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Hachette - Livre de Poche - Hachette Livre - La fille tombée du ciel - 110 x 178 - 28/3/2013 - 17 : 11 - page 5

HEIDI H. DURROW

La Fille tombée du ciel

TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS)

PAR MARIE DE PRÉMONVILLE

ÉDITIONS ANNE CARRIÈRE

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PREMIÈRE PARTIE

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Rachel

« Mon petit porte-bonheur », dit grand-mère.Elle est venue me chercher à l’hôpital, et on a

marché jusqu’à l’arrêt de bus, sa main autour de lamienne, comme une laisse.

On est à l’automne 1982, et il pleut sur Portland.J’ai éclaboussé mes nouvelles chaussures dans lesflaques. Je me sens déjà moins la petite-fille-dans-sa-robe-neuve. Je ne suis déjà plus cette fille-là.

Grand-mère ne lâche ma main que pour chercherdes pièces dans un porte-monnaie noir en cuir verni.

« Eh bien, voilà les plus jolis yeux bleus et la plusjolie petite fille que j’aie jamais vus », lance laconductrice, quand on monte à bord de son bus. Jeredeviens la fille-toute-neuve, et je lui souris.

« C’est ma petite-fille, mon bébé. Elle vient vivreavec moi. » Grand-mère n’arrive pas à se défaire deson accent du Texas.

« Merci, madame. » Je surveille mes manières, enprésence d’inconnus, et grand-mère est encore uneinconnue, pour moi.

Je ne sais pas grand-chose d’elle. Elle jardine. Ellea les mains douces et elle sent la lavande.

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Avant, chaque Noël, elle nous envoyait toujoursune carte, à Robbie et à moi, avec un billet de10 dollars tout neuf emballé dans du papier d’alumi-nium. Au dos de l’enveloppe, là où elle avait appuyétrès fort, l’encre qu’elle avait sur les doigts avait unpeu bavé. La carte sentait la lotion à la lavandequ’elle utilise pour avoir les mains douces.

Grand-mère n’a pas une seule ride, nulle part. Ellea la peau sombre, couleur aubergine, aussi lissequ’une assiette en porcelaine, tout ça grâce à cettelotion qu’elle se fait envoyer spécialement du Sud.« Ils ont des racines plus fortes, là-bas – meilleureterre, meilleures racines. » Elle a un corps en ballede fusil. Elle est large et de petite taille. Elle tire sescheveux en arrière et elle les recouvre d’un bonneten plastique.

« Eh bien, quelle chance tu as d’avoir une mamieaussi extraordinaire, me dit la conductrice. Jolie etchanceuse. »

C’est l’image que je veux graver dans mamémoire : sur le visage de grand-mère, ce que je lisressemble à de la fierté. On dirait une bouilloire surle point de se mettre à siffler.

Grand-mère donne la monnaie à la conductrice,pour mon billet. Elle essuie mon visage constellé depluie. « On est presque arrivées. »

Au moment de s’asseoir, elle ajoute autre chose,mais je ne l’entends pas. Elle se penche sur moicomme une ceinture de sécurité, et chuchote à monoreille, la mauvaise oreille – c’est la seule séquelleque j’aie gardée de l’accident. Elle a les mains poséessur moi pendant tout le trajet, sur mon épaule, autour

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de mes doigts, ou bien elle me caresse les cheveuxpour les aplatir. On dirait qu’elle cherche à me rete-nir au sol, comme si j’allais m’envoler, ou tomber.

Le trajet dure sept stations et trois feux rouges.Ensuite, c’est la maison. Celle de grand-mère, cellede la petite-fille-toute-neuve dans sa nouvelle robe.

Grand-mère a été la première femme de couleur àacheter une maison, dans ce quartier de Portland.C’est ce qu’elle dit. Quand elle a emménagé, la crè-merie allemande a fermé, et l’église luthérienne estdevenue une église méthodiste africaine. « Amen » – çaaussi, c’est grand-mère qui le dit. Maintenant, tous sesvoisins sont noirs. La plupart viennent du Sud et sontarrivés en ville à peu près en même temps qu’elle.

C’est dans cette maison que Pop et tante Lorettaont grandi. Sur le rebord de la cheminée, dans lasalle à manger, il y a des photographies de Pop etmoi. De grand-mère et moi. De Robbie et moi. Demoi. Mais pas une seule de Mor – ça veut dire« maman », en danois.

