Guenon Rene - Apercus Sur l Initiation

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  • REN GUNON

    APERUS

    SUR

    LINITIATION

    - 1946 -

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    AVANT-PROPOS

    On nous a demand, de divers cts et plusieurs reprises, de runir en volume

    les articles que nous avons fait paratre, dans la revue Etudes Traditionnelles, sur des

    questions se rapportant directement linitiation ; il ne nous a pas t possible de donner satisfaction immdiatement ces demandes, car nous estimons quun livre doit tre autre chose quune simple collection darticles, et cela dautant plus que, dans le cas prsent, ces articles, crits au gr des circonstances et souvent pour

    rpondre des questions qui nous taient poses, ne senchanaient pas la faon des chapitres successifs dun livre ; il nous fallait donc les remanier, les complter et les disposer autrement, et cest ce que nous avons fait ici. Ce nest pas , dire, dailleurs, que nous ayons voulu faire ainsi une sorte de trait plus ou moins complet et en

    quelque sorte didactique ; cela serait encore concevable, la rigueur, sil sagissait seulement dtudier une forme particulire dinitiation, mais, ds lors quil sagit au contraire de linitiation en gnral, ce serait l une tche tout fait impossible, car les questions qui peuvent se poser cet gard ne sont point en nombre

    dtermin, la nature mme du sujet sopposant toute dlimitation rigoureuse, de sorte quon ne saurait aucunement avoir la prtention de les traiter toutes et de nen omettre aucune. Tout ce quon peut faire, en somme, cest denvisager certains aspects, de se placer certains points de vue, qui certainement, mme sils sont ceux dont limportance apparat le plus immdiatement pour une raison ou pour une autre, laissent pourtant en dehors deux bien des points quil serait galement lgitime de considrer ; cest pourquoi nous avons pens que le mot d aperus tait celui qui pouvait le mieux caractriser le contenu du prsent ouvrage, dautant plus que, mme en ce qui concerne les questions traites, il nest sans doute pas possible den puiser compltement une seule. Il va de soi, au surplus, quil ne pouvait tre question de rpter ici ce que nous avons dj dit dans dautres livres sur des points touchant au mme sujet ; nous devons nous contenter dy renvoyer le lecteur chaque fois que cela est ncessaire ; du reste, dans lordre de connaissance auquel se rapportent tous nos crits, tout est li de telle faon quil est impossible de procder autrement.

    Nous venons de dire que notre intention a t essentiellement de traiter des

    questions concernant linitiation en gnral ; il doit donc tre bien entendu que, toutes les fois que nous nous rfrons telle ou telle forme initiatique dtermine, nous le

    faisons uniquement titre dexemple, afin de prciser et de faire mieux comprendre ce qui, sans lappui de ces cas particuliers, risquerait de demeurer un peu trop dans le

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    vague. Il importe dinsister l-dessus surtout lorsquil sagit des formes occidentales, afin dviter toute quivoque et tout malentendu : si nous y faisons assez souvent allusion, cest que les illustrations qui peuvent en tre tires nous semblent, en bien des cas, devoir tre plus facilement accessibles que dautres la gnralit des lecteurs, voire mme dj plus ou moins familires un certain nombre dentre eux ; il est vident que cela est entirement indpendant de ce que chacun peut penser de

    ltat prsent des organisations par lesquelles ces formes initiatiques sont conserves et pratiques. Quand on se rend compte du degr de dgnrescence auquel en est

    arriv lOccident moderne, il nest que trop facile de comprendre que bien des choses dordre traditionnel, et plus forte raison dordre initiatique, ne peuvent gure y subsister qu ltat de vestiges, peu prs incompris de ceux mmes qui en ont la garde ; cest dailleurs l ce qui rend possible lclosion, ct de ces restes authentiques, des multiples contrefaons dont nous avons eu dj loccasion de parler ailleurs, car ce nest que dans de pareilles conditions quelles peuvent faire illusion et russir se faire prendre pour ce quelles ne sont pas ; mais, quoi quil en soit, les formes traditionnelles demeurent toujours, en elles-mmes, indpendantes de

    ces contingences. Ajoutons encore que, lorsquil nous arrive au contraire denvisager ces mmes contingences et de parler, non plus des formes initiatiques, mais de ltat des organisations initiatiques et pseudo-initiatiques dans lOccident actuel, nous ne faisons en cela qunoncer la constatation de faits o nous ne sommes videmment pour rien, sans aucune autre intention ou proccupation que celle de dire la vrit

    cet gard comme pour toute autre chose que nous avons considrer au cours de nos

    tudes, et dune faon aussi entirement dsintresse que possible. Chacun est libre den tirer telles consquences quil lui conviendra ; quant nous, nous ne sommes nullement charg damener ou denlever des adhrents quelque organisation que ce soit, nous nengageons personne demander linitiation ici ou l, ni sen abstenir, et nous estimons mme que cela ne nous regarde en aucune faon et ne saurait

    aucunement rentrer dans notre rle. Certains stonneront peut-tre que nous nous croyions oblig de tant y insister, et, vrai dire, cela devrait en effet tre inutile sil ne fallait compter avec lincomprhension de la majorit de nos contemporains, et aussi avec la mauvaise foi dun trop grand nombre dentre eux ; nous sommes malheureusement trop habitu nous voir attribuer toute sorte dintentions que nous navons jamais eues, et cela par des gens venant des cts les plus opposs, au moins en apparence, pour ne pas prendre cet gard toutes les prcautions ncessaires ;

    nous nosons dailleurs ajouter suffisantes, car qui pourrait prvoir tout ce que certains sont capables dinventer ?

    On ne devra pas stonner non plus que nous nous tendions souvent sur les erreurs et les confusions qui sont commises plus ou moins communment au sujet de

    linitiation, car, outre lutilit vidente quil y a les dissiper, cest prcisment en les constatant que nous avons t amen, dans bien des cas, voir la ncessit de traiter

    plus particulirement tel ou tel point dtermin, qui sans cela aurait pu nous paratre

    aller de soi ou tout au moins navoir pas besoin de tant dexplications. Ce qui est assez digne de remarque, cest que certaines de ces erreurs ne sont pas seulement le fait de profanes ou de pseudo-initis, ce qui naurait en somme rien dextraordinaire, mais aussi de membres dorganisations authentiquement initiatiques, et parmi lesquels il en est mme qui sont regards comme des lumires dans leur milieu, ce

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    qui est peut-tre une des preuves les plus frappantes de cet actuel tat de

    dgnrescence auquel nous faisions allusion tout lheure. A ce propos, nous pensons pouvoir exprimer, sans trop risquer quil soit mal interprt, le souhait que, parmi les reprsentants de ces organisations, il sen trouve tout au moins quelques-uns qui les considrations que nous exposons contribueront rendre la conscience

    de ce quest vritablement linitiation ; nous nentretenons dailleurs pas des espoirs exagrs cet gard, non plus que pour tout ce qui concerne plus gnralement les

    possibilits de restauration que lOccident peut encore porter en lui-mme. Pourtant, il en est assurment qui la connaissance relle fait plus dfaut que la bonne

    volont ; mais cette bonne volont ne suffit pas, et toute la question serait de savoir

    jusquo leur horizon intellectuel est susceptible de stendre, et aussi sils sont bien qualifis pour passer de linitiation virtuelle linitiation effective ; en tout cas, nous ne pouvons, quant nous, rien faire de plus que de fournir quelques donnes dont

    profiteront peut-tre ceux qui en seront capables et qui seront disposs en tirer parti

    dans la mesure o les circonstances le leur permettront. Ceux-l ne seront

    certainement jamais trs nombreux, mais, comme nous avons eu souvent le dire

    dj, ce nest pas le nombre qui importe dans les choses de cet ordre, pourvu toutefois, dans ce cas spcial, quil soit au moins, pour commencer, celui que requiert la constitution des organisations initiatiques ; jusquici, les quelques expriences qui ont t tentes dans un sens plus ou moins voisin de celui dont il sagit, notre connaissance, nont pu, pour des raisons diverses, tre pousses assez loin pour quil soit possible de juger des rsultats qui auraient pu tre obtenus si les circonstances

    avaient t plus favorables.

    Il est dailleurs bien clair que lambiance moderne, par sa nature mme, est et sera toujours un des principaux obstacles que devra invitablement rencontrer toute

    tentative de restauration traditionnelle en Occident, dans le domaine initiatique aussi

    bien que dans tout autre domaine ; il est vrai que, en principe, ce domaine initiatique

    devrait, en raison de son caractre ferm , tre plus labri de ces influences hostiles du monde extrieur, mais, en fait, il y a dj trop longtemps que les

    organisations existantes se sont laiss entamer par elles, et certaines. brches sont

    maintenant trop largement ouvertes pour tre facilement rpares. Ainsi, pour ne

    prendre quun exemple typique, en adoptant des formes administratives imites de celles des gouvernements profanes, ces organisations ont donn prise des actions

    antagonistes qui autrement nauraient trouv aucun moyen de sexercer contre elles et seraient tombes dans le vide ; cette imitation du monde profane constituait

    dailleurs, en elle-mme, un de ces renversements des rapports normaux qui, dans tous les domaines, sont si caractristiques du dsordre moderne. Les consquences de

    cette contamination sont aujourdhui si manifestes quil faut tre aveugle pour ne pas les voir, et pourtant nous doutons fort que beaucoup sachent les rapporter leur

    vritable cause ; la manie des socits est trop invtre chez la plupart de nos

    contemporains pour quils conoivent mme la simple possibilit de se passer de certaines formes purement extrieures ; mais, pour cette raison mme, cest peut-tre l ce contre quoi devrait tout dabord ragir quiconque voudrait entreprendre une restauration initiatique sur des bases vraiment srieuses. Nous nirons pas plus loin dans ces rflexions prliminaires, car, redisons-le encore une fois, ce nest pas nous quil appartient dintervenir activement dans des tentatives de ce genre ; indiquer la

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    voie ceux qui pourront et voudront sy engager, cest l tout ce que nous prtendons cet gard ; et, du reste, la porte de ce que nous avons dire est bien loin de se

    limiter lapplication qui peut en tre faite une forme initiatique particulire, puisquil sagit avant tout des principes fondamentaux qui sont communs toute initiation, quelle soit dOrient ou dOccident. Lessence et le but de linitiation sont, en effet, toujours et partout les mmes ; les modalits seules diffrent, par adaptation

    aux temps et aux lieux ; et nous ajouterons tout de suite, pour que nul ne puisse sy mprendre, que cette adaptation elle-mme, pour tre lgitime, ne doit jamais tre une

    innovation , cest--dire le produit dune fantaisie individuelle quelconque, mais que, comme celle des formes traditionnelles en gnral, elle doit toujours procder en

    dfinitive dune origine non-humaine , sans laquelle il ne saurait y avoir rellement ni tradition ni initiation, mais seulement quelquune de ces parodies que nous rencontrons si frquemment dans le monde moderne, qui ne viennent de

    rien et ne conduisent rien, et qui ainsi ne reprsentent vritablement, si lon peut dire, que le nant pur et simple, quand elles ne sont pas les instruments inconscients

    de quelque chose de pire encore.

