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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE Observation historique sur la question des vieux et de l'argent Jean-Pierre Bois Fondation Nationale de Gérontologie | « Gérontologie et société » 2006/2 vol. 29 / n° 117 | pages 15 à 30 ISSN 0151-0193 DOI 10.3917/gs.117.0015 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2006-2-page-15.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Fondation Nationale de Gérontologie. © Fondation Nationale de Gérontologie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Fondation Nationale de Gérontologie | Téléchargé le 19/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Fondation Nationale de Gérontologie | Téléchargé le 19/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

Observation historique sur la question des vieux et de l'argent

Jean-Pierre Bois

Fondation Nationale de Gérontologie | « Gérontologie et société »

2006/2 vol. 29 / n° 117 | pages 15 à 30 ISSN 0151-0193DOI 10.3917/gs.117.0015

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2006-2-page-15.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Fondation Nationale de Gérontologie.© Fondation Nationale de Gérontologie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

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Gérontologie et Société - n° 116 - mars 2006 page 15

Age et pauvreté sont aussi souvent associés dans l’histoire que l’âge et larichesse, ce qui n’est qu’un habillage des deux visages de la vieillesse folle ousage. La réalité, plus nuancée, est relative au repère subtil de l’argent – qui, on

le sait, ne fait pas le bonheur – et de la détention de biens matériels. La question des rapports entre l’âge et l’argent se pose à partir du moment où

l’Europe occidentale entre dans une économie monétaire, et au moment où lavieillesse existe, au temps de la renaissance. La pauvreté domine alors, parce

que la vieillesse n’est pas un âge, mais un état d’incapacité à pourvoir à sapropre subsistance. Avec l’éveil de la sensibilité au temps des Lumières, puis

la révolution industrielle au XIXe, l’âge entre dans le paysage social etinstitutionnel, et acquiert le droit à l’argent, comme le droit à la tendresse.

Au XXe siècle, entre ceux qui détiennent un capital et ceux qui restentdémunis, les personnes âgées représentent une charge énorme pour les actifs.

L’équilibre acquis est bouleversé, et la question du rapport entre l’âge et l’argent se pose à nouveau en termes difficiles, et surtout ambigus.

AGE POVERTY OR WEALTH. HISTORICAL REFLECTION ON THE QUESTION OF OLDER PEOPLE AND MONEY

Throughout history age and poverty have gone together as often as age and wealth.They merely disguise the two faces of old age, madness and wisdom. Reality is more

subtle, relating to money –which as we know cannot buy happiness– and to thewithholding of material goods. The issue of the relation between age and money arosefrom the moment that Western Europe entered into a monetary economy, at the time of

the renaissance when “old age” began to exist as such. At that time poverty wasdominant because old age was not a recognised age group but a state of incapacity to

look after oneself. With the awakening of sensibility in the Age of Enlightenment,followed by the industrial revolution of the nineteenth century, age became part

of the social and institutional landscape and acquired the right to have money and the right to receive tenderness. In the twentieth century, with or without capital,

older people became a huge burden for the working population. The balance was upset and the issue of the relation between age and money arose

again in difficult and ambiguous terms.

ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSEObservation historique sur la question des vieux et de l’argent

JEAN-PIERRE BOIS

PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE NANTES

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

Disons le tout de suite : pauvreté et richesse sont des concepts bien

incertains. Leurs repères naturels sont relatifs d’une part au niveau

général de développement matériel d’une société, d’autre part à

un équilibre subtil entre les moyens, les besoins, les prix et les reve-

nus. Sous une autre forme, rien n’est plus difficile que d’établir une

équivalence des prix, des revenus, de la condition générale, par

exemple, entre un paysan de la France du XVIIIe siècle – les

Français alors les plus nombreux, il y en a environ 26 à 27 millions

dans un pays de 28 à 29 millions d’habitants – et le représentant

de la classe moyenne urbanisée de la France du XXe siècle, la très

grande majorité des Français, dans un pays d’une soixantaine

de millions d’habitants… Leurs horizons ne sont pas les mêmes,

le prix du pain n’est pas un absolu invariant, et sa consommation

non plus.

Il faut aussi se méfier de certaines généralisations et d’idées toutes

faites, si nombreuses. Les manuels d’histoire transmettent conscien-

cieusement, depuis plus d’un siècle, d’abord l’affirmation non pas

que les paysans sont pauvres, mais que, écrasés par la fiscalité et

malmenés par les saisons, ils ont toujours été de plus en plus

pauvres depuis que la France existe ; ensuite non pas que la classe

ouvrière est pauvre, mais qu’elle n’a cessé de s’enfoncer dans une

misère inéluctable toujours aggravée, en raison de la rapacité des

exploiteurs qui l’emploient. Enfin, que les vieillards sont pauvres,

ce qui ne tient pas compte de la diversité des conditions de la

vieillesse, ni de l’existence de la richesse de certains… En réalité, le

niveau de vie général de la France actuelle est très largement

supérieur à celui de la France du début XXe siècle, qui peut le

nier ? Poser aujourd’hui la question des rapports entre les vieux

et l’argent ne peut être compris de la même manière que poser

la question pour les siècles passés.

