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VIE D'ÂME, MEURTRE D'ÂME André Green P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2010/5 - Vol. 74 pages 1505 à 1512 ISSN 0035-2942 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2010-5-page-1505.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Green André , « Vie d'âme, meurtre d'âme » , Revue française de psychanalyse, 2010/5 Vol. 74, p. 1505-1512. DOI : 10.3917/rfp.745.1505 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h45. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h45. © P.U.F.

Green, André - Vie d'âme, meurtre d'âme

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VIE D'ÂME, MEURTRE D'ÂME André Green P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2010/5 - Vol. 74pages 1505 à 1512

ISSN 0035-2942

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Green André , « Vie d'âme, meurtre d'âme » ,

Revue française de psychanalyse, 2010/5 Vol. 74, p. 1505-1512. DOI : 10.3917/rfp.745.1505

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Vie d’âme, meurtre d’âme1

André green

La notion de « vie d’âme » (Seelenleben) oblige à prendre en considé‑ration des problèmes de traduction. Dans la langue de Freud, Seelen renvoie au terme savant « psychique ». Seelischer ou psychischer Apparat est une expression courante en allemand, alors qu’« appareil psychique » n’est pas usité en français. En anglais, langue de la traduction la plus célèbre de Freud, on utilise, selon les cas, mind, soul (âme) ou spirit (esprit). À l’opposé des deux autres termes, mind pose plus de problèmes quant à sa traduction. mind s’oppose à body. Spirit n’a pas de connotation physique. Le célèbre ouvrage d’Onians, Les Origines de la pensée européenne (1951), est la référence. mind est l’expression qui valorise le moins le psychisme. On parle aujourd’hui de philosophy of mind, mal traduit par « philosophie de l’esprit ». Le champ sémantique de mind est moins précisément défini.

*

Que psyché soit étendue au corporel, comme l’affirme Freud, est à l’opposé de la tradition cartésienne. Et que, en plus, « elle n’en sache rien » est encore plus difficile à concevoir selon la position philosophique classique qui conteste et ignore l’inconscient (in‑conscient). La spatialité selon Freud, en 1938, peut être conçue comme la projection des prolongements de l’appareil psychique par extension spatiale. Un appareil psychique qui tendrait donc à repousser ses limites au‑delà de lui‑même. C’est comme s’il avait naturellement tendance à investir son environnement. Il est donc en prolongement du corps, avec lequel, au début, il ne fait qu’un (D.W. Winnicott, 1988, p. 92). Cet état est la consé‑quence de la dépendance absolue du bébé à l’égard de la mère qui ne permet pas, au début, de penser leur différenciation ; celle‑ci n’interviendra qu’au cours du développement. L’Autre est donc présent à l’origine, aux limites de l’Un qui l’a englobé et dont il n’est pas séparé. Ce point est méconnu de toute la philosophie occidentale qui parle toujours du sujet Un, fondamentalement

1. nous sommes redevables, pour la rédaction de cette introduction, à Étienne Balibar (2004) pour son article « Âme », dans Vocabulaire européen des philosophies (se reporter à la bibliographie).

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distinct de l’Autre, une limite les séparant tous deux, dès le début. Il est remar‑quable que les réflexions de Winnicott vont dans le même sens que la note (S. Freud, 1938, p. 288) sur laquelle s’appuie Françoise Coblence (2009). Dans La Nature humaine (1988, p. 160), Winnicott rappelle que la psyché « loge dans le corps », à la différence des concepts philosophiques classiques. À l’origine règne l’état de non‑intégration.

Freud fait observer dans Inhibition, Symptôme et Angoisse que « la nais‑sance n’est absolument pas vécue subjectivement comme séparation d’avec la mère, car celle‑ci est, en tant qu’objet, complètement inconnue du fœtus entière‑ment narcissique » (1926, p. 246, ocf.p). Il écrit : « Vie intra‑utérine et première enfance sont bien plus un continuum que la césure frappante de l’acte de la nais‑sance ne nous laisse le croire. L’objet maternel psychique remplace pour l’enfant la situation fœtale biologique. nous ne devons pas oublier pour autant que dans la vie intra‑utérine la mère n’était pas un objet, et qu’en ce temps‑là, il n’y avait pas d’objets » (S. Freud, 1926, p. 254, ocf.p). En somme, dans les débuts de la vie, c’est l’unité duelle qui est originaire (n. Abraham). L’enfant des origines n’est donc conçu ni comme séparé, ni comme séparable de sa mère.

