Georg Lukacs CritiqueIdeologieFasciste

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  • Georg Lukcs

    En critique de lidologie fasciste.

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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    Ce livre est la traduction du recueil de Georg Lukcs, Zur Kritik der faschistischen Ideologie, Aufbau-Verlag, Berlin Weimar, 1989. Il regroupe deux essais publis lorigine par les archives Lukcs de Budapest, chez Akadmiai Kiad, en 1982, et rests indits jusqu cette date : Wie ist die faschistische Philosophie in Deutschland

    entstanden? crit Moscou en 1933 Wie ist Deutschland zum Zentrum der reaktionren

    Ideologie geworden? crit Tachkent en 1942. Ces textes taient jusqu prsent indits en franais.

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    Comment la philosophie fasciste est-elle apparue en Allemagne ?

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    Avertissement de lditeur.

    Cet essai a t crit chaud , en 1933, une poque o la ligne officielle de la IIIe internationale tait la stratgie classe contre classe. On ne stonnera donc pas dy voir les sociaux-dmocrates qualifis de sociaux-fascistes, frres jumeaux des fascistes selon le mot de Staline. Mais ce texte na eu aucun impact lpoque, puisquil na pas t publi. Lukcs devait, dans sa prface de 1967 Histoire et conscience de classe, dsapprouver a posteriori cette stratgie qui avait ferm la porte toute union de la gauche contre le fascisme. Mais il est bien vain dimaginer en quoi le cours de lhistoire aurait t modifi par une stratgie diffrente. Si erreur il y a eu, elle a ses racines dans la situation historique de lpoque. Moins de quinze ans se sont couls depuis la fin de lpouvantable boucherie que fut la guerre mondiale des imprialismes, depuis la rpression sanglante de la rvolte spartakiste et lassassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, avec la participation active des sociaux-dmocrates. La crise profonde du capitalisme semble prsager sa fin prochaine. La jeune rpublique sovitique offre une perspective alternative. Mais le fascisme remporte des succs. Prs de quatre-vingts ans plus tard, la situation est bien diffrente. La perspective socialiste sest effondre. Le capitalisme reste le seul systme existant, mme sil nen est pas rendu plus aimable. Pire, aprs laccalmie des trente glorieuses, il a renou avec les crises cycliques, violentes. Les diffrentes formes de fascismes, populismes, intgrismes redressent la tte. Comprendre leur mergence reste donc un enjeu primordial. Cest en cela que le texte de Lukcs, si lon fait abstraction de ce problme de smantique, garde toute son actualit.

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    Avant-propos Ce livre est un texte de combat. Un texte de combat contre lidologie du fascisme. Ds le dpart, il na donc pas lintention de passer en revue la philosophie allemande de la priode imprialiste de manire systmatique et exhaustive. Nous ne mentionnerons que ces auteurs, nous ne citerons que ces ouvrages qui montrent le plus clairement cette tendance fondamentale qui est la leur et cela concerne l lvolution de lidologie bourgeoise , lvolution vers lidologie fasciste dans ses tapes les plus importantes. Si par consquent des auteurs se sentent offenss, soit parce quils apparaissent dans ces dveloppements ou parce quils nont pas t pris en compte, sils se plaignent dun arbitraire dans le choix, on peut leur dire ceci : lauteur de ce livre sait trs prcisment quil y a bien plus dauteurs allemands qui appartiennent cette ligne quil na t en mesure den citer. Mais pour illustrer concrtement, par un exemple, la mthode de choix il est intressant et remarquable que les no-machistes 1, qui tiennent Marx pour scientifiquement insuffisant, se rfrent Nietzsche dans leur rejet de la ralit vraie . En revanche, il est tout fait vident que Hugo Fischer 2 est contraint de placer Hegel et Nietzsche dans la mme ligne dvolution ; il est donc superflu de gaspiller ne serait-ce quun seul mot sur de telles vidences. Ou bien, il est clair

    1 Machistes. Disciples dErnst Mach (1938-1916), physicien et

    philosophe autrichien. Le livre de Lnine Matrialisme et Empiriocriticisme, uvres tome 14, est consacr la critique des conceptions de Mach et Avenarius.

    2 Hugo Fischer (1897-l975), philosophe, sociologue et historien de la

    culture. Il entretint une correspondance avec lcrivain Ernst Jnger. Il quitta lAllemagne nazie pour stablir en Norvge, puis en Angleterre.

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    que Klages 3, par exemple, reprsente une tape entre Spengler 4 et Baeumler 5. Il nous a cependant paru superflu de brouiller la perception de la ligne gnrale dvolution en insrant un trop grand nombre de chanons intermdiaires. Et ainsi de suite sur des centaines dautres exemples. Plus importante nous parat lobjection selon laquelle la mise en vidence du cheminement historique de lvolution qui conduit idologiquement la conception fasciste du monde, la mise en vidence de la cohrence et de la ncessit de cette volution, pourrait affaiblir le combat contre le national-socialisme. Il est cependant de notre devoir essentiel beaucoup le disent de mener un combat sans complaisance contre le rgime hitlrien, contre son idologie. Si lon montre, comme ce livre essaye de le montrer dans le domaine de la philosophie , que le national-socialisme actuel en Allemagne a t le produit logique de lvolution imprialiste de la bourgeoisie allemande, alors on minore la responsabilit des dirigeants allemands, on mousse larme qui doit tre brandie contre eux, en rendant tout le

    3 Ludwig Klages (1872-1956). Voir son uvre matresse : Der Geist als

    Widersacher der Seele (1929-1932) [Lesprit, adversaire de lme]. 4 Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand. Son uvre

    majeure : Le Dclin de l'Occident, (Gallimard, 1976) publie en 1918, lui valut une clbrit mondiale. En Allemagne, il devint l'un des auteurs phares de la Rvolution conservatrice qui s'opposa la Rpublique de Weimar.

    5 Alfred Baeumler (1887-1968), philosophe ayant acquis une notorit

    particulire lpoque de national-socialisme, et troitement li au national-socialisme. Il sest fait connatre en premier lieu par des tudes sur Kant, Nietzsche, et Spengler. Voir son travail Kants Kritik der Urteilskraft (1923) [La critique de la facult de jugement de Kant], ainsi que ses Studien zur deutschen Geistesgeschichte (1937) [tudes sur lhistoire intellectuelle allemande].

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    pass rcent de lAllemagne bourgeoise complice de la mise en place du pouvoir fasciste. Il faut ce sont les mmes qui le disent dmasquer dans toute leur abjection les crapules qui rgnent en Allemagne, il faut montrer quils sont une bande issue de la bourgeoisie dclasse et du lumpenproltariat, un petit groupe daventuriers une rdition des hommes du coup dtat de dcembre au temps de Napolon III qui ont assujetti toute lAllemagne, y compris la bourgeoisie, leur tyrannie sadique. Ces raisonnements, et dautres analogues auxquels lauteur, comme beaucoup dautres, se trouve sans cesse confront, verbalement et par crit, ont une tonalit extraordinairement radicale, mais ils ne sont en ralit rien de plus que le renoncement tout combat vritable. Quiconque a suivi les luttes politiques des dernires annes en Allemagne sest assurment heurt tout instant des variantes de cette conception. On disait : il faut que Brning 6 soit soutenu, il faut quHindenburg soit lu prsident, etc. pour que Hitler ne passe pas. Le rsultat pratique de cette realpolitik, chacun peut le mesurer aujourdhui : ce quil faut maintenant, cest en tirer les consquences politiques. Cela veut dire quil faut voir clairement ce quest Hitler, sur qui il peut sappuyer, qui sont ses vritables ennemis et qui sont ses adversaires de pure faade, ceux dont le combat contre lui veut et peut abattre son systme, ou ceux dont lopposition nest quun pur simulacre.

    6 Heinrich Brning (1885-1970), homme politique allemand, membre du

    Zentrum, chancelier du Reich du 28 mars 1930 au 30 mai 1932, date laquelle il est destitu par le Prsident Hindenburg au profit de von Papen.

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    Il suffit de penser au 20 juillet 1932. La dposition du gouvernement prussien tait dans lair depuis plusieurs semaines dj. Des bruits issus des sphres sociales-dmocrates de gauche et du Centre couraient selon lesquels on tait rsolu la rsistance. Lentourage dHirtsiefer 7 prtendait mme quen ce cas, on dplacerait le gouvernement prussien Essen et quon se placerait sous la protection des travailleurs de la Ruhr. Est-ce quune telle rsistance avait des perspectives ? videmment. Il suffit de se remmorer leffet de la grve gnrale en rponse au putsch de Kapp 8. videmment, la rsistance aurait t cette fois plus importante, la grve gnrale elle seule naurait pas suffit ; il aurait fallu en venir la guerre civile, mais une guerre civile o toutes les conditions pour une dfaite de Papen 9 et Hitler auraient t runies. Le rappel du putsch de Kapp et de la grve gnrale qui la touff nest plus ici une simple analogie historique. Il est prcisment la raison dcisive pour laquelle on nen est pas arriv une rsistance, un appel aux travailleurs lors de la dposition du gouvernement de Prusse. Car la grve gnrale contre Kapp stait dj, certes localement seulement, en Saxe, dans la Ruhr, transforme en soulvements ouvriers, dont les objectifs dpassaient

    7 Heinrich Hirtsiefer, (1876-1941), homme politique allemand, membre

    du parti du centre. Ministre-Prsident de Prusse. Il fut intern en camp de concentration en 1933, et mourut des suites de sa dtention.

    8 Tentative de putsch mene entre le 13 mars et le 17 mars 1920 par une

    brigade mene par Wolfgang Kapp (18581922), dirigeant dun parti nationaliste. Elle choua en raison dune grve gnrale dclenche par les syndicats et les partis de gauche.

    9 Franz Joseph Hermann Michael Maria von Papen (1879 - 1969),

    officier et homme politique allemand. Chancelier du Reich du 1er juin 1932 au 17 novembre 1932. Il aida Hitler arriver au pouvoir.