Enfin, n’oublions pas que, mesurées uniquement à l’aune d’indi-

cateurs matériels, pauvreté et richesse ne se définissent générale-

ment pas par les valeurs morales, les valeurs religieuses, le concept

spirituel du bonheur, que rien ne mesure. Quant à savoir si l’ar-

gent fait le bonheur, qui est sans doute la seule question vraiment

intéressante, cette question échappe à l’historien.

......

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JUSQU'AU XVIIe SIÈCLE LA VIEILLESSE INCONNUE

« Le pauvre va toujours son chemin, le grand chemin de l’hôpital »

La question posée, celle des rapports entre les vieux et l’argent,

n’est-elle pas un peu anachronique pour la haute époque de la

civilisation européenne ? Pendant les siècles mérovingiens et caro-

lingiens, pendant même les premiers siècles capétiens, si l’argent

existe et s’échange, ce n’est que dans un étroit milieu, royal ou

épiscopal, peut-être seigneurial ou ecclésiastique, au sein duquel

il se confond plutôt avec la possession d’objets précieux, de métal

précieux, de bijoux, d’objets de valeur. Il n’entre pas dans les cam-

pagnes, à peine dans les villes.

L’économie médiévale, abordée dans le cadre de la vie quoti-

dienne de l’écrasante majorité de la population, n’est pas moné-

taire, et ne repose que sur l’existence de biens matériels, à vrai dire

même trop rares, trop fragiles, trop peu personnels pour définir

richesse ou pauvreté ; il y a un état, celui du paysan, secondaire-

ment celui de l’artisan, qui ne se définit même pas en termes de

possession de biens ou de dénuement. Il est entendu que les terres

ou les maisons appartiennent aux seigneurs, à des communautés

religieuses, à des maîtres laïcs, les biens personnels se réduisent

aux hardes et à quelques objets courants, et n’ont aucune valeur.

Ce dénuement ne détermine pas plus la pauvreté que la richesse,

mais une absence de lien avec le concept même de la possession

ou de l’échange d’argent dans la vie courante. Enfin, rien non plus,

dans cette haute époque, ne rattache particulièrement à l’âge ce

qu’on pourrait appeler richesse ou pauvreté, sous la forme de la

possession personnelle d’un plus ou moins grand nombre de

biens. Rappelons que la conscience d’appartenir à une catégorie

d’âge est finalement récente, n’apparaissant qu’avec le boulever-

sement démographique et l’ensemble des progrès matériels qui

accompagnent le passage du Moyen Âge à l’époque moderne,

entre le XIVe et le XVIe siècle, et qu’auparavant, l’âge relève sur-

tout d’une abstraction morale et spéculative.

Un peu avant la fin du Moyen Âge, la monnaie commence à cir-

culer dans les villes et les campagnes, les échanges se dévelop-

pent, des impôts commencent à être prélevés autrement qu’en

nature. Donc il faut posséder de l’argent, donc en gagner. Il est

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alors possible de dire qu’on a ou qu’on n’a pas d’argent ; on peut

se dire riche ou pauvre, on possède et l’on transmet ou non des

biens, on vit dans l’indépendance parce qu’on a les moyens de

l’indépendance, ou dans l’assistance parce qu’on n’a pas de

moyens.

Pourtant, plusieurs remarques s’imposent. D’abord, que l’on ne s’y

trompe pas : sauf dans une marge très étroite de la population, il

faut se rappeler que la vie est dure pour tous les âges, pas uni-

quement pour les vieux, que les conditions matérielles de l’exis-

tence quotidienne sont peu différenciées, que l’aisance ou l’abon-

dance ne sont que des exceptions, que la fête villageoise au cours

de laquelle tout le monde fait bombance est infiniment plus rare

que les jours maigres. Mais en même temps, l’idée d’une adéqua-

tion entre la condition matérielle et l’âge est elle-même lente à

venir, sans doute pour la simple raison que le nombre des

vieillards – des hommes en majorité jusqu’au XVIIe siècle, l’équi-

libre entre hommes et femmes ne se faisant qu’au courant du

XVIIIe – n’est pas encore assez important du point de vue démo-

graphique pour être socialement perceptible.

