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Habitabilité

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Élève : Isabelle DAËRON Il existe un outil de réalisation de l'utopie, s'attachant à combler la distance entre l'ici et l'ailleurs, à façonner l'espace à habiter. Rendre habitable un lieu c’est tout d'abord assurer des conditions de vie humaine en fonction de critères biologiques, mais aussi le conformer à un idéal. L'habitabilité est cet arsenal technique qui réduit la distance entre l'utopie et l'espace à habiter. Elle est une notion qui s'est construite à partir du XIXe siècle en empruntant successivement le sens de ses dérivés : habiter, habitant, habitat, habitation, habitacle. Elle va être utilisée dans des domaines aussi divers que l'astronomie, l'urbanisme, l'architecture, l’aéronautique, l'automobile jusqu'à l'écologie. Son étude décrit un voyage perpétuel entre une terre lointaine et une terre proche, dont la médiation technique est la condition.

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Habitabil ité

mémoire de fin d’études sous la direction de Marie-Haude Caraës

Isabelle Daëron

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« Une seule et même voix pour tout le multiple aux mille voies, un seul et même Océan pour toutes les gouttes, une seule clameur de l’Être pour tous les étants. À condition d’avoir atteint pour chaque étant, pour chaque goutte et dans chaque voie, l’état d’excès, c’est-à-dire la différence qui les déplace et les déguise, et les fait revenir, en tournant sur sa pointe mobile. »

Gilles Deleuze, Différence et Repétition.

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L’utopie est par définition une terre mise à distance, invitant à l’habiter sans pouvoir l’atteindre. Elle incarne une tension entre un lieu agréable – eutopia –, et un non-lieu, – outopia –, un paradoxe qui nourrit une production d’imaginaire, jusqu’à projeter un espace idéal à habiter. Libérée des contraintes terrestres, l’utopie cristallise des possibles. Par la mise à distance qui la caractérise, elle présente une forme unitaire, compacte ; une même logique guide la constitution de cet espace, le rendant cohérent. Alors qu”habiter1” se définit par une occupation d’un espace par un corps, l’utopie n’autorise aucune expérience physique du lieu. En revanche, elle s’inscrit dans un échange constant entre l’ici à habiter et l’ailleurs hanté par un idéal. Elle travaille en retour le réel et modèle le territoire, les villes, les habitations.

Il existe un outil de réalisation de l’utopie, s’attachant à combler la distance entre l’ici et l’ailleurs, à façonner l’espace à habiter. Rendre habitable un lieu c’est tout d’abord assurer des conditions de vie humaine en fonction de critères biologiques, mais aussi le conformer à un idéal. L’habitabilité est cet arsenal technique qui réduit la distance entre l’utopie et l’espace à habiter. Elle est une notion qui s’est construite à partir du XIXe siècle en empruntant successivement le sens de ses dérivés : habiter, habitant, habitat, habitation, habitacle. Elle va être utilisée dans des domaines aussi divers que l’astronomie, l’urbanisme, l’architecture, l’aéronautique, l’automobile jusqu’à l’écologie. Son étude décrit un voyage perpétuel entre une terre lointaine et une terre proche, dont la médiation technique est la condition.

L’histoire de l’habitabilité se divise en quatre périodes : projection, intervention, normalisation et génération. Dans la première, l’habitabilité ne modifie pas le réel, elle est une technique au service de la production d’un imaginaire. Comment alors peut-elle générer un imaginaire ? Est-il différent de celui de l’utopie ?

1 Provenant de la même racine latine habitare, habiter, habitant et habitat ont en commun le sens d’”occuper” un espace. Le verbe “habiter” est défini par l’occupation habituelle d’un lieu, dès le XIIe siècle. Habiter consiste à occuper un espace, puis plus tard, à avoir sa demeure dans un lieu, synonyme de demeurer, résider.

IntroductionL’utopie

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Intervention décrit une habitabilité qui inscrit son action dans le réel et produit son premier espace habitable dans un lieu inaccessible. Comment la technique de l’utopie rend-elle habitable un lieu qui ne l’est pas ? Quelles conséquences pour ceux qui y habitent ?

Normalisation est la période où l’habitabilité modèle des lieux pourtant déjà habitables. La ville et ses habitations sont jugées indignes à être habitées selon un espace idéal. Quel est le fonctionnement de l’habitabilité pour conformer le réel à l’utopie ? Comment cette technique assure-t-elle la pérennité de son action ?

Enfin, génération témoigne d’une habitabilité qui acquiert son autonomie vis à vis de l’utopie, qui devient capable de générer ses propres formes. Comment affirme-t-elle alors sa dimension technique susceptible de définir un monde ?

A travers le filtre de l’habitabilité, cette étude interroge la place de la technique dans l’habitat. Quel rapport l’homme doit-il entretenir avec la technique pour habiter la Terre ?

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ProjectionVoirProjeter un espace habitable

InterventionFaire le voyage

NormalisationRendre habitable la villeDicter une manière d’habiterOptimiser les relations corps/espaceProduire un climatRationaliser la surface au sol

GénérationEncapsuler l’habitableHabiter des mondes écologiques

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Voir

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Le terme “habitabilité” apparaît pour la première fois dans le dictionnaire de Louis Sebastien Mercier en 1801, Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux2. Il est à noter que Mercier est aussi l’auteur du premier roman d’anticipation3 (ou ucronie) en 1771. Il y décrit la ville de Paris au XXVe siècle, récit d’une société idéalisée qui lui permet de dénoncer le régime politique de l’époque, la monarchie absolue.

L’ouvrage Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux est en quelque sorte aussi une production d’utopie, une manière de redéfinir un monde par la création de nouveaux mots. En position de révolutionnaire utopiste et d’auteur prolixe de pièces de théâtre et de romans, Mercier s’insurge contre l’appauvrissement de la langue française. En effet, à la suite de la création de l’Académie française en 1635 par Richelieu, un dictionnaire est réalisé à partir de 1638. Celui-ci prescrit un bon usage de la langue : les vocables techniques et scientifiques sont rejetés, les néologismes interdits4. Tout ceci permet, en quelque sorte, de purifier la langue mais cela n’a d’autre conséquence que de l’appauvrir. Au cours du XVIIIe, les sciences et la philosophie produisent des termes nouveaux, propres à leur discipline, qui peu à peu sont introduits dans la langue commune. Néanmoins, selon Mercier, le vocabulaire demeure toujours à cette époque limité. Il se propose donc de remédier au rétrécissement de la langue française par ses propres créations linguistiques. L’ouvrage Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux présente un ensemble de mots fabriqués “telles des boutures” pour reprendre sa métaphore botanique ou de mots existants mais complétés par une définition apportant un sens nouveau. Entre “grandiloque : qui dit de grands mots” et “hypercritique : qui passe les bornes et les règles d’une saine, décente et judicieuse critique (…)”, le néologisme “habitabilité” est défini ainsi : “faculté qu’a l’univers de pouvoir être rempli de corps célestes. Ce terme favorisera tous les beaux rêves cosmologiques. Dans les temps des sanglantes proscriptions, heureux qui a eu le courage de croire à l’Habitabilité des forêts ou à celle des cavernes !”. Par l’expression “corps célestes”,

2 Louis Sébastien Mercier, Néologie ou vocabulaire des mots nouveaux. À renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles, Paris, Moussard / Maradan, 1801, p. 384.3 Louis Sébastien Mercier (1771), L’an 2440, Rêve s’il n’en fût jamais, Paris, La Découverte, 1999.4 Dictionnaire de l’Académie française (1694).

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Mercier fait ici allusion à la fois aux astres qui ponctuent l’univers et à leurs potentiels habitants (métonymie). Le caractère habitable des forêts et des cavernes n’est pas avéré. Ces deux lieux peuvent faire office de refuge, en cas de répressions comme le note l’auteur, mais ils sont avant tout habités par d’autres occupants. Supposés inhabitables pour l’homme, ces milieux sont la demeure d’espèces non-humaines, animales, végétales mais aussi d’habitants fantasmés5. Par cette mise à distance, les légendes des créatures de la forêt et monstres des cavernes peuplent l’imaginaire collectif.

La définition de Mercier renvoie dans un premier temps à la thèse de la pluralité des mondes. Depuis l’Antiquité, des auteurs comme Pythagore et Platon défendent l’idée que la Lune et les autres planètes sont peuplées d’êtres vivants. Au cours du XVIIe siècle, une série de textes6 s’efforce de prouver que la Lune, voire toutes les planètes, peuvent être habitées. Ces textes, pour la plupart des ouvrages de vulgarisation scientifique et des œuvres de littérature, illustrent l’engouement autour de la croyance. Mais les progrès scientifiques et notammment les découvertes de Newton sur la loi de la gravitation universelle vont conclure à invalider une partie des hypothèses. Néanmoins, ces spéculations sur les mondes habités, même si elles n’ont pas été confirmées, ont contribué à attiser la curiosité du grand public sur ces sujets et ont quelque part alimenté des projections fantasmées, de terres inconnues à coloniser. Dans ce contexte, la création du mot “habitabilité” permet de nommer l’objet d’un désir, d’un idéal : la possibilité de vivre sur d’autres planètes que la Terre. Même si la première définition de Mercier est teintée d’ironie, elle n’en informe pas moins d’une dichotomie. L’habitabilité est définie à la fois par une croyance et un désir de la vérifier par la science et la technique. Au milieu du XIXe siècle, cette tension entre un imaginaire et une validation scientifique est réactualisée : les progrès techniques s’intensifiant, les astronomes s’emparent de la notion d’habitabilité et en font un sujet d’étude.

Jusqu’au début du XIXe siècle, l’observation télescopique ne suffit pas à déterminer la présence d’éléments nécessaires à la vie humaine. Alors que les techniques d’observation se développent, notamment par le perfectionnement des télescopes, l’invention du spectroscope en 1814 permet d’analyser la composition chimique des planètes et des étoiles à partir de l’étude de leur spectre lumineux. Telle émission lumineuse renseigne sur la température, la gravité, la composition de

5 Les mots “habiter” et “habitant” véhiculent un sens où la production d’imaginaire est récurrente. Le premier est utilisé à partir du XIXe au figuré, dans le sens de hanter. L’objet de l’occupation n’est plus l’espace mais une personne, comme par exemple être habité par un esprit ou un fantôme. Le deuxième définit une personne qui “fait sa demeure en quelque lieu”, qui habite ordinairement dans un lieu déterminé. Il est également utilisé pour nommer les espèces non humaines, les bêtes sauvages peuplant les forêts, les mers. (Alfred de Wailly, Nouveau Vocabulaire français, Paris, Rémont, 1827, p. 503.)6 Voir sur le thème de la pluralité des mondes : John Wilkins, Le Monde dans la Lune, 1638 – Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde ou les États et empires de la Lune, vers 1650 – Pierre Borel, Discours nouveau prouvant la pluralité des mondes, 1657 – Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 – Christian Huygens, La Pluralité des mondes, 1698.

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l’atmosphère. Elle révèle que les planètes sont constituées d’éléments chimiques, présents eux aussi sur Terre. Cela signifie que les ressources disponibles d’une terre habitable peuvent être comparées aux ressources visibles d’une autre planète. À partir de cette découverte, la comparaison des milieux terrestres et extra-terrestres s’intensifie et appuie l’idée qu’à l’instar de la Terre, les planètes du système solaire peuvent développer la vie. Des relevés spectroscopiques les astronomes et physiciens déduisent un ensemble d’éléments nécessaires au développement de la vie : hydrogène, oxygène, azote, carbone, eau7. Une planète habitable est définie par la présence d’une “atmosphère, d’humidité, de chaleur, et d’une certaine quantité de lumière8“. L’habitabilité est étudiée en astronomie selon les ressources disponibles de la planète, déductibles de l’observation ou par l’intermédiaire de techniques scopiques. Ce n’est pas l’expérience physique de ces mondes célestes qui permet de valider ou non la possibilité de les habiter mais bien une expérience visuelle permise par la technique. Celle-ci guide la production d’imaginaire. Peut-être à défaut d’atteindre ces planètes, est-ce un imaginaire de la technique ainsi développé, plus qu’un imaginaire issu des spécificités de Mars ou de Vénus ?

Les progrès de la spectroscopie relancent l’intérêt suscité par l’hypothèse des corps célestes habités et des ouvrages de vulgarisation scientifique vont contribuer à diffuser, à un large public, l’avancée des connaissances astronomiques. En 1862, un de ces écrits, La Pluralité des mondes habités9, défend la thèse de l’habitabilité des planètes en développant une analyse comparative des conditions physiques de la Terre avec celles des planètes étudiées (Neptune, Mars, etc.). L’auteur, Camille Flammarion, astronome, entend mener une exploration rationnelle afin de déterminer si les critères nécessaires à l’habitabilité sont réunis, afin aussi, peut-être, de prouver la présence d’êtres vivants. Il étudie le rapport entre les ressources disponibles et les fonctions biologiques d’un être humain, quitte à présupposer d’autres formes de vie. L’état des recherches scientifiques de l’époque ne lui permet pas de valider entièrement le caractère habitable des mondes étudiés, néamoins, l’auteur conclut : “la Terre n’a aucune prééminence marquée sur les autres planètes, les autres planètes sont habitables comme elle10“. Camille Flammarion, malgré le résultat de ces recherches, se déclare convaincu que la plupart des planètes ont été, sont, ou seront habitées – préférant visiblement croire à l’utopie des mondes habités. Les avancées techniques ont transformé l’habitabilité en un sujet d’étude,

7 On voit bien ici comment le fait de projeter le caractère habitable d’une terre limite l’action d’habiter à une prise en compte de l’être humain comme un seul corps biologique.8 Jules Janssen, Les Dernières Découvertes sur les planètes et l’observatoire du Mont-Blanc, cité par René Jouan, La Question de l’habitabilité des mondes étudiée au point de vue de l’histoire, de la science, de la raison et de la foi, 1900, p. 117.9 Camille Flammarion (1862), La Pluralité des mondes habités, Étude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes au point de vue de l’astronomie, de la physiologie et de la philosophie naturelle, Paris, Didier et Cie, 1868.10 Ibid., p. 128.

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et l’imaginaire nourrit l’écart entre ce qui est vérifiable et ce qui ne l’est pas. La technique tend à se substituer à l’expérience physique pour conclure à l’habitabilité d’un lieu. Elle devient l’outil par lequel l’imaginaire produit des mondes habités.

L’habitabilité des planètes, même si difficilement prouvable, est jugée par l’intermédiaire de techniques scopiques et de déductions mathématiques. La lunette télescopique puis les moyens spectroscopiques sont déjà des moyens de projections – à défaut de transports – vers ces terres inconnues. Cette mise à distance produit un lieu fantasmé, propice au voyage, dans l’imaginaire collectif. Entre les études scientifiques et une réalité impossible à observer de près, l’imaginaire comble l’écart. Il est, en quelque sorte, cultivé par l’ignorance. À chaque progrès technique la croyance a été réalimentée, même si aujourd’hui, la thèse de la pluralité des mondes est totalement rejetée. Néanmoins, au milieu du XIXe siècle, le fait de conjecturer sur la forme des habitants des planètes, imaginer leur existence, c’est déjà se projeter dans ce que eux perçoivent de leur propre planète, voire dans leur vision de la Terre – comme objet. L’ailleurs, c’est la Terre. Par cette projection, étudier l’habitabilité des planètes, c’est inaugurer l’étude de l’habitabilité de la Terre. En alimentant ainsi une comparaison entre le milieu de vie naturel de l’homme et ces planètes, l’ailleurs – à étudier sous l’angle de l’habitabilité – va se rapprocher progressivement du monde habité. Vers la fin du XIXe siècle, la terre mise à distance qualifiée par l’habitabilité se déplace – des planètes du système solaire vers la Terre. Elle opère un glissement de l’inaccessible vers le lointain, sans pour autant avoir une action sur le réel, elle réside dans une projection et une définition de l’habitable.