« Là, tu vois, ce sourire ? C’est la fois où je suisvenue vous voir, pour Noël. Tu te rappelles ? On ajoué au bingo. Au fait, j’ai un petit cadeau pour toi. »

Lorsqu’elle revient, elle a un grand paquet dansles mains. Je l’ouvre. C’est là que je commence mespetits marchandages avec moi-même. Je ne serai pastriste. Tout ira bien. Ces promesses que je me fais,ce sont mes armures. Et à l’intérieur se trouve le cœurtendre que personne n’atteindra.

Je remercie en déballant les deux poupées de chif-fon Ann et Andy, avec leurs cheveux de laine noireet leur nez triangulaire en feutrine rouge.

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« Ta tante Loretta t’a laissé sa chambre. Elle l’aredécorée tout en rose. Tu savais que c’était sa cou-leur préférée ? »

Je hoche la tête.« Et regarde-moi ta coiffure. Ces jolis cheveux

longs tout ébouriffés, à cause du vent. On va les laverce soir. Ta tante Loretta t’aidera. Je te parie qu’ellesaura arranger ce bazar, ce sera toujours mieuxqu’avant. Lundi tu iras à l’école, et tu seras la plusjolie de toutes. »

Elle n’ajoute pas : « Plus jolie que ta maman. » Ellene dit rien sur ma mère, car nous savons toutes lesdeux que la petite-fille-toute-neuve n’a pas de mère.La petite-fille-toute-neuve ne peut pas à la fois êtretoute neuve et avoir des souvenirs. Je ne suis pas cettefille-là. Mais je vais faire semblant.

Les deux poupées de chiffon de grand-mère dor-ment au pied de mon lit. Tante Loretta et elle vien-nent vérifier comment va le pauvre bébé. C’est moi.

Je ferme les yeux et fais semblant de dormir.« Pauvre bébé, tellement fatigué. » Grand-mère metapote la tête.

J’ai les cheveux crépus, ils s’emmêlent facilement.Grand-mère a essayé de les brosser, avant que je mecouche. Je n’ai pas bronché, pourtant ça faisait mal.Elle a dit que j’étais douillette. Le peigne s’est accro-ché, en bas de la nuque. Grand-mère a dit qu’onappelait ce nœud-là la « pelote ».

« Elle a de beaux cheveux. Laisse-la tranquille. »Tante Loretta a retiré le peigne, et elle a tout démêlémèche par mèche. « Ma pelote à moi est au même

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endroit, a dit tante Loretta. C’est là aussi que çabouloche.

— Les filles noires avec autant de cheveuxdevraient pas être aussi sensibles », a décrété grand-mère.

À l’intérieur, mes armures se sont écroulées d’uncoup. Et j’ai pleuré. J’ai pleuré sans m’arrêter.

Maintenant, ma tête à pelote qui bouloche estposée sur l’oreiller. Tout ébouriffée, comme ditgrand-mère. Fini les larmes. Je ne veux pas avoir latête qui bouloche, ou être trop sensible. « Je les luilaverai demain, maman », dit tante Loretta. Sa voixest comme du miel.

Je veux être aussi belle que tante Loretta. Ellesourit tout le temps, même lorsqu’elle regarde laphoto d’oncle Nathan. Elle a les dents blanchescomme une feuille de papier, et bien alignées. Elleles montre, quand elle sourit. Moi, je les cache. Unehabitude que j’ai prise le jour où Pop a dit qu’ellespartaient dans tous les sens.

Tante Loretta a la peau brun noisette, et elle saitqu’elle est belle. Elle a été sacrée princesse du RoseFestival1 et elle a rencontré le président John F. Ken-

1. Portland Rose Festival : Célébration annuelle se déroulantdurant le mois de juin à Portland, dans l’Oregon. Elle est orga-nisée par la Portland Rose Festival Association, structure béné-vole à but non lucratif qui vise à promouvoir la région dePortland. La Grande Parade florale, clou du festival, est la mani-festation la plus importante de ce genre aux États-Unis. Depuis1930, une reine est élue parmi les élèves de terminale de tous leslycées de la région. Elle est entourée de quinze dauphinesappelées « princesses ». (N.d.T.)

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nedy. Sa peau est encore plus jolie que celle de grand-mère, et elle ne se sert pas de la lotion spéciale.

