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ARTICLE ORIGINAL Guérir : devenir soi ou devenir autre ? To cure: To become oneself or become different? S. Carvallo LEPSEA 4148, universite ´ de Lyon-I, E ´ cole centrale de Lyon, 36, avenue Guy-de-Collongue, 69134 E ´ cully cedex, France Rec¸u le 16 octobre 2009 ; accepte´ le 7 novembre 2009 MOTS CLÉS Soi ; Allogreffe ; Esthétique ; Religieux ; Choix Résumé L’évolution parallèle des mœurs et de la médecine met en cause les objectifs de la relation thérapeutique. Technique de pointe, l’allogreffe interroge radicalement le sens de la guérison : s’agit-il de redevenir soi ou de devenir autre ? Cet article étudie cette alternative à trois niveaux. D’un point de vue esthétique, la chirurgie de l’allogreffe suppose une définition implicite du corps acceptable, qui introduit une tension entre apport vasculaire, immunodé- pression et beauté. Jusqu’où privilégier l’un ou l’autre ? D’un point de vue religieux, l’allogreffe participe au désir mimétique : comment le réguler dans une société qui attribue de plus en plus de valeur au corps ? D’un point de vue philosophique, l’allogreffe interroge la relation de la personne au corps : au-delà des aspects techniques, il s’agit de décider, à un niveau personnel et collectif, si l’individu a ou est un corps. Quelle responsabilité assume la médecine, en tant qu’institution et communauté d’acteurs, dans ce choix anthropologique ? # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS The self; Allotransplant; Aesthetics; Religious; Choice Summary The parallel evolution of lifestyles and medicine calls into question the objectives of the therapeutical relationship. Leading-edge technology, the allotransplant radically ques- tions what curing means: is it about becoming oneself again or another person? This paper studies this dilemma from three standpoints. First, in an aesthetics perspective, the transplant surgery refers to an implicit definition of what is an acceptable body, which introduces a tension between vascular supply, immunology and beauty. How far can we favour one or the other? Secondly, in a religious perspective, transplant contributes to the mimetic desire: how can we regulate this desire in a society that increasingly values the body? Finally, from a philosophical standpoint, allotransplant questions my personal relationship with my body: beyond its tech- nological requirements, we have to determine, in the public and private spheres, if individuals have or are bodies. What responsibility does medicine assume, as an institution and a community of agents, in this anthropological choice? # 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Annales de chirurgie plastique esthétique (2010) 55, 287296 Adresse e-mail : [email protected]. 0294-1260/$ see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anplas.2009.11.005

Guérir : devenir soi ou devenir autre ?

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ARTICLE ORIGINAL

Guérir : devenir soi ou devenir autre ?To cure: To become oneself or become different?

S. Carvallo

LEPS—EA 4148, universite de Lyon-I, Ecole centrale de Lyon, 36, avenue Guy-de-Collongue, 69134 Ecully cedex, France

Recu le 16 octobre 2009 ; accepte le 7 novembre 2009

MOTS CLÉSSoi ;Allogreffe ;Esthétique ;Religieux ;Choix

Résumé L’évolution parallèle des mœurs et de la médecine met en cause les objectifs de larelation thérapeutique. Technique de pointe, l’allogreffe interroge radicalement le sens de laguérison : s’agit-il de redevenir soi ou de devenir autre ? Cet article étudie cette alternative àtrois niveaux. D’un point de vue esthétique, la chirurgie de l’allogreffe suppose une définitionimplicite du corps acceptable, qui introduit une tension entre apport vasculaire, immunodé-pression et beauté. Jusqu’où privilégier l’un ou l’autre ? D’un point de vue religieux, l’allogreffeparticipe au désir mimétique : comment le réguler dans une société qui attribue de plus en plusde valeur au corps ? D’un point de vue philosophique, l’allogreffe interroge la relation de lapersonne au corps : au-delà des aspects techniques, il s’agit de décider, à un niveau personnel etcollectif, si l’individu a ou est un corps. Quelle responsabilité assume la médecine, en tantqu’institution et communauté d’acteurs, dans ce choix anthropologique ?# 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSThe self;Allotransplant;Aesthetics;Religious;Choice

Summary The parallel evolution of lifestyles and medicine calls into question the objectivesof the therapeutical relationship. Leading-edge technology, the allotransplant radically ques-tions what curing means: is it about becoming oneself again or another person? This paper studiesthis dilemma from three standpoints. First, in an aesthetics perspective, the transplant surgeryrefers to an implicit definition of what is an acceptable body, which introduces a tensionbetween vascular supply, immunology and beauty. How far can we favour one or the other?Secondly, in a religious perspective, transplant contributes to the mimetic desire: how can weregulate this desire in a society that increasingly values the body? Finally, from a philosophicalstandpoint, allotransplant questions my personal relationship with my body: beyond its tech-nological requirements, we have to determine, in the public and private spheres, if individualshave or are bodies. What responsibility does medicine assume, as an institution and a communityof agents, in this anthropological choice?# 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Annales de chirurgie plastique esthétique (2010) 55, 287—296

Adresse e-mail : [email protected].

0294-1260/$ — see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droidoi:10.1016/j.anplas.2009.11.005

ts réservés.

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1 SH Gillies, Millard R. Principles and art of plastic surgery.London; 1957, cité par M. Stricker et al. [5].

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Depuis qu’Husserl diagnostiquait dans les années 1930 unecrise de la conscience européenne [1], cette crise n’a faitque s’étendre et s’approfondir : s’étendre à la fois del’Europe au monde et à travers tous les champs du savoir,s’approfondir en s’intériorisant dans les représentations etpratiques contemporaines des acteurs scientifiques et descitoyens. En ce qui concerne la médecine, elle se décline àplusieurs niveaux : premièrement, le médecin se trouveconfronté au soupçon généralisé de favoriser des intérêtsindustriels, idéologiques, politiques, ou, au contraire, denégliger les difficultés majeures de la sécurité sociale. Parailleurs, sa relation avec le patient se trouve de plus en pluscontractualisée pour pallier la méfiance réciproque dumédecin et du patient. Deuxièmement, la médecine traverseune remise en cause profonde de son identité, aussi bien dansses savoirs que dans ses pratiques. Au moment où ellepromeut la recherche scientifique, beaucoup de maladesrevendiquent au contraire des médecines alternatives ; denouvelles pratiques comme la chirurgie esthétique mettenten question ses frontières ; elle se trouve confrontée aucharlatanisme international en ce qui concerne le traficd’organes ou le dopage ; la pluralité des bonnes pratiques,en Europe même, induit une confusion certaine dans lesesprits : pourquoi a-t-on le droit à l’euthanasie ici, lànon ? Ici au transsexualisme, là non ? Ici, à une fécondationartificielle, là non ? Ici au clonage d’hybrides humains, lànon ? Troisièmement, le patient se voit, sans cesse, appeler àexercer son soupçon quant à la fiabilité du médecin ou àl’honnêteté de ses honoraires : les classements médiatiquesl’invitent à mettre en compétition les médecins, les clini-ques et les hôpitaux comme prestataires de services, etl’injonction gouvernementale à évaluer les pratiques accen-tue cette course infinie à la transparence. Enfin, la société setrouve divisée face à des questions fondamentales concer-nant la génétique, le dossier médical, la santé publique,l’avortement, l’euthanasie, le transsexualisme, la cryo-génie, le clonage ou la chirurgie esthétique.