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    CHAPITRE PREMIER

    VOIE INITIATIQUE

    ET VOIE MYSTIQUE

    La confusion entre le domaine sotrique et initiatique et le domaine mystique,

    ou, si lon prfre, entre les points de vue qui leur correspondent respectivement, est une de celles que lon commet le plus frquemment aujourdhui, et cela, semble-t-il, dune faon qui nest pas toujours entirement dsintresse ; il y a l, du reste, une attitude assez nouvelle, ou qui du moins, dans certains milieux, sest beaucoup gnralise en ces dernires annes, et cest pourquoi il nous parat ncessaire de commencer par nous expliquer nettement sur ce point. Il est maintenant de mode, si

    lon peut dire, de qualifier de mystiques les doctrines orientales elles-mmes, y compris celles o il ny a pas mme lombre dune apparence extrieure pouvant, pour ceux qui ne vont pas plus loin, donner lieu une telle qualification ; lorigine de cette fausse interprtation est naturellement imputable certains orientalistes, qui

    peuvent dailleurs ny avoir pas t amens tout dabord par une arrire-pense nettement dfinie, mais seulement par leur incomprhension et par le parti pris plus

    ou moins inconscient, qui leur est habituel, de tout ramener des points de vue

    occidentaux 1 . Mais dautres sont venus ensuite, qui se sont empars de cette assimilation abusive, et qui, voyant le parti quils pourraient en tirer pour leurs propres fins, sefforcent den propager lide en dehors du monde spcial, et somme toute assez restreint, des orientalistes et de leur clientle ; et ceci est plus grave, non

    pas seulement parce que cest par l surtout que cette confusion se rpand de plus en plus, mais aussi parce quil nest pas difficile dy apercevoir des marques non quivoques dune tentative annexionniste contre laquelle il importe de se tenir sur ses gardes. En effet, ceux auxquels nous faisons allusion ici sont ceux que lon peut regarder comme les ngateurs les plus srieux de lsotrisme, nous voulons dire par l les exotristes religieux qui se refusent admettre quoi que ce soit au del de

    leur propre domaine, mais qui estiment sans doute cette assimilation ou cette

    annexion plus habile quune ngation brutale ; et, voir de quelle manire

    1 Cest ainsi que, spcialement depuis que lorientaliste anglais Nicholson sest avis de traduire taawwuf par

    mysticism, il est convenu en Occident que lsotrisme islamique est quelque chose dessentiellement mystique ; et mme, dans ce cas, on ne parle plus du tout dsotrisme, mais uniquement de mysticisme, cest--dire quon en est arriv une vritable substitution de points de vue. Le plus beau est que, sur des questions de cet ordre, lopinion des orientalistes, qui ne connaissent ces choses que par les livres, compte manifestement beaucoup plus, aux yeux de

    limmense majorit des Occidentaux, que lavis de ceux qui en ont une connaissance directe et effective !

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    certains dentre eux sappliquent travestir en mysticisme les doctrines les plus nettement initiatiques, il semblerait vraiment que cette tche revte leurs yeux un

    caractre tout particulirement urgent1. A vrai dire, il y aurait pourtant, dans ce mme

    domaine religieux auquel appartient le mysticisme, quelque chose qui, certains

    gards, pourrait mieux se prter un rapprochement, on plutt une apparence de

    rapprochement : cest ce quon dsigne par le terme d asctique , car il y a l tout au moins une mthode active , au lieu de labsence de mthode et de la passivit qui caractrisent le mysticisme et sur lesquelles nous aurons revenir

    tout lheure2 ; mais il va de soi que ces similitudes sont tout extrieures, et, dautre part, cette asctique na peut-tre que des buts trop visiblement limits pour pouvoir tre avantageusement utilise de cette faon, tandis que, avec le mysticisme,

    on ne sait jamais trs exactement o lon va, et ce vague mme est assurment propice aux confusions. Seulement, ceux qui se livrent ce travail de propos dlibr,

    non plus que ceux qui les suivent plus ou moins inconsciemment, ne paraissent pas se

    douter que, dans tout ce qui se rapporte linitiation, il ny a en ralit rien de vague ni de nbuleux, mais au contraire des choses trs prcises et trs positives ; et, en

    fait, linitiation est, par sa nature mme, proprement incompatible avec le mysticisme.

    Cette incompatibilit ne rsulte pas, dailleurs, de ce quimplique originellement le mot mysticisme lui-mme, qui est mme manifestement

    apparent lancienne dsignation des mystres , cest--dire de quelque chose qui appartient au contraire lordre initiatique ; mais ce mot est de ceux pour lesquels, loin de pouvoir sen rapporter uniquement ltymologie, on est rigoureusement oblig, si lon veut se faire comprendre, de tenir compte du sens qui leur a t impos par lusage, et qui est, en fait, le seul qui sy attache actuellement. Or chacun sait ce quon entend par mysticisme , depuis bien des sicles dj, de sorte quil nest plus possible demployer ce terme pour dsigner autre chose ; et cest cela qui, disons-nous, na et ne peut avoir rien de commun avec linitiation, dabord parce que ce mysticisme relve exclusivement du domaine religieux, cest--dire exotrique, et ensuite parce que la voie mystique diffre de la voie initiatique par tous

    ses caractres essentiels, et que cette diffrence est telle quil en rsulte entre elles une vritable incompatibilit. Prcisons dailleurs quil sagit en cela dune incompatibilit de fait plutt que de principe, en ce sens quil ne sagit aucunement pour nous de nier la valeur au moins relative du mysticisme, ni de lui contester la

    place qui peut lgitimement lui appartenir dans certaines formes traditionnelles ; la

    voie initiatique et la voie mystique peuvent donc parfaitement coexister3, mais ce que

    1 Dautres sefforcent aussi de travestir les doctrines orientales en philosophie , mais cette fausse

    assimilation est peut-tre, au fond, moins dangereuse que lautre, en raison de ltroite limitation du point de vue philosophique lui-mme ; ceux-l. ne russissent dailleurs gure, par la faon spciale dont ils prsentent ces doctrines, qu en faire quelque chose de totalement dpourvu dintrt, et ce qui se dgage de leurs travaux est surtout une prodigieuse impression d ennui !

    2 Nous pouvons citer, comme exemple d asctique , les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, dont

    lesprit est incontestablement aussi peu mystique que possible, et pour lesquels il est au moins vraisemblable quil sest inspir en partie de certaines mthodes initiatiques, dorigine islamique, mais, bien entendu, en les appliquant un but entirement diffrent.

    3 Il Pourrait tre intressant, cet gard, de faire une comparaison avec la voie sche et la voie humide

    des alchimistes, mais ceci sortirait du cadre de la prsente tude.

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    nous voulons dire, cest quil est impossible que quelquun suive la fois lune et lautre, et cela mme sans rien prjuger du but auquel elles peuvent conduire, bien que du reste on puisse dj pressentir, en raison de la diffrence profonde des

    domaines auxquels elles se rapportent, que ce but ne saurait tre le mme en ralit.

    Nous avons dit que la confusion qui fait voir certains du mysticisme l o il

    ny en a pas la moindre trace a son point de dpart dans la tendance tout rduire aux points de vue occidentaux ; cest que, en effet, le mysticisme proprement dit est quelque chose dexclusivement occidental et, au fond, de spcifiquement chrtien. A ce propos, nous avons eu loccasion de faire une remarque qui nous parat assez curieuse pour que nous la notions ici : dans un livre dont nous avons dj parl

    ailleurs1, le philosophe Bergson, opposant ce quil appelle la religion statique et la

    religion dynamique , voit la plus haute expression de cette dernire dans le

    mysticisme, que dailleurs il ne comprend gure, et quil admire surtout pour ce que nous pourrions y trouver au contraire de vague et mme de dfectueux sous certains

    rapports ; mais ce qui peut sembler vraiment trange de la part dun non-chrtien , cest que, pour lui, le mysticisme complet , quelque peu satisfaisante que soit lide quil sen fait, nen est pas moins celui des mystiques chrtiens. A la vrit, par une consquence ncessaire du peu destime quil prouve pour la religion statique , il oublie un peu trop que ceux-ci sont chrtiens avant mme dtre mystiques, ou du moins, pour les justifier dtre chrtiens, il pose indment le mysticisme lorigine mme du Christianisme ; et, pour tablir cet gard une sorte de continuit entre celui-ci et le judasme, il en arrive transformer en mystiques

    les prophtes juifs ; videmment, du caractre de la mission des prophtes et de la

    nature de leur inspiration, il na pas la moindre ide2 . Quoi quil en soit, si le mysticisme chrtien, si dforme ou amoindrie quen soit sa conception, est ainsi ses yeux le type mme du mysticisme, la raison en est, au fond, bien facile

    comprendre : cest que, en fait et parler strictement, il nexiste gure de mysticisme autre que celui-l ; et mme les mystiques quon appelle indpendants , et que nous dirions plus volontiers aberrants , ne sinspirent en ralit, ft-ce leur insu, que dides chrtiennes dnatures et plus ou moins entirement vides de leur contenu originel. Mais cela aussi, comme tant dautres choses, chappe notre philosophe, qui sefforce de dcouvrir, antrieurement au Christianisme, des esquisses du mysticisme futur , alors quil sagit de choses totalement diffrentes ; il y a l, notamment, sur lInde, quelques pages qui tmoignent dune incomprhension inoue. Il y a aussi les mystres grecs, et ici le rapprochement,

    fond sur la parent tymologique que nous signalions plus haut, se rduit en somme

    un bien mauvais jeu de mots ; du reste, Bergson est forc davouer lui-mme que la plupart des mystres neurent rien de mystique ; mais alors pourquoi en parle-t-il sous ce vocable ? Quant ce que furent ces mystres, il sen fait la reprsentation la plus profane qui puisse tre ; ignorant tout de linitiation, comment pourrait-il

    1 Les deux sources de la morale et de la religion. Voir ce sujet Le Rgne de la Quantit et les Signes des

    Temps, ch. XXXIII. 2 En fait, on ne peut trouver de mysticisme judaque proprement dit que dans le Hassidisme, cest--dira une

    poque trs rcente.

