Guespin, Louis - Problématique Des Travaux Sur Le Discours Politique

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Guespin Discurso político

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  • Louis Guespin

    1. Problmatique des travaux sur le discours politiqueIn: Langages, 6e anne, n23, 1971. pp. 3-24.

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    Guespin Louis. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique. In: Langages, 6e anne, n23, 1971. pp. 3-24.

    doi : 10.3406/lgge.1971.2048

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1971_num_6_23_2048

  • L. GUESPIN Rouen

    PROBLMATIQUE DES TRAVAUX SUR LE DISCOURS POLITIQUE

    Ce travail se voudrait une mise au point sur les problmes thoriques et pratiques de l'analyse du discours. En mme temps qu'il introduit le prsent numro de Langages, il fera frquemment rfrence au numro 9 de la revue Langue franaise, dont le titre, Linguistique et socit, indique une orientation particulire et indispensable, prise aujourd'hui par l'analyse du discours *. Au long de l'article, on traitera donc de l'analyse du discours en gnral, mais le lecteur s'apercevra de la conception de plus en plus restrictive de cet objet; ceci n'est pas l'effet d'un hasard ni d'une ngligence. En fait, l'expos commence dans une problmatique du mot, qui ne comporte pas mme la notion de discours, pour s'achever sur une vocation des techniques actuelles de l'analyse du discours politique. Confront un texte, l'analyste a tent diverses mthodes, et de ces diffrentes approches sont ns certains concepts, qui ont t en s'affi- nant, donc en se divisant. La notion de mot, prpondrante en dbut d'tude, disparatra progressivement. La notion de texte, vague et inoprante (sauf retrouver sa validit l'occasion du travail de D. Slakta), se verra substituer les concepts d'nonc et de discours. Enfin, la structure, vidente et de bon sens , apparatra au fil de l'expos comme sans cesse plus construite, toujours plus dpendante de la construction mme qu'on en veut faire.

    Langue franaise, 9 est une prsentation, aussi ouverte que possible au non-spcialiste, de l'tat actuel de l'analyse du discours et, singulirement dans sa premire partie, du discours politique. On y trouve, encadrs par une introduction et une synthse de J.-B. Marcellesi, un article thorique de G. Provost-Chauveau, puis un chantillonnage de

    1. Ce papier intgre les lments d'une discussion qui, lors de la parution de Langue franaise, 9, a runi, autour de J. Dubois et L. Guilbert, divers usagers de l'analyse de discours : A.-A. Archibald, F. Dubois-Charlier, B. Gardin, J. Guespin-Michel, J. Guilhaumou, M. HoussiN, D. Maldidier, J.-B. Marcellesi, B. Perrier, R. Robin, J. Rony, Serrano, J. Touar-Estrada. Qu'ils soient ici remercis de leurs suggestions et de leurs critiques; les premires ont enrichi l'expos sur bien des points, les secondes nous ont en particulier amen modifier la conclusion : la dfinition mme du discours politique ainsi que la considration de la lecture comme condition de production ont t l'objet de prcisions fructueuses.

  • travaux mthodologiques, portant sur renonciation (L. Courdesses), l'application de la mthode de Z. Harris (D. Maldidier), l'application l'analyse du discours de la grammaire des cas de Fillmore (D. Slakta), la contribution linguistique d'une historienne (R. Robin); une deuxime partie chappe notre objet immdiat, en posant les problmes socio- linguistiques hors de la perspective de l'analyse du discours.

    Cette orientation, fconde et enrichissante tant pour la linguistique que pour de nombreuses tudes fondes sur le texte, est particulirement issue de l'initiative de J. Dubois; elle a pris conscience de son originalit l'occasion du colloque de Saint-Cloud en 1968 (voir Cahiers de Lexicologie nos 13, 14, 15). De nombreux travaux ont t entrepris dans cette optique, sous la direction de J. Dubois et de L. Guilbert. Outre les nombreuses rfrences fournies plus loin, nous aimerions signaler ici un article sur Lu formation du nom la Commune de Paris dans le discours de Marx 2 par l'quipe de L. Guilbert, ainsi que le travail de M. Barat sur Le vocabulaire des ennemis de la Commune 3. La nouveaut ainsi que la richesse de la production dans le domaine de l'analyse du discours politique ont fait natre un besoin, que cherche combler l'actuel numro de la revue Langages, qui se veut une mise au point sur la problmatique la plus actuelle de la sociolinguistique.

    1 . Le point de vue lexical.

    Cette premire partie du travail parlera du vocabulaire des textes politiques. Il n'y a en effet aucune raison pour l'instant d'employer le mot discours. Ce terme ne pourrait avoir ici que le sens qui est le sien dans le vocabulaire gnral. Prcisons donc cette premire approche : l'analyste qui emploie les mthodes lexicologiques traditionnelles travaille sur des textes, qu'il regroupe en corpus.

    A travers les travaux du centre de Saint-Cloud, on ne voit pas que le fait de travailler sur un corpus de textes politiques puisse tre la source d'un problme particulier de mthode lexicale. Restera bien sr pos le problme des idiolectes, invitable en lexicologie structurale; si l'analyste s'intresse des microsystmes linguistiques, il pourra tre amen par exemple tudier le passage d'un terme du vocabulaire gnral au vocabulaire de la politique; ainsi Mme Viguier s'intresse-t-elle l'entre du mot individu dans le lexique politique du xvine sicle 4.

    Nous voudrions poser le problme de la lgitimit, puis du profit tirer des tudes de ce type. Leur bien-fond est mis en doute par M. Pcheux 5, tout au moins en ce qui concerne les mthodes reposant sur le dcompte frquentiel, les mthodes statistiques appliques aux signes linguistiques l'intrieur d'un corpus : Le rapport au domaine

    2. La Nouvelle Critique, numro spcial, Expriences et Langage de la Commune de Paris.

    3. La Pense, avril 1971. 4. Cahiers de Lexicologie, 13, Individu au xvine sicle. 5. Analyse automatique du discours, Dunod, 1969.

  • linguistique est ici rduit au minimum; on peut dire que le seul concept d'origine linguistique est celui de la bi-univocit du rapport signifiant- signifi, ce qui autorise noter la prsence du mme contenu de pense chaque fois que le mme signe apparat. Mais ce concept appartient un champ thorique pr-saussurien, et la linguistique actuelle repose en grande partie sur l'ide qu'un terme n'a de sens dans une langue que parce qu'il a plusieurs sens, ce qui revient nier que le rapport du signifiant au signifi soit bi-univoque... Les effets de sens qui constituent le contenu du texte sont ngligs; on paye l'objectivit de l'information recueillie par la difficult d'en faire l'usage qu'on prvoyait. C'est dnoncer le mcanisme d'une telle tude, si elle vise tablir des rsultats culturels, sociaux, politiques en mme temps que linguistiques. Or, le cas peut se produire. On en trouve l'exemple dans la conclusion de l'article cit de Mme Viguier : Le signe ne change point de sens en entrant dans le lexique politique; c'est bien plutt l'attitude politique qui se modifie l'insertion de ce nouveau vocable : non seulement le mot a un sens, mais encore, transfr un domaine qui ne lui est pas originel, il ne va pas modifier un filet linguistique 6, mais une attitude politique. Il existe donc bien un point de vue encore attest en lexicologie, selon lequel le rapport signifiant-signifi est bi-univoque, conformment aux postulats implicites de la plupart des travaux antrieurs F. de Saussure.

    La notion de lexique politique nous amne poser la question des champs smantiques. On trouvera chez G. Mounin (op. cit.) un rappel du problme qui se posait J. Trier : celui du rapport entre les structures du lexique et la structure de la ralit. Pour qu'un champ conceptuel de l'observateur linguistique puisse tre rput champ lexical, il faut et il suffit que son systme s'oppose aux autres microsystmes de la langue 7. On s'aperoit vite la pratique que ce point de vue a abouti des tudes brillantes mais limites; on en prendra pour exemple le travail de Louns- bury sur la parent (Langages, 1); il est de fait que certains vocabulaires sont particulirement accueillants un rapport immdiat expression- contenu. On pourra citer les vocabulaires technico-scientifiques, particulirement tudis par L. Guilbert 8, les termes de parent (Lounsbury, op. cit.; J. Dubois et L. Irigaray, Cahiers de Lexicologie, 8), ainsi que l'tude de divers classements lexicaux (plantes, etc.). Toutefois, le nombre mme des tudes faites en ce sens, leur validit mme, permettent de conclure a contrario pour l'ensemble du vocabulaire : si certains microsystmes, parfois importants, permettent l'observateur un compte rendu par structuration isomorphe expression-contenu, le vocabulaire gnral, c'est--dire ici les procdures gnrales de structuration linguistique telles que l'analyste peut les construire, n'autorise pas la mme dmarche.

