Gueroult Methode HIstoire Philosophie

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    Martial GuroultPhilosophiques, vol. 1, n 1, 1974, p. 7-19.

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    La mthode en histoire de la philosophie

  • L A M T H O D E E N HISTOIRE D E L A PHILOSOPHIE * par Martial Guroult

    Chers collgues, Permettez-moi pour commencer de vous dire tout le plaisir

    que j'prouve me trouver parmi vous ; tout le plaisir, et aussi toute l'motion, car comment un Franais de France ne serait-il pas mu de prendre la parole au Canada, dans une Universit du Canada, devant une auditoire de Canadiens-franais ? Les quelques semaines que je viens de vivre dans votre pays ont remu en moi tant de sentiments, tant de souvenirs et j'ai t profondment touch par l'accueil que j'y ai reu, qu'il est bien naturel que je sois mu ! D'autre part, c'est pour moi aussi une grande joie d'avoir l'occasion de diffuser parmi vous, ailleurs qu' Paris et en France, des ides qui me sont chres ; car nous tenons nos ides dans la mesure o nous nous persuadons de leur vrit ; et nous les aimons, comme dit Bossuet, autant que nos enfants, heureux lorsque nous pouvons leur frayer un chemin de par le vaste monde, et votre Universit est l'un de ces chemins.

    Ces ides, quelles sont-elles ? Ce sont tout d'abord quelques principes simples prsidant la mthode de l'histoire de la philo-sophie ; c'est ensuite, pour les fonder, une conception de la nature ou de l'essence de la philosophie, non point difie a priori ou dduite comme une consquence d'une doctrine toute faite, mais ne d'une rflexion spontane sur les objets offerts naturellement ici l'historien, en l'espce les philosophies, monuments ternels de la pense humaine, source toujours vivante, sans cesse gn-ratrice de mditations et de lumire. C'est enfin l'application de cette mthole des cas concrets. Cette application est ce qui, en ralit, est le plus important, car une mthode n'est qu'un

    * Texte d'une confrence donne la Facult de Philosophie de l'Universit d'Ottawa, le 19 octobre 1970.

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    instrument et c'est son usage qui dcide finalement de sa valeur. Discuter in abstracto des mrites d'une mthode n'a gure de sens. Ce qui compte, c'est avant tout, comme disait Kant, la r-ponse la question quid facti : quel est en fait son rendement. En histoire de la philosophie, il en va de mme, lorsqu'une m-thode russit en fait mieux qu'une autre dbrouiller les textes difficiles, faire sortir de l'ombre des thories fondamentales peine souponnes qui clairent tout le reste, et ainsi fournir les clefs d'une intelligibilit parfaite, elle aura fait ses preuves et tabli en fait qu'elle est lgitime et recommandable. Recher-cher ensuite son fondement dans la nature de toute philosophie, ce n'est alors qu'une entreprise spculative dont le rsultat ne saurait gure ajouter ou retrancher la confiance en elle qu'au-raient pu pralablement inspirer ses rsultats concrets.

    L'application de cette mthode Fichte, Descartes, MaIe-branche, Berkeley, m'a paru donner des rsultats suffisamment intressants pour m'inciter la mettre en oeuvre rcemment dans l'tude de Spinoza.

    Ceci dit, il est urgent de caractriser plus prcisment une mthode dont il me semble qu'avec peut-tre quelque prsomption j'ai insinu qu'elle avait son prix avant d'avoir dit finalement en quoi elle consistait.

    L'historien de la philosophie a le choix entre deux points de vue. Il peut envisager la succession des doctrines, le mouve-ment des ides travers le temps, le passage de l'une l'autre, la transformation des thmes et des problmes. Il s'intresse alors plus aux liens et aux transitions qu' l'conomie interne des doc-trines et des oeuvres. Il se situe un point de vue dynamique, dans le devenir, se laissant en quelque sorte aller au fil du courant qui emporte le fleuve de la pense humaine., Ce point de vue qui est le plus proprement historique est des plus lgitimes. Il permet d'ouvrir des perspectives, de saisir des ensembles, de faire apercevoir d'une mme vue les vnements politiques, conomi-ques, religieux, idologiques, selon le synchronisme de leurs vo-lutions ou rvolutions. A cette cole, je donnerai le nom d'histoire horizontale de la philosophie. C'est elle qui est illustre par ces