Ainsi s’explique une étrange confusion des concepts, et même le

brouillage des mots. Longtemps, le vieillard n’est pas un homme

perçu comme âgé, mais comme pauvre, dans le sens où il est

dépendant de la communauté qui doit l’entretenir, au même titre

que les malades, en particulier les incurables, au même titre que

les infirmes, estropiés ou imbéciles, au même titre que les enfants

abandonnés ou quelques filles-mères réprouvées. La pauvreté est

sans âge. Elle est le critère de la dépendance, c’est-à-dire de la

capacité ou de l’incapacité à pourvoir à sa propre subsistance. Etre

vieux n’est qu’une des formes de la pauvreté – quand la vieillesse

est pauvre. Hors de la pauvreté, être âgé n’est pas être vieux. Les

hôpitaux qui au XVIe siècle recueillent ceux qu’on appelle « les

pauvres malades », mélangent sous cette dénomination des gens

de tous les âges, des malades, des vagabonds, des pèlerins, des

passants, et effectivement des vieillards, mélangés sans dignité à

cette foule hétéroclite, elle-même assistée sans dignité, peut-être

sans charité si l’on en croit le terrible portrait des régentes de

l’Hospice de vieillards de Haarlem laissé au XVIIe siècle par Frans

Hals, qui a du subir leur secours à la fin de sa vie. On peut retenir

pour significatives les gravures éditées par Lagniet dans le troi-

sième volume de son Recueil des plus illustres proverbes, édité en

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1627, sous le titre La vie des Gueux, et montrent une population

de malheureux vivant au jour le jour, tous âges confondus, ou

plus exactement sans âge, avec cette légende : « Le pauvre va tou-

jours son chemin, le grand chemin de l’hôpital ».

Sous une forme moins tragique, l’accusation d’avarice lancée par

Molière contre Harpagon ne vise pas la vieillesse d’Harpagon,

mais relève de l’analyse psychologique de l’avarice. Le support de

l’âge n’est qu’une commodité comique, et si l’on peut en rire, c’est

qu’on ne s’y reconnaît pas.

XVIIe - XVIIIe SIÈCLESL’ÉMERGENCE DES VIEILLESSES NÉGOCIÉES

Pourtant, en marge d’un premier effort fait dans le courant du

XVIIe siècle dans le domaine de l’assistance et de la distinction des

âges dans la pauvreté, ce qui indique le souci d’un traitement spé-

cifique, d’autres solutions commencent à exister, apportant la

démonstration de l’insertion du vieillard dans une société au sein

de laquelle l’argent, et sous une autre forme la richesse ou la pau-

vreté, l’indépendance ou la dépendance, va progressivement

prendre une place non négligeable.

Il y a d’abord, ne l’oublions pas, tous ceux pour lesquels la ques-

tion ne se pose pas, parce qu’ils sont aisés, ou du moins suffisam-

ment pourvus, et restent juridiquement maîtres de leurs biens jus-

qu’à la fin de leur vie. Ils ne sont généralement pas identifiés dans

les sources classiques de l’histoire sociale en raison de leur âge, et

disparaissent de l’histoire de la vieillesse pour être fondus dans les

chapitres généraux de l’histoire sociale des élites, mot assez vague

actuellement prisé de l’historiographie... Pour ceux qui, moins

aisés, ou déjà pauvres, mais qui ont une santé qui le permet, tra-

vailler jusqu’au bout est la situation la plus naturelle, aussi bien à

la campagne que dans les petits métiers de villes ou les offices. Ils

sont sans doute les plus nombreux, et n’apparaissent pas plus

dans l’histoire des âges ; ils sont artisans, commerçants, labou-

reurs... Ils ne sont ni riches ni pauvres, ils sont indépendants, ce qui

est bien différent.

Restent ceux qui entrent en dépendance, en raison des usures de

la vie et de la pauvreté. Eux entrent en vieillesse, et une voie plus

hasardeuse apparaît dans le courant du XVIIe siècle pour assurer

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leurs derniers jours : s’en remettre aux autres et garantir sa