Grand-mère et tante Loretta laissent la porteouverte, pour que j’aie de la lumière. Mais j’essaie dem’enfoncer dans le matelas, et j’ouvre les yeux. Ter-miné, de faire semblant de dormir. Maintenant je vaisvraiment me réveiller. Pour m’assurer que les rêvesne viendront pas. Rester alerte, à l’abri des cau-chemars.

Demain, c’est ma rentrée à la nouvelle école. J’aiun cahier et des crayons de couleur neufs, et unetrousse à fermeture Éclair. Je vais penser à l’école,m’entraîner à ma plus belle écriture et apprendre unmaximum de mots difficiles. Je vais me concentrer.Être une bonne fille.

Dans mon journal, j’écris : « C’est le Jour 2. » Ledeuxième jour chez grand-mère. J’aimerais pouvoirretourner à la maison. Avant le dernier été à Chicago,à la base, en Allemagne, quand on était ensemble,Robbie, Mor, Pop et moi. Et que tout allait bien.Ariel ne serait pas encore parmi nous, mais ce seraitbien quand même.

Tante Loretta prépare des crêpes exprès pour moi,même si la cuisine, ce n’est pas son domaine. Deuxcrêpes et pas assez de sirop d’érable, voilà ce qu’elleme donne. Le sirop fait une tache au milieu, il dis-paraît si vite qu’on dirait que la crêpe a soif. Je mangece qu’elle me sert sans broncher.

Tante Loretta ne mange qu’une crêpe. Et grand-mère, aucune, parce qu’elle ne peut pas, avec sesdents. Les crêpes doivent avoir quelque chose de

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dangereux, vu la façon dont elle nous observe.« Comment tu veux attraper un lézard, avec un der-rière qui pendouille ? » dit grand-mère pour embêtertante Loretta. Je suis futée, et je sais que « lézard »veut dire « mari ». On appelle ça « déduire le sens àpartir du contexte ». Le contexte, c’est qu’en disantça grand-mère touche le visage de tante Loretta. Cequi veut dire que le vrai sujet, c’est être jolie, avoirde la valeur et en faire quelque chose.

Tante Loretta rit, et moi aussi. Elles sont heureusesque je rie. C’est ma première fois, en tant que petite-fille-toute-neuve.

« Je n’ai pas besoin d’un lézard, maman. »En entendant tante Loretta dire « maman », je

pense au mot « Mor », et je me rends compte que jen’aurai plus jamais à le dire. Je suis piégée entrel’avant et l’après. Entre des dernières fois et des pre-mières fois. Les dernières fois me rendent triste,comme celle où j’ai appelé Mor et où j’ai prononcédes mots en danois. Je sens mon ventre se remplirde sons que personne d’autre ne peut comprendre.Puis ils atteignent ma gorge. Et si tous ces sons res-taient coincés en moi ?

Je ris plus fort, mais le vrai rire semble bloqué àl’intérieur, lui aussi.

L’école n’est pas une première fois. Je m’installedevant, comme je fais toujours. Je reste calmementassise, comme on l’attend de moi. Je lève la mainavant de parler et j’écris mon nom en haut à droitede la feuille. Et la date. Parce que c’est ce que fontles bons élèves.

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Mon professeur principal s’appelle Mme Ander-son, et c’est aussi mon professeur d’expression écrite.Elle est noire. Je me fais cette réflexion, et je ne saispas pourquoi. C’est une chose que je suis censéesavoir, sans avoir besoin de la formuler. Mme Ander-son est ma première enseignante noire.

Ce qui me fait remonter dans le temps : Mme Mars-hall, en CP, ma préférée ; Mme Price, en CE1, pasfranchement gentille ; Mme Mamiya, en CE2, belle ;Mme Breedlove, en CM1, intelligente ; M. Engels, enCM2, chauve, avec une voix grave. Et je me rappellequ’ils étaient tous blancs.

Il y a quinze élèves noirs dans la classe, et septblancs. Et il y a moi. Et une autre fille, qui s’assiedau fond. Elle s’appelle Carmen LaGuardia, et sescheveux sont comme les miens, ainsi que sa couleurde peau. Elle compte pour noire. Je ne sais pas pour-quoi, mais elle si, visiblement.

Maintenant je vois les gens de deux manières dif-férentes : ceux qui me ressemblent, et ceux qui neme ressemblent pas.

« Rachel Morse ?— Présente.— D’où viens-tu ?— 4725, Northest Cleveland Avenue, Portland,

Oregon, 97217. »J’entends rire derrière moi.

