9
Clinique familiale Groupes psychothérapiques de parents en deuil D. Oppenheim 1 *, O. Hartmann 2 1 Département de pédiatrie ; unité de psycho-oncologie, institut Gustave Roussy, 94805 Villejuif, France ; 2 département de pédiatrie, institut Gustave Roussy, 94805 Villejuif, France (Reçu le 17 mai 2001 ; accepté le 25 septembre 2001) Résumé Objectif – Mieux connaître les processus de deuil de parents d’enfants décédés de cancer pour mieux en prévenir l’intensité et mieux l’accompagner. Méthode – Deux groupes de parole (25 parents), six mois chacun, dix séances, enregistrés, sans thèmes prédéfinis ni déroulement programmé, avec un psychanalyste, dans l’hôpital où furent soignés les enfants. Résultats – Ils ont exprimé une souffrance intense (fatigue, solitude, baisse de narcissisme et de libido, mémoire obsédante des derniers moments, culpabilité, colère contre les soignants). Quatre éléments ont marqué l’évolution du deuil. Ils se sont dépris de leur identité de parents d’enfants morts de cancer. Ils ont reconnu leur ambivalence : envers la tentation euthanasique et celle de l’acharnement thérapeutique ; envers les médecins. Ils ont retrouvé leur position parentale, recon- naissant avoir répondu aux attentes de l’enfant en fin de vie ; reconnaissant le deuil intense de la fratrie. Conclusion – Les thèmes abordés par les parents fournissent de précieuses indications aux soignants dans les situations palliatives : aider les parents à préserver leur identité sociale, conjugale et parentale ainsi que leur présence efficace auprès de l’enfant, sans négliger la fratrie ; à exprimer leur ambivalence envers sa mort possible ; à tisser des relations de confiance réciproque avec eux. Les parents ont tous dit l’importance d’être aidés, ont apprécié les modalités et l’efficacité des groupes et en ont souhaité de semblables pour les fratries, surtout à l’adolescence. Les effets positifs de ces groupes étaient présents 24 mois après leur fin. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS cancer / deuil / groupe psychothérapeutique / parents / prévention Summary – Psychotherapy groups of grieving parents. Objective – To improve our understan- ding of the bereavement experienced by parents whose child has died of cancer in order to avert excessive grief and to provide better comfort and consolation. *Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (D. Oppenheim). Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2002 ; 50 : 62-70 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0222961702000715/FLA

Groupes psychothérapiques de parents en deuil

Embed Size (px)

Citation preview

Clinique familiale

Groupes psychothérapiques de parents en deuil

D. Oppenheim1*, O. Hartmann2

1 Département de pédiatrie ; unité de psycho-oncologie, institut Gustave Roussy, 94805 Villejuif, France ; 2 départementde pédiatrie, institut Gustave Roussy, 94805 Villejuif, France

(Reçu le 17 mai 2001 ; accepté le 25 septembre 2001)

RésuméObjectif – Mieux connaître les processus de deuil de parents d’enfants décédés de cancer pourmieux en prévenir l’intensité et mieux l’accompagner.

Méthode – Deux groupes de parole (25 parents), six mois chacun, dix séances, enregistrés, sansthèmes prédéfinis ni déroulement programmé, avec un psychanalyste, dans l’hôpital où furentsoignés les enfants.

Résultats – Ils ont exprimé une souffrance intense (fatigue, solitude, baisse de narcissisme et delibido, mémoire obsédante des derniers moments, culpabilité, colère contre les soignants). Quatreéléments ont marqué l’évolution du deuil. Ils se sont dépris de leur identité de parents d’enfants mortsde cancer. Ils ont reconnu leur ambivalence : envers la tentation euthanasique et celle del’acharnement thérapeutique ; envers les médecins. Ils ont retrouvé leur position parentale, recon-naissant avoir répondu aux attentes de l’enfant en fin de vie ; reconnaissant le deuil intense de lafratrie.

Conclusion – Les thèmes abordés par les parents fournissent de précieuses indications auxsoignants dans les situations palliatives : aider les parents à préserver leur identité sociale, conjugaleet parentale ainsi que leur présence efficace auprès de l’enfant, sans négliger la fratrie ; à exprimerleur ambivalence envers sa mort possible ; à tisser des relations de confiance réciproque avec eux.Les parents ont tous dit l’importance d’être aidés, ont apprécié les modalités et l’efficacité desgroupes et en ont souhaité de semblables pour les fratries, surtout à l’adolescence. Les effets positifsde ces groupes étaient présents 24 mois après leur fin. © 2002 Éditions scientifiques et médicalesElsevier SAS

cancer / deuil / groupe psychothérapeutique / parents / prévention

Summary – Psychotherapy groups of grieving parents. Objective – To improve our understan-ding of the bereavement experienced by parents whose child has died of cancer in order to avertexcessive grief and to provide better comfort and consolation.

*Correspondance et tirés à part.Adresse e-mail : [email protected] (D. Oppenheim).

Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2002 ; 50 : 62-70© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés

S0222961702000715/FLA

Procedure – Two groups (25 parents), each of which undertook 10 psychotherapy sessions over 6months with no set themes or programme, were led by a psychoanalyst: sessions were tape-recordedin the hospital where their children had been treated.

Results – They expressed intense sufferings (fatigue, loneliness, decreased narcissism and libido,haunting memories of the last moments, guilt, anger at caregivers). Four elements marked theevolution of bereavement. They freed themselves from their identity as parents of children who diedof cancer. They accepted their ambivalence, towards euthanasia and life sustaining therapy, towardsthe doctors. Their parental role was restored (they realised they had fulfilled the child’s needs andexpectations during the last days of life, and the intense grief of the siblings).