vieillesse dans le cadre d’un contrat dont les termes sont savam-

ment pesés. Le notaire, auquel la société ancienne recourt beau-

coup plus fréquemment que de nos jours, pour des objets souvent

minimes, vient au secours de la personne âgée et donne une

forme juridique à ces contrats de protection de la vieillesse dému-

nie. Les premiers exemples connus datent du début du XVIIe

siècle, dans la région de l’Ile de France. Quelques parents veufs ins-

crivent dans le contrat de mariage de leur dernier enfant des

clauses de réserve à leur profit, la dot (généralement la dernière

ferme exploitée par l’ancien dans sa vie professionnelle) n’étant

accordée que contre le logement dans une ou plusieurs pièces de

la maison cédée et la jouissance d’une petite terre ou d’une basse

cour ; l’importance des bâtiments évite la promiscuité. Dans

d’autres contrats, les vieux parents constituent une pension à leurs

enfants, en échange, selon une formule vite automatique, « du

logement, nourriture, entretien, chauffage, aliments, blanchis-

sage ». Ce qui revient à se défaire de ses biens en échange d’une

protection garantie pour la vieillesse, et ce qui témoigne aussi de

l’allongement de durée de la vie. Le problème posé par cette lon-

gévité nouvelle est aussi celui du passage à l’indépendance des

enfants devenus adultes, et qui eux-mêmes fondent famille. Mais

n’oublions pas la limite : peu ou prou, ces vieillards ont du bien. Il

ne faut pas oublier le cortège innombrable des miséreux et des

sans logis, exclus de la communauté familiale ou de la commu-

nauté rurale dès lors qu’ils n’y ont plus de place utile et deviennent

à charge…

Ce type de solution de vieillesse se développe assez largement

dans le courant du XVIIIe siècle. Les contrats de mariage sont les

documents essentiels qui viennent garantir la condition des

vieillards. Les uns prévoient la renonciation explicite des enfants à

demander leur compte en partage au père ou à la mère devenus

veufs, d’autres des réserves précises d’usufruit, d’autres encore des

donations entre parents au dernier vivant, qui deviennent règles

de prévoyance sociale en faveur de la vieillesse. L’enfant, même

adulte, accepte explicitement de laisser ses parents jouir des biens

de la communauté familiale au jour du premier décès. Dans la plus

grande discrétion, sans encadrement législatif ou institutionnel,

une transformation considérable de la société est en train de se

produire. L’intérêt des parents âgés passe avant celui des enfants,

première victoire de l’âge et du ménage sur le lignage.

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Désormais, ce qui domine, avec la préoccupation de l’homme

vieillissant de transmettre à la génération suivante une terre

intacte, celle que lui-même tient de ses ancêtres, c’est le souci

d’éviter d’être maltraité ou rejeté par le fils après la transmission du

bien et la passation des pouvoirs en famille. Il ne faut pas céder les

biens trop tôt, car le risque d’exclusion au cas où la mort tarde

n’est pas exclu, ni attendre trop longtemps, car le fils peut s’impa-

tienter. De là, des calculs précis de morale et d’intérêt, dans les-

quels intervient sans doute, mais rarement de manière visible, une

part relative à la solidité des liens d’affection au sein de la famille.

Les contrats notariés, beaucoup plus nombreux et aussi bien

connus que pour le siècle précédent, montrent les difficultés et les

précautions de la vieillesse, et donnent la clé du rapport à l’argent,

ou sous une autre forme, du rapport aux biens.

Dans les milieux paysans du Bassin Parisien, bien étudiés par Jean-

Marc Moriceau, la pratique des contrats protecteurs s’est large-

ment développée : usufruit des biens au survivant des deux

parents, donations en faveur du dernier vivant qui reculent les

transmissions successorales deviennent la règle presque générale.

Dans les campagnes beaucoup plus modestes du Languedoc, étu-

diées par Yves Castan, les contrats de mariage contiennent des

engagements beaucoup plus précis de la part du fils à faire vivre

les vieux parents avec lui « à même pot et feu », ce qui assure aux

anciens le même niveau de vie que celui des autres membres de

la famille, sans les éloigner de chez eux, ni des tâches quotidien-

nes. Aucun problème en cas de bonne entente familiale. En cas

de désaccord prévisible, certains contrats précisent les mesures

d’huile, le vin, la salaison, la part des récoltes, les vêtements, et l’ar-

gent que les vieux recevront. Ces précautions se révèlent utiles

lorsque les anciens deviennent une charge, et toujours, la limite est

subtile entre le tolérable et l’intolérable. Exiger une rente trop

importante engendre un risque lorsque la médiocrité des biens et

des ressources impose des limites, beaucoup de vieux continuent

jusqu’à la limite de leurs forces à êtres actifs, on en voit mendier

pour rapporter coûte que coûte un peu plus qu’ils ne consom-

ment. Moins hasardeux, le remariage des veufs reste un fait social

du XVIIIe siècle, malgré des implications familiales complexes.

Enfin, existent toujours les renoncements à l’indépendance, et

l’entrée dans une maison, sur le modèle des Hofjes hollandais

où les vieux sont pris en charge par les municipalités, ou des

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Armenhaüser en Allemagne, maisons de pauvres créées en nombre

dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ou encore les workhousesen Angleterre, qui sédentarisent les vieillards pauvres et abandon-

nés sur leur lieu de naissance, et où l’on exige toujours un travail

en échange de l’hébergement. En France, le modèle dominant du

cadre de vie de la vieillesse pauvre est toujours l’hôpital général.

La première condition d’entrée est d’abandonner ses biens à l’hô-

pital, et en même temps d’abandonner toute indépendance,

presque toute dignité, on connaît bien par le journal qu’il a laissé,

publié en 1911 par P. Dufay, et récemment étudié par M.-C. Dinet-

Lecomte, la situation du vieil Isaac Girard, hébergé pour ses vieux

jours à l’hôpital général de Blois, et sa lecture en est affligeante. On

constate, au sein de l’hôpital, la persistance de la confusion entre

les âges, entre les malades et les pensionnaires sains, entre ceux

qui se trouvent hébergés de leur plein gré et les pauvres errants

arrêtés au hasard d’une patrouille de maréchaussée. Un peu plus

d’hommes que de femmes au début du XVIIIe siècle, rapport

inversé à la fin du siècle. Des hommes qui achèvent leur vie dans

un cadre mesquin. Carences alimentaires et sanitaires, manque de

confort et d’affection, un néant médical et moral. La promiscuité

est pesante, c’est ce dont semble avoir le plus souffert Isaac Girard,

qui ne s’attarde pas sur le mobilier vieux et mauvais. Mais au

moins, l’hôpital n’est pas une prison, les vieillards peuvent y rece-

voir des visites, et d’autres peuvent même y trouver une petite

activité – jardinier, portier, fossoyeur, et pour les femmes travail de

blanchisserie ou de cuisine.

