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Gustave Courbet Les années suisses MUSÉE RATH, GENÈVE 5 SEPTEMBRE 2014 - 4 JANVIER 2015 DOSSIER POUR LES ENSEIGNANTS

Gustave Courbet - GENEVEinstitutions.ville-geneve.ch/fileadmin/user_upload/mah/... · 2014-09-16 · Gustave Courbet, républicain convaincu, sengage dans le mouvement de la Commune

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Gustave Courbet Les années suisses

MUSÉE RATH, GENÈVE

5 SEPTEMBRE 2014 - 4 JANVIER 2015

DOSSIER POUR LES ENSEIGNANTS

Informations pratiques

Musée Rath

Place Neuve

1204 Genève

Ouvert de 11 à 18 heures, deuxième mercredi du mois de 11 à 20 heures

Fermé le lundi

Inauguration

Jeudi 4 septembre, dès 18 heures

Accès :

TPG : Bus 3–4–5–36–D, tram 12

Parking : Plainpalais

Pour réserver une visite (avec ou sans guide) :

Du lundi au vendredi, de 9h à 12h : +41

(0)22 418 25 00 ou [email protected]

Pour en savoir plus :

http://institutions.ville-geneve.ch/fr/mah/expositions-evenements/expositions/gustave-

courbet/

Catalogue

Gustave Courbet. Les années suisses

Co-édition Musées d’art et d’histoire de Genève et ArtLys

272 pages, 24.5 x 30 cm

Prix de vente : CHF 65.-, € 45

L’exposition en bref

Les dernières années que Gustave Courbet a passées en Suisse, du 23 juillet 1873 au 31

décembre 1877, date de sa mort, ont été négligées par l’histoire de l’art. Pourtant Courbet a

continué à être Courbet : un artiste actif qui peint, expose des œuvres anciennes ou

récentes, rencontre ses camarades et s’intéresse à la vie artistique et politique de son pays

d’adoption. L’exposition entend revenir sur cette partie de sa vie et reconsidérer sa place

dans la carrière du peintre. Sera également présenté pour la première fois au public

Panorama des Alpes, tableau nouvellement acquis par le Musée d’art et d’histoire en mai

2014. Cet événement s’inscrit dans la « Saison Courbet » organisée conjointement par la

Fondation Beyeler à Riehen (Bâle) et le Musée d’art et d’histoire.

Malade, durement affecté par le procès de la colonne Vendôme et par son exil, on a

longtemps prétendu que Courbet, lors de ses dernières années en Suisse, n’était plus le

grand peintre qui avait bouleversé la peinture française et européenne depuis la fin des

années 1840. Voici ce qu’Émile Zola écrivait en 1875 : « Pour Courbet, qui a eu la bêtise

impardonnable de se compromettre dans une révolte où il n’avait aucune raison de se

fourrer, c’est comme s’il n’existait pas, il vit quelque part en

Suisse. Voici trois ans déjà qu’il ne donne rien de neuf. ». Ou encore en 1876 : « Courbet,

vieilli, chassé comme un lépreux […] appartient dès aujourd’hui aux morts…». Ces

jugements sur le peintre, qui décède le 31 décembre 1877 à la Tour-de-Peilz, étaient très

largement répandus à l’époque et dominent encore l’histoire de l’art aujourd’hui. En effet, les

cinq dernières années que Courbet a passées en Suisse, où il s’est exilé en juillet 1873 afin

d’échapper aux suites de la Commune et de l’affaire de la colonne Vendôme, se résument à

quelques rares œuvres dans les expositions qui lui sont consacrées, à quelques courts

paragraphes dans les monographies, aux mêmes phrases sur sa déchéance, « son long

martyre » (encore Zola).

Un témoin suisse nous livre cependant une image moins dramatique de l’exilé, celle d’ « [un]

paisible peintre-philosophe qui vit heureux au milieu de ses trésors artistiques et de ses

nouvelles œuvres, en contemplant le ravissant lac Léman... » et un autre, lui rendant

également visite au bord du lac y reconnaît « le légendaire Courbet au teint fleuri, à l'œil vif,

à l'air glorieux et réjoui. »

C’est cette image que l’exposition au Musée Rath entend approfondir et éclairer, en

réunissant pour la première fois plus de septante œuvres que l’artiste a peintes en Suisse ou

a emportées avec lui lors de son exil. Toutes témoignent que Courbet, fort de son passé de

peintre révolutionnaire et des recherches picturales qu’il continue, en dépit de ses tourments

juridiques et d’une santé déclinante, tentait de poursuivre sa brillante et provocatrice carrière.

L’exposition qui se tient simultanément à la Fondation Beyeler à Riehen met quant à elle

l’accent sur le caractère avant-gardiste de Courbet et son rôle clé dans l’histoire de l’art. À

travers des tableaux provocants où s’affirme l’individualité de l’artiste, son œuvre annonce

en effet déjà l’art moderne…

Grâce à cette collaboration exceptionnelle entre la Fondation Beyeler et le Musée d’art et

d’histoire, c’est ainsi une véritable « Saison Courbet » qui s’annonce en Suisse à l’automne

2014.

Panneaux de salle

La Suisse avant l’exil

La Suisse, où il passe les 54 derniers mois de sa vie, en exil, n’est pas un pays inconnu pour

Courbet. Il est né à Ornans, en Franche-Comté que l’écrivain Charles Nodier considérait

comme la « préface de la Suisse ». Le peintre y a souvent rendu visite à son ami Max

Buchon, opposant de la première heure au Second Empire et exilé à Berne, et il s’y est fait

de solides relations. Il a également traversé plusieurs fois la Confédération au cours de

différents voyages. Comme en 1869, où il écrit à ses parents : « Je suis parti de Munich il y a

15 jours, et comme je passais par la Suisse pour m’en revenir, je me suis arrêté à Interlaken

près de mon ami Ebersold pour faire quelques paysages des montagnes de la Suisse en

automne. »

De la Commune à l’exil

Gustave Courbet, républicain convaincu, s’engage dans le mouvement de la Commune qui

éclate à Paris le 18 mars 1871. Le peintre est élu président de la fédération des artistes

avant d’être élu conseiller municipal et d’être nommé délégué aux Beaux-Arts. Il

démissionne le 11 mai, mais, le 16, Courbet assiste au déboulonnage de la colonne

Vendôme. À la fin de la répression sanglante du mouvement insurrectionnel par les

Versaillais, il est emprisonné, jugé pour sa participation à la Commune et condamné à six

mois de prison. Il passe les derniers mois de sa peine dans une clinique à Neuilly où il peint

des natures mortes de fruits et des fleurs frémissants de vie mais déjà promises au

pourrissement. Les suites complexes du procès qui lui est intenté parce qu’on l’estime

responsable de la destruction de la colonne Vendôme, les menaces de confiscation de ses

œuvres, sa santé déjà chancelante troublent les mois qui précèdent l’exil et qu’il passe dans

son village natal d’Ornans. Il réalise alors des tableaux de truites accrochées à des

hameçons qui expriment le sentiment de piège qui l’habite.

