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Louis Hémon Maria Chapdelaine roman BeQ

Hemon Maria

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littérature québécoise

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  • Louis Hmon

    Maria Chapdelaine

    roman

    BeQ

  • Louis Hmon

    Maria Chapdelaine

    roman

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection Littrature qubcoise

    Volume 1 : version 2.0

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Battling Malone, pugiliste Colin-Maillard

    Monsieur Ripois et la Nmsis Contes et nouvelles crits sur le Qubec

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  • 1 Ite missa est. La porte de lglise de Pribonka souvrit et les

    hommes commencrent sortir. Un instant plus tt elle avait paru dsole, cette

    glise, juche au bord du chemin sur la berge haute au-dessus de la rivire Pribonka, dont la nappe glace et couverte de neige tait toute pareille une plaine. La neige gisait paisse sur le chemin aussi, et sur les champs, car le soleil davril nenvoyait entre les nuages gris que quelques rayons sans chaleur et les grandes pluies de printemps ntaient pas encore venues. Toute cette blancheur froide, la petitesse de lglise de bois et des quelques maisons, de bois galement, espaces le long du chemin, la lisire sombre de la fort, si proche quelle semblait une menace, tout parlait dune vie dure dans un pays austre. Mais voici que les hommes et les jeunes gens franchirent la porte de lglise, sassemblrent en groupes sur le large perron, et les salutations joviales, les appels moqueurs lancs dun groupe lautre, lentrecroisement constant des propos srieux ou gais tmoignrent de suite que ces hommes

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  • appartenaient une race ptrie dinvincible allgresse et que rien ne peut empcher de rire.

    Clophas Pesant, fils de Thade Pesant le forgeron, senorgueillissait dj dun habillement dt de couleur claire, un habillement amricain aux larges paules matelasses ; seulement il avait gard pour ce dimanche encore froid sa coiffure dhiver, une casquette de drap noir aux oreillettes doubles en peau de livre, au lieu du chapeau de feutre dur quil et aim porter.

    ct de lui Egide Simard, et dautres qui, comme lui, taient venus de loin en traneau, agrafaient en sortant de lglise leurs gros manteaux de fourrure quils serraient la taille avec des charpes rouges. Des jeunes gens du village, trs lgants dans leurs pelisses col de loutre, parlaient avec dfrence au vieux Nazaire Larouche, un grand homme gris aux larges paules osseuses qui navait rien chang pour la messe sa tenue de tous les jours : vtement court de toile brune doubl de peau de mouton, culottes rapices et gros bas de laine grise dans des mocassins en peau dorignal.

    Eh bien, monsieur Larouche, a marche-t-il toujours de lautre bord de leau ?

    Pas pire, les jeunesses. Pas pire ! Chacun tirait de sa poche sa pipe et la vessie de porc

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  • pleine de feuilles de tabac haches la main et commenait fumer dun air de contentement, aprs une heure et demie de contrainte. Tout en aspirant les premires bouffes ils causaient du temps, du printemps qui venait, de ltat de la glace sur le lac Saint-Jean et sur les rivires, de leurs affaires et des nouvelles de la paroisse, en hommes qui ne se voient gure quune fois la semaine cause des grandes distances et des mauvais chemins.

    Le lac est encore bon, dit Clophas Pesant, mais les rivires ne sont dj plus sres. La glace sest fendue cette semaine ras le banc de sable en face de lle, l o il y a eu des trous chauds tout lhiver.

    Dautres commenaient parler de la rcolte probable, avant mme que la terre se ft montre.

    Je vous dis que lanne sera pauvre, fit un vieux, la terre avait gel avant les dernires neiges.

    Puis les conversations se ralentirent et lon se tourna vers la premire marche du perron, do Napolon Lalibert se prparait crier, comme toutes les semaines, les nouvelles de la paroisse.

    Il resta immobile et muet quelques instants, attendant le silence, les mains fond dans les poches de son grand manteau de loup-cervier, plissant le front et fermant demi ses yeux vifs sous la toque de fourrure

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  • profondment enfonce ; et quand le silence fut venu, il se mit crier les nouvelles de toutes ses forces, de la voix dun charretier qui encourage ses chevaux dans une cte.

    Les travaux du quai vont recommencer... Jai reu de largent du gouvernement, et tous ceux qui veulent se faire engager nont qu venir me trouver avant les vpres. Si vous voulez que cet argent-l reste dans la paroisse au lieu de retourner Qubec, cest de venir me parler pour vous faire engager vitement.

    Quelques-uns allrent vers lui ; dautres, insouciants, se contentrent de rire. Un jaloux dit demi-voix :

    Et qui va tre un foreman trois piastres par jour ? Cest le bonhomme Lalibert...

    Mais il disait cela plus par moquerie que par malice, et finit par rire aussi.

    Toujours les mains dans les poches de son grand manteau, se redressant et carrant les paules sur la plus haute marche du perron, Napolon Lalibert continuait crier trs fort.

    Un arpenteur de Roberval va venir dans la paroisse la semaine prochaine. Sil y en a qui veulent faire arpenter leurs lots avant de rebtir les cltures pour lt, cest de le dire.

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  • La nouvelle sombra dans lindiffrence. Les cultivateurs de Pribonka ne se souciaient gure de faire rectifier les limites de leurs terres pour gagner ou perdre quelques pieds carrs, alors quaux plus vaillants dentre eux restaient encore dfricher les deux tiers de leurs concessions, dinnombrables arpents de fort ou de savane conqurir.

    Il poursuivait : Il y a icitte deux hommes qui ont de largent

    pour acheter les pelleteries. Si vous avez des peaux dours, ou de vison, ou de rat musqu, ou de renard, allez voir ces hommes-l au magasin avant mercredi ou bien adressez-vous Franois Paradis, de Mistassini, qui est avec eux. Ils ont de largent en masse et ils payeront cash pour toutes les peaux de premire classe.

    Il avait fini les nouvelles et descendit les marches du perron. Un petit homme figure chafouine le remplaa.

    Qui veut acheter un beau jeune cochon de ma grandrace ? demanda-t-il en montrant du doigt une masse informe qui sagitait dans un sac ses pieds.

    Un grand clat de rire lui rpondit. On les connat, les cochons de la grandrace

    Hormidas. Gros comme des rats, et vifs comme des cureux pour sauter les cltures.

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  • Vingt-cinq cents ! cria un jeune homme par drision.

    Cinquante cents ! Une piastre ! Ne fais pas le fou, Jean. Ta femme ne te laissera

    pas payer une piastre pour ce cochon-l. Jean sobstina. Une piastre. Je ne men ddis pas. Hormidas Brub fit une grimace de mpris et

    attendit dautres enchres ; mais il ne vint que des quolibets et des rires.

    Pendant ce temps les femmes avaient commenc sortir de lglise leur tour. Jeunes ou vieilles, jolies ou laides, elles taient presque toutes bien vtues en des pelisses de fourrure ou des manteaux de drap pais ; car pour cette fte unique de leur vie qutait la messe du dimanche elles avaient abandonn leurs blouses de grosse toile et les jupons en laine du pays, et un tranger se ft tonn de les trouver presque lgantes au cur de ce pays sauvage, si typiquement franaises parmi les grands bois dsols et la neige, et aussi bien mises coup sr, ces paysannes, que la plupart des jeunes bourgeoises des provinces de France.

    Clophas Pesant attendit Louisa Tremblay, qui tait

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  • seule, et ils sen allrent ensemble vers les maisons, le long du trottoir de planches. Dautres se contentrent dchanger avec les jeunes filles, au passage, des propos plaisants, les tutoyant du tutoiement facile du pays de Qubec, et aussi parce quils avaient presque tous grandi ensemble.

    Pite Gaudreau, les yeux tourns vers la porte de lglise, annona :

    Maria Chapdelaine est revenue de sa promenade Saint-Prime, et voil le pre Chapdelaine qui est venu la chercher.

    Ils taient plusieurs au village pour qui ces Chapdelaine taient presque des trangers.

    Samuel Chapdelaine, qui a une terre de lautre bord de la rivire, au-dessus de Honfleur, dans le bois ?

    Cest a. Et la crature qui est avec lui, cest sa fille, eh ?

    Maria... Ouais. Elle tait en promenade depuis un mois

    Saint-Prime, dans la famille de sa mre. Des Bouchard, parents de Wilfrid Bouchard, de Saint-Gdon...

    Les regards curieux staient tourns vers le haut du perron. Lun des jeunes gens fit Maria Chapdelaine lhommage de son admiration paysanne :

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  • Une belle grosse fille ! dit-il. Certain ! Une belle grosse fille, et vaillante avec

    a. Cest de malheur quelle reste si loin dici, dans le bois. Mais comment est-ce que les jeunesses du village pourraient aller veiller chez eux, de lautre bord de la rivire, en haut des chutes, plus de douze milles de distance, et les derniers milles quasiment sans chemin ?

    Ils la regardaient avec des sourires farauds, tout en parlant delle, cette belle fille presque inaccessible ; mais quand elle descendit les marches du perron de bois avec son pre et passa prs deux, une gne les prit, ils se reculrent gauchement, comme sil y avait eu entre elle et eux quelque chose de plus que la rivire traverser et douze milles de mauvais chemins dans les bois.

    Les groupes forms devant lglise se dispersaient peu peu. Certains regagnaient leurs maisons, ayant appris toutes les nouvelles ; dautres, avant de partir, allaient passer une heure dans un des deux lieux de runion du village : le presbytre ou le magasin. Ceux qui venaient des rangs , ces longs alignements de concessions la lisire de la fort, dtachaient lun aprs lautre les chevaux rangs et amenaient leurs traneaux au bas des marches de lglise pour y faire monter femmes et enfants.

    Samuel Chapdelaine et Maria navaient fait que

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  • quelques pas dans le chemin lorsquun jeune homme les aborda.

    Bonjour, monsieur Chapdelaine. Bonjour, mademoiselle Maria. Cest un adon que je vous rencontre, puisque votre terre est plus haut le long de la rivire et que moi-mme je ne viens pas souvent par icitte .

    Ses yeux hardis allaient de lun lautre. Quand il les dtournait, il semblait que ce ft seulement la rflexion et par politesse, et bientt ils revenaient, et leur regard dvisageait, interrogeait de nouveau, clair, perant, charg davidit ingnue.