Dans ces situations, au-delà d’une diversité apparente, possibilité

de survie négociée dans un cas, acceptation de la dépendance

dans les autres cas, il y a une uniformité dans la pauvreté de la

vieillesse. La clé est toujours que l’on ne conçoit pas l’existence en

dehors du travail, et à défaut, il n’existe pas d’autre solution que

l’assistance, quelle que soit la forme qu’elle prend. A l’exception,

toujours, de ceux qui ont assez de biens pour s’en passer et ache-

ver leur vie sur leurs propres revenus. Ce qu’on appellerait une

vieillesse riche. Mais l’on sait bien, à l’exemple du Céphale de

Platon, qu’il vaut toujours mieux être riche, cultivé, bien portant et

entouré, que pauvre, ignorant, malade et solitaire...

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XIXe ET XXe SIÈCLES - L’APOGÉE DE LAVIEILLESSE PAUVRE ASSISTÉE, L’ÉMERGENCED’UNE VIEILLESSE AISÉE INDÉPENDANTE

Tout change en profondeur lorsque les sociétés européennes, et

dans cette démarche la société française a été pionnière, admet-

tent que la vieillesse justifie, en soi, des ressources propres, garan-

tie éminente de la dignité de l’âge. Alors, le rapport entre les vieux

et l’argent se transforme en profondeur. La vieillesse pourra deve-

nir un temps de la vie, et non rester un temps de survie.

Tel est le sens de l’immense mouvement né à la fin du XVIIIe siècle

et très largement développé dans le courant du XIXe siècle, à par-

tir du moment où se sont développés des systèmes de retraite. Il

est désormais admis que le vieillard peut avoir des ressources

propres, en dehors d’une activité « utile », ou sous une autre forme,

qu’il a gagné par sa vie active le droit à créer le cadre de son exis-

tence au terme de sa vie, lorsqu’il entre dans sa dernière période,

celle de l’inactivité, qui se trouve ainsi introduite, dirait-on de

manière actuelle, dans une économie monétaire…

Dans l’ensemble de l’Europe, tout commence avec la mise en place

progressive de différents systèmes de pensions militaires, à la

charge de l’Etat. Leur existence est fondée sur la reconnaissance

essentielle de la dignité du vieux serviteur qui a consacré sa vie,

parfois sa santé ou l’un de ses membres, au service de son roi. En

contrepartie, le roi assure la charge qui lui incombe, les moyens de

la vieillesse. L’initiative a été française : à partir de 1764, une poli-

tique de retraite est mise en œuvre, avec une première pension

d’invalidité, très modeste, puis une pension de vétérance qui

récompense la durée des services et non pas seulement la blessure

ou l’usure. Le principe, non formulé, d’une retraite acquise auto-

matiquement après de longs services est en train de naître. Les

bénéficiaires de cette politique d’assistance sociale sont au début

assez peu nombreux, ne sont aussi que des hommes, et sont véri-

tablement très âgés. Mais leur pension, insaisissable, les met dans

la voie d’une position sociale honorable. Ils n’ont plus à tendre la

main : ils ne sont plus à la charge d’une famille ou d’une commu-

nauté quittée depuis longtemps ; ils sont autonomes ; ils sont aussi

inactifs. A l’exemple de ce premier système, d’autres systèmes de

pensions ont vu le jour, dans la Ferme générale, dans les Postes,

dans la régie générale. Et à un autre point de vue, à l’exemple

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

français, des systèmes de pensions ont été créés dans les autres

monarchies européennes. En 1790, en France, le système est

étendu à l’ensemble des serviteurs de l’Etat. Mais en même temps,

la législation civile mise en place par la Législative d’abord, confir-

mée par la Convention et le Directoire, s’est attachée à débusquer

l’autorité paternelle de ses positions traditionnelles. Avec une

majorité nationale fixée à l’âge de 21 ans, la puissance des parents

cesse. Père déchu de ses pouvoirs, le père de famille, et avec une

évolution démographique favorable désormais souvent le grand-

père, ne peut plus compter sur un système familial ou commu-

nautaire pour assurer ses vieux jours. Il doit donc se retourner vers

ses propres biens, il doit redéfinir ses rapports avec l’argent. Qui

reste l’outil vital, et qui n’est pas encore le moyen d’une consom-

mation active.

Pourtant, tout est question de position sociale, dans une société

dont les écarts s’aggravent. En gros, trois positions existent.

