Grace Et Lumiere Chez Deleuze

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Ensaio filosófico sobre Deleuze

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Pierre MONTEBELLO

Grce et lumire chez DeleuzeQue la grce soit le salut par la mdiation du Christ, quelle soit libratrice de lhomme pour une existence nouvelle est le sens mme du Nouveau Testament. Dans lhistoire Christique, cest le christ lui-mme qui est la grce, cest travers lui que le cosmos doit se rconcilier comme le rappelle saint Paul dans son Eptre aux Corinthiens: Si quelquun est en Christ, il est une nouvelle crature, le monde ancien est pass, voici quune ralit nouvelle est l. Tout vient de Dieu qui nous a rconcilis avec lui par le Christ (..) car de toutes faons ctait Dieu qui en Christ rconciliait le cosmos avec lui-mme. Ainsi la grce est ladvenue dune ralit nouvelle, dun cosmos nouveau une fois pour toute, une fois pour toutes les fois. Peu importe les dbats sur la grce suffisante ou non, ce qui nous intresse, cest ce une fois pour toute qui fait muter lhistoire du cosmos en un seul vnement, par la transfiguration unique de la grce.Deleuze ne sy est pas tromp: Kierkegaard et Pguy ont su opposer la rptition la mmoire et lhabitude, ils ont su faire delle une catgorie de lavenir, mais ils nont pas su en faire un mouvement continu de cration parce quils ont li la rptition la foi. Non pas que la foi soit incapable de dfaire aussi les mauvaises alliances du moi avec ses habitudes ou mme de Dieu avec ses rminiscences, ce pass mort sous lequel ploient et Dieu et le moi. Mais la foi prtend retrouver le moi et Dieu en une seule fois: La foi, crit Deleuze dans Diffrences et rptition, nous convie retrouver une fois pour toutes, Dieu et le monde dans une rsurrection commune. Cest l que se loge lexprience de la grce comme lumire intrieure pour la foi: dans ce rapport du moi lui-mme comme manquant et comme donn, comme pcheur et comme idal, dans ce cogito ddoubl et rflchi dans sa condition, nous dit Deleuze, o le croyant est invitablement comdien de lui-mme, simulacre de lui-mme, ombre de lui-mme, labsent de sa prsence ternelle future. Comment la foi ne serait-elle pas sa propre habitude et sa propre rminiscence, et comment la rptition quelle prend pour objet une rptition qui procde paradoxalement une fois pour toutes- ne serait-elle pas comique? Sous elle gronde une autre rptition, la nietzschenne, celle de lternel retour.