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    traits qui commencent Thaes pour finir Heidegger, et, dans un tout autre style, par les oeuvres de ceux qu'on appelle les historiens des ides, ou encore aussi par les historiens de la culture. L'avantage de cette histoire, c'est qu'elle est minemment histo-rique. Son inconvnient, c'est que, ce qu'elle fait gagner du cot de l'histoire, elle le fait perdre du ct de la philosophie. Car finalement, elle cesse de se fixer sur ses objets propres : les doc-trines. Celles-ci ne sont qu'esquisses grands traits, rsumes dans leurs principes gnraux, leurs affirmations, leurs rsultats dtachs de leurs preuves et de leur architectonique ; et tout cela au dtriment de leur analyse approfondie, de la mise en vidence de leur structure interne. Elle droule devant nous une sorte de bande cinmatographique, faisant dfiler des silhouettes qui sitt apparues s'estompent et disparaissent. Elle nous fait circuler com-me en un cimetire o l'on se recueille avec politesse quelques moments devant chaque tombe. Ou bien, elle nous conduit travers cette Galerie der Narrheiten que raille Hegel aprs Dide-rot. Elle voque cette Tentation de saint Antoine, o Flaubert fait dfiler devant le saint les dieux des diverses religions qui, sitt passs, tombent en poussire. Aussi est-elle gnratrice de scepti-cisme et de dcouragement. A quoi bon reprendre soi-mme ce rocher de Sysiphe ? Quelle vanit que l'effort des hommes depuis qu'ils pensent philosophiquement !

    Cependant celui qui s'attache expressment aux objets qui sont ceux de cette histoire, c'est--dire aux grandes philosophies, reste tranger ce sentiment. Il prouve qu'elles sont comme ternelles. Il constate qu'elles sont toujours debout, certaines de-puis des millnaires, comme des objets possibles de rflexion inpuisable et indfinie. Il ne saurait douter qu'elles le resteront jamais et ne cesseront de briller au firmament de la pense humaine : Fulgebunt sicut stellae, dirait Renan, citant un texte connu !

    Mais s'il prouve un tel sentiment, c'est qu'il s'arrte sur elles pour s'y enfoncer et vivre dans leur mditation assidue.

    Ici, se dcouvre l'historien de la philosophie un nouveau point de vue. Les doctrines sont envisages en elles-mmes et pour elles-mmes. Tous les efforts sont tendus vers la fixation

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    et l'approfondissement de leur sens aux fins de la mditation philosophique. L'historien s'enferme dans les monographies. C'est le lieu de ce que j'appellerais l'histoire verticale de la philosophie, histoire moins proprement historique que l'autre, moins proc-cupe du mouvement collectif des ides, mais philosophique en ce sens qu'elle poursuit la signification philosophique profonde de telles ou telles oeuvres prises chacune chacune.

    Mais, l encore, plusieurs coles s'affrontent. Nous retien-drons les deux plus importantes.

    Pour la premire, on revient par un biais l'histoire propre-ment dite, par la pratique de la mthode des sources et de la biographie, mthode qui s'apparente celle d'une certaine his-toire littraire. Attentive aux circonstances de la vie, l'poque, l'ducation, aux lectures de l'auteur, elle explique son oeuvre en partie par celles des autres, en partie aussi par le souci qu'il a eu des proccupations, de la culture, des habitudes intellectuelles du public auquel il s'adresse. Bref, chaque philosophie est traite comme un vnement qui est arriv un certain moment.

    De toute vidence, cette mthode est indispensable. Le milieu o est ne et o s'est dveloppe une doctrine, les philosophies auxquelles elle a succd, auxquelles elle a d s'opposer ou se rfrer, la signification du langage du temps, les problmes qui lui sont propres, rien de tout cela ne saurait tre nglig sans qu'on s'interdise jamais l'intelligence de l'oeuvre.

    Le tout est de savoir si cette mthode suffit. On constatera d'abord qu'elle risque de mconnatre l'originalit de la doctrine en la ramenant du dj dit ; ou que l'originalit qu'elle lui concde ne rside que dans l'exprience intime de l'auteur, toute subjective, que par l mme elle tend la dpouiller de la porte universelle laquelle toute philosophie prtend. Elle conduit s'intresser, moins l'oeuvre qu' l'homme qui l'a faite, aux dmarches vitales qui l'ont conduit. Dans cette perspective, la signification doit tre recherche moins dans la doctrine rali-se, que dans son intentionnalit originelle. Aussi la forme de l'oeuvre est-elle tenue pour subsidiaire et conue comme dicte par les ncessits extrinsques de sa diffusion au dehors. L'essentiel

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    en est une certaine Weltanschauung originelle o tout est simul-tanment donn comme par une grce d'tat, la contexture de l'ouvrage, l'ordre de ses raisons n'tant qu'un ordre d'exposition qui lui-mme ne cre rien, mais se contente de traduire une in-tention toute faite. On retrouve ici un fond de psychologisme bergsonien, l'affirmation qu'une philosophie existe dj avant d'tre faite, c'est--dire avant d'tre ralise dans une oeuvre dont les structures et les mots ne feraient que la dgrader en la bana-lisant.