Le 30 mai 1873, le gouvernement de Mac-Mahon fait voter une loi qui décide le

rétablissement de la colonne Vendôme aux frais de Courbet. Le 19 juin suivant, ses biens

sont mis sous séquestre. Le 23 juillet 1873, il quitte la France et se réfugie en Suisse.

La « Galerie Courbet »

Un visiteur de la Tour-de-Peilz raconte en 1876 : « Le peintre d'Ornans a réuni à l'étage

supérieur une collection de ses œuvres et une collection de toiles d'anciens maîtres - celles-

ci sans doute pour mieux faire ressortir celles-là. »

Courbet a en effet emporté avec lui, dans son exil, une centaine d’œuvres. Des tableaux qu’il

a peints, qu’il a pu sauver des confiscations, dont il ne veut pas se séparer ou qu’il espère

vendre. D’autres qu’il pense être de « grands maîtres » (Titien, Rubens, Potter, Murillo,

Velasquez…) et qu’il a achetés par centaines en 1870. Ceux-ci, des copies, ont été

dispersés sans qu’on puisse en retrouver la trace. Les toiles de Courbet, léguées par l’artiste

à sa sœur Juliette, ont été ramenées en France où elles été, pour la plupart, vendues au

cours des trois grandes ventes organisées en 1881, 1882 et 1919.

En août 1875, Courbet ouvre sa galerie au public. Elle est installée dans sa maison de Bon-

Port. Il y mélange ces différentes œuvres et rédige un catalogue. L’entrée est payante mais

les profits sont destinés aux Genevois victimes de la grêle. La galerie Courbet - qui nous est

connue grâce à la découverte de son inventaire après-décès - pose la question de son

rapport à son œuvre ainsi qu’à la tradition et aux musées.

Peindre ou sculpter la Suisse

« Je viens de faire une République helvétique, avec la croix fédérale. C’est un buste colossal

pour mettre sur la fontaine de La Tour-de-Peilz. Elle est splendide, tout le monde en est

enchanté.[…]. Elle est brutale de façon et d’un effet superbe ; elle est affirmative, sans

arrière-pensée, grande, généreuse, bonne, souriante, elle lève la tête et regarde les

montagnes. » C’est ainsi que Courbet présente à son ami Jules Castagnary la figure qu’il

vient de modeler et qu’il appellera bientôt Helvétia. Si l’œuvre constitue hommage sincère au

pays qui l’accueil et grâce auquel il vit librement et en paix, elle porte également un message

politique, un appel général à l’amnistie grâce à laquelle la Suisse a pu se construire en tant

que Nation. Il s’agit encore pour Courbet, d’un moyen de se faire connaître et de se faire

adopter par ses nouveaux concitoyens. Il offre ainsi un exemplaire de son buste à la petite

commune de La Tour-de-Peilz, à Fibourg et à Martigny, espérant la diffuser dans tous les

cantons.

C’est l’image d’un terroir plus aimable, moins politisé, plus touristique, que Courbet livre avec

le médaillon sculpté de la Mouette et le portrait d’une Vigneronne de Montreux.

Premiers paysages suisses

Les historiens ont volontiers fait de l’exil une période isolée dans la carrière de Courbet.

Pourtant, et au moins dans un premier temps, les sujets que choisit le peintre, la façon dont il

les peint, s’inscrivent dans une complète continuité avec son travail précédent. On peut

même déceler un désir de rester dans des paysages proches de ceux du Jura et de se

concentrer, avec une manière un peu sombre, sur les collines et les parcs qui s’étendent

depuis les bords du lac autour du village de La Tour-de-Peilz.

Mer ou lac ?

Si Courbet a choisi les bords du Léman plutôt que les montagnes du Jura suisse c’est

certainement pour sa passion de la baignade autant que pour retrouver, aux abords de cette

petite mer, les motifs d’eau et de ciel qu’il aime représenter. Il écrit au peintre Whistler, avec

lequel il a passé l’été 1865 sur la côte normande, « Je suis ici dans un pays charmant, le

plus beau du monde entier, sur le lac Léman, bordé de montagnes gigantesques. C’est ici

que l’espace vous plairait, car d’un côté il y a la mer et son horizon, c’est mieux que

Trouville, à cause du paysage. »

Cherchant à renouer avec les marines qui ont fait son succès à la fin des années 1860,

Courbet peint de nombreuses vues du lac. Certaines d’entre elles, concentrées sur les flots

et le ciel, se confondent avec ses marines, d’autres au contraire prennent en compte la

présence des montagnes qui font la grandeur du Léman.

La confusion entre les deux motifs est confirmée par l’épisode de l’achat de Vevey, Coucher

de soleil (cat. n°) par l’Américain Daniel Conway agissant pour le compte du juge Hoadly de

Cincinnati. Conway écrit à Courbet : « Il [Hoadly] désire un tableau de mer, c’est à dire un

tableau où la mer soit la chose principale. » et le peintre lui vend cette vue du lac.

La « fabrique » Chillon

Site touristique fameux depuis la publication du poème de Lord Byron en 1816, le château

de Chillon est le motif qui domine la production suisse de Courbet. Procédant selon un

principe de série que l’on a trop souvent qualifié de « commercial », il en réalise plus de vingt

versions différentes, multipliant les points de vue, insistant sur l’aspect grandiose et

dramatique du site et niant toutes les traces de sa modernisation. Dès 1874, on a noté

l’identification de Courbet, l’ex-prisonnier, l’exilé, à Bonivard, le fameux opposant au Duc de

Savoie, emprisonné dans la forteresse.

Mais il y a, au-delà de la métaphore de la prison, de l’isolement et de la résistance, une

fascination pour un paysage qui clôt le lac et qui concentre en un lieu unique la montagne,

l’eau, le ciel ainsi qu’une architecture féodale aux puissantes structures.