Conclusion – The themes discussed by the parents give useful indication to the medical staff to helpthem during terminal illness: helping them to preserve their social, marital and parental identity; toassume their presence at the child’s bedside, without neglecting the siblings; to express theirambivalence about possible death; to establish relations of mutual confidence with them. All theparents acknowledged the importance of being helped, were satisfied with the way the group was runand its effectiveness, wished similar sessions for the siblings specially when adolescents. Theirpositive effects were still present 24 months after they ended. © 2002 Éditions scientifiques etmédicales Elsevier SAS

bereavement / cancer / parents / prevention / psychotherapy groups

Chaque année, des enfants et des adolescents meu-rent, de maladie, d’accident, de suicide, de meurtre.La mort d’un enfant est une des expériences de deuilles plus douloureuses [32, 33], dans tous les pays[8]. Les caractéristiques du deuil sont depuis long-temps connues [15] ainsi que son accompagnement[2, 3, 12, 17, 26]. Celles du deuil des parents, et desfratries [7, 18] le sont moins, malgré plusieurs livresrécents [11, 14]. L’aide que ceux-ci peuvent rece-voir reste encore limitée1. Tous les soignants, qu’ ilssoient psychiatres, psychanalystes, médecins géné-ralistes, etc., peuvent être interlocuteurs de parentsen deuil, et pas seulement ceux qui se sont occupésde l’enfant ou de l’adolescent. Car la mort d’unenfant laisse souvent des traces dans l’histoire de safamille et dans le devenir de ses membres (enfant néaprès ce décès, frère ou sœur devenant adolescent,adulte, parent ; enfants de ce frère ou cette sœur,etc.)

L’objectif de cet article est de contribuer à unemeilleure connaissance, clinique et théorique, duprocessus de deuil de parents tel qu’ il peut s’expri-mer dans un groupe psychothérapeutique. C’estpourquoi nous avons tenu à y faire entendre, autantque possible, la parole si forte et précise des parents.Cette connaissance est utile à ceux qui accompa-gnent les parents et les fratries en deuil ainsi qu’àceux qui pourront être confrontés à eux plus tardi-

vement et dans d’autres contextes, mais aussi, parl’éclairage rétrospectif qu’elle apporte, à ceux quisoignent les enfants atteints d’une maladie grave ouen fin de vie.

. MÉTHODE

Le cancer est la première cause de mort nonaccidentelle dans l’enfance [19], même siaujourd’hui la majorité des enfants traités en gué-rissent.

Nous avons proposé de participer à un groupepsychothérapeutique à tous les parents parlant fran-çais, habitant la région parisienne, dont l’enfant,soigné dans notre service, était décédé depuis plusde deux mois et moins de deux ans. Cette proposi-tion répondait àune demande ancienne de nombreuxparents. Ceux qui ont accepté la proposition ontd’abord été reçus par le psychiatre psychanalyste duservice (DO), pour une évaluation d’éventuellesexclusions (pathologie mentale, désarroi excessifpar rapport aux capacités d’accueil d’un groupe),une explication des modalités du groupe et del’étude, et le consentement éclairé. Les deux grou-pes se sont réunis, successivement, à l’ institut Gus-tave Roussy, mais hors du département de pédiatrie,pendant six mois chacun (dix séances d’une heure etdemie), animés par DO. La seule consigne donnée

1L’Association FX Bagnoud, 7, rue Violet, 75015 Paris, dispose d’une documentation importante, de même que l’Association Vivreson deuil, 7 rue Taylor, 75010 Paris)

Groupes de parole de parents en deuil 63

aux parents a été la proposition de parler. Le rôle deDO était d’être attentif aux discours conscients etinconscients des parents et à l’évolution du groupe ;d’ intervenir si leur émotion ou leur souffrancedevenaient excessives, si un ou quelques parentsaccaparaient toute la discussion, si la discussionn’évoluait pas. Les parents pouvaient quitter legroupe, mais celui-ci, une fois constitué, n’acceptaitpas de nouveaux participants. Les séances étaientenregistrées sur magnétophone avec l’accord desparents. Leur contenu a été écouté et analysé sépa-rément par deux psychiatres psychanalystes (DO etGB). Ils ont repéré et défini les thèmes les plussignificatifs et les plus fréquents, les phrases qui lesexprimaient le plus clairement, la façon dont lesparents les exprimaient, leur évolution au cours desréunions, la place de chaque parent dans le groupe etleurs interactions. Leur confrontation n’a pas montréde différences significatives.

Ces parents étaient dans une situation qui rendaitle groupe homogène. En effet, les cancers de l’en-fant et de l’adolescent ont des caractéristiques com-munes qui les différencient des accidents ou desmorts subites du nourrisson (le risque de mort estprésent pendant de nombreuses années), des mala-dies chroniques (leur traitement est relativementlong mais a une fin), létales (ce sont des maladiesgraves mais curables), des meurtres (la mort sur-vient dans le champ médical et les soignants ontcherché à l’empêcher) et des suicides (ces cancerssont indépendants de causes extérieures, et il n’a pasétédémontréde causes environnementales, sociales,psychologiques) [20]. Leurs enfants ont été soignésdans les mêmes conditions d’attention médicale,psychologique, institutionnelle.

. Le contexte

Le département d’oncologie pédiatrique de l’ IGRreçoit chaque année environ 300 nouveaux enfants,pour des cancers. À côté de l’équipe soignante, àlaquelle participe un psychiatre-psychanalyste [27]à temps plein, interviennent trois institutrices, unprofesseur d’arts plastiques [16], une éducatrice dejeunes enfants, des clowns professionnels [28], uneassistante sociale, et des bénévoles. Les parents et lafratrie ont libre accès au service, et une Maison desParents permet d’héberger ceux qui habitent troploin. Les enfants sont âgés de quelques semaines à18 ans, voire plus quand il s’agit d’anciens patientsen récidive. Les 2/3 d’entre eux guérissent. Ilsviennent pour la plupart de la région parisienne,mais aussi des autres régions de France, des Antilleset de la Réunion, de pays européens et du Maghreb.

