De l'écosystème à l'écocomplexe », dans Marcel Jollivet, Sciences de la nature, t sciences de la société, Paris, CNRS, 1992, p. 270.

20. Jean-Marie Géhu, « Couleurs et formes dans le paysage. Le point de vue du phytosociologue », Colloques Phytosociologiques, XVII, Berlin-Stuttgart, 1991, p. 337.

2 1 . Ramôn Margalef, Teoria de los sistemas ecolôgicos, Barcelone, Universitat de Barcelona, 1 99 1 , p. 16 et p. 249.

22. J.-M. Géhu, « Sur la notion de cellules paysagères isofonctionnelles », Colloques Phytosociologiques, XVIII, Berlin-Stuttgart, 1991, p. 190.

Page 14: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 251

Certains écologues estiment qu'il faut surmonter un obstacle fondamental, celui d'admettre « que la nature est en grande partie un " artifice " » et que les questions relatives à l'aménagement du territoire « impliquent la prise en compte de l'espace, de l'hétérogénéité, des changements liés aux activités humaines ». Deux orientations nouvelles tentent d'envisager les écosystèmes comme le produit des relations homme-milieu, celle qui repose sur le concept d'écocomplexe, et celle de l'écologie du paysage.

Le concept d'écocomplexe a été proposé par Patrick Blandin et Maxime Lamotte en 1985. Il désigne une association de plusieurs écosystèmes sur un même territoire, qui résulte d'une histoire locale et particulière24. Il y a là plusieurs évolutions majeures qui doivent être soulignées. Le postulat de l'homogénéité dans les études écosystémiques est remis en cause : le paysage est considéré comme une structure spatiale et dynamique hétérogène, comme une « mosaïque d'éco-systèmes ». Le temps est considéré à de multiples échelles, depuis celui des ères géologiques jusqu'à celui du fonctionnement cyclique biologique, en passant par le temps de l'histoire humaine. L'homme trouve sa place dans cette nouvelle approche :

L'important est sans doute de considérer des espaces individualisés par des ensembles originaux d'interactions non seulement entre écosystèmes, mais aussi entre les populations humaines et les écosystèmes : c'est du même coup admettre que ces interactions sont au moins en partie déterminées par l'organisation spatiale des hommes et des milieux et qu'en retour elles entretiennent ou modifient cette organisation? .

Cette approche qui reconnaît une certaine spécificité, voire une unicité spatio-temporelle à la définition des écocomplexes, oblige à analyser les phénomènes d'interface qui, jusqu'à présent, étaient considérés comme « extérieurs » et donc négligés. R. Margalef, bien que dans son dernier ouvrage il ne fasse pas référence au concept d'écocomplexe, considère que les écosystèmes sont des complexes spatio-temporels26. Mais il reste un peu en retrait quant à la prise en compte de l'homme, qui est mieux réalisée par l'école espagnole de l'écologie du paysage.

L'écologie du paysage, née à la fin des années 1930 en Allemagne (Landschaftsôkologie), s'est surtout développée dans les pays de l'Est et ceux du Nord de l'Europe. En France et en Espagne, elle a eu jusqu'à une date récente peu d'adeptes, en raison de l'ambiguïté du mot paysage qui recouvre des faits objectifs

23. G. Bamaud et J.-CL. Lefeuvre, « L'écologie, avec ou sans l'homme ? », dans Jollivet, Sciences de la nature, sciences de la société, op. cit., p. 83. • '

24. P. Blandin et M. Lamotte, « Écologie des systèmes et aménagement : fondements théoriques et principes méthodologiques », dans M. Lamotte (dir.), Fondements rationnels de l'aménagement du territoire, Paris, Masson, 1985, p. 139-162.

25. P. Blandin, De l'écosystème à l'écocomplexe, op. cit., p. 275. 26. R. Margalef, Teoria de los sistemas ecolôgicos, op. cit., p. 79-89.