Le Jour 2 devient Jour 3. Puis le suivant, et encorele suivant. Je fais le décompte, dans mon journal. Àchaque nouveau jour, sa page.

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Grand-mère trouve que je m’en sors bien. Elle dit :« Je trouve que tu t’adaptes comme il faut. »J’aimerais qu’elle emploie les négations et qu’ellearrête de dire « je m’en vais faire ceci ou cela » dèsqu’elle accomplit la moindre action. À l’école, lesenfants disent tous ça. Je sais qu’ils sont moins intel-ligents que moi.

Il y a une fille qui veut me tabasser. Elle s’appelleTamika Washington. Elle dit : « Tu te crois tellementbelle. » Parfois elle me tire les cheveux. En cours degym, elle m’a attrapée par les tresses. J’ai dit « aïe »vraiment fort ; ce n’est pas ce que je cherchais, maisMme Karr m’a entendue. Elle a crié « Tamika ! » ensifflant de toutes ses forces. Et Tamika a répondu :« Mme K., je joue avec elle, c’est tout. Mince. » Aumoment où Mme Karr s’est retournée, elle a ajouté :« Je m’en vais te botter le cul après les cours. Tu tecrois tellement belle, avec tes cheveux. »

Je suis clarifiée. C’est ce que prétendent les autres.Et je parle comme une Blanche. Quand ils disent ça,de nouvelles idées me trottent dans la tête. Il y a untas de choses importantes que je ne savais pas. Jecrois que Mor non plus ne savait pas. Ils me disentque c’est mal d’avoir les genoux gris. Ils me disentde me protéger de la pluie pour que mes cheveux nemoutonnent pas. Ils me disent que les Blancs n’uti-lisent pas de gant de toilette, et je me rends compteque chez grand-mère, maintenant, j’en ai un. Ilsemploient un langage que je ne connais pas mais queje comprends. J’apprends que les Noirs n’ont pas lesyeux bleus. J’apprends que je suis noire. J’ai les yeux

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bleus. Je stocke toutes ces nouvelles données à l’inté-rieur de la fille-toute-neuve.

Et je m’améliore, pour ce qui est de renforcer mesarmures. Quand Anthony Miller donne des coups depied à l’arrière de ma chaise, je me concentre sur leboum-boum-boum, jusqu’à ce qu’il s’arrête. J’arrive àme focaliser dessus sans protester. Je l’entends sou-rire, tandis qu’il tambourine. Est-ce qu’il compte lenombre de coups, pour voir jusqu’où je tiendraiavant de le dénoncer ? Il peut toujours y aller, c’estpeine perdue. Et quand Antoine se moque de moiavec une voix de bébé parce que je réponds correc-tement aux questions, je n’ai plus besoin de pleurerou d’être aussi sensible. Dès que quelque chose com-mence à me faire mal, je l’enferme dans la bouteilleimaginaire que je garde à l’intérieur. Elle est en verrebleu, avec un bouchon en liège. Mon estomac se serreet j’ai les yeux qui brûlent. Tout ça, je le mets àl’intérieur de la bouteille.

Tous les matins, tante Loretta me brosse les che-veux ; parfois, elle me fait des crêpes. Elle a achetéune brosse spécialement pour moi, rose avec despicots blancs. Elle tient ma chevelure entre ses mains,comme le faisait Mor. Ses mains se perdent dans mescheveux. Elle a les poignets fins, tellement minus-cules que je peux les entourer de mes doigts. Elle ades ongles parfaits, vernis de rouge. Elle se sert del’ongle de son index droit pour dessiner ma raie aumilieu. Elle ne me fait pas mal. Je sens la ligne qu’elletrace sur mon cuir chevelu. Grand-mère, elle, elleutilise un peigne pointu, et j’ai l’impression qu’elleme coupe en deux.

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Aujourd’hui, c’est la photo de classe. Tante Lorettaveut me confectionner une coiffure spéciale. Jem’assieds entre ses jambes, par terre dans sa chambre,encore en pyjama – mon pyjama préféré. TanteLoretta sent le dentifrice et le savon aux fleursblanches. Je replie les jambes contre ma poitrine etenroule les bras autour de mes genoux. Je me senscomme un boxeur qui se prépare à monter sur le ring.Pas sensible – chouchoutée comme une championne.

« Pourquoi les autres élèves font des réflexions surmes yeux ?