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Projeter un espace habitable

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Par la fiction, un auteur tel que Jules Verne va utiliser, à maintes reprises dans ses romans, le terme d’”habitabilité” – pourtant peu usité. Dans son roman De la Terre à la Lune, publié en 1865, la notion fait référence à la thèse de la pluralité des mondes ; le court extrait11 où il apparaît traite néanmoins du caractère habitable d’un lieu qu’il soit extra-terrestre ou terrestre. Peu à peu, l’auteur élargit le sens du mot pour qualifier un lieu sur Terre, comme celui d’une habitation creusée dans la glace, située au-delà du cercle polaire dans Le Pays des Fourrures12 ou encore vers celui de la cité de Shanghaï dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine13, mais dès lors le terme revêt d’autres intentions. La ville de Shanghaï est qualifiée d’une “habitabilité peu enviable”, tel un “réseau inextricable de ruelles dallées”, aux “boutiques sombres”, et “sujet aux émanations paludéennes”. L’auteur investit ici d’autres critères que la seule adéquation entre les besoins biologiques humains et les caractéristiques du milieu, il juge cette ville en fonction d’un espace idéal hygiéniste. À l’inverse de la description d’une cité labyrinthique, sombre, dense et insalubre, une habitabilité enviable serait plutôt définie par la régularité, la lumière et l’hygiène. L’habitabilité de la ville est empreinte de ce même idéal cultivé par des écrivains, théoriciens, médecins du XIXe siècle comme Charles Fourier, fondateur du phalanstère et Étienne Cabet, auteur de L’Icarie ou encore Benjamin Ward Richardson, auteur d’Hygeia. L’idéal présent dans la description de Shanghaï témoigne d’une influence de l’utopie dans la définition d’un espace habitable.

En 1875, le médecin Benjamin Ward Richardson présente, lors du congrès de la Social Science Association dont il préside la section santé, une cité idéale pour la santé de ses habitants : Hygeia14. Celle-ci décrit une ville où tout est mis en œuvre

11 Jules Verne (1865), De la Terre à la Lune, Paris, Hetzel, 1879, pp. 199-200.12 Jules Verne (1873), Le Pays des Fourrures, Paris, Hetzel, 1879, p. 53.13 Jules Verne, Les Tribulations d’un Chinois en Chine, Paris, Hetzel, 1879. pp. 31-32. “Au fond de ces maisons étroites, une population de deux cent mille habitants, telle est cette cité d’une habitabilité peu enviable mais qui n’en a pas moins une grande importance commerciale.”14 Benjamin Ward Richardson, Frédérique Lab (1875), Hygeia, une cité de la santé, Paris, Éditions de la Villette, 2006.

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pour atteindre un taux de mortalité le plus bas possible. Cette utopie incarne les idéaux hygiénistes : atteindre le bonheur par l’hygiène, la santé par la science – voire même l’immortalité. Pour y remédier, l’auteur propose des dispositifs sanitaires et techniques privilégiant la circulation des flux et permettant d’isoler l’espace habitable d’un sol et d’un milieu potentiellement viciés. Dans ce lieu, “ni caves souterraines, ni cuisines, ni autres lieux aménagés en profondeur15“ car les habitations en sous-sol contribuent à une forte mortalité. Les parties habitables commencent au niveau de la rue, le sous-sol étant réservé aux réseaux (air, eau, métro). Les murs sont constitués de briques vernies et percées qui assurent une imperméabilité et un renouvellement de l’air à l’intérieur, les trottoirs, inclinés vers la chaussée, pour permettre l’écoulement de l’eau. Tels des objets posés “en fer et en verre”, les hôpitaux sont démontables afin d’être désinfectés le plus rapidement possible. Ces prescriptions sont toutes des principes techniques qui délivrent la possibilité de passer de l’imaginaire au réel. Ce sont les moyens par lesquels l’utopie peut être réalisée et ils précisent comment l’espace peut devenir habitable.

Le mot “habitable” vient du latin habitabilis, le suffixe abilis exprime en latin une possibilité active ou passive. “Habitable“ a conservé les deux sens en français, il est ce qui peut être habité et ce qui peut habiter (l’habité). En moyen français, il est dit d’une personne “qui est tenu de demeurer, d’habiter quelque part” et d’un lieu “où l’on peut habiter”. Il désigne à la fois la qualité d’un espace à être occupé quotidiennement et la capacité des habitants à investir le lieu. Ceci précise déjà une chose, le défaut d’habitabilité incombe soit au milieu, soit à l’habitant. Certains lieux ne présentent pas les qualités pour être investis, par exemple en cas de surpopulation, d’épidémie, de pollution, de guerre (risque de mort, ruines, espace à habiter détruit), etc. De même, certains individus ne présentent pas les qualités pour habiter. Ceci présume d’une dimension morale qui présiderait au caractère habitable d’un lieu, qui s’imposerait à la manière de vivre, comme aux caractéristiques du territoire. Cette dimension morale provient de la projection d’un espace idéal qui définit ce que doit être un espace habitable ainsi qu’une personne qui peut habiter. La description de Shanghaï insiste précisément sur les transformations à apporter pour conformer la ville à cet espace idéal. Est habitable un lieu qui correspond aux exigences morales de l’utopie.

Vers 1890, au moment où la géographie s’institutionnalise par son entrée dans les universités, des ouvrages16 de ce champ s’enrichissent du terme “habitabilité”. Celui-ci est un outil d’analyse du territoire qui permet, tout comme la fertilité du sol ou la concentration des industries, de définir si la région étudiée peut être habitée. Il est à préciser qu’à la fin du XIXe siècle, la constitution scientifique

15 Ibid., p. 65.16 Dictionnaire géographique et administratif de la France et de ses colonies, Paris, Hachette, 1890-1905, p. 4492.

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de la géographie est en partie liée à la construction de l’empire colonial17. Les ouvrages de géographie mentionnant le terme étudié relèvent d’ailleurs presque systématiquement d’un intérêt colonialiste18. À cette époque, les États européens envoient des équipes scientifiques et techniciennes pour analyser le terrain, les ressources disponibles, afin de définir les conditions d’habitabilité d’une terre en vue de la coloniser19. Juger de l’habitabilité d’une terre, signifie évaluer la possibilité de l’habiter, voire son potentiel économique. Derrière l’enjeu de l’étude géographique, des enjeux commerciaux et politiques alimentent la conquête coloniale. Habiter un ailleurs, c’est d’abord l’analyser, le mettre à l’épreuve de la science, pour en déduire son caractère exploitable, rentable. “Habitable” sous-entend ici le potentiel économique d’une région exploitée par les pays européens, en l’occurrence ici la France. L’usage du terme “habitabilité” en géographie coloniale marque son passage dans le réel tout en conservant une mise à distance avec les lieux qu’il caractérise. L’habitabilité est une machine au loin, un outil d’analyse qui permet d’étudier dans quelles mesures un ascendant pourrait s’établir.

17 Pierre Singaravelou, L’Empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, coll. Mappemonde, 2007.18 L’Exploration : Journal des conquêtes de la civilisation sur tous les points du globe, « Atlas de géographie générale, à l’usage des lycées, collèges et institutions préparatoires aux écoles du gouvernement », 1882, p. 422. “Comment l’élève comprendra-t-il la différence des régions hautes et des plaines, et les conséquences qui en résultent au point de vue de l’habitabilité des contrées, de leur fertilité, de la concentration des industries, de la facilité des manœuvres d’une armée en temps de guerre, etc. ?” 19 Une habitation est d’ailleurs une parcelle de terre cultivée par les colons ou une demeure dans les colonies. Un habitant est aussi celui qui possède une telle habitation (Dictionnaire de l’Académie française, sixième édition, 1835).

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Dans cette première période intitulée Projection, l’habitabilité ne modifie pas le réel, elle est une technique au service de la production d’un imaginaire. Merleau-Ponty rappelle que “voir, c’est avoir à distance20“, observer un monde, c’est déjà projeter sur lui un devenir habitable. Une terre mise à distance enclenche un mécanisme par lequel un projet de société peut être imaginé. La technique de l’utopie a ceci de particulier qu’elle génère un imaginaire où même l’inaccessible peut devenir habitable. Qui dit inaccessible dit aussi hors des capacités humaines. Si la technique peut faire passer l’utopie de l’imaginaire dans le réel, elle peut permettre d’habiter là où l’homme ne peut pas vivre.

Jules Verne décrit dans Vingt mille lieues sous les mers et De la Terre à la Lune, une extension du territoire habitable21 rendue possible par les avancées techniques de la Révolution industrielle. La projection d’un espace à habiter idéal se mêle à une croyance en la technique où grâce à celle-ci tout est possible, même le fait de vivre sous la mer, dans les airs. Derrière ce désir d’occuper l’inhabitable, pointe celui de conquérir de nouveaux territoires pour asseoir l’emprise de l’homme mais ce faisant, l’emprise de la technique aussi. L’habitabilité s’apprête à coloniser l’inaccessible sur Terre, un ailleurs dont la démystification motive le voyage.

20 Maurice Merleau-Ponty (1964), L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 2006, p.19.21 Les avancées techniques permettent d’étendre le territoire habitable comme la chaussure étend le territoire arpentable (Werner Herzog, Rescue Dawn, 2008).

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Faire le voyage

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Voyager a pour signification “appareiller vers l’inconnu”, il induit un moyen de transport. Avec le sous-marin, l’habitabilité quitte le domaine de l’imaginaire pour agir dans le réel. À la fin du XIXe siècle, ceci marque une transition importante : au lieu de caractériser une terre mise à distance, l’habitabilité détermine la conception d’un espace, elle produit un habitacle pour occuper l’inhabitable.

Le mot “habitacle” dérivé lui aussi du verbe “habiter” connaît des acceptions différentes. Au XIIe siècle, emprunté au latin ecclésiastique habitaculum, il désigne une petite maison. En marine, il nomme la boîte qui protège une rose de compas et l’aiguille (habitacle de compas). À partir du XVIIe, l’habitacle est l’ensemble des trois armoires qui renferme, chacune, un instrument pour s’orienter en mer : le compas (ou boussole), un dispositif d’éclairage (le fanal), le sablier22. Au XVIIIe siècle, l’habitacle devient une unité technique23, une petite armoire fixée sur le pont pour être visible à tout moment par l’homme de barre et divisée en trois compartiments, abritant des instruments de bord. Ceux-ci répondent à trois fonctions : se repérer dans l’espace par la boussole, se repérer dans le temps par l’horloge ou le poudrier (pour calculer la vitesse avec le loch), se repérer ou se rendre visible par un autre navire ou à quai, à un instant et un lieu donné, grâce au fanal. Au XXe siècle, la technique se faisant de plus en plus présente et de plus en plus proche du corps, l’habitacle devient progressivement par métonymie tout local renfermant le compas de route, abritant le poste de pilotage. Il s’étend alors à l’aéronautique, l’aviation, l’automobile. L’évolution du mot est significative d’une multiplication des fonctions au sein d’une même entité. Elle décrit une spécialisation des outils de mesure ainsi qu’une extension de la place de la technique. De l’objet au poste de pilotage, l’habitacle se caractérise par une interface technique qui peu à peu dessine les contours de l’espace jusqu’à devenir, en automobile, l’espace réservé aux occupants. L’interface technique définit l’espace habitable. Les frontières intègrent

22 Georges Fournier, Hydrographie contenant la théorie et la practiqve de tovtes les parties de la navigation, 1667, p. 30. “L’habitacle ou defole, sont trois niches, ou armoires, qui font au pied du mât d’artimon : en l’une est la lumière, en l’autre la boussole, en la troisième, le poudrier ou l’horloge.” 23 Frédéric Marguet, Histoire générale de la navigation, Paris, Société d’éditions géographiques, marines et coloniales, 1931, p. 35.

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la technique nécessaire à un déplacement en territoire inconnu et protègent24 les occupants des événements extérieurs. Elles circonscrivent un monde technique à habiter.

À l’origine, la cloche à plongeur puis le scaphandre permettent d’abriter un corps immergé. Progressivement, l’espace entre le corps et les frontières de l’habitacle s’agrandit pour constituer un sous-marin, lui donnant la possibilité de se mouvoir à l’intérieur. Dès le XVIIe siècle, des prototypes expérimentaux sont construits, il s’agit là plus d’une quête de la performance technique. À partir du milieu du XIXe siècle, leur construction s’intensifie pour un usage militaire. Alors que les pays européens développent leur flotte maritime à la fois comme arme de dissuasion et pour étendre leur campagne coloniale, les avancées techniques de la propulsion à vapeur et de la cuirasse (coque en acier) permettent de concevoir des navires de guerre, les cuirassés, plus rapides et mieux protégés. Ces édifices impliquent la construction de canons toujours plus puissants, mais aussi toujours plus lourds et imposants à bord du navire. La torpille est alors utilisée comme un moyen d’attaque discret car sous-marin, notamment pendant la guerre de Sécession aux États-Unis. Elle est dans un premier temps une arme propulsée à partir d’un navire. Son perfectionnement technique lui permet progressivement de se porter d’elle-même au-devant des ennemis. Grâce à l’introduction d’un moteur à air comprimé, la torpille devient automobile25. Cette invention est primordiale car dès lors elle donne naissance au torpilleur submersible autrement dit un sous-marin. Tant dans les techniques utilisées que par sa forme en fuseau (pour les premiers), le sous-marin s’apparente à une torpille habitée26. C’est un monde clos mobile, une arme de guerre qui s’apprête à coloniser les lieux qu’elle traverse.

Habiter un tel édifice nécessite de reproduire artificiellement des conditions de vie et en premier lieu, assurer le renouvellement de l’air – défi majeur. Déjà en 1624, le physicien Cornelius Drebbel, qui construit le premier sous-marin, emploie dit-on une liqueur régénérant l’air vicié27. Au XIXe siècle, l’air doit non seulement être en quantité nécessaire et renouvelé pour les membres d’équipage mais sa qualité doit aussi être maîtrisée pour remédier aux dégagements de gaz des accumulateurs, des moteurs, etc. En effet, la technique rend l’édifice habitable et en même temps

24 L’habitacle retrouve ici la notion de protection qu’elle avait à l’origine, pour préserver la boussole. 25 L’origine du mot “automobile” provient de son utilisation pour qualifier une torpille. Quelques années plus tard, en 1895, le terme est repris pour qualifier une voiture “qui se meut toute seule”, autrement dit il souligne son caractère auto-propulsé car muni d’un moteur, ce qui distingue l’automobile de la voiture.26 “C’est à cette inspiration de la torpille transposée au sous-marin que l’on doit bien des difficultés, notamment des premières tentatives pour obtenir une tenue et une prise de plongée correctes.” Gérard Garier, L’Odyssée technique et humaine du sous-marin en France. Tome 1 : Du Plongeur, 1863 aux Guêpe, 1904, Bourg-en-Bresse, Marines, 1995, p. 6.27 Cornelius Drebbel donne à cette liqueur le nom de Quintessence de l’air, appuyant l’idée qu’un air maîtrisé chimiquement est meilleur que l’air extérieur.