Page 15: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

252 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

et d'autres subjectifs. L'association des deux mots, écologie et paysage, a été considérée comme contre-nature. Les phytosociologues, en parlant de phytosociologie paysagère, ont contribué à surmonter cette difficulté, en montrant que le paysage peut être un objet de science. C'est surtout à partir du début des années 1980 que certains écologues français et espagnols adoptent l'approche de l'écologie du paysage. Il s'agit pour eux de dépasser l'approche écosystémique classique et de se placer à une nouvelle échelle de perception globale, celle du paysage, en intégrant l'espace et le temps, et par conséquent l'homme. L'hétérogénéité des paysages est considérée comme fondamentale. Elle est le résultat de l'action séculaire de l'homme. Elle est aussi la traduction de la dynamique actuelle des paysages, en liaison avec les changements de mise en valeur de l'espace. L'étude de la perception des paysages n'est pas écartée. C'est même l'un des thèmes majeurs de l'œuvre de Fernando Gonzalez Bernâldez, co- fondateur de l'école espagnole de l'écologie du paysage, suivi sur cette voie par plusieurs de ses collaborateurs27.

3. Les attitudes politiques

Les approches des naturalistes ont profondément influencé les attitudes politiques et les décisions prises en matière de politique de l'environnement. Les approches classiques ont eu pour effet de culpabiliser l'homme : « aucune civilisation n'a été écologiquement innocente », peut-on lire . L'homme, négligé dans l'analyse, n'en est pas moins condamné d'avance. Jean Dorst le compare à un vers dans un fruit, qui aurait grignoté et finalement anéanti le paradis terrestre que constituait la nature originelle29. Le raisonnement tenu est le suivant : l'homme détruit la nature, et par ce biais, il finit par se détruire lui-même.

Pour appuyer cette thèse, des relations peu convaincantes sont établies entre la dégradation des écosystèmes et les crises sociales. Certaines crises écologiques seraient à l'origine du déclin de grandes civilisations du passé. C'est faire peu de cas des facteurs techniques, culturels, sociaux et historiques30. Les grandes civilisations du passée, telle que la civilisation romaine, dominent généralement un très vaste empire, et ne dépendent pas de leur environnement immédiat. Si une ressource vient à manquer près du centre du pouvoir (le bois par exemple), on se la procure dans une autre partie de l'empire. Ce serait plutôt la chute de l'empire romain qui serait à l'origine d'une crise écologique. L'absence d'une bonne gestion du milieu, l'abandon des aménagements hydrauliques et des systèmes de

27. Cf. le n° spécial de la revue Quercus de juin 1993, en hommage au professeur F. Gonzalez Bernâldez, dans lequel plusieurs articles sont consacrés à ce thème.

28. Jean-Paul Deléage, Histoire de l'écologie, Paris, La découverte, 1992, p. 252. 29. Jean Dorst, Avant que nature ne meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965, p. 13 30. J.-P. Deléage, Histoire de l'écologie, op. cit., p. 255-256.

Page 16: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 253

terrasses, pourraient expliquer la dégradation de l'environnement constatées au début du Moyen Âge dans les régions auparavant dominées par Rome31.

Le discours politique des partisans de l'éco-conservatisme repose sur une théorie manichéenne du bien et du mal, et sur une explication monocausale32. La nature est opposée à l'homme : celle-ci est le bien, celui-ci est le mal. Or, nous avons déjà exposé que le naturel et l'artificiel ne sont pas antinomiques. Ils participent d'une même réalité. Cette opposition débouche pourtant sur une rhétorique de l'urgence, moralisatrice et catastrophiste. Le progrès technique serait la principale cause des dommages affectant la nature. Il s'agit là d'une affirmation simpliste. Bien avant la révolution industrielle, les sociétés humaines ont surexploité certaines ressources, avec des moyens techniques très limités. Le progrès technique a indiscutablement engendré des dégradations nouvelles (pollutions). Mais il apporte aussi des solutions de remplacement, des moyens pour limiter les effets des activités humaines sur l'environnement.

L'irresponsabilité dont on accuse l'homme, de façon globale, est une contre- vérité. Très tôt, les hommes ont tenté de gérer les ressources naturelles, de réglementer leur exploitation. Dès le IIe siècle de notre ère, l'empereur romain Hadrien prend des mesures pour protéger les cèdres du Liban. Ce n'est pas un exemple isolé. Dans le cas de l'Espagne, le FueroJuzgo (livre VIII), rédigé en 654, prévoit des amendes pour ceux qui incendient la forêt ou pour ceux qui coupent un arbre, sans justification. Ces mesures sont reprises et amplifiées par la suite, par Alphonse X (Las Siete Partidas, 1263) et par Pedro I (Cortes de Valladolid, 1351). À la charnière du Moyen Âge et de l'époque moderne, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon incitent aux premières opérations de reboisement. La liste pourrait se poursuivre, mais nous n'avons pas l'intention de faire ici un historique de la politique de protection des forêts en Espagne. Ces quelques exemples suffisent à récuser la thèse de l'irresponsabilité de l'homme.