    Franois Paradis ! sexclama le pre Chapdelaine. Cest un adon de fait, car voil longtemps que je ne tavais vu, Franois. Et voil ton pre mort, de mme. As-tu gard la terre ?

    Le jeune homme ne rpondit pas ; il regardait Maria curieusement, et avec un sourire simple, comme sil attendait quelle parlt son tour.

    Tu te rappelles bien Franois Paradis, de Mistassini, Maria ? Il na pas chang gure.

    Vous non plus, monsieur Chapdelaine. Votre fille, cest diffrent ; elle a chang ; mais je laurais bien reconnue tout de suite.

    Ils avaient pass la veille Saint-Michel-de-

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  • Mistassini, au grand jour de laprs-midi ; mais de revoir ce jeune homme, aprs sept ans, et dentendre prononcer son nom, voqua en Maria un souvenir plus prcis et plus vif en vrit que sa vision dhier : le grand pont de bois, couvert, peint en rouge, et un peu pareil une arche de No dune tonnante longueur ; les deux berges qui slevaient presque de suite en hautes collines, le vieux monastre blotti entre la rivire et le commencement de la pente, leau qui blanchissait, bouillonnait et se prcipitait du haut en bas du grand rapide comme dans un escalier gant.

    Franois Paradis !... Bien sr, son pre, que je me rappelle Franois Paradis.

    Satisfait, celui-ci rpondait aux questions de tout lheure.

    Non, monsieur Chapdelaine, je nai pas gard la terre. Quand le bonhomme est mort jai tout vendu, et depuis jai presque toujours travaill dans le bois, fait la chasse ou bien commerc avec les sauvages du grand lac Mistassini ou de la Rivire-aux-Foins. Jai aussi pass deux ans au Labrador.

    Son regard voyagea une fois de plus de Samuel Chapdelaine Maria, qui dtourna modestement les yeux.

    Remontez-vous aujourdhui ? interrogea-t-il.

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  • Oui ; de suite aprs dner. Je suis content de vous avoir vu, parce que je vais

    passer prs de chez vous, en haut de la rivire, dans deux ou trois semaines, ds que la glace sera descendue. Je suis icitte avec des Belges qui vont acheter des pelleteries aux sauvages ; nous commencerons remonter la premire eau claire, et si nous nous tentons prs de votre terre, au-dessus des chutes, jirai veiller un soir.

    Cest correct, Franois ; on tattendra. Les aunes formaient un long buisson pais le long

    de la rivire Pribonka ; mais leurs branches dnudes ne cachaient pas la chute abrupte de la berge, ni la vaste plaine deau glace, ni la lisire sombre du bois qui serrait de prs l'autre rive, ne laissant entre la dsolation touffue des grands arbres droits et la dsolation nue de leau fige que quelques champs troits, souvent encore sems de souches, si troits en vrit quils semblaient trangler sous la poigne du pays sauvage.

    Pour Maria Chapdelaine, qui regardait toutes ces choses distraitement, il ny avait rien l de dsolant ni de redoutable. Elle navait jamais connu que des aspects comme ceux-l doctobre mai, ou bien dautres plus frustres encore et plus tristes, plus loigns des maisons et des cultures ; et mme tout ce qui lentourait ce matin-l lui parut soudain adouci,

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  • illumin par un rconfort, par quelque chose de prcieux et de bon quelle pouvait maintenant attendre. Le printemps arrivait, peut-tre... ou bien encore lapproche dune autre raison de joie qui venait vers elle sans laisser deviner son nom.

    Samuel Chapdelaine et Maria allrent dner avec leur parente Azalma Larouche, chez qui ils avaient pass la nuit. Il ny avait l avec eux que leur htesse, veuve depuis plusieurs annes, et le vieux Nazaire Larouche, son beau-frre. Azalma tait une grande femme plate, au profil indcis denfant, qui parlait trs vite et presque sans cesse tout en prparant le repas dans la cuisine. De temps autre, elle sarrtait et sasseyait en face de ses visiteurs, moins pour se reposer que pour donner ce quelle allait dire une importance spciale ; mais presque aussitt lassaisonnement dun plat ou la disposition des assiettes sur la table rclamaient son attention, et son monologue se poursuivait au milieu des bruits de vaisselle et de polons secous.

    La soupe aux pois fut bientt prte et servie. Tout en mangeant, les deux hommes parlrent de lavancement de leurs terres et de ltat de la glace du printemps.

    Vous devez tre bons pour traverser soir, dit Nazaire Larouche, mais ce sera juste et je calcule que vous serez peu prs les derniers. Le courant est fort

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  • au-dessous de la chute, et il a dj plu trois jours. Tout le monde dit que la glace durera encore

    longtemps, rpliqua sa belle-sur. Vous avez beau coucher encore icitte soir tous les deux, et aprs souper les jeunes gens du village viendront veiller. Cest bien juste que Maria ait encore un peu de plaisir avant que vous lemmeniez l-haut dans le bois.

    Elle a eu suffisamment de plaisir Saint-Prime, avec des veilles de chant et de jeux presque tous les soirs. Nous vous remercions, mais je vais atteler de suite aprs le dner, pour arriver l-bas bonne heure.

    Le vieux Nazaire Larouche parla du sermon du matin, quil avait trouv convaincant et beau ; puis, aprs un intervalle de silence, il demanda brusquement :

    Avez-vous cuit ? Sa belle-sur, tonne, le regarda quelques instants

    et finit par comprendre quil demandait ainsi du pain. Quelques instants plus tard, il interrogea de nouveau :

    Votre pompe, elle marche-t-y bien ? Cela voulait dire quil ny avait pas deau sur la

    table. Azalma se leva pour aller en chercher, et derrire son dos le vieux adressa Maria Chapdelaine un clin dil factieux.

    Je lui conte a par paraboles, chuchota-t-il. Cest

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  • plus poli. Les murs de planches de la maison taient tapisss

    avec de vieux journaux, orns de calendriers distribus par les fabricants de machines agricoles ou les marchands de grain, et aussi de gravures pieuses : une reproduction presque sans perspective, en couleurs crues, de la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupr ; le portrait du Pape Pie X, un chromo o la Vierge Marie offrait aux regards avec un sourire ple son cur sanglant et nimb dor.

    Cest plus beau que chez nous, songea Maria. Nazaire Larouche continuait se faire servir par

    paraboles. Votre cochon tait-il ben maigre ? demandait-il ;

    ou bien : Vous aimez a, vous, le sucre du pays ? Moi, jaime a sans raison...

    Azalma lui servait une seconde tranche de lard ou tirait de larmoire le pain de sucre drable. Quand elle se fcha de ses manires inusites et le somma de se servir lui-mme comme dhabitude, il lapaisa avec des excuses pleines de bonne humeur.

    Cest correct. Cest correct. Je ne le ferai plus ; mais vous aviez coutume dentendre la rise, Azalma. Il faut entendre la rise quand on reoit sa table des jeunesses comme moi.

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  • Maria sourit et songea que son pre et lui se ressemblaient un peu ; tous deux hauts et larges, gris de cheveux, des visages couleur de cuir, et dans leurs yeux vifs la mme ternelle jeunesse que donne souvent aux hommes du pays de Qubec leur ternelle simplicit.

    Ils partirent presque de suite aprs la fin du repas. La neige fondue la surface par les premires pluies et gelant de nouveau sous le froid des nuits tait merveilleusement glissante et fuyait sous les patins du traneau. Derrire eux, les hautes collines bleues qui bornaient lhorizon de lautre ct du lac Saint-Jean disparurent peu peu mesure quils remontaient la longue courbe de la rivire.

    En passant devant lglise, Samuel Chapdelaine dit pensivement :

    Cest beau la messe. Jai souvent bien du regret que nous soyons si loin des glises. Peut-tre que de ne pas pouvoir faire notre religion tous les dimanches, a nous empche dtre aussi chanceux que les autres.

    Ce nest pas notre faute, soupira Maria, nous sommes trop loin !

    Son pre secoua encore la tte dun air de regret. Le spectacle magnifique du culte, les chants latins, les cierges allums, la solennit de la messe du dimanche le remplissaient chaque fois dune grande ferveur. Un peu

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  • plus loin, il commena chanter :

    Jirai la voir un jour, Masseoir prs de son trne,

    Recevoir ma couronne Et rgner mon tour...

    Il avait la voix forte et juste et chantait pleine

    gorge dun air dextase ; mais bientt ses yeux se fermrent et son menton retomba sur sa poitrine peu peu. La voiture ne manquait jamais de lendormir, et son cheval, devinant lassoupissement habituel du matre, ralentit et finit par prendre le pas.

    Marche donc, Charles-Eugne ! Il stait rveill brusquement et tendit la main vers

    le fouet. Charles-Eugne reprit le trot, rsign. Plusieurs gnrations auparavant, un Chapdelaine avait nourri une longue querelle avec un voisin qui portait ces noms, et il les avait promptement donns un vieux cheval dcourag et un peu boiteux quil avait, pour saccorder la satisfaction de crier tous les jours, trs fort, en passant devant la maison de son ennemi :

    Charles-Eugne, grand malvenant ! Vilaine bte mal dompte ! Marche donc, Charles-Eugne !

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  • Depuis un sicle, la querelle tait finie et oublie ; mais les Chapdelaine avaient toujours continu appeler leur cheval Charles-Eugne.

    De nouveau le cantique sleva, sonore, plein de ferveur mystique :

    Au ciel, au ciel, au ciel, Jirai la voir un jour...

    Puis, une fois de plus, le sommeil fut le plus fort, la

    voix retomba, et Maria ramassa les guides que la main de son pre avait laisses chapper.

    Le chemin glac longeait la rivire glace. Sur lautre rive les maisons sespaaient, pathtiquement loignes les unes des autres, chacune entoure dune tendue de terrain dfrich. Derrire ce terrain, et des deux cts, ctait le bois qui venait jusqu la berge : fond vert sombre et de cyprs, sur lequel quelques troncs de bouleaux se dtachaient a et l, blancs et nus comme les colonnes dun temple en ruines.

    De lautre ct du chemin la bande de terre dfriche tait plus large et continue ; les maisons plus rapproches semblaient prolonger le village en avant-garde ; mais toujours derrire les champs nus la lisire

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  • des bois apparaissait et suivait comme une ombre, interminable bande sombre entre la blancheur froide du sol et le ciel gris.