La montagne

Le paysage alpestre constitue le fondement de la peinture suisse et Courbet, conscient que

c’est dans la traduction de la puissance de la nature de son pays d’adoption que se situe le

nouvel enjeu de ses recherches, se livre à l’exercice. C’est d’ailleurs par un grand paysage

de montagne qu’il envisage de se représenter devant la critique parisienne et qu’il prépare,

pour l’Exposition universelle de 1878 le Grand panorama des Alpes (Cleveland, Museum of

Fine Arts).

À voir les montagnes qu’il peint vigoureusement avec son couteau à palette on comprend

que, partant d’un motif traditionnel, il invente un autre sujet. Celui de la paroi dramatique et

fascinante qu’il érige comme une muraille. De même qu’il se dirige vers une nouvelle

peinture plus transparente et plus lumineuse.

L’exposition se conclut par le Panorama des Alpes, tableau qui vient de rejoindre les

collections des Musées d’art et d’histoire et qui résume les dernières années de l’artiste

entre espoir et drame.

Textes de l’audioguide

1. Introduction

Bienvenue au Musée Rath pour découvrir l’exposition « Gustave Courbet. Les années

suisses ».

Le parcours que nous vous proposons, d’une durée d’environ une heure, s’arrête devant une

dizaine de peintures ou ensembles emblématiques des thématiques de l’exposition.

Cette promenade suit une numérotation placée au sol, qui permet de repérer les œuvres que

nous avons choisies pour vous ; notez que rien ne vous oblige à suivre l’ordre indiqué.

L’exposition se concentre sur les quatre dernières années de Gustave Courbet, qui vit en

Suisse, à la Tour-de-Peilz, de 1873 jusqu’à sa mort, le 31 décembre 1877. Pourquoi l’artiste,

qui a bouleversé la peinture française et européenne, vient-il s’installer sur les bords du Lac

Léman ?

Pour comprendre son exil, il faut se replonger dans la période troublée que connait la France

en 1870 et 1871. Durant la guerre contre la Prusse, Napoléon III est fait prisonnier et la

troisième République est proclamée. Ce nouveau gouvernement quitte la capitale assiégée

et entérine la défaite française par la signature d’un armistice. Le peuple de Paris, exsangue

après un siège de quatre mois, refuse de rendre les armes et s’insurge contre le

gouvernement, déclenchant l’expérience de la Commune. Courbet, fervent républicain,

prend fait et cause pour le mouvement révolutionnaire.

Il est élu président de la fédération des artistes, nommé conseiller municipal du 6e

arrondissement et délégué aux Beaux-Arts. Le 16 mai 1871, Courbet assiste à un

événement qui marque lourdement son destin : l’abattage de la colonne Vendôme,

monument érigé par Napoléon pour commémorer la bataille d’Austerlitz, que la Commune

considère comme un « monument de barbarie ».

Après deux mois d’existence et une répression connue sous le nom de « semaine

sanglante », la Commune est écrasée par le gouvernement le 28 mai 1871.

Pour Courbet, jugé pour sa participation à la Commune, débute alors une période

extrêmement pénible. Il fait face à l’emprisonnement, à une santé défaillante et à l’opprobre

public.

En mai 1873, le gouvernement décide le rétablissement de la colonne Vendôme. Courbet est

accusé d’être l’instigateur de son abattage, alors même qu’il avait préconisé son

déplacement aux Invalides, et on décide de lui faire payer la totalité des frais de sa

reconstruction, une somme colossale. Ses biens sont mis sous séquestre et il craint de

retourner en prison. Il tente de sauver le maximum de ses avoirs et décide de se protéger en

s’exilant en Suisse.

Ces années d’exil sont particulières dans la vie et la carrière du peintre, souvent négligées

par les historiens d’art. On a souvent prétendu qu’il ne produisait alors plus rien de bien.

Emile Zola n’écrit-il pas, en 1875 : « Pour Courbet, qui a eu la bêtise impardonnable de se

compromettre dans une révolte où il n’avait aucune raison de se fourrer, c’est comme s’il

n’existait pas, il vit quelque part en Suisse. Voici trois ans déjà qu’il ne donne rien de neuf ».

Pourtant, l’artiste continue à être actif. Il peint, expose ici et là des œuvres anciennes ou des

productions récentes, rencontre beaucoup de monde et s’intéresse particulièrement à la vie

artistique et politique de son pays d’adoption.

C’est ce dynamisme que l’exposition veut mettre en lumière, à travers un choix de septante

œuvres, peintes en Suisse ou emportées dans son exil. Elles témoignent indubitablement

que Courbet amorce une passionnante renaissance.

Nous vous souhaitons un excellent parcours !

2. Paysage d’Interlaken

Le tableau que vous avez devant les yeux est peint par Courbet en 1869, en période de

grand succès. Il représente un paysage de la région d’Interlaken, dans le canton de Berne.

Depuis le début du 19e siècle, les paysages alpestres et, particulièrement des Alpes

bernoises, sont fort appréciés des artistes et font la renommée du lieu. La montagne de

l’arrière-plan est très certainement l’une des plus célèbres de la région, la Jungfrau.

Observez plus en détail les parois rocheuses. Courbet, use d’ d’une technique bien

particulière, le couteau à palette, qui lui permet de restituer la matière minérale qui semble le

fasciner. Mais sa fine observation de la nature se lit aussi dans les reflets bleutés qu’il donne

à la neige.

Courbet passe par Interlaken en revenant de Munich où il a reçu, du roi de Louis II de

Bavière une importante décoration et les hommages vibrant des peintres allemands. Dans

une lettre qu’il adresse alors à sa famille, il écrit : « Je suis parti de Munich il y a 15 jours, et

comme je passais par la Suisse pour m’en revenir, je me suis arrêté à Interlaken près de

mon ami Ebersold pour faire quelques paysages des montagnes de la Suisse en automne. »

Ce voyage n’est pas le premier que Courbet effectue en Suisse. Il y séjourne en 1853 et en

1854, auprès de son ami d’enfance Max Buchon. Ce dernier, écrivain franc-comtois

également exilé en Suisse pour son opposition à Napoléon III, apprécie grandement son

pays d’accueil, au point de le décrire à Courbet comme un Eldorado.

Courbet connaît et apprécie donc la Suisse avant de s’y installer en 1873. N’oublions pas

qu’il est né en 1819, à Ornans, en Franche-Comté, où réside encore sa famille, à une

trentaine de kilomètres de la frontière suisse. Il voit donc dans cette proximité avec les siens

un avantage certain. Dans une lettre adressée à ses sœurs Zélie et Juliette le 20 juillet 1873,

trois jours avant son départ pour la Suisse, Courbet écrit : « Il n’y aura pas beaucoup de

distance pour venir me voir et ce sera une distraction. Mon père m’y pousse, il dit qu’il y tient,

qu’il n’a jamais vu la Suisse. »

Le choix de la Tour-de-Peilz, où il s’établit définitivement en janvier 1874, n’est pas anodin.