Les points de vue dogmatiques évoqués, qui ne se fondent sur aucune vérité démontrée, ont conduit à certaines dérives. Ainsi, selon François Bourlière33, il y aurait des « lois inexorables » de la physique et de la biologie qui s'imposent aux hommes et qui doivent, de façon incontournable, guider leur action. Le non respect de ces lois aurait pour conséquence le déclin de notre civilisation. Certaines phrases sont des plus inquiétantes, notamment lorsqu'il écrit : « des solutions existent, mais il faut les vouloir, sinon elles nous seront violemment imposées de l'extérieur ». Il y a bien une lecture naturaliste intégriste du monde, une vision hégémonique de la nature par rapport à l'homme34.

31. René Lhénaff, « Le milieu méditerranéen », La C.E.E. méditerranéenne, (Dossiers des Images économiques du monde), Paris, SEDES, 1990, p. 91.

32. Philippe Pelletier, L 'imposture écologique, Montpellier, GIP Reclus, 1993, p. 1 88. 33. François Bourlière, préface de l'ouvrage de François Ramade, Écologie des ressources

naturelles, Paris, Masson, 1981, p. V-VI. 34. P. Pelletier, L 'imposture écologiste, op. cit., p. 4 1 -8 1 .

Page 17: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

254 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

On assiste à une véritable sacralisation de la nature. La planète est désignée par le nom de la déesse grecque de la terre, Gaïa. Elle serait un espace sacré à défendre . Cela implique, entre autres, la création de sanctuaires. On crée des parcs et des réserves naturels, dont le succès quant à la protection du milieu est plus que mitigé. Ce zonage de l'espace laisse croire que, là où il n'y a pas de mesures de protection particulières, il est possible de faire ce que l'on veut. Quant aux espaces protégés, ils souffrent très souvent d'une surfréquentation touristique, difficilement maîtrisable, qui produit des effets contraires à l'objectif premier de la conservation.

Geneviève Barnaud et Jean-Claude Lefeuvre constatent que sur ces bases théoriques et pratiques, les résultats obtenus dans le cadre des programmes de recherche internationaux (Programme Biologique International, Man and Biosphere) ont été décevants quant à l'analyse écologique des espaces où s'inscrivent les activités humaines. Ils l'expliquent par le fait que trois éléments, pourtant fondamentaux, ont été « oubliés » : l'espace, le temps et l'homme36. Les nouvelles approches naturalistes remettent en cause la vision dogmatique de l'homme destructeur des écosystèmes. Les positions se font plus nuancées. On évite les affirmations simples et trop définitives. Aux réponses catégoriques, se substituent des propositions de plusieurs scénarios d'évolution, comme dans le cas des forêts méditerranéennes et de leur devenir37.

L'évolution des positions des scientifiques a des incidences politiques et sociales complexes. Les décideurs savent de moins en moins dans quel sens agir. Ils se méfient des experts trop formels. Les analyses prudentes des autres leur impose d'être mieux informés qu'auparavant pour faire des choix et arrêter des décisions. La société, qui attend de la science des réponses nettes à ses interrogations, est gagnée par le doute38. Les experts ne sont pas à l'abri des critiques. On dénonce de plus en plus leur pouvoir. Les controverses scientifiques sur l'état de la planète deviennent un enjeu de société.

UN ENJEU DE SOCIÉTÉ

Comme l'a signalé P. Blandin, « c'est toute la philosophie que nous avons sur l'homme et sur l'homme de demain qui est en jeu dans cette réflexion sur la conservation et la transmission de la nature ». Toute politique de

35. Guy Béney, « La montée des géocrates », dans J. Theys et B. Kalaora (dir.), La terre outragée. Les experts sont formels !, Paris, Autrement, 1992, p. 240-241.

36. Jean-Claude Lefeuvre et Geneviève Bamaud, « Écologie du paysage : mythe ou réalité ? », Bulletin d'écologie, 4, 1988, p. 495.

37. Henri Marchand, Les forêts méditerranéennes. Enjeux et perspectives, (Les fascicules du Plan Bleu, 2), Paris, Economica, 1990, p. 73-79.