    Charles-Eugne, marche un peu ! Le pre Chapdelaine stait rveill et tendait la

    main vers le fouet dans son geste habituel de menace dbonnaire ; mais quand le cheval ralentit de nouveau aprs quelques foules plus vives, il stait dj rendormi, les mains ouvertes sur ses genoux et montrant les paumes luisantes de ses mitaines en cuir de cheval, le menton appuy sur le poil pais de son manteau.

    Au bout de deux milles, le chemin escalada une cte abrupte et entra en plein bois. Les maisons qui depuis le village sespaaient dans la plaine svanouirent dun seul coup, et la perspective ne fut plus quune cit de tronc nus sortant du sol blanc. Mme lternel vert fonc des sapins, des pinettes et des cyprs se faisait rare ; les quelques jeunes arbres vivants se perdaient parmi les innombrables squelettes couchs terre et recouverts de neige, ou ces autres squelettes encore debout, dcharns et noircis. Vingt ans plus tt les grands incendies avaient pass par l, et la vgtation nouvelle ne faisait que poindre entre les troncs morts et les souches calcines. Les buttes se succdaient, et le chemin courait de lune lautre en une succession de

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  • descentes et de montes gure plus profondes que le profil dune houle de mer haute.

    Maria Chapdelaine ajusta sa pelisse autour delle, cacha ses mains sous la grande robe de carriole en chvre grise, et ferma demi les yeux. Il ny avait rien voir ici ; dans les villages, les maisons et les granges neuves pouvaient slever dune saison lautre, ou bien se vider et tomber en ruines ; mais la vie du bois tait quelque chose de si lent quil et fallu plus quune patience humaine pour attendre et noter un changement.

    Le cheval resta le seul tre pleinement conscient sur le chemin. Le traneau glissait facilement sur la neige dure, frlant les souches qui se dressaient des deux cts au ras des ornires ; Charles-Eugne suivait exactement tous les dtours, descendait au grand trot les courtes ctes et remontait la pente oppose dun pas lent, en bte dexprience tout fait capable de mener ses matres au perron de leur maison sans tre importune de commandement ni de peses des guides.

    Quelques milles encore, et le bois souvrit de nouveau pour laisser reparatre la rivire. Le chemin dvala la dernire butte du plateau pour descendre presque au niveau de la glace. Sur un mille de berge montante trois maisons sespaaient ; mais celles-l taient bien plus primitives encore que les maisons du village, et derrire elles on ne voyait presque aucun

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  • champ dfrich, presque aucune trace des cultures de lt, comme si elles navaient t bties l quen tmoignage de la prsence des hommes.

    Charles-Eugne tourna brusquement sur la droite, raidit ses jambes de devant pour ralentir dans la pente et sarrta net au bord de la glace. Le pre Chapdelaine ouvrit les yeux.

    Tenez, son pre, fit Maria, voil les cordeaux ! Il prit les guides, mais, avant de faire repartir son

    cheval, resta immobile quelques secondes, surveillant la surface de la rivire gele.

    Il est venu un peu deau sur la glace, dit-il, et la neige a fondu ; mais nous devons tre bons pour traverser pareil. Marche, Charles-Eugne !

    Le cheval flaira la nappe blanche avant de sy aventurer, puis sen alla tout droit. Les ornires permanentes de lhiver avaient disparu ; les jeunes sapins plants de distance en distance qui avaient marqu le chemin taient presque tous tombs et gisaient dans la neige mi-fondue ; en passant prs de lle, la glace craqua deux fois, mais sans flchir. Charles-Eugne trottait allgrement vers la maison de Charles Lindsay, visible sur lautre bord. Pourtant lorsque le traneau arriva au milieu du courant, au-dessous de la grande chute, il dut ralentir cause de la

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  • mince couche deau qui stendait l et dtrempait la neige. Lentement ils approchrent de la rive ; il ne restait plus que trente pieds franchir quand la glace commena craquer de nouveau et ondula sous les pieds du cheval.

    Le pre Chapdelaine stait mis debout, bien rveill cette fois, les yeux vifs et rsolus sous son casque de fourrure.

    Charles-Eugne, marche ! Marche donc ! cria-t-il de sa grande voix rude.

    Le vieux cheval planta dans la neige semi-liquide les crampons de ses sabots et sen alla vers la rive par bonds, avec de grands coups de collier. Au moment o ils atterrissaient, une plaque de glace vira un peu sous les patins du traneau et senfona, laissant sa place un trou deau claire.

    Samuel Chapdelaine se retourna. Nous serons les derniers traverser, cette saison,

    dit-il. Et il laissa son cheval souffler un peu avant de

    monter la cte. Bientt aprs ils quittrent le grand chemin pour un

    autre qui senfonait dans les bois. Celui-l ntait gure plus quune piste rudimentaire encore encombre de racines, et qui dcrivait de petites courbes

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  • opportunistes pour viter les roches ou les souches. Il grimpa une monte, serpenta sur un plateau au milieu du bois brl, laissant parfois un aperu sur la descente du flanc abrupt, les masses de pierre du rapide, le versant oppos qui devenait plus haut et plus escarp au-dessus de la chute, puis rentrant dans la dsolation des arbres couchs terre et des chicots noircis.

    Des coteaux de pierre, une fois contourns, semblrent se refermer derrire eux ; les brls firent place la foule sombre des pinettes et des sapins ; les montagnes de la rivire Alec se montrrent deux ou trois fois dans le lointain ; et bientt les voyageurs perurent la fois un espace de terre dfrich, une fume qui montait, les jappements dun chien.

    Ils vont tre contents de te revoir, Maria, dit le pre Chapdelaine. Tout le monde sest ennuy de toi.

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  • 2 Lheure du souper tait venue que Maria navait pas

    encore fini de rpondre aux questions, de raconter, sans en omettre aucun, les incidents de son voyage, de donner les nouvelles de Saint-Prime et de Pribonka, et toutes les autres nouvelles quelle avait pu recueillir au cours du chemin.

    TitB, assis sur une chaise, en face de sa sur, fumait pipe sur pipe sans dtourner les yeux delle une seconde, craignant de laisser chapper quelque rvlation importante quelle aurait tue jusque-l. La petite Alma-Rose, debout prs delle, la tenait par le cou ; Tlesphore coutait aussi, tout en rparant avec des ficelles lattelage de son chien. La mre Chapdelaine attisait le feu dans le grand pole de fonte, allait, venait, tirait de larmoire les assiettes et les couverts, le pain, le pichet de lait, penchait au-dessus dun pot de verre la grande jarre de sirop de sucre. Frquemment elle sinterrompait pour interroger Maria ou lcouter et restait songeuse quelques instants, les poings sur les hanches, revoyant par la pense les villages dont elle entendait parler.

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  • ... Alors, lglise est finie : une belle glise en pierre, avec des peintures en dedans et des chssis de couleur... Que a doit donc tre beau ! Johnny Bouchard a bti une grange neuve lt dernier, et cest une petite Perron, un fille dAblard Perron, de Saint-Jrme, qui fait la classe... Huit ans que je nai pas t Saint-Prime, quand on pense ! Cest une belle paroisse, et qui maurait bien adonn ; du beau terrain planche aussi loin quon peut voir, pas de crans ni de bois, rien que des champs carrs avec de bonnes cltures droites, de la terre forte, et les chars moins de deux heures de voiture... Cest peut-tre pch de le dire ; mais tout mon rgne , jaurai du regret que ton pre ait eu le got de mouver si souvent et de pousser plus loin et toujours plus loin dans le bois, au lieu de prendre une terre dans une des vieilles paroisses.

    Par la petite fentre carre elle contemplait avec mlancolie les quelques champs nus qui stendaient derrire la maison, la grange de bois brut aux planches mal jointes, et plus loin ltendue de terre encore seme de souches, en lisire de la fort, qui ne faisait que laisser esprer une rcompense de foin ou de grain aux longues patiences.

    Tiens, fit Alma-Rose, voil Chien qui vient se faire flatter aussi.

    Maria baissa les yeux vers le chien qui venait lui

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  • mettre sur les genoux sa tte longue aux yeux tristes, et elle le caressa avec des mots damiti.

    Il sest ennuy de toi tout comme nous, dit encore Alma-Rose. Tous les matins, il allait regarder dans ton lit pour voir si tu ntais pas revenue.

    Elle lappela son tour. Viens, Chien ; viens que je te flatte aussi. Chien allait de lune lautre, docile, fermant

    moiti les yeux chaque caresse. Maria regarda autour delle, cherchant quelque changement vrai dire improbable qui se ft fait pendant son absence.

    Le grand pole trois ponts occupait le milieu de la maison ; un tuyau de tle en sortait, qui aprs une monte verticale de quelques pieds dcrivait un angle droit et se prolongeait horizontalement jusqu lextrieur, afin que rien de la prcieuse chaleur ne se perdt. Dans un coin la grande armoire de bois ; tout prs, la table, le banc contre le mur, et de lautre ct de la porte lvier et la pompe. Une cloison partant du mur oppos semblait vouloir sparer cette partie de la maison en deux pices ; seulement elle sarrtait avant darriver au pole et aucune cloison ne la rejoignait, de sorte que ces deux compartiments de la salle unique, chacun enclos de trois cts ressemblaient un dcor de thtre, un de ces dcors conventionnels dont on

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  • veut bien croire quils reprsentent deux appartements distincts, encore que les regards des spectateurs les pntrent tous les deux la fois.

    Le pre et la mre Chapdelaine avaient leur lit dans un de ces compartiments ; Maria et Alma-Rose dans lautre. Dans un coin, un escalier droit menait par une trappe au grenier, o les garons couchaient pendant lt ; lhiver venu, ils descendaient leur lit en bas et dormaient la chaleur du pole avec les autres.

    Accrochs au mur, des calendriers illustrs des marchands de Roberval ou de Chicoutimi ; une image de Jsus enfant dans les bras de sa mre : un Jsus aux immenses yeux bleus dans une figure rose, tendant des mains poteles ; une autre image reprsentant quelque sainte femme inconnue regardant le ciel dun air dextase ; la premire page dun numro de Nol dun journal de Qubec, pleine dtoiles grosses comme des lunes et danges qui volaient les ailes replies.