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    largement et devaient dpasser le rtablissement du statuquo aprs que le problme Kapp eut t rgl. Le SPD, et surtout lUSPD 10 avaient alors encore russi isoler ces soulvements de la majorit de la classe ouvrire et rendre ainsi possible leur rpression sanglante sous direction sociale-dmocrate. Mais o tait, lt 1932, la garantie pour quune rsistance contre la dposition du gouvernement Braun 11-Severing 12-Hirtsiefer en reste, puisse en rester, au statuquo ? Il suffit de comparer, comme symptme tout fait superficiel, les rsultats des scrutins de 1920 (aprs le putsch de Kapp) et de novembre 1932 ; le KPD avait recueilli un demi-million de voix en 1920, presque six millions en 1932. Et la direction du SPD devait savoir trs prcisment quelle contrlait bien moins ses propres troupes en 1932 que ce ntait le cas en 1920 avec laide de lUSPD. Pour cela, les luttes de classes des douze annes coules entretemps avaient exerc une influence trop grande, mme si elle ntait pas devenue communment consciente. Et comme les masses apprennent vite au cours dune action rvolutionnaire, ralisent souvent en quelques jours ou semaines une volution de plusieurs annes, les probabilits dun

    10 SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) : Parti social-

    dmocrate dAllemagne. USPD (Unabhngige Sozialdemokratische Partei Deutschlands), parti social-dmocrate indpendant dAllemagne, cr en 1917 par la gauche du SPD, hostile la guerre. Une fraction de lUSPD formera le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands), parti communiste dAllemagne, en dcembre 1918, rejoint par dautres militants de lUSPD loccasion dune nouvelle scission en octobre 1920. Le groupe restant rintgrera le SPD en 1922.

    11 Otto Braun (1872-1955), homme politique allemand de la Rpublique

    de Weimar, membre du Parti social-dmocrate (SPD). Il fut, presque sans discontinuit, de 1920 1932, ministre-prsident de la Prusse.

    12 Karl Wilhelm Severing (1875-1952), homme politique social-

    dmocrate allemand pendant la rpublique de Weimar.

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    statuquo sauv par la rvolution se prsentaient lt 1932 tout autrement, et de manire bien pire, quau printemps 1920. Dautant plus que le statuquo lui-mme de 1932 avait des caractristiques tout fait diffrentes et apparaissait de ce fait aux masses de manire tout fait diffrente quen 1920. Les illusions des plus larges masses de travailleurs concernant la rpublique de Weimar et sa dmocratie taient alors encore trs fortes. De larges masses voyaient dans la rpublique et la dmocratie la transition organique , non violente ncessaire vers le socialisme. Des masses sans doute plus larges encore y voyaient quelque chose de prcieux, en soi et pour soi : cette organisation de ltat et de la Socit dans laquelle on avait encore longtemps vivre. Mais quest ce que ctait que le statuquo de 1932 ? Un rappel Papen des limites de la lgalit et de la dmocratie ? Ou un retour au rgime de Brning ? tait-il pensable dappeler les masses une action rvolutionnaire et la grve gnrale en juillet 1932 aurait t une action rvolutionnaire pour rtablir, la place dun deux-tiers de fascisme, un statuquo de trois cinquimes de fascisme ? (les chiffres ne doivent servir ici qu caractriser la situation tactique, ils sont videmment tout fait arbitraires pour caractriser Papen ou Brning.) Cette analogie avec une rsistance qui ne sest pas produite, et qui a mme t violemment touffe (par la social-dmocratie confronte lappel la grve du KPD) peut paratre oiseuse maint lecteur, et dplace par rapport notre sujet. Elle nest cependant pas oiseuse, pas plus quelle ne nous carte de notre sujet. Bien au contraire. Cest prcisment elle qui nous introduit au

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    cur des questions de conception du monde quil nous faut traiter ici. Elle ne montre en effet pas seulement l o les seules forces vritables et actives contre le fascisme peuvent tre mobilises, mais elle montre aussi que quiconque nen appelle pas ces forces, ne sappuie pas sur ces forces a dj quil le sache ou non, quil le veuille ou non moiti mis le pied dans le fascisme, il joue une nuance du fascisme, dj dpasse du point de vue fasciste, contre une autre plus dveloppe. Au lieu par consquent de combattre le fascisme, quiconque adopte un tel point de vue ne peut rechercher que ceci : ralentir le processus invitable de fascisation, lui donner des formes plus civilises . La thorie malsaine du moindre mal est la base de cette vue fataliste de linvitabilit du fascisme. Brning est le moindre mal par rapport Papen, Schleicher 13 par rapport Hitler, et peut-tre demain Hitler par rapport des extrmistes nationaux-socialistes , et ainsi de suite jusqu linfini. Et de fait, le fascisme est invitable, tant que ne se sont pas dchanes ces forces qui seules sont en mesure de lui donner le coup de grce : les forces du proltariat uni pour la rvolution et qui lutte pour la cause de la libration de tous les travailleurs de loppression et de lexploitation. Le proltariat combat cependant le fascisme en tant que forme actuelle de domination du capitalisme, du capitalisme de monopole imprialiste daujourdhui. Et il ne peut pas le combattre efficacement sil restreint sa lutte la simple forme ; il doit la fois atteindre et abattre avec la forme le contenu, avec la forme fasciste lexploitation capitaliste.

    13 Kurt von Schleicher (1882-1934), militaire et homme politique

    allemand, dernier chancelier de la Rpublique de Weimar avant Adolf Hitler. Il fut assassin par des SS lors de la nuit des Longs Couteaux.

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    Cette conception largement rpandue que nous combattons ici, dont les dernires vagues ont frapp et frappent encore jusque dans le camp du communisme, spare en revanche le fascisme de ses bases historiques, socioconomiques. Selon celui qui leffectue, cette sparation revt un caractre, soit de radicalit extraordinaire, soit de ralisme politique extraordinaire. Mais comme la sparation ne se produit que dans la pense et pas dans la ralit, la ncessit jamais admise, jamais apprhende par la pense, continue de hanter les ttes sous forme de fatalisme et se mlange de manire bizarrement clectique toutes les lucubrations de projets combien radicaux , ou dun merveilleux ralisme politique , dabord pour viter le fascisme, puis pour lcarter. Qui ne pense pas, quand il entend les dbats des sociaux-dmocrates franais, qui, par peur du Hitler allemand, voudraient eux-mmes devenir des petits Hitler franais, au discours dun ralisme politique grandiloquent de Wels 14 Magdebourg : Sil doit y avoir dictature, cest nous qui lexercerons ! Wels avait raison, dans la mesure o le contenu socioconomique dune dictature quil aurait exerce aurait t, dans sa nature, le mme que celle de Hitler. Mais avec son ralisme politique , il a t un faiseur de projets tout aussi creux que le sont ces sociaux-dmocrates franais qui simaginent que lon pourrait viter le fascisme en le mettant soi-mme en place. Cette ralisation progressive du fascisme, qui a cr en Allemagne une situation telle que la rvolution national-socialiste a pu prendre possession dun riche hritage, et na fait que tirer les consquences dun processus de

    14 Otto Wels (1873-1939), homme politique social-dmocrate allemand.

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    fascisation de toute la vie publique couvrant de longues annes, montre de la faon la plus claire ce que cela signifie pratiquement de sparer thoriquement le fascisme de lvolution gnrale de la bourgeoisie dans limprialisme daprs guerre. Assurment, cette sparation thorique nest en aucune faon pour la bourgeoisie elle-mme quelque chose de primordial, ce nest en aucune faon une question thorique. Cela dcoule au contraire de la communaut, du dveloppement commun de sa situation gnrale de classe, de ses intrts gnraux de classe. Ces intrts gnraux de classe se manifestent au sein de la bourgeoisie de manire contradictoire et ingale. La diffrence, lopposition mme des intrts au sein des diffrentes couches (et en consquence, au plan politique, des diffrentes fractions) de la bourgeoisie ne sexprime pas seulement de la part des diffrents groupes dans lexigence de mesures diffrentes, de rythmes diffrents etc. dans la mise en place du fascisme, mais aussi dans des exigences diffrentes en ce qui concerne son contenu socio-conomique. Ainsi, pour ne citer quun exemple, lindustrie de transformation ne peut absolument pas se dclarer en accord avec le fascisme radical, 100%, comme lindustrie lourde ou le grand capital foncier. Elle ne le peut tout simplement pas, parce que la dictature fasciste qui sexerce ne signifie pas seulement un rgime de terreur sur tous les travailleurs ( cela, elle naurait rien dessentiel objecter), mais en mme temps et de manire indissociable une dictature sans prcdent de lindustrie lourde au sein des oppositions de fractions dans le capitalisme mme. (Des divergences analogues surgissent sur les questions douanires, sur la question de linflation

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    etc. entre les diffrentes couches de la bourgeoisie.) Mais la question qui se pose l est toujours la mme : quel est le facteur dominant ? Cest dire, quel est llment prpondrant parmi les intrts gnraux de classe de la bourgeoisie dans son ensemble. Poser simplement cette question montre clairement que, ds quil sagit de lexistence ou de la non-existence du systme capitaliste, ces oppositions internes, ces disputes de fractions doivent seffacer. Pas toujours volontairement : souvent, presque toujours, en grinant des dents, en protestant, en intriguant, voire mme en sopposant etc. Mais elles doivent pourtant seffacer. Les temps sont rvolus depuis fort longtemps o lon pouvait, comme en France en 1830 ou encore en 1848, abattre par la voie rvolutionnaire le monopole de domination dune fraction de la bourgeoisie. La bataille de juin du proltariat parisien 15 dfinit clairement la ligne de dmarcation : tant que les rbellions de la classe exploite ont t des soulvements purement locaux, spontans, avec des objectifs limits, comme ltait encore le soulvement lyonnais de 1839 cette possibilit existait, car il y avait encore cette issue denvoyer les masses insatisfaites comme chair canon sur les barricades. En dpit de sa dfaite sanglante, la bataille de juin a fait tellement mrir le proltariat, la rvl en tant que classe, avec des objectifs rvolutionnaires pour la socit dans son ensemble, avec une nergie hroque se raliser rvolutionnairement non plus comme simple classe en soi , mais dj comme classe pour soi , quil semble jamais interdit la rvolution bourgeoise de jouer avec le feu.