38. Jacques Theys et Bernard Kalaora, « Quand la science réinvente l'environnement », dans J. Theys et B. Kalaora (dir.), La terre outragée, op. cit., p. 16-17.

39. P. Blandin, « Écologie et évolution. La responsabilité des hommes », Bulletin du Conseil Général du GREF, 31, 1991, p. 5.

Page 18: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 255

l'environnement relève avant tout d'un choix de société. Ce choix s'articule autour de trois aspects principaux : la définition d'un objectif, l'établissement de règles éthiques régissant les relations homme-milieu, et la construction d'un projet social pour l'environnement.

L'objectif que la société se fixe est de transmettre un patrimoine naturel aux générations futures. Au-delà de sa limpidité apparente, cet objectif est très difficile à appréhender. Comment déterminer le patrimoine naturel à conserver et à transmettre ? Comment être sûr de répondre aux attentes des générations futures ? Les règles éthiques à suivre dépendent d'une question essentielle : la nature a-t- elle des droits ? Cette interrogation apparaît d'emblée comme un paradoxe, parce que le droit n'existe pas dans la nature. Ce sont les hommes qui disent le droit. Après avoir abordé ces questions, nous tenterons de définir les fondements sur lesquels doit s'appuyer la construction d'un projet social pour l'environnement.

1. Le legs aux générations futures

L'idée de legs aux générations futures se fonde sur une lecture patrimoniale de la nature. Le patrimoine naturel s'apparente au patrimoine artistique et culturel : nous l'avons reçu en héritage, nous devons à notre tour le transmettre à nos descendants. Toute la nature ne fait pas partie du patrimoine naturel. Celui-ci est identifié par des jugements subjectifs portés sur la nature. On identifie des espèces rares, des milieux exceptionnels, des paysages remarquables.

Ce que l'on veut conserver et transmettre, ce n'est pas une nature vierge, mais des paysages humanisés par des siècles d'interventions de l'homme sur le milieu. L'homme a façonné les paysages en fonction d'objectifs de production maintenus sur la longue durée. Les paysages du présent sont en grande partie des paysages-mémoires, témoignant des relations passées entre l'homme et le milieu.

Les paysages de forêt-parc de type dehesa, très répandus dans le quart sud- ouest de la péninsule Ibérique, sont un exemple particulièrement démonstratif. Les chênes verts qui les composent sont des écotypes issus d'une sélection volontaire et pluriséculaire des meilleurs glands, comme l'explique au XVIe siècle Alfonso de Herrera dans son Libro de agricultural. F. Gonzalez Bernâldez constate que « la comparaison des écotypes de " dehesa " avec ceux des maquis spontanés de chênes verts indique une sélection dans le sens d'un meilleur équilibre »41. C'est l'homme, ici, qui est le créateur d'un équilibre dynamique. Il a amélioré le patrimoine génétique des chênes verts des dehesas, dont l'allure, majestueuse, contraste vivement avec celle des chênes chétifs des halliers (chaparrales,

40. « Las bellotas para poner, han de ser cogidas con sazôn, bien curadas y gordas, de buen sabor, dulces, y tenganlas a que se enxugen a la sombra, y despues que se paren algo enxutas, las pueden sembrar [...] », Alfonso de Herrera, Libro de agricultura, Madrid, 1598, feuillet 133.

41 . Fernando Gonzalez Bernâldez, « La preservation del paisaje rural en Espana: a la bûsquedad de una racionalidad », Actes du colloque franco-espagnol sur les Espaces Ruraux, Madrid, Casa de Velâzquez, 1983, p. 139.

Page 19: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

256 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

carrascales). Le patrimoine et les équilibres en apparence naturels que l'on veut transmettre, sont en réalité le produit de l'action humaine.

Pour déterminer les paysages à conserver, il faut établir des critères à suivre42. Doit-on préserver ce qui est beau ? Pour ce faire, il faudrait définir ce qu'est un beau paysage. On voit tout de suite les problèmes que cela soulève. La notion de beau est très relative. Elle change d'une société à une autre, d'un groupe social à un autre, et elle évolue dans le temps.