. RÉSULTATS

Cent dix-huit couples ou parents célibataires corres-pondant aux critères d’ inclusion ont été contactés.Quinze couples avaient déménagé sans laisser leurnouvelle adresse ; 12 couples et une mère seule (lemari ne s’est pas senti capable de participer) ontrépondu ; aucun n’a été récusé, tous ont donné leurconsentement éclairé et ont participé aux deuxgroupes (13 et 12 parents). Ces parents n’étaient pasdifférents des autres du service en terme d’âge, desituation socio-économique, de niveau scolaire.L’enfant avait entre quatre et 18 ans, à l’exceptiond’un homme de 35 ans (l’âge de l’enfant n’était pasun critère d’exclusion) qui avait été traité àl’âge dedix ans et qui était décédédix mois avant le début dugroupe. Dix des enfants étaient morts dans le ser-vice, trois à la maison, entre deux et onze mois avantle début du groupe. Il n’est pas apparu de différencesignificative entre les deux groupes, ni dans leurévolution ni dans leurs thèmes. Nous présentons icil’analyse de ces deux groupes.

. Déroulement des groupes

Les parents ont tous été d’abord réticents à l’ idée derevenir à l’ IGR, puis ont exprimé leur satisfaction dece choix de lieu. Ils ont tous parlé intensément, lessilences absents. L’émotion a été intense, mais nonparalysante. Ils ont montré une grande attention lesuns aux autres, un grand respect réciproque, cons-cients de dire parfois des paroles pouvant susciterune très grande émotion ou souffrance, mais sachantne pas aller trop loin. Dans le premier groupe, uncouple est parti après la 7e réunion : la femme,atteinte d’un cancer du sein, était trop accaparée parson traitement. Dans le second, deux couples ontarrêté après la 8e réunion (dans ces deux cas, ledécalage entre le père et la mère dans l’expressionde l’émotion, voire la crise de couple, sont apparusdes causes possibles). Les discussions ont évolué« en spirale ascendante » : les thèmes principauxrevenaient régulièrement, mais avec des intensitésaffectives, des formulations, des contextes diffé-rents. L’ambivalence des parents par rapport auxsoignants, à eux-mêmes, aux autres s’est d’abordexprimée avec une grande ampleur, dans des posi-tions extrêmes, puis de façon plus limitée et équili-brée. Les interventions de DO ont été rares, visant àfaire apparaître les thèmes abordés, leur enchaîne-ment, et les scansions de la discussion.

Les parents ont d’emblée évoqué vigoureusementleur révolte : contre le psychanalyste, les pédiatres(« ils se sont trompés, ils nous ont trompé »), le lieu

64 D. Oppenheim et al.

« maudit ». Plutôt que de se défendre ou de défendreles médecins, DO a attendu que cette colère montresa fonction (chercher à transférer sur les soignantsles sentiments de culpabilité, et tester la position del’analyste (neutre, de leur côté, ou solidaire del’équipe soignante) et laisse la place à d’autresquestions.

. Les principaux thèmes exprimés

– La souffrance, la fatigue, le sentiment d’êtredevenu vieux, fragiles (« Nous pensons toujours quenous pourrions mourir demain »), la détresse(« Nous nous forçons à vivre sinon nous noussuiciderions »), la perte de libido et l’absence de viede couple.– Les « flashs ». Les images les plus dures desderniers moments de l’enfant ne cessent de lesassaillir : « Quand elle n’a plus été capable decontrôler ses sphincters, nous avons vu tellement dehonte dans ses yeux. On ne peut plus voir son enfantde la même façon .», « Elle avait une telle douleurque je ne pouvais pas la prendre dans mes bras,jusqu’à ce qu’elle ne soit plus là ».– Le sentiment de culpabilité et d’impuissance :« Voir son enfant mourir et savoir qu’on ne peut rienfaire, c’était de l’horreur pure ».– L’ambivalence par rapport aux soignants : « Ilsl’ont achevée avec des drogues, mais elle est mortepaisiblement » Leur propre ambivalence face à lamort : « Je voulais qu’ ils arrêtent de lui faire despiqûres, mais en même temps je voulais qu’elle vivedix jours, dix heures de plus, même avec d’horriblessouffrances. J’étais tellement égoïste », « Quand ilest mort, un moment j’ai été soulagé de sa mort ».– L’interrogation taraudante sur ce que leur enfant« ressentait, savait, voulait, et s’ il souffrait, physi-quement ou psychologiquement ». Leur trouble étaittel que certains ont pu traverser des expérienceshallucinatoires : « J’ai vu son cerveau descendredans son cou. Je me suis demandé s’ il ne pensait pasalors qu’ il était en train de mourir » Ils constatent,mais ils le savaient déjà, que leur enfant avaitconscience de sa mort possible et le disait, claire-ment ou discrètement. Constater qu’ ils ont bienentendu ses paroles, que l’enfant a pu les leur dire enconfiance, n’a pas été seul donc, atténue leur culpa-bilité d’être passés à côté de lui de n’avoir pas vu sadouleur, compris ses demandes, n’y avoir pas ré-pondu, leur redonne confiance dans leur qualité deparents.– La diffıcile reconnaissance de sa mort : « Je necomprenais pas ce que disait le médecin car je nepouvais croire que c’était la fin. Je ne peux toujours