Dans ce contexte, le sens de la guérison semble se perdrepour deux raisons majeures. Tout d’abord, guérir ne suffitplus, il faut être en pleine forme, jouir d’une « santé parfaite »[2—4]. Être enbonne santé ne suffitplus, il faut aussi êtrebeauet intelligent, avoir de lamémoire, gérer le stress.Bref, il n’yaplus de consensus sur les objectifs de la relation thérapeu-tique. Toute la question devient alors de savoir si nous par-viendrons à nous mettre d’accord sur ses fonctionsessentielles dans un contexte pluraliste. Peut-il encore y avoirdes valeurs communes à un ensemble de personnes qui posentpar principe leurs divergences de points de vue et confondentsouvent pluralisme et relativisme ? Par ailleurs, l’interfacetechnique prend de plus en plus de place dans l’acte médicalet suscite autant d’espoirs que de peurs, qui empêchent decomprendre. Mais ces deux facteurs de confusion n’interdi-sent pas pour autant d’essayer de reconstruire le sens de nospratiques thérapeutiques contemporaines. Dans le cas parti-culier de l’allogreffe, le patient vise à (re-)devenir soi enpassant par l’altérité de l’organe greffé qui suppose notam-ment un traitement immunodépresseur. Cette altérité peutrecouvrir différents statuts : du mort pour faire du vivant, del’animal pour faire de l’humain, de l’autrui pour faire moi, dusynthétique et technique pour faire du vivant naturel. Cettetechnique pose par conséquent des problèmes à différentsniveaux : immunitaire, technique, juridique (statut des orga-

nes, du sang, identité des transsexuels. . .), psychologique(être soi avec l’autre ?), symbolique (la frontière entre l’ani-mal et l’humain, le mort et le vivant), esthétique, moral,religieux et philosophique, si tant qu’est que l’allogreffeconcerne une des problématiques fondatrices de l’interroga-tion philosophique : qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ?Nous n’en traiterons ici que trois : le problème technique quienglobe aussi des enjeux esthétiques, le problème religieux,le problème philosophique. À ces trois niveaux, l’allogreffecristallise un choix qui concerne la médecine comme institu-tion, le chirurgien comme acteur et personne, le patient et lasociété. Ce choix consiste à savoir quel sens nous donnons à laguérison, à l’identité de lapersonne, aucorpset à sondevenir.En termes contemporains, que sont une vie et un corps dignesd’être vécus ?

Le problème technique et esthétique

Chirurgie vient de la main et désigne le cœur de l’actetechnique, au sens étymologique de la techné, commetechnique, art et artisanat. La langue se souvient ainsi desliens profonds qu’entretiennent la technique et l’esthétique,liens que vient souligner de nouveau l’expression de chirurgieplastique, qui dit la forme modelée et au sein de laquelle oncherche malaisément à distinguer les chirurgies esthétiqueet réparatrice. Or cette ambiguïté de la chirurgie plastiqueou structive n’est pas accidentelle, mais inhérente à safonction à la fois esthétique et technique. Il s’agit parconséquent de reprendre le conflit originaire de la chirurgieplastique entre apport vasculaire et beauté dans une per-spective philosophique [5]1.

Le choix technologique

Pour ce faire, il faut interroger l’interface technique, quicristallise simultanément espoir et peur. Le Téléthon, lesOGM, les alicaments, les allogreffes présentent tous unemême ambivalence, qui relève d’un problème plus général,dont la médecine constitue un point crucial : quel est notrerapport à la technique ? Face au constat d’une puissanceinouïe des techniques qui transforment le monde et l’hommedans sa chair même, deux grandes positions se dégagent : lestechnophobes [6—8] comprennent la technique comme unealiénation de l’homme, qui nous interdit une vie authentiquedans notre rapport au monde, à notre corps, à nous-mêmes.Bien loin que nous ne maîtrisions nos techniques, ce sontelles qui nous possèdent. Au contraire, les technophiles [9]jugent que la technique fabrique un monde et une humanité,qui offrent la chance de dépasser la condition naturelle. Au-delà de la crise induite par de nouvelles capacités techni-ques, progressivement émerge le sens d’une vie humaineadaptée à ces techniques. Qui critiquerait aujourd’hui letrain, la voiture, la bicyclette, l’avion, le téléphone, latélévision, l’ordinateur, l’aspirine, qui en leur temps paru-rent des infractions aux règles naturelles ? Entre ces deuxpositions, une troisième voie s’ouvre, qui vise à comprendrele sens de ces transformations. Il ne s’agit peut-être pas tantd’être pour ou contre, que de penser avec ce que nous

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faisons. Ainsi, notre rapport au monde change ; il évoluepeut-être de plus en plus vite, mais ce n’est pas pour autantqu’il perd son sens. Au contraire, il est d’autant plus urgentde construire le sens de ces transformations aujourd’hui.Plus profondément, cela signifie que le sens des techniquesne s’épuise pas dans leur utilité, mais qu’il importe d’élabo-rer une culture technique [10—15].

Comment penser le corps humain avec les allogreffes dansnotre culture aujourd’hui ? Toute technique cristallise unchoix social au sein d’une alternative [16,17]. Ainsi pourmettre au point la bicyclette, il fallait choisir entre la vitesseou la sécurité, donc entre deux modes d’usage : faire lacourse ou se déplacer, donc entre deux types d’usagers : lesjeunes gens d’une élite, le vulgaire commun. À travers seschoix de pneus, pédalier, freins ou cadre, l’histoire a d’abordopté pour la sécurité ; la vitesse paraissait secondaire parrapport à l’important problème de rester stable sur son vélo.Comprendre l’objet technique « bicyclette », c’est donc nonseulement décrire le fonctionnement de la bicyclette, maisaussi les valeurs incarnées par son usage, l’objectivationd’une nouvelle relation de l’homme à l’espace et au trans-port. La genèse de l’objet technique « bicyclette » ne portaitaucune nécessité en soi, mais elle a rendu possible unnouveau rapport à l’espace, au déplacement, donc au tra-vail, au loisir, à la vitesse [18], à la communication nonseulement entre les lieux, mais aussi entre les couchessociales. Il s’agit donc de comprendre à notre tour les choixcontemporains qui se jouent autour des allogreffes.Comprendre les allogreffes, c’est non seulement se deman-der comment ça marche (éventuellement, pourquoi ça nemarche pas), mais pourquoi envisageons-nous aujourd’hui depratiquer les allogreffes dans un contexte médical en généralqualifié de thérapeutique. Comprendre ce qui est en train dese faire s’avère certes beaucoup plus difficile que compren-dre le passé, car les choix ne sont pas déjà faits ; nous nebénéficions pas du regard rétrospectif, qui nous permet decomprendre pourquoi et comment s’effectue le choix, maisnous pouvons essayer de poser le dilemme qui s’ouvre à nousavec la possibilité technique de pratiquer les allogreffes.Cette dimension technologique permet de dégager troisenjeux. Le premier enjeu consiste à comprendre que le sensdes techniques ne se réduit pas à leur utilité ou à leurnuisance. Plus profondément, il s’agit de penser ce quel’usage technique modifie dans notre rapport au monde, àsoi, à la société. Le deuxième enjeu revient à mettre au jourles valeurs économiques, morales, religieuses et politiques àl’œuvre dans la proposition d’allogreffe. Le troisième enjeuexige de comprendre notre responsabilité : nous sommes lesseuls responsables des problèmes humains et sociaux quepeuvent induire les allogreffes.