Faut-il protéger alors ce qui est rare ? Cela paraît plus facile à mettre en œuvre. Sur des bases statistiques, il est possible de définir des seuils, allant des paysages ou des espèces courants, peu fréquents, rares, très rares, à ceux qui sont exceptionnels ou en voie de disparition. Mais dans ce cas, les paysages ordinaires seraient exclus de la conservation. Les paysages de bocage des Asturies ou les garrigues à thym des plateaux castillans, paysages banaux dans les régions citées, doivent-ils être négligés, ne pas faire l'objet de mesures de préservation ? Ne deviendront-ils intéressants, pour les responsables du patrimoine naturel, que lorsqu'ils auront souffert une importante dégradation et qu'alors seulement, des mesures urgentes s'imposeront pour les sauvegarder ?

Le problème est aussi de savoir si les objectifs de conservation répondront aux attentes des générations futures. Celles-ci auront des goûts, des connaissances, des critères d'appréciation différents des nôtres. Peut-on prévoir leurs attentes ? Si l'on répond par la négative à cette interrogation, comment justifier alors la conservation d'un patrimoine, auquel les générations futures n'accorderont peut-être aucune valeur ? Il est difficile de trouver des réponses simples à ces questions. Il faut préalablement déterminer les règles éthiques régissant les rapports homme- milieu, autrement dit poser un autre problème, celui des droits de la nature.

2. La nature a-t-elle des droits ?

L'idée que la nature puisse avoir des droits, si elle est à la mode depuis quelque temps, reste néanmoins un paradoxe pour une conscience moderne. En effet, la conception moderne du droit l'enracine dans la volonté libre du sujet, qui refuse d'obéir à toute loi qu'il ne se serait pas imposée à lui-même. Le sujet moral se caractérise par son autonomie, à partir des jurisconsultes du XVIIe siècle, de Rousseau et de Kant. Le droit est d'origine humaine, ou il n'est pas. Dans la nature, on ne rencontre que des situations de fait, ce qui conduit Rousseau, dans un texte célèbre, à montrer que le droit du plus fort est une contradiction dans les termes43. Cette dénaturalisation du droit remet en cause la tradition du « droit naturel », qui remontait à l'Antiquité. Les philosophes grecs avaient cherché à fonder le droit

42. P. Blandin, Écologie et évolution. La responsabilité des hommes, op. cit., p. 6. 43. Jean- Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre I, Chap. IV. ■

Page 20: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 257

dans la nature, prise comme norme de vérité, pour rompre avec l'univers antérieur, qui enracinait l'autorité dans la tradition ancestrale. Une chose ne devait plus être considérée bonne parce qu' ancestrale, mais bonne en soi, bonne par nature, (cf>vaei ", Jusei). C'est ainsi que la société humaine doit être fondée sur le même ordre que celui qui œuvre dans la nature : l'amitié ((piMa, filià) est d'abord une notion cosmologique . Affirmer, au contraire, que le droit se fonde sur l'auto-nomie du sujet, c'est faire basculer du tout au tout le point de référence juridique, exactement comme Descartes fait basculer le fondement de la vérité du côté du sujet45.

Certes, parler des droits de la nature ne consiste pas à proclamer directement le retour à la position antique, puisqu'il ne s'agit pas, en principe, de redéfinir les droits régissant les relations entre les hommes. Il s'agirait plutôt de reconnaître à la nature des droits spécifiques, autrement dit de réguler les relations entre l'homme et la nature. Toutefois, l'expression de « droits de la nature » suggère davantage qu'une réglementation dérivée du système juridique, par exemple des lois pour la protection de l'environnement. Dans ce cas, en effet, on ne sort pas du droit classique : la nature est considérée comme étant le bien commun, et les hommes se réunissent pour voter des lois, dans le but de le sauvegarder. Ces lois fixent les droits et les devoirs des hommes. Mais peut-on parler des « droits de la nature » ? Cela supposerait, dans le système juridique classique, que la nature serait une personne, dotée de la faculté d'obligation, capable d'avoir le statut de partie contractante. On n'a d'ailleurs pas hésité à parler récemment d'un « contrat naturel »46. Même si les plus réfléchis mettent en garde contre cette analogie hâtive, elle va dans le sens d'un retour de la personnalisation mythique de la Nature et, plus particulièrement, de la Terre, haussée au rang de patrie de l'humanité.

Si l'on demeure dans un système de pensée qui oppose l'homme et la nature, ces conceptions demeurent en effet fort confuses et mythologiques. On peut même dire qu'elles représentent l'apogée de ce système : la coupure entre l'homme et la nature est telle, qu'on attribue à celle-ci, plus que jamais posée en face de l'homme, l'autonomie absolue d'une personne, sinon d'une divinité. Sacraliser, c'est séparer. L'idée de contrat ne change rien sur ce point, puisqu'elle suppose l'union de ce qui est originellement opposé.