le croire. » Cette reconnaissance peut venir plus oumoins longtemps après la mort biologique de l’en-fant « Je tenais sa main, et ce fut l’ infirmière qui adit : ‘c’est fini’ », « Quand ils ferment le cercueil,c’est vraiment la fin », « C’est quand nous avonsrepeint sa chambre que nous l’avons ressenti ».– La recherche d’une cause à la maladie (un choc,un cauchemar, le destin, une contamination, unetransmission génétique, par exemple : « Je lui aidonné la mort avec la vie »), d’un sens à la mort,parfois chargé de culpabilité «une forme de sui-cide ».– Le sentiment de culpabilité. La culpabilité, ambi-valente, d’avoir accepté le traitement (« Quinzejours ou quinze mois de traitement pour le mêmerésultat ! », « Mais ne pas essayer, nous ne lepouvions pas ») ; d’être vivants (« Chaque fois queje vais me coucher, je me dis : il ne s’est plusréveillé, et moi j’ai le droit de me réveiller ? ») ; desparoles prononcées (« Je reprochais à mon mari defumer : ‘ tu finiras par nous donner le cancer !’ et mafille lui disait : ‘ j’ai le cancer, c’est à cause de toi’ ».– Le bouleversement des repères temporels. Tempsfigé (« La vie s’est arrêtée »), répétitif (« Un magné-toscope marche sans arrêt dans ma tête » avec lesmême images, surtout celles des derniers jours),vide, séparédu temps commun (« Les autres enfantsévoluent, pas le nôtre »). La succession des généra-tions apparaît brisée : « Quand j’ai enterrémon père,j’ai enterré mon passé. Quand j’ai enterré monenfant, j’ai enterré mon futur », « Ma fille ne serajamais enceinte et je ne serai jamais grand-mère »,« Mon fils ne transmettra pas mon nom ».– Les dates anniversaires (de sa mort, du diagnos-tic, de sa naissance), et les « flashs » scandent letemps (« Ils vous saisissent n’ importe quand, n’ im-porte où, et alors vous êtes totalement seul »),effrayantes et néanmoins intensément atten-dues (« L’occasion de penser à l’enfant », « La souf-france est la preuve que les liens entre nous sonttoujours là et solides »).– Le rapport à la mémoire est ambivalent. Elle estprécieuse, et cause de souffrance : « Ce que jecraignais le plus c’était d’oublier », « Je voudrais enmême temps vider toute ma mémoire et la garderintacte ».– Que faire des affaires de l’enfant, objets demémoire ? « C’est mieux de tout donner d’emblée,sinon plus tard, vous ne pouvez plus », « Si ondonne tout, on efface tout », « Sa chambre doit vivreet ne pas devenir un sanctuaire ».– La diffıcile relation aux autres. Ils se sententrejetés, terriblement seuls : « Il y a un mot pourveuve, pour orphelin, mais pas pour nous », « Les

Groupes de parole de parents en deuil 65

autres disent qu’ ils nous comprennent, mais ce n’estpas vrai, et ils ne peuvent pas nous aider », en colèrecontre le monde entier, parfois envahis d’une vio-lence destructrice « Quand j’entends quelqu’un ap-peler Bernard, le prénom de mon fils, je sursaute ;mais on ne peut pas tous les faire disparaître ! ».– La question de leur identité. Qui sont-ils désor-mais ? Ils se sentent différents de tous les autres carils ont traversé, traversent une expérience exception-nelle. Ils revendiquent l’ identité, unique, de parentsd’enfants qui ont été traités pour cancer et qui sontmorts, mais craignent de s’y réduire. Ils oscillententre cette double tentation : s’enfermer dans cettesolitude incomparable ou redevenir semblables àn’ importe qui. Ces mouvements étaient perceptiblesdans la dynamique du groupe : exacerbation ouatténuation des différences entre eux (d’âge, d’âgede l’enfant, de l’histoire médicale, de situation defamille, etc.).– La souffrance de la fratrie, découverte progressi-vement. Les frères et sœurs ont peur du cancer et deses conséquences : « Son frère est très violent. Ildit : ‘peut-être je vais avoir la même maladie, oupeut-être toi, et peut-être nous allons tous mourir’ »,« Plus tard quand je serais grand, je ne voudrais pasavoir d’enfant, c’est trop dur », « Il a peur d’aimerparce qu’ il a peur de perdre la personne qu’ il aime ».Les parents partagent les mêmes craintes : « Quandson frère a passé le cap de son seizième anniversaire(l’âge de la mort de l’enfant), je me suis sentiesoulagée ». Les frères et sœurs se demandent quelleest leur place et leur valeur pour les parents :« Sandrine me dit : je ne suis pas Bernard, j’existe.Mais la semaine dernière j’ai écrit à son professeur :excusez Bernard, il n’a pas pu venir à l’école hier »,« Ils se demandent : ‘et si mes parents avaient eu àchoisir ? Et si ça avait été moi, auraient-ils réagipareil ?’ ». Certains vivent, acceptant leur supposéedévalorisation, à l’ombre de l’enfant mort paré detoutes les qualités ; d’autres, ne supportant pas cetteposition, s’enferment dans la solitude, les échecsscolaires, les conduites de révolte. Certains expri-ment la culpabilité de lui survivre ; d’autres repren-nent à leur compte la colère des parents contre lesmédecins et la médecine, prêts à assumer la positionde « vengeur ». Certains sont tentés de fuir lamaison, à la tristesse insupportable, où ils ont lesentiment de n’avoir plus de place ; d’autres sesentent responsables du bien-être de leurs parents, semettent à leur service, deviennent leur pseudo-thérapeute.– Être enceinte pendant le deuil. Une mère a dit :« Je suis maintenant enceinte de quatre mois. Quandj’ai appris que c’était une fille, j’ai pleuré de joie, et

de peur aussi de revivre la même épreuve. Mon filsm’a dit : ‘n’as-tu pas assez souffert ?’ J’ai peur quela seule place que nous serons capables de luidonner sera celle, vide, de sa sœur ». Le groupe aaidé le couple à dépasser cette peur et à limiter cerisque d’un enfant de remplacement [1].