Technique et beauté

L’allogreffe répond à la demande explicite ou implicite dedevenir ou redevenir soi, dans un contexte de remise encause générale de l’autorité, où plus personne (ni le reli-gieux, ni le politique, ni le savant, ni le médecin) n’a le droitde me dire ce qu’il faut faire ou penser, ni ce que je suis.L’allogreffe cristallise un choix qui concerne la médecinecomme institution, le chirurgien comme acteur et personne,le patient et la société. Ce choix consiste à savoir quel sensnous donnons à la guérison, à l’identité de la personne, à son

devenir. En d’autres termes, nous voulons répondre à laquestion cruciale de savoir ce qu’est une vie digne d’êtrevécue, un corps digne d’être vécu. Cette question se traduitdans une recherche générale d’absence de douleur, un désirde jeunesse et d’optimisation du corps (mémoire, sexualité,fécondité) ; elle justifie en outre la multiplication desopérations de retouche pour améliorer le résultat esthétiquedu corps réparé, tout le problème étant de savoir quelle serala dernière opération, c’est-à-dire à partir de quand lerésultat obtenu ne requiert plus l’intervention chirurgicale,puisqu’il faut éviter la régression à l’infini.

À d’autres époques, un choix analogue s’est posé, non pasen médecine mais en peinture, autre technique esthétique.Notre question contemporaine du corps parfait se transposealors en cette interrogation : qu’est-ce qu’un beau portrait,un portrait achevé, un chef d’œuvre ? Cette question soulèved’emblée la suivante : qu’est ce qu’un corps digne d’êtrepeint ? Ou encore un beau corps ? Le dilemme consiste àsavoir s’il faut peindre un beau visage ou un visage ressem-blant. Pour peindre un beau visage, il faut savoir où letrouver. Dans l’Antiquité, Pline raconte une anecdote, quifit fortune au moment où se développe la technique duportrait au Quattrocento en Italie [19]. Nous accordons tousque le visage parfait n’existe pas. La beauté humaine carac-térise un superlatif relatif, non absolu. Appelons néanmoinsHélène la plus belle des femmes absolument et Zeuxis lemeilleur des peintres, qui peignait si bien les raisins que lesoiseaux venaient les picorer. Par définition, Hélène n’existeque dans l’Iliade ; par conséquent, pour peindre Hélène,Zeuxis doit choisir les cinq plus belles femmes relativement,et, à partir de leurs perfections respectives, construire laplus belle des femmes, qui n’existe pas, n’a jamais existé nin’existera jamais. Le plus beau des visages absolument, celuiqui a la dignité d’être peint, résulte de la sélection des beauxvisages, qui seront recomposés par l’imagination de l’artistepour représenter la femme idéale.

Toujours dans l’Antiquité, une autre solution consistait àdéfinir la beauté comme un rapport de proportion numériquede chaque partie du corps à la totalité. Certes, cette har-monie parfaite n’existe dans aucun corps, elle n’est pasnaturelle, mais elle a l’avantage de garantir le principed’unité. Polyclète définit ainsi le canon de la beauté qu’ildécline sur ses statues aujourd’hui disparues. Ces statues nereprésentent pas des corps réels, mais un idéal mathéma-tique, comme l’Hermès de Praxitèle.

À ces deux procédés classiques, certains artistes renais-sants opposent cependant des critiques : au Quattrocento,Raphaël s’interroge sur les critères de sélection qu’utiliseZeuxis et remarque qu’il faut au préalable disposer d’uneidée de la beauté qui serve de norme ; par ailleurs,Michel-Ange et Le Bernin critiquent le procédé de Zeuxis,qui risque de mener à un patchwork de fragments corporelssans produire l’unité intrinsèque d’un organisme. Ils propo-sent au contraire de peindre un portrait ressemblant : Pisa-nello ou Le Bernin cherchent ainsi à rendre l’œuvre vivanteet naturelle, non que la figure représentée soit laide, mais labeauté du portrait réside dans la peinture, et non dans lafigure parfaite du sujet représenté. Peignant Cecilia Galle-rani, Léonard de Vinci estime que la Nature pourrait êtrejalouse du portrait, si justement elle n’avait pas créé elle-même cette femme. Le portrait crée l’illusion de la présenceréelle de la personne, comme reflétée dans un miroir, au

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même titre que les raisins de Zeuxis. La perfection de lapeinture ne tient pas à la perfection de ce qui est représenté,mais à la manière de représenter selon le vrai et le naturel2.

Deux réponses s’offrent donc à la question de savoir cequ’est un beau portrait. Au dilemme de savoir si la peinturedoit être belle ou ressemblante, il n’y a pas de solution, il y aeu des solutions selon les peintres et les époques [19]3. Lamédecine doit répondre aujourd’hui à la question suivante :qu’est-ce qu’un corps acceptable ? Est-ce un corpsparfait avec des fonctions optimisées (en termes demémoire, de sexualité, de fécondité, de jeunesse,d’absence de douleur. . .), même si ce corps n’est pas donnénaturellement ? Qu’est-ce qui justifie une opérationd’amélioration ? Quelle norme justifie de reprendre uneopération ? Et à l’inverse, quel critère justifie que ce soitla dernière opération pour arrêter l’éventualité d’unerégression à l’infini [20]4 ? En d’autres termes, la médecinecontemporaine se demande aujourd’hui si elle cherche àfabriquer un beau corps en le modifiant et le greffant commeZeuxis ou Polyclète, ou bien si elle doit aider chacun àtrouver sa personnalité incarnée dans un corps propre, sin-gulier, naturel, imparfait, comme Léonard ou Raphaël. Aumoins un laboratoire a compris ce dilemme et pris parti pourune position à la Zeuxis ; son slogan l’exprime en sonlangage : « beauty is natural, perfection is surgical » [21].Plus généralement, ce dilemme se traduit à travers la tensionqui oppose l’exploit de la greffe à son coût biologique : untraitement immunodépresseur à vie.