Toutefois, si l'on a bien compris ce qu'est un paysage, autrement dit, si l'on a saisi qu'entre un lieu donné et une société donnée existe une relation qui brise l'opposition entre esprit et nature, et qu'un paysage est une organisation vitale, alors l'idée que la nature a des droits a un sens, parce que, tout simplement, il s'agit des droits de l'homme. Sauver un paysage, c'est sauver une communauté, une

44. Platon, Gorgias, 507 e-508 b. , 45. La coïncidence entre l'apparition du droit et de l'idéalisme modernes a été soulignée par Leo

Strauss dans Droit naturel et histoire, Paris, Pion, 1954, p. 108. 46. M. Serres, Le contrat naturel, Paris, Bourin-Julliard, 1990 ; réédité en 1992 chez Flammarion,

Paris, coll. Champs.

Page 21: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

258 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

psychologie, un mode d'être, bref un héritage, patrimoine de l'humanité. Le détruire, en ce sens, peut avoir valeur de crime. Mais on voit que, dans ce cas, il vaudrait mieux parler des droits d'une communauté, définie non seulement par le lien social mais aussi par le lien local. La nature, en elle-même, ne peut avoir des droits, incapable qu'elle est d'avoir des devoirs.

Plutôt qu'à un retour au naturalisme de l'antiquité, cette conception d'un droit concernant les paysages correspondrait, en partie, à un retour à la piété archaïque. Sur quoi, en effet, fonder ce droit qui ne saurait, si on ne joue pas sur les termes, dériver d'un contrat ? Le critère qu'on peut ici proposer est celui du respect des formes de vie, qui dériverait, lui, du droit fondamental à la vie. Le respect absolu de la vie implique le respect de ses formes. Ce principe, qui commande le respect des races et des religions, commande aussi le respect de ces complexes locaux qui entraînent la formation d'habitus séculaires aussi prégnants que les religions ou les nations.

Cette façon de penser, néanmoins, comporte des risques, ceux justement de toute pensée pieuse : l'archaïsme et le conservatisme. Car, s'il faut respecter les paysages comme des œuvres d'art, ne transforme-t-on pas la terre en un vaste musée qui condamnerait l'humanité à un immobilisme incompatible avec le mouvement de l'histoire ? Du droit à la vie, dont on peut dériver le respect de ces organismes que sont les paysages, on peut également dériver le droit à une vie meilleure. Or on sait que le progrès matériel, ingrédient de fait de l'amélioration de l'existence, entre sérieusement en conflit avec la conservation des paysages. Il faut donc définir les principes permettant de penser une relation entre ces deux droits, si l'on veut proposer ici une formule assurant le futur des paysages, et non pas seulement leur passé.

3. Les fondements d'un projet social pour l'environnement

Établir les fondements permettant de sauvegarder l'héritage culturel que sont les paysages, sans pour autant bloquer toute évolution et ainsi garantir leur devenir, implique de situer ces questions dans le cadre plus vaste d'un projet social pour l'environnement. Ce projet est un choix de société. Ses possibilités d'atteindre les objectifs fixés sont tributaires de deux facteurs essentiels, le temps et les échelles spatiales, et d'une redéfinition des relations homme-milieu en termes de responsabilité.

La politique de l'environnement engage la société sur le long terme. Prenons l'exemple de la conservation des paysages ruraux. On sait que la déprise rurale a pour conséquence la fermeture des paysages, du fait de la recolonisation spontanée de la végétation. Conserver ces paysages, suppose un effort financier important, parce que leur préservation s'effectue à l'encontre d'une évolution à la fois historique et naturelle. Les paysages ruraux faisant l'objet de mesures de conservation,

Page 22: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 259

résultent le plus souvent d'un système économique et social tombé en désuétude. Le maintien de populations autochtones, pour freiner le dépeuplement des campagnes et permettre ainsi l'entretien du paysage, représente pour la société un coût économique élevé. Pour endiguer la dynamique spontanée de la végétation, il faut là aussi des moyens considérables, en matériel et en personnel. Ceci n'est envisageable que sur une longue période, pour plusieurs raisons. D'une part, parce qu'une telle politique à des répercussions évidentes sur la vie des hommes qui décident de rester à la campagne. Il n'est pas possible de changer facilement de politique. D'autre part, les moyens financiers et humains engagés ne seront compensés que s'ils apportent, à long terme, un certain bien-être à la société. La société assume cet effort important et durable, sans pour autant être certaine de r

épondre aux attentes sociales dans cinquante ou cent ans.