    As-tu t sage pendant que je ntais pas l, Alma-Rose ?

    Ce fut la mre Chapdelaine qui rpondit : Alma-Rose na pas t trop hassable ; mais

    Tlesphore ma donn du tourment. Ce nest pas quil fasse bien du mal ; mais les choses quil dit ! On dirait que cet enfant-l na pas tout son gnie.

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  • Tlesphore saffairait avec lattelage du chien et prtendait ne pas entendre.

    Les errements du jeune Tlesphore constituaient le seul drame domestique que connt la maison. Pour sexpliquer elle-mme et pour lui faire comprendre lui ses pchs perptuels, la mre Chapdelaine stait faonn une sorte de polythisme compliqu, tout un monde surnaturel o des gnies nfastes ou bienveillants le poussaient tour tour la faute et au repentir. Lenfant avait fini par ne se considrer lui-mme que comme un simple champ-clos, o des dmons assurment malins et des anges bons mais un peu simples se livraient sans fin un combat ingal.

    Devant le pot de confiture vide il murmurait dun air sombre :

    Cest le dmon de la gourmandise qui ma tent. Rentrant dune escapade avec des vtements

    dchirs et salis, il expliquait, sans attendre des reproches :

    Le dmon de la dsobissance ma fait faire a. Cest lui, certain !

    Et presque aussitt il affirmait son indignation et ses bonnes intentions.

    Mais il ne faut pas quil y revienne, eh, sa mre ! Il ne faut pas quil y revienne, ce mchant

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  • dmon. Je prendrai le fusil son pre et je le tuerai...

    On ne tue pas les dmons avec un fusil, prononait la mre Chapdelaine. Quand tu sens la tentation qui vient, prends ton chapelet et dis des prires.

    Tlesphore nosait rpondre ; mais il secouait la tte dun air de doute. Le fusil lui paraissait la fois plus plaisant et plus sr et il rvait dun combat hroque, dune longue tuerie dont il sortirait parfait et pur, dlivr jamais des embches du Malin.

    Samuel Chapdelaine rentra dans la maison et le souper fut servi. Les signes de croix autour de la table ; les lvres remuant en des Benedicite muets, Tlesphore et Alma-Rose rcitant les leurs haute voix ; puis dautres signes de croix ; le bruit des chaises et du banc approchs, les cuillers heurtant les assiettes. Il sembla Maria quelle remarquait ces gestes et ces sons pour la premire fois de sa vie, aprs son absence ; quils taient diffrents des sons et des gestes dailleurs et revtaient une douceur et une solennit particulires dtre accomplis en cette maison isole dans les bois.

    Ils achevaient de souper lorsquun bruit de pas se fit entendre au dehors ; Chien dressa les oreilles, mais sans grogner.

    Un veilleux, dit la mre Chapdelaine. Cest

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  • Eutrope Gagnon qui vient nous voir. La prophtie tait facile puisque Eutrope Gagnon

    tait leur unique voisin. Lanne prcdente, il avait pris une concession deux milles de l avec son frre ; ce dernier tait mont aux chantiers pour lhiver, le laissant dans la hutte de troncs bruts quils avaient leve. Il apparut sur le seuil, son fanal la main.

    Salut un chacun, fit-il en tant son casque de laine. La nuit tait claire et il y a encore une crote sur la neige ; alors puisque a marchait bien, jai pens que je viendrais veiller et voir si vous tiez revenu.

    Malgr quil vnt pour Maria, comme chacun savait, ctait au pre Chapdelaine seulement quil sadressait, un peu par timidit et un peu par respect de ltiquette paysanne. Il prit la chaise quon lui avanait.

    Le temps est doux ; cest tout juste sil ne mouille pas. On voit que les pluies de printemps arrivent...

    Ctait commencer ainsi une de ces conversations de paysans qui sont comme une interminable mlope pleine de redites, chacun approuvant les paroles qui viennent dtre prononces et y ajoutant dautres paroles qui les rptent. Et le sujet en fut tout naturellement lternelle lamentation canadienne : la plainte sans rvolte contre le fardeau crasant du long

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  • hiver. Les animaux sont dans ltable depuis la fin de

    septembre, et il ne reste quasiment plus rien dans la grange, dit la mre Chapdelaine. Hormis que le printemps narrive bientt, je ne sais pas ce que nous allons faire.

    Encore trois semaines avant quon puisse les mettre dehors, pour le moins !

    Un cheval, trois vaches, un cochon et des moutons, sans compter les poules, cest que a mange, dit TitB dun air de grande sagesse.

    Il fumait et causait avec les hommes maintenant, de par ses quatorze ans, ses larges paules et sa connaissance des choses de la terre. Huit ans plus tt il avait commenc soigner les animaux et rentrer chaque jour dans la maison sur son petit traneau la provision de bois ncessaire. Un peu plus tard il avait appris crier trs fort : Heulle ! Heulle ! derrire les vaches aux croupes maigres, et : Hue ! Dia ! et Harri ! derrire les chevaux au labour, tenir la fourche foin et btir les cltures de pieux. Depuis deux ans il maniait tour tour la hache et la faux ct de son pre, conduisait le grand traneau bois sur la neige dure, semait et moissonnait sans conseil ; de sorte que personne ne lui contestait plus le droit dexprimer librement son avis et de fumer incessamment le fort

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  • tabac en feuilles. Il avait encore sa figure imberbe denfant, aux traits indcis, des yeux candides, et un tranger en ft probablement tonn de lentendre parler avec une lenteur mesure de vieil homme plein dexprience et de le voir bourrer ternellement sa pipe de bois ; mais au pays de Qubec les garons sont traits en hommes ds quils prennent part au travail des hommes, et de leur usage prcoce du tabac ils peuvent toujours donner comme raison que cest une dfense contre les terribles insectes harcelants de lt : moustiques, maringouins et mouches noires.

    Que ce doit donc tre plaisant de vivre dans un pays o il ny a presque pas dhiver, et o la terre nourrit les hommes et les animaux. Icitte cest lhomme qui nourrit les animaux et la terre, force de travail. Si nous navions pas Esdras et DaB dans le bois, qui gagnent de bonnes gages, comment ferions-nous ?

    Pourtant la terre est bonne par icitte, fit Eutrope Gagnon.

    La terre est bonne ; mais il faut se battre avec le bois pour lavoir ; et pour vivre il faut conomiser sur tout et besogner du matin au soir, et tout faire soi-mme, parce que les autres maisons sont si loin.

    La mre Chapdelaine se tut et soupira. Elle pensait toujours avec regret aux vieilles paroisses o la terre est dfriche et cultive depuis longtemps, et o les

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  • maisons sont proches les unes des autres, comme une sorte de paradis perdu.

    Son mari serra les poings et hocha la tte dun air obstin.

    Attends quelques mois seulement... Quand les garons seront revenus du bois, nous allons nous mettre au travail, eux deux, TitB et moi, et nous allons faire de la terre. A quatre hommes bons sur la hache et qui nont pas peur de louvrage, a marche vite, mme dans le bois dur. Dans deux ans dici nous aurons du grain et du pacage de quoi nourrir bien des animaux. Je te dis que nous allons faire de la terre...

    Faire de la terre ! Cest la forte expression du pays, qui exprime tout ce qui gt de travail terrible entre la pauvret du bois sauvage et la fertilit finale des champs labours et sems. Samuel Chapdelaine en parlait avec une flamme denthousiasme et denttement dans les yeux.

    Ctait sa passion lui : une passion dhomme fait pour le dfrichement plutt que pour la culture. Cinq fois dj depuis sa jeunesse il avait pris une concession, bti une maison, une table et une grange, taill en plein bois un bien prospre ; et cinq fois il avait vendu ce bien pour sen aller recommencer plus loin vers le nord, dcourag tout coup, perdant tout intrt et toute ardeur une fois le premier labeur rude fini, ds que les

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  • voisins arrivaient nombreux et que le pays commenait se peupler et souvrir. Quelques hommes le comprenaient ; les autres le trouvaient courageux, mais peu sage, et rptaient que sil avait su se fixer quelque part, lui et les siens seraient maintenant leur aise.

    leur aise... Dieu redoutable des critures que tous ceux du pays de Qubec adorent sans subtilit ni doute, toi qui condamnas tes cratures gagner leur pain la sueur de leur front, laisses-tu seffacer une seconde le pli svre de tes sourcils, lorsque tu entends dire que quelques-unes de ces cratures sont affranchies, et quelles sont enfin leur aise ?

    leur aise... Il faut avoir besogn durement de laube la nuit avec son dos et ses membres pour comprendre ce que cela veut dire ; et les gens de la terre sont ceux qui le comprennent le mieux. Cela veut dire le fardeau retir : le pesant fardeau de travail et de crainte. Cela veut dire une permission de repos qui, mme lorsquon nen use pas, est comme une grce de tous les instants. Pour les vieilles gens cela veut dire un peu dorgueil approuv de tous, la rvlation tardive de douceurs inconnues, une heure de paresse, une promenade au loin, une gourmandise ou un achat sans calcul inquiet, les cent complaisances dune vie facile.

    Le cur humain est ainsi fait que la plupart de ceux qui ont pay la ranon et ainsi conquis la libert laise

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  • se sont, en la conqurant, faonn une nature incapable den jouir, et continuent leur dure vie jusqu la mort ; et cest ces autres, mal dous ou malchanceux qui nont pu se racheter, eux, et restent esclaves, que laise apparat avec toutes ses grces dtat, inaccessible.

    Peut-tre les Chapdelaine pensaient-ils cela et chacun sa manire ; le pre avec loptimisme invincible dun homme qui se sait fort et se croit sage ; la mre avec un regret rsign ; et les autres, les jeunes, dune faon plus vague et sans amertume, cause de la longue vie assurment heureuse quils voyaient devant eux.

    Maria regardait parfois la drobe Eutrope Gagnon, et puis dtournait aussitt les yeux trs vite, parce que chaque fois elle surprenait ses yeux lui fixs sur elle, pleins dune adoration humble. Depuis un an elle stait habitue sans dplaisir ses frquentes visites et recevoir chaque dimanche soir dans le cercle des figures de la famille sa figure brune qui respirait la bonne humeur et la patience ; mais cette courte absence dun mois semblait avoir tout chang, et en revenant au foyer elle y rapportait une impression confuse que commenait une tape de sa vie elle o il naurait point de part.