    15 Linsurrection ouvrire des 23 au 26 juin 1848.

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    Seule lvolution de la social-dmocratie en un parti bourgeois avec des adhrents proltariens a de nouveau rendu possible des expriences analogues dans les premiers tourments de la priode rvolutionnaire actuelle. Mais la limite se trouve prcisment l o elle avait t trace en son temps pour les anciens partis bourgeois par la bataille de juin : dans la capacit de la social-dmocratie ordonner aux masses laborieuses un jusque l et pas plus loin dans la poursuite des objectifs de classe de lensemble de la bourgeoisie, et aussi pouvoir imposer ce commandement dans la pratique. Cette capacit, la social-dmocratie la perdue dans la dernire crise aige qui sest produite au sein de la crise gnrale du systme capitaliste. Cela ne tient pas sa bonne volont. Ses dirigeants ont maintes fois expliqu quils tenaient le fascisme pour un moindre mal par rapport au bolchvisme. maintes reprises, ils ont montr leur volont subjective daccompagner la bourgeoisie jusquau bout, de combattre avec elles sur les barricades perdues, ou qui semblaient tre perdues (Russie, Hongrie), de partager avec elle lexil et le travail de conspiration contre le pouvoir du proltariat. Cependant, la volont subjective, la fidlit inconditionnelle des Nibelungen , ne suffit pas en loccurrence. Elle ne peut pas fournir de garantie une fraction de la bourgeoisie contre une autre, si elle nest pas en mme temps lie la garantie objective quest la suprmatie idologique et organisationnelle sur une majorit de la classe ouvrire. Une suprmatie o cette majorit participe aussi au mitraillage de la minorit rvolutionnaire, ou au moins le tolre en silence. Ebert 16,

    16 Friedrich Ebert, (1871-1925), homme politique social-dmocrate

    allemand. Il fut le premier prsident du Reich sous la Rpublique de Weimar.

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    Noske 17, et Severing ont pu offrir cette garantie de 1918 1928. Wels, Braun, et Hilferding 18 ne le peuvent plus en 1932. Personne ne conteste donc que de larges couches de la bourgeoisie soient mcontentes de la dictature national-socialiste. Ni que des couches sans doute encore larges aient, avant la prise de pouvoir par Hitler, cherch dautres voies. Mais la question se pose cependant : dautres voies, pour aller o ? Et la question se pose : dautres voies, quel prix ? Les deux questions sont troitement lies lune lautre. Car quels que soient les contradictions et les ingalits de dveloppement, les intrts gnraux de classe de la bourgeoisie doivent aussi simposer, ils doivent mme toujours dimposer. Et la problmatique concrte de ces intrts gnraux de classe de la bourgeoisie rsonne toujours plus clairement avec la croissance de la crise, avec la mise en mouvement, non seulement des masses proltariennes, mais aussi petite-bourgeoises, avec laccroissement constant des sentiments anticapitalistes dans ces masses : Existence ou non-existence du systme capitaliste. videmment, les intrts particuliers des couches et fractions seffacent, obligatoirement, quand on voit les choses sous cet angle. Pas toujours volontairement. Mais lintrt gnral de classe de la bourgeoisie simpose toujours, mme dans les couches dhumeur oppositionnelle, dans la mesure o elles se soumettent, mme si ce nest pas avec enthousiasme, et mme si parmi elles, il y a mme de la colre et de

    17 Gustav Noske (1868-1946), homme politique allemand membre du

    SPD. Surnomm le chien sanglant, [Bluthund], il est connu pour son rle central dans l'crasement de la rvolution spartakiste.

    18 Rudolf Hilferding (1877-1941), social-dmocrate allemand d'origine

    autrichienne. Auteur du Capital financier (1910).

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    lexaspration. En aucun cas, elles ne se laissent aller lextrme, un combat acharn. Dans tous les cas, elles savent quelles ne doivent pas sy laisser entraner. Des menaces peuvent tomber, et elles le font, mais seulement pour dcourager, pour retenir lautre fraction de franchir certains pas. Si le pas est malgr tout franchi, la fraction la plus faible doit sadapter. Cela veut dire que son opposition reste lgale, elle reste une opposition au sein du systme fasciste , mais cest finalement une opposition de faade. Il ny a aucun doute que les tats du sud de lAllemagne taient mcontents de la Gleichschaltung 19, quentre le Casque dacier 20 et SA-SS, de mme quentre les parties de la Reichswehr de la police etc. et lappareil national-socialiste, il y avait des frictions, des divergences, voire mme des oppositions. Mais ce ne sont que des faiseurs dlucubrations et pas des hommes politiques srieux qui attendaient de laccentuation de ces divergences et de ces oppositions la chute, ou mme le simple branlement du rgime national-socialiste. Plus ces oppositions saggravaient et plus il tait certain quau moment dcisif, leur acuit disparatrait obligatoirement, car un combat, un combat vritable entre le Casque dacier et SA naurait t possible et fructueux quavec un appel la classe ouvrire. Et cest prcisment pour cela quil tait ds le dpart impossible aux dirigeants du Casque dacier de se laisser entraner dans une telle preuve de force.

    19 La Gleichschaltung est le processus par lequel les nazis ont rapidement

    tabli en Allemagne un systme totalitaire et une coordination troite entre tous les aspects de ltat et de la socit, suite larrive d'Adolf Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933. Le terme, emprunt au vocabulaire technique, signifie littralement synchronisation .

    20 Stahlhelm, Bund der Frontsoldaten (Casque d'acier, Ligue des soldats

    du front), organisation paramilitaire cre en Allemagne aprs la dfaite de 1918.

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    Naturellement, on ne peut pas sparer les divergences sur la mthode , sur la tactique, des divergences sur leur contenu socioconomique. Nous avons cependant dj montr que les divergences intrinsques, mme si elles peuvent tre importantes dans certains cas, doivent obligatoirement seffacer devant la question de lexistence ou de la non-existence du systme capitaliste, et aussi seffacent elles toujours, comme les faits le montrent. plus forte raison les divergences sur la mthode , sur la tactique. Assurment, les divergences tactiques sont trs profondment lies, dans cette priode, la question cruciale et vitale de lexistence de la bourgeoisie dans son ensemble. Mais cela reste, malgr tout, de simples questions tactiques ; elles restent malgr tout dans le mme cadre de classe. Tactiquement, il sagit de savoir quelles force on peut opposer au sentiment anticapitaliste croissant des masses, non seulement des ouvriers, mais aussi de la petite bourgeoisie urbaine et des paysans. La spcificit du mouvement national-socialiste rside dans le fait quil cherche consolider la domination chancelante du capitalisme de monopole laide de lexploitation, de lexacerbation de ce sentiment des masses. Alors que leurs opposants cherchent endiguer ce sentiment anticapitaliste de masse par un mlange clectique dinfluence idologique et de violence tatique, le refrner, la maintenir dans ses limites. Il y a l de toute vidence une divergence tactique importante. Mais il est en mme temps vident quil sagit dune divergence au sein dun mme objectif de classe gnral : le sauvetage du systme capitaliste. Cette unit de lunit et de la contradiction , comme avait coutume de dire le vieil Hegel, o lunit doit tre

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    videmment le facteur prdominant, a dtermin le type de divergence et son mode de rglement avant la prise de pouvoir par Hitler et le dtermine encore aujourdhui sous la dictature national-socialiste. Il a fallu autrefois prendre position par rapport l irrsistible mouvement de masse du national-socialisme. Et il y a eu galement prise de position de la part des adversaires . Avec peur et respect. Avec peur, non seulement pour des raisons de scurit personnelle (pour lindividu ou le groupe) dans le cas dune victoire national-socialiste, non seulement en raison de la dfense de la dmocratie qui lui est trs troitement lie, mais surtout par peur une peur justifie de lexprimentation qui tait tente : expulser le diable (la haine croissante des masses laborieuses pour le capitalisme) grce Belzbuth (en dtournant cette haine par son excitation). Avec une peur, justifie, de rduire les masses, une fois mobilises et toujours aussi dmagogiquement mensonger que cela puisse tre, pourtant mobilises dans lanticapitalisme, en un troupeau docile du capitalisme de monopole, les ramener endurer lexploitation accentue et loppression par ce mme capitalisme de monopole quelles taient parties pour abattre. Mais cette peur de l exprimentation , de lengagement des dernires rserves, (un mouvement de masse croissant dirig dans le sens du capitalisme de monopole) sest toujours associe un respect intimid pour le mouvement de masse irrsistible . Les adversaires du fascisme ont d se rendre compte que toutes leurs mesures pour inscrire pas pas le fascisme dans le cadre dmocratique nappelaient quexaspration et haine dans les masses de leurs propres partisans ; que la croissance du sentiment anticapitaliste de masse devenait vraiment irrsistible avec

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    laggravation constante de la crise et rvlait de jour en jour le danger toujours plus grand que les masses deviennent vraiment anticapitalistes, consciemment anticapitalistes, quelles adhrent au communisme. Aprs que toutes les tentatives de replacer sous une forme ou sous une autre le mouvement de masse irrsistible sous la direction des anciens partis bourgeois eurent chou, comme il le fallait, et comme la mthode national-socialiste dgarement des masses exigeait imprativement davoir le monopole, comme manifestation, comme simulacre dun bouleversement radical de lensemble du systme, ils ont d rfrner leurs scrupules et se plier la dictature national-socialiste. Ce faisant, ils ont honntement et loyalement rempli leurs obligations lgard des intrts de classe communs de la bourgeoisie. En dployant toutes leurs nergies, ils ont retenu ces masses qui voulaient vraiment combattre le fascisme de combattre le rgime hitlrien alors que celui-ci ne stait pas encore consolid dans lappareil dtat, et ils ont donn au national-socialisme le temps de pause ncessaire pour un renforcement organisationnel de sa domination. La social-dmocratie a prouv l-aussi quelle tait lopposition au national-socialisme la plus loyale quon puisse imaginer. Elle a montr l-aussi quelle stait allie la bourgeoisie imprialiste pour le meilleur et pour le pire, quelle ne faisait de la politique que dans le cadre du capitalisme, pour le maintien du rgne du capitalisme. Cette intgration dans le systme capitaliste ne supprime assurment pas la place spciale quelle y occupe : le fait quelle ait cette fois ci russi retenir ses partisans ouvriers de mener un vritable combat contre la domination du national-socialisme qui se mettait en place

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    a t dcisif pour la consolidation organisationnelle du rgime hitlrien. Maintenant, cette situation sest elle modifie avec linstauration de la dictature national-socialiste ? Oui et non. Si nous considrons les caractristiques socioconomiques fondamentales du rgime hitlrien, alors il est clair quil nous faut rpondre non la question. La lutte des couches et fractions de la bourgeoisie persiste. Elle est sans doute plus violente encore quelle ne ltait avant la prise du pouvoir. Il ny a que les formes de ces luttes qui se sont fortement modifies. Car celui qui croit quavec la dissolution de tous les partis, avec la position de monopole de lidologie national-socialiste, il y a quelque chose dautre que la forme des divergences au sein de la bourgeoisie qui a subi un changement, est victime dune illusion. Il en est de mme de celui qui croit que la domination exclusive du NSDAP 21 signifie une vritable concentration de toutes les forces de la bourgeoisie, un renforcement vritable et durable du pouvoir de la bourgeoisie. Non. Les luttes davant la prise du pouvoir se poursuivent, avec une force qui, pour le moins, ne saffaiblit pas. Mais, et cest l le plus important, elles se droulent aussi, maintenant, au sein du mme systme. Cela veut dire que les diffrents adversaires et opposants du pouvoir national-socialiste voudraient bien transformer sa forme et son contenu, chacun en fonction de ses intrts particuliers, mais ils sont encore plus loigns aujourdhui quavant la prise de pouvoir de tolrer ou mme de favoriser une lutte qui pourrait remettre en cause le contenu du systme.