En réalité, la question technique concerne notre rapportau corps. Chaque société nourrit un projet de corps humain[22] ; ce projet se matérialise en peinture au Quattrocento, ilse concrétise aujourd’hui en médecine. Comprendre lesréponses que l’art, esthétique ou technique, propose à ceprojet, consiste à repartir plus profond que la technique eninterrogeant le sens de ce projet. Il s’agit donc de penseraujourd’hui ce que veut dire « devenir soi » dans l’expériencethérapeutique, en particulier dans l’expérience de la greffequi passe par un support technique important et par l’altéritédu greffon. Actuellement, nous constatons que le souci dedevenir soi passe de plus en plus par la médecine : noussollicitons la médecine pour accéder à la performance, labeauté, l’absence de douleur, la jeunesse ou la santé. Nousdéléguons notre rapport au corps propre au médecin. Cettedélégation apparaît essentiellement à travers les indicationsou interdictions de l’allogreffe : si l’allogreffe semble jus-tifiée pour des raisons vitales (donc en ce qui concerne desorganes comme le cœur, le foie, le rein), pouvons-nous lajustifier pour des raisons purement fonctionnelles, où ils’agit de « non pas sauver la vie, mais améliorer la qualitéde la vie au prix d’une contrainte majeure »5 [23] ? L’urgence

2 Ce critère reprend la théorie aristotélicienne de la poétique.3 Raphaël. Lettre à Baldassare Castiglione, 1514, citée par

Pommier [20 : p. 50]. Le peintre se pose en tout cas comme seuljuge de la beauté du portrait.

4 Multiplier les temps opératoires risque d’induire un phénomènede dépendance vis-à-vis du chirurgien sans qu’il n’y ait de dernièreopération ; à l’inverse, l’annonce du dernier geste peut être malvécue par le patient et interprétée comme un abandon de la part duchirurgien.

5 En 1962, première replantation de membre supérieur, puis lamain en 1964 en Chine et le scalp.

vitale paraissait seule pouvoir légitimer le risque médica-menteux lié à l’immunodépression. J.-L. Carriou noteaujourd’hui une évolution des mentalités à cet égard [24].Le point limite recule, à la fois techniquement et morale-ment, parce que le point limite ne dépend pas tant dedonnées objectives, que de valeurs. Si la fonction (l’usaged’un corps considéré normal, corps parfait et construittechniquement) paraît un droit, alors nous justifierons latechnique. Mais jusqu’où faut-il aller ? Faut-il vouloir qu’unevie normale et ordinaire passe par son optimisation médi-cale, par exemple l’allogreffe ?

Le problème religieux

Le religieux ne désigne pas d’abord le surnaturel, mais unphénomène anthropologique au cœur du fonctionnementsocial. Comprendre l’enjeu religieux de l’allogreffe ne sup-pose donc pas de parler de dieu. Nous proclamons haut etfort vivre dans des sociétés laïques et nous ne voyons plus lareligiosité de nos comportements. Qu’est ce que lereligieux ? Ce qui permet à un groupe de personnes de vivreensemble, puisque étymologiquement la religion consiste,d’une part, à tisser des liens qui relient les individus et,d’autre part, à relire des textes qui constituent un patri-moine commun, donc une identité. Or dans toutes lessociétés, la religion prescrit ce qu’il faut faire et ne pasfaire au corps de l’homme, vivant ou mort, non pas d’abordpour respecter le bien et le mal, mais pour que le groupesurvive dans son identité culturelle. La rencontre entremédecine et religion n’est donc pas nouvelle, mais toucheau cœur même de notre humanité. Par conséquent, il nes’agit pas d’aborder la question sous un angle moral oumoralisateur, mais de comprendre ce que signifie la présencedu religieux au sujet du corps humain.

Figures du religieux contemporain

Des études récentes d’anthropologie des religions mon-trent que le fondement de notre vie commune réside dansla violence et son contrôle, que cette violence naît de larivalité entre les individus qui désirent les mêmes choses,que ces individus éprouvent ce désir mimétique non pas àcause de la chose en soi, mais à cause du désir de l’autre,autrement dit que l’autre me dit ce que je dois désirer, etque, du coup, l’autre m’apparaît toujours immédiatementcomme un rival, car j’ai conscience de mon désir de lachose, mais non du désir du désir de l’autre [25,26]. Il fautmême aller plus loin : plus mon désir paraît intense, plus jele perçois comme mien, plus je perçois l’autre comme unrival accidentel en déniant le fait qu’il constitue la sourcede mon désir. En revanche, il suffit de comprendre que simon désir n’était plus contrarié, il cesserait. Ce qui seraitle pire, surtout de nos jours : ne plus avoir de désir. Larivalité n’est donc pas secondaire mais première, et lacristallisation du désir sur un objet (bien, femme ouservice) secondaire. R. Girard montre que le sujet quine peut pas décider par lui-même de l’objet à désirerse fonde sur le désir de l’autre, ce qui crée une rivalité.Reconnaître cette structure triangulaire du désir commedésir de l’autre, c’est reconnaître que ce désir à la limitetend vers la mise à mort de l’autre.

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L’étude des mythes et rites religieux des différentessociétés proches ou lointaines montre que la fonction pre-mière du religieux consiste précisément à réguler cetteviolence par des interdits ou des tabous, et aussi par despratiques, qui permettent de canaliser la violence, parexemple, le sacrifice, soit sous la forme du sacrifice humain,soit sous la forme du sacrifice animal, c’est-à-dire du boucémissaire. À la fois nécessaire, légitime aux yeux des core-ligionnaires, et scandaleux aux yeux des étrangers, lesacrifice a toujours constitué une énigme que les anthropo-logues essaient de comprendre : pourquoi le sacrifice seretrouve-t-il dans des ères culturelles aussi diverses queles Aztèques, l’Egypte, l’Afrique noire, la Grèce antiqueou la Bible ? Selon Girard, le sacrifice correspond à uneéconomie universelle de la violence [27] ; l’illusion seraitde croire qu’aujourd’hui nous échappons à cette régulationsacrificielle de la violence. Il reste à voir quelles sont alors lesmodalités contemporaines du religieux.

De fait, la médecine devient un nouveau lieu du religieuxavec ses temples, ses rites, ses prêtres et ses sacrifices,parce qu’elle touche de plus en plus profondément au désir,et en particulier au désir du désir de l’autre. Cette identitétransparaît tout particulièrement dans la pratique des allo-greffes, qui situe l’altérité au cœur de la quête du soi. Deuxméthodes permettent de comprendre le religieux à l’œuvredans nos pratiques. La première vient de l’anthropologiecomparative, qui étudie les sociétés dites archaïques pourressaisir des invariants culturels qui expriment une seule etmême attitude religieuse encore efficace aujourd’hui ; laseconde relève de l’histoire des religions. Quelques pointssuffiront à faire comprendre la fonction religieuse de lamédecine contemporaine.