La première, en campagne, est difficile, sinon redoutable. Là, le

système des retraites n’est pas encore en vigueur. Il faut encore

s’en remettre à l’institution familiale, mise à mal par l’exode rural

qui accompagne déjà la première révolution industrielle, moteur

d’une transformation radicale des anciennes structures. En gros,

avant le XIXe siècle, existait une masse paysanne relativement uni-

forme, désormais condamnée à l’éclatement. La disparition des

anciennes familles larges est le fait le plus marquant dans les cam-

pagnes médiocres, les plus marquées par l’exode rural. Les plus

vieux restent au pays. Solitude et appauvrissement vont de pair,

encore que la famille soit plus sûrement détruite que les biens.

Dans les pays plus aisés, l’entretien familial reste la règle, et si

l’ancêtre qui règne sur la maisonnée est assez vigoureux ou assez

riche pour conserver la main-mise sur l’ensemble de ses terres, en

continuant de travailler quand il le peut, il assure sa vieillesse. Mais

en gros, dans l’ensemble, c’est bien désormais la question des

biens, terre mais aussi capital, qui devient la clef de la vieillesse

rurale. Ceux qui ont épargné s’en sortent, ils sont sans doute les

plus rares. Ceux qui n’ont pas épargné de quoi entretenir une

main d’œuvre, qui assure l’exploitation de la terre, sont à la merci

de leurs enfants qui souhaitent mettre la main sur la propriété

avant qu’elle ne soit vendue. « Rien de plus commun que l’oubli deleurs devoirs de la part des enfants des deux sexes envers les auteursde leurs jours parvenus à la vieillesse », écrit Rouveillat de Cussac

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dans un mémoire sur les paysans de l’Aveyron et du Tarn. S’ils ont

eu l’imprudence de donner leurs biens à leurs héritiers, même avec

une rente viagère, ils s’exposent à se voir maltraités. C’est le thème

de La Terre, de Zola, avec le destin tragique du vieux Fouan. Mais

s’ils ne donnent pas leurs biens, ils risquent plus encore, car les

enfants ont alors un vrai motif pour les faire disparaître, meurtres

soigneusement effacés par le silence des campagnes. Défense indi-

viduelle, la tendance à se constituer un petit trésor caché, le

célèbre « bas de laine », des pièces d’or ou d’argent dans une

cache, qui conservent leur valeur parce que le métal précieux est

toujours précieux, et parfois des billets dont la valeur s’érode –

mais sans excès. Le XIXe siècle n’a pas vue la collection de déva-

luations qui caractérisent le XXe siècle. Dans tous les cas, cet argent

conservé dans le secret rassure, mais se trouve stérilisé. Il n’aide pas

à l’amélioration du confort matériel, il n’a comme véritable fonc-

tion que de rassurer – ce qui n’est pas négligeable, et ce qui n’est

pas comparable à l’avarice d’un Harpagon caricaturé par Molière

au XIXe siècle.

Cependant, la ville est devenue largement plus néfaste au

vieillard, dans un cadre si divers qu’il est illusoire de prétendre

schématiser : chaque groupe social sécrète sa propre vieillesse. En

gros, on peut quand même dire que dans les nouvelles grosses

villes industrielles – Lille, Manchester, Essen – le vieillard est rapi-

dement en surnombre, incapable de s’insérer dans les nouveaux

métiers créés par la mécanisation, ne bénéficiant d’aucune réserve

d’argent au terme d’une vie de travail toujours payé au niveau

minimal, et dans une époque où, grâce au sensible déclin de la

mortalité infantile, les familles très nombreuses sont devenues la

règle, ce qui n’existait pas sous l’Ancien régime. Les vieillards n’ont

aussi plus de place dans une famille qui n’a pas les moyens de les

entretenir, et ils commencent à fournir cette population considé-

rable des vieux pauvres des villes qui se trouveront dans le

meilleur des cas secourus par des œuvres d’assistance privée, par

exemple les Maisons fondées sous l’impulsion de Jeanne Jugan

par les Petites Sœurs des Pauvres à partir du milieu du XIXe siècle,

et dans le pire des cas oubliés dans leur solitude et leur misère, à

l’exemple du père Goriot de Balzac, qui a d’abord été dépouillé

par ses filles avant d’être abandonné sans pitié.

La similitude entre les deux vieillesses pauvres, en campagne et en

ville, est sans doute dans le maintien, autour de la personne du

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vieillard, d’un cercle social et territorial très étroit : une vie qui

s’achève dans un espace sans horizon, le village pour la cam-

pagne, le quartier pour la ville, et au fond sans entourage. La ques-

tion du rapport avec l’argent n’y a guère de sens. C’est, au fond,

le même horizon que crée le développement de l’assistance de

l’Etat, avec presque jusqu’à la fin du siècle le maintien de l’amal-

game historique entre toutes les catégories de malheureux qui

doivent y recourir. En 1889, au premier Congrès international d’as-

sistance qui se tient à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle,

le principe de l’assistance est encore une fois proclamé en faveur

des enfants, des malades, des infirmes, des vieillards – histo-

riquement, les pauvres. Quinze à vingt années plus tard, la loi du

14 juillet 1905 se penche exclusivement sur le sort des vieillards

indigents, crée les asiles qui auront pendant plus d’un demi-siècle

si mauvaise réputation, espaces de retrait et d’enfermement, de

survie ou de fin de vie plutôt que de vieillesse, mais en même

temps doublés par un nouveau système généralisé de retraite

dont la mise en forme législative s’étend sur les années qui sépa-

rent la loi de 1905 de la Première Guerre mondiale.