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apporte de nouvelles nuisances – phénomène visible tout au long de cette étude. Le renouvellement de l’air est permis par différents moyens : traitement chimique, bouteilles d’air comprimé, etc.28. Mais c’est l’introduction du moteur électrique, transposée de la torpille au sous-marin qui résoud le problème de la maîtrise de la qualité de l’air29.

En 1888, Le Gymnote, premier sous-marin30 conçu à propulsion électrique, est adopté par l’armée. L’électricité à bord permet de faire fonctionner les instruments de navigation (gouvernail, gyroscope, périscope) ainsi que les dispositifs nécessaires à l’habitation d’un tel appareil (lumière, ventilation, pompe à air comprimé, etc.). C’est précisément à ce moment que l’habitabilité qualifie pour la première fois un sous-marin, en atteste un extrait d’un article sur Le Gymnote issu du journal La Lumière électrique : “cet engin de guerre moderne [...] réunit toutes les conditions de locomotion, moyens de direction, d’immersion et d’émersion, ainsi que d’habitabilité requise pour un appareil de ce genre31“. Le terme “habitabilité” décrit un espace entièrement artificiel dont la technique prend en charge les conditions de vie à l’intérieur de l’habitacle : volume, lumière, air, eau et ceci selon des critères purement utilitaires (respirer, boire, manger, dormir, etc.)32. L’espace habitable se résume à un climat artificiel et paramétrable dans un volume minimum. L’habitabilité consiste à habiter grâce à une médiation technique, qui sous-entend la capacité des occupants à interagir avec elle.

Dès lors que l’homme réussit à construire un espace habitable dans un milieu qui ne l’est pas, l’habitabilité devient un critère essentiel à prendre en compte dès la conception du bâtiment – les occupants du submersible sont supposés vivre sous l’eau, sans remonter à la surface ni respirer à l’air libre pendant un certain temps33.

28 “La plupart des sous-marins offrent de sérieux inconvénients au point de vue de l’habitabilité. Leur dimensions par trop restreintes et l’encombrement des divers compartiments intérieurs par les éléments de la machinerie réduisent le cube d’air respirable dans de telles proportions qu’il s’épuise et se vicie très rapidement. Pour y remédier, on a commencé par emporter des provisions d’air comprimé dans des réservoirs ou bouteilles métalliques ; mais l’air exhalé par les poumons et celui venant de la machinerie contiennent de l’acide carbonique et des gaz méphitiques. On a cherché à régénérer cet air vicié par des procédés chimiques en le faisant passer à travers des solutions alcalines de potasse ou de soude caustique qui absorbent l’acide carbonique.” G. L. Pesce, La Navigation sous-marine, Paris, Vuibert & Nony, 1906, p.111.29 L’introduction du moteur électrique résoud aussi le problème de la stabilité de l’appareil nécessaire sous l’eau, le poids du moteur ne variant pas pendant son fonctionnement. 30 Le Gymnote conçu par Henri Dupuy de Lôme et Gustave Zédé, ce dernier conseilla Jules Verne pour les détails techniques du Nautilus de Vingt Mille lieues sous les mers publié en 1869. Le sous-marin Le Gymnote a emprunté son nom à un poisson qui paralyse ses adversaires par des décharges électriques.31 Charles Carré, « À propos du bateau électrique sous-marin Le Gymnote », La Lumière électrique, journal universel de l’électricité, n° 42, samedi 20 octobre 1888, p. 122.32 On ne parle pas encore de confort. L’habitabilité est avant tout une réponse technique aux besoins d’un être humain.33 Dans le cas des sous-marins nucléaires, la période d’immersion est quasiment illimitée. Néanmoins, les limites physiologique et psychologique du corps humain nécessitent de remonter à la surface au

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L’endurance de l’équipage dépend de la fiabilité du sous-marin et par conséquent du degré d’habitabilité du vaisseau lui-même. Pour autant, séjourner dans les fonds marins implique une dépendance à la technique qui conduit inévitablement, pour les occupants, à y être soumis, tant dans le fonctionnement de l’habitacle que dans son organisation spatiale. Ces hommes qui s’apprêtent à passer des semaines voire des mois dans un sous-marin doivent savoir faire usage des équipements pour rester en vie – ceci se résume d’ailleurs par la capacité d’y habiter. Décider du climat intérieur, de la ventilation, de la luminosité consiste en une appropriation technique de l’espace. L’habiter, c’est maîtriser la technique qui le fait exister, qui le définit. Dans cet espace exigu envahi de canalisations, d’interrupteurs et d’instruments de navigation, le volume minimum nécessaire à l’équipage semble être installé là où les équipements cèdent une place – comme l’illustrent les lits situés à quelques centimètres des torpilles. Étant tous volontaires, les sous-mariniers acceptent ces conditions pour vivre l’expérience d’un voyage hors-monde. Ceci va de pair avec une confiance totale en la technique, au risque de voir l’édifice dans lequel ils habitent se transformer en un véritable tombeau34.

À partir du début du XXe siècle, après le sous-marin, l’habitabilité est utilisée pour qualifier l’espace intérieur de tout véhicule habité, tel que l’avion35, l’automobile, la caravane (camping-car), le bateau ou encore la navette spatiale. Elle prend alors le sens de qualité de ce qui offre plus ou moins de place à occuper. Il s’agit d’un rapport de dimension entre le passager et le volume dans lequel il a à évoluer, d’un équilibre entre la place laissée à la technique et celle disponible pour des corps. Au sens premier du mot “usage”, pour pouvoir habiter un espace, le rapport d’échelle doit coïncider avec la taille humaine. L’échelle du corps est reconnue par celle de l’espace pour une interaction possible entre l’habitacle et l’occupant. La médiation technique prend en charge, comme pour le sous-marin, les conditions de vie à bord (qualité de l’air, la lumière, etc.), même si dans le cas de l’automobile ou du camping-car le milieu est a priori viable. Les habitacles ne permettent pas réellement d’habiter dans le milieu puisqu’ils s’en isolent. Ils offrent la possibilité d’y séjourner, de l’observer derrière une vitre, un hublot. Comme le décrit Emmanuel Belin, “grâce à la paroi transparente et aux effets de lumière, le milieu hostile du Nautilus se transforme en un tableau charmant et vivant, et les animaux les plus terrifiants ne procurent plus que les délicieux frissons d’un carnaval36“. Le corps est désolidarisé entre l’action d’occuper un espace sain où toutes les composantes convergent pour former un espace habitable, et un extérieur à observer, auquel il n’a pas accès. Ce dispositif décrit une posture qui réside en un rapport au monde purement visuel. L’extérieur est spectacle, qu’il soit viable ou totalement détruit.

minimum au bout de deux mois. 34 Comme ceci s’est produit pour le sous-marin nucléaire russe Le Koursk, en 2000.35 Pierre Carré, « La construction allemande actuelle », L’Avion, n° 73, 1932, p. 5.36 Emmanuel Belin, Une Sociologie des espaces potentiels : Logique dispositive et expérience ordinaire, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 207.

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Ceci établit un rapport à l’environnement problématique dans une perspective écologique. L’habitacle induit des modifications sur le territoire qu’il traverse. Le passager, lui est à l’abri et contemple. Isolé derrière une vitre, il jouit d’un panorama sans évoluer à l’extérieur, un peu à la manière des astronomes du XIXe siècle interrogeant l’habitabilité des planètes à travers la lunette astonomique.

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La période Intervention décrit une habitabilité qui inscrit son action dans le réel et produit son premier espace habitable dans un lieu inaccessible. Pour cela, elle transpose les attributs du milieu de vie de l’homme dans un milieu inhabitable. La médiation technique conduit à produire une dépendance technique à la mesure de l’inhabitabilité du lieu.

Le sous-marin marque le passage entre deux phases, l’une où l’habitabilité était un outil d’analyse scientifique criblé de fantasmes, de projections imaginaires et l’autre, où l’habitabilité devient un critère à prendre en compte dans la conception d’espaces à habiter, notamment en urbanisme et en architecture. Il faut souligner que cette entreprise n’en sera pas moins empreinte d’idéaux. La forme paroxysmique de l’habitabilité s’incarne dans l’habitacle en mouvement. Celui-ci en se déplaçant colonise les lieux qu’il traverse, n’échange pas avec ce qui lui est étranger (le milieu), il expose et impose son autosuffisance. Comment alors l’habitabilité transforme la ville et les espaces à habiter ?

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Rendre habitable la ville

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La ville est appelée habitat urbain dès la fin du XIXe siècle, pour comprendre ce terme, il est nécessaire de revenir à l’origine du mot “habitat” – provenant du vocabulaire de la botanique –, car il cristallise une découverte.

Les ouvrages dédiés à l’étude des plantes sont jusqu’au milieu du XIXe siècle fréquemment rédigés en latin. La forme latine habitat qui signifie “habite” est usitée pour décrire le lieu de vie d’une plante. Sur des herbiers notamment, les botanistes précisent de cette façon le lieu de provenance de l’espèce végétale. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les découvertes en botanique et zoologie progressent, notamment par une série d’expéditions scientifiques financées par les États européens, qui y trouvent par ailleurs un intérêt de politique coloniale. En 1799, Alexander von Humboldt et son associé, Aimé Bonpland, tous deux naturalistes, entreprennent un long voyage aux Amériques afin de “découvrir l’interaction des forces de la nature et les influences qu’exerce l’environnement géographique sur la vie végétale et animale37“. Alors que précédemment, du XVIe au début du XIXe siècle, les botanistes s’attachaient à dénombrer, classifier et déterminer la plus juste classification38, l’ouvrage39 issu de ce voyage expose les caractéristiques d’une espèce, en regard des conditions de leur milieu (température, pression atmosphérique, humidité, etc.). Le mot “habitat”, utilisé tel quel en français, permet de concrétiser la découverte des relations d’interdépendance entre un milieu et une espèce (végétale et animale).

La première occurence du mot “habitat” en français apparaît dans un traité d’Antoine Augustin Cournot en 186140. Influencé par les écrits de Humboldt,

37 Termes de Humboldt avant son voyage cités par Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie, une science de l’homme et de la nature, Paris, La Découverte, 1991, pp. 39-40.38 Joëlle Magnin-Gonze, Histoire de la botanique, Lonay, Delachaux et Niestlé, 2004.39 Alexander von Humboldt, Aimé Bonpland, Relation historique du voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, tome 1, Paris, Schoell, 1814. Ces travaux influenceront Darwin pour fonder la théorie de l’évolution.40 “Enfin, il est tout simple que les aptitudes de la race supérieure se montrent en rapport avec les conditions du climat et du sol où elle a fait son apparition, son éducation première, puisque des conditions contraires l’empêcheraient de développer ses aptitudes natives et probablement les

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l’auteur tente d’expliquer, dans l’extrait étudié, ce qui détermine le développement d’une espèce dans un territoire donné. L’habitat est alors considéré comme le milieu de vie d’une espèce, aussi bien végétale, animale qu’humaine. L’auteur s’interroge notamment sur les conditions climatiques et les caractéristiques du sol qui offriraient des conditions favorables au développement de la vie. L’habitat renvoie ainsi au milieu géographique, il n’est pas seulement l’occupation ordinaire d’un espace par des êtres vivants mais il sous-entend les relations physiques et biologiques qu’entretiennent une terre à ses habitants.

Au XIXe siècle, la révolution industrielle entraîne de profondes mutations dans l’espace urbain. La proximité des industries et la surpopulation de certains quartiers contribuent à rendre la ville insalubre. De mauvaises infrastructures d’évacuation et de gestion des déchets constituent l’une des causes de la propagation des maladies infectieuses, notamment à cette époque la tuberculose. À la même époque, des découvertes en médecine révèlent l’incidence de la qualité de l’air sur les maladies (relations entre maladie, mort et environnement). Les scientifiques et médecins prennent alors part aux réflexions sur l’aménagement de la cité, et y introduisent leurs vocabulaire et outils d’analyse. C’est ainsi que le mot “habitat” acquiert le sens moderne de mode d’organisation et de peuplement par l’homme du milieu où il vit41. Cette évolution sémantique renseigne de la maîtrise d’un territoire par ses habitants. L’expression “habitat urbain” souligne un dispositif capable d’influer sur la santé de ses habitants.

Présents dans des ouvrages traitant de l’hygiène urbaine42, le terme “habitabilité” est transposé à l’urbanisme par le filtre de l’hygiénisme. La ville doit devenir habitable selon les exigences d’un espace idéal à habiter43. La condition principale de l’hygiène publique réside dans la circulation de l’air, des flux techniques, des habitants, et pour ce faire, un ensemble de mesures comme les percées et l’élargissement des rues, est appliqué dans l’emploi du sol urbain. “Les médecins tentent de définir une géographie du miasme tandis que les ingénieurs traduisent leurs idéaux scientifiques dans l’aménagement urbain44“. Dans la ville douée

étoufferaient à la longue. Ce qui exige un hasard extraordinaire, et ce que dès lors il nous coûte d’expliquer par le hasard, c’est l’accord entre les aptitudes natives de la race et les conditions d’un habitat qui n’a pas été primitivement celui de la race, et par conséquent n’a pas pu influer sur la constitution de ses aptitudes natives.” Antoine Augustin Cournot, De l’Enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, tome 2, Paris, Hachette, 1861, p. 369.41 Revue générale des sciences pures et appliquées, n° 3, Paris, Doin, 1907, p. 121.42 “La ville s’est trouvée doublée d’étendue, sans qu’aucune des conditions anciennes d’habitabilité en aient été modifiées. Ce sont ces villes compactes, enfermées, sombres que trouvent devant elles, à notre époque, les administrations sanitaires et c’est à leur transformation que s’attachent tous les hommes qui ont souci de la santé de leurs concitoyens.” Paul Juillerat, L’Hygiène urbaine, Paris, Leroux, 1921, p. 19.43 Les travaux d’Haussmann, de 1853 à 1870, pourraient par exemple être rétrospectivement considérés comme une entreprise d’habitabilité de Paris.44 Sabine Barles, La Ville délétère, médecins et ingénieurs dans l’espace urbain XVIII-XIXe siècle, Seyssel,

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d’habitabilité, l’objectif est d’accroître la vitesse des flux, le sol est alors gorgé de tuyaux (égouts, canalisations d’eau, de gaz, etc.), lissé pour l’écoulement45 des eaux et nivellé en fonction des circulants, piétons ou automobiles46. Il devient interface technique. Ces transformations isolent l’espace habitable d’un milieu vicié. La ville est rendue autonome par rapport au milieu mais dépendante d’une nouvelle trame : les réseaux47 sont les nouvelles fondations de la ville. Ils impliquent une connexion entre les espaces habitables. Qu’en est-il à l’échelle de l’espace domestique ?

Conjointement aux transformations de l’espace urbain, à la suite de l’exode rural dû à la Première Guerre mondiale et la récente concentration des industries aéronautiques et automobiles, la question du logement est au centre des préoccupations. La promiscuité, le manque d’espace par rapport au nombre de ses occupants, ainsi que des conditions d’hygiène déplorables deviennent un problème urgent à résoudre. De plus, la guerre a causé dans certaines régions, destruction des villages et endommagement des logements. À partir de 1918, l’État met en place des plans de secours et d’aide à la réfection des logements48. L’intervention des médecins et scientifiques, à l’échelle de l’espace domestique, déplace une nouvelle fois le sens du mot “habitat” et le précise à l’ensemble des conditions d’habitation. L’étude de l’habitat s’est ouverte à une échelle plus réduite, celle de l’espace domestique. Le terme “habitabilité” suit ce glissement sémantique et à partir de cette époque, qualifie un espace d’un volume suffisant et susceptible d’assurer la santé à ses habitants.