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    comprendre quil y eut l, aussi bien que dans lInde, quelque chose qui dabord ntait nullement dordre religieux, et qui ensuite allait incomparablement plus loin que son mysticisme , et mme, il faut bien le dire, que le mysticisme authentique,

    qui, par l mme quil se tient dans le domaine purement exotrique, a forcment aussi ses limitations

    1 ?

    Nous ne nous proposons point prsentement dexposer en dtail et dune faon complte toutes les diffrences qui sparent en ralit les deux points de vue

    initiatique et mystique, car cela seul demanderait tout un volume ; notre intention est

    surtout dinsister ici sur la diffrence en vertu de laquelle linitiation, dans son processus mme, prsente des caractres tout autres que ceux du mysticisme, voire

    mme opposs, ce qui suffit montrer quil y a bien l deux voies non seulement distinctes, mais incompatibles dans le sens que nous avons dj prcis. Ce quon dit le plus souvent cet gard, cest que le mysticisme est passif , tandis que linitiation est active ; cela est dailleurs trs vrai, la condition de bien dterminer lacception dans laquelle on doit lentendre, exactement. Cela signifie surtout que, dans le cas du mysticisme, lindividu se borne recevoir simplement ce qui se prsente lui, et tel quil se prsente, sans que lui-mme y soit pour rien ; et, disons-le tout de suite, cest en cela que rside pour lui le danger principal, du fait quil est ainsi ouvert toutes les influences, de quelque ordre quelles soient, et quau surplus, en gnral et sauf de rares exceptions, il na pas la prparation doctrinale qui serait ncessaire pour lui permettre dtablir entre elles une discrimination quelconque

    2. Dans le cas de linitiation, au contraire, cest lindividu

    quappartient linitiative dune ralisation qui se poursuivra mthodiquement, sous un contrle rigoureux et incessant, et qui devra normalement aboutir dpasser

    les possibilits mmes de lindividu comme tel ; il est indispensable dajouter que cette initiative ne suffit pas, car il est bien vident que lindividu ne saurait se dpasser lui-mme par ses propres moyens, mais, et cest l ce qui nous importe pour le moment, cest elle qui constitue obligatoirement le point de dpart de toute ralisation pour liniti, tandis que le mystique nen a aucune, mme pour des choses qui ne vont nullement au del du domaine des possibilits individuelles. Cette

    distinction peut dj paratre assez nette, puisquelle montre bien quon ne saurait suivre la fois les deux voies initiatique et mystique, mais elle ne saurait cependant

    1 M. Alfred Loisy a voulu rpondre Bergson et soutenir contre lui quil ny a quune seule source de la

    morale et de la religion ; en sa qualit de spcialiste de l histoire des religions , il prfre les thories de Frazer celles de Durkheim, et aussi lide dune volution continue celle dune volution par mutations brusques ; nos yeux, tout cela se vaut exactement ; mais il est du moins un point sur lequel nous devons lui donner raison, et il le

    doit assurment son ducation ecclsiastique : grce celle-ci il connat les mystiques beaucoup mieux que Bergson,

    et il fait remarquer quils nont jamais eu le moindre soupon de quelque chose qui ressemble si peu que ce soit l lan vital ; videmment, Bergson a voulu en faire des bergsoniens avant la lettre, ce qui nest gure conforme . la simple vrit historique ; et M. Loisy stonne aussi juste titre de voir Jeanne dArc range parmi les mystiques. Signalons en passant, car cela encore est bon enregistrer, que son livre souvre par un aveu bien amusant : Lauteur du prsent opuscule, dclare-t-il, ne se connait pas dinclination particulire pour les questions dordre purement spculatif . Voil du moins une assez louable franchise ; et puisque cest lui-mme qui le dit, et de faon toute spontane, nous len croyons bien volontiers sur parole!

    2 Cest aussi ce caractre de passivit qui explique, sil ne les justifie nullement, les erreurs modernes qui

    tendent confondre les mystiques, soit avec les mdiums et autres sensitifs , au sens que les psychistes donnent

    ce mot, soit mme avec de simples malades.

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    suffire ; nous pourrions mme dire quelle ne rpond encore qu laspect le plus exotrique de la question, et, en tout cas, elle est par trop incomplte en ce qui

    concerne linitiation, dont elle est fort loin dinclure toutes les conditions ncessaires ; mais, avant daborder ltude de ces conditions, il nous reste encore quelques confusions dissiper.

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    CHAPITRE II

    MAGIE ET MYSTICISME

    La confusion de linitiation avec le mysticisme est surtout le fait de ceux qui veulent, pour des raisons quelconques, nier plus ou moins expressment la ralit de

    linitiation elle-mme en la rduisant quelque chose dautre ; dun autre ct, dans les milieux qui ont au contraire des prtentions initiatiques injustifies, comme les

    milieux occultistes, on a la tendance regarder comme faisant partie intgrante du

    domaine de linitiation, sinon mme comme la constituant essentiellement, une foule de choses dun autre genre qui, elles aussi, lui sont tout fait trangres, et parmi lesquelles la magie occupe le plus souvent la premire place. Les raisons de cette

    mprise sont aussi, en mme temps, les raisons pour lesquelles la magie prsente des

    dangers spcialement graves pour les Occidentaux modernes, et dont la premire est

    leur tendance attribuer une importance excessive tout ce qui est phnomnes ,

    comme en tmoigne par ailleurs le dveloppement quils ont donn aux sciences exprimentales ; sils sont si facilement sduits par la magie, et si alors ils sillusionnent tel point sur sa porte relle, cest quelle est bien, elle aussi, une science exprimentale, quoique assez diffrente, assurment, de celles que

    lenseignement universitaire connat sous cette dnomination. Il ne faut donc pas sy tromper : il sagit l dun ordre de choses qui na en lui-mme absolument rien de transcendant ; et, si une telle science peut, comme toute autre, tre lgitime par

    son rattachement aux principes suprieurs dont tout dpend, suivant la conception

    gnrale des sciences traditionnelles, elle ne se placera pourtant alors quau dernier rang des applications secondaires et contingentes, parmi celles qui sont le plus

    loignes des principes, donc qui doivent tre regardes comme les plus infrieures

    de toutes. Cest ainsi que la magie est considre dans toutes les civilisations orientales : quelle y existe, cest un fait quil ny a pas lieu de contester, mais elle est fort loin dy tre tenue en honneur comme se limaginent. trop souvent les Occidentaux, qui prtent si volontiers aux autres leurs propres tendances et leurs

    propres conceptions. Au Thibet mme aussi bien que dans lInde ou en Chine, la pratique de la magie, en tant que spcialit , si lon peut dire, est abandonne ceux qui sont incapables de slever un ordre suprieur ; ceci, bien entendu, ne veut pas dire que dautres ne puissent aussi produire parfois, exceptionnellement et pour des raisons particulires, des phnomnes extrieurement semblables aux

    phnomnes magiques, mais le but et mme les moyens mis en uvre sont alors tout autres en ralit. Du reste, pour sen tenir ce qui est connu dans le monde occidental lui-mme, que lon prenne simplement des histoires de saints et de sorciers, et que

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    lon voie combien de faits similaires se trouvent de part et dautre ; et cela montre bien que, contrairement la croyance des modernes scientistes , les phnomnes,

    quels quils soient, ne sauraient absolument rien prouver par eux-mmes1.

    Maintenant, il est vident que le fait de sillusionner sur la valeur de ces choses et sur limportance quil convient de leur attribuer en augmente considrablement le danger ; ce qui est particulirement fcheux pour les Occidentaux qui veulent se

    mler de faire de la magie , cest lignorance complte o ils sont ncessairement, dans ltat actuel des choses et en labsence de tout enseignement traditionnel, de ce quoi ils ont affaire en pareil cas. Mme en laissant de ct les bateleurs et les

    charlatans si nombreux notre poque, qui ne font en somme rien de plus que

    dexploiter la crdulit des nafs, et aussi les simples fantaisistes qui croient pouvoir improviser une science de leur faon, ceux mmes qui veulent srieusement

    essayer dtudier ces phnomnes, nayant pas de donnes suffisantes pour les guider, ni dorganisation constitue pour les appuyer et les protger, en sont rduits un fort grossier empirisme ; ils agissent vritablement comme des enfants qui, livrs eux-

    mmes, voudraient manier des forces redoutables sans en rien connatre, et, si de

    dplorables accidents rsultent trop souvent dune pareille imprudence, il ny a certes pas lieu de sen tonner outre mesure.

    En parlant ici daccidents, nous voulons surtout faire allusion aux risques de dsquilibre auxquels sexposent ceux qui agissent ainsi ; ce dsquilibre est en effet une consquence trop frquente de la communication avec ce que certains ont appel

    le plan vital , et qui nest en somme pas autre chose que le domaine de la manifestation subtile, envisag dailleurs surtout dans celles de ses modalits qui sont les plus proches de lordre corporel, et par l mme les plus facilement accessibles lhomme ordinaire. Lexplication en est simple : il sagit l exclusivement dun dveloppement de certaines possibilits individuelles, et mme dun ordre assez infrieur ; si ce dveloppement se produit dune faon anormale, dsordonne et inharmonique, et au dtriment de possibilits suprieures, il est naturel et en quelque

    sorte invitable quil doive aboutir un tel rsultat, sans mme parler des ractions, qui ne sont pas ngligeables non plus et qui sont mme parfois terribles, des forces de

    tout genre avec lesquelles lindividu se met inconsidrment en contact. Nous disons forces , sans chercher prciser davantage, car cela importe peu pour ce que nous

    nous proposons ; nous prfrons ici ce mot, si vague quil soit, celui d entits , qui, du moins pour ceux qui ne sont pas suffisamment habitus certaines faons

    symboliques de parler, risque de donner lieu trop facilement des

    personnifications plus ou moins fantaisistes. Ce monde intermdiaire est

    dailleurs, comme nous lavons souvent expliqu, beaucoup plus complexe et plus tendu que le monde corporel ; mais ltude de lun et de lautre rentre, au mme titre, dans ce quon peut appeler les sciences naturelles , au sens le plus vrai de cette expression ; vouloir y voir quelque chose de plus, cest, nous le rptons, sillusionner de la plus trange faon. Il ny a l absolument rien d initiatique , non plus dailleurs que de religieux ; il sy rencontre mme, dune faon gnrale,

    1 Cf. Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XXXIX.

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    beaucoup plus dobstacles que dappuis pour parvenir la connaissance vritablement transcendante, qui est tout autre chose que ces sciences contingentes, et

    qui, sans aucune trace dun phnomnisme quelconque, ne relve que de la pure intuition intellectuelle, qui seule est aussi la pure spiritualit.