N’échappent à cette règle tragique de la vieillesse que ceux qui

sont issus d’une société plus aisée, celle qui anime et encadre la

grande révolution scientifique, technique et matérielle du XIXe

siècle, en gros de la bourgeoisie triomphante qui prend en main

les banques, les usines, et souvent les terres, parfois même les châ-

teaux de l’ancienne noblesse, crée ses nouvelles dynasties et fait

du vieillard le chef d’un lignage fortuné, entouré, et dominateur.

Avec un peu moins de fortune, c’est la fraction sociale au sein de

laquelle la famille devient un idéal bourgeois, au sein de laquelle

de nouveaux rites donnent une nouvelle place au grand-père et à

la grand-mère, avec en particulier la construction d’un lien privilé-

gié entre grands-parents et petits-enfants. Ici l’affection, la ten-

dresse, l’émotion peuvent apparaître : elles en ont les moyens. Et

l’on ne doit pas s’y tromper : la vieillesse aisée, choyée, dominante,

illustrée par les romans de la comtesse de Ségur ou par la réflexion

morale de Madame Swetchine, qui se situe sur un plan purement

spirituel, mais en même temps à l’abri de l’urgence matérielle,

n’est sans doute pas la règle, mais on aurait tort de négliger le fait

qu’elle existe. L’histoire de la vieillesse au XIXe siècle n’est plus seu-

lement un chapitre de l’histoire générale des pauvres…

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XXe SIÈCLE - ENTRE VIEILLESSE ARGENTÉEET VIEILLESSE RÉCUSÉE

La politique engagée avant la Première Guerre dans le domaine

de l’assistance, de la prévoyance, et finalement de la reconnais-

sance, par la mise en place d’une retraite généralisée, se déve-

loppe largement après la Seconde, et se traduit par une améliora-

tion régulière de tous les régimes de pensions, largement favorisée

par les conditions économiques des Trente Glorieuses. Elle est la clé

d’une rupture dans la condition du vieillard.

Mais, quelles que soient les critiques qui peuvent lui être adressées

et les faiblesses ou les limites qui peuvent lui être reprochées, il est

trop simple de réduire cette rupture avec l’existence d’un système

de retraites bien structuré. Les retraites sont, incontestablement, à

l’échelle de l’Europe, ou plus exactement du monde qu’on appel-

lera après la Seconde guerre le monde développé pour l’opposer

au mode sous-développé, un apport majeur à la condition des

personnes âgées. Peu importe ici que leur conception repose sur

tel ou tel autre mode de financement ; on sait, pour simplifier, qu’il

existe deux principaux systèmes. Le premier repose sur un prin-

cipe de répartition, la garantie de la retraite repose sur un contrat

implicite entre générations et suppose le partage entre les retraités

des cotisations versées par les actifs, dont les retraites seront à leur

tour liées aux capacités des générations futures. Le second repose

sur le principe de la capitalisation : la garantie des retraites tient à

un contrat économique, les retraites étant assurées par les revenus

de placements faits au temps de l’activité, ce qui suppose la capa-

cité des marchés financiers d’offrir sur une longue période un ren-

dement positif aux capitaux investis. Le système français tient du

premier principe, même si, collectivement ou individuellement

beaucoup s’assurent des revenus relevant du second principe. Et à

dire vrai, peu importe aussi que leur montant, régulièrement infé-

rieur au revenu de la vie active, soit toujours un indicateur d’infé-

riorité sociale : leur existence donne au vieillard des ressources, et

à défaut de lui garantir l’indépendance, lui permet de s’insérer,

même modestement, dans un système économique au moins de

consommation. Ce qui compte sans doute beaucoup plus, c’est

l’évolution globale de la société qui les environne.

D’une part, la spectaculaire croissance de ce qu’on appellera, sim-

plement, le niveau de vie général – les biens matériels nous enva-

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hissent et nous submergent, sans véritable distinction d’âge. Le

vieillard, comme les autres âges de la société, vit mieux, mange

mieux, se déplace, accède à une vie culturelle, s’entoure de biens

matériels, profite d’une croissance généralisée dont, souvent, l’on

ne veut pas prendre la mesure. Et dans sa tranche d’âge, grâce à

l’armature d’une immense protection sociale, le vieillard n’est plus

inéluctablement renvoyé au dénuement. Il demeure pourtant

longtemps en retrait, et donc aux marges de la pauvreté, dans la

mesure où ses revenus sont érodés par une inflation qui a accom-

pagné l’explosion économique du XXe siècle. Celle-ci est mainte-

nant nettement plus réduite, et de ce fait, la condition du vieillard

ne se définit sans doute plus par le renvoi à l’image ancienne de

la misère, sauf dans un discours politique artificiel ou médiatique,

et dans le cas tragique, à distinguer de la vieillesse de tous, de la

vieillesse des pauvres, d’autant plus révoltante qu’elle ne répond

plus à la situation la plus courante.