La petite ville se situe à moins de vingt kilomètres de Lausanne, d’où Courbet peut rejoindre

directement, grâce au train, les différentes villes de Suisse, où il peint, expose, vend ses

œuvres, rencontre des Suisses ou des proscrits comme lui ou encore participe à telle ou

telle manifestation officielle comme invité de marque. Il vit aussi au bord du lac Léman, dans

un cadre magnifique dominé par le Grammont et les Dents du midi, à quelques kilomètres

d’un site qui l’inspirera beaucoup, le Château de Chillon.

3. Autoportrait de Sainte-Pélagie

Gustave Courbet peint cet autoportrait peu après son emprisonnement à la prison parisienne

de Sainte-Pélagie, pour sa participation à la Commune en 1871.

Arrêté le 7 juin 1871, il est jugé par le 3e conseil de guerre siégeant à Versailles et condamné

le 2 septembre à six mois de prison et une amende de cinq cent francs. Un des motifs

d’inculpation est l’ « usurpation de fonction et complicité de de destruction de monuments ».

L’artiste se représente assis près du rebord de la fenêtre de sa cellule. Le regard dirigé vers

l’extérieur, il apparaît calme, aminci, avec sa familière pipe de bois. Il arbore également un

accessoire emblématique : le foulard rouge qui signifie son engagement politique, dans une

vision idéalisée qui rappelle celle de ses autoportraits de jeunesse.

Courbet insiste également sur la réalité de l’incarcération : les barreaux sont épais, la fenêtre

à moitié fermée accentue le sentiment de claustration, comme les innombrables et

identiques cellules qui donnent sur la cour qu’il regarde.

Ce tableau, peint après sa sortie de prison, constitue indéniablement une réflexion

rétrospective sur l’expérience de la captivité. Il constitue un témoignage d’une période fort

pénible pour l’artiste malade qui devra terminer de purger sa peine dans une clinique de

Neuilly. Il fait partie des six autoportraits sur la centaine de toiles que Courbet a emportés

avec lui sur le chemin de l’exil.

Prenez le temps d’observer les autres tableaux accrochés ici. Tout comme l’autoportrait de

Saint-Pélagie, ils constituent de toute évidence des allégories des sentiments qui habitent

Courbet après la Commune et l’incarcération. Truites accrochées à des hameçons, juste

ferrées ou d’ores et déjà suspendues à un arbrisseau et natures mortes de fruits et de fleurs

frémissantes de vie mais déjà promises au pourrissement expriment semblablement le

sentiment de piège qui l’habite. Ces natures mortes insistent sur l’épisode de

l’emprisonnement qui contribue à une légende que l’artiste ne cesse de nourrir.

4. La « Galerie Courbet »

La salle dans laquelle vous vous trouvez évoque la galerie d’œuvres d’art ouverte par

Courbet en août 1875, dans sa maison de Bon-Port à la Tour-de-Peilz. Le peintre y fait

cohabiter ses propres œuvres – il en a conservé une centaine – avec un ensemble de

peintures anciennes d’autres artistes emportées dans son exil. L’entrée de la galerie est

payante, mais Courbet ne réalise pas de véritable profit. En 1875, par exemple, il offre cet

argent aux Genevois, victimes de tempête de grêle cette année-là.

Arrêtons-nous à présent sur deux œuvres emblématiques de cette galerie, à commencer par

la magnifique toile de Jo, la belle Irlandaise, femme à l’abondante chevelure rousse qui se

regarde dans un miroir. Ce portrait est peint par Courbet en 1866, à Trouville en Normandie.

Son modèle, Joanna Hifferman, est la maîtresse de l’artiste anglais James Whistler et peut-

être aussi celle de Courbet. Courbet garde une certaine nostalgie de cette période de

bonheur sur la côte normande. En 1877, il écrit à Whistler, son ancien compagnon de

villégiature : « Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus, c’est dommage, car les

idées s’échangent. Où est le temps, mon ami, où nous étions heureux et sans autres soucis

que ceux de l’art ? Rappelez-vous Trouville et Jo qui faisait le clown pour nous égayer. Le

soir, elle chantait si bien les chants irlandais. Je me rappelle aussi de la mer où nous

prenions des bains sur la plage gelée, et des saladiers de crevettes au beurre frais sans

compter la côtelette au déjeuner, ce qui nous permettait de peindre l’espace, la mer, et les

poissons jusqu’à l’horizon. Nous nous sommes payés du rêve et de l’espace. J’ai encore le

portrait de Jo que je ne vendrai jamais, il fait l’admiration de tout le monde ». Le tableau

quitte à plusieurs reprises la galerie de Courbet pour être exposé à Lausanne et à Genève.

Repérez à présent la représentation de Danaé, une femme presque totalement nue

confortablement installée dans une couche et accompagnée de Cupidon, dieu de l’amour.

Une pluie d’or s’approche : c’est en réalité Zeus métamorphosé. De leur union naîtra le

héros grec Persée. Il s’agit d’une copie d’une célèbre œuvre du Titien. Celle qui est ici, issue

des collections du Musée d’art et d’histoire, n’a jamais appartenu à Courbet, mais grâce

l’inventaire après décès de sa galerie personnelle, que vous pouvez d’ailleurs consulter dans

l’exposition, on sait qu’il en possédait une. Courbet porte un intérêt appuyé mais ambigu aux

maîtres anciens. Il conserve ainsi des tableaux qu’il pense être de « grands maîtres »

comme Titien, Rubens, Potter, Murillo ou encore Velasquez qu’il avait achetés par centaines

en 1870. En réalité, tous se sont avérés être des copies.

A sa mort, les œuvres anciennes ont été dispersées. Les toiles de Courbet, léguées à sa

sœur Juliette, ont pour leur part été ramenées en France puis vendues au cours de trois

grandes ventes organisées en 1881, 1882 et 1919.

5. Helvetia

Les trois bustes que vous avez devant vous sont trois exemplaires du même modèle. Le

buste en bronze provient de Martigny, celui en plâtre peint de Berne, le troisième en plâtre

blanc de la Tour-de-Peilz. Ces sculptures représentent une femme à l’épaisse chevelure

surmontée d’un bonnet phrygien. Dans un mouvement plein de vigueur, elle tourne et lève la

tête. Son épaule gauche est dénudée et son corsage laisse généreusement voir le haut de

sa poitrine. Un motif diffère entre ces trois œuvres. En effet, dans l’échancrure du corsage,

l’écusson arbore les lettres JRS dans un soleil rayonnant sur le plâtre peint, la croix suisse

sur l’exemplaire blanc, enfin, une étoile à cinq branches sur celui en bronze.