    On peut se demander toutefois quoi se rduirait cette intention dans le cas o aucune oeuvre n'aurait vu le jour, et si, loin d'tre la dernire tape d'une dgradation, l'oeuvre n'est pas le sommet d'une ascension ; si dans cette ralisation, l'esprit loin de s'extnuer n'est pas dpassement de lui-mme. C'est

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    influences qui l'ont marque, se vouerait au contre-sens. Dans cette limite, condition d'en faire l'entre et non le plat de rsistance, cette mthode reste valable. Elle doit subsister con-curremment avec cette autre mthode qui est en contraste avec elle, savoir celle des structures ou des raisons, mthode qui est la ntre et dont je vais vous parler maintenant.

    Ici nous dcouvrons une seconde cole. La mthode des structures consiste explorer moins l'intriorit suppose de Vau-teur, que l'intriorit de son oeuvre. Car si l'auteur n'est plus, l'oeuvre, elle, est l devant nous, dans les livres, comme un mo-nument, un objet, dont le sens n'est perceptible que par la mise en vidence des agencements conceptuels qui la rendent possible. Cette mthode est donc avant tout une mthode d'analyse. Mais elle n'est pas simple analyse. L'analyse en effet dcompose les lments d'un systme et peut montrer comment en fait ils s'as-semblent en lui ; mais elle s'en tient l et ne se proccupe pas de nous faire saisir pourquoi l'assemblage se fait ainsi et non autrement. Au contraire, la mthode des structures s'efforce de dcouvrir ce pourquoi. Elle ne met pas simplement en vidence les structures, elle en indique aussi en quelque sorte les raisons. C'est pourquoi, mme lorsque les structures d'une philosophie ne consistent pas en un ordre de raisons, la mthode des structures est toujours une mthode des raisons : il y a toujours une raison qui prside la mise en place de tel ou tel lment. Aussi dans un contexte philosophique donn, il semble que certaines con-clusions peuvent s'obtenir semblablement et mme plus ais-ment par des combinaisons, ou des voies, ou des dmonstrations, lgitimes dans le cadre du systme envisag, qui pourtant ne sont pas celles que l'auteur a choisies ; il s'agit alors de rechercher pourquoi celles-ci ont t prfres celles-l. La rponse ce pourquoi permet de progresser d'un pas de plus dans l'intellection de l'oeuvre. Par exemple, propos de Spinoza, c'est autre chose d'analyser ses dmonstrations et de montrer pourquoi entre plu-sieurs dmonstrations possibles il a choisi et d choisir l'une plutt que l'autre ; ou encore d'expliquer pourquoi ses dmonstra-tions qui sont de son aveu plus claires et plus simples n'ap-paraissent qu'en marge de la dduction principale et sont rel-

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    gues dans de simples scolies. La dduction cartsienne selon l'ordre des raisons, la combinatoire si complexe propre MaIe-branche, avec ses dplacements d'quilibre et ses glissements de concepts etc., requirent la solution de problmes analogues. Lorqu'on a rpondu ces questions, qu'on a dcouvert la raison de l'ordre, ou des voies, ou des combinaisons adoptes, on circule dans le monument philosophique avec la mme aisance que l'ar-chitecte dans la btisse dont il a saisi les secrets, c'est--dire les facteurs de son quilibre, les calculs ayant prsid son dification en fonction des intentions du constructeur. Or !'intellection de cet-te architectonique des concepts rgit finalement l'intellection des concepts eux-mmes selon les intentions les plus profondes de la doctrine.

    Voyons maintenant comment, se situant l'intrieur de l'oeuvre pour en dterminer les structures constitutives, cette mthode se fonde sur la nature de l'oeuvre philosophique d'une part en tant qu'oeuvre, d'autre part en tant que philosophique.