    Quand les sujets ordinaires de conversation furent

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  • puiss, lon joua aux cartes : au quatre-sept et au buf ; puis Eutrope regarda sa grosse montre dargent et vit quil tait temps de partir. Le fanal allum, les adieux faits, il sarrta un instant sur le seuil pour sonder la nuit du regard.

    Il mouille ! fit-il. Ses htes vinrent jusqu la porte et regardrent

    leur tour ; la pluie commenait, une pluie de printemps aux larges gouttes pesantes, sous laquelle la neige commenait sameublir et fondre.

    Le sudet a pris, pronona le pre Chapdelaine. On peut dire que lhiver est quasiment fini.

    Chacun exprima sa manire son soulagement et son plaisir ; mais ce fut Maria qui resta le plus longtemps sur le seuil, coutant le crpitement doux de la pluie, guettant la glissade indistincte du ciel sombre au-dessus de la masse plus sombre des bois, aspirant le vent tide qui venait du sud.

    Le printemps nest pas loin... Le printemps nest pas loin...

    Elle sentait que depuis le commencement du monde il ny avait jamais eu de printemps comme ce printemps-l.

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  • 3 Trois jours plus tard Maria entendit en ouvrant la

    porte au matin un son qui la figea quelques instants sur place, immobile, prtant loreille. Ctait un mugissement lointain et continu, le tonnerre des grandes chutes qui taient restes glaces et muettes tout lhiver.

    La glace descend, dit-elle en rentrant. On entend les chutes.

    Alors ils se mirent tous parler une fois de plus de la saison qui souvrait et des travaux qui allaient devenir possibles. Mai amenait une alternance des pluies chaudes et de beaux jours ensoleills qui triomphait peu peu du gel accumul du long hiver. Les souches basses et les racines mergeaient, bien que lombre des sapins et des cyprs serrs protget la longue agonie des plaques de neige ; les chemins se transformaient en fondrires ; l o la mousse brune se montrait, elle tait toute gonfle deau et pareille une ponge. En dautres pays ctait dj le renouveau, le travail ardent de la sve, la pousse des bourgeons et bientt des feuilles, mais le sol canadien, si loin vers le

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  • nord, ne faisait que se dbarrasser avec effort de son lourd manteau froid avant de songer revivre.

    Dix fois, au cours de la journe, la mre Chapdelaine ou Maria ouvrirent la fentre pour goter la tideur de lair, pour couter le chuchotement de leau courante en quoi svanouissait la dernire neige sur les pentes, et cette autre grande voix qui annonait que la rivire Pribonka stait libre et charriait joyeusement vers le grand lac les bancs de glace venus du nord.

    Au soir, le pre Chapdelaine sassit sur le seuil pour fumer, et dit pensivement :

    Franois Paradis va passer bientt. Il a dit quil viendrait peut-tre nous voir.

    Maria rpondit : Oui trs doucement, et bnit lombre qui cachait son visage.

    Il vint dix jours plus tard, longtemps aprs la nuit tombe. Les femmes restaient seules la maison avec TitB et les enfants, le pre tant all chercher de la graine de semence Honfleur, do il ne reviendrait que le lendemain. Tlesphore et Alma-Rose taient couchs, TitB fumait une dernire pipe avant la prire en commun, quand Chien jappa plusieurs fois et vint flairer la porte close. Presque aussitt deux coups lgers retentirent. Le visiteur attendit quon lui crit dentrer et

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  • parut sur le seuil. Il sexcusa de lheure tardive, mais sans timidit. Nous avons camp au bout du portage, dit-il, en

    haut des chutes. Il a fallu monter la tente et installer les Belges pour la nuit. Quand je suis parti je savais bien que ce ntait quasiment plus lheure de veiller et que les chemins travers les bois seraient mauvais pour venir. Mais je suis venu pareil, et quand jai vu la lumire...

    Ses grandes bottes indiennes disparaissaient sous la boue ; il soufflait un peu entre ses paroles, comme un homme qui a couru ; mais ses yeux clairs taient tranquilles et pleins dassurance.

    Il ny a que TitB qui ait chang, fit-il encore. Quand vous avez quitt Mistassini il tait haut de mme...

    Son geste indiquait la taille dun enfant. La mre Chapdelaine le regardait dun air plein dintrt, doublement heureuse de recevoir une visite et de pouvoir parler du pass.

    Toi non plus tu nas pas chang dans ces sept ans-l ; pas en tout ; mais Maria... srement, tu dois trouver une diffrence !

    Il contempla Maria avec une sorte dtonnement.

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  • Cest que... je lavais dj vue lautre jour Pribonka.

    Son ton et son air exprimaient que, de lavoir revue quinze jours plus tt, cela avait effac tout lautrefois. Puisque lon parlait delle, pourtant, il se prit lexaminer de nouveau.

    Sa jeunesse forte et saine, ses beaux cheveux drus, son cou brun de paysanne, la simplicit honnte de ses yeux et de ses gestes francs, sans doute pensa-t-il que toutes ces choses-l se trouvaient dj dans la petite fille quelle tait sept ans plus tt, et cest ce qui le fit secouer la tte deux ou trois fois comme pour dire quelle ntait vraiment pas change. Seulement il se prit penser en mme temps que ctait lui qui avait d changer, puisque maintenant sa vue lui poignait le cur.

    Maria souriait, un peu gne, et puis aprs un temps elle releva bravement les yeux et se mit le regarder aussi.

    Un beau garon, assurment : beau de corps cause de sa force visible, et beau de visage cause de ses traits nets et de ses yeux tmraires... Elle se dit avec un peu de surprise quelle lavait cru diffrent, plus os, parlant beaucoup et avec assurance, au lieu quil ne parlait gure, vrai dire, et montrait en tout une grande simplicit. Ctait lexpression de sa figure qui crait

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  • cette impression sans doute, et son air de hardiesse ingnue.

    La mre Chapdelaine reprit ses questions. Alors tu as vendu la terre quand ton pre est mort,

    Franois ? Oui. Jai tout vendu. Je nai jamais t bien

    bon de la terre, vous savez. Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un peu dargent de temps en temps servir de guide ou commercer avec les sauvages, a, cest mon plaisir, mais gratter toujours le mme morceau de terre, danne en anne, et rester l, je naurais jamais pu faire a tout mon rgne , il maurait sembl tre attach comme un animal un pieu.

    Cest vrai, il y a des hommes comme cela. Samuel, par exemple, et toi, et encore bien dautres. On dirait que le bois connat des magies pour vous faire venir...

    Elle secouait la tte en le regardant avec une curiosit tonne.

    Vous faire geler les membres lhiver, vous faire manger par les mouches lt, vivre dans une tente sur la neige ou dans un camp plein de trous par o le vent passe, vous aimez mieux cela que faire tout votre rgne tranquillement sur une belle terre, l o il y a des

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  • magasins et des maisons. Voyons, un beau morceau de terrain planche , dans une vieille paroisse, du terrain sans une souche ni un creux, une bonne maison chaude toute tapisse en dedans, des animaux gras dans le clos ou ltable, pour des gens bien grs dinstruments et qui ont de la sant, y a-t-il rien de plus plaisant et de plus aimable ?

    Franois Paradis regardait le plancher sans rpondre, un peu honteux peut-tre de ses gots draisonnables.

    Cest une belle vie pour ceux qui aiment la terre, dit-il enfin, mais moi je naurais pas t heureux.

    Ctait lternel malentendu des deux races : les pionniers et les sdentaires, les paysans venus de France qui avaient continu sur le sol nouveau leur idal dordre et de paix immobile, et ces autres paysans, en qui le vaste pays sauvage avait rveill un atavisme lointain de vagabondage et daventure.

    Davoir entendu quinze ans durant sa mre vanter le bonheur idyllique des cultivateurs des vieilles paroisses, Maria en tait venue tout naturellement simaginer quelle partageait ses gots ; voici quelle nen tait plus aussi sre. Mais elle savait en tout cas quaucun des jeunes gens riches de Saint-Prime, qui portaient le dimanche des pelisses de drap fin col de fourrure, ntait lgal de Franois Paradis avec ses bottes carapaces de boue et son gilet de laine us.

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  • En rponse dautres questions, il parla de ses voyages sur la cte nord du golfe ou bien dans le haut des rivires ; il en parla simplement et avec un peu dhsitation, ne sachant trop ce quil fallait dire et ce quil fallait taire, parce quil sadressait des gens qui vivaient en des lieux presque pareils ceux-l, et dune vie presque pareille.

    L-haut les hivers sont plus durs encore quicitte et plus longs. On na que des chiens pour atteler aux traneaux, de beaux chiens forts, mais malins et souvent rien qu moiti dompts, et on les soigne une fois par jour seulement, le soir, avec du poisson gel... Oui, il y a des villages, mais presque pas de cultures ; les hommes vivent avec la chasse et la pche... Non : je nai jamais eu de trouble avec les sauvages ; je me suis toujours bien accord avec eux. Ceux de la Mistassini et de la rivire dicitte je les connais presque tous, parce quils venaient chez nous avant la mort de son pre. Voyez-vous, il chassait souvent lhiver, quand il ntait pas aux chantiers, et un hiver quil tait dans le haut de la Rivire-aux-Foins, seul, voil quun arbre quil abattait pour faire le feu a fauss en tombant, et ce sont des sauvages qui lont trouv le lendemain par aventure, assomm et demi gel dj, malgr que le temps tait doux. Il tait sur leur territoire de chasse, et ils auraient bien pu faire semblant de ne pas le voir et le laisser mourir l ; mais ils lont charg sur leur trane et

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  • rapport leur tente, et ils lont soign. Vous avez connu son pre : ctait un homme rough et qui prenait un coup souvent, mais juste, et de bonne mmoire pour les services de mme. Alors quand il a quitt ces sauvages-l, il leur a dit de venir le voir au printemps quand ils descendraient la Pointe-Bleue avec leurs pelleteries : Franois Paradis, de Mistassini, il leur a dit, vous noublierez pas... Franois Paradis. Et quand ils se sont arrts au printemps en descendant la rivire, il les a logs comme il faut et ils ont emport chacun en sen allant une hache neuve, une belle couverte de laine et du tabac pour trois mois. Aprs a, ils sarrtaient chez nous tous les printemps et son pre avait toujours le choix de leurs plus belles peaux pour moins cher que les agents des compagnies. Quand il est mort, a t tout pareil avec moi, parce que jtais son fils et que mon nom tait pareil : Franois Paradis. Si javais eu plus de capital, jaurais pu faire gros dargent avec eux... gros dargent.