    Certains, aprs stre livrs plus ou moins longtemps cette recherche des phnomnes extraordinaires ou supposs tels, finissent cependant par sen lasser, pour une raison quelconque, ou par tre dus par linsignifiance des rsultats quils obtiennent et qui ne rpondent pas leur attente, et, chose assez digne de remarque, il

    arrive souvent que ceux-l se tournent alors vers le mysticisme1 ; cest que, si

    tonnant que cela puisse sembler premire vue, celui-ci rpond encore, quoique

    sous une autre forme, des besoins ou , des aspirations similaires. Assurment, nous

    sommes bien loin de contester que le mysticisme ait, en lui-mme, un caractre

    notablement plus lev que la magie ; mais, malgr tout, si lon va au fond des choses, on peut se rendre compte que, sous un certain rapport tout au moins, la

    diffrence est moins grande quon ne pourrait le croire : l encore, en effet, il ne sagit en somme que de phnomnes , visions ou autres, manifestations sensibles et sentimentales de tout genre, avec lesquelles on demeure toujours exclusivement

    dans le domaine des possibilits individuelles2. Cest dire que les dangers dillusion

    et de dsquilibre sont loin dtre dpasss, et, sils revtent ici des formes assez diffrentes, ils nen sont peut-tre pas moins grands pour cela ; ils sont mme aggravs, en un sens, par lattitude passive du mystique, qui, comme nous le disions plus haut, laisse la porte ouverte toutes les influences qui peuvent se prsenter,

    tandis que le magicien est tout au moins dfendu jusqu un certain point par lattitude active quil sefforce de conserver lgard de ces mmes influences, ce qui ne veut certes pas dire, dailleurs, quil y russisse toujours et quil ne finisse pas trop souvent par tre submerg par elles. De l vient aussi, dautre part, que le mystique, presque toujours, est trop facilement dupe de son imagination, dont les productions,

    sans quil sen doute, viennent souvent se mler aux rsultats rels de ses expriences dune faon peu prs inextricable. Pour cette raison, il ne faut pas sexagrer limportance des rvlations des mystiques, ou, du moins, on ne peut jamais les accepter sans contrle

    3 ; ce qui fait tout lintrt de certaines visions, cest

    quelles sont en accord, sur de nombreux points, avec des donnes traditionnelles videmment ignores du mystique qui a eu ces visions

    4 ; mais ce serait une erreur, et

    mme un renversement des rapports normaux, que de vouloir trouver l une

    confirmation de ces donnes, qui nen ont dailleurs nullement besoin, et qui sont,

    1 Il faut dire quil est aussi arriv parfois que dautres, aprs tre entrs rellement dans la voie initiatique, et

    non pas seulement dans les illusions de la pseudo-initiation comme ceux dont nous parlons ici, ont abandonn cette voie

    pour le mysticisme ; les motifs sont naturellement alors assez diffrents, et principalement dordre sentimental, mais, quels quils puissent tre, il faut surtout voir, dans de pareils cas, la consquence dun dfaut quelconque sous le rapport des qualifications initiatiques, du moins en ce qui concerne laptitude raliser linitiation effective ; un des exemples les plus typiques quon puisse citer en ce genre est celui de L.-Cl. de Saint-Martin.

    2 Cette attitude de rserve prudente, qui simpose en raison de la tendance naturelle des mystiques la

    divagation au sens propre de ce mot, est dailleurs celle que le Catholicisme observe invariablement leur gard. 3 Bien entendu, cela ne veut nullement dire que les phnomnes dont il sagit soient uniquement dordre

    psychologique comme le prtendent certains modernes. 4 On peut citer ici comme exemple les visions dAnne-Catherine Emmerich.

  • 14

    au contraire, la seule garantie quil y a rellement dans les visions en question autre chose quun simple produit de limagination ou de la fantaisie individuelle.

  • 15

    CHAPITRE III

    ERREURS DIVERSES

    CONCERNANT LINITIATION

    Nous ne croyons pas superflu, pour dblayer le terrain en quelque sorte, de

    signaler encore ds maintenant quelques autres erreurs concernant la nature et le but

    de linitiation, car tout ce que nous avons eu loccasion de lire sur ce sujet, pendant bien des annes, nous a apport presque journellement des preuves dune incomprhension peu prs gnrale. Naturellement, nous ne pouvons songer faire

    ici une sorte de revue dans laquelle nous relverions toutes ces erreurs une une

    et dans le dtail, ce qui serait par trop fastidieux et dpourvu dintrt ; mieux vaut nous borner considrer certains cas en quelque sorte typiques , ce qui, en mme

    temps, a lavantage de nous dispenser de faire des allusions trop directes tel auteur ou telle cole, puisquil doit tre bien entendu que ces remarques ont pour nous une porte tout fait indpendante de toute question de personnalits , comme on dit

    communment, ou plutt, pour parler un langage plus exact, dindividualits.

    Nous rappellerons dabord, sans y insister outre mesure, les conceptions beaucoup trop rpandues suivant lesquelles linitiation serait quelque chose dordre simplement moral et social

    1 ; celles-l sont par trop bornes et terrestres ,

    si lion peut sexprimer ainsi, et, comme nous lavons dit souvent dautres propos, lerreur la plus grossire est loin dtre toujours la plus dangereuse. Nous dirons seulement, pour couper court toute confusion, que de telles conceptions ne

    sappliquent mme pas rellement cette premire partie de linitiation que lantiquit dsignait sous le nom de petits mystres ; ceux-ci, ainsi que nous lexpliquerons plus loin, concernent bien lindividualit humaine, mais dans le dveloppement intgral de ses possibilits, donc au del de la modalit corporelle

    dont lactivit sexerce dans le domaine qui est commun tous les hommes. Nous ne voyons vraiment pas quelle pourrait tre la valeur ou mme la raison dtre dune prtendue initiation qui se bornerait rpter, en le dguisant sous une forme plus ou

    moins nigmatique, ce quil y a de plus banal dans lducation profane, ce qui est le plus vulgairement la porte de tout le monde . Dailleurs, nous nentendons

    1 Ce point de vue est notamment celui de la majorit des Maons actuels, et, en mme temps, cest aussi sur le

    mme terrain exclusivement social que se placent la plupart de ceux qui les combattent, ce qui prouve bien encore

    que les organisations initiatiques ne donnent prise aux attaques du dehors que dans la mesure mme de leur

    dgnrescence.

  • 16

    nullement nier par l que la connaissance initiatique puisse avoir des applications

    dans lordre social, aussi bien que dans nimporte quel autre ordre ; mais cest l une tout autre question : dabord, ces applications contingentes ne constituent aucunement le but de linitiation, pas plus que les sciences traditionnelles secondaires ne constituent lessence dune tradition ; ensuite, elles ont en elles-mmes un caractre tout diffrent de ce dont nous venons de parler, car elles partent de principes qui

    nont rien voir avec des prceptes de morale courante, surtout lorsquil sagit de la trop fameuse morale laque chre tant de nos contemporains, et, au surplus,

    elles procdent par des voies insaisissables aux profanes, en vertu de la nature mme

    des choses ; cest donc assez loin de ce que quelquun appelait un jour, en propres termes, la proccupation de vivre convenablement . Tant quon se bornera moraliser sur les symboles, avec des intentions aussi louables quon le voudra, on ne fera certes pas uvre dinitiation ; mais nous reviendrons l-dessus plus loin, quand nous aurons parler plus particulirement de lenseignement initiatique.

    Des erreurs plus subtiles, et par suite plus redoutables, se produisent parfois

    lorsquon parle, propos de linitiation, dune communication avec des tats suprieurs ou des mondes spirituels ; et, avant tout, il y a l trop souvent lillusion qui consiste prendre pour suprieur ce qui ne lest pas vritablement, simplement parce quil apparat comme plus ou moins extraordinaire ou anormal . Il nous faudrait en somme rpter ici tout ce que nous avons dj dit ailleurs de la

    confusion du psychique et du spirituel1, car cest celle-l qui est le plus frquemment

    commise cet gard ; les tats psychiques nont, en fait, rien de suprieur ni de transcendant , puisquils font uniquement partie de ltat individuel humain2 ; et, quand nous parlons dtats suprieurs de ltre, sans aucun abus de langage, nous entendons par l exclusivement les tats supra-individuels. Certains vont mme

    encore plus loin dans la confusion et font spirituel peu prs synonyme

    d invisible , cest--dire quils prennent pour tel, indistinctement, tout ce qui ne tombe pas sous les sens ordinaires et normaux ; nous avons vu qualifier ainsi

    jusquau monde thrique , cest--dire, tout simplement, la partie la moins grossire du monde corporel ! Dans ces conditions, il est fort craindre que la

    communication dont il sagit ne se rduise en dfinitive la clairvoyance , la clairaudience , ou lexercice de quelque autre facult psychique du mme genre et non moins insignifiante, mme quand elle est relle. Cest bien l ce qui arrive toujours en fait, et, au fond, toutes les colos pseudo-initiatiques de lOccident moderne en sont plus ou moins l ; certaines se donnent mme expressment pour but

    le dveloppement des pouvoirs psychiques latents dans lhomme ; nous aurons encore revenir, par la suite, sur cette question des prtendus pouvoirs

    psychiques et des illusions auxquelles ils donnent lieu.

    1 Voir Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XXXV.

    2 Suivant la reprsentation gomtrique que nous avons expose dans Le Symbolisme de la Croix, ces

    modalits dun mme tat sont de simples extensions se dveloppant dans le sens horizontal, cest--dire un mme niveau, et non pas dans le sens vertical suivant lequel se marque la hirarchie des tats suprieurs et infrieurs de ltre.