En 1918, le journal La Technique sanitaire et municipale nomme habitabilité “le nombre des pièces, leurs dimensions, leurs dispositions, l’éclairage, l’aération des locaux, les commodités qu’ils présentent pour leur aménagement”. Par ailleurs, l’hygiène est définie par “les garanties que [l’espace] offre de mettre les habitants à l’abri des variations des températures de l’air extérieur et des intempéries, son isolement du sol, son imperméabilité49“. L’habitabilité affiche

Champ Vallon, 1999, p. 7.45 La rapidité de circulation est recherchée dans des “ouvrages le moins rugueux possible (chaussée, tuyau), (...) qui ne fassent en aucun cas obstacle à l’écoulement”. Ibid., p. 8.46 Favoriser la circulation des flux (individus, moyens de transport, air, eau, gaz, électricité, etc.) signifie aussi les classer selon leur vitesse. L’utopie hygiéniste s’incarne par l’habitabilité sous la forme d’une séparation des voies : les trottoirs sont par exemple réservés aux piétons et les chaussées, aux voitures. 47 Les réseaux impliquent aussi une autre perception de l’espace, en fonction du temps. Lire Paul Virilio, L’Espace critique, Paris, Bourgeois, 1984.48 “La remise en état d’habitabilité des maisons endommagées constitue une modalité de la reconstitution d’urgence des moyens d’habitation dans les régions dévastées” La Technique sanitaire et municipale : hygiène, services techniques, travaux publics : journal de l’Association générale des ingénieurs, architectes et hygiénistes municipaux de France, Algérie-Tunisie, Belgique, Suisse et Grand-Duché de Luxembourg, Paris, Berger-Levrault, février 1918, p. 52.49 Ibid., p. 56.

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une dimension technique au service de l’idéal hygiéniste50. Elle détermine un dispositif à habiter, capable d’assurer la santé à ses habitants. Synonymes de confort, les innovations techniques dans l’habitat (ascenseur, lumière, électricité, eau, conduites de chauffage) impliquent un aménagement nouveau à prendre en compte dès la conception. Ce sont autant les parois, les plafonds qui définissent l’espace habitable que le sous-sol qui seront investis par la technique. Le sous-sol ou la cave sera en l’occurence envahi par un ensemble d’équipements assurant le raccordement au réseau urbain et la circulation à l’intérieur du bâtiment51. Compteur, chaudière, ainsi que les canalisations y seront présents et visibles, alors que dans les pièces à vivre, seuls les terminaux de ces réseaux seront apparents sous la forme du bouton (bouton de robinet, interrupteur, poignée de conduite de gaz). Les parois52 se gorgent de câbles et canalisations permettant le passage des flux techniques. La complexité est dissimulée. Seule reste l’apparence simple et efficace d’un interrupteur dont les habitants font usage pour contrôler la luminosité et la température de leur environnement. La technique a disparu de l’espace visible. L’idéal techniciste mise sur une médiation technique et en même temps sur sa disparition53. C’est ici que cette dissimulation de la technique invite à la production d’imaginaire. Après la démystification des terres lointaines par la technique, assiste-on à une remystification des terres proches par la technique ?

Des habitacles techniques, produits de la Révolution industrielle, tels que l’automobile, l’avion ou le paquebot, serviront aux architectes modernes, et notamment Le Corbusier, à défendre une industrialisation de l’architecture. L’emploi des techniques contemporaines permettrait d’atteindre un idéal où chaque détail serait justifié par les contraintes techniques54. L’habitabilité d’un tel lieu est soutenue par une vérité, celle de l’ingénieur. Habitacle et “Machine à habiter”, célèbre formule de Le Corbusier, semblent converger vers les mêmes relations rationalisées entre l’individu et l’espace à habiter. L’habitacle est une cellule technique qui permet à l’habitant de maîtriser ses conditions de vie jusqu’à décider

50 Les maîtres-mots qui sous-entendent alors la notion d’habitabilité sont l’assainissement et la rationalisation. “La recherche de l’économie n’empêche pas d’ailleurs d’orienter les habitations, de les aménager, de distribuer les logements de manière à assurer par l’insolation, l’aération, etc., les conditions les meilleures au point de vue d’une habitabilité parfaitement hygiénique.” Richard Bloch, « La Question du logement », Revue politique et parlementaire, 1928, p. 215.51 Monique Eleb et Anne Debarre, L’Invention de l’habitation moderne, Paris 1880-1914, Paris, Hazan et Archives d’Architecture Moderne, 1995, p. 419.52 “On ne saurait nier les progrès accomplis par nos architectes en ces dernières années pour établir cette circulation d’eau chaude et froide, de vapeur, de gaz, d’air, d’électricité qui serpente maintenant du haut en bas des parois de nos maisons comme les artères sillonnent le corps humain.” Jules Henrivaux, « Une maison de verre », Revue des deux mondes, Paris, 1898.53 Cette dissimulation permet, par exemple, la représentation de l’idéal hygiéniste : espace vide, blanc, aux parois lisses et lavables. 54 “Si les maisons étaient construites industriellement, en série, comme des châssis, on verrait surgir rapidement des formes inattendues, saines, défendables, et l’esthétique se formulerait avec une précision surprenante”. Le Corbusier (1923), Vers une architecture, Paris, Flammarion, 1995, p. 105.

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du climat intérieur55 (lumière, air, température). La Machine à habiter considère l’habitant presque comme une partie d’un mécanisme, dont la seule présence, par un corps, suffit à former une unité, produisant de l’habitabilité. La croyance en l’idéal techniciste est telle que, pour les architectes et urbanistes modernes, la technique peut répondre aux besoins de l’individu, qu’ils soient physiques, comme culturels ou sociaux. À l’origine, le Mouvement Moderne a précisément l’intention d’aboutir au progrès social par l’industrialisation des procédés de construction. Mais en apportant une solution au logement du plus grand nombre56, l’espace comme l’habitant est passé au crible du principe de reproduction en série. L’utopie hygiéniste et techniciste transforme ainsi l’habitant en un habitant standard aux besoins types57, décrit par des mesures, des normes58. Pour autant, la technique peut effectivement répondre aux besoins physiques et biologiques qui sont, par essence, mécaniques. L’une des critiques adressées au Mouvement moderne et aux projets des grands ensembles, dans les années 1970, portent sur la non-prise en compte des dimensions culturelles, sociales et symboliques. Cette absence cache l’impossibilité d’y répondre par la seule technique, car de fait, ces dimensions échappent à la rationalisation.

La quête hygiéniste définit l’habitabilité d’un logement selon le raccordement aux réseaux : eau, air, électricité, gaz. L’organisation de l’espace intérieur en est transformée, les pièces comme la cuisine et la salle de bains sont, par exemple, rapprochées pour faciliter l’approvisionnement en eau courante. Afin de rendre l’espace habitable, l’habitabilité agit de la même manière que pour la ville, les réseaux sont intégrés dans le sol, les parois. L’espace domestique présente ceci de plus qu’ils circonscrivent l’espace. Du sol au plafond et dans les parois, la technique y est dissimulée. Cette intégration des réseaux dans les frontières de l’espace implique un rapport différent au milieu, elle produit une dépendance à la technique. Habiter relève d’une interaction entre un habitant et un milieu, la technique se substituant au milieu, est-ce seulement le sens d’”habiter” qui en est transformé ou habite-on encore ?

L’entreprise de l’habitabilité qui visait à rendre habitable la ville, comme les espaces à habiter (logements, bureaux, etc.) a conduit à connecter les lieux entre eux. La mise en réseau des espaces habitables permet d’asseoir l’emprise de l’habitabilité et la dissimulation de la technique prive les habitants d’une compréhension et d’une maîtrise des moyens mis en œuvre.

55 Jean-Pierre Goubert, Du Luxe au confort, Paris, Belin, Collection Modernités XIXe-XXe, 2000.56 Le Corbusier (1941), La Charte d’Athènes, Paris, Seuil, 1957.57 “Rechercher l’échelle humaine, la fonction humaine, c’est définir les besoins humains. Ils sont peu nombreux ; ils sont identiques entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur le même moule depuis les époques les plus lointaines que nous connaissions.” Le Corbusier (1925), L’Art décoratif d’aujourd’hui, Paris, Arthaud, 1980, p. 72.58 L’ouvrage d’Ernst Neufert, ancien professeur au Bauhaus, Architects data est un exemple de description de l’être humain selon des considérations biologiques, mathématiques et normatives.

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Dicter une manière d’habiter

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L’habitabilité répète comme n’importe quel dispositif technique, de l’identique. Elle travaille donc la ville comme ses habitants en dictant un mode d’habiter.

L’idéal hygiéniste s’inscrit dans la lutte contre l’insalubrité. Le développement des industries et l’urbanisation grandissante sur un même territoire aboutissent au fait mathématique d’une proximité entre usines et habitations. Le milieu se charge de résidus industriels et le caractère habitable de ces lieux est remis en question59. En 1850 est votée la première loi sur les logements insalubres. Elle définit assez succintement l’insalubrité60 d’un logement mais donne avant tout un moyen juridique de gérer la ville et l’habitation privée. Cette première mesure donne aux locataires la possibilité de se plaindre de leur logement et souligne la dimension morale de l’entreprise. L’État peut désormais intervenir dans l’espace privé afin de moraliser et d’éduquer la population à l’hygiène. Afin de rendre efficiente l’hygiénisation du territoire et de sa population, toute une administration est mise en place dès 1848. Ainsi, des inspecteurs de la salubrité enquêteront ou aideront les habitants à mieux nettoyer, ils leur apprendront les règles d’hygiène61 nécessaires à une saine vie en communauté.

Une succession de lois s’échelonne pendant le XXe siècle et améliore la première mesure. Le terme de “logement insalubre” est progressivement modifié d’une formulation soulignant le risque pour la santé de l’habitant, aux plus récentes expressions “habitat non-décent” et “habitat indigne”, qui insistent sur la dimension morale, décrite comme contraire à l’être humain. Comme l’indique la définition du mot “indigne” : “Qui manque de dignité et ne répond donc pas aux principes de justice, de morale, de bienséance qu’on est en droit d’attendre”, cette morale souligne aussi bien le comportement de l’habitant que les caractéristiques de l’espace. Sous couvert de garantir la salubrité et l’hygiène sur son territoire,

59 “On a dû multiplier encore davantage les mesures prises à ce sujet (les exhalaisons nuisibles), depuis qu’aux causes habituelles d’insalubrité les découvertes chimiques sont venues en ajouter d’autres par la création d’industries où s’emploient des matières malsaines, délétères ou vénéneuses.” Alfred Des Cilleuls, Commentaire de la loi du 13 avril 1850 sur les logements insalubres, Paris, Marchal Cosse, 1869, p. 6.60 “Sont réputés insalubres les logements qui se trouvent dans des conditions de nature à porter atteinte à la vie et à la santé de leurs habitants” (article 1 de la loi sur le logement insalubre)61 Elsbeth Kalff, Le Logement insalubre et l’hygiénisation de la vie quotidienne, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 35.

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l’État intervient à l’échelle individuelle et véhicule l’idéal hygiéniste de proche en proche, se transformant en un devoir social qui requiert de nouveaux gestes et une adaptation de la part des habitants. Chacun doit se plier à un même mode d’habiter. Ce mécanisme fait partie intégrante de l’entreprise d’habitabilité dont l’origine guerrière et conquérante s’illustre par le fait d’imposer à une population une même manière d’habiter – comme au territoire, les mêmes espaces à habiter.

L’habitabilité est toujours liée à l’action de coloniser un territoire, un peuple, à celle d’imposer un pouvoir sur quelque chose qui lui est étranger. Amos Rapoport dans Culture, Architecture et design, montre comment l’introduction du mode d’habiter occidental auprès de communautés culturelles différentes, plutôt que d’améliorer les conditions de vie (l’intention première est celle de faire “œuvre de civilisation”) détruit leurs conventions sociales et culturelles. Il prend l’exemple du Bohio où habitent les Motilones, un groupe d’Indiens de la forêt amazonienne. Cette habitation collective (dix à trente foyers) dont la structure circulaire est construite en chaume, est pour la moitié de sa hauteur incluse dans le sol. L’espace à habiter demeure dans la pénombre, par son implantation, le matériau utilisé, et les feux pour la cuisine placés au centre, ajoutent à l’obscurité une atmosphère très enfumée. Interprétées comme insalubres, ces habitations, comme le raconte l’auteur, ont été remplacées par “des abris lumineux, ouverts, aérés et spacieux, dotés d’un toit en métal, avec un sol en ciment et des éclairages électriques62“. Modeler l’espace habitable d’une communauté selon les critères de l’habitabilité hygiéniste occidentale conduit à perturber la vie sociale. La disparition du foyer individuel désagrège l’intimité familiale et l’ombre nécessaire pour se protéger de la lumière vive de cette région est ruinée. Le chaume qui protégeait des moustiques et autres insectes est remplacé par un matériau lavable, la terre battue, par du ciment qui rend impossible la fixation des métiers à tisser au sol. Ce type d’exemple décrit l’oubli des particularités culturelles qui pourtant dessinent, elles aussi, la forme de l’espace à habiter. Derrière l’intention de rendre un lieu habitable, la dimension moralisatrice est présente comme si une seule et même manière d’habiter prévalait. Elle relève d’une croyance en un modèle valable pour tout lieu, en une utopie qui pourrait s’incarner n’importe où et ce, de la même manière.

L’étude de Colette Petonnet, On est tous dans le brouillard63, sur le relogement des habitants d’un bidonville en HLM, témoigne d’un fait : ces personnes, en acceptant un nouvel habitat, acceptent aussi de se conformer à une habitabilité normée. Le lieu habitable, selon l’idéal hygiéniste, ne peut l’être qu’en regard d’une capacité à habiter de la part de l’occupant. Lorsqu’il impose à l’habitant une manière d’habiter, le devoir moral peut recouvrir une dimension instrumentale. La remarque d’un architecte travaillant à la conception d’HLM est assez éclairant : “Je construis des cuisines trop petites exprès pour les empêcher d’y manger. Il leur

62 Amos Rapoport, Culture, architecture et design, Paris, Infolio, 2003, p. 12.63 Colette Pétonnet (1979), On est tous dans le brouillard, Paris, CTHS, 2002.

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faut donner l’habitude d’occuper tout l’espace64“. Au lieu de faciliter l’adaptation de l’habitant, le relogement de communautés des bidonvilles dans des logements HLM est l’occasion de les éduquer à l’habitabilité admise comme norme. Mais ce mode d’habiter, en s’adressant à l’habitant standard, oublie les spécificités culturelles de chacun, contraint l’individu, et ne fait que normaliser les modalités du vivre-ensemble à tel point que le bidonville, et c’est ce que montre ce livre, paraît être le lieu d’une adaptation (intégration des nouveaux arrivants, entraide, socialité) bien plus riche et respectueuse de chacun. Colette Petonnet montre comment la destruction des bidonvilles, comme celle des vieux quartiers, et le relogement en HLM aboutit paradoxalement à une entreprise de paupérisation. L’habitation produite et modifiée par l’habitant apparaît comme plus saine, génératrice de liens sociaux et culturels spontanés, à l’image de la construction de leur habitat.