    21 National-Sozialistische Deutsche Arbeiter Partei, parti national-

    socialiste des travailleurs allemands.

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    Dautant moins que la ncessaire transformation du national-socialisme rgnant, son passage de la rvolution lvolution , limine une partie des vieilles divergences. Quand le gouvernement national-socialiste met de lordre parmi ses propres partisans qui ont pris au srieux la dmagogie sociale de la propagande, par la dissolution dorganisations, par des incarcrations, des internements et des fusillades, quand elle interdit la NSBO 22 toute immixtion dans les affaires de lentreprise, etc. il peut compter sur lapprobation sans limite de toutes les oppositions , de Lbe 23 Hugenberg 24. Et lorsque Hitler, dans ses discours de politique extrieure, dploie toute la dmagogie nationaliste de slogans uss tirs du dbarras de la priode dagitation du national-socialisme, (tout en faisant travailler fivreusement au rarmement de lAllemagne), alors tous les vieux adversaires datant de la dmocratie de Weimar, dont il poursuit la politique extrieure, ne peuvent que le congratuler ; et cest ce quils font. 25 Aussi diverses que soient donc devenues les conditions de lopposition, quelles que soient les transformations intervenues dans le contenu et la forme de cette

    22 Nationalsozialistische Betriebszellenorganisation : Organisation

    national-socialiste des cellules dentreprise. 23

    Paul Gustav Emil Lbe (1875-1967), homme politique allemand (SPD), il a t prsident du Reichstag. Le 22 juin 1933, il se dclare prt cooprer avec le rgime, mais doit y renoncer.

    24 Alfred Hugenberg (1865-1951), leader du Parti national du peuple

    allemand (DNVP) de 1928 1933, il fut membre du premier gouvernement de Hitler en avant que son parti ne soit dissout.

    25 Le 17/05/1933, Hitler prononce au Reichstag un discours de paix . Il

    se dclare prt dsarmer condition que les autres nations en fassent autant. Les dputs du SPD sigeant encore au Parlement approuvent par leur vote sa dclaration de politique extrieure.

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    opposition, le principe fondamental, le noyau essentiel est rest le mme. Sauf que maintenant, les diffrentes oppositions ont pris une fonction : devenir, en tant quoppositions, prcisment, des organisations daccueil pour les masses dues par le national-socialisme. Elles endossent la tche historique dempcher les masses de passer de la fausse rvolution national-socialiste la vritable rvolution, la rvolution proltarienne contre le capitalisme, contre sa forme actuelle de domination, l tat total du national-socialisme. Ils taient autrefois les claireurs de la domination totale du fascisme. Ils sont aujourdhui, prcisment en tant quopposants, des composantes organiques du systme fasciste. Et ceci dautant plus fortement que saccentue plus rapidement la contradiction fondamentale vritable du rgime national-socialiste. savoir lopposition entre les exploiteurs des monopoles capitalistes dont la dictature saccroit constamment dans les entreprises, dans la formation des prix, etc. en un mot dans tous les domaines qui concerne le niveau de vie des masses travailleuses, et les exploits dans la tte desquels on a inculqu le contenu socioconomique du troisime Reich . Cest seulement l quun vritable danger menace le fascisme allemand. Sil a parcouru en quelques mois une volution aussi bien dans la liquidation des organisations concurrentes que dans labandon de son masque pseudo-rvolutionnaire ce nest nullement, comme le proclament ses chefs de publicit, un signe de sa force. Bien au contraire. Cest lexpression dun terrain extrmement mouvant, de la base sociale qui se rtrcit trs rapidement dans lAllemagne, pays industriel dvelopp, avec son proltariat quantitativement norme et de haute tenue qualitative, au

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    cur dune crise qui jusqu prsent sapprofondit et saggrave, mme si cest par -coups. Sur ce terrain, il a fallut trs rapidement dmanteler la dmagogie sociale et nationale. Le troisime Reich a du rapidement se montrer comme une prison svrement garde pour tous les travailleurs. Et plus cette contradiction fondamentale du fascisme au pouvoir clate au grand jour, de manire notoire, pour les plus larges masses, et plus se manifeste le caractre factice de lopposition de tous les adversaires bourgeois du national-socialisme. Ils se trouvent en effet contraints de dire l, ouvertement, sils veulent abattre le national-socialisme, ou simplement le rformer. Et leur choix ne peut pas faire de doute un seul instant. En dpit de toutes leurs divergences qui probablement saccentuent sans cesse tant sur le fond que sur la tactique, et, il est impossible nimporte quel adversaire bourgeois du national-socialisme de voir dans la rvolution proltarienne, dans la chute du capitalisme, un remde la domination national-socialiste. Leur opposition peut aider dsorganiser le rgime national-socialiste, certes en dsorganisant et en garant simultanment les masses travailleuses en rvolte contre le fascisme. Elle doit en effet laider simultanment et avant tout trouver une capacit de manuvre accrue, une possibilit de se restructurer en apparente et de tromper les masses par des rformes . Elle doit surtout aiguiller les masses qui se rvoltent sur une voie lgale, sur une voie dopposition factice, et fournir ainsi au national-socialisme, dventuelles possibilits dissues sa crise. Je le sais : maint lecteur dfinira cette perspective comme une calomnie par anticipation . Je prie ce lecteur de se

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    remmorer les vnements de 1932/1933. De se rappeler comment, avec laggravation de la crise du systme capitaliste qui sest exprime objectivement dans la situation conomique, subjectivement dans linfluence de masse croissante du KPD, ceux qui combattaient le danger fasciste ont eux-mmes toujours plus ouvertement jet le masque de leurs simulacres antrieurs. Et ils ont d le jeter. Car la politique ne peut pas se faire avec des phrases. La politique, cest un calcul, cest la mise en action de masses de millions de gens, de forces relles. Les slogans des politiciens peuvent bien rsonner, en ralit pour autant quil sagisse vraiment de politique et pas de prosateurs et de faiseurs dlucubrations sectaires et sans influence ils sorienteront ncessairement en fonction certaines forces relles, et chercheront sappuyer sur elles. Mais sur quoi peuvent sappuyer les adversaires bourgeois du national-socialisme ? Ce que les masses laborieuses veulent, ils le savent trs bien, et ce sont les dirigeants sociaux-dmocrates qui le savent le mieux : ils veulent, mme si cest aujourdhui encore confus maints gards, la chute du systme capitaliste. Les succs de la propagande national-socialiste ont certes repos prcisment sur une exploitation fallacieuse de cette confusion. Et la comdie tragique que constitue cet garement ne peut pas se mettre en scne nimporte quel moment et quand on le veut. Les masses ont en effet un peu appris, et mme beaucoup de cette dception qui est la leur. Une puissance relle pour le sauvetage du capitalisme ne peut donc tre quun appareil de ltat ou de la socit pour loppression des masses. Le sauvetage du capitalisme est donc aujourdhui synonyme de sauvetage et de soutien dune forme fasciste de domination de la grande bourgeoisie.

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    Il y a bien des politiciens en particulier parmi les sociaux-fascistes 26 qui jouent la dmocratie de la grande et de la petite entente 27 contre le fascisme allemand. Il est impossible de traiter ici, exhaustivement, les caractristiques de cette dmocratie . Rappelons simplement nouveau les dbats dans la social-dmocratie franaise, la prise de position ouverte dune minorit non-ngligeable en faveur dun fascisme franais, la forte croissance du mouvement fasciste en Tchcoslovaquie, au caractre de la dictature militaire en Yougoslavie etc. De tels politiciens veulent donc encore sauver la dmocratie en jouant des formes encore sous-dveloppes du fascisme contre sa forme la plus dveloppe. Assurment, la France, lAngleterre, la Petite-Entente sont indubitablement des forces relles. Mais si cette opinion est subjectivement honnte, il est de la plus grande stupidit politicienne de penser que leurs oppositions lgard de lAllemagne hitlrienne sont quelque chose de diffrent des vieilles oppositions imprialistes par rapport la dmocratie de Weimar . Mme si la prise de pouvoir par Hitler a pu objectivement aggraver ces contradictions, elle na pu en rien changer leurs caractristiques. Cest pourquoi il peut tre rellement avantageux pour la France, lAngleterre, pour la Petite-Entente, dans le travail auprs de leurs propres masses, de dtourner lattention de leurs propres objectifs imprialistes en faisant semblant de mener un combat de

    26 Cette pithte polmique dsigne les sociaux-dmocrates en suggrant

    quils ne sont dmocrates quen apparence, et fascistes en ralit. 27

    La Petite Entente est le nom donn l'alliance militaire conclue durant l'entre-deux-guerres entre la Tchcoslovaquie, le Royaume de Yougoslavie et le Royaume de Roumanie, sous lgide de la France.