Avec Nietzsche, Deleuze dessine ainsi un autre mouvement de la rptition o la diffrence ne sannule plus, o la grce nest plus redistribue une fois pour toutes. Mais ce mouvement suppose un autre rapport ltre et Dieu, de toutes autres alliances entre la grce et le cosmos. Au Christ, il faut opposer lantchrist, la rptition unique la rptition diffrenciatrice de lternel retour, la grce donne une fois pour toutes il faut opposer le mouvement scintillant et incessant des diffrences, la grce tonnante et lumineuse de toutes les choses. Insistons sur ce point, il ny a quun moyen de donner une gale luminosit aux choses, cest de ne jamais les rabattre sur un autre plan quelles mmes, de ne jamais les enfoncer dans le soleil noir de la transcendance (cette perfection qui rend toutes les choses ternes), cest den faire les degrs dun mme soulvement intime, cest, pour le dire en un mot, de penser ltre comme gal. Nous savons que cest la grande thse de Deleuze: ltre est univoque. Il faut dire un mot de cette thse cruciale car elle conditionne tout le reste. Lunivocit fait remonter toute la question du sens dans la question de ltre et descendre la question de ltre dans la question du sens. Ltre se dit en un seul sens, il est unit de signification et en mme temps multiplicit relle, il est unit relle et en mme temps multiplicit de signification. Cest pourquoi ce dont il se dit diffre en tous les sens. Il est gal mais pour des choses ingales. Sil se dit univoquement, ce dont il se dit est labsolument diffrent, la diffrence pure en elle-mme. Deleuze prend bien soin de distinguer univocit et Un dans Logique du sens: Lunivocit de ltre ne signifie pas quil y ait un seul et mme tre: au contraire, les tants sont multiples et diffrents, toujours produit pas une synthse disjonctive, eux-mmes disjoints et divergents, membra disjoncta. Telle est lunivocit, la synthse qui disjoint, lunit qui spare, la communaut qui diffrencie, ce qui veut dire aussi dire que lunivocit est ensemble communaut des diffrences (unit relle en une multiplicit de sens) et diffrenciation du commun (multiplicit relle en un seul sens).Ce serait se mprendre totalement que de croire que lunivocit est une ontologie monotoneparce quelle affirme une unit de signification pour le multiple, un seul sens pour toutes les diffrences, un seul vnement pour tout ce qui arrive: au contraire parce quelle nest pas lUn parmnidien ou plotinien les diffrences se muent en degrs intensifs de ltre. Cest sur toute sa surface que ltre sirradie de diffrences fluentes, et ce sont toutes les choses qui expriment maintenant ltre, comme pour le Dieu de Spinoza dont Isaac Baschevich Singer stonnait que chaque chose soit le corps de son Corps, la pense de sa Pense, mme le despote, mme le barbare. On sait que Deleuze aura vu dans lternel retour la ralisation effective de cette univocit (Diffrence et rptition.) et inversement dans lunivocit lternel retour en personne (Logique du sens): soit la pure distribution nomadique du chaosmos, la rpartition alatoire des diffrences prindividuelles. Sans nul doute parce quavec Nietzsche, ltre se dit uniquement du devenir, et donc du multiple. Le multiple cartel par le cercle tortueux de lternel retour, la diffrence accentue infiniment par le fait de revenir, nest-ce pas le plus haut degr de la diffrence, nest-ce pas la diffrence porte sa plus haute puissance de diffrenciation? La rptition de lternel retour, ajoute Deleuze, nest pas la rptition de la foi mais la vrit de la foi, ce simulacre qui dissout le moi fig et Dieu, cette mtamorphose intgrale de soi et de Dieu.Trois auteurs forment le socle de la pense deleuzienne: Spinoza, Nietzsche et Bergson. Tous trois ralisent un titre ou un autre une philosophie de la grce qui inspire profondment Deleuze. Dans Diffrence et rptition, cest surtout Nietzsche qui compte et lexprience de lternel. Zarathoustra, matre de lternel retour, nest-il pas celui qui allge tout ce qui vit, celui dont laffirmation est une ascension en apesanteur? Ne voit-on pas chez Nietzsche tout le rel se mtamorphoser dans le cercle? La lgret et la grce ne jaillissent-ils pas pour toutes les choses de lpreuve du cercle? Mme si la pense de lternel retour fait peser sur lhomme le poids le plus lourd et encore sur les choses insignifiantes, surtout sur les choses insignifiantes, ne nous ramne-t-elle pas par ailleurs linnocence du devenir, la gloire insouponne de tout ce qui est? Cest ainsi que Zarathoustra voit scintiller lor au fond des yeux tnbreux de la vie, cest alors quil pressent la ncessit cleste qui oblige les hasards eux-mmes danser des rondes astrales, ncessit quil nomme lesprit crateur. Zarathoustra le dit: ce sont toutes les choses mlanges, malaxes par le cercle qui reviendront, les plus proches et plus lointaines, les plus futiles et les plus divines. Si linterprtation par Deleuze de lternel retour comme slection ne simpose pas, cest parce quil ny a pas choisir: ds que nous avons lintuition que la vie ne peut tre juge, nous comprenons aussi quelle est linfinie et lumineuse prsence, la grce absolue et sans condition de tout ce qui est, par laquelle doit se rpandre laffirmation sainte illimite. Non pas la grce pour le moi humain une fois pour toutes mais la grce pour toutes les choses linfini, une infinit de fois, ternellement, la grce pour chaque parcelle du monde, pour chaque chose phmre: cest cela lternit, il ny a pas dautre ternit que celle de lphmre. En notre vie, nulle autre vie que notre vie na besoin dtre affirme; notre vie ne se hisse pas vers un ailleurs ternel, elle dcouvre lternit en son sein, elle trouve en elle cette part dternit. Imprimons notre vie limage de lternit. Telle est la grce: il nest pas une partie de ce qui est, une parcelle de vie, un fragment dtoile qui ne mrite dtre affirme ternellement. Et, cest bien cela que Deleuze est le plus fidle, comme nous allons le voir.La pluie de lumire qui tombe sur les choses nest quune partie de la grce, il lui manque le mouvement. Il ne peut y avoir de grce sans mouvement, sans une ligne serpentine, sans un devenir singulier. Or, si jamais une philosophie a su la fois prserver cette grce immanente et donner au rel la consistance dune force productive expliquant la gense des diffrences, cest bien la philosophie de la volont de puissance. Aprs le Gai Savoir, Nietzsche renonce donner une explication philosophique de lternel retour. Par contre, les textes sur la volont de puissance ne cessent de prendre de lampleur. Et pour une raison majeure: il ne suffit pas de constater des diffrences ontiques, il faut expliquer leur gense. Quand Nietzsche soutient que le monde est volont de puissanceet rien en-dehors (nichts ausserdem), il ne vise pas rabattre les diffrences sur un mme principe identique, mais il nous dit quon ne comprendra aucune diffrence de lextrieur, partir dune extriorit pure, sans revenir au mouvement qui les produit de lintrieur, la relation des forces. Le monde et ses diffrences nont pas dautre origine que cette relation daffrontement interne. Que sont au fond les choses si ce nest des rythmes issus des relations de forces, des cisaillements, des coupures de flux, des hirarchies et des intgrations plus ou moins russies? Chaque chose vit dune multitude de choses, croise des sries htrognes, organise de la puissance. Nietzsche passe assez de temps lire des tudes scientifiques sur la vie, sur la matire, sur le cosmos, pour savoir quon ne peut confondre linorganique avec ses forces de rptition sans mmoire, lorganique avec ses forces dincorporation qui se crent une mmoire, et puis les forces qui dbordent la mmoire dans la cration par le gnie de nouvelles possibilits de vie. Ainsi, ce nest jamais de la mme manire que les choses accumulent de la puissance mme si toutes sont volont de puissance. Et cest cela la vraie univocit car ici toutes les choses se disent un seul sens (un mme nom de ltre dit Nietzsche) et en mme temps la volont de puissance se dit de choses toujours ingales en puissance, toujours diffrentes dans leurs rythmes et leurs mouvements. La grce dans ce contexte acquiert une tout autre signification. Elle nest plus le gain dune ternit transcendante, ni une fusion une altrit irrductible. Et pourtant il y a toujours en elle de lternit et de laltrit. Car la grce est prcisment la rconciliation de la lumire et du mouvement, de laffirmation et de la cration. On le voit chez Nietzsche o les choses coulent entre deux plans ternels, lternit de vie de la volont de puissance (depuis La naissance de la Tragdie Nietzsche emploie le terme dternit de vie; ce terme rappelle lessence active de la nature naturante de Spinoza et aussi le concept dternit de vie que Bergson oppose lternit de mort de la reprsentation intellectuelle), et lternit circulaire du retour: chaque chose est un degr du processus cratif quest le cosmos, cette puissance daltrit radicale, toute en relation de forces, et en mme temps chaque chose est sanctifie ternellement du fait mme quelle est une expression de la puissance qui anime le cosmos, un radical surgissement, une imprvisible nouveaut. Il faut avoir une me aussi vaste que celle de Zarathoustra pour tenir sous son regard tout ce qui fut et sera avec la mme indulgence, la mme confiance, la mme patience; pour voir en toutes choses un jaillissement de nouveaut, ce quil nomme magnifiquement une ternit soudaine bientt aurole par le cercle dune autre ternit, celle du Retour ternel. Mais si les choses coulent entre ces deux ternits, cest parce que ce deux ternits ne se disent pas ailleurs que dans les choses: ce nest nulle