L’anthropologie comparative a depuis longtemps relevé lafonction du masque, et en particulier du masque mortuairedans toutes les civilisations. Or les chirurgiens associent eux-mêmes les techniques de prélèvement du masque facial àtransplanter « à l’antique rituel gallo-romain de l’imago »[28]. Dans cette perspective, le processus complet duprélèvement et de la greffe évoque encore un riteaztèque décrit lors de la mise à mort sacrificielle de lafille du roi Achitometl : « O mes pères, je vous ordonne(ceci) : la fille d’Achitometl, tuez-la, écorchez-la, et lorsquevous l’aurez écorchée, faites qu’un prêtre s’y introduise (danssa peau) » [29]6. Deuxième technique, l’embaumement : ledevenir du cadavre a toujours préoccupé les différentesreligions. On connaît les momies égyptiennes ou sud-améri-caines, on sait peut-être moins qu’en Occident, durant lesCroisades, le pape intervient sur les techniques de conser-vation des cadavres qu’il fallait rapporter pour les enterreren terre chrétienne7. Les fouilles archéologiques analysentlonguement la disposition des cadavres dans les tombes, et

6 Cronica Mexicapotl, p. 55—6, cité par Johannson [29 : p. 238].Par ailleurs, cet ouvrage — en particulier l’introduction — traite desproblèmes de méthode comparative.

7 Le 18 février 1300, Boniface VIII proscrit de faire bouillir lescadavres — cette pratique s’employait notamment pour rapatrier lescadavres des croisés — dans la bulle « de sepultoris. . . detestandaeferitatis abusum » ; en 1472, Sixte IV (1471—1484) reconnaît l’utilitéscientifique et artistique de la dissection autorise mais elle doit fairel’objet d’une autorisation spéciale à la fois temporelle etspirituelle ; Clément VII accorde une autorisation formelle.

en particulier celle des momies. Or lorsqu’ils exposent leprélèvement d’organes, les chirurgiens décrivent à leur tourprécisément les techniques de recomposition du cadavre.Enfin, l’avatar constitue au départ un élément de l’hin-douisme pour désigner les réincarnations de Vishnu. Maisson concept s’est diversifié et trouve aujourd’hui de nom-breuses résurgences à travers les mondes virtuels ou lagreffe. De fait, les chirurgiens nomment eux-mêmes lemasque facial prélevé et greffé avatar en référence auxcroyances hindoues [30]. La chirurgie donne ainsi un sensconcret à ces anciens mythes : fabrique de l’humain, immor-talité, réincarnation, avatar [31]8. D’autres aspects vien-nent renforcer l’analogie entre religion et médecine : lecoût énorme des opérations ne pose pas problème et sembleévidemment justifié ; le rite social et médiatique déployéautour des exploits techniques confère la gloire aux prêtresqui la pratiquent à la suite de rites d’initiation ; l’hôpitalressemble à un temple qui recèle le saint des saints au blocopératoire ; la distinction entre experts et profanes, qui ad’abord un sens religieux, opère pleinement entre médecinset non-médecins.

Histoire des religions et désir mimétique

Le propre du religieux archaïque est ne pas se percevoir entant que tel. Pour bien fonctionner, le religieux doit paraîtreévident, consensuel, naturel. Nous voyons la religiosité desautres, nous demeurons aveugles à la nôtre. Le rite religieuxconstitue un tabou qu’on ne peut toucher, sauf à être banniet devenir à son tour le bouc émissaire, sous prétexte demettre en danger l’équilibre social. Pareillement auxsociétés archaïques, aujourd’hui nous ne pouvons remettreen question la chirurgie plastique, parce que nous touchonsau cœur de nos croyances : croyances dans le progrès, dans latoute puissance technique de la chirurgie ou de la médecine.Ce tabou de la science actuelle désigne les nouveaux lieux dureligieux. En quoi cette nouvelle religion biotechnologiqueaccomplit la fonction du religieux de réguler la société endéportant la violence interne ? Pour le comprendre, il fautrevenir au mécanisme qui fonde et justifie le religieux, ledésir mimétique, pour ressaisir son application contempo-raine.

La première forme du désir qui saute aux yeux à partir dumoment où l’on renonce au tabou, c’est le désir de l’autrequi se trouve au cœur de l’allogreffe. Par définition, l’allo-greffe consiste à désirer l’organe de l’autre, l’identité del’autre à travers son visage, sa main, son sexe ou son utérus.Je n’ai pas conscience de ce désir de l’autre, et je croisseulement désirer ma main, mon visage. Je crois seulementdésirer un corps normal, sans voir que ce corps greffé estprofondément anormal, puisqu’il devra payer cette greffepar un traitement immunodépresseur à vie. Mais c’est lepropre de tout désir que d’effacer ce qui me paraît unobstacle indésirable : l’autre. Reprenons la scène originairede la jalousie : je désire la femme (par exemple) que désirel’autre. J’ai conscience de désirer cette femme et je sais quel’autre vaut comme rival à mon désir, mais je n’ai pas

8 À cette liste, pourrait s’ajouter le tatouage et ses dérivéscontemporains qui reprennent d’antiques rites d’abord religieuxpuis interdit dans les religions monothéistes juives, catholique etmusulmane.

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9 Un indice de cette logique réside dans la médiatisation del’opération. Il faut voir et montrer, hier comme aujourd’hui. Lespectacle permet à la foule d’accomplir son rite de purgation de laviolence jusqu’au bout. Ainsi Patrick Johannson analyse le sacrificeet montre sa fonction spectaculaire chez les Aztèques ; le spectaclefait partie du sacrifice car « Par le don spectaculaire de leur vie, leshommes font voir et sentir à leurs congénères que le sacrifice estnécessaire au bon fonctionnement du monde ». Lors du sacrifice dela fille du roi Achitometl évoqué ci-dessus, il faut que le père voie safille écorchée et voie que l’habit du prêtre n’est rien d’autre que lapeau de sa fille écorchée. De même aujourd’hui, l’ultramédiatisa-tion participe à cette logique du bouc émissaire.10 René Girard articule la différence entre ces deux stades du

religieux : premièrement le stade archaïque : le sacré, provenantdu sacrifice, les religions sacrificielles celles où l’histoire expliqueque la victime est coupable. Les sociétés aztèques (le sacrificehumain), les sociétés grecques (¨dipe) ; en seconde lieu, le stadede la révélation : les religions qui refusent le sacrifice. À partir dujudaïsme le sacrifice humain n’aura plus lieu, et l’interdiction dusacrifice passe par le respect du corps. Le corps de soi comme lecorps de l’autre devra être respecté : le tatouage interdit, lesacrifice humain interdit, parce qu’il porte la personne, la créationdivine qui transcende la viande, la pure factualité du corps. Aupremier abord, le cas des allogreffes semble très différent, parcequ’elle suppose le libre consentement de surcroît éclairé du patient.Mais pourquoi est-il si difficile de refuser une opération présentéecomme possible ? Parce que nous croyons vraiment désirer ce qui estnous est proposé (retrouver un visage normal, retrouver deuxmains. . .), parce que nous ne savons pas désirer autre chose quece qu’on nous dit de désirer. Tout le monde désire la même chose, oudoit désirer la même chose, en l’occurrence un corps acceptable. Larivalité dépend justement du fait que nous désirons la même chose.

