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QUELS ALLIÉS POUR LE BRÉSIL, grande puissance en devenir ? ÉTUDE 2012

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QUELS ALLIÉS POUR LE BRÉSIL, grande puissanceen devenir ?

ÉTUDE 2012

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QUELS ALLIÉS POUR LE BRÉSIL, grande puissanceen devenir ? ÉTUDE 2012

ÉTUDE 2012

Par Santiago FischerCommission Justice et Paix Belgique francophone, novembre 2012

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles

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Introduction 5

Le Brésil, porte-drapeau des pays du Sud 6

Un soft power volontariste 6

Brésil-Vénézuéla : quelle alliance stratégique ? 7

Historique de la relation 7

L’Alliance Stratégique sur les rails 7

L’ alliance économique : une nouvelle lecture de l’Alliance Stratégique 8

Des partenaires idéaux : avantages géostratégiques considérables 8

Brésil, un géant qui fait encore peur 9

Révolution bolivarienne vs modération brésilienne 10

Dilma Rousseff : la continuité ? 11

Les États-Unis et l’Alliance Stratégique 11

Vers une alliance entre le Brésil, le Vénézuéla et l’Argentine ? 12

Argentine : je t’aime, moi non plus 13

Trop faible pour le Brésil ? 13

Querelles commerciales insurmontables ? 14

La Chine : une alliance indispensable à cultiver 15

La croissance chinoise mise à profit 15

Un certain déséquilibre à ajuster 16

Conclusions 17

TABLE DES MATIÈRES

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INTRODUCTION

L ’Amérique du Sud est un continent en pleine mutation. Affranchie de la tutelle nord-américaine, la région se cherche une direction ainsi qu’un leader. De par son statut de puissance émergente à l’échelle mondiale, le Brésil semble avoir la capacité et

l’intention de s’arroger ce rôle. Porte-drapeau des pays du Sud qui désirent mettre en place un modèle de développement alternatif à la mondialisation néo-libérale, le Brésil peut compter sur une position avantageuse. Pays le plus vaste (il couvre la moitié du continent) et le plus peuplé d’Amérique du Sud, son appareil industriel tentaculaire se déploie inter-nationalement. Le commerce florissant qu’il entretient avec la planète entière lui permet d’être la sixième économie mondiale, avec un PIB de 2500 milliards de dollars.

Le pays dispose d’énormes réserves minérales, encore largement inexploitées. Il détient une des plus grandes réserves agricoles au monde et à ce titre est voué à nourrir vérita-blement la planète entière. Sa relative indépendance énergétique constitue sa plus grande force. Ainsi, comme le considère le chercheur Jean Daudelin, "sa matrice énergétique qui combine le pétrole (38%), l’éthanol (30%), l’hydro-électricité (15%) et une part croissante de gaz naturel (10%) est la plus équilibrée de toutes les économies développées". 1 L’hy-droélectricité et le nucléaire sont des secteurs où l’on investit massivement, ce qui porte à croire que malgré sa demande interne en pleine explosion due à une démographie sans cesse croissante, Brasilia deviendra dans les années qui viennent un exportateur net énergétique, ce qui le positionnera en force par rapport à ses voisins continentaux. Dernier fait économique important à prendre en compte: l’augmentation des prix des produits agricoles, miniers et énergétiques sur les marchés mondiaux donne un avantage significatif commercial au Brésil, qui se retrouve en position dominante par rapport à la demande régionale et même mondiale.

Dans la présente étude, nous analysons les alliances possibles qui s’offrent au Brésil afin d’assurer son rôle de leader continental et de se faire une place parmi les grandes puis-sances mondiales. Le Vénézuéla et l’Argentine constituent deux partenaires de choix que le Brésil du XXIème siècle ne peut laisser de côté, sous peine de ranger au placard ses ambi-tions régionales. Au niveau continental, ce pays ne peut faire l’économie d’entretenir une relation solide avec les États-Unis, son grand frère attitré. Mais son Alliance Stratégique entretenue avec le Vénézuéla - ennemi idéologique de Washington - conduit les Américains à se méfier de l’État carioca.

1 - "Le Brésil comme puissance : portée et paradoxes", par Jean Daudelin, in Problèmes d'Amérique latine, n°78, pp. 29-46, Paris, Choiseul, automne 2010.

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Le Brésil, porte-drapeau des pays du Sud

Le Brésil fait figure d’ogre aux côtés des petites et moyennes puissances qui l’entourent et à ce titre suscite la méfiance. Il n’a aucun ennemi véritable qui puisse venir le concurrencer. Ses voisins voient bien souvent en lui un hégémon capable de déployer un hard power - c’est-à-dire une politique coercitive militaire et économique sans limites afin de s’assurer le règne sur le continent. Pourtant, le Brésil tente tant bien que mal

Ainsi, le Brésil se pose comme le porte-drapeau des pays du Sud et un allié du tiers-mondisme. Il pointe les traitements inéquitables dans les institutions politiques et financières mondiales tout en mettant en avant la solidarité "Sud-Sud". Il est ainsi devenu le plus grand donateur en termes de coopération au développement, venant au secours de pays mis au ban de la communauté internationale, comme Cuba, l’Iran, le Soudan, etc. Plus qu'une idéologie, c'est bien un pragmatisme qui guide les actions diplomatiques brésiliennes. En effet, le Brésil ne rechigne jamais à jouer la carte occidentale lorsque cela lui convient. Sa lutte pour accéder au statut de membre permanent au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies le mène en effet à devoir dialoguer et tenter de charmer ce groupe de pays.Pour Brasilia, il s’agit avant tout d’étendre sa sphère d’in-fluence au continent tout entier tout en prenant garde à ne pas effrayer ses voisins. En effet, toute puissance régionale doit pouvoir s’entourer de partenaires fiables afin d’atteindre ses objectifs géopolitiques finaux. Dans le cas brésilien, il s’agit bien entendu d’accéder au rang de puissance mondiale et de venir concurrencer les autres puissances émergentes, et pourquoi pas même, en fin de compte, les États-Unis, la superpuissance planétaire.

Au niveau international, la Chine, que Brasilia côtoie au sein du club des "BRICS", est incontournable. Si ces deux pays sont unis par certaines ambitions, ils montrent néanmoins des intérêts diamétralement opposés. Pourtant, une alliance solide du Brésil avec cette puissance est primordiale s’il veut atteindre ses objectifs géostratégiques mondiaux.

Un soft power volontariste

Il privilégie donc le soft power dans sa politique interna-tionale, c’est-à-dire la capacité d’attraction que les autres pourraient ressentir vis-à-vis du modèle brésilien. Cette stratégie se traduit par une participation diplomatique tous azimuts au sein des forums internationaux : G20, OMC, FMI, Banque Mondiale. Désormais, il est impossible de se passer du géant brésilien. Si certains résultats diplomatiques sont catastrophiques, comme la gestion du nucléaire iranien où le Brésil a - sans succès - tenté de jouer les médiateurs entre le régime perse et les puissances occidentales, le pays a pu se montrer plus à son avantage lors de certains événements internationaux, en témoignent les négocia-tions sur le climat menées en 2009 lors de la Conférence de Copenhague qui l’ont vu participer pleinement à forger les bases d’un accord - même si considéré par beaucoup comme bancal. Sa capacité d’influence mondiale n’est plus à démontrer. C’est le Brésil qui mène la danse au sein de l’OMC et qui arrive à rassembler les mécontents autour de la lutte contre les subventions agricoles pratiquées par les pays du Nord. L’échec des accords de Doha en 2008, qui se montraient inéquitables avec les pays du Sud, est donc un succès à mettre à son actif. Sa position au Fonds Monétaire International est également à pointer du doigt. Le pays est passé du statut de débiteur à celui de créditeur. Il conti-nue à y demander des réformes qui remettent en cause l’emprise des pays occidentaux sur l’organisme financier.

de démontrer que ses intentions sont dénuées de toute velléité hégémonique. Comme le confirme Alain Rouquié, "ses forces armées sont modestes et mal équipées. Ses récents achats d’armements visent simplement à les moderniser et les mettre à niveau afin qu’elles puissent contrôler efficace-ment un immense espace et 4500 kilomètres d’une façade maritime où se concentre la richesse pétrolière du pays" 2.