    Une autre approche peut tre mentionne ici, car nous voudrions

    6. Selon l'expression de G. Mounin, Les problmes thoriques de la traduction, 1963.

    7. Voir J.-B. et Chr. Marcellesi, Les tudes de lexique, points de vue et perspectives , Langue franaise, 2.

    8. La formation du vocabulaire de l'aviation, 1965; Le vocabulaire de l'astronautique, 1967.

  • la soumettre la mme critique; on pense la tentative d'ApRESJAN pour structurer un champ smantique en fonction d'oppositions grammaticales (Langages, 1) : par les ressemblances et les diffrences de comportement syntaxique des lments linguistiques, on peut aboutir, estime Apres jan, des conclusions objectives sur les ressemblances et les diffrences smantiques. Il semble que dans les deux essais de classification, on aboutisse galement la tautologie : le reprage d'une structuration permet de conclure cette structuration. La postulation des champs smantiques comme ralit donne semble finalement idaliste, parce que supposant un rapport immdiat entre le mot et la chose. Le vrai problme nous semble tre un cas particulier du problme gnral de la smiologie, que l'on aimerait pouvoir formuler comme un rapport dialectique plusieurs niveaux entre le signe, la rfrence et le rfrent. A ce sujet, que nous ne pouvons aborder ici, nous renvoyons A. Schaff 9, et nous signalons le compte rendu du deuxime colloque de Cluny 10 dont le problme central tait celui du mouvement de la signification.

    On verra ici mme, chez J.-B. Marcellesi, un argument important contre le dcompte frquentiel : dans ce type rhtorique frquent qu'est le discours polmique, loin de dire ce qu'il est, le sujet rfute ce que les autres ont dit de lui, et dit son tour ce que sont ou ne sont pas les autres (dmasquage); c'est dire que le vocabulaire attest se pliera essentiellement ces exigences; les consquences statistiques sont videntes.

    Enfin, un troisime point important de ces rserves sur l'outil lexico- logique nous est fourni par un lexicologue : L. Guilbert met en vidence dans sa thse le caractre insatisfaisant du mot comme unit, et nous propose unit de signification . E. Benveniste n propose, de ces units de signification, sous le nom de synapsies, une dfinition syntactico- smantique : la synapsie repose sur une proposition de base nominalise par des morphmes comme de ou . C'est dire combien les mthodes de dcompte frquentiel se proposant pour norme les entres du dictionnaire sont insatisfaisantes. A ce sujet, on trouvera une bonne mise au point de Ch. Muller 12; l'article pose galement la question de l'utilit de la statistique lexicale et de ses limites.

    L. Guilbert et E. Benveniste nous guident vers une rserve plus importante, qui ne peut tre qu'voque pour l'instant, puisqu'elle s'appuie sur des travaux dont nous devrons donner en troisime partie la problmatique et la mthodologie. Il convient cependant d'en rsumer les conclusions ds prsent. J.-B. Marcellesi, dans sa thse sur Le vocabulaire du Congrs de Tours, partait de l'hypothse banale du rapport immdiat entre appartenance politique et vocabulaire; il est amen constater que l'usage fait par les historiens de mots comme indices , permettant de vrifier un classement historique, est sans doute lgitime,

    9. Introduction la smantique, ch. III, en particulier La signification en tant que relation .

    10. La Nouvelle Critique, Littrature et idologies . 11. Bulletin de la Socit de Linguistique, 1966. Pour une tude de l'unit synap-

    tique, voir L. Guilbert, Problmes de Nologie lexicale , Actes du Xe Congrs international des linguistes, 1970.

    12. Langue franaise, 2.

  • mais que ces carts, pertinents historiquement, ne le sont pas linguisti- quement : la conclusion est que le vocabulaire politique, en 1920, est commun aux groupes et aux individus. Les carts observs ne correspondent nullement un modle de comptence diffrent 13. D. Maldidier, dans sa thse sur Le vocabulaire de la guerre d'Algrie, confirme ces conclusions : les noncs tudis s'opposent par leur attitude l'gard des mots, donc par ce qui sous-tend le vocabulaire employ, non par les mots eux-mmes. Comme annonc, nous nous contenterons pour l'instant de ces indications schmatiques; il tait important d'indiquer ds prsent que des recherches pratiques tendent confirmer le malaise thorique que nous cause le recours au seul vocabulaire pour l'analyse des textes.

    Toutefois, avant d'en venir une autre conception de l'analyse, il convient de s'interroger sur le profit tirer d'une tude lexicale. J. Dubois 14, constatant le caractre partiel d'une tude qui en resterait aux performances verbales, crit cependant : II est essentiel que la lexicologie soit considre seulement comme un des moyens, privilgi sans doute, mais non unique, de l'analyse des noncs raliss. Si nous avons critiqu la conception d'une tude lexicologique pour ce qu'elle comportait de statique du point de vue du signe, il reste que les enqutes de la lexicologie sont irremplaables pour la dtermination mme des propositions sous-jacentes, comme nous le verrons plus loin 15. A ce titre, toutes les connaissances que nous apportent les mthodes lexicales (dcomptes frquentiels de . Muller et M. Tournier, mthode structurale diachronique, tude des cooccurrences) sont prcieuses. A la limite, ne serait-ce pas reprendre l'illusion positiviste que de s'interdire ce recours? La lexicologie est facilement positiviste elle-mme, puisqu'elle se plie volontiers au prcepte de A. Comte, en s'occupant davantage des phnomnes que de la nature des choses : il ne faut pas s'en tonner, car elle doit beaucoup au distributionnalisme amricain, positiviste par essence. Mais dpasser le positivisme ne consiste pas sacrifier la branche positiviste d'une science sous prtexte de ses implications : on retomberait dans la dmarche comtienne, en difiant des frontires injustifies. Il s'agit au contraire de dbarrasser la lexicologie de ses implications, par son remploi au service d'une problmatique nouvelle, qui donne chance, par une thorie sciemment construite, d'arriver plus prs de la nature des choses. A ce sujet, nous renvoyons l'article de D. Slakta tant pour sa mise au point sur la prtendue ralit des structures que pour sa rexploitation de la lexicologie.

    Autre argument de prudence : les travaux d'analyse d'nonc auxquels nous avons fait allusion (J.-B. Marcellesi, D. Maldidier) demandent tre complts. J.-B. Marcellesi crit trs prudemment : II reste vrifier que ce qui est vrai pour 1920 l'est aussi pour d'autres poques, l'est aussi pour le vocabulaire politique proprement dit toutes les poques 16. Si cette hypothse le tente, il reste cependant voir si la situation choisie (un congrs de scission et de fondation) n'a pas influ

    13. La Pense, octobre 1970; voir ici mme. 14. Cahiers de Lexicologie, 15, Lexicologie et analyse d'nonc . 15. D. Slakta, Langue franaise, 9, et ici mme. 16. La Pense, octobre 1970.

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    sur les conclusions : par exemple, la relation d'vnements semblables dans le Populaire et dans VHumanit dix ans plus tard ne permettrait-elle de dceler aucun clivage linguistique? Divers travaux sont ncessaires en ce sens. Nos recherches sur le vocabulaire de la Rsistance et de la Collaboration ne nous semblent pas exclure que les conditions mmes de la parole puissent agir sur la langue (ide saussurienne qui demande, nous le verrons plus loin, tre srieusement repense sur le plan des concepts, mais qui pourrait bien rester dialectiquement fructueuse), c'est--dire, que les conditions de production puissent entraner unemodi- fication provisoirement limite des potentialits de la langue. La conception d'un modle de comptence entirement coup du modle de performance n'offre gure de possibilits de rendre compte de l'histoire.

    2. Rvaluation de concepts.

    Aussi bien, la discussion ne doit pas porter sur la validit de telle ou telle recherche; la limite, on aboutit des condamnations telles que celle de M. Pcheux (op. cit.) faisant de la mthode des dcomptes frquentiels une mthode infra-linguistique ; cette attitude risquerait d'appauvrir la linguistique, aussi bien que celle qui cantonnerait l'tude du vocabulaire aux mots indices , selon l'hypothse nave explicite et rfute par J.-B. Marcellesi.

    Fonde sur une volution due certains travaux que nous tudierons en troisime partie, une rvaluation de certains concepts linguistiques est en cours. Nous avons tout l'heure voqu les concepts de langue et de parole. Cette opposition tait lgitime et fructueuse au temps de F. de Saussure, puisqu'elle a permis de dfinir les tches immdiates de la linguistique pour une quarantaine d'annes, en la limitant la langue, et de rendre compte de manire provisoirement satisfaisante de la dimension historique par le recours la notion de crativit de la parole 17; elle a t revue par la superposition des concepts de comptence et performance, qui ne lui sont pas homologues (voir ici-mme l'article de D. Slakta); toutefois, ni l'une ni l'autre des oppositions n'est sans doute parfaitement opratoire de nos jours; l'inverse de la situation au temps de Saussure, il semble que la thorie soit aujourd'hui en retard sur la pratique. Pour faire le point, utilisons l'article de J. Dubois, Lexicologie et analyse nonc 18; il nous rappelle que le linguiste distingue entre le modle de comptence, dfini par l'ensemble des rgles qui permettent d'engendrer des phrases reconnues comme du franais par l'ensemble des locuteurs (critre de grammaticalit) et le modle de performance qui est la mise en uvre, dans une situation de communication dfinie et par un sujet parlant spcifique, de l'ensemble de ces rgles .