    Comme toute oeuvre humaine, la ralisation d'une philo-sophie est conditionne par l'emploi d'une technique. La nature de l'oeuvre et la fin laquelle elle rpond en dterminent le choix, et l'oeuvre acheve en porte la marque. Puisqu'il y a une technique de l'oeuvre d'art, une technique de l'oeuvre scientifique, il doit y en avoir une pour l'oeuvre philosophique, technique qui doit dif-frer des autres dans la mesure o la philosophie diffre de l'art et de la science. L'embarras commence lorsqu'il s'agit de dfinir cette diffrence, car il y a autant de dfinitions de la nature et des fins de la philosophie qu'il y a de doctrines. Il faut donc pour rpondre la question partir, non de ces dfinitions, mais de faits re-cueillis dans l'exprience et dans l'histoire.

    Si l'on considre ce qu'a t en fait la philosophie depuis ses origines, on constate qu'elle a toujours t plus ou moins lie, comme son nom l'indique, une sagesse, c'est--dire la recherche d'une faon d'tre et de vivre, claire par la raison et devant procurer l'homme le maximum d'une flicit faire de plni-tude et de contentement.

    Se proposant de donner une recette du bien-vivre qui couvre toutes les circonstances possibles de l'existence, elle est inlucta-

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    blement amene situer l'homme dans l'ensemble des choses, unir en une seule, l'nigme de la vie et celle de l'univers, d-couvrir leur solution commune dans une unique thorie qui se donne comme connaissance de la vrit.

    De l rsulte une intuition d'ensemble qui, anime par une aspiration fondamentale, se prsente comme vision du monde ( Weltanschauung ) . La philosophie est par l rapproche de l'art et de la religion qui sont les seuls avec elle constituer chacune une vision du monde. On pourra, partir de l, comme l'a fait Dilthey, prciser ce qu'est une W.A. et la mesure dans laquelle la philosophie est W.A. Ce qui distingue les Weltans-chauungen des autres systmes culturels (droit, science, etc. ) , c'est, selon Dilthey, qu'en elles la volont humaine ne tend pas vers des buts dtermins, mais vers une fin dsintresse : rpon-dre l'nigme de l'univers et de la vie. Bref, toute Weltans-chauung apparat comme un complexe spirituel comportant une connaissance du monde, un idal, un systme de rgles, une fina-lit suprme excluant d'autre part toute intention d'accomplir des actions prcises, toute attribution pratique dtermine \ Ce qui diffrencie la Weltanschauung philosophique des deux autres, c'est, selon le mme auteur, qu'elle combine les trois lments qui constituent l'ensemble structural psychologique, savoir la connaissance, la volont et l'affectivit, en prenant la connaissance comme principe organisateur, alors que la religion prend ce principe dans la volont et la posie dans l'affectivit. C'est pourquoi toute philosophie procde de la pense logique. Les diffrents types de philosophie : naturalisme, idalisme de la libert, idalisme objectif naissent de ce que c'est tantt la con-naissance, tantt la volont, tantt l'affectivit que la pense logique choisit comme axe de sa systmatisation.

    D'aprs cette conception, l'lment logique semble tre fon-damental pour la philosophie, puisqu'il en constitue la diffrence spcifique. C'est l un premier point sur lequel on pourra s'accor-der. Cependant, et c'est notre sens la faiblesse de cette concep-tion, qui est celle de Dilthey, l'lment logique n'est pas encore ici un facteur tellement fondamental, puisque l'essentiel, pour

    1. DILTHEY, W. Das Wesen der Philosophie (Ges. Sehr) V. p. 372-380.

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    Dilthey, c'est le substratum psychologique, fond de toute Wel-tanschauung, substratum que l'organisation logique se contente d'informer de faon extrinsque. Bien mieux, cette constitution en propositions universelles, qui la distingue des WeIt ans chuungen ( potique et religieuse ) , est considre comme la source d'illu-sions trompeuses auxquelles celles-ci chappent. Toute philo-sophie semble donc ramene par l une sorte de pome d'un genre infrieur. Elle n'a d'autre intrt que subjectif, elle n'est que le reflet d'un paysage mental. Quant aux monuments cons-titus par l'architecture des concepts et leurs enchanements logi-ques, ils ne sont en eux-mmes que des tissus poussireux d'entits abstraites 2 . Par des voies diffrentes, Bergson, dans sa confrence de Bologne, retrouvera des conclusions analogues, les structures conceptuelles n'tant que la traduction en un lan-gage accessible au commun des hommes d'une intuition ineffable qui se trouve par l dgrade et banalise.