Pourquoi ces différences ?

A l’origine, Courbet réalise une Helvetia, la personnification de la Suisse, pour exprimer sa

gratitude à sa commune et sa patrie d’adoption. Il la décrit en ces mots : « Je viens de faire

une République helvétique, avec la croix fédérale. C’est un buste colossal pour mettre sur la

fontaine de La Tour-de-Peilz. Elle est splendide, tout le monde en est enchanté. Elle est

brutale de façon et d’un effet superbe ; elle est affirmative, sans arrière-pensée, grande,

généreuse, bonne, souriante, elle lève la tête et regarde les montagnes. »

Quand, en mars 1875, Courbet offre officiellement le buste à la Commune de la Tour-de-

Peilz, la Municipalité est choquée. En effet, le modèle, très proche de la Marianne française,

fait craindre aux autorités le rapprochement entre la célèbre figure révolutionnaire et la

pacifique commune suisse. On demande donc à Courbet de remplacer la croix suisse par

une étoile à cinq branches et de la nommer Liberté, plutôt qu’Helvetia. C’est la version de

Martigny, en bronze, que vous avez sous les yeux.

Quant à la troisième version connue du buste, avec les lettres JRS et les mots Amitié,

Progrès et Union gravés sur le socle, on ignore sa signification exacte en l’état actuel des

recherches. Elle atteste cependant du succès du modèle, qui sera aussi diffusé sous forme

de buste, en plâtre ou en bronze, et de lithographies dans différentes villes de Suisse, ou

encore de photographies dans la presseLe Rapport annuel de la société bernoise des

beaux-arts de 1875 signale d’ailleurs la sculpture de Courbet et en donne un commentaire

révélateur : « L’expression provocante et effrontée de cette Liberté révèle plus sensualité et

suffisance que noble enthousiasme et ferme conscience de soi. Elle est en cela peu

conforme à l’idée que l’on se fait en Suisse de la vraie liberté. Mais il faut néanmoins saluer

la louable intention de l’artiste d’avoir remercié par ce cadeau la petite cité hospitalière. »

Courbet espérait placer son Helvetia dans chaque ville de Suisse mais si en terres libérales,

la personnification de la Confédération est plutôt bien accueillie, les cantons plus

conservateurs rejettent une figure et un auteur jugés trop révolutionnaires.

6. Dans l’intimité de Courbet : l’espace documentaire

L’espace dans lequel vous vous trouvez maintenant nous mène au plus près de Courbet

durant les quatre dernières années de sa vie en Suisse. Parmi les documents et les œuvres

en présence, quelques-uns méritent une mention particulière.

Avez-vous notamment repéré la photographie de Gustave Courbet ? Profiter de ce tête-à-

tête avec l’artiste, tel qu’il était lors qu’il s’est établi en Suisse. Ne ressent-on pas toute la

puissance de l’homme, mais aussi, à y regarder de plus près, la fatigue, peut-être même la

lassitude, qui se lit dans ses yeux ? Est-on pour autant face à un homme détruit, comme

beaucoup s’accordent à le dire ? Prise à la Chaux-de-Fonds en 1873 par le photographe

Paul Metzner, cette photographie est la dernière connue de Gustave Courbet.

Deux portraits réalisés par Courbet témoignent pour leur part de la proximité et de

l’attachement de l’artiste avec deux personnages fort importants pour lui : son père, Régis

Courbet et son grand ami, Jules Castagnary. Ce journaliste et critique d’art français le

soutient, le conseille et devient son défenseur public en France.

Vous trouvez également ici de nombreuses lettres, adressées par l’artiste à ses amis et à sa

famille, elles témoignent de la détresse de l’exil mais aussi de l’importante activité déployée

par le peintre pour s’intégrer à son pays d’adoption et y vivre, le plus normalement possible,

de son art. Le 5 décembre 1876, Courbet, dans un moment de dépression, écrit à son ami

Jules Castagnary: « Avec cette épée de Damoclès sur la tête, pendant un moment aussi

long, il est impossible de résister au delirium tremens, au ramollissement, à l’hébétement et

définitivement à la charmante absinthe qui mène à la folie. Impossible de travailler et, par

surcroît, une famille dans la tristesse profonde. Quoiqu’on m’ait pris des valeurs, des

tableaux pour plus que je ne dois payer, si l’on s’obstine à me faire payer cette réclamation

inique, il faut au moins que je conserve mon atelier d’Ornans à tout prix, qui est hypothéqué

avant toutes poursuites et légalement. Je ne pourrais jamais en faire reconstruire un autre,

c’est trop cher et trop difficile. S’ils poursuivent en attaquant l’hypothèque, je crois que je

renoncerai à la peinture. »

Les nombreux rapports et les fiches de police attestent combien ses activités, ses

déplacements et ses fréquentations sont surveillées. Tout au long de son exil, les faits et

gestes de Courbet sont suivis de près par le gouvernement français.

Vous pouvez également voir le télégramme du docteur Collin, daté du 31 décembre 1877,

qui annonce le décès du peintre à Jules Castagnary.

Le testament écrit de la main de Courbet, enfin, est aussi là. Il a été trouvé lors de

l’établissement d’un inventaire par la justice de paix en présence de sa sœur Juliette près de

5 mois après son décès. Dans une enveloppe adressée à lui-même, au dos d’une photo de

lui, Courbet a écrit, daté et signé ses dernières volontés. Il nomme sa sœur Juliette légataire

universelle.

7. Mer ou Lac ?

Plongez-vous à présent dans les paysages qui vous entourent. Pouvez-vous dire, du premier

coup d’œil, s’il s’agit d’une vue maritime ou d’un paysage lacustre ?

Amoureux de l’eau, fervent adepte de la baignade, Courbet considérait les bains comme une

fontaine de jouvence. Et il a souvent peint avec passion la mer, notamment durant les

séjours de liberté et de prospérité qu’il avait passés entre 1866 et 1869 en Normandie, à

Trouville. Durant ses années suisses, Courbet peint de nombreuses vues du lac Léman.

Certaines d’entre elles, concentrées sur les flots et le ciel, se confondent avec ses marines.