    17. On verra avec D. Slakta comment les concepts de langue /parole ont pu et peuvent encore constituer un blocage pistmologique. Il reste que l'effort de Saussure pour les btir demeure l'acte de fondation de la linguistique moderne. Nous renvoyons l'article de Cl. Normand, La Pense, dcembre 1970, dont la lecture rcurrente de deux chapitres de Saussure tablit bien le chevauchement de diverses dmarches de pense chez l'auteur du Cours, dmarches dont l'une, hypothtico- dductive, fonde la langue comme systme de valeurs.

    18. Cahiers de Lexicologie, 15.

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    Le point de vue expos ensuite est que le modle de comptence est entirement du ressort du linguiste, cependant que le modle de performance fait appel la fois 1) au linguiste, 2) au psychologue, au titre du sujet, 3) l'historien et au sociologue, au titre de la situation. Admettons provisoirement que ce soit si simple : si le modle de performance clate ainsi, sans doute le concept de performance (comme celui de la parole saussurienne) demande-t-il rvision; la performance est en effet d'abord dfinie comme un rapport la comptence, mais elle ne peut apparatre que par rapport d'autres variables, sujet et situation. Comme en fait on s'achemine vers une thorie linguistique, et du sujet, et de la situation, il semble que le concept de performance soit repenser, subdiviser en plusieurs concepts linguistiques.

    Prcisons que ces rflexions sont amenes, tant par la pratique de l'analyse dans l'quipe influence par les rflexions de J. Dubois, que par l'apparition d'une autre opposition bipolaire, celle d'nonc/non- ciation. Le terme d'nonc est ancien; son complmentaire, renonciation (cf. Langages, 17) apparat clairement avec R. Jakobson, E. Benveniste et J. Lacan. Le terme d'nonc tant ds lors spcifi pour le texte mis, renonciation sera l'acte d'appropriation de la langue par le sujet, l'acte par lequel le locuteur tablit son rapport la langue et au monde. nonc et nonciation distinguent deux actes de parole : l'nonc, c'est le texte dit, quelle que soit son origine, son destinataire, son efficacit; renonciation, c'est l'acte constitutif du texte, le centrage de la langue par rapport aux divers ples de la communication. Dans i7 vient, nous pouvons ainsi distinguer l'nonc, susceptible d'tre tudi hors du systme rfrentiel, et renonciation, qui suppose un locuteur distinct du sujet de la phrase, et un interlocuteur distinct de l'un comme de l'autre.

    On comprend que la perception de cette opposition amne dcouvrir un immense domaine neuf. L'opposition telle quelle, fructueuse, demeurait simpliste; ds lors qu'on distingue l'acte de parole, on est trs vite amen constater la superposition de divers actes de parole dans certains noncs : dire je dclare la sance ouverte et dire il dclare la sance ouverte sont d'abord deux actes de parole videmment distincts, au mme titre que je viens et il vient. Mais ils sont aussi autrement diffrents l'un de l'autre : il dclare la sance ouverte peut tre vrai ou faux, mais n'agit en rien sur l'ouverture de la sance; je dclare la sance ouverte l'ouvre effectivement : prononc dans la situation voulue, cet nonc est forcment vrai, il a valeur d'action.

    Ds lors, les oppositions se multiplient. Dans l'nonc, nous avons dsormais une distinction texte-objet /acte de parole; dans renonciation, une distinction va s'tablir aussi : en effet, l'acte de parole de renonciation engage tout le procs de la communication; dire que le sujet parlant s'est situ par rapport sa langue et par rapport au monde reste vague : ce monde englobe en effet aussi une composante linguistique, celle des noncs prcdents par rapport auxquels la locution actuelle se situe. Il est certain que la recherche en ce domaine est particulirement indispensable; si le mouvement dialectique de la langue et de la parole n'a jamais pu tre mis en vidence, il y a des chances que la raison en soit l'extension excessive des concepts appliqus l'tude. Dialectiser Saussure en disant par exemple que l'aspect individuel de la parole est

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    contradictoire de l'aspect social de la langue, et que cette contradiction se rsout par l'volution historique, solliciterait peu le texte du Cours, mais serait schmatique et aventur 19. La simple prise en compte des faits dnonciation introduit dj un maillon supplmentaire, l'homme tant la fois dans sa langue et dans sa parole.

    Il convient enfin d'introduire un nouveau concept, purement opratoire, et, comme tel, souffrant de toutes les retombes dues l'imprcision et au caractre trop comprhensif des concepts prcdemment rappels. Il s'agit du discours. Si nous avons commenc ce travail en parlant d'analyse de texte, c'tait une imprcision volontaire. Le mot texte, restant excessivement vague, n'avait pas ici reu de statut linguistique (on verra, dans le travail de D. Slakta, comment le concept de texte peut se substituer, partir de Firth, la notion de corpus). Le mot d'nonc et celui de discours tendent s'organiser en une opposition; l'nonc, c'est la suite des phrases mises entre deux blancs smantiques, deux arrts de la communication; le discours, c'est l'nonc considr du point de vue du mcanisme discursif qui le conditionne. Ainsi, un regard jet sur un texte du point de vue de sa structuration en langue en fait un nonc; une tude linguistique des conditions de production de ce texte en fera un discours. Avant d'aller plus loin, il convient d'indiquer rapidement le statut de la phrase dans la linguistique du xxe sicle; chez Saussure, elle relve de la parole : La phrase est le type par excellence du syntagme. Mais elle appartient la parole, non la langue; ne s'ensuit-il pas que le syntagme relve de la parole? Nous ne le pensons pas. On remarque l'illogisme du propos, qui se rsout par un refus de choisir en ce qui concerne le syntagme : Dans le domaine du syntagme, il n'y a pas de limite tranche entre le fait de langue, marque de l'usage collectif, et le fait de parole, qui dpend de la libert individuelle 20. Dj prcdemment : Jusqu' quel point la phrase appartient-elle la langue? Si elle relve de la parole, elle ne saurait passer pour l'unit linguistique 21. Avec ce pseudo-problme, on a l'occasion de vrifier l'inadquation de l'opposition langue /parole22. Z.Harris, moins soucieux de dmarcations thoriques, appliquera, nous le verrons tout l'heure, la mthode distri- butionnelle la phrase, introduisant ainsi l'analyse du discours. Sur ces diffrents points, on se reportera l'article de G. Provost-Chauveau (Langue franaise, 9) qui conclut la convergence dans l'analyse de discours moderne, (malgr des perspectives thoriques radicalement diffrentes) du postulat de Z. Harris sur l'existence de relations distribution- nelles entre les phrases et des implications de la notion d'nonciation. Bref, les concepts linguistiques demandent un vritable rexamen. Aprs

    19. Ces considrations ont t crites antrieurement la lecture du livre de F. Rossi-Landi, II linguaggio come lavoro e come mercato (Bompiani); cet ouvrage ne peut que confirmer ces vues. Restant (malgr sa connaissance de Wittgenstein et d'AuSTiN) dans l'optique de l'opposition langue /parole, F. Rossi-Landi se contente de contester l'aspect individuel de la parole. C'est dans un horizon conceptuel saus- surien qu'il procde l'assimilation de la valeur linguistique la valeur conomique au nom de la notion de travail linguistique. Une telle lecture nous fait mieux sentir combien l'appareil conceptuel actuel de la linguistique demande rvision.

    20. Cours de Linguistique gnrale, pp. 172-173. 21. Ibid., p. 148. 1.2. L'on verra D. Slakta dnoncer ici mme la mme inconsquence.

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    langue /parole, comptence /performance apparat comme une opposition transitoire, permettant N. Chomsky de faire sauter le verrou oppos par le concept de langue la crativit. Nous ne crierons certes pas, avec A. Martinet 23, au charlatanisme : le concept de comptence permettait N. Chomsky de rendre compte thoriquement d'un phnomne constat, que le structuralisme tait oblig de dissimuler par insuffisance thorique. Mais cette solution parat aujourd'hui entache du dfaut qu'elle voulait combattre : elle rejette hors de la linguistique des faits indispensables au progrs de la thorie linguistique.