part ailleurs quen cette vie quil y a ternit, double ternit: Dionysos comme ternelle volont de procration, de fcondit, dternit dit Nietzsche dans un fragment: il faut bien entendre ternelle volont dternit. Cest la volont de puissance comme ternit de vie qui saffirme elle-mme en toutes choses.La philosophie la plus proche de celle de Nietzsche est celle de Bergson, qui forme encore le fond de la pense deleuzienne: elle aussi substitue la transcendance le processus cratif de la dure, une ligne continue de diffrenciation de la matire jusqu la conscience humaine, elle aussi sait retrouver un plan univoque qui permet de comprendre la gense de toutes choses. Le plus intressant dans le cadre de notre interrogation sur la grce est justement la rinterprtation par Bergson du fait mystique. Que nous apprend lexprience mystique? A nous fondre dans un esprit suprieur? A quitter les choses et la vie? Bien au contraire. Ce qui caractrise les mystiques, cest de se placer spontanment dans le courant de vie qui traverse notre vie et lunivers, de nous porter directement aux racines de notre tre, et par l jusquau principe mme de la vie en gnral. Cest pourquoi lexprience mystique est lobjet du dernier livre de Bergson: elle est le plus haut point que la philosophie puisse atteindre, aprs lexploration de la vie intrieure (Les donnes immdiates de la conscience), de la vie organique (Lvolution cratrice), de la vie de lunivers et de la matire (Matire et mmoire). En lexprience mystique prennent sens toutes ces dures infrieures, en elle sunifie le sens ultime de ltre comme pure crativit, machine faire des crateurs, en elle le cosmos devient vivant et source de vie en chaque chose, et non dans un ailleurs fantomatique. Le mystique est celui qui est anim dun tel mouvement de vie quil dfait les obligations des socits closes. Il donne la socit un immense lan du fait mme dune surabondance de vie en lui (notons lexpression si proche de Nietzsche). Il exalte nouveau lme qui stait endormie sous le poids des contraintes sociales. Il est lui seul une nouvelle espce pour lhomme, une nouvelle humanit dans lhumanit, il touche comme lme de Zarathoustra le surhumain, ce surhumain dont Deleuze parle son tour la fin de son Foucault. Devenir surhumain, ce nest pas sortir des choses, nous venons de la dire, mais retrouver le principe crateur qui coule dans les choses et dpasse lhomme. Oui dit Bergson, les mystiques reprsentent une norme dpense dnergie, mais cette nergie est fournie en mme temps que requise, car la surabondance de vitalit quelle rclame coule dune source qui est celle mme de la vie. Le mysticisme de Bergson est tout le contraire dun mysticisme passif, contemplatif, abngatif: il est, comme il le dit, un mysticisme daction. On sait que Bergson rpte plusieurs reprises le mot de saint Paul : En Dieu nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes . Mais cest pour lui donner un tout autre sens, le sens dun absolu de dure, dune continuit de dures qui enveloppe les rythmes multiples dont nous faisons lexprience en nous-mmes, y compris au travers de lexprience mystique. Labsolu est ce plan qui nous traverse et nous produit et que lexprience mystique porte son acm. En un mot, et ce mot ne peut pas ne pas sonner familirement aux oreilles du lecteur de Nietzsche, il est nous dit Bergson ternit de vie. Un grand lan emporte les tres et les choses. Par lui nous nous sentons soulevs, entrans, ports. Nous vivons davantage (). Plus nous nous habituons penser et percevoir les choses sub specie durationis, plus nous nous enfonons dans la dure relle. Et plus nous nous y enfonons, plus nous nous replaons dans la direction du principe, pourtant transcendant, dont nous participons et dont lternit ne doit pas tre une ternit dimmutabilit, mais une ternit de vie: comment autrement, pourrions nous vivre et nous mouvoir en elle? In ea vivimus et movemur et sumus. Cest dans cette ternit de vie que nous vivons, que toutes choses vivent, cest en cela que consiste la grce de vivre pour nous et pour toutes choses, et cest cette grce que le mystique retrouve en portant au plus haut son intensit cratrice. Le gnie nietzschen et le mystique bergsonien montent haut, lun et lautre marchent sur les cimes, mais cest toujours parce quils cherchent prendre appui sur le fond. Ici, on senfonce dans le rel, on ne le fuit pas. On a pu dire que la grce est fuite du monde, elle est au plutt contact avec limpulsion qui vient du fond pour parler comme Bergson, concidence avec la profondeur, dure ou volont de puissance. Pour percer le mystre des profondeurs, dit Bergson, il faut parfois viser les cimes (Lnergie spirituelle). On pourrait croire aussi que la grce est connecte une transcendance cleste: mais mme la transcendance dont parle Bergson dans le texte que nous venons de lire na rien voir avec cela. Elle dsigne les rythmes de dure limites des ntres, comme la matire et la supraconscience, qui ncessite un effort particulier pour tre atteints, bref ces objets infrieur et suprieurs nous quoique, cependant, en un certain sens, intrieurs nous. Labsolu est tout un spectre de dures communicantes que nous pouvons retrouver partir de nous en tant que nous en sommes lexpression. Limportant nest donc pas de dire: nous sommes dans labsolu, il est dajouter que labsolu nous est intrieur, quon en retrouve partout le mouvement partir de notre perception, de notre vie, de notre conscience, de notre esprit. Tout cela, nous ne pouvons le comprendre travers lorgane de lattention la vie quest lintelligence qui nous tire vers lextrieur. Nous ne le saisissons intuitivement quen nous replaant dans le mouvement mme de la vie, dans lexigence de cration qui mane delle, dans notre dure intrieure oppose lextriorisation sociale et pratique, que par une conversion radicale de lme. Il y a un vrai dtachement lgard de la vie pratique chez le mystique bergsonien comme il y a un vrai asctisme chez le philosophe nietzschen. Comme le dit Nietzsche dans La gnalogie de la morale, le philosophe imite lidal asctique en ceci quil fait le dsert pour se placer des hauteurs o toute animalit devient plus spirituelle, pour trouver un optimum la spiritualisation le plus haute et la plus hardie. A linverse le mystique bergsonien prolonge le philosophe qui pense en dure, il devient un auxiliaire puissant de la recherche philosophique car sa vision nous plonge dun coup dans les racines de notre tre, dans le processus cratif du monde. Ce qui, pour et pour lautre, rapproche justement le mystique qui prolonge le philosophe et le philosophe qui prolonge le mystique, cest de se placer dans laxe de la cration, et cest de sentir que cela nest possible que par une conversion de lme, que par une inattention la vie segmente, socialise, close: tel est le sens du dsert nietzschen, du dtachement bergsonien, de la schizeanalyse Deleuzienne. Nest-ce pas dailleurs cette conversion qui conditionne toute esthtique possibleet toute philosophie possible : comment percevoir la grce mme les choses? Comment saisir, demandait Ravaisson, les lignes flexueuses des choses qui sont aussi leur axe gnrateur? Comment retrouver en art et en philosophie, demandent Nietzsche, Bergson et Deleuze, cette propulsion de dure et de puissance? Est-ce que la difficult de lart ne se situe pas l? Saisir ce mouvement dans le sensible, tous les niveaux du sensible comme le rythme intrieur des choses, leur grce intrieure, rythmes de la terre, vitalit secrte des choses, palpitations internes. Tout, en art, est corporel et incorporel. Tout art est matire et mouvement, paisseur subite de la perception qui devient voyante. Quand les artistes regardent une chose, ils la voient pour elle et non pour eux dit Bergson. Nest-ce ce que reprend partout Deleuze lorsquil dfinit lart comme un bloc daffects non-subjectifs et de percepts non-objectifs, lorsquil montre que lart produit les devenirs non humains de lhomme, et les paysages non humains de la nature? Et pour la philosophie encore nest-ce pas le mme problme mais un autre niveau: penser cette ternit de vie commune aux choses? Or, la jonction entre philosophie et esthtique se fait justement autour du problme de cette conversion du regard chez Bergson et chez Nietzsche. Car, on laura compris, cette conversion ne saurait plus consister fuir le monde comme dans le mysticisme chrtien mais fuir ce qui empche le contact avec le monde. Elle est non pas conversion hors du monde mais vers le monde. Bergson comme Nietzsche nont cess de dcrire ce qui bloque ce contact avec le monde. Ils en ont mme fait le principe de lerreur mtaphysique qui pse depuis le commencement de la mtaphysique sur toute action humaine et insinue en elle un nihilisme profond: faire peser infiniment sur le monde qui se fait un monde tout fait, idel ou mcanique. Un monde statique dides, de formes pour lequel le monde est une dchance, une chute, un obscurcissement, ou un monde de mouvements mais mort lui-mme, ternit de mort du mcanisme dit Bergson. Et ce monde statique a lui-mme une origine: la perception centre, utile au corps, qui tranche les choses en coupes immobiles, qui soustrait le mouvement, et fait se rflchir toutes les images du monde comme des actions possibles de mon corps. Lart et la philosophie ne peuvent revenir au monde quen revenant limage davant ces perspectives autocentres, et cest bien ce que Bergson appelle largir la perception: sortir des horizons ferms et des centres. Aux figures rigides de la perception naturelle, Deleuze oppose son tour le plan de lumire quoi les choses sont immanentes dans Cinma I.