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conscience que, si je désire cette femme, c’est justementparce que l’autre la désire. Si personne ne désirait cettefemme, je ne la désirerais pas non plus. Une chose n’estdésirable que dans la mesure où d’autres la désirent réelle-ment. Ce triangle mimétique vaut pour tous les objets deconsommation. L’allogreffe s’inscrit dans cette structuretriangulaire en retrouvant les désirs les plus archaïques deprendre la vie de l’autre pour se substituer à l’autre. Le désirde soi passe par le désir de s’approprier l’autre et, du mêmecoup, d’en abolir la rivalité. Énoncée sous cette forme, laviolence du processus apparaît en plein jour, mais nousn’avons jamais le droit de dire la vérité du processus, parceque c’est un tabou. Nous n’avons jamais le droit de toucher ànos tabous, tandis que nous nous faisons un plaisir (ou undevoir) de dénoncer ceux des autres sociétés, qui nousparaissent ridicules ou dangereux. Concluons : la réincarna-tion de l’identité d’autrui en moi relève du processus reli-gieux le plus archaïque qui soit, elle reproduit l’éternel jeudu désir mimétique, elle participe donc à la violence nonseulement symbolique mais très réelle de notre société.

Quelles figures prend le désir à l’œuvre dans lesallogreffes ? Du côté du patient, le désir se définit commela volonté d’avoir des fonctions que je n’ai plus et qui meparaissent normales au moment où je ne les possède plus.Ainsi je désire avoir un visage, au moment où je ne l’ai plus.Le paradoxe de mon désir veut que j’affirme vouloir êtremoi, au moment où, en réalité, je veux que l’autre soit moi.Je désire un corps soi-disant normal avec des mains, alorsqu’il est profondément anormal d’être immunodéprimé. Ducôté de l’institution médicale, la concurrence entre leséquipes incarne une forme évidente de rivalité. S’il n’y avaitpas une course perpétuelle à l’exploit chirurgical, si lessociétés entières ne portaient pas ce projet, personnen’aurait envie de réaliser d’allogreffe. La concurrenceincarne donc une forme très efficace du désir et justifie lamédiatisation du phénomène. Du côté de la société civile, lecoût énorme de l’allogreffe équivaut à un phénomène somp-tuaire. La société française prouve ainsi qu’elle est capablede dépenser beaucoup pour du non-vital ; elle est capable deconstituer des plateaux techniques, des équipes, et de réus-sir des opérations où d’autres échouent ; de la sorte, elleaffirme une supériorité économique et symbolique. Sur cettescène, se jouent les nouvelles formes de la guerre.

La deuxième forme du désir à l’œuvre transparaît dans lecaractère sacrificiel. Cet énoncé peut surprendre, mais ilsuffit de poser simplement une question pour lecomprendre : qui ou quel chirurgien, sincèrement voudraitêtre à la place d’un greffé ? Je ne dis pas : qui voudrait être àla place d’une personne amputée des deux mains ou duvisage, mais d’une personne allogreffée ? Que leur propo-sons-nous vraiment ? En réalité, le mécanisme à l’œuvreéquivaut à un mécanisme sacrificiel : nous sacrifions leporteur de la greffe, qui joue le rôle d’un bouc émissaire.Il porte le poids de nos désirs, de nos rivalités, de nos rêvesd’un corps parfait et paye le prix fort : une vie immunodé-primée, une dépossession de soi. Mais, comme dans tous lesrites de victimisation, le bouc émissaire ne sait pas qu’il jouecette fonction pour le collectif. Il croit réellement qu’ildésire ce visage ou ces mains ; il pense réellement qu’il doitaccomplir ce qu’on lui dit. Il croit sincèrement qu’il n’a pasle droit de refuser ce qu’on lui propose : l’opération coûte sicher, elle est si difficile, le cas est rare. Le religieux fonc-

tionne parce que, justement, même la victime intériorise lalogique de la violence collective qu’il faut réguler9 [29 ;p. 235].

On attend du bouc émissaire qu’il participe activement aurite de son propre sacrifice. Que le bouc émissaire refuse dejouer le rôle indispensable au sacrifice, voilà qui fait scan-dale. C’est d’ailleurs ce processus qui transparaît dans lescandale que suscitent les personnes greffées, qui changentfinalement d’avis et demandent à être amputées de nou-veau, comme ce fut le cas de la première allogreffe de lamain réalisée à Lyon en 1997. Ces cas intempestifs sontfortement stigmatisés par les chirurgiens qui traduisent lerefus de la personne greffée comme un manque de« compliance ». Cependant, les sociétés occidentalescontemporaines se caractérisent aussi par une mauvaiseconscience, un soupçon face à cette solution religieuse dela violence. De plus en plus, elles tendent à renverser lalogique du sacrifice pour montrer que la victime a raison derefuser son sacrifice et la foule tort de faire porter sa propreviolence sur un seul. La victime a raison de refuser de payerle prix de la violence collective, la foule tort de vouloirréguler sa violence en sacrifiant l’un des siens. René Girardvoit la première figure de cette révélation du mécanismereligieux dans le sacrifice de Jésus qui renverse la logiquearchaïque, parce qu’au moment où il dénonce l’hypocrisiereligieuse et sociale de son temps, il est vraiment innocent ettout le monde le sait. Ce qui n’empêche pas de le mettre àmort10.

Comprendre le problème religieux à l’œuvre dans lesallogreffes nous permet alors de retrouver la question del’homme. La quête d’une maîtrise de soi, d’un contrôle de

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11 Et il faudrait ajouter les romanciers, plus sages parfois que lesscientifiques : V.S. Naipaul raconte ainsi comment un domestiqueindien projeté à Washington découvre qu’il a un visage, et sereconnaît ainsi soi-même comme personne singulière, unique, dis-tincte de son maître [cité par Le Breton D]. A. Gazarian souligne queles mains sont porteuses de l’identité [35].12 Dans les sociétés communautaires, l’homme est son corps, et

cette identité se définit essentiellement par ses liens de parenté oud’analogie cosmologique (il faudrait plutôt parler de personnage quede personne). Dans les sociétés individualistes (par exemple occi-dentales), l’homme a un corps, le soi ne se réduit pas à son corps,mais l’excède, ce qui suppose ou implique un rapport de maîtrise,voire de propriété du corps. Ces deux choix culturels ouvrent unealternative, où il n’y a pas forcément une bonne ou une mauvaisesolution, mais des voies culturelles irréductibles l’une à l’autre.Cette alternative rappelle que le corps n’existe pas au sens oùpersonne n’a jamais vu le corps humain en tant que tel, mais ceque nous appelons corps, notre manière de vivre et de voir le corpsdans sa relation à ce que nous sommes en tant qu’homme, en tantque personne, résulte d’une représentation culturelle.

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son corps montre une nouvelle quête de pouvoir, qui ne passeplus par la guerre, mais par la compétition pour savoir quiaura le pouvoir, ou plutôt la toute puissance médicale. Cemécanisme du religieux à l’œuvre dans la médecine contem-poraine constitue le propre de notre culture : au moment oùelle s’imagine libérée de la religion, elle pratique en réalité àplein le rite sacré. Nous croyons toujours que le religieux,c’est l’autre, l’archaïque, l’irrationnel, sans voir que nousparticipons de cette même religiosité. De quoi s’agit-il ? Nulne touche le cœur de l’humain sans pénétrer dans cetteénigme du sacré. Au moment où nous pensons dépasser lesacré et le maîtriser, à ce même moment, c’est la rivalité dudésir mimétique qui nous maîtrise : rivalité entre les équipes,désir mimétique d’avoir un corps qui n’est pas mien mais quiest le corps choisi, c’est-à-dire le corps de l’autre.