— Pourquoi ? répète tante Loretta, comme sij’étais censée connaître la réponse. Parce qu’ils sontd’un bleu ravissant. »

Sa réponse me fait glousser. Un gloussement peutsignifier deux choses : « Merci », ou « Arrête de meregarder, s’il te plaît ». Cette fois-ci, c’est la première,parce que c’est le jour de la photo de classe et qu’ilimporte d’être jolie.

« Ouais, ils sont comme ceux de Mor. » En disantça, je me sens presque heureuse. J’ai prononcé« Mor » à voix haute, et des sons de l’intérieur sontsortis de mon corps. J’ai dit « Mor », et la bouteilleen verre n’a pas tremblé.

Je tente une nouvelle fois ma chance. « QuandMor était petite, elle portait des tresses, elle aussi.Hestehaler. Ça veut dire queue-de-cheval. J’ai vu unephoto. » Dessus, Mor a neuf ou dix ans, ou peut-êtreonze, comme moi. Elle est assise à un bureau quis’ouvre comme une boîte.

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« Eh bien, aujourd’hui nous allons faire quelquechose d’un peu différent, annonce tante Loretta.D’accord ? »

Je hoche la tête et je sais bien que ça n’a aucuneimportance, d’être d’accord ou pas. Je ne suis qu’unepoupée.

« Je me rappelle, quand j’étais petite, raconte tanteLoretta. Je devais rester assise près du poêle, le tempsqu’on me défrise les cheveux. Et tant que ça ne sen-tait pas le brûlé, je savais que ce n’était pas fini. »

J’ai déjà entendu cette histoire. Je la trouvegênante, mais je ne sais pas pourquoi.

Tante Loretta glisse les ongles dans mes cheveuxet les sépare en deux. Elle se sert de son gros fer àfriser pour me faire des boucles, alors que j’en ai déjànaturellement. Je sens le brûlé.

Quand elle a terminé, je vois une fille dans la glace,et cette fille n’est pas moi. Ma coiffure est tellementsophistiquée. Pas un seul endroit plat. Rien que desboucles cartonnées qui ne s’enroulent pas autour demon doigt.

« Tu ressembles à ta grand-mère, son portrait toutcraché. »

Je ne veux pas être crachée.

Je suis à la lettre M et, comme on nous place parordre alphabétique, je me retrouve au milieu de laphoto. Une fois assise, j’ai les pieds qui ne touchentplus le sol. Je suis toute retournée de l’intérieur. J’aibeau m’acharner à faire mon plus beau sourire« dents cachées », je sens bien que les coins de mabouche se soulèvent à peine.

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« Quelle jolie petite fille noire, commente le pho-tographe. Pourquoi tu ne veux pas sourire plus ? »

La maison de grand-mère est à deux rues de laboulangerie Wonder Bread, ce qui veut dire que mamaison est aussi à deux rues. Ce qui est à elle est àmoi, dit-elle. Le compte est facile. M. Kimble, monprofesseur de maths, dit que ça s’appelle la propriétéde transitivité.

Sauf que je n’aime pas ce qui est à grand-mère :ni cette pommade huileuse qu’elle se met sur le visageet qui me graisse les joues quand elle m’embrasse, nile canapé en velours vert avec ses motifs en spiralemarron, sur lequel personne ne peut s’asseoir saufquand il y a des invités, ni la boîte à musique enporcelaine décorée de personnages – des rois, desreines et un serviteur au bras cassé –, ni la commoderemplie de tissus qu’elle garde pour le jour oùj’apprendrai à coudre. Il y a aussi sa lotion spéciale,la chaise à bascule sous la véranda, et les photos surle rebord de la cheminée, et aussi la poudre quiressemble à de la maïzena, qu’elle met dans montiroir, pour talquer mes sous-vêtements. Elle a un tasd’autres choses, mais ce sont les principales. Grand-mère est une collectionneuse. Je trouve que ses col-lections, c’est de la camelote et des vieilleries. Commetoutes les volontaires de l’Armée du Salut, ce qui luiparaît en bon état, elle le met de côté pour elle. Çapeut être une cuillère en argent, ou bien une tasseen porcelaine, avec ou sans sa soucoupe, ou encoreun petit sac de soirée auquel il manque quatre perleset dont l’une des bandoulières est déchirée. Grand-

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mère a des cartons entiers de tasses et de soucoupesdépareillées, elle entasse des mètres de velours, devichy, de soie et de dentelle dans des tiroirs et desboîtes, à la cave. Toutes ces choses ont une valeur,mais que grand-mère est sans doute la seule à voir.