D’autres intègrent au contraire les montagnes qui font la grandeur du Léman et ne laissent

pas de doute quant à leur sujet. Ces paysages poétiques, souvent dépourvus de figure

humaine, sont construits entre ciels dominants, assombris par les nuages ou enflammés par

les couchers de soleil, flots habités ou non de voiliers, et parfois de rochers. Courbet aime

représenter ces sujets, ce qui explique aussi que l’artiste ait choisi de s’installer à la Tour-de-

Peilz. Il écrit à ce propos : « Je suis ici dans un pays charmant, le plus beau du monde

entier, sur le lac Léman, bordé de montagnes gigantesques. C’est ici que l’espace vous

plairait, car d’un côté il y a la mer et son horizon, c’est mieux que Trouville, à cause du

paysage. »

Observez à présent le tableau Vevey, Coucher de soleil. Acheté par l’Américain Daniel

Conway pour le compte du juge George Hoadly de Cincinnati, cette œuvre témoigne de

l’ambiguïté entre les vues marines et lacustres de Courbet. Hoadly, gouverneur progressiste

de l’Ohio, opposant à l’esclavage, est touché par « la cruauté du gouvernement Français »

envers l’ex-communard et désire lui manifester son soutien. Il lui demande un « tableau de

mer, c’est-à-dire un tableau où la mer soit la chose principale ». Courbet s’exécute et la

construction du tableau se rapproche à dessein de certaines marines exécutées sur la côte

normande à la fin des années 1860. On y retrouve un ciel occupant plus d’espace que les

flots, les colorations orangées du couchant, le rendu illusionniste de la matière minérale.

Mais, dans le fond de sa composition, il ébauche un morceau de montagne qui évoque

assurément le lac ainsi que son exil.

Concluons par les mots de Courbet lui-même. Sur son lit de mort, il s’adresse à son médecin

Paul Collin : « figurez-vous, mon cher docteur que quand je suis dans l’eau, j’y resterais des

heures, regardant le ciel au-dessus de moi, à faire la planche. Je suis comme un poisson

dans l’eau. »

8. Le Château de Chillon

Cette représentation du Château de Chillon est peinte par Courbet en 1873. Site touristique

fameux depuis la publication du célèbre poème de Lord Byron en 1816, Le prisonnier de

Chillon, le château est le motif qui domine la production suisse de Courbet. Il en réalise plus

de vingt versions différentes, dont plusieurs sont exposées ici. Prenez le temps de les

comparer…

Comme vous pouvez vous en rendre compte, ce tableau se différencie des autres. Courbet a

choisi là un point de vue inhabituel : la forteresse aux murs épais et pratiquement sans

fenêtres impressionne dans sa vue en gros plan. Plutôt que de la montrer baignée de soleil à

côté d’un lac lisse, Courbet la peint par un jour de tempête où les vagues lèchent le bas des

murs, sous un ciel sombre et nuageux, des bancs de brouillard voilant les Dents du Midi.

Il est évident que Courbet se démarque ici des vues touristiques habituelles. Le peintre exilé,

ex-prisonnier, ne s’identifie-t-il pas à au prisonnier de Chillon, Bonivard, fameux opposant au

Duc de Savoie, à qui est consacré le poème de Byron ? Quoi qu’il en soit, au-delà de

l’évocation de la prison, de l’isolement et de la résistance, la toile montre une fascination

pour un paysage qui clôt le lac et concentre en un lieu unique la montagne, l’eau, le ciel ainsi

qu’une architecture médiévale aux puissantes structures.

Il est significatif à cet égard que cette œuvre, présentée en 1874 à L’Exposition fédérale de

Lausanne, la première à laquelle Courbet participe en Suisse, surprenne le critique d’art du

Journal de Genève. Celui-ci trouve le château plutôt « terreux », et affirme que les

spectateurs seraient incapables de reconnaître l’imposante construction dans cette « masure

grimaçante, pesamment jetée sur un lac gris noir que dominent des monceaux de couleur

bleue terne ».

On a parfois avancé, pour expliquer la production presque industrielle des vues de Chillon, le

besoin d’argent de Courbet dont les biens ont été saisis après la Commune. et qui est

menacé de devoir régler les frais de redressement de la colonne Vendôme. Le succès des

vues de Chillon auprès de la riche clientèle touristique de la Riviera vaudoise lui aurait

assuré une manne certaine. Cependant, il est peu probable que sa motivation soit

commerciale, ce qui aurait dévalorisé l’ensemble de son œuvre. Il procède plutôt selon un

principe de série, multipliant les points de vue, insistant sur l’aspect grandiose et dramatique

du site et niant toutes les traces de sa modernisation. A travers cette démarche, il réinvente

l’imagerie de ce lieu mythique.

9. Scènes alpines

Gustave Courbet privilégie depuis le milieu des années 1860 le genre du paysage. Il a peint

plusieurs vues des Alpes lors de ces différents passages en Suisse. Durant ses années

d’exil, les paysages alpestres, à la fois emblématiques de l’identité et de l’art helvétiques

dans la première moitié du 19e siècle, trouvent, sous le couteau à palette de l’artiste exilé, un

nouveau mode de représentation. Un chroniqueur, publie le 1er juin 1876 après une visite

dans l’atelier de la Tour-de-Peilz : « En entrant, on a devant soi des paysages d’hiver, placés

sur des chevalets. Courbet a fait là des études qui sont de véritables tours de force, il va

révolutionner toute l’école alpestre.»

C’est un paysage automnal de 1874 que nous vous proposons d’observer maintenant, fermé

à gauche par des arbres aux feuilles rousses. En légère contre-plongée, le premier plan

nous montre, derrière une fontaine, un chalet de montagne, dont le toit d’ardoise fait écho au

traitement de la paroi montagneuse qui clôt le paysage à l’arrière-plan. Ici encore, le couteau

à palette de Courbet restitue la minéralité avec une attention particulière. Dans le peu de ciel

visible, est esquissée sur la gauche, la crête des Dents du midi, qui se confond presque avec

la masse nuageuse. Une vue fermée, qui prend un léger recul pour mieux se heurter à la

barrière de montagne. Un chalet, motif pittoresque qui pourrait évoquer le mythe de la vie en

phase avec la nature et préservée de la modernité. Mais un chalet isolé, dépourvu de toute

trace de vie, qui semble incarner la solitude.

Comparez maintenant cette vue avec celle d’à côté, le Parterre d’Héliotrope. Elle date de

1876. A priori, la scène est plus riante avec cette épaisse profusion de feuilles et de fleurs

rendues par de petites touches roses et rouges orangées. Une végétation qui s’élève vers le

ciel bleu, occultant une partie de l’‘arrière plan lui aussi fermé par les montagnes bleutées,

les dépassant même. Le rendu du ciel et des nuages rappelle ici celui de la neige dans

d’autres paysages alpestres.