    La lecture du travail de D. Slakta est extrmement encourageante : on verra qu'en face de la comptence spcifique, il propose de faire recours un concept de comptence gnrale (idologique). Outre le fruit que tire son analyse de ce ddoublement du concept de comptence, indiquons d'abord quelques avantages immdiats. 1). Cette notion de comptence gnrale n'aide-t-elle pas rendre compte de l'opposition suggre par J.-B. Marcellesi entre le discours nonciation par je de 1920 (mme chez les partisans de l'adhsion la IIIe Internationale) et le discours nonciation par nous d'un congrs actuel du P.C.F.? 2) Peut-tre fournit-elle aussi un lment de rponse au problme que se pose D. Maldidier; de l'origine la fin de la guerre d'Algrie, ni rfrent ni comptence spcifique ne sont modifis : l'Algrie reste la mme ralit gographique, le substantif Algrie reste identique sur le plan syntactico-smantique; ce qui change, c'est la comptence gnrale; aprs les accords d'vian, Algrie c'est la France n'est plus que citation historique par rapport un stade ultrieur de la comptence idologique.

    Peut-tre y a-t-il dans le concept de double comptence labor par D. Slakta une potentialit dialectique qui demande tre davantage mise en lumire. Si l'individu est la fois constitu comme je par sa langue et interpell comme sujet par l'idologie , et si l'idologie est un processus de communication implicite , il s'ensuit que voici mieux pose la problmatique du sujet : le sujet d'nonciation linguistique, constitu par la dialectique du je et du tu, s'affronte une nonciation idologique dfinissant des places qui ne sont pas (on pourrait dire forcment pas) les mmes. L'tude de Slakta sur la transformation des sujets du roi en citoyens par leur constitution en nous sujet d'nonciation est particulirement clairante ce titre.

    Ce qu'on reste fond se demander, c'est s'il est possible de construire un niveau (ici, le niveau de la dsignation, celui du texte-matrice) o abstraction soit faite de l'un des aspects du double concept de comptence. A priori, ce n'est pas satisfaisant : n'est-ce pas revenir, pour ce niveau, la langue (avec un mcanisme sans doute modernis par rapport Saussure)? L'idologie comme rapport imaginaire des rapports rels constitue l'exprience sociale du sujet . Or cette acquisition est contemporaine et indissociable de celle de la langue. Un modeste exemple; n'apprend-on pas aux enfants on ne dit pas je veux ? Dj l, la comptence linguistique entre en contradiction avec le processus de production idologique. Le sujet parlant n'a aucune chance de se forger un outil grammatical non idologis. La comptence qu'il acquiert se forme partir de

    23. Interview dans le Monde, 15 janvier 1971.

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    performances structures par Vidologie : les je veux qu'il a entendus, puis imits, taient profrs par X ou Y. Or, si le sujet a cru pouvoir faire abstraction de ce trait d'nonciation (dit par X/dit par Y), il s'aperoit vite qu'il s'agissait d'un trait pertinent. Aussi est-il certain que la comptence grammaticale se forme sur fond d'idologie. Bien sr, un certain apprentissage de la langue fait prendre conscience l'enfant de l'adquation qui doit exister entre sa place dans renonciation et sa place dans l'idologie. Cette formation, ayant lieu un niveau suprieur, articule deux comptences supposes acquises. Mais l'exemple cit semble indiquer qu'il y a des cas o l'acquisition idologique se fait au dtriment de certaines potentialits syntaxiques. Un nonc je veux est ainsi bloqu par le prcepte idologiquement formul. Il semble vident que l'enfant ainsi averti, admonest lors de ses premiers essais de performance du verbe vouloir, d'une manire qui s'attaque apparemment sa comptence grammaticale, va s'y laisser prendre au moins quelque temps; or, cette modification de valence verbale sera bien sr due l'idologie.

    De mme, les potentialits illocutionnaires assignes par D. Slakta au texte-matrice, donc la seule comptence spcifique doivent l'idologie. Sans remonter aux valeurs magiques des mots, on sait que beaucoup de parents, par religion ou religiosit, interdisent aux enfants de jurer (= prter serment), autorisant seulement la promesse. Il nous semble ainsi que ni comptence grammaticale ni comptence lexicale, composantes de la comptence spcifique, ne peuvent tre vues sans un double idologique.

    Par cette dialectique de la comptence spcifique et de la comptence gnrale, l'analyse du discours s'claire. Ainsi, demander est la fois un acte linguistique normal et un acte idologique soumis des rpressions. L'acte de demander dfini (au stade rhtorique) comme essayer d'obtenir , c'est le dpassement de la contradiction entre la normalit de la demande pour le sujet d'nonciation et l'anormalit de la demande en tant qu'elle s'adresse au roi; la pression idologique est forte au point d'entraner le refus du terme dolance dans un cahier. La comptence gnrale rend donc finalement bien compte des formations imaginaires (idologiques), sources de la production du texte; le rapport je/tu est pris en charge par la comptence spcifique. Sous les rserves prcdemment formules, un statut de renonciation peut tre assur dans la grammaire des cas exploite par Slakta.

    3. L'analyse du discours.

    On ne s'tonnera pas de voir dans cette troisime partie pratique figurer cte cte des thories au substrat conceptuel contradictoire. A ce titre, nous pensons devoir contester le jugement thorique de G. Pro- vost-Chauveau, pensant les relations entre l'cole amricaine (Z. Harris) et l'cole europenne de renonciation (R. Jakobson, E. Benveniste) comme de pure incompatibilit 24; nous ne pensons pas que seuls les impratifs de la pratique amnent les analystes actuels revendiquer ce

    24. Langue franaise, 9.

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    double parrainage; il nous semble que le mouvement actuel est d la ncessit de nouveaux concepts : ce n'est pas seulement parce qu'i faut tudier le discours que nous nous outillons de faon apparemment contradictoire, c'est que la contradiction est dpasse en une nouvelle problmatique.

    Avant d'aborder plus loisir la mthode de Z. Harris et la thorie de renonciation, il nous faut voquer un autre type de recherche qui a galement quelques titres la paternit de l'analyse de discours; il s'agit de l'analyse de contenu. Disons que l'on peut, avec J. Sumpf 25, distinguer deux types de proccupations souvent regroups sous cette mme tiquette : l'analyse documentaire de J.-C. Gardin qui s'efforce de normaliser la lecture d'un matriau, et le type d'analyse qui nous intresse ici, o le chercheur applique certaines catgories un texte. P. Henry et S. Moscovici 26 font remarquer que l'analyse de contenu s'applique des textes dlibrment choisis en fonction de la situation; l'objectif du chercheur est en effet non linguistique et porte sur les conditions de production. L'exemple propos par les auteurs dans leur article est celui de la situation d'interview. De nombreuses procdures ont t mises au point, particulirement aux U.S.A. On tudiera comme conditions de production attitudes, opinions, croyances; un stade suprieur de la mthode, les relations entre attitudes sont galement prises en compte. Malgr le caractre invitable des artefacts, divers procds sont imagins pour les restreindre. La conclusion de P. Henry et S. Moscovici est citer : On admet habituellement sans difficult que le linguiste puisse apporter beaucoup la psychologie sociale, mais inversement l'analyse de contenu systmatique devrait jouer vis--vis de la linguistique un rle analogue celui de la traduction automatique. Elle conduit une mise l'preuve des concepts et des mthodes et simultanment elle permet d'introduire dans la recherche linguistique elle-mme une dimension nouvelle, celle des phnomnes dans lesquels intervient le langage. Or la prise en considration des dterminations que ces noncs imposent la production du discours doit permettre de rsoudre certains problmes strictement linguistiques qui autrement resteraient obscurs. Avec ces offres de service, nous voici trs prs de la socio-linguistique, question que nous aborderons plus loin.