2 - "Le Brésil dans le monde ou la tentation de la grandeur", par Alain Rouquié, www.cairn.info, 2011.

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Brésil-Vénézuéla : quelle alliance stratégique ?

Tout au long du XXème siècle et jusqu’au début des années nonante, le Brésil et le Vénézuéla entretenaient des relations distantes. Sans pour autant nourrir une aversion particulière l’un envers l’autre : les deux voisins s’ignoraient et ne se rendaient pas compte des potentialités que pouvait leur apporter une alliance. La barrière géographique de la forêt amazonienne qui sépare les deux pays n’a pas aidé les di-rigeants à se tourner l’un vers l’autre. Mais c’est surtout la dictature militaire brésilienne, au pouvoir entre 1964 et 1985, qui permet d’expliquer que le Vénézuéla ne souhaitait pas se lier davantage à son grand voisin. Depuis 1945, Caracas vivait un processus de démocratisation intense et, de ce fait, préférait se tenir éloigné des soubresauts autoritaires de la région. De plus, le géant du Sud a toujours inspiré de la mé-fiance au Vénézuéla. Un pays capable d’une telle projection de puissance (politique, économique, militaire) ne peut être vu autrement que comme une menace possible pour la sécu-rité de ses voisins. Le Brésil, quant à lui, préférait entretenir des relations avec les pays latino-américains participant à l’Opération Condor, le plan secret à grande échelle qui visait à éliminer les guérillas refusant cette violence étatique 3. Avec le retour de la légalité au Brésil, les deux pays ont entamé un processus de rapprochement qui a culminé en 2005 avec

l’élévation par les présidents Lula et Chavez de la relation entre les deux pays au rang d’Alliance Stratégique.

Entre les années septante et nonante, il s’agit surtout de s’entendre sur des défis touchant à la sécurisation de leur frontière commune, vaste zone de forêt tropicale 4. Au fur et à mesure, d’autres préoccupations liées à la gestion commune de la forêt amazonienne viennent s’ajouter à l’agenda des rencontres des deux voisins. Mais c’est sur-tout la possibilité d’améliorer leurs liens commerciaux qui va pousser les nouveaux partenaires à approfondir leur relation. En 1994, la signature des Accords de Guzmania marque un véritable tournant. Le Brésil et le Vénézuéla décident de faire face ensemble aux nombreux défis hérités du nouvel ordre mondial post-Guerre Froide : pour entrer de plain-pied dans l’ère de la globalisation, il est décidé que les échanges commerciaux s’intensifieront drastiquement 5.Mais c’est véritablement avec l’arrivée au pouvoir en 2003 du Président Lula au Brésil que la relation va profondément évoluer. Continuant sur la lancée, les relations commerciales font un bond magistral. De 37,9 milliards de dollars en 2003, les échanges passent à 56 milliards l’année suivante, soit une augmentation de 48 %.

Historique de la relation

3 - Les pays participant à l’Opération Condor étaient l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay.

4 - La Amazonia y la geopolitica del Brasil, par Bernardo Kucinski, in Nueva Sociedad, N°37, Juillet-Août 1978, pp 26-30.

5 - “Venezuela-Brasil: la historia de sus relaciones desde sus inicios hasta el umbral del MERCOSUR, 1500-1997”, Alejandro Mendible Z., Ed. Caracas: Universidad Central de Venezuela, Facultad de Humanidades y Educacion, Escuela de Comunicacion Social, Caracas, 1999.

6 - "Brésil - Lula sera réélu président pour la dernière fois... et Chavez guette", www.latinreporters.com, octobre 2006.

7 - “Las relaciones entre Venezuela y Brasil”, par Mendible Zurita Alejandra, in Agora Trujillo, n°20, Juillet-Décembre 2007.

L’Alliance Stratégique sur les rails

Preuve du tournant opéré entre les deux pays, le Brésil de Lula remplit à merveille le rôle de grand frère de son voisin du Nord en lui procurant son appui politique à bon escient. En 2004, lors des soubresauts politiques suivis des grandes grèves qui ont déstabilisé le Vénézuéla, Brasilia prend la tête du "groupe des pays amis" mis en place à son initiative afin de trouver une issue pacifique au conflit. La production pétrolière étant à l’arrêt, le Brésil décide même d’envoyer des milliers de barils afin de pallier le manque, synonyme de véritable catastrophe économique pour le Vénézuéla. Le Brésil joue également le rôle de médiateur dans les relations diplomatiques difficiles que Caracas en-tretien avec la Colombie et les États-Unis, les deux ennemis jurés. Chavez, quant à lui, a toujours soutenu Lula. Ce qui a pu se vérifier en 2005 lorsque le Président brésilien et son Parti des Travailleurs ont subi de graves accusations de corruption et que Chavez l’a défendu publiquement 6.

Pour les deux Présidents, il convient de formaliser cela au niveau politique. Ils se rencontrent en février 2005 afin d’élever leurs liens bilatéraux au rang d’Alliance Stratégique, s’unissant durablement dans des domaines aussi variés que la politique, le social, l’économie, la culture, la recherche scientifique, la technologique et la défense 7. La signature de

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15 accords dans le domaine de l’énergie vient compléter ce moment historique. Le communiqué conjoint va très loin, évoquant même par cet accord la création d’une "grande patrie" qui permettra ainsi aux deux peuples d’accéder à la prospérité. Une commission binationale, créée en 1989 afin de régler le problème des chercheurs d’or illégaux brésiliens et ensuite tombée en désuétude, est réactivée. Désormais, cet organe, appelé Plateforme de l’Alliance Stratégique, sera chargé d’assurer la coordination des projets énergétiques et pétroliers communs aux deux pays. Ce pan de l’économie est donc désormais considéré comme prioritaire dans la relation entre le Brésil et le Vénézuéla 8.

Ce rapprochement spectaculaire de 2005 bénéficie d’un appui légal. Les constitutions des deux pays promeuvent en effet depuis la fin des années nonante la réalisation d’une intégration latino-américaine poussée. Mais au-delà de cet aspect ainsi que des opportunités commerciales promet-teuses, les liens d’amitié et la proximité idéologique entre Chavez et Lula peuvent aussi expliquer cet approfondisse-ment. Tous deux bercés par les idéaux d’une intégration du continent différente de la mondialisation néolibérale orchestrée par les Etats-Unis, ils se vouent un profond respect et ne manquent pas une occasion de se faire des louanges sur la conduite de leur politique.

8 - "Venezuela’s leading role and its relations with Brazil. The Commercial issue as the axis of the pragmatic relation", par Francine Jacome, VII Conference of Porte de Copacabana International Security, 2010.

9 - “Energy and Geopolitics in Latin America”, par Paul Isbell, in Real Instituto Eleano Working Paper 12 février 2008.

10 - “La geopolitica de la energia, el gaseoducto del Sur y la Integracion Energetica Sudamericana”, par Darc Costa et Raphael Padula, Centro argentino de Estudios Internacionales – Programa Integracion Regional.

11 - Venezuela and Brazil sign 22 agreements in Brasilia, Venezuelaana-lysis.com (by Michael Fox) - http://venezuelanalysis.com/news/5316

12 - "Las relaciones de Brasil con Venezuela : de la desconfianza à la alianza estrategica", par Edmundo Gonzales Urrutia, Working Paper n°15, Juillet 2011.

L’alliance économique : une nouvelle lecture de l’Alliance Stratégique

Des partenaires idéaux : avantages géostratégiques considérables

L’Alliance Stratégique qui lie le Brésil et le Vénézuéla peut être analysée au regard des bénéfices commerciaux engrangés par les deux pays. Les entreprises pétrolières publiques PDVSA (Petroleos de Venezuela) et Petrobras (Petroleos de Brasil) ont donné le ton. Elles ont été les premières à signer de grands accords de collaboration dans le cadre d’un plan énergétique commun. Le Vénézuéla peut donc désormais se détourner des États-Unis, son partenaire historique, à qui il fournissait de grandes quantités de pétrole, et ainsi accéder à de nouveaux marchés conti-nentaux. Il change ainsi son orientation commerciale stratégique du Nord vers le Sud. Le Vénézuéla étant une puissance pétrolière d’envergure capable d’exporter de très grandes quantités de brut mais à la structure vieillissante et le Brésil une puissance industrielle, cette collaboration s’avère très complémentaire 9. Caracas fournira le pétrole brut au Brésil, qui se chargera de le transformer dans ses raffineries ultramodernes, mais aussi d’en consommer une grande partie et ainsi satisfaire sa colossale demande. Le Vénézuéla peut également compter sur de grandes réserves de gaz. Le projet de construction du Gazéoduc du Sud devra lui permettre d’alimenter le Brésil, mais aussi

de participer à l’intégration du continent, car il desservira également d’autres pays voisins 10.