    Il semblait un peu confus davoir tant parl, et se leva pour partir.

    Nous redescendrons dans quelques semaines, et je tcherai de marrter plus longtemps, dit-il encore. Cest plaisant de se revoir !

    Sur le seuil, ses yeux clairs cherchrent les yeux de Maria, comme sil voulait emporter un message avec

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  • lui dans les grands bois verts o il montait ; mais il nemporta rien. Elle craignait, dans sa simplicit, de stre montre dj trop audacieuse, et tint obstinment les yeux baisss, tout comme les jeunes filles riches qui reviennent avec des mines de puret inhumaine des couvents de Chicoutimi.

    Quelques instants plus tard, les deux femmes et TitB sagenouillrent pour la prire de chaque soir. La mre Chapdelaine priait haute voix, trs vite, et les deux autres voix lui rpondaient ensemble en un murmure indistinct. Cinq Pater, cinq Ave, les Actes, puis les longues litanies pareilles une mlope.

    Sainte Marie, mre de Dieu, priez pour nous maintenant et lheure de notre mort...

    Cur Immacul de Jsus, ayez piti de nous... La fentre tait reste ouverte et laissait entrer le

    mugissement lointain des chutes. Les premiers moustiques du printemps, attirs par la lumire, entrrent aussi et promenrent dans la maison leur musique aigu. TitB, les voyant, alla fermer la fentre, puis revint sagenouiller ct des autres.

    Grand saint Joseph, priez pour nous... Saint Isidore, priez pour nous... En se dshabillant, la prire finie, la mre

    Chapdelaine soupira dun air de contentement :

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  • Que cest donc plaisant de recevoir de la visite, alors quon ne voit presque quEutrope Gagnon dun bout de lanne lautre. Voil ce que cest que de rester si loin dans le bois... Du temps que jtais fille, Saint-Gdon, la maison tait pleine de veilleux quasiment tous les samedis soirs et tous les dimanches : Adlard Saint-Onge, qui ma courtise si longtemps ; Wilfrid Tremblay, le marchand, qui avait une si belle faon et essayait toujours de parler comme les Franais ; et dautres... sans compter ton pre, qui est venu nous voir quasiment toutes les semaines pendant trois ans avant que je me dcide...

    Trois ans... Maria songea quelle navait encore vu Franois Paradis que deux fois dans toute sa vie de jeune fille et elle se sentait honteuse de son moi.

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  • 4 Avec juin le vrai printemps vint brusquement, aprs

    quelques jours froids. Le soleil brutal chauffa la terre et les bois, les dernires plaques de neige svanouirent, mme lombre des arbres serrs ; la rivire Pribonka grimpa peu peu le long de ses hautes berges rocheuses et vint noyer les buissons daunes et les racines des premires pinettes ; une boue prodigieuse emplit les chemins. La terre canadienne se dbarrassa des derniers vestiges de lhiver avec une sorte de rudesse htive, comme par crainte de lautre hiver qui venait dj.

    Esdras et DaB Chapdelaine revinrent des chantiers o ils avaient travaill tout lhiver. Esdras tait lan de tous, un grand garon au corps massif, brun de visage, noir de cheveux, qui son front bas et son menton renfl faisaient un masque nronien, imprieux, un peu brutal ; mais il parlait doucement, pesant ses mots, et montrant en tout une grande patience. Dun tyran il navait assurment que le visage, comme si le froid des longs hivers et la bonne humeur raisonnable de sa race fussent entrs en lui pour lui faire un cur simple, doux, et qui mentait son aspect redoutable.

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  • DaB tait aussi grand, mais plus mince, vif et gai, et ressemblait son pre.

    Les poux Chapdelaine avaient donn aux deux premiers de leurs enfants, Esdras et Maria, de beaux noms majestueux et sonores ; mais aprs ceux-l ils staient lasss sans doute de tant de solennit, car les deux suivants navaient jamais entendu prononcer leurs noms vritables : on les avait toujours appels DaB et TitB, diminutifs enfantins et tendres. Les derniers, pourtant, avaient t baptiss avec un retour de crmonie : Tlesphore... Alma-Rose...

    Quand les garons seront revenus nous allons faire de la terre, avait dit le pre.

    Ils sy mirent en effet sans tarder, avec laide dEdwige Lgar, leur homme engag .

    Au pays de Qubec lorthographe des noms et leur application sont devenues des choses incertaines. Une population disperse dans un vaste pays demi-sauvage, illettre pour la majeure part et nayant pour conseillers que ses prtres, sest accoutume ne considrer des noms que leur son, sans sembarrasser de ce que peut tre leur aspect crit ou leur genre. Naturellement la prononciation a vari de bouche en bouche et de famille en famille, et lorsquune circonstance solennelle force enfin avoir recours lcriture, chacun prtend peler son nom de baptme sa manire, sans admettre un

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  • seul instant quil puisse y avoir pour chacun de ces noms un canon imprieux. Des emprunts faits dautres langues ont encore accentu lincertitude en ce qui concerne lorthographe ou le sexe. On signe Denise, ou Denije ou Deneije ; Conrad ou Courade ; des hommes sappellent Hermngilde, Agla, Edwige...

    Edwige Lgar travaillait pour les Chapdelaine tous les ts, depuis onze ans, en qualit dhomme engag. Cest--dire que pour un salaire de vingt piastres par mois il sattelait chaque jour de quatre heures du matin neuf heures du soir toute besogne faire, et y apportait une sorte dardeur farouche qui ne spuisait jamais ; car ctait un de ces hommes qui sont constitutionnellement incapables de rien faire sans donner le maximum de leur force et de lnergie qui est en eux, en un spasme rageur toujours renouvel. Court, large, il avait des yeux dun bleu tonnamment clair chose rare au pays de Qubec la fois aigus et simples, dans un visage couleur dargile surmont de cheveux dune teinte presque pareille et ternellement hach de coupures. Car il se rasait deux ou trois fois la semaine, par une inexplicable coquetterie, et toujours le soir, devant le morceau de miroir pendu au-dessus de la pompe, la lueur falote de la petite lampe, promenant le rasoir sur sa barbe dure avec des grognements deffort et de peine. Vtu dune chemise et de pantalons en toffe du pays, dun brun terreux, chauss de

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  • grandes bottes poussireuses, il tait en vrit tout entier couleur de terre, et son visage nexprimait quune rusticit terrible.

    Le pre Chapdelaine, ses trois fils et son homme engag commencrent donc faire de la terre.

    Le bois serrait encore de prs les btiments quils avaient levs eux-mmes quelques annes plus tt ; la petite maison carre, la grange de planches mal jointes, ltable de troncs bruts entre lesquels on avait forc des chiffons et de la terre.

    Entre les quelques champs dj dfrichs, nus et la lisire de grands arbres au feuillage sombre stendait un vaste morceau de terrain que la hache navait que timidement entam. Quelques troncs verts avaient t coups et utiliss comme pices de charpente ; des chicots secs, scis et fendus, avaient aliment tout un hiver le grand pole de fonte ; mais le sol tait encore couvert dun chaos de souches, de racines entremles, darbres couchs terre, trop pourris pour brler, dautres arbres morts mais toujours debout au milieu dun taillis daunes.

    Les cinq hommes sacheminrent un matin vers cette pice de terre et se mirent louvrage de suite et sans un mot, car la tche de chacun avait t fixe davance.

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  • Le pre Chapdelaine et DaB se postrent en face lun de lautre de chaque ct dun arbre debout et commencrent balancer en cadence leurs haches manche de merisier. Chacun deux faisait dabord une coche profonde dans le bois, frappant patiemment au mme endroit pendant quelques secondes, puis la hache remonta brusquement attaquant le tronc obliquement un pied plus haut et faisant voler chaque coup un copeau pais comme la main et taill dans le sens de la fibre. Quand leurs deux entailles taient prs de se rejoindre, lun deux sarrtait et lautre frappait plus lentement, laissant chaque fois sa hache un moment dans lentaille ; la lame de bois qui tenait encore larbre debout par une sorte de miracle cdait enfin, le tronc se penchait et les deux bcherons reculaient dun pas et le regardaient tomber, poussant un grand cri afin que chacun se gare.

    Edwige Lgar et Esdras savanaient alors, et lorsque larbre ntait pas trop lourd pour leurs forces jointes ils le prenaient chacun par un bout, croisant leurs fortes mains sous la rondeur du tronc, puis se redressaient, raidissant avec peine lchine et leurs bras qui craquaient aux jointures et sen allaient le porter sur un des tas proches, pas courts et chancelants, enjambant pniblement les autres arbres encore couchs terre. Quand ils jugeaient le fardeau trop pesant TitB sapprochait, menant le cheval Charles-Eugne

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  • qui tranait un bat-cul auquel tait attache une forte chane ; la chane tait enroule autour du tronc et assujettie, le cheval sarc-boutait, et avec un effort qui gonflait les muscles de ses hanches, tranait sur la terre le tronc qui frlait les souches et crasait les jeunes aunes.

    midi Maria sortit sur le seuil et annona par un long cri que le dner tait prt. Les hommes se redressrent lentement parmi les souches, essuyant dun revers de main les gouttes de sueur qui leur coulaient dans les yeux, et prirent le chemin de la maison.

    La soupe aux pois fumait dj dans les assiettes. Les cinq hommes sattablrent lentement, comme un peu tourdis par le dur travail ; mais mesure quils reprenaient leur souffle leur grande faim sveillait et bientt ils commencrent manger avec avidit. Les deux femmes les servaient, remplissant les assiettes vides, apportant le grand plat de lard et de pommes de terre bouillies, versant le th chaud dans les tasses. Quand la viande eut disparu, les dneurs remplirent leurs soucoupes de sirop de sucre dans lequel ils tremprent de gros morceaux de pain tendre ; puis, bientt rassasis parce quils avaient mang vite et sans un mot, ils repoussrent leurs assiettes et se renversrent sur les chaises avec des soupirs de contentement, plongeant leurs mains dans leurs poches

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  • pour y chercher les pipes et les vessies de porc gonfles de tabac.