    Cependant, si nous considrons plus attentivement les philo-sophies, nous les voyons se donner toutes pour autre chose, de telle sorte que l'lment logique et architectonique loin d'y tre secondaire y est fondamental.

    D'abord ce sont des doctrines ( Doctrina docere Le-hre ) , autrement dit des enseignements. Sans doute, cet enseigne-ment est-il par certains traits communication d'un message sal-vateur, ce qui le rapproche de la prdication religieuse ; mais il s'en loigne en ce qu'il prtend imposer une vrit l'universa-lit des tres raisonnables en n'ayant recours qu' des vidences, analyses, dmonstrations qui ressortent directement la raison ou que la raison assume indirectement lorsqu'elle habilite comme lment de preuve ou comme voies d'accs des facteurs irration-nels.

    En second lieu, les concepts et les raisonnements sont pour le philosophe le moyen, non pas simplement de communiquer sa doctrine au dehors, mais de la constituer pour lui-mme et de la rendre valable ses yeux. Par leur moyen, il ne traduit pas une intuition originelle tombe du ciel, mais il promeut une intuition

    2. DILTHEY, W. Das Wesen der Philosophie (Ges. Schr.) V. p. 382.

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    et une formule d'intellection laquelle il se sent ncessairement contraint d'adhrer comme une vrit. Cette intuition intelli-gente n'est pas le point de dpart, mais le point d'arrive de tout le processus.

    Construction rationnelle imposant invinciblement l'intel-ligence une vrit dans un savoir certain en vertu de sa rigueur dmonstrative, la philosophie semble alors beaucoup plus prs de la science que de la posie et de la religion. Cette troite affinit de la philosophie et de la science parat atteste par l'histoire qui nous montre l'volution de l'une intimement mle celle de l'autre : la plupart des sciences fondamentales ont eu des philo-sophes pour inventeurs ; la plupart des grandes rvolutions scien-tifiques se sont traduites en systmes philosophiques ( Descartes, Kant, etc. ) . Or, si la philosophie est en affinit avec la science, il parat naturel que les lments logiques en soient le facteur constitutif primordial. Etant comme la science un effort pour connatre et comprendre le rel, elle institue, comme elle, une problmatique. Toutes les grandes doctrines peuvent se caract-riser par des problmes : que ce soit le problme de l'Un et du multiple chez les pr-socratiques ; celui de la possibilit de la science et de la prdication chez Platon, celui des causes premires et de la mthode gnrale des sciences chez Aristote, celui de la valeur objective des mathmatiques, des ides claires et distinctes, de la possibilit d'une physique mathmatique, chez Descartes ; celui des jugements synthtiques a priori chez Kant, etc.

    Instituant des problmes, la philosophie doit comme la science y rpondre par des thories. Or, toute thorie n'est vala-ble que si elle est dmontre. La dmonstration n'a pas simplement pour but de l'imposer autrui, mais de faire natre en toute intelligence, y compris en celle de son protagoniste, l'intellection du problme et de sa solution.

    C'est pourquoi l'lment logique doit assumer dans toute phi-losophie, non pas une fonction de traduction (d'un paysage mental ou d'une intuition ) , mais une fonction de validation et mme de constitution. D'o l'importance de la systmatisation, qui n'appa-rat pas seulement comme la mise en forme extrinsque d'un con-tenu antrieurement donn, mais comme ce par quoi ce contenu

  • MTHODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE \J

    s'engendre, au moins en partie en tout cas, et se constitue comme philosophie. La systmatisation apparat d'ailleurs partout o s'instituent des thories ; commencer par la science, dont toutes les thories sont des systmes d'explication, par exemple les thories des quations, des sections coniques, des ensembles, de la gravitation universelle, du mtabolisme, etc.

    Sans doute la systmatisation scientifique n'est-elle pas tout fait le systme philosophique. La premire est ouverte, le second est ferm. Mais cette diffrence tient la nature du problme rsoudre. Le problme du monde et de l'homme dans le monde est un problme universel qui enveloppe une rponse universelle et absolue. Portant sur la totalit de l'objet, chaque philosophie est enveloppante sans tre enveloppe. Elle doit en consquence, quel que soit son type, idaliste ou raliste, naturaliste ou spiri-tualiste, organiser l'ensemble sous un principe de totalit qui, ne pouvant tre contenu dans aucun donn, est ncessairement a priori.