Les entreprises privées ont rapidement suivi le mouvement de collaboration accrue, bénéficiant d’une structure diplo-matique fortement présente dans les deux pays via des ambassades et des consulats qui apportent leur soutien à toute initiative visant à dynamiser les échanges commerciaux.

Pour un pays comme le Vénézuéla, dont l’économie se trouve en récession profonde et où l’inflation règne, ce partenariat est primordial pour la survie de son économie. Cette dépendance peut expliquer que, malgré une balance commerciale déficitaire abyssale avec le Brésil, il continue d’être satisfait de cette relation. La preuve en est avec la signature, en avril 2010, de 22 nouveaux accords de coopération permettant encore, entre autres, la création d’opportunités économiques bilatérales mais aussi, partant, de creuser l’asymétrie 11. Pour le Brésil, l’aubaine économique continue. Ses entreprises transnationales continuent à coloniser le Vénézuéla et le volume des exportations vers ce pays tend encore à augmenter.

L’objectif géostratégique de Chavez, arrivé au pouvoir en 1999, est d’encourager l’établissement d’un nouveau régime stable de sécurité latino-américain basé sur la coopération.

Pour ce faire, un nouvel équilibre international doit émer-ger 12. L’alliance avec le Brésil est donc primordiale car elle lui permet de s’amarrer durablement à la puissance émergente du continent avec qui il partage une vision du monde commune. Pour Lula, arrivé au pouvoir grâce à un programme de lutte contre les inégalités sociales, mais aussi pour son successeur, Dilma Rousseff, l’appro-fondissement de l’unité latino-américaine basée sur un modèle économique alternatif est une priorité. Il s’agit de positionner le Brésil en tant que leader continental, ce qui, partant, lui permettra de revendiquer une place dans le concert des grandes puissances au niveau international. Les deux partenaires bénéficient donc d’un avantage substantiel à cultiver leur Alliance Stratégique, œuvrant ainsi à l’intégration du continent.

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Le Brésil est le moteur des forums politiques et économiques régionaux comme l’UNASUR et le MERCOSUR, instruments de l’intégration politique et économique du continent et qui servent en même temps ses objectifs géopolitiques. Pour ce faire, le pays a balayé la proposition de zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) conduite par les États-Unis. Grâce à l’Alliance Stratégique, le Vénézuéla participe activement à ces forums et les renforce, ce qui contribue à considérer le Brésil comme pays indispensable à l’unification latino-américaine. La proposition de Brasilia de créer un conseil de défense sud-américain séduit également Caracas et à ce titre obtient tout son soutien, malgré les menaces hégémoniques que laisse planer un tel projet au vu des asymétries entre les capacités militaires brésiliennes et celles de ses parte-naires latino-américains 13. Enfin, notons que le Vénézuéla soutient également le plaidoyer intense développé par le Brésil afin d’accéder au statut de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, accession qui en ferait une grande puissance internationale à part entière. Le Brésil bénéficie ainsi d’un allié de poids situé au nord de son territoire. Cette alliance lui confère une nouvelle profondeur stratégique et commerciale orientée vers les Caraïbes et l’Amérique centrale. Son rôle joué au sein de la mission des Nations Unies en Haïti atteste la place de plus en plus importante que le Brésil s’arroge dans cette zone.

Si le Vénézuéla n’a pas d’aspiration internationale comme le Brésil, il entend néanmoins jouer un rôle important au sein du continent latino-américain. Cette alliance lui permet avant tout de se projeter vers le Sud en développant l’axe Caracas-Brasilia-Buenos Aires, tout en étant également présent sur l’axe andin Caracas-Bogota-Quito-Lima-Santiago.

Le continent ainsi quadrillé, ce pays peut donc espérer projeter l’idéologie propre à Chavez à l’échelle de la région tout entière : le socialisme du XXIème siècle dans lequel les valeurs de coopération sont opposées aux logiques du marché néolibéral 14. Pour promouvoir cette idée, il a lancé l’Alliance bolivarienne pour les peuples d’Amérique et des Caraïbes (ALBA), à laquelle ont déjà adhéré les gouver-nements progressistes latino-américains et des Caraïbes alliés de Chavez comme Cuba, l’Équateur, la Bolivie, etc 15.

Le Brésil aspirant à développer son aire d’influence vers le Nord et le Vénézuéla désirant quant à lui se projeter vers le Sud, les deux pays ont donc trouvé le partenaire idéal pour réaliser leur projet géostratégique sur cet axe vertical.

Enfin, à plus petite échelle, rappelons que le Vénézuéla entretient des relations difficiles avec son voisin colombien, même si ces dernières années, les gestes de conciliation se sont multipliés. Soutenue par les États-Unis dans la lutte contre les narcotrafiquants et la guérilla des FARC, la Colombie cumule les mauvais points auprès du gouverne-ment de Chavez, farouchement opposé à cette politique. L’installation de nombreuses bases américaines sur son territoire constitue également un dilemme de sécurité pour le Vénézuéla. L’alliance entre ce dernier et le Brésil permet de contrebalancer le poids sans cesse croissant de la Colombie sur l’échiquier régional, ce qui est à l’avantage des deux partenaires 16.

13 - “El Consejo de Defensa Sudamericano : ¿ instrumento de integración regional o mecanismo para la hegemonia del Brasil ?”, par Jonas Garcias, in UNISCI Discussion Papers, n°18, Octobre 2008.

14 - "El significado geopolitico de Venezuela en el Mercosur", par Miguel Angel Barrios, in Cuadernos sobre Relaciones internacionales, Regionalismo y Dessarrollo/Vol.3, n°5, Janvier-Juin 2008 et n°6 Juillet-Décembre 2008.

15 - "The ALBA alliance and the construction of a new Latin American regionalisms”, par Rosalba Linares, in Universidades de los Andes, 2010

16 - Internationalisation des FARC. Une aubaine pour le Brésil, puissance montante par Santiago Fischer, analyse publiée sur le site internet de la Commission Justice et Paix Belgique francophone. http://www.justicepaix.be/?article111

17 - Notons également entre autres, pour accréditer cette stature internationale le rôle de moteur que le Brésil joue au sein du G20 en faveur d’une réforme du système monétaire et financier inter-national, les réunions du G8 qui lui sont ouvertes et le partenariat économique établit avec l’Union européenne.

18 - Mission divine que le Brésil se confère de répandre la démocratie sur le continent, à la manière des États-Unis dans leur Ouest proche au XIXème siècle, puis dans le monde entier à partir du XXème siècle.

19 - "La geopolítica sudamericana de Brasil en el siglo XXI, par Fabian Calle, in Colección, n°19/19, 2007/2006, pp 167-180, 2008.

Brésil, un géant qui fait encore peur

Mais une alliance entre le Brésil et le Vénézuéla n’exclut pas pour autant qu’il y ait de la méfiance entre les deux partenaires.

Le Brésil reste le géant de l’Amérique latine. Son territoire immense lui permettant de partager des frontières avec la plupart des pays du continent, sa démographie galopante, sa puissance militaire, sa capacité industrielle ainsi que sa vocation à s’internationaliser en compagnie des pays du BRICS en font une puissance impossible à concurrencer, constituant donc une menace potentielle pour ses voi-sins comme le Vénézuéla 17. La thèse faisant état d’une "Destinée Manifeste 18" que le Brésil voudrait accomplir et qui le conduirait à vouloir exercer un leadership sans partage dans la région nourrit les peurs à son égard. Le renforcement tous azimuts de sa capacité militaire depuis 2008 accrédite ces sentiments 19. Pourtant, le Brésil clame sa volonté de s’ériger uniquement en soft power afin de garantir la stabilité du continent face aux turbulences qui le traversent (tensions Pérou-Chili, mésententes mettant aux prises la Colombie face au Vénézuéla et à l’Équateur). Son passé militariste fait toujours planer des doutes sur ses intentions réelles et cela malgré une consolidation démocratique spectaculaire opérée en très peu de temps.