“Enseignez à vos enfants que la maison n’est habitable que lorsque la lumière abonde, que lorsque les parquets et les murs sont nets65“. Le Manuel d’habitation de Le Corbusier souligne la dimension morale66 présente dans l’entreprise de l’habitabilité. Habiter dissimule alors un savoir-habiter ainsi que des devoirs bien spécifiques.

Tout espace conçu est à lui-seul un dispositif qui éduque l’occupant à une manière d’habiter, par son organisation, la forme des parois, les ouvertures, la hauteur des poignées, interrupteurs67, etc. Tout dispositif technique induit un contrôle de l’usager68. Ce contrôle sur l’individu participe au pouvoir médico-administratif (bio-pouvoir), énoncé par Michel Foucault : “Il se constitue également une emprise politico-médicale sur une population qu’on encadre de toute une série de prescriptions qui concernent non seulement la maladie, mais les formes générales de l’existence et du comportement (l’alimentation et la boisson, la sexualité et la fécondité, la manière de s’habiller, l’aménagement-type de l’habitat)69“. L’habitant est pris en compte sous la forme de données qui participent d’un taux de natalité et de mortalité, et qui s’adressent aux aménageurs de la cité. Le nombre travaille le réel, pour rendre effective l’habitabilité. L’habitant est alors un élément à réguler, à contrôler, et le sera, d’autant plus dès lors que l’échelle de l’étude se fera plus réduite.

64 Ibid., p. 109.65 Le Corbusier, « Manuel d’habitation », Vers une architecture, op. cit., p. 96. L’auteur ne peut être plus explicite : “L’architecture est question de moralité. Le mensonge est intolérable. On périt dans le mensonge.” Ibid., p. 5.66 Les références choisies par les architectes modernes progressistes disent l’importance d’une morale chrétienne sous-jacente à l’entreprise de l’habitabilité. Ils citent d’ailleurs fréquemment l’exemple de la cathédrale gothique, dont la structure répond efficacement aux nécessités techniques et fonctionnelles d’une architecture haute, mais qui n’en reste pas moins un édifice religieux. 67 La Maison de Wittgenstein le montre en proposant d’autres rapports de dimension.68 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007. 69 Michel Foucault, « La politique de la santé au XVIIIe siècle », op. cit., p. 14.

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Optimiser les relations corps/espace

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Dans les années 1960, époque à laquelle survient une nouvelle crise du logement, sont publiés plusieurs ouvrages traitant des sciences de l’habitabilité. Ces publications rendent compte de la recherche d’une méthode la plus rationnelle qui soit pour construire. Elle relève d’un idéal du bâtiment dont chacune des parties est justifiée scientifiquement, dont chaque détail est optimisé pour répondre aux besoins physiologiques des habitants.

L’un de ces ouvrages s’intitule Écologie humaine, science de l’habitat70. L’auteur Robert Leroux, ingénieur et professeur de climatologie appliquée, s’appuie sur les recherches d’un médecin, le docteur Daniel Biancani71. Celui-ci décompose la vie humaine en deux périodes : l’anabolisme et le catabolisme. “Dans l’une, du fait de ses activités, l’individu utilise ses réserves ; son organisme accumule des déchets et subit des désordres, il s’agit du catabolisme. Dans l’autre, celle de l’anabolisme, l’organisme se débarrasse de ses déchets et se réorganise de manière à affronter convenablement une nouvelle période de fatigue. Cette phase de l’anabolisme implique le repos avec des ambiances adéquates72“. Cette étude amène à classer les critères de l’espace habitable selon l’usage des pièces, la nuit (régénération du corps) et le jour. L’étude du fonctionnement du corps selon différents environnements aboutit à des valeurs limites (température, niveau sonore, etc.) à ne pas dépasser selon certains contextes. Par exemple, pour un adulte vivant en région tempérée, pendant le sommeil, la température de l’air dans une chambre à coucher doit se situer entre quinze et vingt-sept degrés, le niveau sonore ne doit pas dépasser dix décibels, et la température d’une pièce, la journée (ou au réveil) doit être comprise entre dix-huit et trente degrés. Les vérités qui en découlent apparaissent sous la forme de mesures régissant les relations entre l’individu et l’espace à vivre. L’auteur

70 Robert Leroux, Écologie humaine, science de l’habitat, connaissances théoriques et pratiques sur l’habitat indispensables aux professionnels du bâtiment ainsi qu’aux profanes, Paris, Eyrolles, Collection de l’Institut Technique du Bâtiment et des Travaux Publics, 1963.71 Docteur Daniel Biancani, « Communication au jour mondial de l’urbanisme », Paris, 1954 in revue Urbanisme, mars 1955.72 Robert Leroux, Écologie humaine, science de l’habitat, connaissances théoriques et pratiques sur l’habitat indispensables aux professionnels du bâtiment ainsi qu’aux profanes op. cit., p. 26.

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précise que ces données trouvent leur parfaite application dans la conception d’une chambre d’hôpital. En effet, elles produisent un environnement neutre. Cette neutralité climatique est bien l’objectif de l’habitabilité, elle présente à la fois l’illustration d’un idéal hygiéniste réalisé (part de l’utopie comme projet de société) ainsi que l’empreinte de la technique qui normalise les relations entre individu et espace à habiter.

En 1966, paraît Savoir bâtir, habitabilité-durabilité-économie des bâtiments qui vient en complément du livre de Robert Leroux afin de parfaire un usage de la science dans la conception architecturale73. Une partie du livre est dédiée aux sciences de l’habitabilité, que l’auteur, Gérard Blachère, différencie des questions économiques liées à la durabilité et au coût. Tout type de local est envisagé mais la démonstration se focalise essentiellement sur le cas du logement. Pour appuyer son propos, il prend l’exemple du mur. Le mur traditionnel de trente-cinq centimètres en pierre de taille enduit de plâtre est satisfaisant en climat tempéré, c’est un fait reconnu. Mais, à l’inverse, si la composition et l’épaisseur sont déterminées au préalable en fonction de la porosité et de l’isolation nécessaires, le mur répondra plus efficacement à sa fonction (et son épaisseur sera d’autant plus réduite). De la même façon que le programme de construction régit le nombre de pièces, leur volume et le coût du projet, la méthode énoncée par Gérard Blachère vise à rationaliser les éléments constitutifs de l’espace à une échelle d’intervention de plus en plus fine. Il s’agit d’utiliser les matériaux et les procédés nouveaux pour obtenir efficacement la réponse à un problème posé. L’habitabilité en est un. Ceci déplace les questions relatives à la conception d’un espace à la manière de répondre à celles de la production industrielle. L’espace et ses relations à l’habitant, étudiés par le filtre scientifique, conduisent à une conception industrielle de l’espace à habiter. Les sciences de l’habitabilité rationalisent non seulement la construction mais aussi l’usage du lieu74. Courant d’air75, taux de dioxyde de carbone, luminance minimale pour le bureau ou la cuisine, hygrométrie, dimensions idéales d’une pièce, isolation acoustique, clouabilité des parois76, température d’écoulement de l’eau, etc., toutes les relations espace/occupant préhensibles par la technique sont scrutées, analysées et optimisées. Ces exigences définissent un logement idéal en fonction des besoins de l’homme précédemment cités, selon le type de personne (enfants, parents, invités) et la fonction des espaces : repas, dormir, se laver, recevoir, loisirs, travail, etc., en prenant en compte les nuisances possibles résultant d’une vie en société.

73 Gérard Blachère, Savoir bâtir, habitabilité-durabilité-économie des bâtiments, Paris, Eyrolles, 1966. L’auteur fût directeur du Centre scientifique et technique du bâtiment de 1957 à 1971.74 “Le projet doit être sous-tendu par la certitude scientifique”. Ibid., p. VIII.75 “Les courants d’air auxquels sont exposées les parties nues du corps ne doivent pas avoir un degré résultant inférieur de 3º à celui de la pièce”. Ibid., p. 13. 76 “Dans les pièces d’habitation, une paroi au moins doit être clouable ou tamponnable, le dispositif de fixation (clou en général) doit supporter une charge de 3 kg.” Ibid., p. 24.

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Les sciences de l’habitabilité renseignent du processus par lequel elles génèrent des valeurs moyennes qui, élevées au rang de normes, sont censées convenir pour toute situation. Soutenue par un désir de maîtrise totale de l’espace à habiter, l’habitabilité répète, comme n’importe quelle technique. La norme est en ce sens un résidu actif de l’habitabilité dont le rôle est de maintenir les dispositifs toujours opérationnels. Elle travaille l’espace et ses contours de façon à les rendre identiques aux autres. Chaque épaisseur de mur, interstice de bas de porte, taille de grille d’aération, etc., traduit la répétition mécanique de l’habitabilité. Les normes ne sont pas tant critiquables par la forme qu’elles répètent que par le principe de reproduction qui les définit. Elles produisent un espace habitable sans lien avec les particularités du milieu, qu’elles soient topographiques, culturelles, sociales, etc. Les sciences de l’habitabilité conduisent à une seule et même manière d’habiter : un mode d’habiter standard. Le caractère transversal de l’habitabilité aux différentes échelles – espace domestique, ville, pays, planète – accroît d’autant plus la standardisation de l’espace habitable. Il lui permet de se propager de proche en proche, suivant les limites de l’habitat humain qui sont elle-mêmes fluctuantes selon celui qui en parle (urbaniste, architecte, sociologue, etc.) et imbriquées les unes dans les autres : comme le rappelle Pérec77, nous habitons la ville, et en même temps un pays, un continent, une planète. L’habitat est inclus dans un habitat à plus grande échelle. Empruntant les mêmes fluctuations des contours de l’habitat, l’habitabilité travaille ces espaces à habiter avec les mêmes outils, entraînant par là leur normalisation. L’habitabilité produit des espaces valables pour tout lieu, indifféremment du milieu. L’habitabilité reproduit une forme abstraite à habiter, sans doute aussi abstraite et vide que peut être un outil sans une intention qui l’anime.

S’immisçant jusque dans les moindres détails de l’habitation – même atmosphériques –, les sciences de l’habitabilité offrent l’illustration d’un idéal techniciste poussé à l’extrême. Elles dictent des formes particulières à l’espace à habiter et ceci de deux manières différentes, soit par l’intermédiaire de matériaux et procédés de construction qui déterminent la constitution de l’interface technique (parois, dalles, plafonds), soit par des techniques de l’espace ou dispositifs qui visent à organiser l’environnement intérieur de manière à ce que l’édifice fonctionne avec le moins d’intervention humaine possible. En optimisant les relations habitant/espace, le corps est pris en tant que machine. En retour, l’espace habitable se munit d’une structure active78 capable de produire les éléments nécessaires à son fonctionnement (lumière, eau, température, vitesse de l’air) jusqu’à générer son propre climat.

77 Georges Perec (1974), Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000, p. 166.78 Cette structure active se retrouve dans la domotique où l’automatisation régit les relations entre le corps et l’espace.

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Produire un climat

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L’espace à habiter se doit d’être optimisé tant dans son volume que dans les relations qu’il entretient avec le corps humain. La production d’un climat adéquat à la vie, d’un point de vue biologique, préside aussi à la construction d’un type d’édifice : la serre.

Dès le XIXe siècle, les serres enferment des succédanés d’un biotope lointain, comme des échantillons d’un monde colonisé pour reformer un tout cohérent, un dispositif spatial et biologique artificiel. Elles doivent leur existence aux avancées techniques (blindage, acier, verre) issues de la Révolution industrielle. L’auteur du Crystal Palace, Joseph Paxton, conçoit plusieurs bâtiments de ce type, dont la grande serre de Chatsworth réalisée de 1836 à 1841 en Angleterre, pour l’aristocrate Sir William Cavendish. Ce dernier subventionne de véritables chasseurs de plantes qui sillonnent l’Empire britannique pour en rapporter des espèces rares ou inconnues. La serre a pour fonction de les abriter, de les isoler d’un environnement hostile. Elle permet de conserver, en Europe, des espèces végétales provenant de contrées lointaines, des colonies, et de les étudier. C’est un outil d’analyse scientifique. L’objectif de cet édifice est de reconstituer artificiellement les relations qu’entretient une plante à son milieu. La serre permet de produire techniquement l’habitat d’une plante.

Outre la conservation des plantes, la serre donne lieu à différents usages, comme les loisirs thermaux et balnéaires. Afin de garantir la santé de ses habitants, elle contient un environnement plus sain que celui entourant l’édifice. Richardson dans son utopie Hygeia propose d’ailleurs des hôpitaux “en fer et en verre” qui ne sont autres que des serres. Comme le rappelle Françoise Choay, “c’est dans les stations thermales que les structures métalliques légères ont trouvé leur lieu d’élection et permis de créer une architecture spécifique de loisir et de promenade79“. Les serres décrivent une bulle hors du temps, hors d’un milieu pourtant habitable. Elles exposent avant tout une expérience climatique qui a valeur de loisir. Central Park propose par exemple de vivre dans une atmosphère tropicale en pleine

79 Françoise Choay, « Pensées sur la ville, arts de la ville » in Histoire de la France Urbaine, Tome 4, La Ville de l’âge industriel, Paris, Seuil, 1983, p. 208.

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Normandie. La production d’un climat se fait en fonction d’une terre lointaine, c’est une reproduction. La serre déterritorialise le climat afin de l’habiter sans faire le voyage.

Cette reproduction climatique en fonction du climat d’une terre mise à distance se révèle présente dans l’entreprise de l’habitabilité. Les sciences de l’habitabilité ont pour origine des études de climatologie. Robert Leroux, auteur de Écologie humaine, science de l’habitat, publie en 1946 un ouvrage s’intitulant La Climatologie de l’habitation. Il y présente une méthode “permettant de déterminer les conditions de l’habitation en fonction des trois données géographiques : longitude, latitude, altitude, en tenant compte des influences locales : océan, végétation, relief80“. Cette étude se base sur un rapport présenté à l’occasion de l’Exposition Coloniale de 1931 qui a pour but de “dégager les méthodes les plus efficaces pour abaisser la température à l’intérieur des locaux d’habitation destinés aux Européens, sous les climats très chauds des colonies81“. L’auteur, Henri Beaurienne expose, selon la température, l’hygrométrie, l’ensoleillement du lieu, les moyens à mettre œuvre pour reconstituer un climat européen à l’intérieur d’un espace à habiter situé sous des latitudes désertiques ou tropicales82. L’objectif est de rendre habitable un espace en reconstituant un climat tempéré. Dans le cas de la serre, comme celui exposé par Beaurienne, un même phénomène est décrit, l’habitabilité conduit à prendre le climat comme objet, à le reproduire techniquement. L’espace est habitable selon qu’il est capable de reproduire un climat tropical à habiter. Ceci expose encore une fois le même désir de conquête sur une terre lointaine, au point de restituer par un arsenal technique son environnement. Mais ce climat n’est qu’une reconstitution, un simili de l’ailleurs83 qui présente ses traits remarquables sans en contenir la substance.