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    la dmocratie contre le fascisme . (La propagande franco-anglaise a l, depuis la premire guerre mondiale imprialiste, une grande exprience et habitude). Aussi ces opposants allemands au fascisme qui le combattent sous la bannire de ces dmocraties nont quun seul choix : tre les agents conscients ou inconscients, rtribus ou bnvoles, dun imprialisme concurrent. Ce faisant, ils rendent aussi au fascisme hitlrien un service sans doute le plus souvent involontaire en lui facilitant de dissimuler sa propre trahison de la libration nationale de lAllemagne, dviter quon ne dmasque sa dmagogie nationaliste, par un dtournement de lexaspration des masses contre les traitres la patrie , qui sont assurment de vritables agents dennemis imprialistes de lAllemagne. Le cadre ncessairement restreint dun avant-propos nous contraint limiter lAllemagne les enseignements relatifs au fascisme et des adversaires . Mais quiconque connat les conditions de lItalie, de la Hongrie etc. reconnatra dans les exemples allemands mentionns ici des traits analogues italiens ou hongrois. cela sajoute que la crise actuelle transforme le fascisme en une tendance internationale de la politique bourgeoise, plus fortement et ouvertement que ne lavait fait la dfaite des premiers soulvements rvolutionnaires de la priode daprs-guerre. La stabilisation relative , tant en politique extrieure quen politique intrieure, pouvait alors entraner un rveil des illusions dmocratiques et pacifistes. Mussolini lui-mme tait contraint de sen tenir au point de vue que le fascisme ntait pas un produit dexportation . Cette situation mme a aujourdhui profondment chang. Le national-socialisme allemand est

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    devenu le centre idologique et organisationnel dun mouvement fasciste international, de lAutriche jusqu la Finlande. Et de nombreux indices montrent que si laggravation ultrieure de la crise ne se traduit pas par un essor rapide du mouvement rvolutionnaire proltarien, les tendances fascistes affirmes se renforceront aussi en France et en Angleterre. Une telle diffusion internationale des tendances au fascisme nabolit videmment pas les particularits nationales . Aussi le fascisme allemand est-il maints gards diffrent de litalien, et un fascisme tchque par exemple, prsenterait encore des traits diffrents, ne serait-ce quen raison de la structure particulire de la Tchcoslovaquie. Ces diffrences nexcluent cependant pas de profonds traits communs. Au contraire, elles les soulignent. Car dans le fait, justement, que au travers de toutes les diffrences concernant la question dcisive, la question du rapport entre la bourgeoisie et le proltariat dans la priode de crise du systme capitaliste , ce sont les traits communs qui apparaissent obligatoirement au premier plan, on voit clairement quil sagit, avec le fascisme, de la tendance fondamentale de la bourgeoisie dans la troisime priode de la crise de laprs-guerre. Alors que les diffrences concernent les modalits, le degr, le rythme etc. dans la conduite de cette politique commune du capitalisme de monopole, les traits communs se manifestent de la faon la plus claire sur les questions dcisives. Et cela est vrai, tant pour le fascisme lui-mme, que pour les semblants dopposition bourgeoise. De mme que Hitler a introduit le monopole politique et idologique du fascisme officiel, mme si ce fut sur un rythme plus rapide que Mussolini, de mme quil a d liquider la

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    rvolution fasciste originelle, c'est--dire la dmagogie sociale, de mme les adversaires actuels du national-socialisme en Allemagne ont d reprendre des traits essentiels des semblants dopposition italienne etc. ; cest ainsi que, dans des pays o il na pas encore compltement vaincu, les adversaires du fascisme rptent les traits fondamentaux de cette politique qui ont t appliqus en Allemagne pour prserver de la dictature fasciste. Otto Bauer, lui-aussi, proclame la lutte contre le national-socialisme autrichien au nom de la dmocratie . Et il la mne de telle sorte quil stigmatise ces travailleurs sociaux-dmocrates qui ont cess de croire en la dmocratie , qui veulent opposer la dictature du proltariat la dictature fasciste, comme des traitres et des dserteurs, qui mritent selon lusage de la vieille arme de la monarchie des Habsbourg dtre immdiatement abattus . Aussi mne-t-il la lutte avec employons un mot respectueux la stratgie suivante : Nous devons avant tout nous garder de traiter de la mme faon les noirs et les bruns, les clrico-fascistes et les nationaux-fascistes et pour nous prserver de ce danger, nous avons d depuis mars dployer la retenue et le self-control les plus grands, les plus pnibles. Cette tactique nous a cot des positions trs importantes . (Der Kampf, 1933, numro de juillet, ditorial. Les italiques sont de notre fait). Nous pensons quun commentaire est superflu. Cela ne ferait questomper la communaut de tactique grossire, vidente, entre le Wels de droite et lOtto Bauer de gauche . De la mme faon que la communaut dorientation des Winnig, Leipart 28, et consorts en

    28 August Winnig (1878-1956), militant socialiste allemand, puis

    conservateur nationaliste hostile au marxisme. Theodor Leipart (1867-1947), dirigeant syndical allemand.

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    Allemagne, et des Marquet 29 et Beard en France ne mrite pas non plus de commentaire. Le dilemme fascisme ou bolchevisme nest donc pas une trouvaille des communistes, cest plutt la marque de lpoque dans laquelle nous vivons. Ce dilemme, personne en ralit ne peut lviter. On peut idologiquement, dans sa propre tte, chercher contester son bien-fond. Cela, personne ne peut len empcher. Mais personne ne peut non plus empcher quainsi mme sil simagine tre un adversaire inconciliable du fascisme, mme si les fascistes le traitent personnellement comme un adversaire et le malmnent en consquence il devienne un alli, un complice du fascisme. Mais les faits sont des choses dures, les choses ont leur logique, et celle-ci est plus consquente et inexorable que les raisonnements des individus, aussi finement imagins soient-ils. Cette logique des choses ne se modifie pas du fait quon ne ladmette pas du tout, ou seulement tardivement. Le nationaliste allemand Ernst Niekisch 30 ne sest lui-aussi rendu compte que trs tard que les volontaires temporaires des premires annes de rvolution, qui se considraient comme des nationalistes convaincus, comme des ennemis impitoyables de lEntente ont objectivement, avec la dfaite des soulvements ouvriers en Allemagne, pris soin des affaires de limprialisme de lEntente. Quelques uns des adversaires bourgeois sincres du fascisme ont dj, mme si ce fut avec un certain retard, reconnu cette

    29 Adrien Marquet, (1884-1955), longtemps dput et maire socialiste de

    Bordeaux, ministre du Travail du gouvernement Gaston Doumergue II, il fut ministre d'tat, puis ministre de l'Intrieur dans les gouvernements Ptain et Laval.

    30 Ernst Niekisch (1889-1967), homme politique allemand, idologue du

    National-bolchvisme .

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    connexion. Ils ont avou ouvertement leurs fautes dans la priode entre le 30 janvier et le 26 fvrier 31, davoir voulu combattre le fascisme seuls, isolment, et non pas aux cts, dans le front de lutte du proltariat rvolutionnaire ; davoir, dans leur prtendue indpendance lgard des classes et des partis, exerc des critiques tant vers la droite que vers la gauche , sans voir que toute attaque contre le parti rvolutionnaire du proltariat constitue une aide involontaire la raction fasciste. (Je regrette de ne pas pouvoir citer ici de nom, de date, et de lieux ; mais une partie de ces antifascistes bourgeois sincres et respectables se trouve actuellement entre les griffes des bandits hitlriens.) Et cette reconnaissance est en marche. Mme si cela se fait assurment de manire lente, contradictoire, et ingale. Il faut en effet surmonter des prjugs trs profondment enracins, de profonds prjugs de classe, pour pouvoir surmonter tous les obstacles vers cette reconnaissance. Il faut sopposer sa propre classe sociale. Selon en effet que le national-socialisme est le dbordement criminel dune minorit de crapules, bourgeoisie dclasse et lumpenproltariat, qui a usurp la domination sur lensemble de la socit, et donc aussi sur la bourgeoisie, ou quon le conoit comme le produit ncessaire de lvolution conomique de la priode imprialiste, comme lorganisation de dfense ncessaire du capitalisme de monopole contre la rvolution proltarienne menaante, on prendra sur tous les problmes qui se rapportent la rvolution national-socialiste des positions diffrentes,

    31 30 Janvier 1933 : Hitler est nomm chancelier par le marchal Paul von

    Hindenburg. 27 fvrier 1933 : Hitler supprime les liberts fondamentales et interdit le parti communiste.

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    voire radicalement opposes. Dans le premier cas, il faut simplement radiquer ce banditisme , et rtablir un statuquo correspondant de la socit bourgeoise normale , et nous laisserons alors, en fonction des dveloppements prcdents, limagination du lecteur de se reprsenter ce que pourrait tre alors proprement parler le contenu social du statuquo ainsi sauvegard. Dans le deuxime cas, la lutte se dirige contre le fascisme comme forme de domination de la bourgeoisie des monopoles capitalistes. La libration des travailleurs du joug du fascisme est en mme temps leur libration de lexploitation et de loppression capitaliste. Les conceptions ultra-radicales et politiquement ralistes sur les caractristiques du national-socialisme et de la lutte contre lui qui, les unes et les autres, sparent pareillement le fascisme de lvolution conomique et politique gnrale de la bourgeoisie dans limprialisme daprs-guerre, dbouchent donc de la mme faon sur le mme genre de considrations politiciennes et dlucubrations dont pratiquement Hitler, lui et lui-seul peut tirer un vritable bnfice. Mais se demandera sans doute un lecteur quoi sert tout ceci dans lavant-propos dun livre dont lobjet est la conception du monde national-socialiste ? Nous pensons au contraire que l prcisment se situe la question cruciale de la conception du monde national-socialiste. Car si lon considre isolment les hrauts de cette conception du monde, par exemple le livre reprsentatif de Rosenberg Le mythe du vingtime sicle cest un jeu denfant pour un lecteur quelque peu instruit en philosophie de dmontrer la grandiloquence creuse et confuse de lauteur. Mais quelle est la valeur

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    pistmologique de cette preuve ? Que signifie-t-elle pratiquement dans la lutte contre la contamination par le fascisme de millions dhommes, de chmeurs exasprs et de petits-bourgeois fous-furieux jusquaux intellectuels hautement qualifis ? Il est naturellement possible de hausser firement des paules et de toiser avec un profond mpris ces imbciles gars et ces charlatans qui les hypnotisent. Mais ce haussement dpaules est au fond tout aussi passif, il reprsente tout autant un retranchement sectaire de soi par rapport ce qui se droule rellement, que cette soumission dfaitiste aux succs de la propagande nazie, que cette lche autocritique selon laquelle nous aurions apprendre de leur communication, de leur publicit etc. Une telle admiration et un tel mpris ont la mme origine : la lchet, la peur de regarder en face la vrit, savoir que le fascisme est devenu en Allemagne une force relle ; la peur de rechercher les causes vritables de cette force parce que lon a peur des consquences que lon devrait tirer des rsultats de cette recherche. Cest prcisment ce problme que notre livre est consacr. Il dmontrera que cette conception du monde qui se manifeste dans lagitation et la propagande, de lpais bouquin de Rosenberg jusquaux discours quotidiens et articles de journaux, est le fruit organiquement mri, ncessairement issu de lvolution idologique de la bourgeoisie allemande lge de limprialisme. Nous avons vu que tous les courants de la politique bourgeoise en Allemagne, y compris la social-dmocratie, comme toujours ont dbouch dans le large flux du mouvement fasciste ; que tous les adversaires bourgeois du national-socialisme se sont retrouvs, sur la