Donc, si psyché est étendue, ce n’est pas seulement parce que psyché est à l’origine corporelle et ne deviendra psychique qu’ensuite, mais aussi parce qu’elle est à la fois elle‑même et partie composante de l’unité duelle. Dans cette situation, Freud postule une ignorance de soi qui n’en sait rien parce que l’inconscient ne peut être conscient de ce qu’il est inconscient à l’origine. Chez Freud, la pensée et l’étendue ne s’opposent pas parce qu’il est dans les propriétés de la pensée d’être de fait extensible. Héraclite disait déjà : « Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton che‑min, si longue que soit toute la route, tant est profond le logos qu’elle ren‑ferme » (J.‑P. Dumont, 1988, p. 156). Après Héraclite, dans Homère, le corps est le tombeau de l’âme (séma‑soma). Platon soutiendra ensuite que l’âme est orgastique et Aristote que le rêve est comme « l’activité psychique du dormeur », supposant une unité de fait. Selon Aristote, l’âme est mouvement, conformément à la pulsion freudienne.

Au‑delà de la pensée grecque, on rencontrera la philosophie de Descartes, bien que Freud ne s’y arrête guère, à la différence de Lacan. Françoise Coblence (2009) reprend la conception cartésienne du corps comme machine. Damasio (1994) s’est attaché à souligner « l’erreur de Descartes »1 qui est d’avoir fait de la pensée une activité totalement séparée du corps. Toutefois, à la fin de sa vie, invité à revenir sur la question posée par la princesse Élizabeth de Belgique qui

1. J’avais déjà signalé un point de vue comparable dans L’Enfant de ça (A. Green et J.‑L. Donnet, 1973, p. 300‑310).

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l’interrogeait à partir de préoccupations personnelles, Descartes écrit le Traité des passions de l’âme. À cette occasion, il traite des « esprits animaux » et va même jusqu’à localiser le siège de l’âme dans la « glande pinéale », voisine d’un carrefour somato‑psychique. Spinoza, rival de Descartes, invente la « conation » qui se réfère à la vie affective, au‑delà des propriétés de l’intellect.

Il n’y a pas qu’à l’origine que le moi et l’autre sont fusionnés. La théorie freudienne va donner naissance aux formes multiples de l’identification qui continuent de réunir le moi et l’autre en précisant leurs relations. Autrement dit, nous n’avons pas affaire ici à une forme isolée d’originaire, puisqu’elle conserve quelque chose de l’unité duelle originaire qui prolonge la liaison entre moi et autre à travers l’identification. Rappelons que désir et identification entretiendront ultérieurement des rapports complémentaires lors de l’Œdipe.

Freud, en 1915, va compléter la théorie de la pulsion, représentative de la vie d’âme, formation intermédiaire entre vie de l’esprit et exigences corporelles. Il avait préalablement cité le concept de « meurtre d’âme », proposé par le président Schreber dans ses mémoires. L’âme freudienne est localisée au car‑refour entre corps et esprit ; elle est donc loin d’être purement immatérielle et incorporelle. La psychosomatique moderne nous ouvre des perspectives nou‑velles à cet égard. Rappelons que le travail analytique exige la participation de deux « régions psychiques » : celle venue du patient et celle issue de l’ana‑lyste. Il faut être deux pour faire une psychanalyse. La vie pulsionnelle rend compte de cette double réalité.

*

Si Freud s’opposa aux philosophes, c’est essentiellement parce qu’ils entre‑tenaient selon lui une confusion entre psychique et conscient que lui‑même réfuta toute sa vie. Dès lors que l’inconscient est méconnu, la discussion tourne court. Certains philosophes (Leibniz) imaginèrent qu’on pouvait reconnaître des « formes inconscientes » de conscience. Rien ici ne saurait autoriser de rattacher l’inconscient à une sous‑catégorie de la conscience comme on l’a parfois prétendu.

S’il fallait poursuivre dans cette direction, il faudrait chercher du côté d’une « pensée du corps » différente de l’inconscient. C’est ce que P. Marty a pu laisser sous‑entendre. Faut‑il en déduire un monisme de rigueur chez les psychosomaticiens ? Rien n’y oblige selon moi, car que signifieraient les concepts de névrose mentalisée, moyennement mentalisée ou peu mentalisée ? À quoi cela rime‑t‑il de parler de mentalisation dans une perspective moniste ? Aucune différence entre les névroses et la pathologie psychosomatique ? Que dirait Freud de cette interprétation ?

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Je me trouve ici en accord avec le dualisme affirmé de Françoise Coblence (2009), mais « il faut, dit Freud, travailler tous les étages à la fois ». ne pas se contenter de l’Hilflosigkeit originaire reconnue par Freud et Winnicott. Rappelons que tous reconnaissent que le bébé ne pourrait survivre sans que les besoins corporels soient satisfaits par le concours de l’objet maternel (S. Freud, 1911 a, p. 136‑137, note 2). Les soins maternels sont indispensables à la survie du bébé. Autre forme de l’unité duelle.