  • 17

    Mais ce nest pas tout : admettons que, dans la pense de certains, il sagisse vraiment dune communication avec les tats suprieurs ; cela sera encore bien loin de suffire caractriser linitiation. En effet, une telle communication est tablie aussi par des rites dordre purement exotrique, notamment par les rites religieux ; il ne faut pas oublier que, dans ce cas galement, des influences spirituelles, et non plus

    simplement psychiques, entrent rellement en jeu, bien que pour des fins toutes

    diffrentes de celles qui se rapportent au domaine initiatique. Lintervention dun lment non-humain peut dfinir, dune faon gnrale, tout ce qui est authentiquement traditionnel ; mais la prsence de ce caractre commun nest pas une raison suffisante pour ne pas faire ensuite les distinctions ncessaires, et en particulier

    pour confondre le domaine religieux et le domaine initiatique, ou pour voir entre eux

    tout au plus une simple diffrence de degr, alors quil y a rellement une diffrence de nature, et mme, pouvons-nous dire, de nature profonde. Cette confusion est trs

    frquente aussi, surtout chez ceux qui prtendent tudier linitiation du dehors , avec des intentions qui peuvent tre dailleurs fort diverses ; aussi est-il indispensable de la dnoncer formellement : lsotrisme est essentiellement autre chose que la religion, et non pas la partie intrieure dune religion comme telle, mme quand il prend sa base et son point dappui dans celle-ci comme il arrive dans certaines formes traditionnelles, dans lIslamisme par exemple1 ; et linitiation nest pas non plus une sorte de religion spciale rserve une minorit, comme semblent se limaginer, par exemple, ceux qui parlent des mystres antiques en les qualifiant de religieux

    2. Il

    ne nous est pas possible de dvelopper ici toutes les diffrences qui sparent les deux

    domaines religieux et initiatique, car, plus encore que lorsquil sagissait seulement du domaine mystique qui nest quune partie du premier, cela nous entranerait assurment fort loin ; mais il suffira, pour ce que nous envisageons prsentement, de

    prciser que la religion considre ltre uniquement dans ltat individuel humain et ne vise aucunement len faire sortir, mais au contraire lui assurer les conditions les plus favorables dans cet tat mme

    3, tandis que linitiation a essentiellement pour

    but de dpasser les possibilits de cet tat et de rendre effectivement possible le

    passage aux tats suprieurs, et mme, finalement, de conduire ltre au del de tout tat conditionn quel quil soit.

    Il rsulte de l que, en ce qui concerne linitiation, la simple communication avec les tats suprieurs ne peut pas tre regarde comme une fin, mais seulement

    comme un point de dpart : si cette communication doit tre tablie tout dabord par laction dune influence spirituelle, cest pour permettre ensuite une prise de possession effective de ces tats, et non pas simplement, comme dans lordre religieux, pour faire descendre sur ltre une grce qui ly relie dune certaine faon, mais sans ly faire pntrer. Pour exprimer la chose dune manire qui sera

    1 Cest pour bien marquer ceci et viter toute quivoque quil convient de dire sotrisme islamique ou

    sotrisme chrtien , et non pas, comme le font certains, Islamisme sotrique ou Christianisme sotrique ; il

    est facile de comprendre quil y a l plus quune simple nuance. 2 On sait que lexpression religion de mystres est une de celles qui reviennent constamment dans la

    terminologie spciale adopte par les historiens des religions . 3 Bien entendu, il sagit ici de ltat humain envisag dans son intgralit, y compris lextension indfinie de

    ses prolongements extra-corporels.

  • 18

    peut-tre plus aisment comprhensible, nous dirons que, si par exemple quelquun peut entrer en rapport avec les anges, sans cesser pour cela dtre lui-mme enferm dans sa condition dindividu humain, il nen sera pas plus avanc au point de vue initiatique

    1 ; il ne sagit pas ici de communiquer avec dautres tres qui sont dans un

    tat anglique , mais datteindre et de raliser soi-mme un tel tat supra-individuel, non pas, bien entendu, en tant quindividu humain, ce qui serait videmment absurde, mais en tant que ltre qui se manifeste comme individu humain dans un certain tat a aussi en lui les possibilits de tous les autres tats.

    Toute ralisation initiatique est donc essentiellement et purement intrieure , au

    contraire de cette sortie de soi qui constitue l extase au sens propre et tymologique de ce mot

    2 ; et l est, non pas certes la seule diffrence, mais du moins

    une des grandes diffrences qui existent entre les tats mystiques, lesquels

    appartiennent entirement au domaine religieux, et les tats initiatiques. Cest l, en effet, quil faut toujours en revenir en dfinitive, car la confusion du point de vue initiatique avec le point de vue mystique, dont nous avons tenu souligner ds le

    dbut le caractre particulirement insidieux, est de nature tromper des esprits qui

    ne se laisseraient point prendre aux dformations plus grossires des pseudo-

    initiations modernes, et qui mme pourraient peut-tre arriver sans trop de difficult

    comprendre ce quest vraiment linitiation, sils ne rencontraient sur leur route ces erreurs subtiles qui semblent bien y tre mises tout exprs pour les dtourner dune telle comprhension.

    1 On peut voir par l combien sillusionnent ceux qui, par exemple, veulent attribuer une valeur proprement

    initiatique des crits comme ceux de Swedenborg. 2 Il va sans dire, dailleurs, que cette sortie de soi na elle-mme absolument rien de commun avec la

    prtendue sortie en astral qui joue un si grand rle dans les rveries occultistes.

  • 19

    CHAPITRE IV

    DES CONDITIONS DE LINITIATION

    Nous pouvons revenir maintenant la question des conditions de linitiation, et nous dirons tout dabord, quoique la chose puisse paratre aller de soi, que la premire de ces conditions est une certaine aptitude ou disposition naturelle, sans

    laquelle tout effort demeurerait vain, car lindividu ne peut videmment dvelopper que les possibilits quil porte en lui ds lorigine ; cette aptitude, qui fait ce que certains appellent l initiable , constitue proprement la qualification requise par toutes les traditions initiatiques

    1. Cette condition est, du reste, la seule qui soit, en un

    certain sens, commune linitiation et au mysticisme, car il est clair que le mystique doit avoir, lui aussi, une disposition naturelle spciale, quoique entirement diffrente

    de celle de l initiable , voire mme oppose par certains cots ; mais cette condition, pour lui, si elle est galement ncessaire, est de plus suffisante ; il nen est aucune autre qui doive venir sy ajouter, et les circonstances font tout le reste, faisant passer leur gr de la puissance l acte telles ou telles des possibilits que comporte la disposition dont il sagit. Ceci rsulte directement de ce caractre de passivit dont nous avons parl plus haut : il ne saurait en effet, en pareil cas,

    sagir dun effort ou dun travail personnel quelconque, que le mystique naura jamais effectuer, et dont il devra mme se garder soigneusement, comme de

    quelque chose qui serait en opposition avec sa voie 2, tandis que, au contraire, pour

    ce qui est de linitiation, et en raison de son caractre actif , un tel travail constitue une autre condition non moins strictement ncessaire que la premire, et sans laquelle

    le passage de la puissance l acte , qui est proprement la ralisation , ne saurait saccomplir en aucune faon3.

    1 On verra dailleurs, par ltude spciale que nous ferons dans la suite de la question des qualifications

    initiatiques, que cette question prsente en ralit des aspects beaucoup plus complexes quon ne pourrait le croire au premier abord et si lon sen tenait la seule notion trs gnrale que nous en donnons ici.

    2 Aussi les thologiens voient-ils volontiers, et non sans raison, un faux mystique dans celui qui cherche,

    par un effort quelconque, obtenir des visions ou dautres tats extraordinaires, cet effort se bornt-il mme lentretien dun simple dsir.

    3 Il rsulte de l, entre autres consquences, que les connaissances dordre doctrinal, qui sont indispensables

    liniti, et dont la comprhension thorique est pour lui une condition pralable de toute ralisation , peuvent faire entirement dfaut au mystique ; de l vient souvent, chez celui-ci, outre la possibilit derreurs et de confusions multiples, une trange incapacit de sexprimer intelligiblement. Il doit tre bien entendu, dailleurs, que les connaissances dont il sagit nont absolument rien voir avec tout ce qui nest quinstruction extrieure ou savoir profane, qui est ici de nulle valeur, ainsi que nous lexpliquerons encore par la suite, et qui mme, tant donn ce quest lducation moderne, serait plutt un obstacle quune aide en bien des cas ; un homme peut fort bien ne savoir ni lire ni crire et atteindre nanmoins aux plus hauts degrs de linitiation, et de tels cas ne sont pas extrmement rares en

  • 20

    Pourtant, ce nest pas encore tout : nous navons fait en somme que dvelopper la distinction, pose par nous au dbut, de l activit initiatique et de la passivit mystique, pour en tirer cette consquence que, pour linitiation, il y a une condition qui nexiste pas et ne saurait exister en ce qui concerne le mysticisme ; mais il est encore une autre condition non moins ncessaire dont nous navons pas parl, et qui se place en quelque sorte entre celles dont il vient dtre question. Cette condition, sur laquelle il faut dautant plus insister que les Occidentaux, en gnral, sont assez ports lignorer ou en mconnatre limportance, est mme, la vrit, la plus caractristique de toutes, celle qui permet de dfinir linitiation sans quivoque possible, et de ne la confondre avec quoi que ce soit dautre ; par l, ce cas de linitiation est beaucoup mieux dlimit que ne saurait ltre celui du mysticisme, pour lequel il nexiste rien de tel. Il est souvent bien difficile, sinon tout fait impossible, de distinguer le faux mysticisme du vrai ; le mystique est, par dfinition

    mme, un isol et un irrgulier , et parfois il ne sait pas lui-mme ce quil est vraiment ; et le fait quil ne sagit pas chez lui de connaissance ltat pur, mais .que mme ce qui est connaissance relle est toujours affect par un mlange de sentiment

    et dimagination, est encore bien loin de simplifier la question ; en tout cas, il y a l quelque chose qui chappe tout contrle, ce que nous pourrions exprimer en disant

    quil ny a pour le mystique aucun moyen de reconnaissance 1. On pourrait dire aussi que le mystique na pas de gnalogie , quil nest tel que par une sorte de gnration spontane , et nous pensons que ces expressions sont faciles

    comprendre sans plus dexplications ; ds lors, comment oserait-on affirmer sans aucun doute que lun est authentiquement mystique et que lautre ne lest pas, alors que cependant toutes les apparences peuvent tre sensiblement les mmes ? Par

    contre, les contrefaons de linitiation peuvent toujours tre dceles infailliblement par labsence de la condition laquelle nous venons de faire allusion, et qui nest autre que le rattachement une organisation traditionnelle rgulire.

    Il est des ignorants qui simaginent quon sinitie soi-mme, ce qui est en quelque sorte une contradiction dans les termes ; oubliant, sils lont jamais su, que le mot initium signifie entre ou commencement , ils confondent le fait mme de

    linitiation, entendue au sens strictement tymologique, avec le travail accomplir ultrieurement pour que cette initiation, de virtuelle quelle a t tout dabord, devienne plus ou moins pleinement effective. Linitiation, ainsi comprise, est ce que toutes les traditions saccordent dsigner comme la seconde naissance ; comment un tre pourrait-il bien agir par lui-mme avant dtre n2 ? Nous savons bien ce quon pourra objecter cela : si ltre est vraiment qualifi , il porte dj en lui les possibilits quil sagit de dvelopper ; pourquoi, sil en est ainsi, ne pourrait-il pas les raliser par son propre effort, sans aucune intervention extrieure ?