    Il est certain que cette problmatique influera trs directement sur l'analyse de discours; le concept de conditions de production en est issu, d'o dcoule son corollaire, le concept de processus de production. Il reste que la problmatique initiale est inverser; le risque de produire des artefacts, relativement acceptable dans une intention de classification, est inacceptable dans une perspective linguistique. M. Pcheux le souligne : Le risque limite est donc que l'analyse ainsi conue reproduise dans ses rsultats la grille de lecture qui l'a rendue possible (quel que soit par ailleurs le degr de probit, de sensibilit et de fidlit des codeurs) par un phnomne de participation en reflet entre Yobjet et la mthode qui se donne pour tche d'apprhender cet objet27. Retenons ce problme; nous verrons plus loin comment le passage de l'analyse d'nonc une

    25. Langages, 11. 26. Ibid. 27. Analyse automatique du discours.

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    analyse de discours fonde sur la socio-linguistique tente d'viter ce pril. L'analyse de discours telle que la projette Z. Harris doit tre intro

    duite. Cette mthode, rappelons-le, est prsente par l'auteur dans un article rcemment traduit en franais 28. On en trouvera une prsentation trs claire dans Langue franaise, 9, article de G. Provost-Chauveau. L'analyse distributionnelle du discours permet la fois, pense Z. Harris, de rendre compte plus compltement de la langue, qui se prsente en discours suivi , et d'acqurir des renseignements sur certaines corrlations entre la langue et d'autres formes de comportement . Le problme est de prouver que les discours d'un individu, d'un groupe social, ou relevant d'un style particulier, ou portant sur un certain thme, prsentent non seulement des significations propres (dans leur choix des morphmes) mais aussi des traits formels caractristiques . Pour des raisons de mthode, l'analyste s'autorisera le recours l'information grammaticale comme l'quivalence entre nonc actif et nonc passif, Nx V N2 pouvant tre rcrit en N2 V (par) Nx et rciproquement selon les besoins. Harris dcrit ensuite le type d'analyse envisag. Refusant de tomber dans l'analyse de contenu, il s'interdit la slection de mots particuliers, dont il s'agirait d'tudier prsence ou absence. Tous les lments du texte sont considrs; il s'agit de voir comment ils figurent dans le texte. L'identit de deux environnements tant rare, Z. Harris dfinit sa conception de l'quivalence. Ici les feuilles tombent vers le milieu de Vautomne et Ici les feuilles tombent vers la fin du mois d'octobre permet d'affirmer l'quivalence (linguistique) entre vers le milieu de Vautomne et vers la fin du mois d'octobre, puisque l'environnement est identique. L'analyste fondera sur ce principe la recherche des classes d'quivalences. Le texte est enfin regroup en un tableau, faisant apparatre les rcurrences de classes dans le texte. Le travail n'a bien sr d'intrt qu'en cas de rcurrence. Le cas, estime Z. Harris, est gnral : II y a dans presque tous les textes des passages o certaines classes d'quivalence se rptent, dans les phrases successives, en un scheme caractristique. II est regrettable que l'exemple choisi soit du genre enfoncez-vous bien a dans la tte : les textes ordinaires sont infiniment moins rptitifs. Quand nous ferons dsormais rfrence la mthode de Z. Harris, elle sera donc corrige, comme par exemple chez D. Maldidier, par la slection de vocables dans le corpus en vue de la constitution d'un nonc fortement rcurrent. En fait, c'est l la condition sine qua non de la gnralisation de la mthode de Z. Harris : elle ne s'appliquerait gure, par elle-mme, qu' des conditions de production o une sorte d'effet hypnotique est recherch par le desti- nateur (cas d'une certaine publicit en particulier). Aussi ne faut-il pas s'illusionner sur la rfrence Harris dans les travaux contemporains. D. Maldidier parle de construction du texte et dfinit comme suit l'objet de son tude : Nous appelons discours politique de la guerre d'Algrie le discours qui engage une reprsentation de la relation entre les termes Algrie et France. II est vrai que D. Maldidier rfute, pour le cas particulier de son tude, l'assimilation par Harris du choix des vocables une perspective d'tude du contenu : Si le contenu retenu est le problme de la relation entre Algrie et France, si le discours politique de

    28. Langages, 13.

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    la guerre d'Algrie est dfini comme le discours qui engage une reprsentation de la relation entre ces deux termes, il semble lgitime de soumettre l'analyse les noncs forms autour des units Algrie et France et des adjectifs algrien et franais. Dans la mesure o le contenu idologique de tout discours politique de la guerre d'Algrie rside, non dans les termes Algrie et France, algrien et franais, mais dans la relation qui est institue entre eux, on vite par ce choix tout a priori sur le contenu lui-mme 29 .

    Ce point est important. Nous y reviendrons plus loin. Dans l'tat actuel de nos ignorances c'est--dire devant la faiblesse de toute thorie sur le contenu il est essentiel d'viter le plus possible toute hypothse implicite : la solution qui consiste traiter d'une relation de termes plus que de termes eux-mmes peut sembler sduisante.

    D. Maldidier va donc tudier le rapport des deux termes dans le texte (construit) des divers journaux qu'elle a retenus. Par la mthode de Z. Harris, elle tablit dsormais le modle linguistique de ces noncs, reposant sur deux phrases de base, L'Algrie est la France et V Algrie dpend de la France. Il s'agit bien d'un modle de comptence commun; l'tude corrobore les constatations de J.-B. Marcellesi. Les diffrences dans la performance des divers quotidiens seront mises en relation avec les diffrences de comportement politique. C'est au niveau des phnomnes de reformulation (procdures de rcriture de l'nonc officiel pris comme invariant) que D. Maldidier peut prendre en compte les phnomnes d'nonciation. Ainsi se rvle une nouvelle diffrence, essentielle, avec la mthode de Z. Harris : la manipulation grammaticale n'est chez lui qu'une technique de classement, permettant de progresser davantage dans la constitution des classes d'quivalence; chez D. Maldidier, la rfrence la grammaire generative est fondamentale : Ne pas tenir compte de la relation des lments de l'nonc, des rapports de reformulation entre les propositions, de la gradation selon laquelle le mot-proposition est plus ou moins assum par le sujet d'nonciation peut fausser gravement les rsultats 30 . La transformation n'est plus neutre : elle doit tre conue comme une forme volontairement donne l'nonc par le sujet d'nonciation .

    Avant toutefois de nous laisser entraner par cette dernire citation sur le terrain de renonciation, il reste rappeler un point trs important signal plus haut : la conclusion de D. Maldidier comme de J.-B. Marcellesi est que les mots ne valent que par les propositions qui les sous-tendent. C'est dire le besoin d'une procdure affine en matire de recherches des propositions de base, le besoin d'une grammaire generative ordonne, ce dont la linguistique manque encore en partie. Il est certain que le concept d'nonciation mrite plus de travaux encore; l'analyse de discours franaise bnficie depuis peu de la grammaire transformationnelle de J. Dubois 31; elle ne peut se passer d'une enqute systmatique sur les diffrents composants de renonciation. Rappelons, la suite de J. Dubois 32 les principaux concepts : la distance, le procs d'nonciation

    29. Discours politique et guerre d'Algrie , paratre dans la Pense. 30. Thse (dactylographie), Paris-Nanterre, p. 33. 31. Grammaire structurale, t. III, et lments de Linguistique franaise. 32. Langages, 13.

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    sera alors dcrit comme une distance relative mise par le sujet entre lui-mme et cet nonc ; la modalisation, marque que le sujet ne cesse de donner son nonc ; la transparence, effacement du sujet d'noncia- tion du point de vue du rcepteur; la tension, ou le discours comme saisie de l'autre et du monde . L'article cit assigne ensuite ces diffrents concepts la place qui leur revient dans une grammaire generative fonde sur l'opposition de la comptence et de la performance.

    L. Courdesses 33 nous fournit un exemple de ce que peut tre une tude du procs d'nonciation, selon la mthode comparative; elle prend pour corpus un discours de Lon Blum et un discours de Maurice Thorez en mai 1936. Les questions socio-linguistiques s'noncent : 1) La performance dpend-elle du groupe social, de la formation, de l'environnement? 2) L'tude peut-elle rendre compte des mcanismes d'inclusion et d'exclusion au groupe ? 3) La diffrence sociologique des deux partis va-t-elle se traduire par une diffrence linguistique? Enfin, la question proprement linguistique est l'hypothse d'une opposition radicale entre les deux discours du point de vue de renonciation, selon une typologie opposant le discours politique polmique et le discours didactique politique .

    Pratiquement, il s'agira de la recherche des structures de renonciation. Elle s'avre fructueuse; sans qu'on puisse voir l un inventaire exhaustif des procds d'nonciation, l'opposition entre les deux discours du point de vue des concepts cits plus haut permet de relever dans les textes les marques de ces diffrences de procs. Outre les verbes nonciatifs, les adverbes, les modaux pouvoir et devoir, il se confirme (voir D. Mal- didier) que les transformations (ngation, passif) sont prendre en considration elles aussi dans le procs d'nonciation. L. Courdesses conclut l'importance du procs d'nonciation dans le mcanisme des rgles du discours : II semble donc qu'en prenant pour critre le procs d'nonciation, on puisse arriver des diffrences significatives et donc une typologie plus logique du discours.

    Notons toutefois que l'tude faite est plus un relev des faits d'nonciation, une illustration claire de ce que le linguiste a chercher en ce domaine, qu'une vritable intgration de cette nouvelle problmatique l'analyse de discours; la joncture mthodologique reste dcouvrir et formaliser. D'ailleurs, une rserve ncessaire sur cet excellent article amne voquer le problme des conditions de production, et donc signaler le danger d'assimilation abusive : les deux textes ne sont pas mis dans les mmes conditions, puisque celui de L. Blum est un discours de congrs, tandis que celui de M. Thorez est tenu devant une assemble de militants. L'un de ces textes vise donc influencer l'orientation future d'un parti, pendant que l'autre rpercute une orientation dcide. Il faudra donc viter d'attribuer au sujet d'nonciation (le socialiste Blum /le communiste Thorez) ce qui est d un autre aspect des conditions de production (nonc contre nonc dans un cas, nonc sur nonc dans l'autre) : la diffrence dans les conditions de production est bien la source des diffrences dans le processus de production de ces deux discours; encore faut-il prciser la ou les variables parmi les conditions de production.