Donc, pas de moi sans Autre. Faute de cette liaison première, c’est la détresse sans fin. La perte (d’amour) sans rattrapage est fatale. C’est la douleur, menace infernale, qui protège du danger d’une issue fatale. C’est pourquoi le déplaisir, opposé au plaisir, prévient et empêche l’apparition de la douleur et de sa menace désorganisante et permet d’attendre. Freud reviendra, dans l’Abrégé, sur ce lien originaire.

*

Il est souvent reproché à Freud, par les modernes, d’avoir défendu une théorie du psychisme trop marquée par une conception solipsiste, comme si l’individu se « créait » isolément, trop indépendamment de son entourage. Cela est inexact. La part qu’il a accordée à la pulsion a été délaissée par les modernes en faveur de la relation d’objet. Si nous prenons la liberté de propo‑ser une autre lecture du concept de pulsion, nous pourrions imaginer ceci.

Renonçons à l’affirmation de Freud souhaitant se placer du point de vue biologique. Substituons‑lui une autre version. Imaginons un organisme encore non autonome et ne pouvant pas se satisfaire seul. Le voilà donc en proie à ses besoins, et cherchant à les assouvir sans espoir d’y parvenir. Lorsqu’il demeure toujours en état de manque, il s’essaye à modifier la situation. Il ima‑gine l’objet de son désir et, restant insatisfait, il s’efforce de faire venir à son esprit ce qui peut apaiser son manque. Il redouble de cris, s’agite en espérant que l’on va remédier à la situation. Autrement dit, au lieu de parler de pulsion, on parlera des moyens par lesquels il peut remédier au manque en mobilisant la mère. Cette situation est à sa manière un analogon de la situation du modèle freudien ; on y retrouve la mesure de l’exigence de travail ; le lien du corporel avec l’esprit aide à trouver la solution.

On a remplacé la formulation solipsiste de l’activité pulsionnelle par une autre, de type relationnel. La formulation de Freud a l’avantage d’introduire les notions de représentant psychique, de représentant‑représentation, de représen‑tant de mot et d’affect. Dans le cas où le sujet ne réussit pas à lever l’insatis‑faction, les pulsions de destruction vont prendre le relais pour protester contre l’impuissance. Incapables de lier, elles délient. ne pouvant faire arriver le

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plaisir, elles en sont réduites à détruire pour lever leur sentiment d’impuissance. Par le représentant psychique, c’est le corps qui s’exprime ; avec le représen‑tant‑représentation, la représentation d’objet proprement dite ; enfin, le repré‑sentant de mot ouvre la voie au langage et au fantasme de la destructivité.

Avec la seconde topique, la référence aux sources corporelles du ça ren‑voie au soma. Ce sont les racines du pulsionnel qui sont invoquées par Freud. Les pulsions : une mythologie ? Oui, mais une mythologie en travail. ne pas oublier : il faut travailler à tous les niveaux à la fois pour entrer dans le fonc‑tionnement de l’appareil de l’âme. On le voit, le biologisme freudien n’est pas indispensable mais il offre l’avantage d’imaginer le travail psychique. La voie relationnelle réunit les pôles intrapsychiques des deux partenaires. L’articulation des deux points de vue est essentielle. Elle plonge dans les pro‑fondeurs d’un « psychisme sous une forme inconnue de nous ».

Langage versus affect ou langage de l’affect ? Avant même l’installation du langage parlé, le cri scelle la communication entre enfant et adulte. C’est l’expression qui prime, comme Rousseau l’avait vu. Winnicott ira encore plus loin dans « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant » (1967, p. 155) où le stade de miroir de Lacan se trouve renvoyé à sa version incomplète.

*

Il faut en venir au meurtre d’âme que Freud mentionne dans « Le président Schreber », citant le chapitre III des mémoires où celui‑ci y fait allusion : « Je vais maintenant d’abord traiter de quelques autres événements relatifs à d’autres membres de ma famille, événements qui pourraient bien être en rapport avec l’assassinat d’âme que nous avons postulé. Ces événements comportent tous plus ou moins quelque chose d’énigmatique qu’il est diffi‑cile d’expliquer d’après la seule expérience courante des hommes » (S. Freud, 1911 b, p. 286). Mais le texte précise : « La suite du chapitre n’a pas été impri‑mée, étant impropre à la publication » (loc. cit., p. 286). Quelques pages plus haut, Schreber avait écrit : « Toutes les tentatives d’assassiner mon âme ou de m’émasculer dans des buts contraires à l’ordre de l’univers… » (S. Freud, 1911 b, p. 271) On peut le déduire, l’émasculation ou la transformation en femme sont d’abord souhaitées parce qu’elles traduisent la volonté de Dieu et permettent à Schreber de devenir sa femme. Elles sont au contraire malfaisan‑tes et œuvre du diable lorsqu’elles livrent le corps de Schreber à la prostitution et à la déchéance. Flechsig est ici désigné comme agent de cette profanation et de cette destruction. nous supposerons, avec Freud, que les manœuvres de l’assassinat d’âme sont le fait des démons, opposés à l’action de Dieu. Il y a