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Ainsi, comme le dit le chercheur Alain Rouquié, "[les diri-geants latinos-américains] redoutent maintenant que ne s’établissent avec le Brésil des rapports de type Nord-Sud dans lesquels le colosse brésilien jouerait le rôle d’un Nord industriel" 20 et cela malgré le discours brésilien qui met en avant la collaboration pacifique de tous les pays, régions et blocs de l’hémisphère sud pour construire une alternative à la globalisation du Nord 21.

Même s’il n’existe pas de raison objective qui donne à penser que Brasilia ait des visées hégémoniques sur la région, il sub-siste néanmoins une perception de menace chez ses voisins.

Cependant, le Vénézuéla dispose d’un moyen pour contre-balancer la puissance du Brésil: la dépendance du Brésil vis-à-vis de ses immenses réserves de pétrole et de gaz. Mais la découverte de nouvelles réserves de pétrole au large de ce pays en 2011 vient bouleverser la donne. Ca-racas s’inquiète de voir diminuer sa position dominante sur le marché sud-américain et de paraître ainsi comme un allié nettement moins intéressant aux yeux de Brasilia.

Notons également que le Vénézuéla n’a pas que des avan-tages à tirer de l’alliance avec le Brésil.

Son alliance avec le Brésil lui permet de se projeter tous azimuts vers le Sud. Mais Caracas ne devrait pas pour autant oublier sa véritable zone d’influence historique : les Caraïbes tout comme l’Amérique centrale et du Nord. Sa participation à l’UNASUR est surtout motivée par l’absence des États-Unis, du Canada et du Mexique à ce forum. Pour Chavez, l’UNASUR présente à ce titre un avantage par rapport à l’Organisation des États Américains (OEA) où les Nord-Américains détiennent une influence importante. En créant l’ALBA, ce dernier espère encore renforcer cette tendance à se passer de ses anciens partenaires. Mais il est tout de même compliqué de rejeter des siècles de collaboration avec les Caraïbes, l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord. Mettre en avant une nouvelle géo-politique est toujours risqué, surtout si elle est effectuée de manière précipitée, comme le fait le Vénézuéla depuis 1999 et l’arrivée de Chavez au pouvoir.

20 - "Le Brésil dans le monde ou la tentation de la grandeur", par Alain Rouquié, www.cairn.info - UCL ©Armand Colin

21 - “Brazil rise on the international scene: Brazil and the world”, par Amado Luiz Cervo, in Rev. Bra.Polit.Int.53 (special edition), n° 7-32, 2010.

22 - “El nacimiento tardio de la unificacion sudamericana. La nueva orientación geopolitica, resaltando la aproximación de Brasil y de Venezuela”, par Alejandro Mendible Zurita, in Historia & Perspectivas, pp 261-290, Jan-Juin 2009.

23 - “Brasil: de coloso regional à potencia global”, par Wolf Grabendorff, in Nueva Sociedad, n°226, Mars-Avril 2010.

Révolution bolivarienne vs modération brésilienne

Afin de contrebalancer le Brésil et ainsi diminuer toute menace potentielle, le Vénézuéla n’hésite pas non plus à lui montrer qu’il est capable d’agir de manière autonome afin de pré-server ses intérêts, même si cela se fait au détriment de son partenaire. Caracas se détache de Brasilia essentiellement en nuançant sa position idéologique. Si tous les deux partagent la vision d’une globalisation alternative dans laquelle le bien-être des populations prime et où les pays du Sud acquièrent davantage d’importance, le président Chavez met lui en avant la nécessité de construire une société socialiste bolivarienne, calquée sur le modèle cubain de son ami Fidel Castro, dans laquelle la coopération entre les peuples règne 22. Ces nuances idéologiques entre le Brésil et le Vénézuéla peuvent se re-marquer dans les différences qui existent entre les processus d’intégration que sont l’ALBA, le MERCOSUR et l’UNASUR. Á terme, c’est un élément qui pourrait bien contribuer à creuser un fossé entre les deux partenaires.

Ajoutons encore qu’une rhétorique anti-américaine vi-rulente aux accents populo-militaristes bien huilée, ainsi qu’un soutien aux mouvements révolutionnaires du monde entier font également de Chavez un partenaire parfois bien dérangeant pour le Brésil.

Ce dernier ne peut en effet se permettre de s’aliéner les États-Unis, partenaire indispensable à l’échelle internationale dans l’édification de son statut de pays émergent. Il s’agit donc pour Brasilia d’exercer une médiation équilibrée, dis-crète et soutenue entre les deux ennemis afin de préserver à la fois ses intérêts continentaux et internationaux. Ce rôle est rempli à merveille et contribue à renforcer sa position de leader régional 23.

Ce jeu d’équilibriste est parfaitement compris par Caracas qui l’utilise aussi à bon escient pour servir ses intérêts. Ainsi, en 2006, lorsque le Président bolivien Evo Morales décide de nationaliser les réserves de gaz sur son territoire, le Vé-nézuéla lui apporte un soutien indéfectible. La compagnie brésilienne Petrobras est la principale victime de cette expropriation, ce qui provoque l’ire du Brésil. Même si cet épisode n’a pas provoqué de rupture en tant que telle chez les deux partenaires, le Vénézuéla a osé défier le Brésil dans son aire d’influence géopolitique directe et s’est conféré ainsi davantage de profondeur vers le Sud. Lula a réagi en privilégiant toujours sa tactique modérée. En juillet de la même année, il se trouve à Caracas pour assister à l’entrée du Vénézuéla dans le marché commun MERCOSUR, adhésion qu’il n’a cessé de soutenir en dépit de l’épisode bolivien.

Malgré cette résistance vénézuélienne, le Brésil ne craint pas pour autant de se voir voler le leadership de la région par son partenaire. Sa puissance ne souffre pas de comparaison et le Vénézuéla ne prétend d’ailleurs pas la remettre en cause.

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Nous avons vu que l’Alliance Stratégique qui lie le Brésil et le Vénézuéla s’explique beaucoup par la proximité idéolo-gique des Présidents Lula et Chavez et l’affection qui existe entre les deux hommes. L’arrivée au pouvoir de Dilma Rousseff au Brésil ne va pas pour autant remettre fonda-mentalement en cause le partenariat. Si Dilma Rousseff et Hugo Chavez ont en commun la vision de l’édification d’un monde multipolaire dans la continuité de la politique de Lula, nous pouvons néanmoins introduire une nuance qui serait susceptible de peser à moyen terme sur les relations. Dilma Roussef, au contraire de Lula, se montre nettement plus intransigeante envers des régimes autoritaires qui violent les Droits de l’Homme et le droit international comme l’Iran. L’objectif de Lula était d’œuvrer pour ob-tenir un règlement pacifique du différend qui oppose le régime d’Ahmanidejad à la Communauté internationale et cela dans le but d’acquérir une stature internationale à la hauteur de sa position de puissance émergente. Á cette fin,

il entretenait des relations cordiales avec l’Iran où le dialogue primait. Notons que cette initiative n’était pas du goût de Washington, non seulement par la remise en cause du statut "d’État voyou" de l’Iran, mais surtout par l’irruption brutale du Brésil parmi les grandes puissances.

Hugo Chavez, quant à lui, continue de cultiver ses bonnes relations parmi ces États considérés comme voyous. La raison est différente : il s’agit avant tout de continuer à se démarquer de la globalisation occidentale orchestrée par les États-Unis et de développer un réseau d’États laissés en marge et, ensemble, de résister. Dilma Rousseff introduit bien un changement de style, car l’objectif intrinsèque n’a pas changé. Il s’agit surtout de donner le ton face aux États-Unis en montrant bien, en début de présidence, que le Brésil reste un de leurs alliés privilégiés. Mais cette nuance risque, à terme, de susciter la méfiance de son voisin vénézuélien.