    La technique de toute philosophie est donc toujours une mthode d'essence logique et constructive, visant la fois 1'intel-lection et la dcouverte, poursuivant la solution d'un problme et l'instauration d'une vrit considre comme dmontrable di-rectement ou indirectement. C'est donc dire, que toute philoso-phie s'institue par des raisons ; raisons qui sont pour le philosophe les vritables causes de son monument, puisque c'est par elles qu'il se voit le produire. Sans doute est-il orient dans son entre-prise par des causes dterminantes, sans rapport avec ces raisons constitutives : aspiration exprimant son temprament, son ca-ractre, suggestions venues du milieu social, des influences subies et acceptes, de l'tat des problmes scientifiques du moment, des mouvements de la conscience religieuse, etc...

    Mais chaque philosophe est convaincu que sa philosophie surgit en toute indpendance de par la force de ses raisons cons-tituantes ; qu'elle chappe par l la trame des causes aveugles, extrieures l'implication interne des concepts ; qu'elle n'est pas un rsultat mort, impos du dehors par des forces obscures son intelligence passive, proccupe seulement de mettre en forme ce qu'elle ne saurait elle-mme produire.

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    C'est le mouvement n du lien des raisons, c'est le jeu et l'imbrication des concepts dont il est fait qui ouvrent seuls devant l'intelligence des perspectives philosophiques transcendant les l-mentaires aspirations ou besoins qui ont pu initialement com-mander l'orientation du gnie crateur. Aussi, n'est-ce pas l l'me de l'individu Kant, ni les ressorts psychiques de sa produc-tion littraire, ni les tendances originelles l'ayant port vouloir contre Hume fonder la science, et, contre le dogmatisme de Spinoza et de Leibniz, la ralit de la libert, qui retiennent le philosophe, ce sont les combinaisons conceptuelles que dploient les trois critiques et qui imposent invinciblement notre vue, comme un objet rsistant, un monde dont nous semblons devoir rester captifs sitt que nous avons consenti y entrer. C'est pourquoi comme je l'ai dj dit et crit, chaque philosophie doit tre dfinie moins comme une vision du monde ( Weltans-chauung ) que comme un monde de concepts ( Gedankentvelt ) .

    La systmatique rationnelle n'est donc pas seulement ce par quoi une philosophie se construit, mais encore ce par quoi elle constitue un objet et conquiert une ralit. Si cette systma-tique achve la dmonstration en assurant la cohrence des diff-rents thmes, si elle introduit ainsi une srie de recoupements qui fondent dfinitivement les conclusions, c'est pour donner une valeur incontestable 'objet la reprsentation construite.

    Rsolution de problmes, construction dmonstrative nces-saire se constituant par des raisons, visant une universalit d'ordre rationnel, impliquant des oprations logiques grce aux-quelles elle peut se prsenter l'entendement comme une vrit, la philosophie semble incliner vers la science. Mais d'autre part, valant en soi et par soi, indpendamment de toute vrit d'enten-dement, puisqu'elle engendre une ralit, impliquant une rf-rence une valeur dont l'affirmation privilgie rpond un vcu et commande un style de conduite, elle semble incliner vers la posie et vers la religion. Et cependant, elle n'est ni science, ni religion, ni posie, car ni la religion ni la posie ne se constituent par des raisons, tandis que les raisons qui constituent la science ne produisent aucune ralit valable par elle-mme. Enfin les sciences sont unes et anonymes, tandis que chaque philosophie

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    est elle-mme toute la science ; systme de raisons irrductibles aux autres, elle porte toujours le nom de son auteur.

    On voit par l peu prs comment on peut fonder sur la nature de l'oeuvre philosophique comme oeuvre et comme philo-sophique la lgimit de la mthode des structures ; comment ces structures constitues de chaque philosophie, quoique rationnelles, ne sont pas universelles, mais diffrentes pour chacune ; comment les monographies sont indispensables leur tude et doivent se donner pour tche de restituer en quelque sorte le monde logique qui est le leur.

    Cependant, comme je le disais tout l'heure, la valeur d'une mthode d'interprtation ne peut, en dfinitive se fonder que sur ses fruits. Si au terme d'une tude, la mthode recommande a permis d'expliquer les textes les plus difficiles, de dissiper les obscurits et de rpondre aux questions jusqu' maintenant lais-ses sans rponse par la critique, elle sera valable. Sinon, non. Ainsi donc, l'usage permet de dcider, et le jugement doit demeurer suspendu tant qu'on n'a pas pleinement satisfait cette dcisive preuve.

    Collge de France