Cette conversion du regard nous donne une autre image de lunivers. Deleuze ne cesse de faire du philosophe et des artistes des Voyants et de la philosophie une capture de la lumire invisible du monde. Un thme revient sans cesse chez lui, la lumire non rvle (avant toute perception autocentre et subjective) comme objet de lart et de la philosophie: ainsi par exemple dans son article sur T.E. Lawrence: Il ya dabord la lumire, mais celle-ci nest pas encore perue, elle est plutt le transparent pur, invisible, incolore, informel, intouchable. Dans Cinma I, Deleuze consacre une profonde analyse Matire et mmoire pour tablir que la lumire pure prcde la conscience (ncessairement plus opaque puisquelle nat de la rflexion de la lumire sur le corps), et ne se rvle que par lobstacle du corps : Quant notre conscience de fait, elle sera seulement lopacit sans laquelle la lumire, se propageant toujours, net jamais t rvle. De mme encore, dans son dernier texte sur Spinoza, il fait des pures figures de Lumire du Lumineux substantiel lobjet du troisime genre de connaissance, en amont de la rvlation de la lumire dans les notions communes. La philosophie capte la lumire non rvle et invisible, la grce intrieure du monde.On notera aussi que, comme pour ces auteurs dont Deleuze sinspire, le fait dtre voyant sassocie la notion dynamique de rythme, comme si avec le prodigieux ressac du rel qui se donne enfin la perception/intuition la moins subjective parvenait venant aussi se faire entendre et sentir. La fameuse phrase de Spencer qui dit que tout mouvement est rythme rsume lalliance du rythme et du mouvement. Mais pour ces philosophies de linvention, le rythme est bien plus quextramusical, il est la tension propre des choses, non pas mesure ou nombre comme dans larithmologie pythagoricienne dHippase mais scansion, pulsion, invention. Ce qui caractrise cette nouvelle comprhension du rythme, cest lhtrogense. Le rythme est ce qui se compose dans laltrit, pure relation de forces en conflits chez Nietzsche, relation de compntration de lhtrogne chez Bergson, relation dopposition entre libert et matire chez Ravaisson, relation de dsirs chez Tarde, relations de transcodage (le rythme est lIngal ou lIncommensurable) chez Deleuze dans Mille Plateaux. Il y a de lingal, du dsquilibre, de lopposition dans le rythme et cest cela qui traduit le jeu du monde et cest cela qui fait la singularit des choses, leur signature, leur charme secret. Mieux que quiconque Tarde la dit: les courbes dlicatement denteles des astres rsultent de la perturbations diversifiante des gravitations, les ondes se compliquent par leurs interfrences et leur altrations rciproques, la vie organique puise sa fcondit des croisements, hybridations, mtissages, et lutilit des uvres sociales de lhomme, ce sont aussi leurs croisements et leurs hymens en nouvelles inventions, en nouvelles uvres, plus hautes et plus richement nuances. A tous les niveaux du rel, lunivers est scand par des rythmes qui disent son inlassable et perptuelle invention. On ne les verra pas si on en reste la perception intellectuelle, socialise, rigide.