Dilma Rousseff : la continuité ?

Les États-Unis et l’Alliance Stratégique

Mais quelles conséquences a ce partenariat pour les États-Unis, superpuissance mondiale et qui a exercé son hégémo-nie en Amérique latine tout au long du XXème siècle ? Nous constatons, par la multiplication des forums politiques et économiques qui laissent de côté les États-Unis, que ces derniers sont en train de perdre significativement leur in-fluence au sein du continent. Pourtant, une superpuissance hégémonique se doit de régner dans sa région d’influence directe afin d’asseoir sa puissance internationale. Dès lors, quelle stratégie doit-elle élaborer pour regagner du terrain ?

Si nous prenons appui sur l’analyse du Pentagon’s Maps 24, nous comprenons que les États-Unis ont tout intérêt à voir un Brésil puissant émerger comme leader de la région afin de conserver une position dominante. Ce dernier constitue un allié fidèle des États-Unis et joue ainsi le rôle de Soudure - c’est-à-dire un État pivot sur qui les États-Unis peuvent compter pour défendre leurs intérêts - entre le Cœur (les grandes puissances ayant adopté le système du libre échange) et la Faille (les pays latino-américains qui n’ont pas encore adopté ce même modèle de développement). Le continent est encore constitué par de nombreux États de la Faille et le Vénézuéla est bien leur chef de file, avec l’idéologie du "Socialisme du XXIème siècle" comme leitmotiv. Ainsi, le devoir du Brésil est bien d’attirer le Vénézuéla au sein du Cœur, mettant de l’ordre dans la région en y assurant la stabilité à la place des Américains. Le but étant pour les États-Unis de freiner l’avancée de cette puissance régionale potentielle qui pourrait influer sur la stabilité de la région.

Si pour l’instant, il apparaît clairement que le Président Chavez n’est pas prêt à renouer avec les États-Unis, ces derniers comptent plutôt sur un changement de leader à la tête du pays afin de le ramener vers le Cœur.

La visite très cordiale du Président Obama à Dilma Rousseff en mars 2011 prouve la volonté des États-Unis de partager les coûts et les risques avec le Brésil en reconnaissant la place importante du pays au sein de son continent. On voit mal, en effet, Washington intervenir lui-même en Amérique latine, tant le continent lui est désormais largement opposé. L’Alliance Stratégique entre le Brésil et le Vénézuéla est donc tout à l’avantage des États-Unis. Mais il convient de nuancer : si cette alliance profite aux États-Unis, il importe néanmoins que les deux puissances régionales ne forment pas une coalition qui pourrait à terme concurrencer les intérêts américains.

En nous appuyant sur l’analyse du système bismarckien 25, nous constatons que la volonté des États-Unis de nouer une très bonne relation avec le Brésil participe à les maintenir comme une superpuissance hégémonique et cela même dans le contexte actuel où le monde glisse lentement vers un monde multipolaire. Il importe donc d’avoir de bonnes relations avec le Brésil sans pour autant que ce dernier n’en développe d’aussi bonnes avec ses amis émergents du BRICS, voire même, dans le cas qui nous occupe, avec des puissances régionales potentielles comme le Vénézuéla. La tâche est rude pour les États-Unis. Si le Brésil semble avoir adopté les préceptes de l’économie du libre-échange par sa puissance de projection industrielle, son discours et certains de ses actes diplomatiques penchent plutôt paradoxalement

24 - "Les États-Unis face aux puissances émergentes : quelle stratégies à disposition des protagonistes ?", par Tanguy Struye de Swielande, Note d’analyse 6, Programme Inbev Baillet-Latour, programme Union européenne-Chine 2010.

25 - Les relations entre les États doivent toujours être moins bonnes que celles entretenues entre chaque État et les États-Unis, et cela de façon à assurer à ces derniers le leadership mondial.

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vers une dénonciation du système, et cela de concert avec, entre autres, le Vénézuéla. Ainsi, le Brésil s’érige en chef de file des pays du Sud pour faire entendre leurs doléances hostiles à la mondialisation néolibérale conduite par les États-Unis. Selon Fabian Calle, chercheur argentin, le Brésil serait même en train de rééditer la politique américaine calquée sur le système bismarckien et donc de s’ériger en future superpuissance. D’après lui, le Brésil, profitant de l’existence de la révolution bolivarienne au Vénézuéla et du climat de tension croissante entre Caracas et Washington, développe des relations plus constructives avec ces deux pays qu’eux mêmes n'en entretiennent entre eux 26.

Dans cette optique, les États-Unis doivent-ils s’ingénier à contenir le Brésil, de peur qu’il acquière le statut de peer-competitor 27, c’est-à-dire un État ayant la puissance et la mo-tivation de confronter les États-Unis à l’échelle internationale?

Le Brésil utilise la stratégie de la réforme, en augmentant sa puissance industrielle et économique, afin d’espérer concurrencer, à terme, la superpuissance américaine. L’al-liance avec d’autres puissances est également une stratégie utilisée par le Brésil, via sa participation aux BRICS, G20, G8, G4 28 et les autres relations privilégiées qu’il entretient avec les pays du Sud en général 29. En Amérique latine, le Brésil concurrence notamment les États-Unis par son Alliance Stratégique nouée avec le Vénézuéla.

Mais que peuvent faire les États-Unis pour contrer cette montée en puissance ?

La stratégie de la conciliation est clairement de mise, Washington mettant l’accent sur les intérêts communs d’une mondialisation libérale dans laquelle les bénéfices économiques sont distribués équitablement entre les grandes puissances. Le Brésil est très sensible à cet argument car il est conscient que l’accession au statut de puissance ne peut se faire que via cette redistribution.

Il apparaît en tout cas impossible pour le moment, vu le régime en place à Caracas, qu’une alliance entre les États-Unis et le Vénézuéla voie le jour afin de contenir le Brésil sur le continent. Pour l’instant, Washington préfère s’appuyer sur d’autres fidèles alliés historiques comme la Colombie et le Chili, voire même le Pérou, afin de contrebalancer la puissance montante brésilienne et son alliée vénézuélienne. Nous pouvons donc affirmer que le courant hamiltonien prédomine actuellement dans la conduite des affaires étrangères américaines sur le territoire latino-américain. Il s’agit avant tout d’assurer l’équilibre des forces au sein du continent. Même si la volonté d’imposer la démocratie libérale et le libre-échange via la réalisation de la Destinée Manifeste n’est pas totalement mise de côté, le réalisme impose à l’administration Obama une position beaucoup plus pragmatique.

26 - "La geopolitica sudamericana de Brasil en el siglo XXI", par Fabian Calle, in Coleccion, n°19/19, 2007/2006, pp 167-180, 2008.

27 - "Les Etats-Unis face aux puissances émergentes : quelle stratégies à disposition des protagonistes ?", par Tanguy Struye de Swielande, Note d’analyse 6, Programme Inbev Baillet-Latour, programme Union européenne-Chine 2010.

28 - Alliance nouée entre le Brésil, l’Inde, Allemagne et Japon afin de faire pression sur la communauté internationale dans le but d’ob-tenir chacun un siège comme membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

29 - "Géopolitique et projection de puissance du Brésil au XXIème siècle", par Jean-Marie Bohou, Ed. L’Harmattan, Paris, 2007.

30 - "No Change yet in Brazil’s Foreign Policy", par Peter Cannon, Eurasia Review, Juin 2011.

31 - "La geopolítica sudamericana de Brasil en el siglo XXI", par Fabian Calle, in Colección, n°19/19, 2007/2006, pp 167-180, 2008.

32 - "El significado geopolitico de Venezuela en el Mercosur", par Miguel Angel Barrios, in Cuadernos sobre Relaciones internacionales, Regionalismo y Dessarrollo, Vol.3 ,n°5, Janvier-Juin 2008 et n°6 Juillet-Décembre 2008.

Vers une alliance entre le Brésil, le Vénézuéla et l’Argentine ?