    33. Langue franaise, 9.

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    Les analyses en cours s'assignent en particulier pour tche l'valuation minutieuse des variables. Ainsi G. Provost-Chauveau prpare-t-elle un nouveau travail sur des discours de Jaurs u o, en face de l'identit de la synchronie du thme et du locuteur, la variable sera la situation de communication. Au premier stade de leur dmarche, les analystes ont d privilgier telle ou telle parmi les marques de renonciation. Cette remarque vaut pour J.-B. Marcellesi, mettant essentiellement en valeur le degr selon lequel un nonc est assum ou rejet par le locuteur; il exploite essentiellement le concept de distance. D. Maldidier a surtout tudi la modalisaiion, en particulier par l'attention porte au rle des transformations (voir ici mme). Le travail de L. Courdesses tente une synthse, appliquant l'nonc la grille conceptuelle (actuelle) de renonciation dans sa totalit. La remarque de J. Dubois 35 n'en demeure pas moins fonde : il convient d'opposer le caractre continu de renonciation au caractre discret de l'nonc. L'analyste devra toujours rester conscient du danger d'une thorie linguistique assignant tel ou tel niveau ses units. Le concept transformationnel d'ordonnancement peut permettre de rendre compte de cette intuition du continu, puisque des oprations se succdent, qui n'ont pas de significations en elles-mmes, mais seulement dans l'ordre mme o elles entrent . Il n'y a pas, dans cette perspective, de moyens privilgis d'expression de la subjectivit. C'est dire que les embrayeurs, utiles au reprage initial du problme de renonciation, ne sont plus envisags que comme le terme le plus apparent d'un processus engageant tout l'nonc (au mme titre que, dans un nonc ralis, telle quivalence transformationnelle le rapport passif/actif par exemple s'est impose l'observateur avant la mise au point d'une grammaire transformationnelle, ainsi chez Harris).

    Il convient de noter que les modifications actuelles de la grammaire transformationnelle demandent tre mises en rapport avec les concepts de renonciation : la description transformationnelle de J. Dubois dans les lments de linguistique franaise amenant modifier en particulier la notion de transformation facultative, la modalisation devra tre revue en ce sens; pour rendre compte de faon satisfaisante de l'intervention du locuteur dans son nonc, l'analyste doit s'appuyer sur une thorie de la libert du locuteur. Or, ce modle de la libert (relative) du locuteur doit tre construit partir d'une thorie de l'ordonnancement des transformations. Le modle gnratif transformationnel a subi ces dernires annes d'importants bouleversements, dont l'analyse de discours devra tenir compte. D'ailleurs, le bouleversement peut tre plus profond encore si l'on s'appuie sur Fillmore, comme il apparat dans la tentative de D. Slakta (Langue franaise, et ici mme), o la deuxime rgle de base (rcriture de la proposition) est :

    Enfin, nous mentionnerons la tentative de formalisation que reprsente l'ouvrage de M. Pcheux, L'analyse automatique du discours. Sans doute cette ambition est-elle prmature, vu l'ampleur des problmes

    34. Pour le prcdent, cf. Langages, 13. 35. Langages, 13.

    LANGAGES 23 2

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    qui restent poss pour simplement recenser les besoins du linguiste en outillage, et forger ces outils. Mais les questions mmes qui sont poses la linguistique cette occasion font mieux sentir certains besoins. Un peu au hasard, relevons que l'auteur sollicite le linguiste pour des rgles de dcomposition permettant de rendre compte de l'opposition entre l'homme est grand et mince et le drapeau est noir et blanc 36, pour des rgles de dcision permettant de choisir entre le critre syntaxique et le critre d'anaphore (dans la dtermination des rapports entre propositions) 37, pour des rgles indiquant le mode de dtermination d'un morphme tel que le, tantt individuel, tantt gnrique 38. M. Pcheux indique clairement la porte de son projet, et ses limites actuelles : U automatisation de ce processus exige un long travail linguistique au cours duquel bien des points avancs par nous seront vraisemblablement remis en question : l'essentiel tait pour nous de spcifier ici les requisit linguistiques indispensables l'analyse 39.

    Nous aimerions voquer ici les deux concepts dgags par M. Pcheux (et repris, nous l'avons signal, de l'analyse de contenu), ceux de conditions et de processus de production. Les conditions de production sont mises en vidence ds lors que l'analyse de contenu passe de la considration du schma behavioriste stimulus-raction un schma de la communication 40. Destinateur et destinataire sont prsents dans les processus discursifs; ces places sont prsentes, mais transformes : Ce qui fonctionne dans le processus discursif, c'est une srie de formations imaginaires dsignant la place que A et s'attribuent chacun soi et Vautre 41. La formalisation par l'analyste de ces conditions de production doit, par hypothse, rendre compte de la structure ( dcouvrir) du processus de production d'un discours. Le discours est ds lors dfini comme l'nonc mis partir de conditions de production donnes; le processus de production dcouvrir est donc ce qui constitue l'nonc en tant que discours.

    Ou notre formulation est insatisfaisante, ou il y a ici beaucoup de mcanismes. D'autre part, la nature de ces formations imaginaires est laisse dans le vague. Il reste que, relues la lumire d'une problmatique en cours de rnovation, ces pages sont suggestives; en fait, il s'agit toujours de btir une thorie de l'nonciation.

    4. Socio-linguistique.

    En face de la comptence grammaticale de la grammaire generative de Chomsky, une thorie de renonciation rtablit le locuteur et la situation. Lors de la discussion de cet article, L. Guilbert a soulign l'importance de l'analyse des conditions de production pour maintenir la distinction entre linguistique et non-linguistique : ainsi, quand on pose en

    36. M. Pcheux, p. 44, cf. N. Chomsky, Langages, 2. 37. Ibid., p. 65. 38. Ibid., p. 72. 39. Ibid., p. 85. 40. Voir Jakobson, Essais de Linguistique gnrale. 41. Analyse automatique, p. 13.

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    premier lieu la production de l'nonc par le locuteur, on ne peut faire abstraction du fait que ce propos de quoi il produit son discours doit tre examin. L. Guilbert pose le problme de savoir si, mme en l'absence de signes mtalinguistiques, il n'y a pas discours politique, par exemple, en fonction de la personnalit du locuteur. La recherche des conditions d'nonciation peut impliquer une analyse qui aille en ce sens; c'est tout le problme des prsupposs de situation.

    Les formations imaginaires sont conditionnes par l'histoire et la socit; l'analyse du discours ainsi conue aura d'videntes implications sociologiques. Notre dernier point traitera donc des rapports entre la linguistique et la socit, et de la ncessit de repenser les problmes de la socio-linguistique. Nous n'envisagerons pas ici la validit thorique d'un certain type de contacts entre sociologie (ou ethnologie) et linguistique : celui qui permet Cl. Lvi-Strauss de constituer son objet d'tude et ses mthodes d'approche sur le modle de ceux de la linguistique. Nous sommes donc amens ngliger deux ouvrages importants, Anthropologie structurale de Cl. Lvi-Strauss et Linguistique et anthropologie de B.-L. Whorf. Disons seulement que leurs hypothses ne conviennent pas notre propos; rappelons que, pour Lvi-Strauss, la langue est produit de la culture, et que pour Whorf le caractre linguistique de notre apprentissage du monde conditionne notre rapport au monde. Il est d'vidence que l'un et l'autre point de vue sont vrais ; le dfaut commun est que, poss au dpart, ils amnent affirmer l'iso- morphisme entre langue et culture, et provoquent chez le chercheur une attitude tautologique dj souligne; le chercheur tudiant la langue travers la grille de la culture (concept au demeurant fort vague) aboutira forcment un artefact, tout comme celui qui tudiera la culture travers la langue. Que cette attitude puisse tre fructueuse chez l'historien, nous l'avons dj constat. Mais c'est partir de ces postulats non linguistiques que l'on en vient considrer le lexique comme une donne immdiate de l'exprience (pour la critique de ce point de vue, voir D. Slakta, Langue franaise, 2) et croire un classement taxinomique de la langue.