    Cest l, en effet, une chose quil est permis denvisager thoriquement, la

    Orient, tandis quil est des savants et mme des gnies , suivant la faon de voir du monde profane, qui ne sont initiables aucun degr.

    1 Nous nentendons pas par l des mots ou des signes extrieurs et conventionnels, mais ce dont de tels moyens

    ne sont en ralit que la reprsentation symbolique 2 Rappelons ici ladage scolastique lmentaire : pour agir, il faut tre .

  • 21

    condition de la concevoir comme le cas dun homme deux-fois n ds le premier moment de son existence individuelle ; mais, sil ny a pas cela dimpossibilit de principe, il ny en a pas moins une impossibilit de fait, en ce sens que cela est contraire lordre tabli pour notre monde, tout au moins dans ses conditions actuelles. Nous ne sommes pas lpoque primordiale o tous les hommes possdaient normalement et spontanment un tat qui est aujourdhui attach un haut degr dinitiation1 ; et dailleurs, vrai dire, le mot mme dinitiation, dans une telle poque, ne pouvait avoir aucun sens. Nous sommes dans le Kali-Yuga, cest--dire dans un temps o la connaissance spirituelle est devenue cache, et o quelques-

    uns seulement peuvent encore latteindre, pourvu quils se placent dans les conditions voulues pour lobtenir ; or, une de ces conditions est prcisment celle dont nous parlons, comme une autre condition est un effort dont les hommes des premiers ges

    navaient non plus nul besoin, puisque le dveloppement spirituel saccomplissait en eux tout aussi naturellement que le dveloppement corporel.

    Il sagit donc dune condition dont la ncessit simpose en conformit avec les lois qui rgissent notre monde actuel ; et, pour mieux le faire comprendre, nous

    pouvons recourir ici une analogie : tous les tres qui se dvelopperont au cours dun cycle sont contenus ds le commencement, ltat de germes subtils, dans l uf du Monde ; ds lors, pourquoi ne natraient-ils pas ltat corporel deux-mmes et sans parents ? Cela non plus nest pas une impossibilit absolue, et on peut concevoir un monde o il en serait ainsi ; mais, en fait, ce monde nest pas le ntre. Nous rservons, bien entendu, la question des anomalies ; il se peut quil y ait des cas exceptionnels de gnration spontane , et, dans lordre spirituel, nous avons-nous-mme appliqu tout lheure cette expression au cas du mystique ; mais nous avons dit aussi que celui-ci est un irrgulier , tandis que linitiation est chose essentiellement rgulire , qui na rien voir avec les anomalies. Encore faudrait-il savoir exactement jusquo celles-ci peuvent aller ; elles doivent bien, elles aussi, rentrer en dfinitive dans quelque loi, car toutes choses ne peuvent exister que

    comme lments de lordre total et universel. Cela seul, si lon voulait bien y rflchir, pourrait suffire pour donner penser que les tats raliss par le mystique

    ne sont pas prcisment les mmes que ceux de liniti, et que, si leur ralisation nest pas soumise aux mmes lois, cest quil sagit effectivement de quelque chose dautre ; mais nous pouvons maintenant laisser entirement de ct le cas du mysticisme, sur lequel nous en avons dit assez pour ce que nous nous proposions

    dtablir, pour ne plus envisager exclusivement que celui de linitiation.

    Il nous reste en effet prciser le rle du rattachement une organisation

    traditionnelle, qui ne saurait, bien entendu, dispenser en aucune faon du travail

    intrieur que chacun ne peut accomplir que par soi-mme, mais qui est requis, comme

    condition pralable, pour que ce travail mme puisse effectivement porter ses fruits.

    Il doit tre bien compris, ds maintenant, que ceux qui ont t constitus les

    1 Cest ce quindique, dans la tradition hindoue, le mot Hamsa, donn comme le nom de la caste unique qui

    existait lorigine, et dsignant proprement un tat qui est ativarna, cest--dire au del de la distinction des castes actuelles.

  • 22

    dpositaires de la connaissance initiatique ne peuvent la communiquer dune faon plus ou moins comparable celle dont un professeur, dans lenseignement profane, communique ses lves des formules livresques quils n auront qu emmagasiner dans leur mmoire ; il sagit ici de quelque chose qui, dans son essence mme, est proprement incommunicable , puisque ce sont des tats raliser intrieurement.

    Ce qui peut senseigner, ce sont seulement des mthodes prparatoires lobtention de ces tats ; ce qui peut tre fourni du dehors cet gard, cest en somme une aide, un appui qui facilite grandement le travail accomplir, et aussi un contrle qui carte

    les obstacles et les dangers qui peuvent se prsenter ; tout cela est fort loin dtre ngligeable, et celui qui en serait priv risquerait fort daboutir un chec, mais encore cela ne justifierait-il pas entirement ce que nous avons dit quand nous avons

    parl dune condition ncessaire. Aussi bien nest-ce pas l ce que nous avions en vue, du moins dune faon immdiate ; tout cela nintervient que secondairement, et en quelque sorte titre de consquences, aprs linitiation entendue dans son sens le plus strict, tel que nous lavons indiqu plus haut, et lorsquil sagit de dvelopper effectivement la virtualit quelle constitue ; mais encore faut-il, avant tout, que cette virtualit prexiste. Cest donc autrement que doit tre entendue la transmission initiatique proprement dite, et nous ne saurions mieux la caractriser quen disant quelle est essentiellement la transmission dune influence spirituelle ; nous aurons y revenir plus amplement, mais, pour le moment, nous nous bornerons dterminer

    plus exactement le rle que joue cette influence, entre laptitude naturelle pralablement inhrente lindividu et le travail de ralisation quil accomplira par la suite.

    Nous avons fait remarquer ailleurs que les phases de linitiation, de mme que celles du Grand uvre hermtique qui nen est au fond quune des expressions symboliques, reproduisent celles du processus cosmogonique

    1 ; cette analogie, qui se

    fonde directement sur celle du microcosme avec le macrocosme , permet,

    mieux que toute autre considration, dclairer la question dont il sagit prsentement. On peut dire, en effet, que les aptitudes ou possibilits incluses dans la nature

    individuelle ne sont tout dabord, en elles-mmes, quune materia prima, cest--dire une pure potentialit, o il nest rien de dvelopp ou de diffrenci

    2 ; cest alors

    ltat chaotique et tnbreux, que le symbolisme initiatique fait prcisment correspondre au monde profane, et dans lequel se trouve ltre qui nest pas encore parvenu la seconde naissance . Pour que ce chaos puisse commencer prendre

    forme et sorganiser, il faut quune vibration initiale lui soit communique par les puissances spirituelles, que la Gense hbraque dsigne comme les Elohim ; cette

    vibration, cest le Fiat Lux qui illumine le chaos, et qui est le point de dpart ncessaire de tous les dveloppements ultrieurs ; et, au point de vue initiatique, cette

    1 Voir LEsotrisme de Dante, notamment pp, 63-64 et 94.

    2 Il va. de soi que ce nest, . rigoureusement parler, une materia prima quen un sens relatif, non au sens

    absolu ; mais cette distinction nimporte pas au point de vue o nous nous plaons ici, et dailleurs il en est de mme de la materia prima dun monde tel que le notre, qui, tant dj dtermine dune certaine faon, nest en ralit, par rapport la substance universelle, quune materia secunda (cf. Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. II), de sorte que, mme sous ce rapport, lanalogie avec le dveloppement de notre monde partir du chaos initial est bien vraiment exacte.

  • 23

    illumination est prcisment constitue par la transmission de linfluence spirituelle dont nous venons de parler

    1. Ds lors, et par la vertu de cette influence, les

    possibilits spirituelles de ltre ne sont plus la simple potentialit quelles taient auparavant ; elles sont devenues une virtualit prte se dvelopper en acte dans les

    divers stades de la ralisation initiatique.

    Nous pouvons rsumer tout ce qui prcde en disant que linitiation implique trois conditions qui se prsentent en mode successif, et quon pourrait faire correspondre respectivement aux trois termes de potentialit , de virtualit et

    d actualit : 1 la qualification , constitue par certaines possibilits inhrentes la nature propre de lindividu, et qui sont la materia prima sur laquelle le travail initiatique devra seffectuer ; 2 la transmission, par le moyen du rattachement une organisation traditionnelle, dune influence spirituelle donnant ltre l illumination qui lui permettra dordonner et de dvelopper ces possibilits quil porte en lui ; 3 le travail intrieur par lequel, avec le secours d adjuvants ou de supports extrieurs sil y a lieu et surtout dans les premiers stades, ce dveloppement sera ralis graduellement, faisant passer ltre, dchelon en chelon, travers les diffrents degrs de la hirarchie initiatique, pour le conduire au but final

    de la Dlivrance ou de l Identit Suprme .

    1 De l viennent des expressions comme celles de donner la lumire et recevoir la lumire , employes

    pour dsigner, par rapport linitiateur et liniti respectivement, linitiation au sens restreint, cest--dire la transmission mme dont il sagit ici. On remarquera aussi, en ce qui concerne les Elohim, que le nombre septnaire qui leur est attribu est en rapport avec la constitution des organisations initiatiques, qui doit tre effectivement une image

    de lordre cosmique lui-mme.

  • 24

    CHAPITRE V

    DE LA RGULARIT INITIATIQUE

    Le rattachement une organisation traditionnelle rgulire, avons-nous dit, est

    non seulement une condition ncessaire de linitiation, mais il est mme ce qui constitue linitiation au sens le plus strict, tel que le dfinit ltymologie du mot qui la dsigne, et cest lui qui est partout reprsent comme une seconde naissance , ou comme une rgnration ; seconde naissance , parce quil ouvre ltre un monde autre que celui o sexerce lactivit de sa modalit corporelle, monde qui sera pour lui le champ de dveloppement de possibilits dun ordre suprieur ; rgnration , parce quil rtablit ainsi cet tre dans des prrogatives qui taient naturelles et normales aux premiers ges de lhumanit, alors que celle-ci ne stait pas encore loigne de la spiritualit originelle pour senfoncer de plus en plus dans la matrialit, comme elle devait le faire au cours des poques ultrieures, et parce

    quil doit le conduire tout dabord, comme premire tape essentielle de sa ralisation, la restauration en lui de l tat primordial , qui est la plnitude et la perfection de lindividualit humaine, rsidant au point central unique et invariable do ltre pourra ensuite slever aux tats suprieurs.