Il reste que la relation entre le Brésil et le Vénézuéla, mal-gré le départ de Lula, est toujours très solide et appelée à perdurer. En juin 2011, Hugo Chavez a été le premier Pré-sident sud-américain à visiter le Brésil depuis l’élection de Dilma Rousseff. Á cette occasion, pas moins de 10 accords de coopération économique ont été ratifiés. Et Rousseff de déclarer, afin de rassurer sur les objectifs communs des deux pays : "Le Vénézuéla peut être sûr que le Brésil va soutenir la lutte de tous les pays d’Amérique latine et des Caraïbes pour l’intégration et l’alignement de nos nations pour créer une coopération harmonieuse dans notre partie du monde" 30.

Si le Brésil voulait se détacher du Vénézuéla, une alternative s’offrirait à lui sur le continent afin de préserver ses intérêts : l’alliance avec l’Argentine. Nettement plus proche des États-Unis, ce pays constitue un allié beaucoup moins dérangeant. Un rapprochement substantiel entre ces deux pays s’est d’ailleurs opéré ces dernières années, motivé par la multi-plication des tensions sur le continent et par la menace d’un axe Vénézuéla-Cuba antagoniste aux États-Unis qui viendrait importer un climat de guerre froide dans la région 31. Encore balbutiant, il est trop tôt pour dire si ce rapprochement pourrait à terme concurrencer l’Alliance Stratégique.

Certains chercheurs comme Miguel Angel Barrios vont plus loin et présentent l’Union Argentine-Brésil-Vénézuéla comme le noyau central indispensable au processus d’unification latino-américaine. Dans ce cadre, le Brésil doit donc veiller à ne pas laisser de côté le Vénézuéla et à avancer concrètement à trois dans l’intégration du continent. Cette union devrait être une priorité pour le Vénézuéla, car elle permettrait d’éviter que le Brésil devienne un hégémon par un équilibre des forces entre trois partenaires 32. Le Brésil se profilerait ainsi en leader de ce noyau sans pour autant laisser entrevoir une quelconque visée hégémonique. Les États-Unis verraient quant à eux diminuer la menace d’un possible couple Caracas-Brasilia hostile à Washington, et cela par le fruit d’une redistribution des forces entre plusieurs partenaires… si cette alliance à trois ne vient pas pour autant concurrencer les intérêts américains dans la région en s’érigeant en peer-competitor.

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Argentine : je t’aime, moi non plus

Le Brésil peut-il trouver en l’Argentine un allié fidèle afin de réaliser son ambition continentale ? Naturellement, par sa taille et sa population, cette dernière s’érige en adversaire potentiel du Brésil dans la région.

Mais leur voisinage leur impose aussi de s’entendre. En effet, ils partagent une frontière commune lon-gue de 1224 kilomètres, ce qui offre aux deux pays une formidable occasion d’entretenir des relations économiques, politiques et sociales dynamiques. Si pendant la Guerre Froide, l’Argentine et le Brésil ont connu des moments compliqués dans leur relation, car victimes de la politique étasunienne visant à les "diviser pour mieux régner", les deux pays ont pu dépasser leur antagonisme et signer en 1985 les Accords Alfonsin-Sarney, bientôt complétés par l’Acte d’Intégration Brésilo-Argentin 33.

Avec ces instruments politiques et économiques mis en place, les deux pays décidaient ainsi de s’unir et de constituer la tête de pont de l’Amérique latine émergente. Dans la foulée, les deux pays mettent en route en 1991 la création du marché commun continental, le MERCOSUR.

Dans les années 2000, sous les présidences de Luis Ignacio Lula et de Nestor Kirchner, la relation entre les deux pays a été renforcée par des objectifs stratégiques partagés. La lutte contre les subsides agricoles dans le cadre de l’OMC les a particulièrement mobilisés. Ils se sont également rejoints sur la volonté d’inscrire l’intervention humanitaire suite au tremblement de terre en Haïti dans une dynamique régionale. De plus, ils ont pu gérer ensemble la crise ins-titutionnelle bolivienne de 2003 en lui garantissant une sortie pacifique 34.

Trop faible pour le Brésil ?

33 - "Te quiero mucho, Poquito, Nada. Las relaciones Argentino-Brasileñas en la era de Kirchner y Lula", par Alejandro Simonoff, in Relaciones internacionales, n°29, 2005.

34 - Le Président Sanchez de Lozada, qui avait appliqué une recette néo-libérale à son économie a été chassé par la population. Le vice-président Mesa a finalement pris le relais du pouvoir, stoppant ainsi les violentes manifestations.

35 - "Brazil’s Rising influence and its implications for other latin American Nations", par R.H.Espach, J.S.Tulchin, in Analysis&Solutions, 2010

36 - "Argentine : le pays et le voisin brésilien connaissent des tensions commerciales", par Aline Timbert, 23 mai 2011, www.actulatino.com

Mais malgré cette excellente relation de façade, se cachent des éléments qui tendent à faire achopper le développe-ment d’un véritable pôle soudé. Le Brésil peut-il vraiment s’appuyer sur un partenaire lancinant, sans aucune ambition géostratégique internationale ?

Frustrée par son déclin qui l’a menée d’un statut de leader régional au début du XXème siècle à actuellement simple nation parmi les autres, l’Argentine a beaucoup de difficulté à s’empêcher de se considérer comme supérieure au Brésil. Pourtant, il est clair que ce dernier possède désormais une économie largement plus vigoureuse, et cela depuis le boom économique amorcé dans les années 50 35. De plus, comme les autres pays, l’économie argentine dépend presque uniquement de sa relation avec son voisin. Ce pays n’affiche plus d’ambition internationale, une stratégie initiée dès 2003 lors des présidences des Kirchner, qui ont ainsi préféré se concentrer sur les problèmes domestiques. En 2010, le ministre des Affaires étrangères déclarait même que "l’Argentine n’a pas de politique étrangère". Un constat cinglant qui amène ses partenaires à ne plus la considérer comme un allié fiable, son importance dans les affaires ré-gionales et internationales ayant décliné significativement.

L’Argentine est logiquement freinée dans le développe-ment d’une relation privilégiée avec le Brésil par la peur de voir le géant se comporter en hégémon envers elle. Les asymétries sont criantes, notamment dans le domaine du

commerce bilatéral, qui voit l’Argentine accuser un déficit de 4000 millions de dollars 36.

Des approches différentes dans la gestion des affaires internationales semblent diviser durablement le couple. Le Brésil et l’Argentine ne gèrent pas leur endettement de la même façon. Plus rigoriste, l’Argentine voit d’un mau-vais œil ce qu’elle estime être le "laisser-aller" du Brésil. Fervent défenseur de la Communauté sud-américaine des Nations, le Brésil a essuyé un camouflet de la part de l’Argentine, lors du sommet inaugural de Cuzco en 2003. Kirchner a refusé de signer le traité, arguant qu’il risquait de nuire au développement du MERCOSUR et accusant le Brésil de vouloir à tout prix créer une structure désirant mettre volontairement le Mexique en marge. Pour l’Ar-gentine, l’enjeu est de taille, car conserver le Mexique à ses côtés lui permet de contrebalancer le poids du Brésil.

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Les négociations pour voir aboutir le Traité de libre-échange des Amériques 37 a également vu une querelle similaire se développer entre eux. Le Brésil a fait capoter le projet, ce qui a provoqué l’ire de l’Argentine, qui voyait là l’occasion rêvée de diversifier ses alliés et de s’affranchir quelque peu de son voisin.

Selon nombre d’observateurs politiques, le Brésil a changé de stratégie dans sa relation avec l’Argentine. Il est passé de la "coopération avec consensus" à la "coopération hégémonique".

37 - Zone incluant l’Amérique du Nord, Centrale et du Sud dans un vaste marché libéralisé.

38 - Editorial du journal argentin Clarin, 17 mars 2004.39 - "Argentine : le pays et le voisin brésilien connaissent des tensions

commerciales", par Aline Timbert, 23 mai 2011. www.actulatino.com40 - "Brasil and Argentina ratify strategic relations", Bernama media,

2 janvier 200141 - "Brasilia prometio abrir mas sus mercados a la Argentina", La Nacion,

1er février 2011.

Querelles commerciales insurmontables ?