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    question dcisive ultime, la question du rapport entre bourgeoisie et proltariat dans la priode de crise du systme capitaliste, sur le mme terrain que lui, ils sont sur le terrain du fascisme, et ne sen sparent que par des divergences entre fractions, par des diffrences dopinion sur la tactique. Ce chemin vers une unit contradictoire, pleine doppositions insolubles, nous voulons le suivre, dans les rflexions qui vont suivre, dans le domaine de la conception du monde. Il faut montrer comment la conception fasciste du monde spanouit ncessairement, pas pas, de problme en problme, avec le dveloppement de limprialisme et de sa crise. La conception du monde du national-socialisme est le dernier degr, le plus lev jamais atteint, de cette volution. Il est comprhensible que mme des intellectuels honntes seffrayent devant la conclusion qui consiste voir dans la conception national-socialiste du monde le point ultime de cette volution intellectuelle laquelle eux-mmes ont particip. Aucun mpris pour le niveau de mdiocrit inoue des nationaux-socialistes en matire de conception du monde, aucun dgout devant le sang et la boue avec lesquels ils transposent et transposent encore cette conception du monde dans la pratique ne peut cependant supprimer le fait que constitue ce terrain commun en matire de conception du monde. De mme que lvolution imprialiste de la bourgeoisie allemande est la prhistoire du national-socialisme, de mme lhistoire de la philosophie de la priode imprialiste est la prhistoire de la conception national-socialiste du monde. Celui qui veut lutter contre la conception du monde national-socialiste dans le domaine idologique, et la lutte contre cette conception du monde est une partie importante, ce

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    nest certes quune partie, de la lutte gnrale contre le fascisme doit revenir sur ces racines. Sinon, il sexpose, sans le savoir, au danger de combattre le national-socialisme partir de prsupposs demi ou au trois-quarts fascistes. Et de ce fait, sa lutte dgnre obligatoirement en simulacres. Car aussi bas que puisse tre le niveau intellectuel des leaders nationaux-socialistes en matire de conception du monde, ils ont pour eux dtre consquents par rapport de tels opposants . Tout ce qua entran en philosophie la tendance parasitaire gnrale dvolution de la priode imprialiste : clectisme et apologtique, agnosticisme et mystique, irrationalisme et romantisme etc. etc. tout cela est rassembl ici, avec une habilet sans scrupules, en un systme dmagogiquement efficace. Et en dpit du bas niveau de sa dmagogie vulgaire et mensongre, le national-socialisme devait pourtant remporter la victoire, mme idologiquement contre des adversaires qui partaient des mmes prsuppositions philosophiques, qui taient de la mme faon clectiques et apologtiques, agnostiques, irrationalistes et mystiques, sauf que tout fait comme leurs quivalents politiques, ils en taient rests en loccurrence mi-chemin. Celui qui oppose au mythe fasciste un autre mythe ne doit pas stonner si le mythe grossier, conu pour un effet de masse, pour exciter tous les instincts les plus bas dhommes acculs au dsespoir, triomphe des ses concurrents raffins et timides. Celui qui, avec des arguments disons nokantiens ou no-machistes enterre la possibilit dune connaissance scientifique de la ralit matrielle objective, ne doit pas stonner si lbranlement de la confiance en la scientificit auquel il contribue se transforme en une exploitation dmagogique de la crdulit systmatise .

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    Et ainsi de suite dans tous les domaines de la conception du monde, pour toutes les catgories de la philosophie. videmment, une telle critique de la philosophie de notre temps apparatra beaucoup comme bien trop sommaire , comme procdant exagrment par amalgames . Et nous le rptons : Nous trouvons comprhensibles que des intellectuels honntes se dfendent dsesprment de la simple ide dune quelconque parent idologique avec le national-socialisme. Mais, lorsquils sen dfendent, sur quel terrain se placent-ils cependant, objectivement, en matire de conception du monde ? Beaucoup rgleront rapidement la question en rpondant : en philosophie, il ne sagit pas de questions dpoque, ou du moins pas seulement de questions dpoque ; lobjet de la philosophie serait plutt l ternel , tout ce qui justement se trouve au-del des luttes de classes et de partis. Nous, marxistes, sommes les derniers remettre en cause lexistence de vrits ternelles en gnral. Mais nous demandons que lon dmontre dans lexistence et les caractristiques de lobjet matriel lui-mme le fondement des vrits ternelles qui les refltent. quoi se rapportent les vrits ternelles des penseurs de notre poque ? Ne sagit-il pas, sans exception, dobjets ltat, ltre humain, lamour, lhonneur etc. ns au cours de lhistoire, se transformant constamment au cours de lhistoire, que lon a par idalisme gonfls dans cette philosophie en vrits ternelles ? Il ne faut jamais oublier que rendre atemporel, prcisment, ce qui est historique et transitoire a t le principe mthodologique fondamental de toute apologtique dun systme social. Que le principe d ternit dcoule en loccurrence de Dieu, de la

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    raison , ou du systme de valeurs ne change l rien de dcisif. Cela revt simplement notre poque une nuance particulire lorsque, par suite de la rfrence lintuition, la vision ou lexprience primitive, le fondement mme du principe se trouve soustrait toute discussion scientifique et transform en objet de croyance. Et l, il est en rsulte obligatoirement une sublimation de ces catgories en une abstraction tellement complte, que dans la nuit de ces concepts vids de tout contenu comprhensible, lapologtique la plus arbitraire, savoir lapologtique fasciste du capitalisme de monopole peut mener ses orgies dmagogiques, que mme les adversaires du fascisme qui partent en campagne contre lui quips de la sorte, en arrivent obligatoirement des raisonnements qui sont analogues aux raisonnements fascistes jusqu sy mprendre, jusquau dsespoir. Je ne citerai quun exemple particulirement grossier. Lorsqu lt 1931, le gouvernement Brning a franchi un pas dcisif en direction de la fascisation de lopinion publique avec son dcret-loi sur la presse, il sest produit dans lintelligentsia bourgeoise de gauche un sursaut dindignation. Un reprsentant particulirement radical de cette intelligentsia, Kurt Hiller 32, trouva que l tat , ltat comme concept ternel avait le droit et devait avoir le droit la parole, mme dans la presse dopposition ; et quil fallait donc approuver le premier paragraphe incrimin de ce dcret-loi, savoir lobligation de publier les dclarations gouvernementales sans droit simultan les contester. Je le sais : Kurt Hiller croyait

    32 Kurt Hiller (1885-1972), crivain et journaliste allemand dorigine

    juive, militant pacifiste, socialiste et homosexuel.

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    alors tre un adversaire de Brning (de la mme faon que Brning et ses partisans pensaient se placer dans une opposition radicale Hitler), mais il est clair quil est par l devenu un partisan inconsquent de Brning ; quil sest comport par rapport Brning de la mme faon que Brning par rapport Hugenberg et Hitler. Et cela nest pas du tout un drapage fortuit de Hiller, mais la consquence ncessaire dun point de vue thorique qui, sans que cela soit clair pour lui, se tenait sur le terrain parasitaire du capitalisme imprialiste de monopole, partageait de ce fait avec lidologie fasciste une srie de prsupposs gnosologiques et mthodologiques, et de ce fait devait, sur une srie de questions, en arriver des conclusions analogues. En loccurrence, la rsolution subjective de lauteur de lutter contre le fascisme, contre la fascisation, ne russit qu transformer la capitulation devant lidologie fasciste ncessaire de par ces prsupposs en une indcision, en un mlange clectique dacceptation et de refus, de dune part et dautre part . Cet clectisme provoque dans les combats entre conceptions du monde daujourdhui les floraisons les plus merveilleuses. Tout rudit sait quil est aujourdhui impossible physiquement impossible de peindre comme Rembrandt a peint, dcrire comme Shakespeare ou Schiller ont compos. Tout rudit concdera que le ton de la langue des traductions de Shakespeare par A.W. Schlegel est celui de Goethe et Schiller, celui, galement mritoire, des traductions de Shakespeare par F. Gundolf est un ton la Stefan George. Et tant cette impossibilit apparat comme vidente, bien que ses vritables causes naient jamais t dcouvertes par la

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    science bourgeoise, il ne vient lide de personne den faire le reproche Schlegel 33 ou Gundolf. Mais quand un homme de lettres ou politique bourgeois de gauche en lutte contre le fascisme reprend la terminologie, le ton, voire le contenu de 1789 ou 1848, ou mme celui de 1793, personne ne voit ce degr dimpossibilit qui se transforme directement en comique. Pourquoi les montagnards franais de 1848 sont-ils donc une triste caricature des jacobins de 1789 et 1793 ? Danton, qui par le contenu social de sa politique na jamais t un radical extrme, laune de lpoque, videmment, compar Marat, Robespierre a encore eu compltement la possibilit de recourir pour ses prconisations des mesures rvolutionnaires, et les mener activement bien. Son appel de laudace, encore de laudace, toujours de laudace 34, la lumire des journes de septembre, de la leve en masse, est tout sauf une phrase. Mais lorsque ds 1849, Ledru-Rollin, avec les mots et les gestes de Danton, contre la menace de putsch de Louis-Napolon Bonaparte, organise une manifestation pacifique qui dnonce dun seul coup limpuissance de lopposition radicale bourgeoise et ses soutiens arms (la garde nationale, etc.), le costume de montagnard devient une mascarade creuse, un carnaval tragi-comique. Et Ledru-Rollin est encore un Danton lorsquon le compare nos dfenseurs actuels de la dmocratie .

    33 August Wilhelm von Schlegel, (1767-1845) philosophe, critique,

    orientaliste et traducteur allemand et l'un des principaux thoriciens du mouvement romantique

    34 Georges-Jacques Danton : Discours l'Assemble Lgislative du

    2 septembre 1792, appelant le peuple franais se mobiliser contre l'envahisseur tranger.