Dans ces deux toiles, le point de vue choisi est intéressant. Les paysages alpestres

traditionnels, sont construits en profondeur, avec un premier plan, un lac miroitant ou agité,

dominé dans le fond par les montagnes dont les sommets se découpent sur le ciel.

Courbet, lui, prend de la hauteur, s’éloigne de l’urbanisation côtière, évacue le lac – par

ailleurs sujet de tant de tant de ses tableaux - pour mieux se concentrer sur ces montagnes

qui telles des murailles ferment son horizon, faisant de sa terre d’asile, un cocon ou une

prison.

10. Panoramas des Alpes

Votre parcours s’achève devant cet époustouflant panorama des Alpes, entré depuis peu

dans les collections du Musée d’art et d’histoire de Genève et présenté au public pour la

première fois.

Quoi qu’inachevé, ce paysage témoigne que Courbet a su conserver toute sa virtuosité

technique et toute la force de sa vision. Inspirée directement par la vue que le peintre a

depuis son domicile de Bon-Port à la Tour-de-Peilz, le tableau se concentre sur les

montagnes enneigées, les dents du midi à gauche en arrière-plan et le Grammont. Le format

est celui du panorama mais il s’agit d’une vue resserrée sur la montagne, exaltant sa

puissance et sa beauté. Peinte au couteau à palette, la représentation vigoureuse de la

roche contraste avec le rendu mousseux de la neige aux reflets bleutés et des nuages.

Par sa puissance, son originalité et sa poésie, ce Panorama des Alpes renouvèle la tradition

du paysage alpestre, fondement de la peinture suisse, et s’impose comme une œuvre

majeure de Courbet, conscient que c’est dans la traduction de la puissance de la nature de

son pays d’adoption que se situe le nouvel enjeu de ses recherches picturales.

Difficile devant tant de maestria et d’originalité, tant au niveau de la technique que de la

composition, de voir dans cette toile, une simple esquisse du Grand panorama des Alpes

présenté dans cette même salle.

Vous êtes à nouveau face à l’imposant Grammont, muraille de pierre baignée par les eaux

obscures du lac : le décor quotidien de l’artiste exilé qui s’en fabrique une image idéale et

sombre, effaçant toute trace d’urbanisation et plaçant au premier plan un promontoire

herbeux habité de chèvres et d’une bergère solitaire adossée à un rocher.

Courbet invente ce motif d’une Suisse préservée, séparée par des murs de montagnes du

pays qui l’a rejeté et glorifie ainsi sa terre d’asile tout en soulignant son isolement personnel.

Il avait envisagé de faire son retour sur la scène artistique parisienne avec cette toile pour

l’Exposition universelle de 1878 en faisant ainsi un véritable manifeste. Mais abattu par la

situation politique en France qui lui fait perdre l’espoir d’une amnistie proche et rongé par sa

maladie de foie, Courbet renonce à finir son tableau.

Le Panorama des Alpes et le Grand panorama des Alpes suffisent à faire mentir Zola quand

il écrivait que Courbet ne donnait rien de neuf et attestent du sublime souffle de l’artiste dans

ces dernières années de vie en Suisse.

Quelques œuvres présentées

Portrait de l’artiste à Sainte-Pélagie

Peint après son emprisonnement à Sainte-Pélagie (22 septembre - 30 décembre 1871), ce

portrait a été emporté par Gustave Courbet dans son exil avec cinq autres autoportraits. Il

constitue une réflexion rétrospective sur l’expérience de la Commune, du procès et de la

captivité. Le peintre s’y montre tendu vers le dehors, calme, rajeuni, aminci, avec sa familière

pipe de bois et un nouvel accessoire, le foulard rouge, qui signifie son engagement politique.

Il s’y représente dans une vision idéalisée qui rappelle celle de ses autoportraits de jeunesse

tout en insistant sur la réalité de l’incarcération, avec les barreaux de la fenêtre et la cour sur

laquelle donnent d’innombrables cellules identiques. Cet autoportrait est l’un des six que

l’artiste a emportés avec lui en exil.

Portrait de l’artiste à Sainte-Pélagie, 1872-1873

Huile sur toile, 92 x 72.5 cm

Ornans, Musée Gustave Courbet

Jo, la belle Irlandaise

Tous les visiteurs de Bon-Port, la maison de la Tour-de-Peilz où Courbet s’était installé, ont

été éblouis par ce tableau dont Courbet refusait de se séparer. Il écrit ainsi au peintre

Whistler, l’amant de Jo et son ami : « J’ai encore le portrait de Jo que je ne vendrai jamais ; il

fait l’admiration de tout le monde. » Courbet l’a exposé au Turnus de Lausanne ainsi qu’à

l’Institut genevois en 1876.

Jo, la belle Irlandaise, 1866

Huile sur toile, 54 x 65 cm

Stockholm, Nationalmuseum

Danaé, copie anonyme d’après Titien

L’inventaire dressé après le décès du peintre corrobore plusieurs témoignages qui rapportent

que Courbet avait ouvert à Bon-Port une galerie de tableaux dans laquelle il faisait cohabiter

ses propres œuvres avec un ensemble de tableaux « de maîtres ». En 1870, le peintre avait

acheté plus de quatre-cents œuvres qu’il considérait comme d’authentiques chefs-d’œuvre

et qui se sont rapidement révélées être des copies. Cinquante-quatre de ces toiles étaient

exposées à la Tour-de-Peilz, dont une copie de la Danaé de Titien qui a fait l’objet

d’innombrables répliques. Cette copie, qui n’a certainement pas appartenu à Courbet,

évoque cependant l’intérêt ambigu du peintre pour les maîtres anciens, ainsi que cette «

Galerie Courbet », inaugurée le 15 août 1875.

Danaé, copie anonyme d’après Titien

Huile sur toile, 122 x 172 cm

Genève, Musées d’art et d’histoire

Portrait de Marc-Louis Baud-Bovy

Marc-Louis Baud-Bovy (1805-1890) était un graveur de médailles et le grand-père du peintre

Auguste Baud-Bovy avec lequel Courbet eut de fréquents échanges entre Genève et La

Tour-de-Peilz. Ce portrait témoigne de l’amitié que l’exilé avait développée avec cette

originale famille d’artistes et de sa capacité, jamais ébranlée par la dramatique complexité de

sa situation, à se faire des relations et à s’intégrer dans de nouveaux milieux.