Devant tant de tensions, l’Acte de Copacabana, signé entre les deux pays en 2004, a cherché à diminuer les antago-nismes. Il s’agit "d’approfondir l’association et de définir une position convergente dans des thèmes communs. Cela constitue d’un effort inédit de construction d’une concer-tation stratégique 38".

Malgré ces efforts, les querelles commerciales sont toujours présentes et constituent le point principal de discorde, et cela malgré les 33 000 millions de dollars de volume total. En mai 2011, les deux nations adoptaient coup sur coup des mesures protectionnistes. Tandis que l’Argentine imposait des barrières douanières à certains produits comme les pneumatiques, chaussures et batteries venant du Brésil, ce dernier limitait en représailles les importations d’auto-mobiles venues d’Argentine.

Mais l’asymétrie à l’œuvre entre ces deux pays est cruelle. L’Argentine ne peut se passer de son voisin. Elle exporte 21% de ses exportations totales vers le Brésil. Le seul secteur automobile illustre à merveille la relation de dépendance commerciale : 80% des exportations de voitures neuves sont destinées au Brésil. C’est dire si la mesure prise par Brasilia était considérée comme une véritable attaque par son voisin. Au sein de cette relation, le Brésil n’est pas en position de demandeur. Le pays a intensifié ses relations commerciales avec le reste du monde (Proche-Orient, Europe de l’Est, Asie) et plus particulièrement les pays dits du Sud. L’Argentine au contraire se limite à son horizon latino-américain du MERCOSUR.

Malgré ces atermoiements, il existe toujours des repré-sentants politiques présents des deux côtés de la frontière pour calmer les esprits. Ainsi, en marge de cet événement, le gouvernement brésilien a tenu à "relativiser l’idée d’une guerre commerciale entre l’Argentine et le Brésil [..]. Rien ne pourra nous fâcher avec nos frères", et de surenchérir en affirmant que "l’unique intention de la Présidente Dilma Rousseff est de préserver la bonne relation établie entre

les Présidentes" 39. Pour le Brésil, il s’agit de ne pas perdre l’Argentine qui, malgré sa faiblesse, constitue toujours un acteur géostratégique incontournable sur l’échiquier continental et un adjuvant de choix pour lui permettre d’accéder au statut de leader incontesté.

L’Argentine dispose en effet de certains leviers lui permet-tant de faire pression sur le Brésil. Les entreprises cariocas ont acquis de nombreuses participations dans l’industrie argentine, ce qui donne l’obligation au Brésil de se sentir préoccupé par la balance commerciale argentine. Par ailleurs, le Brésil exporte tout de même près de 10 % de son volume total chez ce voisin (20 milliards de dollars) tandis qu’il importe d’Argentine également le même pour-centage, pour un total de plus de 15 milliards de dollars. Enfin, l’Argentine reste le deuxième pays latino-américain en termes de Produit Intérieur Brut et donc l’interlocuteur privilégié au sein des forums régionaux.

Pour Buenos Aires, ce sera peut-être la clé pour permettre l’émergence d’une véritable alliance solide et équilibrée.

Après ces épisodes de guerres commerciales, l’année 2011 a vu les deux Présidentes approfondir la relation entre les pays, la taxant même de "relation stratégique spéciale". Elles ont appelé à développer une intégration poussée et à utiliser leur potentiel agricole, énergétique et industriel 40, sans oublier d’ouvrir davantage leurs marchés à l’autre. Les deux leaders n’oublient pas non plus de mettre en avant la nécessité d’une coordination politique, tout en rappelant les liens culturels historiques 41.

Ces derniers développements seront-ils de nature à rassurer l’Argentine sur la volonté du Brésil d’en faire un partenaire important et non marginalisé ? L’Argentine se posera-elle ainsi en allié indéfectible du Brésil dans sa quête conti-nentale ? Pour l’heure, l’enjeu est surtout de relancer le MERCOSUR. En crise depuis 2000, ce dernier a provoqué l’échec des politiques d’intégration latino-américaines. Perdant confiance dans le peu d’institutions communes mises à disposition, les pays, faute d’intérêts convergents, ont préféré faire cavalier seul. L’Argentine et le Brésil, en tant que fondateurs du MERCOSUR, ont la responsabilité historique de le réveiller et de provoquer ainsi une réaction en chaîne positive sur le continent.

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La Chine : une alliance indispensable à cultiver

Le Brésil peut compter dans sa quête à l’accession au statut de grande puissance sur un allié de choix : la Chine.

La Chine prône une politique de "développement pacifique". Il s’agit avant tout d’entretenir des relations cordiales avec ses voisins et avec les autres puissances mondiales, et de s’assurer qu’il n’existe pas de tensions pouvant mener à l’émergence de potentiels conflits.

La stabilité régionale et mondiale est une priorité, et pour cela, il convient de s’ériger en "bon voisin et acteur mondial responsable 42". Pour la Chine, un monde multipolaire est encore hors d’atteinte et il faut avant tout éviter de se faire contenir dans sa région et dans le monde par d’autres puissances, et plus particulièrement par la superpuissance nord-américaine.

Pour assurer sa sécurité, la Chine continue à développer son arsenal militaire de manière drastique, même si elle déclare que c’est dans un but uniquement défensif. Pour elle, il s’agit de prendre sa place parmi les puissances

mondiales mais également d’assurer sa sécurité dans un monde qui pourrait toujours se coaliser contre elle. En effet, un géant qui ne cesse de grandir ne peut qu’attirer la méfiance de la part des autres. En résulte une perception de menace ressentie par la Chine.

Ayant compris que le gonflement de sa capacité militaire ne lui attirerait que des ennuis, la Chine lui préfère une politique de coopération qui lui permet de nouer des relations commerciales fructueuses afin de sécuriser son approvisionnement en matières premières (énergétiques et minières, comme le fer, le plomb, le zinc, le bauxite, l’uranium, etc.) et d’envahir les marchés mondiaux avec ses produits manufacturés à bas prix. Cette politique commerciale permet à la Chine de continuer à assurer sa croissance économique effrénée, ce qui est l’objectif numéro un de sa politique étrangère 43. Ainsi, la Go west et la Go out politique est érigée en instrument indispensable. Depuis les années septante, les décideurs politiques chinois encouragent les entreprises à se délocaliser à l’étranger et aller ainsi le plus à l’Est possible.

42 - “Chinas’s emergence: implications for Australia”, in foreign affaires, defence and trade references committee, 2006.

43 - "Une Chine émergente peut-elle entrer en conflit avec l’Australie ?", par Santiago Fischer, Commission Justice et Paix Belgique francophone, analyse 2012, www.justicepaix.be.

44 - "Polity Forum : China and the BRICS", par M.A.Glosny, in Polity, vol. 42, Janvier 2010.

45 - "Le Brésil et la coopération Sud-Sud : l’Amérique du Sud prioritaire", par Daniel Solano, in www.diploweb.com, Mars 2010.

46 - "Le Brésil veut renforcer ses relations économiques avec la Chine", agence Xinhua, 9 avril 2011.

La croissance chinoise mise à profit

Le Brésil et la Chine font partie du club des BRICS, unis-sant également la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud. Ce regroupement de pays émergents a comme objectif de renverser l’uni-polarité mondiale en proposant un autre modèle de développement, dans lequel les pays en voie de développement joueraient un rôle central. Cette alliance est essentielle car la Chine ne peut seule arriver à concurrencer la superpuissance nord-américaine 44. Et si aucun agenda concret n’est avancé, ce club a au moins le mérite d’exister afin de réduire la différence entre le Nord et le Sud.

Pour le Brésil, l’alliance avec la Chine s’avère primordiale. En effet, la Chine a pu tisser un réseau tentaculaire avec le Proche-Orient, l’Afrique et l’Amérique latine et à ce titre dispose d’un réservoir de partenariats inépuisable. Pour le Brésil, une alliance stratégique avec la Chine est un élément dont il est impossible de se passer.

Le Brésil a pu tirer un avantage substantiel de la croissance chinoise. En effet, Pékin est son premier partenaire écono-mique (loin devant les États-Unis). Cette relation constitue ainsi le fondement de la croissance brésilienne.