    Edwige Lgar alla sasseoir sur le seuil et rpta deux ou trois fois : Jai bien mang... Jai bien mang... de lair dun juge qui rend un arrt impartial, aprs quoi il sadossa au chambranle et laissa la fume de sa pipe et le regard de ses petits yeux ples suivre dans lair le mme vagabondage inconscient... Le pre Chapdelaine sabandonna peu peu sur sa chaise et finit par sassoupir ; les autres fumrent et devisrent de leur ouvrage.

    Sil y a quelque chose, dit la mre Chapdelaine, qui pourrait me consoler de rester si loin dans le bois, cest de voir mes hommes faire un beau morceau de terre... Un beau morceau de terre qui a t plein de bois et de chicots et de racines et quon revoit une quinzaine aprs nu comme la main, prt pour la charrue, je suis sre quil ne peut rien y avoir au monde de plus beau et de plus aimable que a.

    Les autres approuvrent de la tte et restrent silencieux quelques temps, savourant limage. Bientt voici que le pre Chapdelaine se rveillait rafrachi par son somme et prt pour la besogne ; ils se levrent et sortirent de la maison.

    Lespace sur lequel ils avaient travaill le matin restait encore sem de souches et embarrass de

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  • buissons daunes. Ils se mirent couper et arracher les aunes, prenant les branches par faisceaux dans leurs mains et les tranchant coups de hache, ou bien creusant le sol autour des racines et arrachant larbuste entier dune seule tire. Quand les aunes eurent disparu, il restait les souches.

    Lgar et Esdras sattaqurent aux plus petites sans autre aide que leurs haches et de forts leviers de bois. coups de hache, ils coupaient les racines qui rampaient la surface du sol, puis enfonaient un levier la base du tronc et pesaient de toute leur force, la poitrine appuye sur la barre de bois. Lorsque leffort tait insuffisant pour rompre les cent liens qui attachaient larbre la terre, Lgar continuait peser de tout son poids pour le soulever un peu, avec des grognements de peine, et Esdras reprenait sa hache et frappait furieusement au ras du sol, tranchant lune aprs lautre les dernires racines.

    Plus loin les trois autres hommes manuvraient larrache-souches auquel tait attel le cheval Charles-Eugne. La charpente en forme de pyramide tronque tait amene au-dessus dune grosse souche et abaisse, la souche attache avec des chanes passant sur une poulie, et lautre extrmit de la chane le cheval tirait brusquement, jetant tout son poids en avant et faisant voler les mottes de terre sous les crampons de ses

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  • sabots. Ctait une courte charge dsespre, un lan de tempte que la rsistance arrtait souvent au bout de quelques pieds seulement comme la poigne dune main brutale ; alors les paisses lames dacier des haches montaient de nouveau, jetaient un clair au soleil, retombaient avec un bruit sourd sur les grosses racines, pendant que le cheval soufflait quelques instants, les yeux fous, avant lordre bref qui le jetterait en avant de nouveau. Et aprs cela, il restait encore traner et rouler sur le sol vers les tas les grosses souches arraches, grand renfort de reins et de bras raidis et de mains souilles de terre, aux veines gonfles, qui semblaient lutter rageusement avec le tronc massif et les grosses racines torves.

    Le soleil glissa vers lhorizon, disparut ; le ciel prit de dlicates teintes ples au-dessus de la lisire sombre du bois, et lheure du souper ramena vers la maison cinq hommes couleur de terre.

    En les servant la mre Chapdelaine demanda cent dtails sur le travail de la journe, et quand lide du coin de terre dblay, magnifiquement nu, enfin prt pour la culture, eut pntr son esprit, elle montra une sorte dextase mystique.

    Les poings sur les hanches, ddaignant de sattabler son tour, elle clbra la beaut du monde telle quelle la comprenait : non pas la beaut inhumaine,

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  • artificiellement chafaude par les tonnements des citadins, des hautes montagnes striles et des mers prilleuses, mais la beaut placide et vraie de la campagne au sol riche, de la campagne plate qui na pour pittoresque que lordre des longs sillons parallles et la douceur des eaux courantes, de la campagne qui soffre nue aux baisers du soleil avec un abandon dpouse.

    Elle se fit le chantre des gestes hroques des quatre Chapdelaine et dEdwige Lgar, de leur bataille contre la nature barbare et de leur victoire de ce jour. Elle distribua les louanges et proclama son lgitime orgueil, cependant que les cinq hommes fumaient silencieusement leur pipe de bois ou de pltre, immobiles comme des effigies aprs leur longue besogne : des effigies couleur dargile, aux yeux creux de fatigue.

    Les souches sont dures, pronona enfin le pre Chapdelaine, les racines nont pas pourri dans la terre autant que jaurais cru. Je calcule que nous ne serons pas clairs avant trois semaines.

    Il questionnait du regard Lgar ; celui-ci approuva, grave.

    Trois semaines... Ouais, blasphme ! Cest a que je calcule aussi.

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  • Ils se turent de nouveau, patients et rsolus comme des gens qui commencent une longue guerre.

    Le printemps canadien navait encore connu que quelques semaines de vie que lt du calendrier venait dj ; et il sembla que la divinit qui rglementait le climat du lieu donnt soudain la marche naturelle des saisons un coup de pouce auguste, afin de rejoindre une fois de plus dans leur cycle les contres heureuses du sud. Car la chaleur arriva soudain, torride, une chaleur presque aussi dmesure que lavait t le froid de lhiver. Les cimes des pinettes et des cyprs, oublies par le vent, se figrent dans une immobilit perptuelle ; au-dessus de leur ligne sombre stendit un ciel auquel labsence de nuages donnait une apparence immobile aussi, et de laube la nuit le soleil brutal rtit la terre.

    Les cinq hommes continuaient le travail, et de jour en jour la clairire quils avaient faite stendait un peu plus grande derrire eux, nue, seme de dchirures profondes qui montraient la bonne terre.

    Maria alla leur porter de leau au matin. Le pre Chapdelaine et TitB coupaient des aunes ;

    DaB et Esdras mettaient en tas les arbres coups. Edwige Lgar stait attaqu seul une souche ; une main contre le tronc, de lautre il avait saisi une racine comme on saisit dans une lutte la jambe dun adversaire

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  • colossal, et il se battait contre linertie allie du bois et de la terre en ennemi plein de haine que la rsistance enrage. La souche cda tout coup, se coucha sur le sol ; il se passa la main sur le front et sassit sur une racine, couvert de sueur, hbt par leffort. Quand Maria arriva prs de lui avec le seau demi plein deau, les autres ayant bu, il tait encore immobile, haletant, et rptait dun air gar :

    Je perds connaissance... Ah ! je perds connaissance.

    Mais il sinterrompit en la voyant venir et poussa un rugissement :

    De leau frette ! Blasphme ! Donnez-moi de leau frette !

    Il saisit le seau, en vida la moiti, se versa le reste sur la tte et dans le cou et aussitt, ruisselant, se jeta de nouveau sur la souche vaincue et commena la rouler vers un des tas comme on emporte une prise.

    Maria resta l quelques instants, regardant le labeur des hommes et le rsultat de ce labeur, plus frappant de jour en jour, puis elle reprit le chemin de la maison, balanant le seau vide, heureuse de se sentir vivante et forte sous le soleil clatant, songeant confusment aux choses heureuses qui taient en route et ne pouvaient manquer de venir bientt, si elle priait avec assez de

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  • ferveur et de patience. Dj loin, elle entendait encore les voix des hommes

    qui la suivaient, se rpercutant au-dessus de la terre durcie par la chaleur. Esdras, les mains dj jointes sous un jeune cyprs tomb, disait dun ton placide :

    Tranquillement... ensemble ! Lgar se colletait avec quelque nouvel adversaire

    inerte, et jurait dune voix touffe. Blasphme ! Je te ferai bien grouiller, mou... Son haltement sentendit aussi, presque aussi fort

    que ses paroles. Il soufflait une seconde, puis se ruait de nouveau la bataille, raidissant les bras, tordant ses larges reins.

    Et une fois de plus sa voix slevait en jurons et en plaintes.

    Je te dis que je taurai... Ah ! ciboire ! Quil fait donc chaud... On va mourir...

    Sa plainte devenait un grand cri. Boss ! On va mourir faire de la terre ! La voix du pre Chapdelaine lui rpondait un peu

    trangle, mais joyeuse. Toffe , Edwige, toffe . La soupe aux pois

    sera bientt prte.

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  • Bientt en effet Maria sortait de nouveau sur le seuil, et les mains ouvertes de chaque ct de la bouche pour envoyer plus loin le son, elle annonait le dner par un grand cri chantant.

    Vers le soir, le vent se rveilla et une fracheur dlicieuse descendit sur la terre comme un pardon. Mais le ciel ple restait vide de nuages.

    Si le beau temps continue, dit la mre Chapdelaine, les bleuets seront mrs pour la fte de sainte Anne.

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  • 5 Le beau temps continua et ds les premiers jours de

    juillet les bleuets mrirent. Dans les brls, au flanc des coteaux pierreux,

    partout o les arbres plus rares laissaient passer le soleil, le sol avait t jusque-l presque uniformment rose, du rose vif des fleurs qui couvraient les touffes de bois de charme ; les premiers bleuets, roses aussi, staient confondus avec ces fleurs ; mais sous la chaleur persistante ils prirent lentement une teinte bleu ple, puis bleu de roi, enfin bleu violet, et quand juillet ramena la fte de sainte Anne, leurs plants chargs de grappes formaient de larges taches bleues au milieu du rose des fleurs de bois de charme qui commenaient mourir.

    Les forts du pays de Qubec sont riches en baies sauvages ; les atocas, les grenades, les raisins de cran, la salsepareille ont pouss librement dans le sillage des grands incendies ; mais le bleuet, qui est la luce ou myrtille de France, est la plus abondante de toutes les baies et la plus savoureuse. Sa cueillette constitue de juillet septembre une vritable industrie pour les

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  • familles nombreuses qui vont passer toute la journe dans le bois, thories denfants de toutes tailles balanant des seaux dtain, vides le matin, emplis et pesants le soir. Dautres ne cueillent les bleuets que pour eux-mmes, afin den faire des confitures ou les tartes fameuses qui sont le dessert national du Canada franais.