Cependant, le propre de notre culture européennemoderne est aussi de prendre conscience de cette violenceà l’œuvre dans nos structures. La différence entre le reli-gieux archaïque et le religieux contemporain, c’est que nouspouvons, si nous le voulons, repérer cette religiosité. Celuiqui dénonçait le religieux dans les sociétés archaïques étaitbanni, mis à mort, lapidé ; il touchait au sacré. Mais aujour-d’hui, beaucoup critiquent ces phénomènes à l’œuvre dansnotre culture médiatique contemporaine. Nous vivons dansune société en voie de désacralisation, elle rend visible lesacré autrefois invisible. C’est pourquoi il y a tant de débatsautour des biotechnologies : nous sommes éduqués à l’ère dusoupçon, nous doutons que ce qui nous est toujours présentécomme instrument de progrès au service de l’homme le soitréellement. Nous soupçonnons d’autres intérêts sous lebénéfice que sont censées apporter ces technologies. Posonsde nouveau la question : pourquoi ce désir d’allogreffe ? Poury répondre, reprenons une dernière fois les analyses ethno-logiques des religions archaïques. Les archéologues sedemandent pourquoi, en Egypte, à la fin de la Ire dynastie,le sacrifice humain disparaît et trouve des substituts dans lesacrifice animal ou végétal. Ils proposent la réponsesuivante : parce que le lien social n’avait plus besoin dese structurer de cette façon, une nouvelle économie de laviolence s’instaure, qui ne passe plus par la mise à mortd’êtres humains. Le bénéfice est immense. Aujourd’hui,nous pouvons nous demander à l’inverse pourquoi réappa-raissent ces nouvelles pratiques sacrées autour de la mort ?Ne serait-ce pas pour reconstruire un lien social mis à mal,qui trouve une réconciliation possible dans la quête d’unesanté parfaite, d’une abolition de la douleur et d’un corpsacceptable ? L’allogreffe permet de recréer l’unanimitéd’une société autour de la valeur absolue du corps et dela santé, parce que nous ne savons peut-être plus constituerle lien social autrement.

Le problème philosophique

Le sens des allogreffes cristallise un phénomène plus largequi concerne l’ensemble des biotechnologies contemporai-nes. Les allogreffes de la main (uni- ou bilatérale), du visage,du pénis ou de l’utérus constituent la fine pointe d’unprocessus de fond. Le fait que les allogreffes fonctionnellesconcernent prioritairement ces parties du corps humainn’est pas le fruit du hasard : la main, le visage, le sexeincarnent précisément le plus l’identité d’une personne, à la

fois pour soi et pour autrui. La technique chirurgicale desallogreffes de la main, des organes génitaux ou du visagesemble porter à sa limite la question philosophique del’identité qui traverse aujourd’hui toutes les biotechnolo-gies, en particulier le clonage.

Être ou avoir un corps ?

Les études psychologiques, historiques ou ethnologiques del’individualité ou de l’identité montrent toutes que le visage,le sexe et la main touche le cœur même de l’identité del’être humain. Par conséquent, la pratique de l’allogreffetouche un point central de notre culture11 [32,33]. Notreculture européenne caractérise l’être humain de personneen insistant sur son individualité et l’unicité absolue de soncorps doué d’intériorité. En mettant en cause l’identité de lapersonne dans son rapport au corps, la pratique des allo-greffes soulève un problème philosophique toujours ouvert :est-ce que je suis ou est-ce que j’ai un corps ? Ce dilemme del’être ou de l’avoir traverse l’histoire occidentale, entreceux qui pensent que l’homme est essentiellement incarnéet ceux qui pensent que la personne, l’« ego » ou le soi sedistingue de son corps12 [34]. Le droit romain opte pour laseconde voie en distinguant les personnes et les choses,même si le corps possède un statut spécial parmi leschoses ; de même, la tradition philosophique dualiste deDescartes ou Kant. Au contraire, la religion chrétienne del’incarnation ou des philosophies aussi différentes par ail-leurs comme celles d’Aristote, de Spinoza ou de Whiteheadessaient de penser l’unité de l’être humain. Mais globale-ment on peut dire que « les sociétés occidentales ont fait ducorps un avoir plus qu’une souche identitaire » [35].

Or effectivement les allogreffes fonctionnelles supposentune représentation dualiste du corps et de la personne. Eneffet, à la différence de l’allogreffe vitale, le désir del’allogreffe fonctionnelle ne correspond pas à un besoinimmanent au corps, mais au désir de la personne qui consi-dère que son corps n’exprime pas correctement l’identitédont elle est porteuse, qu’il faut donc corriger son corps,comme on corrige un défaut dans sa maison ou ses vête-ments. L’allogreffe fonctionnelle n’a de sens qu’à partir dumoment où le sujet instaure un décalage, une différence

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radicale entre ce qu’il est — ce qu’il appelle soi — et ce corpsqu’il a. Quelques exemples permettent de faire sentir ladifférence.

Le cas du bébé agénésiqueLes agénésiques sont des individus fonctionnellementcomplets, bien que différemment constitués [36]. Le pro-blème qui se pose aux chirurgiens se traduit à travers deuxquestions :

� est-ce que la proposition d’une allogreffe permettrait auxparents de mieux accepter leur enfant, donc d’éviterl’IMG ?� comment vivre à l’adolescence cette agénésie ?

Mais aussi, comment vivre une greffe qui n’a pas étédemandée par soi ? En tout cas, il faut reconnaître que lademande vient plutôt d’un autre (les parents, l’adolescentvirtuel que sera cet enfant et qui en réalité incarne plutôtnotre reconstruction mentale). Cette demande montre quel’identité du bébé (attendue par les parents) paraît endécalage avec son corps « amputé » (selon les critèresexternes qui lui sont appliqués). Les parents énoncent lerisque que le corps ne s’approprie le soi de l’enfant, alors quel’attente veut l’inverse : que le soi maîtrise son corps. Ilssupposent donc un décalage entre le soi et le corps.

Le cas des amputations de la mainEn France, l’allogreffe n’est autorisée qu’en cas d’amputa-tion bilatérale. Dans ce cas en effet, le corps se trouveimpuissant à accomplir les fonctions nécessaires à sonindépendance ; il met en danger l’autonomie de la personne,ce qui n’est pas le cas pour l’amputation unilatérale. On peutcritiquer cette restriction casuistique en partant du principeque, dans d’autres pays, les résultats des greffes unilatéralessont satisfaisants [37]. En réalité, le problème ne se réduitpas à la maîtrise des paramètres matériels de l’opération,mais inclut des enjeux anthropologiques. Avoir une main oune pas avoir de main implique une différence évidente : unemain laisse possible la maîtrise gestuelle par le soi, ellegarantit un certain niveau d’indépendance, tandis quel’amputation bilatérale induit une dépendance du soi àautrui, donc une perte de maîtrise de soi, sauf à jouird’une particulière dextérité des membres inférieurs. Lademande de greffe pour une amputation unilatérale sejustifie donc exclusivement par le fait que l’individu ne veutpas s’identifier à un corps tronqué, qu’il introduit donc unedifférence de nature entre le corps et soi.