Le commerce entre les deux puissances est florissant. Ainsi, ses exportations vers Pékin ne font que grimper, passant de 2 à 56 milliards de dollars entre 2000 et 2010... et conti-nuent encore à croître durablement 45. Le Brésil exporte ses minerais et denrées agricoles, et se place ainsi en partenaire commercial d’importance afin d’assurer le développement du géant asiatique. Ces dix dernières années, ce sont près de 15% des exportations brésiliennes qui ont été absorbées par la seule Chine 46. De plus, les investissements chinois directs au Brésil ont participé à renforcer la position inter-nationale et la compétitivité des entreprises brésiliennes,

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réduisant leur vulnérabilité externe. Ces investissements se concentrent dans la sidérurgie, les minerais, l’énergie et l’agrobusiness.

Mais cet afflux de capitaux provoque aussi la crainte des industriels brésiliens qui réclament une régulation et une

politique de contrôle plus stricte pour l’entrée des capitaux chinois dans le pays. Ils craignent que Pékin ne se serve de cette position dominante pour contrôler les prix et inonder le marché brésilien avec des produits moins chers.

47 - "Chine - Brésil : industrialisation et "désindustrialisation précoce", par Pierre Salame, in FMSH-WP, mars 2012.

48 - "Le Brésil devrait durcir ses relations économiques avec la Chine", par Yves Crebec, 10 février 2012, http://bresil.aujourdhuilemonde.com

49 - "Entretien entre les présidents chinois et brésilien à Cannes", Agence Xinhua, 2 janvier 2011.

50 - "La Chine et le Brésil concluent une vingtaine d’accords de coopéra-tion", http://www.chinadaily.com.cn, 13 avril 2011.

Un certain déséquilibre à ajuster

Dans le même temps, les importations en provenance de la Chine sont passées de 1,5 à 20 milliards de dollars, rendant déficitaire sa balance commerciale avec ce pays. Si la Chine est évidemment très satisfaite d’envahir le mar-ché brésilien avec ses produits manufacturés, les cercles industriels cariocas grincent encore des dents : comment concurrencer une telle force de frappe commerciale qui provoque une désindustrialisation sans cesse croissante 47?

Devant ce déséquilibre, la nouvelle Présidente Dilma Rous-seff est montée au créneau. Rompant avec la position plus conciliante de l’ancien président Lula, elle a dès l’année 2011 exigé de la Chine un ajustement dans leurs relations commerciales. Elle demande l’"adoption de tarifs plus ciblés pour les produits manufacturés en provenance de Chine, des contrôles douaniers plus rigides et des procédures anti-dumping". Et d’exiger dans la foulée, se joignant ainsi aux demandes nord-américaines et européennes, "une revalorisation du yuan et une plus grande liberté d’accès au marché chinois pour les entreprises brésiliennes". 48

Malgré ces querelles commerciales, le Brésil et la Chine sont des alliés vieux de trente ans, époque à laquelle avaient été instaurées des relations diplomatiques. Le Président Lula avait fait du rapprochement avec la Chine l’objectif principal de sa présidence. Dépassant la relation purement commerciale, Lula et le Président chinois Hu Jintao avaient contribué à jeter les bases d’une coopération politique forte, avec comme fer de lance le multilatéralisme au service des pays en voie de développement, via le renforcement d’institutions comme le G20. L’édification d’un nouvel ordre mondial et leurs intérêts communs face au bloc occidental étaient mis en avant. Cela s’est traduit notamment par des positions communes courageuses contre la guerre menée unilatéralement en Irak et au sein de l’OMC contre les subventions agricoles des pays riches.

Même si la nouvelle Présidente Rousseff hausse le ton, les deux pays sont voués - en tant que grandes puissances émergentes ayant toutes les deux une croissance rapide - à collaborer afin d’atteindre leurs objectifs stratégiques. En témoignent les nombreuses rencontres bilatérales menées par Rousseff depuis son élection. Le Président Hu Jintao affirmait même en janvier 2011, en marge d’une rencontre du G20, que "la Chine veut maintenir les contacts de haut niveau avec le Brésil et souhaite que les deux parties élabo-rent un plan de coopération pour la prochaine décennie" 49. En avril 2011, les deux Présidents joignent les actes à la parole et signent une vingtaine d’accords de coopération concernant des domaines comme les hautes technologies, l’énergie, l’aviation, l’éducation et l’agriculture 50.

Pour le Brésil, ce tandem constitue sa meilleure chance de se positionner comme une puissance qui compte dans un monde en pleine mutation. S’amarrer au géant chinois lui permet de concurrencer la superpuissance américaine et à terme de se placer comme un acteur géostratégique incontournable sur la planète.

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Conclusions

L e monde change et entame une mutation profonde. Après avoir vécu la bipolarité pendant la Guerre Froide et l’unilatéralisme triomphant des États-Unis, la

transition vers un monde multipolaire est amorcée. Certes, les grandes puissances qui viennent concurrencer les États-Unis ne pèsent pas encore grand chose. Ensemble, les pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ne comptent que pour 15 % de l’économie mondiale, alors que les États-Unis atteignent le chiffre de 30 %. L’image véhiculée par les médias montrant les États-Unis comme une puissance en déclin est donc à tempérer.

Selon la Commission Justice et Paix, la condition pour accéder à un monde en paix et juste est à chercher dans ce partage du monde en différents centres de décision. L’unilatéralisme américain, ou encore une possible bipolarité entre la Chine et les États-Unis sont à proscrire, pour le caractère excluant de ces systèmes. Mais la multipolarité doit s’effectuer avec une vision humaniste, incluant les critères de justice sociale et de paix. Le Brésil semble prendre cette voie. Véritable porte-drapeau des pays du Sud, laissé pour compte de la mondialisation financière, ce pays entend prendre une place de choix dans le concert des Nations. Bien qu’utilisant finalement les mêmes armes que le néo-libéralisme dans sa politique macroéconomique, le Brésil œuvre à réformer les institutions économiques et sociales mondiales afin de donner plus de pouvoir aux pays du Sud. Sa lutte pour réformer la composition du Conseil de Sécurité des Nations Unies va dans le même sens. Il s’agit donc de transférer une partie du pouvoir politique vers le Sud, sans toutefois évincer le Nord. Et c’est justement cette méthode qui est efficace. Sans animosité et avec une diplomatie talentueuse, le Brésil avance ses pions sur l’échiquier mondial. Il se garde bien de fâcher les États-Unis, entretient une relation privilégiée avec la Chine, cultive ses relations au sein du BRICS et enfin prend garde à ne pas susciter la crainte de ses voisins latino-américains. Son appareil économique et industriel est son arme favorite. En effet, il génère des relations de dépendance qui tournent à son avantage.

C’est un monde en transition qui se prépare, avec le Brésil en tête de pont. Un monde où le dialogue est mis en avant comme ingrédient indispensable d’une culture de paix durable. Pour Justice et Paix, il est impensable de continuer à marginaliser les pays du Sud dans les prises de décision politiques et économiques qui les affectent. Le changement climatique, la gouvernance économique, les questions de sécurité et de défense sont autant d’enjeux qui doivent pouvoir faire l’objet de consensus adoptés par l’ensemble de notre planète, et non plus par quelques nations privilégiées...

Santiago Fischer

Chargé de projets sur les questions de sécurité-défense et l’Amérique latine à

la Commission Justice et Paix Belgique francophone

Bruxelles, novembre 2012

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Éditeur responsable: Axelle Fischer,secrétaire générale de la Commission Justice et Paix Belgique francophone.

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L’Amérique du Sud est un continent en pleine mutation. Affranchie de la tutelle nord-américaine, la région se cherche une direction

ainsi qu’un leader. De par son statut de puissance émergente à l’échelle mondiale, le Brésil semble avoir la capacité et l’intention de s’arroger ce rôle. Porte-drapeau des pays du Sud qui désirent mettre en place un modèle de développement alternatif à la mondialisation néo-libérale, le Brésil peut compter sur une position avantageuse. Mais quelles sont les alliances régionales et internationales qui s’offrent au Brésil afin d’assurer son rôle de leader continental et de se faire une place parmi les grandes puissances ?