. Évolution des éléments du deuil

Ils ont progressivement évolué, avec des avancées etdes reculs, vers un certain apaisement : les thèmesdes discussions restaient les mêmes, mais ils lesexprimaient avec moins de virulence et d’ambiva-lence, plus de recul, et reconnaissaient que leur vieétait redevenue « vivable », sans que la révolte et lasouffrance en soient totalement absentes.– La colère. Ils ont pu la dépasser (sinon, elle auraitaccentué leur sentiment de culpabilitéde n’avoir paschoisi les bons soignants.) : « Vous êtes la mémoirede notre enfant », « Quand je viens ici, c’est commesi je revenais rendre visite à mon enfant. C’étaitnotre seconde maison. Elle nous manque », « Lesmédecins ont fait ce qu’ ils ont pu. Sinon ils auraientété des assassins » (les pédiatres sont presque par-donnés). « Un médecin a pleuré devant mon enfantmort » (les médecins peuvent partager leurs émo-tions). Presque tous les parents sont revenus dans leservice et ont repris contact avec les soignants.– La souffrance : « Vivre est devenu plus facile. »,« Nous avons recommencé à penser », « Je peuxdésormais dire : ‘quelque chose m’est arrivé, mais jesuis toujours le même’ », « Mon fils m’a dit : c’estdrôle de t’entendre rire de nouveau », « L’émotionest moins forte, mais je ne comprendrais pas qu’elledisparaisse totalement ».– La culpabilité. « Nous nous sentons moins cou-pables d’avoir des moments de joie ».– Les images des derniers moments de l’enfant.Tous ont dit : « Il n’a pas souffert. », « Il est mortpaisiblement ». Que cela ait correspondu ou non à laréalité, cette affirmation d’apaisement témoigne dudésir de sortir du deuil. « Nous ne saurons jamais cequ’ ils ont vraiment vécu alors ; ce serait noustorturer inutilement que de vouloir le chercher sanscesse ».– La recherche d’une cause. Leur position est plussereine : « Si nous pensons que chaque choc peutprovoquer le cancer, alors il n’y a plus de limite :une fessée peut conduire l’enfant vers sa mort ! ».– La mémoire. Un autre rapport aux souvenirsapparaît : non pas l’oubli, mais une mémoire apai-sée, où d’autres images de l’enfant, plus complexeset riches, d’avant la maladie, peuvent trouver leurplace : « Avant je disais que ma fille était parfaite.

66 D. Oppenheim et al.

Maintenant je reconnais ses défauts et c’est toutaussi bien », « Mon fils n’était pas un petit saint,heureusement. Je suis fière de lui ».– La relation aux autres. Le regard sévère et amerporté sur les autres s’est atténué, ainsi que lesentiment de ne pouvoir rien attendre d’eux. Ils neleur en veulent plus de n’avoir pas traversé la mêmeépreuve, de rester dans le quotidien banal auxsouffrances dérisoires en comparaison des leurs. Aucontraire ils sont plus attentifs, plus ouverts auxautres, et reconnaissent qu’ ils peuvent aussi partagerles préoccupations communes : « Quand nous avonsdiscuté du Kosovo, je me suis dit que nous com-mencions à nous en sortir ».– Le sentiment d’identité. Une évolution majeure decertains parents fut de constater qu’ ils pouvaientoccuper une place autre que celle de parents endeuil : celle « des autres » (« Au supermarché, j’aivu une petite fille sans cheveux. Je la regardaisfascinée. Son père m’a regardée avec mépris etcolère », « Quand j’ai regardé sans souffrance manièce jouer, j’ai su que j’avais franchi un pasénorme.»), celle de l’enfant (« Pendant un mois, endéplacement professionnel, à l’hôtel, j’étais choyé,c’était merveilleux »).– La fratrie. Les parents ont pris conscience de lasouffrance et des questions des autres enfants, pro-ches et néanmoins différentes des leurs ; du risquequ’ ils partagent leur dépression ou au contrairecherchent à s’en déprendre par une révolte exces-sive, qu’ ils restent écrasés par l’ image idéalisée del’enfant mort, qu’ ils refusent de devenir parent parpeur de revivre la même épreuve, etc. Ils constatentque les discussions dans le groupe ont étéprofitablesà leurs enfants, même s’ ils ne leur en parlaient pas :n’étant plus totalement accaparés par l’enfant mort,ils ont pu reprendre suffisamment leurs positionparentale. Ils ont souhaité un groupe semblable pourleurs enfants.

. Bilan de fin de groupe

La fin de la dernière réunion a étéconsacrée au bilandu groupe. Tous les parents, à tour de rôle, ont ditque le groupe leur avait été utile, et avait corres-pondu à leur attente. Ils ont exprimé leur satisfac-tion : d’avoir pu parler, exprimer des émotions etdes pensées parfois intenses et violentes, dans uncontexte de confiance, avec le sentiment d’êtrecompris, soutenus et protégés des risques d’excès dedésarroi, sans pour autant s’enfermer dans un uni-vers coupé des autres. Tous ont reconnu commepertinents et significatifs les éléments de l’évolutiondu deuil présentés par DO, à leur demande. Chaque

groupe s’est retrouvé 6, 14 et 24 mois plus tard. Lesparents ont abordé les mêmes thèmes que précédem-ment, mais l’évolution positive s’est poursuivie. Lesparents ont dit que tout ce qu’ ils avaient décrit deleur deuil était toujours présent mais atténué, qu’ ilsavaient le sentiment d’avoir repris leur dynamiqueexistentielle (et un couple a fait part de la naissanced’un enfant), et qu’ ils continuaient de bénéficier del’expérience de réflexion et de dialogue acquise dansle groupe. Un couple a annoncé sa séparation,l’attribuant à l’écart qui s’était installé entre euxpendant la maladie et que leurs réactions différentespendant le deuil avaient accentué. Par contre, denombreux parents (une famille sur deux) ont ex-primé leur grande inquiétude concernant les fratries,particulièrement les adolescents (difficultés relation-nelles, troubles du comportement, désinvestisse-ment scolaire, conduites à risque, pessimisme), etleur souhait que des groupes de soutien leur soientproposés, même si les adolescents seraient sansdoute réticents à y participer.

. DISCUSSION

. Concernant le groupe

. Le lieu et la duréeLe groupe s’est déroulé dans l’hôpital ou les enfantsfurent soignés. Les parents en furent d’abord ef-frayés, mais ce ne fût un obstacle de participationpour aucun d’entre eux. Ils reconnurent ensuite quecela avait permis des discussions plus intenses. Lefait que le psychanalyste dans le groupe et dans leservice hospitalier ait été le même n’est pas apparugênant ; sa connaissance de l’oncologie pédiatrique(les caractéristiques des diverses maladies et desdivers traitements) a permis des discussions rapides,en confiance, évitant de nombreux malentendusinutiles. Les parents ont apprécié l’homogénéitéidentitaire du groupe par rapport à des groupeshétérogènes (mort subite du nourrisson, accidents devoiture, maladies chroniques, suicide, etc.) dontplusieurs avaient fait l’expérience. La durée (sixmois, dix séances, une heure trente) est apparuesatisfaisante, évitant l’ interminable –dont ils perce-vaient bien la tentation et le risque – et permettantnéanmoins que le groupe trouve sa dynamique, queles discussions puissent évoluer et aborder à plu-sieurs reprises les thèmes les plus significatifs.