Le traitement immunodépresseur13

Il touche notre système identitaire biologique. Là encore cen’est pas un hasard. L’individu demandant une allogreffeestime que son identité se distingue de l’identité immunitairede son corps, que son « soi » n’équivaut pas à l’identitéorganique, que l’affirmation de soi peut donc passer par lanégation de son identité immunitaire. Le coût de l’allogreffe

13 Certes, la recherche actuelle sur les nouveaux-nés agénésiquesexplore des voies, qui feraient l’économie du traitement immunodé-presseur, mais pour le moment toute allogreffe passe par un teltraitement.

s’avère donc très élevé et touche le cœur de notre identité. Ilne peut sembler justifié, que dans la mesure où l’on supposeque le soi (l’entité non matérielle de la personne) peut dis-poser librement de son corps qui n’est pas entièrement soi.

L’enjeu institutionnel

La question de savoir si je suis un corps ou si j’ai un corpsrelève des questions métaphysiques, qui par définition n’ontpas de réponse définitive, mais à laquelle chacun est appelé àdonner une réponse avec laquelle mettre en cohérence sonexistence. Je n’aurai pas le même jugement des allogreffesfonctionnelles, selon que je considère que j’ai ou je suis cecorps ci-présent. Répondre à cette question relève desdécisions que chacun doit poser à l’âge adulte et dont laréponse conditionne nombre de ses comportements par lasuite, et ses comportements les plus signifiants : sa sexualité,sa fécondité, ses addictions. Mais cette question n’est pasqu’une affaire personnelle. Il faut comprendre que l’identitéde chacun passe nécessairement par un processus culturel,qui me dépasse en tant qu’individu. Certes, ce devenir soiimplique une certaine liberté, des choix sur le sens que jedonne à mon humanité. Mais je ne deviens pas homme oufemme seul(e). Ce devenir passe aussi par les autres. Devenirhomme, devenir adulte donc, n’est ni simple ni facile, et,face à l’ampleur de la tâche, nous confions ce travail nonseulement à d’autres personnes, mais à des institutions :c’est le rôle de l’école, qui nous aide à devenir cet homme oucette femme, et qui, de plus en plus, se trouve sollicitée pourune éducation du corps (à la sexualité, à l’hygiène, à lanutrition, à l’alcool ou à la drogue). Mais c’est aussi le rôle dela médecine, qui doit nous aider à devenir cet homme oucette femme en bonne santé, ni obèse, ni anorexique, nidrogué. Cette délégation est normale, jusqu’à un certainpoint. Déléguer n’est pas démissionner ; le principe desubsidiarité fort invoqué lors des discussions sur l’Europedoit réguler ce juste équilibre au niveau des relations per-sonnelles et des rapports institutionnels.

Il semble qu’aujourd’hui la médecine française consi-dère le corps comme un avoir, plutôt que comme un être,qu’elle essaie de pallier les problèmes de cette dichotomiepar la psychologie et ses alliées, mais qu’il y aurait peut-être à gagner à reprendre l’interrogation philosophique ducorps comme être. Comme l’écrit D. Le Breton, « La méde-cine veut se situer hors du cadre social et culturel commeparole de vérité, seule « scientifique » et par là mêmeintouchable » [38]. Mais sa grandeur consiste au contraireà assumer les problèmes anthropologiques, religieux etesthétiques qui sont au cœur même de ses pratiques. Entant qu’institution au cœur du processus culturel contem-porain, la médecine française, mais aussi européenne, doitprendre les moyens et le temps de réfléchir aux choixculturels et techniques, qui posent la personne et le corpsau cœur de nos valeurs.

La médecine et ses potentialités techniques se trouventdonc au carrefour d’un choix de société décisif. Ce choix secristallise sur de nombreux objets à travers les débats surl’euthanasie, l’avortement, la cryogénie, le clonage, l’allo-greffe. Quel est le sens de ces pratiques ? Quelle conceptionde la personne défendons-nous à travers ces pratiques ? Quelprojet culturel choisissons-nous ? Comme le soulignaitCanguilhem en 1968, il y a 40 ans, au moment où l’autorité

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morale s’ébranlait de toutes parts : « toute prise de positionconcernant les moyens et les fins de la nouvelle médecinecomporte une prise de position, implicite ou explicite,concernant l’avenir de l’humanité, la structure de la société,les institutions d’hygiène et de sécurité sociale, l’enseigne-ment de la médecine, la profession médicale » [39]. L’illu-sion serait de croire que la technique propose une réponse àces questions qui ne sont pas techniques, mais culturelles. Ilfaut au contraire assumer l’urgence de ces réflexions qui nese réduisent pas à des chiffres, mais visent le sens de notrehumanité, et, plus précisément, le sens que nous voulonsdonner à la vie humaine en Europe.

Conclusion

Les allogreffes proposent une solution technique de mieux enmieux maîtrisée face à une souffrance. En soi, ce procédés’inscrit dans le prolongement des améliorations techniquesde la médecine, mais il pose aussi un problème crucial : est-ilvraiment au service de la guérison ? Qu’est ce que guérir ? Laguérison ne se réduit pas à une pure affaire de techniques.Elle met en cause le sens que nous donnons à l’identitéhumaine, à la relation entre le corps et la personne. À cetégard, l’allogreffe cristallise un choix qui concerne la méde-cine comme institution, le chirurgien comme acteur et per-sonne, le patient et la société. Elle soulève donc un enjeuéthique, dont nous sommes les seuls responsables. Quel estnotre rapport au corps ? Quels interdits nous donnons-nouspour défendre la valeur que nous assignons à notre corpscomme porteur de notre identité ?

Chaque individu doit choisir ses valeurs, ce qui est aussi unsigne de santé. Se laisser imposer des normes qui reviennentà nier sa personnalité est le signe d’une pathologie ; vouloirconformer sa norme sur la norme moyenne ou statistique estencore une démission.

Chaque société, en particulier aujourd’hui la sociétéeuropéenne, doit nourrir un projet culturel qui donne sensà notre vie commune, qui ne se réduise pas à la production etconsommation de biens, car nous crevons de consommer,non seulement de trop consommer mais surtout de malconsommer. Notre société doit non seulement proposerdes voies d’innovations techniques, mais aussi des repèrespour créer une communauté fondée sur des valeurs commu-nes, qui jusqu’à nouvel ordre demeurent nôtres : elle doittirer la leçon de l’histoire des religions, qui lui dévoile laviolence à l’œuvre dans le désir mimétique. Certes, l’auto-rité traditionnelle se trouve aujourd’hui mise à mal, mais ilfaut trouver d’autres voies pour rendre possible cettecommunauté de valeurs. On parle beaucoup d’éthique à tortet à travers ; en réalité, il s’agit simplement d’assumer notreresponsabilité collective face à ce projet de constituer unsujet éthique capable de faire communauté avec d’autres.

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