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    Les journes de septembre taient justement cette palette o Danton empruntait les couleurs authentiques de sa phrasologie rvolutionnaire. Sans cette palette, et elle nexiste aujourdhui que chez le proltariat rvolutionnaire tout geste la Danton devient tout autant une caricature acadmique que la tentative de copier le style dun Michel-Ange ou dun Shakespeare. Subjectivement, le pauvre Don Quichotte tait assurment convaincu de faon beaucoup plus honnte et fanatique de la survivance de la chevalerie, que les tristes chevaliers de la dmocratie daujourdhui. Malgr cela, il na rcolt que des moqueries et des coups. Mais aujourdhui, on ne peut plus du tout imiter sa tragicomdie. Dans sa conception du monde, le chevalier la triste figure tait vraiment un chevalier itinrant qui non seulement ne concluait aucun compromis en matire de conception du monde avec le nouveau monde du capitalisme qui montait en puissance, mais qui restait aussi compltement tranger sa conception du monde. Cest pourquoi il pouvait avec un srieux inbranlable engager sa lance contre les moulins vents et les troupeaux de mouton. Sil avait eu seulement la moindre chose en commun en matire de conception du monde avec son environnement hostile, il serait devenu un idiot prosaque ou un poseur platement ridicule, et pas le saint fou que Cervants a reprsent de manire imprissable. Les chevaliers la triste figure daujourdhui des valeurs intemporelles de la dmocratie savent que les moulins ne sont pas des gants, et surtout que Dulcine est une fille de ferme crasseuse.

    Il ne faut pas anticiper ici sur les considrations que contient ce livre. Mais jetons ds maintenant un il sur la

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    faon dont les opposants au fascisme ont abandonn sans combat tout lhritage de la priode de la rvolution bourgeoise, dans le domaine de la conception du monde. On veut contester aux nazis le droit de se prsenter ne serait-ce que comme les hritiers de la priode imprialiste. (La propagande dmagogique des nazis et son caractre intrinsquement mensonger seront traits dans le livre mme). Mais Kant et Fichte, Goethe et Schiller sont enrls par le national-socialisme dans son hritage vivant, tous ensemble avec Fridericus Rex et Bismarck, avec Moltke et Tirpitz et qui sest lev l-contre ? Et quels arguments pouvait-il avancer contre la dmagogie des nationaux-socialistes ? Qui a fait de Goethe un irrationaliste pour vincer sa dialectique, gniale, mais demi inacheve, et son matrialisme timide, hsitant, pour le placer dans le mme panier que Schopenhauer, Nietzsche et Bergson ? Simmel et Gundolf, les classiques de lintelligentsia de gauche. Qui a fait de Hegel un philosophe de la vie et la rconcili avec le romantisme, et la ainsi adapt aux besoins idologiques de limprialisme ? Dilthey, lui-aussi un classique de lintelligentsia de gauche. Meinecke 35, le grand historien de la mme intelligentsia. Qui a dpeint comme une gloire la honte de la bourgeoisie allemande, ldification de lunit allemande par le bonapartisme prussien, et fait de larriration politique de lAllemagne un mythe, celui de son exemplarit pour le monde entier ? Toute lintelligentsia allemande de gauche de lavant-guerre et de laprs-guerre, etc. etc. Il faudrait numrer tous les produits de toutes les critures de lhistoire allemande pour dcouvrir toutes les sources du

    35 Friedrich Meinecke (1862-1954), historien et professeur allemand.

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    mythe national-socialiste de lhistoire. Et cela ne sert rien que le pre renie le fils indigne . On ne peut pas liminer le rapport gnalogique rel. Ces questions ne relvent pourtant pas, en premier lieu, ni de la littrature, ni de lhistoire de la philosophie. Leur base est plutt constitue par lattitude de la science allemande, mme de gauche , mme dopposition , par rapport lhistoire de lvolution de la rvolution bourgeoise en Allemagne. Cette volution mme na en vrit pas t particulirement glorieuse. Mais mme ce qui y a t grand au niveau de lhistoire universelle la naissance de la dialectique idaliste a t tran dans la boue par les idologues de la priode imprialiste, par ceux de gauche tout comme par ceux de droite. De quel droit stonne-t-on aujourdhui que cette boue soit devenue le terreau des plantes malsaines du fascisme ? Les nationaux-socialistes crachent brutalement sur tout rappel de la priode rvolutionnaire bourgeoise. Aprs que lon eut pendant des dcennies crach dessus dun point de vue scientifique distingu , mais tout aussi systmatique, le droit la critique sous cet aspect, les arguments dune telle critique, pour parler poliment sont devenus tout fait problmatiques. Lattitude par rapport aux rvolutions passes est dtermine par lattitude lgard de la rvolution qui vient, de la rvolution actuelle, de celle qui frappe la porte. La conception du monde est en loccurrence une des armes, soit pour clairer, soit pour obscurcir le prsent (et avec lui le pass). La conception du monde contribue, soit clarifier le mode contemporain, les questions cruciales de lpoque, soit en carter les explications. Dans les deux cas, toute conception du monde indique un chemin,

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    et tout chemin a une direction. Le chemin de la bourgeoisie et de ses idologues lge de limprialisme a pris inconsciemment au dbut pour tous, ultrieurement pour beaucoup la direction du fascisme. Sur ce chemin, on peut faire demi-tour, et chercher sa voie dans la direction oppose. Mais il ne faut pas simaginer quon peut changer de direction quand on sarrte au milieu du chemin. Les rvolutionnaires bourgeois les plus honntes et les plus perspicaces ont vu depuis longtemps dj o se trouvait la bifurcation du chemin. partir de Gracchus Babeuf, que Thermidor a transform en rvolutionnaire proltarien, il y a une longue srie de grands personnages qui passe par Blanqui et Anatole France, par Johann Jacoby 36 et Franz Mehring, jusqu Sun Yat-sen. Ils ont, avec des degrs de clart trs diffrents, mais tous, admis, que les problmes de la socit bourgeoise ne pouvaient tre rsolus quen rapport avec la libration du proltariat de lexploitation capitaliste. Sun Yat-sen, est tomb prcisment la croise des chemins. Le destin de ses disciples et partisans les plus proches montre cependant clairement o mne le chemin quand on ne fait pas de la question cruciale de la priode la question de Lnine, qui lemportera ? 37 le pivot de la solution de tous les problmes. En Chine, Tchang Kai-chek, Wang Ching-wei, sont devenus des laquais de limprialisme tranger. La rvolution bourgeoise, la libration nationale de la Chine ont t obligatoirement trahies en mme temps qua eu

    36 Johann Jacoby (1805-1877) mdecin allemand, homme politique

    prussien dmocrate radical, militant de lgalit des droits des juifs. 37

    Lnine, La nouvelle politique conomique et les tches des comits pour le dveloppement politique culturel, uvres, tome 33, ditions en langues trangres, Moscou, 1963, page 46.

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    lieu la trahison de la rvolution proltarienne. En Allemagne, la question qui lemportera ? est pose encore plus clairement, sil est possible. Celui qui ne cherche pas et ne trouve pas sintgrer au proltariat rvolutionnaire atterrit dans le systme de l tat total , du troisime Reich , peu importe que ce soit comme partisan ou comme opposant . Fascisme ou bolchevisme, tel est le choix devant lequel sont placs ceux qui vivent aujourdhui. Et comme ils sont confronts ce choix dans leur pratique matrielle, ils ne peuvent pas non plus lviter au plan de la conception du monde. Et en matire de conception du monde aujourdhui, tout idalisme, tout irrationalisme, toute croyance en un mythe, signifie le choix de la voie fasciste, et seul le matrialisme dialectique, la conception du monde du proltariat, indique galement au plan de la conception du monde une perspective pour la libration de lexploitation et de la servitude. Lnine a formul fortement et clairement la question essentielle : qui lemportera ? Ou bien le capitalisme de monopole continue dopprimer le proltariat, et toutes les valeurs de la culture doivent sombrer sans gloire dans le bourbier sanglant du fascisme. Ou bien le proltariat secoue le joug du capitalisme de monopole fasciste, et la voie se libre pour une nouvelle floraison de la culture, pour une culture qui anantit par de durs combats, de longue dure, les limites troites des cultures de classe qui existaient jusqualors, la structure de classe de la socit, la sparation entre la ville et la campagne, entre travail physique et intellectuel, le monopole de la culture, la soumission servile la division de travail . Ce nest pas nous, les communistes, pas mme un gnie comme

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    Lnine, qui posons ce choix. Il a t prpar par toute lvolution de lhumanit jusqu ce jour. Cest notre poque que sonne cependant lheure de la dcision. Cette affirmation signifie-t-elle que quiconque veut combattre srieusement le fascisme doit tre un matrialiste dialectique ? En aucune faon. Le camp des combattants rsolus, hroquement prts au sacrifice, contre le rgime hitlrien, un camp qui saccrot journellement et prouve quotidiennement son hrosme dans des combats anonymes de tous les jours, est incomparablement plus large et plus vaste que celui des communistes ou mme des partisans conscients, dclars, du matrialisme dialectique. Mais comme seul le communisme, le matrialisme dialectique est en mesure de donner une conscience claire de toutes les corrlations existantes, chacun de ceux qui combat srieusement le fascisme progresse invitablement en direction du marxisme-lninisme ; peu importe la mesure dont il en est conscient. Car la question qui lemportera ? , quiconque entreprend vraiment de lutter contre le fascisme doit obligatoirement se la poser et la rsoudre, dune manire ou dune autre, mme si ce nest pas dans la formulation de Lnine, et mme si elle na videmment pas la richesse en dterminations objectives quon lui connait dans le marxisme-lninisme. Et encore une fois : quil en soit conscient ou pas, il soulve obligatoirement cette occasion des questions de conception du monde. Peu importe si un travailleur, dans lentreprise, veut lutter contre la poursuite de la baisse du niveau de vie, contre la terreur quy font rgner les jaunes bruns, etc. ou si un intellectuel, dans lmigration, par exemple, veut lutter idologiquement contre la destruction de la culture par les

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    fascistes, ds les premiers pas, et pas forcment consciemment, rptons le il va tre confront ces problmes. Peu importe avec quel degr de conscience, il va devoir se poser cette question qui lemportera ? , mais il va se sentir en loccurrence gn, pratiquement, dans la prise de position juste, par toutes sortes dinhibitions de nature idologique. Ces inhibitions se manifestent sous les formes les plus diverses et simbriquent les unes dans les autres de diverses manires. Le travailleur de formation sociale-dmocrate ou syndicale va carter le lgalisme, le penchant qui lui est troitement li attendre passivement les vnements, la fixation obtuse sur les consquences purement immdiates de laction, le respect servile des autorits constitues , les illusions sur ltat et la dmocratie, lillusion que la voie rformiste serait moins pnible et dangereuse que la voie rvolutionnaire, etc. Lintellectuel va tre toujours plus gn par les points communs entre ses propres bases idologiques et ses prsuppositions et celles du fascisme. Moins il sera conscient, ou moins il commencera prendre conscience de cette communaut, et plus il se trouvera dans un labyrinthe intellectuel inextricable. Mais les beaux exemples, les exemples de rsolution auxquels nous avons fait allusion, montre que ds que lon voit poindre la question de fond, la question du qui lemportera ?, on prend le chemin de la vraie lutte contre le fascisme. Et sil est emprunt de manire honnte et rsolue, alors les expriences de leur propre pratique viendront laide, aussi bien de louvrier que du petit-bourgeois, de lintellectuel, etc. Pas spontanment. Pas de soi . Pas sans laide du marxisme-lninisme, pas sans une