La production d’un climat implique un enjeu majeur, celui de l’isolation. Un monde pour exister comme un tout à part entière a nécessairement besoin de s’extraire

80 Robert Leroux, La Climatologie de l’habitation, Paris, Institut technique du bâtiment et des travaux publics, n˚/7, 28 février 1946, p. 1.81 Ibid., p. 14. 82 “1˚ Climat sec, présentant des variations diurnes importantes de température (Mauritanie). Bâtiment à parois et toitures très épaisses, ayant une grande inertie calorifique ; ventiler énergiquement la nuit, supprimer toute ventilation le jour.2˚ Climat à variations diurnes importantes et état hygrométrique élevé (Soudan). Inertie de construction de grande masse à condition de n’introduire l’air qu’à un point de rosée supérieur à la température prise par les parois. Débarasser l’air introduit de la vapeur d’eau en excès.3˚ Climats humides à faibles variations diurnes de température (Indochine). Pas d’inertie, pas d’humidification. Réduire au minimum la transmission de la chaleur par les parois. Étudier l’orientation du bâtiment en vue de diminuer les effets de l’insolation, particulièrement sur les façades munies de baies. Réduire les surfaces en diminuant les dimensions des pièces. Utiliser des parois athermanes”. Extrait du rapport d’Henri Beaurienne cité dans Ibid., p. 14.83 Lorsqu’on entre dans une serre, on est tout de suite immergé dans une autre climat, le corps habite l’atmosphère de lieux autrefois colonisés.

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de ce qui l’entoure. Le verbe “isoler” a d’ailleurs pour origine le sens de “faire prendre la forme d’île84“ (dont le climat est déterminé par un détachement du territoire). Néanmoins, à la différence de l’île naturelle, l’isolation nécessaire à l’habitabilité d’un espace mise sur une reproduction des conditions de vie par la technique. Alors que la mer définit l’île, dans le cas de l’habitacle sous-marin et des espaces habitables, l’interface technique joue ce même rôle d’isolateur ainsi que celui de producteur d’air, de lumière, de chaleur ou de froid. Peter Sloterdijk écrit dans Écumes, “la construction d’îles est l’inversion de l’habitat : il ne s’agit plus de placer un édifice dans un environnement, mais d’installer un environnement dans l’édifice85“. Plus que la construction d’îles, c’est l’habitabilité qui consiste en une inversion de l’habitat, elle dessine un bâtiment qui produit son propre climat et qui s’abstrait des caractéristiques atmosphériques du lieu. Les sciences de l’habitabilité visent précisément à stabiliser les conditions de vie à l’intérieur d’un espace, à les rendre les plus indépendantes possibles des variations climatiques extérieures. L’objectif est de générer une atmosphère stable et neutre, sans vent86, ni pluie, où règnent une température et une hygrométrie constantes.

84 Dictionnaire de l’Académie Française (1694)85 Peter Sloterdijk, Écumes, Sphérologie plurielle, Paris, Hachette, 2005, p. 292.86 Un courant d’air est néanmoins nécessaire à l’intérieur de l’espace, il pourrait d’ailleurs s’appeler le vent de l’habitabilité : sa vitesse “aux différents points de la pièce ne doit pas excéder 0,10 m/s.” Gérard Blachère, Savoir bâtir, habitabilité-durabilité-économie des bâtiments, op. cit., p. 13. Plus léger qu’une brise, ce flux d’air interrompu par la fermeture des fenêtres et canalisé par les grilles d’aération n’est pas singulier dans sa provenance (mistral, tramontagne, etc.) mais plus par sa transformation, c’est un vent canalisé par les parois de l’habitacle.

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Rationaliser la surface au sol

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Une conception scientifique de l’espace induit l’optimisation de chaque composante d’un projet architectural. Elle consiste en un agencement des différentes fonctions sur une surface minimale.

Thème soutenu par le Mouvement moderne, le logement minimum est un des instruments de l’architecture fonctionnaliste. Le concept de “ration de logement” a été développé par l’architecte et urbaniste allemand Ernst May dans les années 1920. Illustré par plus de quinze mille logements construits à Francfort, il répond à la crise du logement de l’entre-deux-guerres en soutenant des idéaux égalitaristes, proches de l’utopie phalanstérienne de Charles Fourrier. Chaque habitation présente le même accès au soleil, à l’air et aux parties communes. La préfabrication de la salle de bains et de la cuisine, ainsi que du mobilier encastré, expose l’industrialisation de l’espace à habiter et avec elle, le rendement économique qu’elle permet. En 1929 a lieu le deuxième congrès du CIAM, présidé par Ernst May. Celui-ci soutient l’Existenzminimum, autrement dit “Le logement pour l’existence minimum”. Est recherché l’habitat de taille et de prix minimaux et pour ce faire, la surface habitable est réduite au minimum pour rentabiliser le prix du mètre carré et proposer des habitations bon marché. Pour répondre à ces contraintes, une série d’objets est dessinée, prenant le moins de place possible : mobilier encastré, lits pliants, rangements. Mais cette logique aboutit à des logements de quarante à quarante-trois mètres carré pour quatre habitants. L’existence minimum se base sur le rendement économique maximum entre le coût foncier et celui de la construction87. Ces projets ne prennent pas en compte la perception des habitants, il s’agit principalement de répondre à la crise du logement, et donc de loger des corps – ranger des corps dans des boîtes. Les contraintes économiques, la construction et le prix du sol dessinent littéralement la surface habitable. Ce constat montre bien l’autorité du nombre, du calcul, transformant l’espace à habiter en une suite d’opérations mathématiques.

87 À souligner qu’en matière de logement social, si l’on suit la logique économique, la production en série faisant baisser les coûts, il est moins cher de construire des plus grands appartements (rapport quantité de matière / prix).

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À la même époque, un modèle optimisé d’organisation des pièces est conçu par Walter Gropius dans le projet de Minimum Existenz haus au Bauhaus. Ce principe en forme d’arbre s’inscrit en rupture avec la disposition ancienne des pièces en enfilade et contraint l’usager, pour se rendre d’un espace à l’autre à toujours traverser un espace commun ou public. Aucune pièce ne cohabite avec une autre88. Ce principe, présent aujourd’hui un peu partout (en France), induit une différenciation des pièces selon des fonctions bien précises et impose une circulation et des comportements spécifiques à l’habitant. Il ne tient pas compte des spécificités culturelles et donne l’impression d’un espace cloisonné où chaque fonction, chaque moment de la journée est délimité par des parois. Seules les parois partagent leur temps et leur espace entre deux pièces. Ce principe n’est en fait qu’un changement d’échelle de l’organisation même des logements entre eux, comme celle de la juxtaposition des habitations industrialisées qui donne lieu à une entrée sur un même espace public, une coursive, un hall, la rue. Comme le souligne Lucien Kroll89, on est en droit de se demander si “minimum” caractérise le logement ou bien l’existence. Ces tentatives, d’Ernst May, comme de Walter Gropius, s’adressent encore une fois à l’habitant standard, ils posent la question des dimensions minimales nécessaires à l’être humain. Les normes induites par l’habitabilité découlent d’une optimisation des fonctions sur un espace minimum.

Le plan d’organisation en forme d’arbre est le même que celui du sous-marin ou d’un navire, les espaces dédiés aux habitants se situent de part et d’autre de la coursive. L’installation des réseaux de chauffage et de ventilation détermine l’organisation de l’espace à bord90, elle régit aussi celle du logement. Dans un ouvrage traitant de l’habitabilité des navires militaires Construction navale, accessoires de coque, publié en 1914, l’auteur décrit des dispositifs à adopter pour optimiser l’habitabilité du lieu – très proches de ceux préconisés dans Hygeia. Par exemple, “les cuisines sont groupées dans un roof du pont supérieur, de façon à éviter la transmission des odeurs jusqu’aux logements”. Benjamin Ward Richardson préconisait la localisation des cuisines au dernier étage des habitations. Ces dispositifs se recoupent car ce sont avant tout de pures résolutions techniques. C’est la technique qui permet de les réaliser et qui donc fait expression.

Une première loi établie en 1967 fixe un cadre juridique sur l’amélioration de l’habitat. Puis en 1987, un certificat d’habitabilité définit les conditions minimales d’un espace habitable par une surface et un nombre de pièces minimum, les systèmes de ventilation et de chauffage, le raccordement aux réseaux et le bon état du bâtiment. La notion d’habitabilité montre une nouvelle fois qu’elle est un moyen

88 Du luxe au confort, op. cit., p. 88.89 Atelier Lucien Kroll, Écologies urbaines, Coll. Habitat et Société, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 51.90 “Le poêle à vapeur, qui, logiquement, devrait être le long de la muraille extérieure, c’est-à-dire dans la région la plus froide de la chambre, est cependant de préférence placé dans le voisinage de la porte, à cause de la plus grande facilité des tuyautages.” Edmond, Construction navale, accessoires de coque, Paris, O. Doin et fils, 1914, p. 274.

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technique et administratif pour saisir les manières d’habiter. Il faut souligner que ces critères établissent une habitabilité minimum qui permet d’envisager une situation où l’inhabitable bascule dans l’habitable. Mais le minimum est toujours relatif au contexte économique, social, culturel, historique et géographique d’une société. Selon le climat, le logement minimum devra comporter des équipements particuliers comme par exemple, dans certaines villes d’Asie. À Hong-Kong, le climatiseur est la norme, répondant à une température trop élevée l’été. De ce minimum vital découlent des formes particulières, des immeubles à verrues rectangulaires et une modification du milieu : l’élévation de quatre degrés de la température de la ville. Le minimum étant pensé dans une logique de production de l’habitat pour le plus grand nombre, il présente des effets proportionnels au nombre d’individus logés. Ceci montre que les conditions minimales d’habitation doivent être définies dans un contexte plus large que les seuls besoins humains, en prenant en compte les incidences à d’autres échelles. De la même manière qu’un corps, lorsqu’il occupe un espace, habite en même temps un logement, un quartier, une ville, un pays, une planète, les critères d’un logement minimum sont à déterminer en regard des territoires dont il fait partie.

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Normalisation est la période où l’habitabilité modèle la ville et les espaces à habiter (logements, bureaux, etc.) en fonction d’une utopie. Comme n’importe quel outil, elle répète. C’est ainsi qu’elle traduit la morale issue de l’utopie par un mécanisme de répétition de l’identique, qui reproduit et impose une même manière d’habiter ainsi qu’une même forme d’espace quel que soit l’habitant ou le lieu. Ce que doit être un espace habitable, c’est un espace identique à un autre quelles que soient les spécificités culturelles de chacun.

L’habitabilité mécanise ce qu’elle travaille, elle réduit l’être humain à un corps biologique et octroie à l’espace un mécanisme capable de générer ses propres conditions de vie (climat). La technique investit toutes les échelles, impose son fonctionnement et les normes assurent la pérennité de son action.

En dernier lieu, après avoir colonisé toutes les échelles, du lointain au microscopique, l’habitabilité génère ses propres territoires. Elle retranscrit la forme cohérente de l’utopie en produisant des mondes.

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Encapsuler l’habitable

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L’habitabilité produit des mondes. Leurs frontières abritent les réseaux techniques assurant la stabilité du climat91 et, permettent d’interagir avec eux. Elles enveloppent ces mondes pour les faire exister en tant qu’unité, elles encapsulent l’habitable.

En tant que structure stable, idéal mathématique, le dôme géodésique prend place aux côtés des serres et des sous-marins, tous produits de l’habitabilité. Nombre de projets de Richard Buckminster Fuller pourraient être qualifiés de formes de l’habitabilité. Ils retranscrivent précisément chacune de leurs caractéristiques. L’objectif de Buckminster Fuller est de produire des bâtiments indépendants du milieu, hors-sol, susceptibles de se déplacer, voire d’être constamment en mouvement92 vers des terres inhabitables comme le Sahara, l’Arctique ou le sommet d’une montagne, et de les coloniser pour étendre le territoire de l’homme. Le dôme géodésique possède une structure démontable qui lui permet d’être déplacé. Principe constructif inventé par Buckminster Fuller, il est particulièrement intéressant à analyser sous la forme du Pavillon des États-Unis, réalisé pour l’exposition universelle de Montréal en 1967. L’édifice est un trois-quarts de sphère géodésique de soixante trois mètres de haut et soixante seize mètres de diamètre, abritant des plateformes d’exposition avec ascenseurs, escalators et passerelles. Ce projet décrit un climat littéralement enveloppé dans une coque d’acier et d’acrylique. La forme sphérique optimise la captation des rayonnements solaires et mise sur le principe de l’effet de serre pour obtenir un climat stable à l’intérieur et économiser une énergie de chauffage. La paroi régule l’entrée de l’air et de lumière, c’est une interface technique automatisée en fonction des paramètres extérieurs. Des moucharabiehs mécaniques s’ouvrent et se ferment selon l’intensité du soleil et des valves garantissent la ventilation. Les critiques de cet édifice notent, par

91 Il s’agit en quelque sorte d’une bulle d’air dont la membrane maîtrise la régénération de l’atmosphère intérieure. 92 “It may be that human beings will begin to live in completely mobile ways on sky ships and sea ships as they now occupy cruise ships in large numbers, for months, while traveling around the water and sky oceans.” Richard Buckminster Fuller, Utopia and Oblivion : the Prospects for humanity, Bantam, 1972, p. 357.

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ailleurs, que l’édifice nécessite des dispositifs anti-incendie importants et des systèmes supplémentaires de ventilation à cause de la dynamique de la circulation de l’air. Le Pavillon semble un défi technique plus qu’une réponse à des problèmes d’économie d’énergie. Ce projet montre les limites du dôme géodésique dans une perspective écologique, bien que son auteur le soutienne.

D’un point de vue symbolique, le Pavillon des États-Unis décrit une planète encastrée dans un sol, comme si la chute d’un monde rencontrait un plan. La sphère renvoie à la fois à l’idéal géométrique et à un monde céleste qui, décroché de son ciel, envelopperait une atmosphère habitable. C’est une allégorie de la planète habitée, représentation d’un monde qu’on observait et par lequel on observe aujourd’hui la terre que l’on habite, grâce à une paroi transparente. À tel point que l’ailleurs n’apparaît plus comme ce qui est extérieur mais réside à l’intérieur de la structure. Il réside en une soustraction du monde, à la fois par l’échelle et par ce qui le constitue c’est-à-dire un monde purement technique dans lequel les visiteurs de l’exposition universelle s’immergent.

Dans Utopia and Oblivion93, Buckminster Fuller explique que plus le dôme géodésique est grand, plus le poids de sa structure est négligeable par rapport au poids de l’air contenu. Ce principe de construction semble admettre voire même encourager la conception d’édifices de plus en plus grands jusqu’à recouvrir des zones urbaines entières94. Manhattan Dome désigne un projet non réalisé, datant de 1960, d’une structure géodésique de plus de trois kilomètres de diamètre enveloppant le quartier de Midtown Manhattan. Il aurait recouvert une surface de cinquante blocks. L’objectif de cet édifice est de diminuer la consommation énergétique95. La forme hémisphérique entend isoler d’un milieu urbain pollué, filtrer les rejets polluants96 et économiser l’énergie de chauffage par la régulation du climat, grâce au principe de l’effet de serre. Ces exigences conduisent à faire de l’extérieur un intérieur mais ce faisant elles autorisent la même posture que celle décrite par celui qui habite un habitacle : derrière la paroi transparente, l’extérieur devient spectacle, qu’il soit viable ou détruit. Encapsuler l’habitable signifie tenir à distance l’environnement extérieur. Cette mise à distance contribue à privilégier l’image au détriment de l’expérience. Il est quelque part paradoxal de s’abstraire du milieu pour mieux vivre, car habiter un tel lieu donne la perception d’occuper un espace unitaire dont les modifications n’ont pas d’incidence sur l’extérieur.