. La techniqueCes groupes psychothérapiques d’ inspiration psy-chanalytique ont été bien acceptés, bien utilisés etappréciés par les parents. Il n’y avait pas de programme de déroulement du groupe, ni de thème de

Groupes de parole de parents en deuil 67

chaque réunion, ni de rituels en début ou fin deréunion (méditation, chaîne d’énergie, goûter aprèsla réunion, etc.), ni de techniques mixtes (conseilssystématiques, relaxation, imagerie suscitée, etc.)comme cela est souvent pratiqué [6, 24]. Les pa-rents, hormis quelques moments transférentiels in-tenses, dans les premières réunions, ont plutôt donnéà DO un rôle (qu’ il a reconnu pertinent) de garde-fou rassurant, de témoin attentif de leurs discus-sions, capable de les leur synthétiser, d’en garder lamémoire, d’en transmettre un témoignage écrit.Mais il serait sans doute souhaitable de confrontercette expérience avec celle d’autres collègues ayantadopté une position différente.

. L’intérêt d’un groupe par rapport auxentretiens individuelsLes parents y constatent qu’ ils ne sont ni fous niuniques de penser et d’agir comme ils le font. Laconfiance réciproque entre eux (qui ont vécu etvivent une expérience semblable) leur a permis des’exprimer sans gêne ni restriction, et de limiter leursolitude [21]. Ils sont néanmoins conscients que legroupe pourrait devenir un refuge, accentuant leurdifférence avec les autres et donc leur solitude. Ladiscussion sur la sexualité est plus difficile engroupe. Certains ont utilisé les deux modalités,successivement, sans contradiction, avec bénéfice.

. Concernant les parents

Ils ont évolué positivement. Ils l’ont tous dit lors dela dernière réunion, et des réunions de « retrou-vailles » ; leur façon de parler d’eux-mêmes, de leurvie, de l’enfant mort, des soignants, du temps de lamaladie, des autres, de la fratrie le confirmait. Ainsi,ils disent que leur souffrance et leur désarroi (élé-ments dépressifs, fatigue, sentiment d’ impuissance,incapacité de se projeter dans l’avenir, dévalorisa-tion, difficulté à penser et se souvenir librement etsans souffrance ; à occuper la position parentale parrapport aux autres enfants ; absence de relationsexuelle ; relations difficiles aux autres, etc.) sontmoins intenses ; leur discours est plus libre, plusdynamique, moins répétitif. Mais une évaluation del’efficacité de tels groupes (étude multicentrique,participants plus nombreux, comparaison à d’autrestypes de groupes, critères d’évaluation homogènes)serait souhaitable. Le temps passé depuis le décès,l’âge de l’enfant (y compris 35 ans !), le lieu dudécès (maison ou hôpital) et son moment par rapportau début du traitement n’ont pas induit de différen-ces significatives, ni dans l’ intensitéde la souffranceni dans les thèmes abordés, hormis deux éléments :

un cancer du sein, diagnostiqué chez deux mères ;lorsque l’enfant était unique. Les couples sont ap-parus solidaires et se soutenant, y compris celui quis’est séparé (la femme constatant l’ incapacitéde sonmari à exprimer et partager ses émotions, l’hommeexprimant sa frustration sexuelle).

. Pourquoi tant de parents n’ont–ils pas accepté ?Aucun de ceux-ci ne l’a expliqué, et il a semblécruel de les « relancer » pour le savoir. Peut-êtreétaient-ils trop enfermés dans leur détresse ou ef-frayés de perdre l’« équilibre » relatif qu’ ils avaientpu trouver ; ou ils ont trouvé par eux-mêmes desaides ou une évolution suffisamment satisfaisante.Cette question reste à étudier. 10 % des couplescontactés ont déménagé sans laisser d’adresse. Il estdifficile d’ interpréter ce fait, néanmoins les parentsdes groupes ont exprimé la tentation de déménageraussitôt après la mort de l’enfant. L’un d’eux aajouté : « S’enfuir est facile, mais les souvenirs nousrattrapent toujours ».

. Ces 25 parents sont-ils représentatifs des autresparents d’enfants décédés du cancer ?Compte tenu du petit nombre de parents ayantrépondu et de l’absence de réponse à la questionprécédente, les groupes étaient de fait très sélectifs.Néanmoins, ils ont exprimé la plupart des élémentsdécrits dans les processus de deuil parental dans lecontexte du cancer : sentiment de solitude, de nepouvoir attendre ni recevoir aucun aide, perte de lalibido, retrait social, fatigue, culpabilité, quête d’unecause et d’un coupable, quête identitaire, désarroinarcissique, « flashes » et aliénation à une mémoiredouloureuse. De même, ils ont dit et montré que letemps seul était peu efficace pour apaiser la souf-france [22]. De façon non surprenante, beaucoup deparents d’enfants traités pour cancer (maladie quimenace la vie) expriment de semblables éléments.

. Comment apprécier leur souffrance ?La détresse qu’ont décrite les parents est apparuelongtemps très intense. Cette expression était-elleexcessive par rapport à leur souffrance réelle ? Lasituation et la dynamique de groupe, la confianceentre eux, le soulagement de pouvoir parler libre-ment, la volonté de bien se faire comprendre par lepsychanalyste et à travers lui par les soignantspeuvent en partie l’expliquer. Néanmoins, un tel« excès » exprime en lui-même une souffranceréelle. Des études plus structurées, s’appuyant surdes questionnaires et des échelles peuvent être plusobjectives, mais aussi plus superficielles. L’observation des parents dans la réalité de leur vie quoti-dienne apporterait sans doute d’autres éléments.