Tout ce qui est à grand-mère est à moi, et je n’aile droit de toucher à rien. Quelquefois je le faisquand même. Comment posséder quelque chose, sion ne peut pas le tenir dans sa main ?

Le mardi, nous allons à la boulangerie WonderBread pour acheter du pain rassis ; ça n’a aucun sensqu’il soit rassis, sachant qu’il vient de la porte à côté.Mais ça fait peut-être partie des choses qui fonction-nent différemment, dans la vie civile. C’est ce quedirait Pop. Il est sergent-chef dans l’US Air Force. Ildessine des cartes.

La vie civile est différente de la vie militaire. Dansla vie militaire, on se ravitaille à l’intendance. Lescivils, eux, font leurs courses « au magasin », mêmes’il s’agit en fait de chez Fred Meyer ou de l’épicerie.Et aussi, dans la vie militaire, on bouge beaucoup.Avant de vivre en Allemagne, on était en Turquie.Pop n’a jamais voulu de poste aux États-Unis, je nesais pas pourquoi. Le bon côté des déménagements,c’est qu’on peut se faire de nouveaux amis. Le mauvaiscôté, c’est qu’on ne voit plus les anciens. Les civilsvivent dans la même maison ou dans le même appar-tement et fréquentent les mêmes gens toute leur vie.

« Quel intérêt de vivre au même endroit toute savie ? » je demande à ma nouvelle amie Stacy. Elle estblanche. Elle me dévisage comme si j’étais folle.

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« On doit vivre avec ses parents. C’est comme ça,c’est tout. » Je décide qu’elle n’est plus mon amie.

« J’habite avec ma grand-mère et ma tante Loretta.— Alors c’est différent.— J’ai vécu partout dans le monde.— C’est pas vrai. »J’ouvre la bouteille bleue. C’est là que je range

aussi la colère.À la boulangerie Wonder Bread, on trouve du

pain bon marché. Grand-mère aime les bonnesaffaires. Le mardi après-midi, il y a une remise sup-plémentaire, parfois même une corbeille avec despetits gâteaux écrabouillés, près du comptoir. Je nevois pas de franskbrod, ni de rugbrod ou de wiener-brod, ils n’ont pas non plus de pâtisseries à la pâted’amandes. Ni le genre de pain que faisait Mor.J’attends grand-mère près de la caisse. On est mardi,pourtant les écrabouillures de gâteaux ont disparu.

« C’est la p’tite de Roger ?— Hein-hein, répond grand-mère à une grande

femme avec un foulard africain sur la tête.— On voit bien la ressemblance avec vous. Les

gènes de Roger sont passés dans ses petits. Sauf pourles yeux. »

Quand la femme au foulard lui prend le visageentre ses mains, la petite-fille-toute-neuve lui fait sonsourire sans les dents. La petite-fille-toute-neuve apresque l’air heureux, et elle s’applique. Elle estcomme ce trophée sur la commode de tante Loretta,avec sa jupette de tennis et son coup droit parfait :le sourire aux lèvres, pétrifiée. Elle reste immobile.C’est moi.

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Grand-mère m’attrape la figure et époussette desmiettes imaginaires autour de ma bouche. Je sais queje suis propre. Elle me donne un petit coup de chif-fon pour me faire briller.

« Vous savez que le grand-père de Roger avait lesyeux bleus. De cette couleur, justement. » En disantça, grand-mère tourne mon visage vers elle. J’ai peurque les sons se déversent tout seuls de ma bouche.

« Ça porte un nom, cette histoire de gènes. Com-ment on dit, déjà ?

— Récessif. » Je m’entends prononcer le mot etje ne sais pas quels autres sons risquent encore des’échapper.

« En voilà une petite intelligente. C’est bien. Maisne sois pas trop maligne, jeune fille. Les hommesn’aiment pas ça. »

Grand-mère éclate de rire.La femme au foulard africain en fait autant, et elle

ajoute : « On est bien un peuple mélangé, aucundoute.

— Hein-hein.— On se demande à quoi ressemblerait le garçon,

aujourd’hui, dit la femme au foulard.— Les garçons. La petite, aussi : le bébé. » Puis

grand-mère se tait.