    Rappelons le principe de base de la socio-linguistique en voie de constitution; on le trouvera prcisment formul par J.-B. Marcellesi 42 dans les termes de Bright 43 : Mettre en vidence le caractre systmatique de la covariance des structures linguistiques et sociales et, ventuellement, tablir une liaison de cause effet. Devant les progrs conceptuels de la linguistique, ce principe demande tre compris comme fondant un rapport multiple : il ne s'agit plus de confronter la langue et la culture. En effet, depuis longtemps, la sociologie sait que son objet est double; la culture, ensemble ethnographique qui, du point de vue de l'enqute, prsente par rapport d'autres des carts significatifs 44 , et l'homme dans sa culture. Opposer ce rapport la langue serait s'interdire tout progrs de l'tude; il faut rtablir l'homme dans sa langue, avec toutes les oprations, projetes ou entreprises, que cela comporte. Dans les variables socio-linguistiques, responsables des conditions de produc-

    42. Langue franaise, 9. 43. Sociolinguistics, Mouton. 44. Cl. Lvi-Strauss, Anthropologie structurale.

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    tion du discours, J.-B. Marcellesi cite l'tat social de l'metteur, l'tat social du destinataire, les conditions sociales de communication (genre du discours), les buts du chercheur (explications historiques par exemple), la diffrence entre les manires dont on utilise la langue et ce qu'on pense du comportement verbal, l'tude de la variation gographique 45 . On s'tonnera peut-tre voir les buts du chercheur figurer ici. Il est vrai qu'ils constituent le mme nonc en un discours A, B, ... N, selon le cas, le chercheur, aussi bien que le destinataire dsign, pouvant avoir du texte des lectures diffrentes. Toutefois, on aimerait les voir citer part, pour autant qu'ils constituent pour l'analyste le danger majeur, puisque le plus gros risque d'artefact : leur position complte et explicite constitue la frontire mme entre analyse de contenu, acceptant d'imposer au texte une grille de lecture, et socio-linguistique, rintroduisant le chercheur, comme tout destinataire, dans les conditions de production l'origine de l'engendrement du discours, de la transformation de l'nonc en discours. On acceptera ds lors cette problmatique, en remarquant que ces questions constituent un trs important sous-ensemble, parmi l'ensemble des questions qui se posent l'analyste du discours.

    En bref, pour la socio-linguistique, auxiliaire ncessaire de la linguistique en vue de la constitution d'une analyse du discours, au moins politique, il convient, semble-t-il : 1) de ne pas postuler l'isomorphisme langue-culture, qui mne une impasse linguistique, 2) de vrifier les conditions toujours nouvelles de la covariance, et enfin, 3) d'tablir, dans le cadre de la covariance, le type des donnes non linguistiques prendre en compte. J.-B. Marcellesi indique avec simplicit le caractre ttonnant de sa tentative 46 : On a d ainsi essayer de faire entrer dans l'tude le plus de variables socio-historiques possible, avec la conviction que beaucoup ne correspondaient peut-tre aucun clivage linguistique, mais qu'il tait impossible l'avance de dire lesquelles : les caractres historiques et sociologiques qui peuvent tre mis en rapport avec des caractres linguistiques ne sont pas ncessairement ceux que l'histoire ou la sociologie privilgient.

    Peut-tre d'ailleurs le terme de socio-linguistique ne doit-il pas nous cacher qu'il nous faut solliciter d'autres sciences. D. Maldidier le suggre, en citant (dans un article paratre dans la Pense) R. Robin : La linguistique ordonne l'idologie, mais ce que signifie socialement l'idologie est hors de son champ. II faudrait ds lors passer de la linguistique l'histoire . Ce propos semble en opposition avec notre point de vue; l'histoire ne nous concerne qu'en tant qu'elle nous permet de prciser des conditions de production. Elle ne saurait apparatre, dans ce domaine linguistique, que comme science d'appoint, et non comme terme ultime. La socio-linguistique, mal dnomme ce point de vue, a sans doute des questions poser l'historien, au psychologue, au mme titre qu'au sociologue; mais ces questions concernent exclusivement la confection des modles de conditions de production. Ce qui nous importe est de savoir ce que signifie linguistiquement l'idologie.

    Nous n'ignorons pas le reproche d'imprialisme linguistique qu'une

    45. Langue franaise, 9. 46. La Pense, octobre 1970.

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    telle position risque d'encourir. Entendons-nous bien; il ne s'agit certes pas de contester quiconque le droit ou la capacit d'utiliser comme matriaux les rsultats auxquels peut parvenir l'analyse linguistique du discours. Mais nous voulons affirmer qu'il nous importe de rendre compte du caractre idologique de la situation socio-linguistique. C'est cette fois-ci de faon positive que nous renvoyons F. Rossi-Landi (op. cit.), voquant la structure du discours idologise comme produit, idolo- gisante comme instrument . Non seulement destinataire et destinateur sont dtermins en tant que produits sociaux, usant d'instruments sociaux, mais encore les buts mmes de l'allocution sont socio-historiques. Et la mise en garde de F. Rossi-Landi contre les erreurs du sociologisme et du psychologisme nous semble parfaitement fonde. Si ce que signifie socialement l'idologie tait hors du champ de la linguistique, il faudrait bien admettre une fois pour toutes que l'analyse du discours est impossible; en effet, le discours est une conduite sociale, et ce n'est pas l affirmation d'une vague analogie. Le problme est que, malgr Wittgenstein, Austin et les travaux contemporains, beaucoup ne voient dans cette ide que le discours est action pas autre chose qu'une mtaphore quelque peu teinte d'orientalisme 47.

    Nous avons dj signal, l'occasion de la redfinition du concept de comptence, un des aspects essentiels du travail de D. Slakta, qui apporte une importante contribution l'intgration des formations imaginaires (idologiques) l'analyse du discours. Nous aimerions revenir rapidement sur son article, plus bref, de Langue franaise, 9, deux titres diffrents. D'abord, en confirmation de l'attitude socio-linguistique que nous avons tent de dfinir : Le rle tenu par l'individu dans la structure linguistique n'est pas sans rapport avec la place qu'il occupe dans les structures qui dfinissent une formation sociale donne. C'est dire que nous sommes loin du rapport fauss longtemps tabli entre l'homme-en-socit et l'nonc, de l'opinion selon laquelle on reconnat l'appartenance ou la tendance politique des gens aux mots utiliss 48 . En face de l'homme dans son groupe, on faisait figurer l'nonc; rintroduire l'homme dans sa langue, c'est faire appel aussi renonciation, ce que fait ici Slakta par l'exploitation des travaux d'AusTiN sur les performatifs 49. Mais l'article est galement novateur en tant qu'il se propose de substituer l'utilisation

    47. La discussion ayant fait suite cet expos a bien fait sentir ce problme. Nous relevons diverses interventions (R. Robin, D. Maldidier) demandant que pour une interprtation du rle des textes (de l'effet des textes sur l'action, sur l'histoire) soit fait le saut vers une science qui puisse rendre compte de l'idologie . Pour autant que ces textes font eux-mmes partie des conditions de production de leur rponse, ne peut-on rpondre avec J.-B. Marcellesi que l'idologie ne peut tre formule que comme une suite de propositions, d'lments analysables du point de vue linguistique ? J. Dubois a fait remarquer que les concepts qui permettent une prise en compte plus fine de l'idologie (concepts du matrialisme dialectique) appartiennent tous les domaines scientifiques. On aurait l un problme plus d'attitude pistmologique que de discipline.

    En effet, peut-on concder au linguiste la comptence dterminer l'idologie antrieurement l'analyse, pour la lui refuser aprs l'analyse? Uaprs du discours n'est-il pas aussi l'avant du discours suivant?

    48. Position dont J.-B. Marcellesi a montr l'insuffisance; voir La Pense, octobre 1970 et ici mme.

    49. Quand dire, c'est faire.

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    de la grammaire de N. Chomsky de nouvelles hypothses sur le concept de phrase de base. Les critiques formules plus haut sur le mot comme donne immdiate de l'analyse sont confirmes par la grammaire de cas. On arrive une formulation o la premire rgle de base est la rcriture de P en Modalit (ng, tps, mode, aspect) + Proposition (comportant un verbe et des cas abstraits dsignant l'agent, le rsultat, l'instrument, etc.). La structure superficielle verra la rcriture des cas comports par le verbe en fonction des habitudes de la langue. L'agent d'un verbe X pourra se rcrire en franais, en sujet ou en complment d'agent . D. Slakta va donc tudier d'abord les potentialits syntaxiques des verbes signifiant demander en franais. Ensuite, il va tudier leur force illocutionnaire 50, selon la dfinition que donne Austin de l'acte illocutionnaire acte effectu en disant quelque chose : il s'agira de dterminer le locuteur, l'allocutaire, leurs places, et le temps de la locution. Le schma de la situation concrte (rdacteurs des cahiers, objet, contre-agent) est alors trac, et chacun des verbes (srie 1 prier, supplier, solliciter; srie 2 requrir, rclamer, exiger) est alors dfini. La conclusion tant la constatation du rapport que nous avons voqu plus haut, il semble bien que cette mthode, comportant un niveau d'abstraction suprieur la grammaire generative traditionnelle , ouvre des horizons la recherche 51.