    Il nous faut maintenant insister encore cet gard sur un point capital : cest que le rattachement dont il sagit doit tre rel et effectif, et quun soi-disant rattachement idal , tel que certains se sont plu parfois lenvisager notre poque, est entirement vain et de nul effet

    1. Cela est facile comprendre, puisquil

    sagit proprement de la transmission dune influence spirituelle, qui doit seffectuer selon des lois dfinies ; et ces lois, pour tre videmment tout autres que celles qui

    rgissent les forces du monde corporel, nen sont pas moins rigoureuses, et elles prsentent mme avec ces dernires, en dpit des diffrences profondes qui les en

    sparent, une certaine analogie, en vertu de la continuit et de la correspondance qui

    existent entre tous les tats ou les degrs de lExistence universelle. Cest cette analogie qui nous a permis, par exemple, de parler de vibration propos du Fiat

    Lux par lequel est illumin et ordonn le chaos des potentialits spirituelles, bien quil ne sagisse nullement l dune vibration dordre sensible comme celles qutudient les physiciens, pas plus que la lumire dont il est question ne peut tre identifie

    1 Pour des exemples de ce soi-disant rattachement idal , par lequel certains vont jusqu prtendre faire

    revivre des formes traditionnelles entirement disparues, voir Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch.

    XXXVI ; nous y reviendrons dailleurs un peu plus loin.

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    celle qui est saisie par la facult visuelle de lorganisme corporel1 ; mais ces faons de parler, tout en tant ncessairement symboliques, puisquelles sont fondes sur une analogie ou sur une correspondance, nen sont pas moins lgitimes et strictement justifies, car cette analogie et cette correspondance existent bien rellement dans la

    nature mme des choses et vont mme, en un certain sens, beaucoup plus loin quon ne pourrait le supposer

    2. Nous aurons revenir plus amplement sur ces considrations

    lorsque nous parlerons des rites initiatiques et de leur efficacit ; pour le moment, il

    suffit den retenir quil y a l des lois dont il faut forcment tenir compte, faute de quoi le rsultat vis ne pourrait pas plus tre atteint quun effet physique ne peut tre obtenu si lon ne se place pas dans les conditions requises en vertu des lois auxquelles sa production est soumise ; et, ds lors quil sagit dune transmission oprer effectivement, cela implique manifestement un contact rel, quelles que soient

    dailleurs les modalits par lesquelles il pourra tre tabli, modalits qui seront naturellement dtermines par ces lois daction des influences spirituelles aux- quelles nous venons de faire allusion.

    De cette ncessit dun rattachement effectif rsultent immdiatement plusieurs consquences extrmement importantes, soit en ce qui concerne lindividu qui aspire linitiation, soit en ce qui concerne les organisations initiatiques elles-mmes ; et ce sont ces consquences que nous nous proposons dexaminer prsentement. Nous savons quil en est, et beaucoup mme, qui ces considrations paratront fort peu plaisantes, soit parce quelles drangeront lide trop commode et trop simpliste quils staient forme de linitiation, soit parce quelles dtruiront certaines prtentions injustifies et certaines assertions plus ou moins intresses, mais

    dpourvues de toute autorit ; mais ce sont l des choses auxquelles nous ne saurions

    nous arrter si peu que ce soit, nayant et ne pouvant avoir, ici comme toujours, nul autre souci que celui de la vrit.

    Tout dabord, pour ce qui est de lindividu, il est vident, aprs ce qui vient dtre dit, que son intention dtre initi, mme en admettant quelle soit vraiment pour lui lintention de se rattacher une tradition dont il peut avoir quelque connaissance extrieure , ne saurait aucunement suffire par elle-mme lui assurer

    linitiation relle3. En effet, il ne sagit nullement d rudition , qui, comme tout ce

    1 Des expressions comme celles de Lumire intelligible et de Lumire spirituelle , ou dautres

    expressions quivalentes celles-l, sont dailleurs bien connues dans toutes les doctrines traditionnelles, tant occidentales quorientales ; et nous rappellerons seulement dune faon plus particulire, ce propos, lassimilation, dans la tradition islamique, de lEsprit (Er-Rh), dans son essence mme, la Lumire (En-Nr).

    2 Cest lincomprhension dune telle analogie, prise tort pour une identit, qui, jointe la constatation dune

    certaine similitude dans les modes daction et les effets extrieurs, a amen certains se faire une conception errone et plus ou moins grossirement matrialise, non seulement des influences psychiques ou subtiles, mais des influences

    spirituelles elles-mmes, les assimilant purement et simplement des forces physiques , au sens le plus restreint de

    ce mot, telles que llectricit ou le magntisme ; et de cette mme incomprhension a pu venir aussi, au moins en partie, lide trop rpandue de chercher tablir des rapprochements entre les connaissances traditionnelles et les points de vue de la science moderne et profane, ide absolument vaine et illusoire, puisque ce sont la des choses qui

    nappartiennent pas au mme domaine, et que dailleurs le point de vue profane en lui-mme est proprement illgitime. Cf. Le Rgne de la Quantit et les Signes des Temps, ch. XVIII.

    3 Nous entendons par l non seulement linitiation pleinement effective, mais mme la simple initiation

    virtuelle, suivant la distinction quil y a lieu de faire cet gard et sur laquelle nous auront revenir par la suite dune faon plus prcise.

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    qui relve du savoir profane, est ici sans aucune valeur ; et il ne sagit pas davantage de rve ou dimagination, non plus que daspirations sentimentales quelconques. Sil suffisait, pour pouvoir se dire initi, de lire des livres, fussent-ils les Ecritures sacres

    dune tradition orthodoxe, accompagnes mme, si lon veut, de leurs commentaires les plus profondment sotriques, ou de songer plus ou moins vaguement quelque

    organisation passe ou prsente laquelle on attribue complaisamment, et dautant plus facilement quelle est plus mal connue, son propre idal (ce mot quon emploie de nos jours tout propos, et qui, signifiant tout ce quon veut, ne signifie vritablement rien au fond), ce serait vraiment trop facile ; et la question pralable de

    la qualification se trouverait mme par l entirement supprime, car chacun,

    tant naturellement port sestimer bien et dment qualifi , et tant ainsi la fois juge et partie dans sa propre cause, dcouvrirait assurment sans peine

    dexcellentes raisons (excellentes du moins ses propres yeux et suivant les ides particulires quil sest forges) pour se considrer comme initi sans plus de formalits, et nous ne voyons mme pas pourquoi il sarrterait en si bonne voie et hsiterait sattribuer dun seul coup les degrs les plus transcendants. Ceux qui simaginent quon sinitie soi-mme, comme nous le disions prcdemment, ont-ils jamais rflchi ces consquences plutt fcheuses quimplique leur affirmation ? Dans ces conditions, plus de slection ni de contrle, plus de moyens de

    reconnaissance , au sens o nous avons dj employ cette expression, plus de

    hirarchie possible, et, bien entendu, plus de transmission de quoi que ce soit ; en un

    mot, plus rien de ce qui caractrise essentiellement linitiation et de ce qui la constitue en fait ; et pourtant cest l ce que certains, avec une tonnante inconscience, osent prsenter comme une conception modernise de linitiation (bien modernise en effet, et assurment bien digne des idaux laques,

    dmocratiques et galitaires), sans mme se douter que, au lieu davoir tout au moins des initis virtuels , ce qui aprs tout est encore quelque chose, on naurait plus ainsi que de simples profanes qui se poseraient indment en initis.

    Mais laissons l ces divagations, qui peuvent sembler ngligeables : si nous

    avons cru devoir en parler quelque peu, cest que lincomprhension et le dsordre intellectuel qui caractrisent malheureusement notre poque leur permettent de se

    propager avec une dplorable facilit. Ce quil faut bien comprendre, cest que, ds lors quil est question dinitiation, il sagit exclusivement de choses srieuses et de ralits positives , dirions-nous volontiers si les scientistes profanes navaient tant abus de ce mot ; quon accepte ces choses telles quelles sont, ou quon ne parle plus du tout dinitiation ; nous ne voyons aucun moyen terme possible entre ces deux attitudes, et mieux vaudrait renoncer franchement toute initiation que den donner le nom ce qui nen serait plus quune vaine parodie, sans mme les apparences extrieures que cherchent du moins encore sauvegarder certaines autres

    contrefaons dont nous aurons parler tout lheure.

    Pour revenir ce qui a t le point de dpart de cette digression, nous dirons

    quil faut que lindividu nait pas seulement lintention dtre initi, mais quil soit

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    accept par une organisation traditionnelle rgulire, ayant qualit pour lui

    confrer linitiation1, cest--dire pour lui transmettre linfluence spirituelle sans le secours de laquelle il lui serait impossible, en dpit de tous ses efforts, darriver jamais saffranchir des limitations et des entraves du monde profane. Il peut se faire que, en raison de son dfaut de qualification , son intention ne rencontre aucune

    rponse, si sincre quelle puisse tre dailleurs, car l nest pas la question, et en tout ceci il ne sagit nullement de morale , mais uniquement de rgles techniques se rfrant des lois positives (nous rptons ce mot faute den trouver un autre plus adquat) et qui simposent avec une ncessit aussi inluctable que, dans un autre ordre, les conditions physiques et mentales indispensables lexercice de certaines professions. En pareil cas, il ne pourra jamais se considrer comme initi, quelles que

    soient les connaissances thoriques quil arrivera acqurir par ailleurs ; et il est du reste prsumer que, mme sous ce rapport, il nira jamais bien loin (nous parlons naturellement dune comprhension vritable, quoique encore extrieure, et non pas de la simple rudition, cest--dire dune accumulation de notions faisant uniquement appel la mmoire, ainsi que cela a lieu dans lenseignement profane), car la connaissance thorique elle-mme, pour dpasser un certain degr, suppose dj

    normalement la qualification requise pour obtenir linitiation qui lui permettra de se transformer, par la ralisation intrieure, en connaissance effective, et ainsi nul

    ne saurait tre empch de dvelopper les possibilits quil porte vraiment en lui-mme ; en dfinitive, ne sont carts que ceux qui sillusionnent sur leur propre compte, croyant pouvoir obtenir quelque chose qui, en ralit, se trouve tre

    incompatible avec leur nature individuelle.