Les échelles spatiales considérées soulèvent une autre série de problèmes. Tout est global, tout est planétaire, nous dit-on. Mais aborder la planète comme un vaste écosystème n'a permis de traiter que les aspects relevant des sciences de la nature. L'homme s'est trouvé gommé, marginalisé dans ce type d'approche, parce qu'il introduit une dimension culturelle très variable à l'échelle de la planète. Il oppose au « système-monde » des particularismes, des faits circonstanciels. Pour reprendre les mots de Pierre Deffontaines, « par l'homme, le spirituel a pénétré le matériel ». Celui-ci a imprégné les paysages et les lieux de la finalité de sa pensée. Les variations physionomiques à la surface de la terre s'expliquent surtout par les spécialisations de l'esprit humain47.

La globalisation des problèmes, en détachant le projet pour la planète des hommes qui l'habitent, renforce certains tensions. Elle a par exemple des conséquences géopolitiques néfastes sur les rapports Nord-Sud. Les pays en voie de développement sont critiqués pour leur gaspillage des ressources, pour leur essor économique sur des bases anti-écologiques, pour leur croissance démographique incontrôlée. Ceux-ci perçoivent ces critiques comme une volonté de ralentir, voire de stopper leur développement. Ils ont la sensation qu'on leur impose un type de développement conçu dans les grands organismes internationaux, mais auxquels ils ne se sentent pas partie prenante. Ils retournent les critiques, en rappelant que le dér veloppement des pays riches ne s'est pas fait dans le respect de l'environnement.

La déshumanisation de l'approche globalisante des questions relatives à l'environnement a entraîné l'échec d'une grande partie des actions mises en œuvre. Il est nécessaire, de tenir compte des données culturelles, de la particularité des relations à l'espace et au milieu des sociétés humaines. Il faut avoir le « souci de l'échelle », la « pertinence des proportions », écrit Augustin Berque48. Là

47. P. Deffontaines, « Le phénomène humain et ses conséquences géographiques », Géographie générale, Paris, La Pléiade, 1966, p. 885.

48. A. Berque, Médiance de milieux en paysages, op. cit., p. 149.

Page 23: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

260 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

pertinence des proportions est celle de l'espace perçu et de l'espace vécu. C'est dans le rapport familier aux lieux que la société se forge une perception et une représentation de ces derniers. En fonction de ces images, elle détermine ses « motivations paysagères »49, autrement dit, ses projections futures sur le devenir des paysages qui l'entourent. Les « motivations paysagères » sont tributaires des goûts, des préoccupations culturelles et religieuses, de la manière d'appréhender l'avenir. On ne peut pas promouvoir une politique de l'environnement en allant à contresens des populations et de leurs motivations. Il faut savoir les intégrer au projet social de l'environnement, en faire des acteurs, ne pas les cantonner dans une simple fonction de spectateur.

Enfin, pourquoi les conséquences des activités de l'homme seraient-elles négatives, alors que les catastrophes naturelles devraient être considérées comme « normales » ? Il ne faut plus envisager ces questions en fonction d'une attitude moralisatrice, mais en termes de responsabilité. L'homme doit apprendre à mieux maîtriser le sens de son action sur l'environnement, pour améliorer ses propres conditions de vie. Cela passe, entre autres, par une réduction des pollutions (air, sol, eau), et par une meilleure gestion des ressources naturelles. Soulignons que dès le XIXe siècle, certains se sont préoccupés de corriger les dommages causés au milieu par l'activité humaine (restauration des terrains de montagne dans les Alpes du sud, opérations de reboisement en Allemagne, en France...). L'homme a la faculté de connaître, de prévoir, de réparer. Toute une partie de la recherche actuelle, fondamentale ou appliquée, est consacrée à ces objectifs : prévision des risques technologiques, développement des énergies nouvelles, réduction des gaspillages de ressources naturelles, utilisation de matériaux recyclables, pour ne citer que quelques exemples.