68 D. Oppenheim et al.

. Concernant leur évolution

Trois éléments ont été particulièrement importantsdans l’évolution de chaque parent (certains les ontformulés explicitement, d’autres ont dit avoir eu lesmêmes pensées, la même expérience). Le premier :les parents ont tous reconnu avoir été, même briè-vement, tentés par l’euthanasie autant que par dessoins sans fin à n’ importe quel prix, et que le fait depouvoir en parler leur avait permis de dépasserl’ intense culpabilité qu’ ils en gardaient. Être attentifà cette question est d’autant plus important qu’ ilexiste, en France et dans de nombreux pays, unepression collective à la dépénalisation de l’euthana-sie ; que les progrès de la médecine (et les patientset leurs familles peuvent en être informés, de façonplus ou moins juste, par l’ Internet). Aussi les pro-positions de participer à des essais thérapeutiquesrenforcent et légitiment la tentation de l’acharne-ment thérapeutique. Le deuxième : la découverte dece qu’ ils ont, fugacement ou plus durablement, puquitter leur identité de parents d’enfant décédé ducancer et occuper une autre place. Cette découvertebouleversante fut précieuse : elle les a aidés à sedéprendre de la fascination que leur situation excep-tionnelle exerçait sur eux et à avoir confiance dansleur capacité à dépasser la souffrance du deuil. Letroisième : la reconnaissance de ce qu’ ils ne sont paspassés à côté de l’enfant, n’ont pas ignoré sesdemandes, l’ont suffisamment connu et compris,jusqu’à la fin de sa vie, les a aidés à se déprendre deleur culpabilité, de leur obsession à «revivre » cesmoments, de leur sentiment d’avoir perdu leurlégitimité parentale. Cette reconnaissance a été fa-cilitée par la confrontation des expériences, sembla-bles malgré leur diversité apparente, que tous lesparents du groupe ont vécues. La confrontation àdesanalyses de groupes de parents en deuil dansd’autres contextes serait souhaitable pour appréciersi ces trois éléments majeurs découlent des spécifi-cités des situations des cancers de l’enfant ou si ellesont une valeur plus générale.

. Concernant la fratrie

Les discussions ont, progressivement, montré lasouffrance intense de toutes les fratries. Le troubledes fratries confrontées à la maladie de l’autreenfant, et donc aussi à la question de la mort [13] estaujourd’hui bien connue [31], de celles confrontéesau décès l’est beaucoup moins. Ce décès peutinduire des troubles dans la relation de l’enfant à lamère (souvent perçue comme fragile) et à l’enfantmort (permanence de l’agressivité et de la culpabi-

lité de lui survivre), dans la constitution de sonidentité, dans la capacité àdifférencier fantasme etréalité. Ces éléments, étudiés par M. Bourrat [5] sesont retrouvés dans les descriptions des parents.Cette souffrance, et les moyens d’en limiter l’ inten-sité, pourraient être mieux connus dans le cadre degroupe psychothérapiques de fratries en deuil.

. Qu’en déduire pour aider les parents à limiterl’intensité et la durée du deuil ?

. Pendant le temps du traitementLes récits et discussions des parents donnent auxéquipes soignantes, dans l’après coup, des indica-tions précieuses pour orienter leur travail pendant letraitement, et en particulier en fins de vie de l’enfant.Ces éléments pourraient contribuer à prévenir l’ in-tensité de la souffrance du deuil. Ainsi, il seraitsouhaitable d’aider les parents à comprendre (pardes entretiens individuels et des réunions de grou-pes) la logique et le déroulement du traitement, lanature de la maladie et son absence de cause, lesrepères éthiques des soignants, d’être attentif à leurrecherche d’une cause et d’un coupable [10]. Cecidéveloppe une relation d’estime et de confianceréciproque, et limite les malentendus, les conflitsculpabilisants, le risque de rupture relationnelleaprès la mort. De même, les aider à comprendre lesémotions, les pensées et les attentes de l’enfant, lesaide à garder leur position parentale (pouvoir regar-der l’enfant malade, lui parler, comprendre sesmoindres paroles ou ses moindres expressionsquand il n’est plus conscient ; s’occuper de lafratrie) limite le sentiment d’échec et de culpabilité.Le constat, avec tact et respect, de la mort biologi-que de l’enfant par le médecin soulage les parents decette responsabilité : ils sont plus libres pour recon-naître, à leur rythme, que cette mort a bien eu lieu.Les entretiens psychothérapiques aident les parentsà exprimer la double tentation d’une fin rapide ouindéfiniment repoussée, à mieux comprendre laplace de cet enfant dans leur vie et dans leur désir,à apprivoiser l’ idée de sa mort possible avec moinsde culpabilité et d’effroi. Aider les parents à préser-ver autant que possible leur insertion sociale etprofessionnelle limite la tentation de l’ isolementamer. Aider la fratrie, et aider les parents às’occuperd’elle, limite le risque de jalousie et de dévalorisa-tion excessives, de peur du cancer, de refus d’êtreparent pour ne pas souffrir comme eux. Pour êtrecompétente dans les soins de fins de vie (dans sestâches médicales, infirmières, psychothérapiques,relationnelles) [23, 34], ce qui n’est pas toujours le

Groupes de parole de parents en deuil 69

cas [25, 35], l’équipe soignante a besoin d’uneformation spécifique [29] et de moyens adaptés.

. Pendant le deuilLe pédiatre peut répondre aux questions médicaleslégitimes, raisonnables ou irrationnelles, que lesparents se sont posées et continuent de se poser, lesaidant ainsi à (re)trouver une vue d’ensemble dutraitement, ainsi que la solidarité nécessaire quiexista entre eux pendant le traitement. Un tel entre-tien, de même que la nécessaire lettre de sympathie,leur montrent que l’enfant a compté pour les méde-cins, qu’ il n’est pas oublié, que eux-mêmes ne sontpas les seuls et uniques gardiens de sa mémoire,responsabilité sinon écrasante. Aider leurs autresenfants [4, 9, 30] les aide à retrouver leur positionparentale et l’estime d’eux même. Il importe d’êtreparticulièrement attentif à la souffrance de la fratrie,surtout à l’adolescence, et de lui proposer une aideindividuelle ou groupale.