La grce dans ce contexte nenveloppe plus lanantissement du monde mais incite au contraire retrouver la frie du monde (Tarde), se placer dans la diversit des rythmes qui signent les choses et communiquent avec nous. Le principal effet esthtique et philosophique de la grce est lallgement. Nietzsche prfre parler dallgement, Bergson parle de soulvement en nous, de revivification, du sentiment de redevenir crateur en participant au mouvement de cration qui soulve intrieurement les choses, Deleuze parle propos de Lawrence dune me qui cesse de penser comme un moi rigide mais tisse des relations cosmiques, pour se vivre comme un flux ou un ensemble de flux, en relation avec dautres flux, en soi et hors de soi. Leur thse commune est que lart et la philosophie, quand elles se mettent dans le sens du mouvement des choses, allgent. Cest bien sr le cas de lart rythmique et affectif par excellence quest la musique: La vie allge par des rythmes lgers, hardis, srs deux-mmes, exubrants, la vie dore par des harmonies, dores, tendres, bonnes, voil ce que je retiens de toute la musique, dit-il en 1887. La musique sait faire passer en nous ces affects qui augmentent la puissance de vie et nous librent de la passivit. Bergson dans Les deux sources comme Nietzsche dans le Crpuscule des idoles font ce sujet une analyse similaire: on a beau tre immobile dans lcoute, les muscles au repos, les autres sens teints, la vraie musique agit comme une exigence daction, elle nous donne le sentiment dagir ce que lon ressent, elle exige de nous une puissance de vie la hauteur de cette dimension nouvelle cre par cette musique et dans cette musique. Mme immobile, le corps danse. Car comme le dit remarquablement Bergson, la musique nintroduit pas de sentiments en nous; elle nous introduit plutt en eux comme des passants quon pousserait dans une danse. Lallgement provient toujours du sentiment dtre nouveau transport par une puissance insouponne de vie (Deleuze) tandis que toute pesanteur se vit comme inertie et tendance la conservation, comme rptition du mme une fois pour toutes. Affirmer, retient Deleuze de Nietzsche, cest allger: non pas charger la vie sous le poids de valeurs suprieures, mais crer des valeurs nouvelles qui soient celles de la vie, qui fassent de la vie la lgre et lactive. Et cest bien la danse aussi qui transmue le lourd en lger.