    Pourquoi l'analyse de discours se tourne-t-elle si dcidment, de nos jours, vers le discours politique? La lecture des divers travaux semble imposer l'explication; tout texte est discours, c'est--dire nonc formul dans certaines conditions de production dterminant un certain processus; nos connaissances linguistiques sont modestes (voir la question des grammaires gnratives, le projet de grammaire des cas, les problmes de renonciation), nos connaissances socio-linguistiques plus minimes encore (quelles donnes faut-il enregistrer? Qu'est-ce que la culture ? Quelle thorie du sujet la socio-linguistique peut-elle se proposer?). Une thorie globale de la situation est exclue. C'est dire qu'il nous faut travailler sur des textes trs spciaux. Sans doute des besoins vidents nous font-ils rcuser les limites trop troites de Z. Harris. Mais, si l'on

    50. Voir Langages, 17. 51. A cette tentative, sur ce corpus particulier des Cahiers de dolances, on est

    toutefois tent d'objecter que la langue du xvuie sicle et la langue du xxe sicle soient ici considres comme formant une synchronie; on aimerait qu' partir d'un corpus suffisant soit vrifi le postulat implicite; la structure des cas de la srie de verbes envisage est-elle vraiment en tout point identique au xvine sicle et de nos jours? On s'tonne de voir figurer quelques lignes de distance Paul dsire une cigarette et l'Assemble demande au roi que la gabelle soit supprime. Par exemple, dsirer, sans doute lgitimement exclu de la srie des actes de demande, possde toutefois, au moins au xvne sicle, une construction dsirer quelque chose de quelqu'un. A ce titre, le schma dsirer

    objet datif est incomplet; il semble qu'il faille intro

    duire un contre-agent, selon la terminologie de Fillmore. Dsirer quelque chose de quelqu'un semble moins loign de la structure propose pour les verbes de la srie de la demande que ne l'est la construction du verbe en franais contemporain.

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    ne veut pas introduire le laxisme dans ce domaine encore neuf qu'est l'analyse de discours, il importe de se spcialiser dans des textes dont les rgles discursives soient le moins capricieuses possible. A ce titre, l'nonc politique est particulirement satisfaisant; nonc journalistique, cahiers de dolances, discours politiques au sens banal du terme prsentent cet avantage d'tre inscrits entre deux blancs smantiques assez loigns; les lois de ces divers genres sont telles que les conditions de production ne se modifient pas en cours de texte. Un autre avantage, pour autant que l'analyse du discours a besoin d'tre comparative52, est que les noncs politiques retenus proposent gnralement diverses rcritures d'un mme discours dj tenu; il s'agit gnralement d'noncs sur noncs; ainsi le problme de la situation est-il rduit au minimum; la situation tant un prcdent discours, elle est dj linguistique. Lors de la discussion interdisciplinaire de cette communication, J. Dubois a mis en vidence le rle de la lecture du sujet sur son propre texte : l'auteur d'un discours formule sur son texte un nonc second (c'est--dire, ainsi...). Cette opration mtalinguistique, lecture de son propre texte, constitue la possibilit de saisie de l'idologie. D'autre part, faire figurer le mme texte dans des journaux diffrents, c'est en imposer des lectures diffrentes; les indices resteront les mmes, et vont cependant reflter une idologie diffrente.

    Enfin, dernier avantage de notre sujet d'tude, la typologie du discours politique semble particulirement facile, et promet de rapides progrs dans l'tude des processus de production. Au sujet du problme des types, J. Dubois fait ressortir la possibilit pour nos tudes de considrer le discours didactique, produit de l'activit cognitive, comme invariant de base : il se caractrise par l'absence de problmes d'non- ciation, la phrase tant mise comme s'il n'y avait pas de sujet d'nonciation spcifique; elle peut avoir t dite par X ou Y. Le discours didactique est aussi proche que possible de la description grammaticale de la comptence : en dcrivant la langue, on dcrit un type de discours dont le sujet d'nonciation est absent.

    Ce discours didactique servira d'invariant par rapport auquel on devra formuler les diffrentes rgles qui permettront de construire autour de lui les autres discours. Contrairement au discours didactique, le discours polmique falsifie une thse oppose. Le discours scientifique en est un bon exemple; il vrifie sa thse par falsification de la thse adverse. J.-B. Marcellesi propose de faire intervenir la notion d'change : ou le locuteur envisage l'change, ou il envisage la rptition de son discours. Tant qu'il s'agit de rpter, mme sous la forme apparente du dialogue, on est dans le discours didactique; quand l'interlocuteur peut apporter une information que le locuteur acceptera ou rfutera, le discours peut tre polmique.

    Le discours politique est base polmique. Le destinataire, ou bien est pris pour adversaire, ou bien sert au destinateur pour rfuter l'adversaire. Toutefois, une analyse plus fine tablit de nombreuses distinctions dans ce domaine; auprs du discours politique polmique, par exemple, on peut dfinir un discours politique didactique.

    52. Voir G. Provost-Chauveau, Langue franaise, 9.

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    Une rserve reste formuler, qui est bien loigne d'tre une simple clause de style : si l'on a admis nos prmisses, tout nonc est discours, ds lors que le point de vue d'un interlocuteur y cherche des rgles. A ce titre, l'exigence d'une typologie des discours ne doit donc pas faire illusion; comme toute structuration est constitutive non de l'objet mme mais de l'objet de science, la rgle applique un nonc est constitutive non de l'nonc mais du discours. Aussi n'est-ce pas une dfaite que de dire que ce qui constitue un nonc en discours politique, c'est la lecture politique qui en est faite. Bien sr, il importe ici de bien distinguer idologie et politique. Si toute analyse de discours demande la prise en compte des formations imaginaires (idologiques) qui le sous-tendent, il serait absurde (en un sens) de soutenir que tout discours est politique. Notre objet d'tude, c'est donc bien le discours qui se donne comme politique, par la situation de communication, la personnalit du locuteur, la mta- langue, etc. Aussi, les recherches typologiques en cours sont-elles finalement importantes; nous avons dj mentionn certains acquis en ce domaine (J.-B. Marcellesi : discours nonciation par /e/discours nonciation par nous; L. Courdesses : discours politique polmique /discours didactique politique); l'on verra ici-mme D. Slakta opposer discours politique polmique et discours politique laudatif. Ainsi, une typologie des discours sera un mode de classement commode, et l'on sait qu'en un premier temps les classements sont toujours fructueux. Mais il convient de ne pas s'enfermer dans une impasse; de toute faon, l'tude linguistique du discours politique n'est qu'un premier pas, bien modeste, vers une thorie gnrale du discours.

    Rappelons enfin brivement les principaux terrains de recherche. Pour renonciation, il faut souhaiter, au plan thorique, raffinement des concepts opratoires; au plan pratique, deux voies s'ouvrent : l'exploitation du catalogue des marques de renonciation telles qu'elles sont dsormais repres, mais aussi la mise au point d'une mthode qui permette de rendre compte du caractre non discret de renonciation. Pour la grammaire, il nous faut tester l'aptitude des thories grammaticales fournir des hypothses construisant de faon satisfaisante les structures sous-jacentes aux mots. Enfin, en ce qui concerne le mcanisme discursif, il faut bien avouer que l'essentiel reste faire. Des annes ont t perdues, la recherche d'une thorie des conditions de production susceptible de distinguer l'essentiel de l'accessoire dans la description d'une situation, et de mthodes capables de btir partir de l le modle des processus de production. Il n'est certes pas question de se proposer un objectif si dmesur, pour constater une fois de plus qu'il y faudrait tout le savoir du monde; ce que l'analyste du discours a en dfinitive vocation btir, c'est la thorie du reflet en discours des rapports d'nonciation et d'idologie.

    InformationsAutres contributions de Louis GuespinCet article cite :L. Guespin. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique, Langages, 1971, vol. 6, n 23, pp. 3-24.L. Guespin. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique, Langages, 1971, vol. 6, n 23, pp. 3-24.L. Guespin. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique, Langages, 1971, vol. 6, n 23, pp. 3-24.L. Guespin. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique, Langages, 1971, vol. 6, n 23, pp. 3-24.L. Guespin. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique, Langages, 1971, vol. 6, n 23, pp. 3-24.J.-B. Marcellesi, C. Marcellesi. Les tudes du lexique : points de vue et perspectives, Langue franaise, 1969, vol. 2, n 1, pp. 104-120.L. Guespin. 1. Problmatique des travaux sur le discours politique, Langages, 1971, vol. 6, n 23, pp. 3-24.

    Voir aussi:Genevive Chauveau. Analyse linguistique du discours jaursien, Langages, 1978, vol. 12, n 52, pp. 7-109.

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    Plan1 . Le point de vue lexical.2. Rvaluation de concepts. 3. L'analyse du discours. 4. Socio-linguistique.