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    confrontation avec lui, pas sans se lapproprier dans une certaine mesure. Mais dans linteraction ingale entre la thorie et la pratique, la thorie, si elle ne peut pas sappuyer sur la gnralisation des expriences propres, reste obligatoirement lettre morte, et ce qui est essentiel reste en plan : la vritable lutte pratique, active, contre le fascisme. Cest que la force de frappe pratique de la lutte est indissolublement lie au degr de clart thorique. Ce qui est donc important pour le front antifasciste, dans le domaine des questions de conception du monde cest lorientation que vous prendre les combattants antifascistes. Celui qui commence se dbarrasser de ses habitudes de pense bourgeoises, mme si cest lent et douloureux, se place de facto plus prs, non seulement du front de lutte antifasciste, mais aussi du marxisme-lninisme, que le marxiste cultiv qui sest loign la faon de Brandler 38 ou de Trotsky du vrai marxisme-lninisme, et conforte sa stratgie social-fasciste par des citations de Marx ou de Lnine. En dpit de son caractre illgal, le front antifasciste est aujourdhui trs large et va encore slargir avec de vritables luttes qui prennent de lampleur et de lacuit. Et quiconque est vritablement rsolu lutter contre le fascisme appartient ce front. La rsolution srieuse dadhrer ce front, le seul front de lutte contre le fascisme, quelle que soit sa motivation, quelle que soit son assise thorique, fournit dj lorientation, dcisive en loccurrence, y compris dans le domaine de la conception du monde. Ampleur du front de lutte et clart thorique de lavant-garde de ce front de lutte, rigueur inflexible de celle-ci sur

    38 Heinrich Brandler (1881-1967), dirigeant de l opposition

    communiste .

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    les questions thoriques ne constituent cependant pas une contradiction. Elles sont plutt lies entre elles dans une interaction indissociable ; lune ne peut absolument pas se raliser sans lautre. La thorie montre une troitesse sectaire, un ultra-radicalisme idaliste, une liaison dficiente la pratique, si elle nest pas le guide et lorganisatrice dun large front de lutte. Et le nombre massif de combattants, aussi important soit-il, leur courage et leur rsolution, aussi grands soient-ils, sont striles, sil ny a pas une thorie marxiste-lniniste juste pour leur montrer sans cesse la perspective de la lutte et les tches concrtes quentrane sa matrialisation. De ce fait, cest pour chaque communiste une exigence pratique incontournable du combat efficace contre le fascisme de vrifier son propre arsenal thorique, dapporter le soin le plus mticuleux la puret et la pertinence de cet arsenal. Je suis maintenant davis que ce travail, chacun doit le commencer pour lui-mme. En loccurrence, jai dire ceci au lecteur : il y a environ dix ans quest paru mon livre Histoire et conscience de classe 39 et il a connu depuis une certaine clbrit. Cette gloire , il la due trs largement ses erreurs, ses dviations par rapport au matrialisme dialectique. Quand on lit les compliments saupoudrs de critique que les no-hgliens de gauche tout particulirement ont rpandu sur ce livre, on ne peut pas sempcher de penser la formule du vieux Bebel : On doit avoir commis une erreur quand on a les louanges de lennemi. Cette louange ntait assurment pas ncessaire pour que je me rende compte des erreurs de mon livre. Depuis cinq ans environ,

    39 Georg Lukcs, Histoire et conscience de classe, traduit par K. Axelos et

    J. Bois Les ditions de Minuit, Paris, 1960.

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    Histoire et conscience de classe est puis ; Cest la raison pour laquelle je nai pas autoris de nouvelle dition, parce que javais vu ce quil y avait de fondamentalement inexact dans le livre. Mais si je me prsente aujourdhui devant le lecteur avec un nouveau livre contenu philosophique, je me tiens pour oblig dnumrer, au moins brivement, les raisons pour lesquelles je me suis depuis longtemps dsolidaris dHistoire et conscience de classe. Et ceci dautant plus que nombreux sont ceux qui considrent encore ce livre comme un outil de lutte marxiste contre les fausses idologies. Le noyau de la question est la question du matrialisme, une question dont limportance en termes de conception du monde comme de pratique est la plus difficile comprendre pour ceux qui, de lintelligentsia bourgeoise, viennent au marxisme. Ctait aussi mon cas alors. Lorsque jai contest alors dans une fausse polmique contre Engels la possibilit dune connaissance dialectique de la nature, et limit la mthode dialectique la connaissance de la socit ; lorsque jai combattu la thorie du reflet avec l argument que des processus ne pouvaient pas tre reflts, il y avait la base de ces conceptions et de conceptions analogue une absence de rupture avec lidalisme bourgeois. Si cela a pu sembler, dans la conscience subjective, et en particulier radicale, tre plus radical que les vrais communistes, matrialistes, les erreurs de Histoire et conscience de classe sont en relation trs troite avec ces tendances dultragauche de 1920[/21] dans la IIIe internationale, auxquelles javais trs activement pris part cela ne change rien au fait objectif que lon faisait les concessions les plus lourdes, prcisment sur des questions dcisives, la conception du monde du monde idaliste bourgeoise. Lillusion ultra-

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    radicale dans linflexion des contenus essentiels vers lidalisme bourgeois est permet cependant de bien souligner limportance politique actuelle de ces erreurs. Comment peut-on en effet je rpte ici contre mon livre ancien ce qui a dj t dit, et ce quil faut dire encore combattre avec succs lagnosticisme moderne, la dissolution subjectiviste de la connaissance scientifique de la ralit objective, matrielle, si lon fait soit mme ne serait-ce quun pas, ou ne serait-ce que quelques pas dans cette direction ? Comment peut-on faire efficacement la guerre lirrationalisme si lon fait encore en raison des scories luxemburgistes de mon livre les plus grandes concessions la thorie de la spontanit ? Comment peut-on poser de manire dialectiquement juste la question qui lemportera? et la rsoudre de manire juste dans les cas concrets, si lon pense la relation entre classe et conscience de classe avec des dformations idalistes ? Etc. etc. On croit combattre honntement, mais on livre en mme temps, involontairement des armes intellectuelles ladversaire. Je nai soulev ici que quelques uns des points de vue qui mont depuis longtemps dj amen rejeter mon ancien livre. Pour une part afin de contribuer de mon ct aussi ce que personne lavenir ne pense pouvoir sapprocher du marxisme laide de ce livre. Pour une part et cest prcisment le cas ici afin dindiquer par un exemple concret ces intellectuels honntes qui, sous leffet des vnements allemands, cherchent leur voie vers le marxisme, tant les difficults de cette voie, que la faon de surmonter ces difficults. Pour montrer que lon ne doit pas se satisfaire dun certain degr dappropriation du marxisme, mais que lon doit utiliser cette appropriation

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    par lautocritique la mise en cause permanente des vestiges bourgeois dans sa propre pense. Pour montrer quaucun ultra-radicalisme cultiv ne peut prserver quelquun de raisonnements idalistes bourgeois. Que bien au contraire, la collision de lultra-radicalisme subjectiviste avec les expriences collectives et collectivement gnralises de la IIIe internationale, accumules pendant des dcennies, conduit davantage encore des retours en arrire dans la pense bourgeoise. Pour montrer que seule limplication dans la pratique rvolutionnaire du proltariat montre le voir juste vers le marxisme-lninisme. Assurment : ce livre nest absolument pas crit pour les seuls marxistes, et pour ceux qui sont en chemin vers le marxisme. Jespre galement que ces considrations, subjectives, ne seront pas non plus sans intrt pour les autres lecteurs. Quil soit permis ici lauteur, dans le seul passage o il exprime sa subjectivit, de poursuivre encore brivement. Ce livre a t crit en quelques semaines, peu de temps aprs la prise du pouvoir par Hitler, aprs mon migration force. Mais je peux dire en mme temps, sans grande exagration : ce livre est en gestation depuis plus de 25 ans. Jai moi-mme vcu toute lvolution dcrite ici, comme lve de Simmel 40, et de Dilthey41, comme ami de Max Weber 42 et dEmil Lask 43, comme lecteur

    40 Georg Simmel, (1858-1918), philosophe et sociologue allemand

    41 Wilhelm Dilthey (1833-1911), historien, psychologue, sociologue et

    philosophe allemand. 42

    Max Weber (1864-1920), sociologue et conomiste allemand. Il est, considr comme l'un des fondateurs de la sociologie moderne..

    43 Emil Lask (1875-1915), philosophe autrichien de lcole nokantienne

    de lAllemagne du Sud-ouest.

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    enthousiaste de Stefan George 44 et de Rilke 45. Assurment avant, et aprs 1918 sur diffrents cts de la barricade. Pour les lecteurs qui seffrayent donc des conclusions de ce livre, de la reconnaissance du caractre unitaire de lvolution de la pense bourgeoise de la priode imprialiste jusquau fascisme, je veux insister ici sur le fait que laffirmation de cette corrlation na pas t une lucubration rapide aux arrire-penses polmiques, mais la synthtisation et la gnralisation dune priode de vie vcue. Jai d voir maint ami de ma jeunesse, des anticapitalistes romantiques honntes et convaincus, engloutis par le tourbillon du fascisme. Jai vu de grands espoirs de la philosophie et de la posie disparaitre de manire strile entre les deux camps, parce quils navaient pu se dsolidariser du parasitisme de la priode que dans les conclusions, mais pas dans les prsuppositions de leur pense, parce quils navaient rompu avec la bourgeoisie imprialiste que superficiellement, mais pas jusquaux racines de leur tre et de leur pense. Et parce que jai russi moi-mme mchapper de lentrelacs du parasitisme idologique, je crois avoir le droit de crier mes semblables en origine sociale : coupez compltement en vous-mmes, la racine lidologie de la priode du capitalisme de monopole, si vous voulez combattre le fascisme et ne pas tre englouti par lui. Moscou, aot 1933 Georg Lukcs

    44 Stefan George, (1868-1933) pote et traduct