Présenter la nature comme étant toujours la victime n'est pas conforme à la réalité. Les hommes sont périodiquement affectés par des catastrophes naturelles. Jean Tricart, en s'appuyant sur un rapport des Nations Unies, a fait un bilan des décès survenus à la suite de catastrophes naturelles dans le monde, entre 1960 et 1987. Sur cette période, les séismes ont provoqué la mort de 137 395 personnes, les cyclones celle de 20 515 personnes, les éruptions volcaniques celle de 23 000 personnes, et les inondations celle de 2 524 personnes. Les risques naturels qui menacent les hommes sont donc loin d'être anecdotiques50. Les pays en voie de développement sont les plus démunis face à de telles menaces. Mais les pays développés, malgré leur plus grande capacité de prévention et d'intervention, ne s'émancipent pas des risques naturels. Là encore, la maîtrise de ces risques relève de la responsabilité des hommes.

49. Ibid.,p. 158. 50. J. Tricart, « Dangers et risques naturels et technologiques », Annales de Géographie, 565, 1 992,

p. 271-272.

Page 24: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

GÉRER LA NATURE OU GÉRER DES PAYSAGES 26 1

CONCLUSION

Finalement, les points de départ équivoques que constituent les notions de nature, d'équilibre naturel et l'image de l'homme destructeur de la nature, ont entraîné la recherche scientifique concernant la planète et son devenir sur de fausses pistes. Ils ont débouché sur des prises de position politiques parfois dangereuses.

La rationalisation des débats et des passions suscités par la gestion de l'environnement pourrait s'appuyer sur les principes suivants. Il ne faut plus considérer la nature comme l'univers non humain, mais comme la totalité du réel, en y incluant les hommes. Le discours moralisateur sur l'action humaine, perçue comme une agression continue sur la nature, doit être rejeté. La nature elle-même n'est ni bonne ni mauvaise. La pluie par exemple peut avoir des effets bénéfiques, mais peut aussi être à l'origine de phénomènes catastrophiques. Ainsi, les inondations de Nîmes, du 3 octobre 1988, ont eu des conséquences désastreuses (9 morts, 45 000 sinistrés, dommages matériels évalués à 4 milliards de francs). Cette catastrophe naturelle s'explique par une double circonstance, la présence de cette ville sur le piémont cévenol et un épisode pluvieux exceptionnel.

À l'instar de la nature, l'activité humaine ne doit pas être jugée comme étant bénéfique ou maléfique. L'homme aménage la planète pour répondre à ses besoins, non seulement physiologiques, mais aussi et surtout culturels. Les incidences de son activité sont durables. On ne peut pas imaginer que les activités de transformation et de production n'aient des incidences ne dépassant pas une génération. Il n'y aurait dans ce cas plus aucun héritage, plus aucun patrimoine à gérer.

Il faut dépasser cette conception manichéenne du bien et du mal, en définissant un projet social pour l'environnement. Celui-ci ne peut pas se limiter à des objectifs fixistes, tournés vers la préservation d'une succession d'états hérités du passé. Le regard nostalgique porté sur les paysages antérieurs à l'industrialisation est chargé d'ambiguïtés. Pourquoi ces paysages là seraient-ils plus dignes d'être conservés, alors qu'ils sont issus de défrichements effectués au Moyen Âge et à l'Époque moderne ? Il est vrai que la révolution industrielle a amplifié les conséquences négatives des activités humaines sur l'environnement. Mais elle s'est parallèlement accompagnée d'un essor considérable du savoir, permettant aux hommes de corriger les effets négatifs de leurs activités.

S'il faut « corriger », on dira que l'on a la preuve que l'homme s'est trompé de voie. En fait, la nature elle-même se corrige sans cesse. Elle procède par tentatives multiples, qui prospèrent ou qui échouent. L'évolution des espèces est là pour nous le rappeler. Il faut reconnaître aux hommes le même droit à l'erreur. Le projet social de l'environnement est un choix de société établi sur une

Page 25: Gavoille - Gérer La Nature Ou Gérer Des Paysages

262 VINCENT CLÉMENT - ANTOINE GAVOILLE

perspective à long terme, et à l'échelle des sociétés humaines. Il fait appel à une plus grande confiance en l'homme : préserver la nature et se préserver de la nature relève de sa responsabilité. Or, ce n'est pas par moins de technique, mais par plus de technique que l'homme peut faire face à ce double engagement.