93 Richard Buckminster Fuller, Utopia and Oblivion : the Prospects for humanity, op. cit., p. 356.94 Dans les années 1970, Gérard Blachère, auteur déjà cité, participe à un projet de ville couverte au Sahara. 95 “Si on recouvre une chose de la taille d’une ville, l’énergie se conservera si bien que tous nos grands problèmes, le chauffage, la climatisation, le déneigement, et les besoins énormes en énergie qu’ils impliquent, se trouveront considérablement réduits.” Robert Snyder, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, op. cit., p. 177.96 Seuls des véhicules électriques auraient été autorisés à circuler dans cette zone.

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Des espaces encapsulés toujours plus grands, au point d’envelopper une ville, peuvent être illustrés par un autre projet non réalisé : City in Arctic. Conçu en 1971, par Frei Otto, Ewald Bubner, Kenzo Tange et Ove Arup, ce projet est une ville en Arctique, recouverte par une membrane pneumatique qui permet de reconstituer un climat tempéré97. À l’extérieur, la température peut descendre jusqu’à moins trente degrés. L’habitabilité est une technique d’isolation qui revient à créer un monde compact. La ville devient un seul et même bâtiment. Dans ce projet, pas de murs, le toit s’étire et décrit une architecture en tension, un édifice compact. La structure unifie ce qui demeure hétérogène et exclut selon une règle mathématique. En forme de disque, elle enferme l’espace et bannit tout ce qui dépasse de la figure géométrique.

Ces formes de l’habitabilité sont des projets qui entretiennent un rapport ambigu avec la préservation du milieu et des ressources. Les dômes de Buckminster Fuller, qui pourraient recouvrir les villes, induisent une architecture à l’intérieur moins exigeante en isolation, système de chauffage, et traitement de l’air si la coque extérieure remplit en partie la fonction de protéger des variations climatiques et de limiter la pollution. Néanmoins, ces architectures s’imposent au territoire et ne prennent en compte aucune des spécificités sociales et culturelles du lieu. Voir construit le même habitat dans des régions totalement différentes, décrit littéralement la production d’objet en série posés sur un sol. Or un espace à habiter n’est pas un objet qui serait déconnecté de l’usage qu’en font les habitants, des matériaux disponibles, de l’histoire du lieu.

L’emprise de la technique sur l’environnement et la montée des eaux due au réchauffement climatique trouvent une issue dans la figure de l’île artificielle. Produire un territoire selon les exigences humaines, voilà une situation aujourd’hui illustrée par les projets en cours de réalisation des îles Palmier et Planisphère à Dubaï et de l’île Cèdre au Liban. Leurs contours décrivent la représentation d’un arbre, des continents (planisphère), simplifiés, stylisés comme des symboles à visualiser sur Google Earth. Ceci n’est pas un planisphère, ceci n’est pas un cèdre, l’aphorisme de Magritte est à rappeler car l’écart entre un arbre et sa représentation est à l’image de la distance à laquelle l’œil doit se situer pour comprendre le symbole. À trente-six mille kilomètres de la Terre, d’un satellite, l’île Cèdre apparaîtra comme prévu, telle l’icône du Liban, sur les côtes de la Méditerranée. Ces îles semblent être conçues pour les futurs touristes de l’espace, qui en croisière autour de la Terre, apercevraient une forme bien cernée (les contours présentent des espaces verts contrastant avec la mer) et signifiante, objet d’une possible destination. Ces îles pourraient aussi bien s’adresser aux habitants des planètes du système solaire que les adeptes de la thèse de la pluralité des mondes désiraient rencontrer.

97 “It would be both comfortable and more energy-efficient to place individual buildings underneath a large envelope with a pleasant interior climate.” Frei Otto, Winfried Nerdinger, Irene Meissner, Technische Universität München Architekturmuseum, Frei Otto : complete works, Lightweight Construction, Natural Design, Birkhäuser, 2005, p. 280.

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Ces territoires artificiels retranscrivent littéralement une production d’utopies. Ils présentent une forme cohérente (comme tout projet conçu à distance) dont les éléments intérieurs sont à agencer selon ses contours. De cette forme de cèdre se dessine ainsi l’agencement des habitations, des équipements de loisirs et des ports de yatchs. La forme unitaire se prolonge jusque dans les digues qui encerclent ces îles, les isolant de surcroît des contraintes du milieu.

Lorsque la forme dit autre chose que ce qu’elle abrite, elle devient symbole98. Ces exemples témoignent d’une emprise telle de la technique que la forme du nouveau territoire en devient presque abstraite. L’île est un logo à habiter. En l’arpentant, les habitants ne perçoivent pas nécessairement le symbole qu’ils habitent, mais il n’est pas fortuit de présupposer qu’en ayant conscience du mécanisme perceptif de leur île ils puissent se sentir observés, ou plutôt mis en relation avec le lieu à partir duquel l’île peut être visualisée et comprise en tant que symbole. Un budget et des moyens pharaoniques (trente millions de mètres cube de sable ont été déplacés pour construire l’île Planisphère99) pour proposer une forme totalement abstraite, tournée vers l’extérieur, vers l’espace intersidéral, annoncent déjà la colonisation d’autres planètes comme remède à l’appauvrissement de la nôtre.

Les îles artificielles, telle l’île Cèdre, invitent d’entrée de jeu au voyage. Qu’il s’agisse de voyage aérospatial ou informatique, un moyen de transport technique est nécessaire, un habitacle conçu comme une extension des capacités humaines. Parcourir la Terre et ses vues satellites de son écran d’ordinateur revient à habiter aussi un habitacle technique. Tout comme le sous-marin ou la navette spatiale, l’ordinateur est un habitacle technique qui permet d’atteindre l’ailleurs par la vue et sans l’expérience du corps. La présence d’un objet informatique accompagné d’une connexion internet place l’espace à habiter dans un réseau étendu, qui a finalement peu à voir avec les contraintes du sol physique. Le dispositif étire l’espace habitable vers une autre géographie, illustrée par cette sensation assez anodine de ne pas être relié au monde lorsque le réseau ne fonctionne pas. Ce sol s’affranchit de la terre, du béton, il s’abstrait même de l’échelle et de l’espace. Il relie l’entreprise, l’hôpital, l’habitation, de la ville au pays, à la planète mais ne s’habite physiquement. Outre les flux de données qui y résident, l’habitant de ce sol est comme tronqué entre la vue et son corps. Maintenu à distance comme l’astronome du XIXe siècle derrière son télescope observant la planète à habiter, l’individu peut rêver à un ailleurs mais il ne s’agit plus de résoudre le problème du transport, car sa matérialité même lui fait obstacle.

Les frontières des mondes techniques décrivent une progression. Elles dissimulent dans un premier temps les réseaux, puis deviennent transparentes – point zéro

98 Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour (1977), L’Enseignement de Las Vegas, Bruxelles, Mardaga, 2007.99 Mike Davis, Le Stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007, p. 19.

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de la dissimulation – dans ces espaces encapsulés. La prochaine étape est-elle de devenir écran pour simuler le monde extérieur comme dans The Truman Show ?

Les formes de l’habitabilité pourraient s’illustrer par bien d’autres exemples. De l’habitacle à l’île jusqu’au territoire mobile et aux villes flottantes100, un même mouvement de réalisation de l’utopie est décrit. “Pour être absolue, une île produite par la technique doit aussi désactiver la prémisse de l’attachement au lieu et devenir une île mobile101“. La mobilité est induite par la recherche de l’ailleurs. L’habitabilité s’attache à retranscrire physiquement dans ces projets le mouvement qui tend à rejoindre l’utopie. L’habitabilité entend détacher du sol les espaces à habiter, les répéter et les mettre en mouvement (pour quitter la terre ?). La technique semble rejoindre l’idéal qui la détermine. Si l’outil de réalisation technique a plus d’impact que les idéaux contenus dans l’utopie, toute utopie converge vers un unique et même mode d’habiter. Toute autre forme d’habiter résiste et s’oppose à l’habitabilité. La forme technique de l’utopie conduit à générer du même, un espace optimisé, répété. L’utopie a ceci de critiquable que le milieu doit toujours s’adapter à elle, et non l’inverse.

100 La ville flottante a été construite à Dubaï, elle illustre la quête d’un monde technique et mobile à habiter.101 Peter Sloterdijk, Écumes, Sphérologie plurielle, op. cit., p. 281.

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Habiter des mondes écologiques

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La notion d’habitabilité réapparaît aujourd’hui dans une perspective écologique. Comme le souligne l’étymologie du mot, l’écologie mise sur une science du cycle de l’habitat102. Que décrit une habitabilité issue de l’utopie écologiste ?

La Haute qualité environnementale est un prolongement des sciences de l’habitabilité. Les travaux de recherche de Gérard Blachère entrepris dans les années 1970 trouvent leur aboutissement dans la certification HQE103 établie en 2002. Une liste de quatorze objectifs répond à la maîtrise des impacts de l’espace sur l’environnement extérieur (éco-construction et éco-gestion) ainsi que sur la création d’un environnement intérieur satisfaisant (confort et santé). Ce sont en fait une succession de normes visant à entretenir l’habitabilité issue de l’utopie écologiste. La proximité des travaux soutenus par un idéal hygiéniste et ceux défendant un intérêt écologique invite à une interrogation : l’utopie écologiste est-elle une mutation de l’utopie hygiéniste ?

La maison passive est un monde de l’habitabilité issue de l’utopie écologiste.Elle présente à la fois des objectifs écologiques, (comme réduire au maximum la consommation énergétique) et hygiénistes (comme assainir l’air à l’intérieur). Elle incarne des procédés relevant du bioclimatisme qui repose sur l’effet de serre. Plus précisément, une très bonne isolation et un dispositif de ventilation contrôlée définissent le principe de la maison passive. Celui-ci s’appuie en majeure partie sur une structure la plus isolée possible, voire hermétique, couplée à une VMC

102 En 1866, le biologiste et zoologiste naturaliste allemand Ernst Haeckel, influencé par les travaux de Humboldt, définit le néologisme “écologie”. Composée de deux mots grecs : oikos (maison, habitat) et logos (science, discours), cette notion est présentée comme “la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire dans un sens large, la science des conditions d’existence” (Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Reimer, 1866, p. 8.). Dès 1874, il est traduit en français, conformément à l’étymologie grecque, par science de l’habitat. L’habitat est en ce sens une partie de l’écosystème, il désigne le biotope et rend compte des interactions entre un organisme et un environnement. C’est autant la qualité du milieu et son influence sur l’espèce que le mouvement inverse.103 Cette certification s’appuie aussi sur les études de l’ATEQUE (Atelier technique pour l’évaluation de la qualité environnementale) et du PCA devenu PUCA (Plan urbanisme construction architecture). L’association HQE est créée en 1996.

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double-flux, qui permet, en plus de renouveler l’air du bâtiment, de récupérer la chaleur (en hiver) ou la fraîcheur (en été) contenue dans l’air évacué du logement et la fournir à l’air entrant. La chaleur émise lors de la cuisson ou provenant de la salle de bains sert à chauffer l’air entrant. C’est un bâtiment qui décrit le plus possible un circuit en vase clos, presque en autarcie. Les sciences de l’habitabilité peuvent trouver là un exemple d’application, la certitude scientifique régit les relations entre milieu, espace à habiter et habitant. Ceci conduit néanmoins à un paradoxe : alors que l’habitabilité tend à rompre les relations d’interdépendance avec un milieu, la maison passive, principe que l’on peut appeler “écologique“ consiste aussi à s’en isoler.

L’adjectif “passif” souligne que le traitement de l’air est effectué sans programmation ni surveillance, sans appareil de chauffage ni de climatisation. Néanmoins, la VMC double-flux qui permet de diminuer la consommation énergétique, est avant tout une installation technique. Elle contraint l’habitant à des usages spécifiques. La VMC double-flux impose de ne pas ouvrir les fenêtres104 – action pourtant signifiante – et ses filtres doivent être nettoyés régulièrement, sinon elle risque d’aboutir au résultat inverse recherché, c’est-à-dire de produire un air vicié à l’intérieur de l’espace à habiter. Cette technique exige de se plier aux exigences de l’habitabilité. Elle est privilégiée par rapport aux usages du lieu. L’habitant doit s’y adapter et s’y soumettre.

Un projet de Buckminster Fuller, la Dymaxion house conçue aussi comme un monde technique, c’est-à-dire capable de générer ses conditions de vie illustre un usage particulier de la technique mise au service des échanges entre intérieur et extérieur. Réalisée à Wichita aux États-Unis entre 1944 et 1946, la Dymaxion house est une habitation circulaire d’environ quatre-vingt dix mètres carré habitables, ne pesant que trois tonnes. Au sommet, un gigantesque volet d’aération assure, sans électricité, la ventilation de l’espace intérieur105. S’y ajoutent un système de récupération d’eau de pluie ainsi que l’utilisation de cellules photo-voltaïques, décrivant un édifice indépendant des réseaux hydraulique et électrique. L’exigence première à l’origine de ce projet était de faciliter le transport et l’assemblage de l’édifice. La Dymaxion house possède une structure préfabriquée et démontable qui lui permet d’être déplacée. Poursuivre l’utopie d’un voyage perpétuel entraîne une déconnexion au sol aussi bien physique que temporelle, où la mobilité redéfinit la notion même d’habitat, au sens moderne fondé sur un raccordement aux réseaux. En fait, ce nomadisme conduit paradoxalement à revenir à l’origine

104 Le débit du flux, de l’extérieur vers l’espace habité, est quantifié afin de permettre un renouvellement de l’air. Une fenêtre à oscillo-battant ne doit, par exemple, pas être ouverte plus d’une heure par jour. Sinon, elle nuit au principe de ventilation mécanique. 105 “Au sommet, il y avait un énorme volet d’aération de plus de cinq mètres de diamètre, qui tournait comme une girouette. Une dépression se formait au-dessus de l’aileron du volet, le long duquel nous avions ménagé une ouverture. L’air de la maison était aspiré par là, et elle était du coup entièrement climatisée.” Ibid., p. 97.

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du mot “habitat“, elle pousse à concevoir des bâtiments qui s’auto-régulent, qui matérialisent les relations d’interdépendance entre un milieu et un habitant. À l’habitacle de réguler, de transformer les flux naturels entrants.

Ce projet de Buckminster Fuller amène à envisager l’habitabilité sous un angle différent, celui d’une médiation technique au service d’échanges entre milieu et espace à habiter. Néanmoins, il faut souligner que la Dymaxion house présente une contradiction entre les intentions écologues et le matériau utilisé pour sa fabrication : l’aluminium, matériau coûteux et grand consommateur d’énergie pour sa transformation. L’auteur précise : “J’avais développé le projet d’une maison Dymaxion qui pouvait être produite par l’industrie aéronautique – et qui en fait, n’aurait pas pu être produite autrement. [...] C’était la même chose de fabriquer des éléments en aluminium pour la maison Dymaxion, ou pour le fuselage des B-29 les plus récents. [...] Elle n’était pas bâtie à la main, mais sur les chaînes de l’usine, grâce à l’incroyable potentiel de l’industrie aéronautique, avec les matériaux et les outils de l’aviation106“. En effet la structure s’apparente à un carénage étincelant d’avion, elle définit une coque à habiter dont la forme résulte d’une conception scientifique. Par son expression technique et militaire, elle matérialise une situation de conquête : la Dymaxion house demeure aussi étrangère au lieu qu’une navette spatiale se posant sur la Lune. L’habitabilité répète ici la même forme quelle que soit la spécificité du lieu.