Et, cest donc bien aussi la philosophie qui allge quand elle se retrouve le sens intime des choses. Nietzsche dcrit partout ce sentiment de reconnaissance perdue, de bonheur dmeraude, de tendresse divine dans lme de Zarathoustra. Zarathoustra le danseur; Zarathoustra le lger: Comment celui qui procde lexamen le plus dur et le plus terrible de la ralit, qui a imagin les ides les plus profondes ny trouvent nanmoins pas dobjection contre lexistence et contre lternel retour de celle-ci, comment il y trouve mme une raison pour tre lui-mme lternelle affirmation de toutes choses, dire oui et amen dune faon norme et illimite. (Ecce Homo). Si lme de Zarathoustra est si emplie de reconnaissance, cest parce que tout sest transform en grce ces yeux, cest--dire en symbole de la puissance cratrice infinie qui fulgure dans lunivers. Mais Bergson dit-il autre chose? Parle-t-il autrement? Avec des mots plus contenus, il dira la mme chose, il parlera de joiecomme Spinoza : La joie annonce toujours que la vie a russi, quelle a gagn du terrain, quelle a emport une victoire: toute joie a un accent triomphal () Partout o il y a joie, il y a cration, plus riche est la cration, plus profonde est la joie (Lnergie spirituelle). La philosophie produit ainsi des sentiments singuliers en nous replaant dans la direction de la dure cratrice, en nous faisant passer dans une dure infiniment plus large, en tant qu la grande uvre cration qui est lorigine et qui se poursuit sous nos yeux, nous nous sentons participer, crateurs de nous-mmes.