Portrait de Marc-Louis Baud-Bovy, 1874

Crayon et fusain, 53 x 46 cm

Genève, collection particulière

Vevey, coucher de soleil

Ce tableau a été acheté par Daniel Conway en mars 1874 pour le compte du Juge George

Hoadly de Cincinnati, gouverneur progressiste de l’Ohio et opposant à l’esclavage, qui avait

été indigné par « la cruauté du gouvernement français » envers l’ex-communard et qui

désirait lui manifester son soutien. La construction du tableau se rapproche à dessein de

certaines marines exécutées sur la côte normande à la fin des années 1860. Non seulement

le peintre avait très bien vendu ses paysages de mer, mais il conservait aussi la nostalgie

des mois de liberté et de prospérité qu’il avait vécus en Normandie entre 1866 et 1869. C’est

d’ailleurs un « tableau de mer, c’est-à-dire un tableau où la mer soit la chose principale »

qu’avait demandé le Juge Hoadly dans une lettre du 1er septembre 1873. Courbet s’exécute

mais il ébauche, dans le fond de sa composition, un morceau de montagne qui évoque le lac

ainsi que son exil.

Vevey, coucher de soleil, 1874

Huile sur toile, 65.4 x 81.3 cm

Cincinnati, Cincinnati Art Museum

Grand panorama des Alpes

Il s’agit du plus grand et du plus ambitieux des tableaux réalisés par Courbet en Suisse.

Encouragé par son ami le critique Jules Castagnary, il avait décidé de présenter cette œuvre

à l’Exposition universelle de Paris de 1878. L’enjeu était important. Courbet avait toujours

minutieusement préparé ses envois au Salon ou aux Expositions universelles (1855 et

1867), choisissant, lorsque les conditions ne lui convenaient pas, de monter des expositions

personnelles. De plus, suite aux événements de la Commune, son envoi au Salon de 1872

avait été rejeté et cela faisait huit ans qu’il n’avait pas pu apparaître sur cette grande scène

de l’art française et internationale. Comme pour sa série autour du Château de Chillon,

Courbet fabrique une image : il représente le lac ainsi que le Grammont (massif qui se trouve

sur la rive opposée de la Tour-de-Peilz) qui constituent son décor quotidien, vus des

hauteurs du village. Le peintre veut donner une image idéale et préservée de la Suisse. Il

efface donc toutes les traces d’une urbanisation, pourtant avancée, et place dans un

mouvement anachronique, sur un étrange promontoire, des chèvres et leur gardeuse. Il

construit ainsi une composition imposante et bancale que l’inachèvement rend plus étrange

encore. Courbet, abattu par la situation politique en France qui lui interdit tout espoir d’une

proche amnistie, rongé par une maladie de foie, renonce à finir son tableau.

Grand panorama des Alpes, 1877

Huile sur toile, 151 x 210 cm

Cleveland, The Cleveland museum of Art

Panorama des Alpes

Récente acquisition des Musées d’art et d’histoire de Genève, ce tableau témoigne de toute

la virtuosité technique et de la force de vision que Courbet a sues préserver jusqu’à sa mort.

Associé par les différents inventaires au Grand panorama des Alpes, le Panorama des Alpes

est pourtant un tableau autonome. Il représente les massifs des Dents du Midi et du

Grammont, vus depuis la terrasse de sa maison de Bon-Port à la Tour-de-Peilz. Conçue

comme un réel panorama dont elle adopte le format, cette œuvre est également inachevée.

Par sa puissance, son originalité et sa poésie, le Panorama des Alpes renouvelle la tradition

du paysage alpestre et s’impose comme une œuvre majeure de Courbet. Elle témoigne de

sa puissance picturale à une époque où l’artiste était généralement considéré comme un

peintre « fini ». Elle exprime aussi l’ambiguïté de ses sentiments au cours de son exil :

fascination pour le paysage grandiose des montagnes suisses, angoisse de

l’emprisonnement et de l’inéluctable maladie, aspiration à la liberté.

Panorama des Alpes, vers 1876

Huile sur toile, 140 x 64 cm

Genève, Musées d’art et d’histoire

Courbet et la Suisse en quelques dates

10 juin 1819 : Naissance de Gustave Courbet à Ornans (Doubs) dans une famille de petits

propriétaires terriens

1851-1852 : Coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte et établissement du Second Empire :

des milliers d'opposants sont massacrés ou exilés. Son ami Max Buchon doit se réfugier à

Berne.

1853 : Courbet rend visite à Max Buchon en exil à Berne, puis se rend à Fribourg. Il passe

trois semaines en Suisse.

1854 : Après un nouveau séjour à Berne chez Max Buchon, Courbet séjourne à Genève les

23 et 24 septembre. Il est reçu à la Boissière chez les Bovy, invité par le peintre Henri Baron

qui avait épousé une fille de la famille Bovy.

1861 : Courbet expose trois tableaux à Genève en même temps que Delacroix et Corot, sur

l'invitation du peintre genevois Barthélémy Menn.

1869 : À l'Exposition de Munich, une salle entière lui est attribuée. Courbet est décoré par

Louis II de Bavière et, au retour, à la mi-novembre, passe par la Suisse où il peint six

paysages près d'Interlaken.

1870 : Guerre franco-allemande. Après la capitulation de Sedan et la proclamation de la

République, Courbet est élu président de la Commission des Arts qui doit assurer la

protection des œuvres.

1871 : La capitulation de Paris provoque le soulèvement de la Commune. Courbet devient

président de la Commission des Arts et de la Fédération des artistes, il est également élu

conseiller municipal du 6e arrondissement de la capitale. Le 16 mai, Courbet assiste à la

démolition de la colonne Vendôme. Après l'écrasement sanglant de la Commune de Paris,

Courbet est arrêté et comparaît le 14 août devant le Conseil de guerre. Il est condamné à six

mois de prison et à l'amende pour participation à la Commune.

1873 : La chute d'Adolphe Thiers, l'élection du maréchal Mac Mahon en mai à la présidence

de la République et la nomination du duc de Broglie à celle du Conseil des ministres,

donnent corps au projet de faire payer à Courbet les frais de reconstruction de la colonne

Vendôme. Une saisie-arrêt est décidée sur tout ce que Courbet possède à Paris et à

Ornans. Courbet passe la frontière franco-suisse le 23 juillet.

31 décembre 1877 : Courbet meurt en exil à La Tour-de-Peilz, sur les bords du lac Léman.