106 Robert Snyder, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, op. cit., p. 96.

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La période Génération témoigne d’une habitabilité qui acquiert son autonomie et génère ses propres mondes. Ces derniers reposent sur un principe d’isolation et de connexion107, une isolation par rapport au milieu et une connexion aux réseaux. La dépendance à la technique permet ainsi de vivre hors-milieu. L’habitabilité reconstitue toutes les caractéristiques d’un monde et les transforme en paramètres, elle définit des formes abstraites à habiter.

Dans une perspective écologique, l’habitabilité semble agir de la même manière. Sous couvert de défendre un cycle vertueux de l’espace au milieu, la technique s’impose à l’habitant et normalise les manières d’habiter. Elle peut être mise au service des échanges entre intérieur et extérieur comme le propose le projet de la Dymaxion house. Tout se joue dans la constitution de la frontière de ces mondes, entre la part de perméabilité avec le milieu et celle de connexion aux réseaux. Comment concevoir une limite qui à la fois assure des échanges avec l’extérieur et laisse à l’habitant la possibilité de se déconnecter de cette emprise technique ?

107 Ceci renvoie au principe de Connected Isolation développé par le groupe d’architectes Morphosis en

1970, cité in Peter Sloterdijk, Écumes, Sphérologie plurielle, op. cit., p. 291.

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L’habitabilité, outil de réalisation de l’utopie, se présente tel un mécanisme qui détermine ce que doit être un espace habitable, mais comme tout outil, comme du bois travaillé par un rabot laisse des traces géométriques, au-delà de traduire des idéaux, il laisse l’empreinte de sa dimension technique.

L’habitabilité, c’est un peu un voyage perpétuel vers l’utopie qui faute de l’atteindre, produit des espaces qui se ferment sur eux-mêmes pour devenir des espaces autarciques, clos, à l’image de la forme cohérente de l’utopie. L’entreprise d’habitabilité mise sur un arsenal technique pour parcourir la distance qui sépare le non-lieu de l’ici. De fait, la technique est omniprésente, elle détermine la forme de l’espace habitable. C’est finalement elle qui s’exprime, qui fait expression. La forme du sous-marin est, en l’occurence, dessinée dans ses moindres détails par des contraintes techniques. Aussi, de l’île à la cité idéale, un lieu utopique se fonde sur un projet de société, une intention qui se décline, justifie toutes les composantes de l’espace, qu’elles soient sociales, esthétiques, politiques, etc., et finit par décrire une logique de construction spatiale. Un peu à l’image d’une métaphore filée, qui use du même ressort pour perdurer et construire un ensemble, comme quelque chose qui se répète constamment et se différencie selon les éléments qu’elle rencontre, l’habitabilité retranscrit la logique du non-lieu, à défaut d’atteindre l’utopie, par un monde purement technique. Elle façonne une forme compacte qui va même, pour illustrer sa cohérence, jusqu’à produire son propre climat.

À mesure que l’habitabilité qualifie, et par là même génère des espaces de plus en plus réduits, le sens du mot habitacle se substitue progressivement, par l’introduction de la technique, à l’espace habitable. La ville et l’espace domestique sont conçus comme des objets autonomes dont les conditions de vie sont assurées par un réseau enfoui dans l’épaisseur de leurs contours. Et ce sas est aussi un moyen d’agir et de modifier l’occupation d’un espace, de façon à imposer une seule et même manière d’habiter. L’ensemble de normes définissant un espace habitable montre bien la synthèse à laquelle l’idéal techniciste a abouti. Tant dans la forme (le chiffre, la mesure) que dans le fond, la technique a travaillé le mode d’habiter moderne. L’emprise de la technique n’a pas pour seule conséquence d’isoler l’espace

ConclusionLa technique sans utopie ?

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à habiter du milieu ou de rationaliser l’habitant, mais elle induit la transformation voire la dégradation de l’habitat humain.

Des recherches sur la qualité de l’air ont montré qu’il est en règle générale plus pollué à l’intérieur qu’à l’extérieur des bâtiments. Ce phénomène s’est amplifié ces dernières années par l’utilisation croissante de matériaux synthétiques et de produits chimiques à usage domestique et par diverses mesures de réduction de la ventilation pour économiser l’énergie : meilleure étanchéïté des bâtiments, recyclage de l’air dans les locaux climatisés. Cette pollution de l’espace habitable par les éléments qui le constituent nuit à la santé des habitants. Le Sick Building Syndrôme est un exemple de pathologie qui se manifeste chez les occupants de bâtiments neufs par des maux de têtes, par une irritation des yeux ou un dessèchement des muqueuses. On voit bien ici comment l’entreprise de l’habitabilité conduit à l’inhabitabilité. La croyance en la technique pour produire un habitat idéal a souvent conduit à rendre le milieu inhabitable. Elle induit alors des effets nocifs, tant pour l’habitant que pour le milieu dans lequel l’espace à habiter est implanté. Aussi l’investissement de la technique à toutes les échelles même microscopique conduit à ne plus donner prise à l’habitant de la technique qui le fait vivre.

Le deuxième volet108 du projet I’ve heard about de l’agence R&sie annonce un autre stade dans la quête d’optimisation des relations corps/espace. L’enjeu est d’utiliser des relevés neurophysiologiques des habitants pour en générer des formes d’espaces spécifiques. Ce projet ’’sera l’occasion d’interroger cette zone trouble ’’de l’émission et de la captation des désirs’’, par la collecte non intrusive de signaux neuropsychologiques et de saisir les humeurs des futurs acquéreurs comme autant d’inputs génératifs de la diversité et de l’hétérogénéité des morphologies habitables’’. L’étape suivante serait sans doute un déterminisme génétique qui présiderait à la formation d’un espace à habiter. Utiliser la technique afin de permettre une adéquation entre l’espace et l’habitant revient à se délester d’une compréhension des usages du lieu. Aussi, recueillir des désirs par une analyse scientifique, c’est déjà les rationaliser, les transformer en chiffres, c’est de fait réduire l’être humain à un corps mécanique.

Un espace habitable est aujourd’hui un espace qui doit maîtriser sa consommation énergétique et respecter son impact sur le milieu. Comment l’utopie écologiste peut-elle déterminer une nouvelle habitabilité sans conduire aux mêmes dérives technicistes ? L’analyse de James Steele dans Architecture écologique, une histoire critique109 met en évidence deux types d’habitat écologique, l’un que l’on peut appeler “low tech“ et l’autre “high-tech“. Le premier mise sur les qualités de matériaux pauvres, le second, sur la technique pour répondre à une maîtrise de la

108 Projet en cours présenté lors de la conférence Bio®ebo(o)t “une architecture des humeurs” au centre d’art Bétonsalon le 3 juin 2009.109 James Steele, Architecture écologique, une histoire critique, Arles, Actes Sud, 2005.

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consommation énergétique en minimisant l’impact environnemental. L’habitabilité s’inscrit donc dans cette deuxième posture.

“Nous nous enfermons dans une course infernale entre la dégradation écologique qui nous dégrade en retour et les solutions technologiques qui soignent les effets de ces maux tout en développant leurs causes110“. L’habitabilité est indissociable de l’utopie, à moins de laisser cette dernière à l’état de projet imaginaire sans impact dans la réalité. Abandonner l’habitabilité signifie abandonner l’utopie. Or projeter un espace idéal à habiter est une nécessité. Étant donné que chaque production induit d’autres effets que celui spécifiquement souhaité, rechercher l’habitable par la seule technique provoque inévitablement des nuisances alimentant l’inhabitabilité d’un espace, voire de la planète, comme le décrit Edgar Morin. Comment alors réaliser l’utopie en utilisant différemment la technique ? Quelle technique permettrait de s’isoler sans pour autant se déconnecter totalement du milieu ? Comment peut-elle produire des espaces pour le plus grand nombre sans répéter inlassablement une même forme quel que soit le lieu quels que soient les habitants ? Comment produire du singulier en acceptant la répétition mécanique de la technique ?

110 Edgar Morin, La Méthode, tome 2 : La Vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, p. 75.

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VASSET, Philippe : Un Livre blanc, Paris, Fayard, 2007.

VERNE, Jules :

De la Terre à la Lune, Paris, Librairie générale française, 1865 et 2001.

Les Cinq cent millions de la Bégum, Paris, Librairie générale française, 1879 et 2002.

Les Tribulations d’un chinois en Chine, Paris, Hetzel, 1879.

WARD RICHARDSON, Benjamin et LAB, Frédérique : Hygeia, une cité de la santé, Paris, la Villette, 2006 (1875).

Faire le voyage

FOURNIER, Georges : Hydrographie contenant la théorie et la pratique de toutes les parties de la navigation, 1667.

MARGUET, Frédéric : Histoire générale de la navigation, Paris, Société d’éditions géographiques, marines et coloniales, 1931.

PESCE, G.L : La Navigation sous-marine, Paris, Vuibert & Nony, 1906.

Visite de l’Argonaute, Cité des Sciences et de l’Industrie, Paris.

Visite de la Base sous-marine de Lorient.

Rendre habitable la ville

BÉGOUT, Bruce :

Lieu Commun, Paris, Allia, 2003.

L’Éblouissement des bords de route, Paris, Verticales/Seuil, 2004.

CHOAY, Françoise : L’Urbanisme : utopies et réalités, Paris, Seuil, 1979.

Page 101: Habitabilité

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ELBE, Monique et DEBARRE, Anne : L’Invention de l’habitation moderne, Paris 1880-1914, Paris, Hazan, 1995.

FISHMAN, Robert : L’Utopie urbaine au XXe siècle : Ebenezer Howard, Franck Lloyd Wright, Le Corbusier, Bruxelles, Architecture + Recherches/Pierre Mardaga, 1980.

GOUBERT, Jean-Pierre : Du Luxe au confort, Paris, Belin, Collection Modernités XIXe-XXe, 2000.

KOOLHAAS, Rem : New York delire, Paris, Parenthèses, 1978 et 2002.

LE CORBUSIER :

La Charte d’Athènes, Paris, Seuil, 1971.

Vers une architecture, Paris, Flammarion, 1995.

MAGNIN-GONZE, Joëlle : Histoire de la botanique, Lonay (Suisse), Delachaux et Niestlé, 2004.

MUMFORD, Lewis : La Cité à travers l’histoire, Paris, Seuil, 1964.

PINSON, Daniel : Architecture et Modernité, Paris, Flammarion, 1996.

SITTE, Camillo : L’Art de bâtir les villes. L’Urbanisme selon ses fondements artistiques, Paris, Seuil, 1889 et 1996.

VIRILIO, Paul : L’Espace critique, Paris, Bourgois, 1993.

Dicter une manière d’habiter

AGAMBEN, Giorgio : Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007.

FOUCAULT Michel :

Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, 2001.

« La politique de la santé au XVIIIe siècle », in Les Machines à guérir, aux origines de l’hôpital moderne, Bruxelles, Architecture+Archives Pierre Mardaga, 1995.

PETONNET, Colette : On est tous dans le brouillard, Paris, CTHS, 2002.

RAPPOPORT, Amos :

Pour une Anthropologie de la maison, Paris, Dunod, 1996.

Culture, Architecture et Design, Paris, inFolio, 2003.

Page 102: Habitabilité

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Optimiser les relations corps / espace

BLACHÈRE, Gérard : Savoir bâtir, habitabilité-durabilité-économie des bâtiments, Paris, Eyrolles, 1966.

LEROUX, Robert : Écologie humaine, science de l’habitat, Paris, Eyrolles, 1963.

MUYARD, Clovis : Espace familial et problèmes d’habitabilité, Paris, Dunod, 1965.

Produire un climat

SLOTERDIJK, Peter : Écumes, Sphérologie plurielle, Paris, Hachette, 2005.

Catalogue de l’exposition Climax, Paris, Cité des Sciences, 2003.

Rationaliser la surface au sol

DREYSSE, D.W : Les Cités de Ernst May, guide d’architecture des cités nouvelles de Francfort (1926-1930), Strasbourg, Fricke, 1988.

LAVEDAN, Pierre : Qu’est-ce que l’urbanisme ?, Paris, Henri Laurens, 1926.

Encapsuler l’habitable

BACHELARD, Gaston : La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957.

BELIN, Emmanuel : Sociologie des espaces potentiels, Bruxelles, De Boeck Université, 2002.

BUCKMINSTER FULLER, Richard : Utopia or Oblivion : the Prospects for humanity, Toronto, Bantam, 1972.

DAVIS, Mike : Le Stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007.

DEGOUTIN, Stéphane : Prisonniers volontaires du rêve américain, Paris, la Villette, 2006.

DELEUZE, Gilles :

Différence et Répétition, Paris, PUF, 1993.

L’Île déserte et autres textes : textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Minuit, 2002.

SNYDER, Robert : Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, Paris, Images Modernes, 2004.

Page 103: Habitabilité

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Habiter des mondes écologiques

GUATTARI, Felix : Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989.

DROUIN, Jean-Marc : L’Écologie et son histoire, réinventer la nature, Paris, Flammarion, 1993.

MANZINI, Ezio, Vers une Écologie de l’environnement artificiel, Paris, Centre Georges Pompidou, 1991.

OLIVA Jean-Pierre et COURGEY Samuel, La Conception bioclimatique, des maisons économes et confortables : en neuf et en réhabilitation, Mens, Terre vivante, 2006.

RICCIOTTI Rudy, HQE, Marseille, Transbordeurs, 2006.

STEELE, James : Architecture écologique, une histoire critique, Paris, Actes Sud, 2005.

La technique sans utopie ?

BOUCHAIN, Patrick : Construire autrement, Paris, Actes Sud, Collection l’impensé, 2006.

FATHY, Fathy : Construire avec le peuple - histoire d’un village en Egypte : Gourna, Paris, Sindbad, 1985.

FRIEDMAN, Yona : L’Architecture de survie, Paris, L’Éclat, 1978 et 2006.

FREDET, Jacques : Les Maisons de Paris, Types courants de l’architecture mineure parisienne de la fin de l’époque médiévale à nos jours, avec l’anatomie de leur construction, Paris, l’Encyclopédie des Nuisances, 2003.

HUYGEN, Jean-Marc : La Poubelle et l’Architecte, Paris, Actes Sud, Collection l’impensé, 2008.

MAGNAGHI, Alberto : Le Projet local, Bruxelles, Mardaga, 2003.

RUDOFSKY, Bernard : Architectures sans architectes : brève introduction à l’architecture spontanée, Paris, Chêne, 1977.

SORMAN, Joy : Gros Œuvre, Paris, Gallimard, 2009.

VERSCHUEREN, Bob : Dialogues entre nature et architecture, Wavre, Mardaga, 2008.

WRIGHT, David : Soleil, Nature, Architecture, Roquevaire, Parenthèses, 1979.

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Remerciements

Marie-Haude Caraës,

Catherine Daëron,

Cécile Baltazart,

Sarngsan Na Soontorn,

Julien Legras,

Claire Lavenir,

Marie Coirié,

Norent Saray-Delabar,

Caroline Jambon,

Françoise Hugont,

Aude Bricout.

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- novembre 2009 -Imprimé à Paris (Promoprint)

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