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donc deux types d’émasculation : la première vise à faire de Schreber la femme de Dieu – elle est hautement souhaitable ; la seconde met cet acte d’assassinat d’âme en conformité avec les efforts du diable ou des démons pour s’emparer d’une âme et la soumettre à la prostitution (S. Freud, 1911 b, p. 287). nous sommes en 1911 ; il faudra attendre 1920 pour que Freud parle de pulsion de mort ou de destruction.

nous supposons ici l’effet diabolique des pulsions destructrices. Anne Denis (2006) a développé des hypothèses sur la « pulsion meurtrière » qu’elle fait intervenir dans des circonstances analogues. Ainsi s’éclairent les persécutions, dont Schreber se dit victime, qui visent à un rabaissement narcissiquement anéantissant. Autrement dit, c’est la vie d’âme qui doit être assassinée.

Il convient de se rappeler : le moi est avant tout un moi corporel (S. Freud, 1922‑1923). Le moi naît d’une genèse à partir d’une opération psychique por‑tant sur le moi‑corps. Qui dit néantisation du corps dit action des pulsions de mort. La cohérence de l’œuvre freudienne est maintenue. Comme le dit Françoise Coblence : « Donc psyché est étendue, elle est corporelle et puisque la genèse corporelle du moi est inconsciente, elle ne sait rien ni de ses exten‑sions, ni de sa corporéité » (2009, p. 104). nous sommes hors du domaine de la figurabilité (C. et S. Botella).

*

Freud s’est exprimé avec une grande clarté dans le testament spirituel que représente l’Abrégé. Il y écrit : « Le sein nourricier de sa mère est pour l’enfant le premier objet érotique, l’amour apparaît en s’étayant à la satisfac‑tion du besoin de nourriture. Au début, l’enfant ne différencie certainement pas le sein de son propre corps » (S. Freud, 1938, p. 59). Corps à corps ; un corps pour deux, comme dit Joyce McDougall ; ou deux corps en un.

« C’est parce qu’il s’aperçoit que ce sein lui manque souvent que l’enfant le sépare de son corps, le situe au “dehors” et le considère dès lors comme un “objet”, un objet chargé d’une partie de l’investissement narcissique primitif et qui se complète par la suite en deve‑nant la personne maternelle. L’objet est donc d’apparition secondaire au narcissisme. La mère ne se contente pas de nourrir, elle soigne l’enfant et éveille ainsi en lui maintes autres sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu’elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice » (S. Freud, 1938, p. 59).

Cette description de 1938 se conclut ainsi : « Par ces deux sortes de rela‑tions, la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente et devient pour les deux sexes l’objet du premier et du plus puis‑sant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieures » (op. cit., p. 59, mes italiques).

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En poussant la réflexion plus loin, Winnicott, dans un ouvrage inachevé rédigé en 1954, qui traite entre autres des relations entre soma, psyché et esprit, propose une définition de la psyché comme élaboration imaginative du fonc‑tionnement physique ayant à cœur de lier ensemble les expériences passées. La vie psychique est pour lui essentiellement affective. Progressivement, elle devient capable de construire le rapport à la réalité extérieure. À la base, il faut reconnaître « l’importance de la pulsion et la signification de la sexualité infan‑tile » (D.W. Winnicott, 1988, p. 54). Et cette remarque difficile à penser :

« En remontant aux stades les plus précoces, nous arrivons à la fusion complète de l’indi‑vidu dans l’environnement, fusion que sous‑entendent les mots de narcissisme primaire. Entre cela et la relation interpersonnelle, il y a un stade intermédiaire tout à fait impor‑tant ; il s’agit d’une couche, comme faite de substance maternelle et de substance infantile, couche qu’il faut reconnaître entre la mère qui porte physiquement le bébé et le bébé. Il y a quelque chose de fou à soutenir ce point de vue, et pourtant il doit être soutenu » (op. cit., p. 200, mes italiques).

Peut‑être faut‑il être un peu fou pour imaginer les origines de la vie d’âme.André Green

9, avenue de l’Observatoire 75006 Paris

RÉFÉREnCES BIBLIOGRAPHIQUES

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