    Passant maintenant lautre ct de la question, cest--dire celui qui se rapporte aux organisations initiatiques elles-mmes, nous dirons ceci : il est trop

    vident quon ne peut transmettre que ce quon possde soi-mme ; par consquent, il faut ncessairement quune organisation soit effectivement dpositaire dune influence spirituelle pour pouvoir la communiquer aux individus qui se rattachent

    elle ; et ceci exclut immdiatement toutes les formations pseudo-initiatiques, si

    nombreuses notre poque, et dpourvues de tout caractre authentiquement

    traditionnel. Dans ces conditions, en effet, une organisation initiatique ne saurait tre

    le produit dune fantaisie individuelle ; elle ne peut tre fonde, la faon dune association profane, sur linitiative de quelques personnes qui dcident de se runir en adoptant des formes quelconques ; et, mme si ces formes ne sont pas inventes de

    toutes pices, mais empruntes des rites rellement traditionnels dont les fondateurs

    auraient eu quelque connaissance par rudition , elles nen seront pas plus valables pour cela, car, dfaut de filiation rgulire, la, transmission de linfluence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on na affaire qu une vulgaire contrefaon de linitiation. A plus forte raison en est-il ainsi lorsquil ne

    1 Par l, nous ne voulons pas dire seulement quil doit sagir dune organisation proprement initiatique,

    lexclusion de toute autre sorte dorganisation traditionnelle, ce qui est en somme trop vident, mais encore que cette organisation ne doit pas relever dune forme traditionnelle laquelle, dans sa partie extrieure, lindividu en question serait tranger ; il y a mme des cas o ce quon pourrait appeler la juridiction dune organisation initiatique est encore plus limit, comme celui dune initiation base sur un mtier, et qui ne peut tre confre qu des individus appartenant ce mtier ou ayant tout au moins avec lui certains liens bien dfinis.

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    sagit que de reconstitutions purement hypothtiques, pour ne pas dire imaginaires, de formes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins recul, comme celles

    de lEgypte ancienne ou de la Chalde par exemple ; et, mme sil y avait dans lemploi de telles formes une volont srieuse de se rattacher la tradition laquelle elles ont appartenu, elles nen seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacher en ralit qu quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela, comme nous le disions en ce qui concerne les individus, tre accept par les

    reprsentants autoriss de la tradition laquelle on se rfre, de telle sorte quune organisation apparemment nouvelle ne pourra tre lgitime que si elle est comme un

    prolongement dune organisation prexistante, de faon maintenir sans aucune interruption la continuit de la chane initiatique.

    En tout ceci, nous ne faisons en somme quexprimer en dautres termes et plus explicitement ce que nous avons dj dit plus haut sur la ncessit dun rattachement effectif et direct et la vanit dun rattachement idal ; et il ne faut pas, cet gard, se laisser duper par les dnominations que sattribuent certaines organisations qui ny ont aucun droit, mais qui essaient de se donner par l une apparence dauthenticit. Ainsi, pour reprendre un exemple que nous avons dj cit en dautre occasions, il existe une multitude de groupements, dorigine toute rcente, qui sintitulent Rosicruciens , sans avoir jamais eu le moindre contact avec les Rose-Croix, bien

    entendu, ft-ce par quelque voie indirecte et dtourne, et sans mme savoir ce que

    ceux-ci ont t en ralit, puisquils se les reprsentent presque invariablement comme ayant constitu une socit , ce qui est une erreur grossire et encore bien

    spcifiquement moderne. Il ne faut voir l, le plus souvent, que le besoin de se parer

    dun titre effet ou la volont den imposer aux nafs ; mais, mme si lon envisage le cas le plus favorable, cest--dire si lon admet que la constitution de quelques-unes de ces groupements procde dun dsir sincre de se rattacher idalement aux Rose-Croix, ce ne sera encore l, au point de vue initiatique, quun pur nant. Ce que nous disons sur cet exemple particulier sapplique dailleurs pareillement toutes les organisations inventes par les occultistes et autres no-spiritualistes de tout

    genre et de toute dnomination, organisations qui, quelles que soient leurs

    prtentions, ne peuvent, en toute vrit, tre qualifies que de pseudo-initiatiques ,

    car elles nont absolument rien de rel transmettre, et ce quelles prsentent nest quune contrefaon, voire mme trop souvent une parodie ou une caricature de linitiation

    1.

    1 Des investigations que nous avons d faire ce sujet, en un temps dj. lointain, nous ont conduit une

    conclusion formelle et indubitable que nous devons exprimer ici nettement, sans nous proccuper des fureurs quelle peut risquer de susciter de divers cts : si lon met . part le cas de la survivance possible de quelques rares groupements dhermtisme chrtien du moyen ge, dailleurs extrmement restreints en tout tat de cause, cest un fait que, de toutes les organisations prtentions initiatiques qui sont rpandues actuellement dans le monde occidental, il

    nen est que deux qui, si dchues quelles soient lune et lautre par suite de lignorance et de lincomprhension de limmense majorit de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique relle ; ces deux organisations, qui dailleurs, vrai dire, nen furent primitivement quune seule, bien qu branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maonnerie. Tout le reste nest que fantaisie ou charlatanisme, mme quand il ne sert pas dissimuler quelque chose de pire ; et, dans cet ordre dides, il nest pas dinvention si absurde ou si extravagante quelle nait notre poque quelque chance de russir et dtre prise au srieux, depuis les rveries

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    Ajoutons encore, comme autre consquence de ce qui prcde, que, lors mme

    quil sagit dune organisation authentiquement initiatique, ses membres nont pas le pouvoir den changer les formes leur gr ou de les altrer dans ce quelles ont dessentiel ; cela nexclut pas certaines possibilits dadaptation aux circonstances, qui dailleurs simposent aux individus bien plutt quelles ne drivent de leur volont, mais qui, en tout cas, sont limites par la condition de ne pas porter

    atteinte aux moyens par lesquels sont assures la conservation et la transmission de

    linfluence spirituelle dont lorganisation considre est dpositaire ; si cette condition ntait pas observe, il en rsulterait une vritable rupture avec la tradition, qui ferait perdre cette organisation sa rgularit . En outre, une organisation

    initiatique ne peut valablement incorporer ses rites des lments emprunts des

    formes traditionnelles autres que celle suivant laquelle elle est rgulirement

    constitue1 ; de tels lments, dont ladoption aurait un caractre tout artificiel, ne

    reprsenteraient que de simples fantaisies superftatoires, sans aucune efficacit au

    point de vue initiatique, et qui par consquent najouteraient absolument rien de rel, mais dont la prsence ne pourrait mme tre, en raison de leur htrognit, quune cause de trouble et de dsharmonie ; le danger de tels mlanges est du reste loin

    dtre limit au seul domaine initiatique, et cest l un point assez important pour mriter dtre trait part. Les lois qui prsident au maniement des influences spirituelles sont dailleurs chose trop complexe et trop dlicate pour que ceux qui nen ont pas une connaissance suffisante puissent se permettre impunment dapporter des modifications plus ou moins arbitraires des formes rituliques o tout a sa raison dtre, et dont la porte exacte risque fort de leur chapper.

    Ce qui rsulte clairement de tout cela, cest la nullit des initiatives individuelles quant la constitution des organisations initiatiques, soit en ce qui

    concerne leur origine mme, soit sous le rapport des formes quelles revtent ; et lon peut remarquer ce propos que, en fait, il nexiste pas de formes rituliques traditionnelles auxquelles on puisse assigner comme auteurs des individus

    dtermins. Il est facile de comprendre quil en soit ainsi, si lon rflchit que le but essentiel et final de linitiation dpasse le domaine de lindividualit et ses possibilits particulires, ce qui serait impossible si lon en tait rduit des moyens dordre purement humain ; de cette simple remarque, et sans mme aller au fond des choses, on peut donc conclure immdiatement quil y faut la prsence dun lment non-humain , et tel est bien en effet le caractre de linfluence spirituelle dont la transmission constitue linitiation proprement dite.

    occultistes sur les initiations en astral jusquau systme amricain, dintentions surtout commerciales , des prtendues initiations par correspondance !

    1 Cest ainsi que, assez rcemment, certains ont voulu essayer dintroduire dans la Maonnerie, qui est une

    forme initiatique proprement occidentale, des lments emprunts des doctrines orientales, dont ils navaient dailleurs quune connaissance tout extrieure ; on en trouvera un exemple cit dans LEsotrisme de Dante, p. 20.

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    CHAPITRE VI

    SYNTHSE ET SYNCRTISME

    Nous disions tout lheure quil est non seulement inutile, mais parfois mme dangereux, de vouloir mlanger des lments rituliques appartenant des formes

    traditionnelles diffrentes, et que dailleurs ceci nest pas vrai que pour le seul domaine initiatique auquel nous lappliquions tout dabord ; en effet, il en est ainsi en ralit pour tout lensemble du domaine traditionnel, et nous ne croyons pas sans intrt denvisager ici cette question dans toute sa gnralit, bien que cela puisse sembler nous loigner quelque peu des considrations se rapportant plus directement

    linitiation. Comme le mlange dont il sagit ne reprsente dailleurs quun cas particulier de ce qui peut sappeler proprement syncrtisme , nous devrons commencer, ce propos, par bien prciser ce quil faut entendre par l, dautant plus que ceux de nos contemporains qui prtendent tudier les doctrines traditionnelles

    sans en pntrer aucunement lessence, ceux surtout qui les envisagent dun point du vue historique et de pure rudition, ont le plus souvent une fcheuse tendance

    confondre synthse et syncrtisme . Cette remarque sapplique, dune faon tout fait gnrale, ltude profane des doctrines de lordre exotrique aussi bien que de celles de lordre sotrique ; la distinction entre les unes et les autres y est dailleurs rarement faite comme elle devrait ltre, et cest ainsi que la soi-disant science des religions traite dune multitude de choses qui nont en ralit rien de religieux , comme par exemple, ainsi que nous lindiquions dj plus haut, les mystres initiatiques de lantiquit. Cette science affirme nettement elle-mme son caractre profane , au pire sens de ce mot, en posant en principe que celui qui

    est en dehors de toute religion, et qui, par consquent, ne peut avoir de la religion

    (nous dirions plutt de la tradition, sans en spcifier aucune modalit particulire)

    quune connaissance tout extrieure, est seul qualifi pour sen occuper scientifiquement . La vrit est que, sous un prtexte de connaissance

    dsintresse, se dissimule une intention nettement antitraditionnelle : il sagit dune critique destine avant tout, dans lesprit de ses promoteurs, et moins consciemment peut-tre chez ceux qui les suivent, dtruire toute tradition, en ne

    voulant, de parti pris, y voir quun ensemble de faits psychologiques, sociaux ou autres, mais en tou