Pour le dire en un mot, la grce est ce qui se redistribue ternellement en toutes choses ainsi quen cette vie, et pour nous pas ailleurs quen cette vie. La grce qui vient aux choses dans lesthtique rsulte de la conversion du regard qui fait dun artiste un Voyant (Deleuze): celui qui voit ces possibilits de vie et les invente en mme temps. Et il arrive encore en philosophie une autre grce, qui touche le moi, la grce non dune fuite hors du monde, non dune alliance secrte avec Dieu, mais dune concidence totale avec le cosmos et sa lumire non rvle comme ternelle cration, et qui constitue pour nous la seule forme dternit en cette vie: Cest la philosophie-Cosmos la manire de Nietzsche.

Deleuze, Diffrence et rptition, PUF, 1968, p. 127.

Ibid., p. 210.

Ibid., p. 60.

Deleuze, Logique du sens, Paris, Les ditions de Minuit, 1969, p. 210.

Nietzsche, uvres compltes, Gallimard, F.P., V, 11 (159)

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 1976, p. 265.

Ibid., p. 246.

Bergson, La pense et le mouvant, PUF, 1969, p. 176.

Ibid, p. 206.

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 265/266.

Bergson, La pense et le mouvant, p.152.

Cinma I, Les Editions de minuit, p. 90. Critique et clinique, Les Editions de Minuit, 1993, p. 144 et 183

Deleuze, Mille Plateaux, Les Editions de Minuit, 1980, p. 385.

Tarde, Lopposition universelle, p. 116.

Deleuze, Critique et Clinique, p. 68.

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p.36.

Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1970, p. 212 et 222.

Bergson, La pense et le mouvant, p. 116

Deleuze, Mille Plateaux, p. 422.

Humanas, exatas, bio e arte?

Isso est no Foucault. Que chance que vou ter agora!!!! Regime visvel luz. Reler Foucault de DLZ. Regime de luz