A quoi s’ajoute, d’autre part, une révolution démographique qui

restera, dans l’histoire longue, par l’ensemble de ses implications,

l’un des événements majeurs de l’histoire de la seconde moitié du

XXe siècle. Deux des données de cette révolution démographique

touchent directement à la condition des vieillards. La croissance de

la longévité, d’une part, qui implique qu’ils conservent leurs biens

beaucoup plus longtemps que dans l’histoire des générations pré-

cédentes, la transmission de l’héritage devient tardive, et qu’en

même temps la génération active, dont les générations commen-

cent de plus à se creuser, doit donc supporter beaucoup plus long-

temps une charge qui devient naturellement intolérable. En parti-

culier avec l’avènement des très grandes longévités, car la prise en

charge par la collectivité des dépenses de santé rend cette longue

vie coûteuse… D’où une série de réactions globales de la société,

qui ne sont pas toujours favorables. Le système des retraites, très

lourd à supporter, en vient à être mis en cause. Réajusté une pre-

mière fois avec la réalité des âges en 1993 avec le passage à qua-

rante annuités, il est depuis cette date régulièrement contesté, par

ceux qui estiment légitime d’allonger encore le nombre des annui-

tés, de retarder l’âge de son bénéfice, voire le montant des

retraites, et à l’inverse défendu, souvent contre tout bon sens, par

ceux qui voudraient en maintenir intégralement les données de

l’époque où il a été conçu, lorsque la longévité était largement

moindre, la natalité largement supérieure, et les standards de vie

et de santé largement moins coûteux.

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En même temps, cette nouvelle génération de gens âgés, un « troi-

sième âge » prolongé par un « quatrième âge » si l’on veut, et c’est

le deuxième aspect de cette révolution démographique, avant

d’être trop lourdement à charge de la collectivité dans ses der-

nières années de vie, bénéficie pendant dix, quinze ou vingt ans

d’une santé infiniment meilleure que les générations anciennes, ce

qui est d’ailleurs une condition de son existence. Il en résulte que

ce vieillard nouveau s’insère dans la société de consommation, au

même titre que la génération active, mais presque en compensa-

tion de ce qu’il lui coûte : l’argent doit circuler. Condamné à lui

rendre ce qu’il en reçoit, il est sollicité de tous côtés. Les placards

publicitaires présentent, et de plus en plus, une vieillesse gaie,

valide, lisse, en pleine forme, avide de profiter de ce nouveau

temps de la vie que les générations antérieures n’ont pas connu.

C’est parfois sympathique, car au fond, le vieillard entreprenant et

voyageur, mangeant bien et buvant sec, continuant à pratiquer

le sport et l’amour, est un compagnon plutôt agréable ; et cela

devient pénible lorsque de faux athlètes et de fausses premières

roucoulent en faisant des projets d’avenir, mais deviennent au fur

et à mesure que les années s’accumulent de vrais pigeons… Forcé

dans ses défenses, le vieillard devient la victime d’une pression

publicitaire qui ne se soucie que d’exploiter sa nouvelle richesse.

La frontière entre la dignité reconnue et assumée et l’indignité

d’une caricature avilie par l’exploitation dont elle est l’objet est

une ligne aussi subtile que fragile…

Au bout de la vie, il y a la mort. Cela, au moins, n’a pas changé.

Mais il y a bien souvent désormais aussi, pour beaucoup d’octo-

génaires ou de nonagénaires, un temps dramatique de dépen-

dance, qui n’est en rien comparable à la pauvreté secourue des

sexagénaires et septuagénaires des autres siècles. Ils ont un

revenu, une pension, généralement insuffisante à couvrir les frais

d’une fin de vie de plus en plus longue. Aide sociale, aide médi-

cale, aide affective sont renvoyées à la collectivité, pendant que la

famille pose la question des biens dont la gestion ou la transmis-

sion constituent une nouvelle toile de fond des rapports entre les

générations. Mais d’abord, observons que la société comme les

familles, parvient à faire face à ses obligations. L’essentiel, dans ces

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fins de vie, est sans doute que la question de l’argent n’est plus au

cœur de leur histoire. Production de richesses, acquisition, diffu-

sion, échange, détention de biens stérilisés, richesse ou pauvreté

ne sont plus les clefs d’entrée dans le dernier âge, ou du moins s’ef-

facent derrière la pesanteur morale d’une situation nouvelle pour

laquelle il n’y a pas de réponse. On évoque souvent, à juste titre,

la pesanteur terrible pour la famille du vieillard, et l’on en vient à

poser la question de la signification de la vie pour un vieillard en

état de démence. Quelles que soient les réponses suggérées, entre

accompagnement, acharnement médical, euthanasie, gardons

nous de juger, c’est toujours trop facile.

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