. CONCLUSION

Le deuil des parents commence à être connu, mais ilexiste encore trop peu de lieux où il peut êtreaccompagné. Les paroles des parents, expriméeslibrement dans des groupes psychothérapiques ho-mogènes, aident à mieux connaître leurs processusdu deuil, àmieux les accompagner. Elles fournissentaussi de précieuses indications aux soignants pourorienter leur travail dans les situations palliatives :aider les parents à préserver leur identité sociale,conjugale et parentale ainsi que leur présence effi-cace auprès de l’enfant, sans négliger la fratrie ; àexprimer leur ambivalence envers sa mort possible ;à tisser des relations de confiance réciproque aveceux. Les parents qui ont participé àces groupes onttous dit l’ importance d’être aidés, en ont appréciéles modalités et l’efficacité, en ont souhaité desemblables pour les fratries, dont le trouble et lasouffrance et le désarroi sont apparus intenses,surtout à l’adolescence. Les effets positifs de cesgroupes étaient présents 24 mois après leur fin.

Cette étude a été soutenue financièrement par laLigue française contre le cancer.

REFERENCES

1 Alby N. L’enfant de remplacement. L’évolution psychiatrique1974 ; 39 : 557-66.

2 Amar N, Couvreur C, Hanus M. Le deuil. Monographies. Psychia-trie de l’enfant. Paris : PUF ; 1994.

3 Bacqué MF. Le deuil à vivre. Paris : Odile Jacob ; 1992.

4 Bluebond-Langner M. Worlds of dying children and their wellsiblings. Death Stud 1989 ; 13 : 1-16.

5 Bourrat MM. L’enfant confronté au décès fraternel. Neuropsy-chiatr Enfance Adolesc 1999 ; 47 : 100-9.

6 Chochinov HM, Holland JC, Katz LY. Bereavement: a specialissue in oncology. In : Holland JC, Ed. Psycho-oncology. NewYork : Oxford University Press ; 1998. p. 1016-32.

7 Davies B. Long term outcome of adolescent sibling bereavement.J Adolesc Research 1991 ; 6 : 83-96.

8 Davies B, Deveau E, deVeber B, et al. Experiences of mothers infive countries whose child died of cancer. Cancer Nurs 1998 ; 21 :301-11.

9 Davies B. Long-term outcome of adolescent sibling bereavement.J Adolesc Research 1991 ; 6 : 83-96.

10 Eiser C, Havermans T, Eiser JR. Parents’attributions about child-hood cancer: implications for relationships with medical staff.Child : Care, Health and Development 1995 ; 21 : 31-42.

11 Ernoult Delcourt A. Apprivoiser l’absence. Paris : Fayard ; 1992.12 Fauré C. Vivre le deuil au jour le jour. La perte d’une personne

proche. Paris : Albin Michel ; 1995.13 Ferrari P. L’enfant et la mort. Neuropsychiatr Enfance Adolesc

1993 : 499-502.14 Forest P. L’enfant éternel. Paris : Gallimard ; 1998.15 Freud S. Deuil et mélancolie. In : Métapsychologie. Paris :

Gallimard ; 1968. p. 145-71.16 Géricot C, Perrignon J. La porte bleue. Autoportraits d’enfants

atteints de cancer. Paris : IGR/Les Arènes ; 2000.17 Hanus M. Les deuils de la vie. Paris : Maloine ; 1994.18 Hogan NS, Greenfield DB. Adolescent sibling bereavement symp-

tomatology in a large community sample. J Adolesc Research1991 ; 6 : 97-112.

19 Landis SH, Murray T, Bolden S, Wingo PA. Cancer statistics,1000. CA. Cancer J Clin 1999 ; 49 : 8-31.

20 Lenoir G, Philip T. Epidémiologie et étiologie. In : Lemerle J, Ed.Cancers de l’enfant. Paris : Flammarion MS ; 1989. p. 1-9.

21 Lindamood MM, Wiley FM, Schmidt ML, Rhein M. Groups forbereaved parents. How they can help. J Fam Pract 1979 ; 9 :1027-33.

22 Martinson IM, Davies B, McClowry S. Parental depression fol-lowing the death of a child. Death studies 1991 ; 15 : 259-67.

23 Masera G, Spinetta JJ, Jankovic M, et al. Guidelines for assistanceto terminally ill children with cancer: a report of the SIOP WorkingCommittee on Psychosocial Issues in Pediatric Oncology. MedPediatr Oncol 1999 ; 32 : 44-8.

24 Monbourquette J. Le groupe de soutien aux personnes en deuil :comment l’animer et le diriger. Canada : Novalis.

25 Morgan ER, Murphy SB. Care of children who are dying ofcancer. N Engl J Med 2000 ; 342 : 347-8.

26 Nathan T. Rituels de deuil, travail du deuil. N Rév Ethnopsych.Grenoble : La Pensée Sauvage ; 1988.

27 Oppenheim D, Hartmann O. Psychotherapeutic practice in paedia-tric oncology: four examples. Br J Cancer 2000 ; 82 : 251-4.

28 Oppenheim D, Simmonds C, Hartmann O. Clowning on children’sward. Lancet 1997 ; 350 : 1838-43.

29 Papadatou D. Training health professionals in caring for dyingchildren and grieving families. Death Stud 1997 ; 21 : 575-600.

30 Pollack GH. Childhood siblings loss: A family tragedy. PsychiatrAnn 1985 ; 16 : 309-14.

31 Ricoeur J, Gentet JC. Fratries et Cancer. A propos de quelquesobservations. Neuropsychiatr Enfance Adolesc 1996 ; 44 : 258-61.

32 Sanders C. A comparison of adult bereavement in the death ofspouse, child, and parent. Omega J Death Dying 1979 ; 10 :302-22.

33 Videka Sherman L. Coping with the death of a child: a study overtime. Am J Orthopsychiatr 1982 ; 52 : 688-98.

34 Whittam EH. Terminal care of the dying child. Psychosocialimplications of care. Cancer 1993 ; 71 (suppl) : 3450-62.

35 Wolfe J, Grier HE, Klar N, et al. Symptoms and suffering at theend of life in children with cancer. N Engl J Med 2000 ; 342 :326-33.

70 D. Oppenheim et al.