    Deux ou trois fois au dbut de juillet Maria alla cueillir des bleuets avec Tlesphore et Alma-Rose ; mais lheure de la maturit parfaite ntait pas encore venue, et le butin quils rapportrent suffit peine la confection de quelques tartes de proportions drisoires.

    Le jour de la fte de sainte Anne, dit la mre Chapdelaine en guise de consolation, nous irons tous en cueillir ; les hommes aussi, et ceux qui nen rapporteront pas une pleine chaudire nen mangeront pas.

    Mais le samedi soir, qui tait la veille de la fte de sainte Anne, fut pour les Chapdelaine une veille mmorable et telle que leur maison dans les bois nen avait pas encore connue.

    Quand les hommes revinrent de louvrage Eutrope Gagnon tait dj l. Il avait soup, disait-il, et pendant que les autres prenaient leur repas, il resta assis prs de la porte, se balanant sur deux pieds de sa chaise dans le courant dair frais. Les pipes allumes, la

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  • conversation roula naturellement sur les travaux de la terre et le soin du btail.

    cinq hommes, dit Eutrope, on fait gros de terre en peu de temps. Mais quand on travaille seul comme moi, sans cheval pour traner les grosses pices, a nest gure davant et on a de la misre. Mais a avance pareil, a avance.

    La mre Chapdelaine, qui laimait et que lide de son labeur solitaire pour la bonne cause remplissait dardente sympathie, pronona des paroles dencouragement.

    a ne va pas si vite seul, cest vrai ; mais un homme seul se nourrit sans grande dpense, et puis votre frre Egide va revenir de la drave avec deux, trois cents piastres pour le moins, en temps pour les foins et la moisson, et si vous restez tous les deux icitte lhiver prochain, dans moins de deux ans vous aurez une belle terre.

    Il approuva de la tte et involontairement son regard se leva sur Maria, impliquant que dici deux ans, si tout allait bien, il pourrait songer peut-tre...

    La drave marche-t-elle bien ? demanda Esdras. As-tu des nouvelles de l-bas ?

    Jai eu des nouvelles par Ferdina Larouche, un des garons de Thade Larouche de Honfleur, qui est

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  • revenu de la Tuque le mois dernier. Il a dit que a allait bien ; les hommes navaient pas trop de misre.

    Les chantiers, la drave, ce sont les deux chapitres principaux de la grande industrie du bois, qui pour les hommes de la province de Qubec est plus importante encore que celle de la terre. Doctobre avril les haches travaillent sans rpit et les forts chevaux tranent les billots sur la neige jusquaux berges des rivires glaces ; puis, le printemps venu, les piles de bois scroulent lune aprs lautre dans leau neuve et commencent leur longue navigation hasardeuse travers les rapides. Et tous les coudes des rivires, toutes les chutes, partout o les innombrables billots bloquent et samoncellent, il faut encore le concours des draveurs forts et adroits, habitus la besogne prilleuse, pour courir sur les troncs demi-submergs, rompre les barrages, aider tout le jour avec la hache et la gaffe la marche heureuse des pans de fort qui descendent.

    De la misre, sexclama Lgar avec mpris. Les jeunesses d-prsent ne savent pas ce que cest que davoir de la misre. Quand elles ont pass trois mois dans le bois elles se dpchent de redescendre et dacheter des bottines jaunes, des chapeaux durs et des cigarettes pour aller voir les filles. Et mme dans les chantiers, cette heure, ils sont nourris pareil comme

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  • dans les htels, avec de la viande et des patates tout lhiver. Il y a trente ans...

    Il se tut quelques instants et exprima dun seul hochement de tte les changements prodigieux quavaient amens les annes.

    Il y a trente ans, quand on a fait la ligne pour amener les chars de Qubec, jtais l, mou, et je vous dis que a ctait de la misre. Je navais que seize ans, mais je bchais avec les autres pour clairer la ligne, toujours vingt-cinq milles en avant du fer, et je suis rest quatorze mois sans voir une maison. On navait pas de tentes non plus pendant lt : rien que des abris en branches de sapin quon se faisait soi-mme, et du matin la nuit ctait bche, bche, bche, mang par les mouches et dans la mme journe trempe de pluie et rti de soleil.

    Le lundi matin on ouvrait une poche de fleur et on se faisait des crpes plein un siau, et tout le reste de la semaine, trois fois par jour, pour manger, on allait puiser dans le siau. Le mercredi ntait pas arriv quil ny avait dj plus de crpes, parce quelles se collaient toutes ensemble ; il ny avait plus rien quun bloc de pte. On se coupait un gros morceau de pte avec son couteau, on se mettait a dans le ventre, et puis bche et bche encore !...

    Quand on est arriv Chicoutimi, o les

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  • provisions venaient par eau, on tait pire que les sauvages, quasiment tout nus, la peau toute dchire par les branches, et jen connais qui se sont mis pleurer quand on leur a dit quils pouvaient sen retourner chez eux, parce quils pensaient quils allaient trouver tout le monde mort, tant a leur avait paru long. a, ctait de la misre.

    Cest vrai, dit le pre Chapdelaine, je me rappelle ce temps-l. Il ny avait pas une seule maison en haut du lac : rien que des sauvages et quelques chasseurs qui montaient par l lt en canot et lhiver dans des traneaux chiens, quasiment comme aujourdhui au Labrador.

    Les jeunes gens coutaient avec curiosit ces rcits dautrefois.

    Et cette heure, fit Esdras, nous voil icitte quinze milles en haut du lac, et quand le bateau de Roberval marche on peut descendre aux chars en douze heures de temps.

    Ils songrent cela pendant quelque temps sans parler : la vie implacable dautrefois, la courte journe de voyage qui maintenant les sparait seulement des prodiges de la voie ferre, et ils smerveillrent avec sincrit.

    Tout coup Chien grogna sourdement ; un bruit de

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  • pas se fit entendre au dehors. Encore de la visite ! scria la mre Chapdelaine

    dun ton dtonnement joyeux. Maria se leva aussi, mue, lissant ses cheveux sans y

    penser ; mais ce fut Ephrem Surprenant, un habitant de Honfleur, qui ouvrit la porte.

    On vient veiller ! cria-t-il de toutes ses forces en homme qui annonce une grande nouvelle.

    Derrire lui entra un inconnu qui saluait et souriait avec politesse.

    Cest mon neveu Lorenzo, annona de suite Ephrem Surprenant, un garon de mon frre Elzar, qui est mort lautomne pass. Vous ne le connaissez pas ; voil longtemps quil a quitt le pays pour vivre aux tats.

    Lon se hta doffrir une chaise au jeune homme qui venait des tats et son oncle se mit en devoir dtablir avec certitude sa gnalogie des deux cts et de donner tous les dtails ncessaires sur son ge, son mtier et sa vie, selon la coutume canadienne.

    Ouais, un garon de mon frre Elzar, qui avait mari une petite Bourglouis, de Kiskising. Vous avez d connatre a, vous madame Chapdelaine ?

    Du fond de sa mmoire la mre Chapdelaine

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  • exhuma aussitt le souvenir de plusieurs Surprenant et dautant de Bourglouis, et elle en rcita la liste avec leurs prnoms, leurs diverses rsidences successives et la nomenclature complte de leurs alliances.

    Cest a... Cest bien a. Eh bien, celui-ci, cest Lorenzo. Il travaille aux tats depuis plusieurs annes dans les manufactures.

    Chacun examina de nouveau avec une curiosit simple Lorenzo Surprenant. Il avait une figure grasse aux traits fins, des yeux tranquilles et doux, des mains blanches ; la tte un peu de ct, il souriait poliment, sans ironie ni gne, sous les regards braqus.

    Il est venu, continuait son oncle, pour rgler les affaires qui restaient aprs la mort dElzar et pour essayer de vendre la terre.

    Il na pas envie de garder la terre et de se mettre habitant ? interrogea le pre Chapdelaine.

    Lorenzo Surprenant accentua son sourire et secoua la tte.

    Non. a ne me tente pas de devenir habitant ; pas en tout. Je gagne de bonnes gages l o je suis ; je me plais bien ; je suis accoutum louvrage...

    Il sarrta l, mais laissa paratre quaprs la vie quil avait vcue, et ses voyages, lexistence lui serait intolrable sur une terre entre un village pauvre et les

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  • bois. Du temps que jtais fille, dit la mre Chapdelaine,

    ctait quasiment tout un chacun qui partait pour les tats. La culture ne payait pas comme cette heure, les prix taient bas, on entendait parler des grosses gages qui se gagnaient l-bas dans les manufactures, et tous les ans ctaient des familles et des familles qui vendaient leur terre presque pour rien et qui partaient du Canada. Il y en a qui ont gagn gros dargent, cest certain, surtout les familles o il y avait beaucoup de filles ; mais cette heure les choses ont chang et on nen voit plus tant qui sen vont.

    Alors vous allez vendre la terre ? Ouais. On en a parl avec trois Franais qui sont

    arrivs Mistook le mois dernier ; je pense que a va se faire.

    Et y a-t-il bien des Canadiens l o vous tes ? Parle-t-on franais ?

    L o jtais en premier, dans ltat du Maine, il y avait plus de Canadiens que dAmricains ou dIrlandais ; tout le monde parlait franais ; mais la place o je reste maintenant, qui est dans ltat de Massachusetts, il y en a moins. Quelques familles tout de mme ; on va veiller le soir...

    Samuel a pens aller dans lOuest, un temps, dit

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  • la mre Chapdelaine, mais je naurais jamais voulu. Au milieu de monde qui ne parle que langlais, jaurais t malheureuse tout mon rgne. Je lui ai toujours dit : Samuel, cest encore parmi les Canadiens que les Canadiens sont le mieux.

    Lorsque les Canadiens franais parlent deux-mmes, ils disent toujours Canadiens , sans plus ; et toutes les autres races qui ont derrire eux peupl le pays jusquau Pacifique, ils ont gard pour parler delles leurs appellations dorigine : Anglais, Irlandais, Polonais, ou Russes, sans admettre un seul instant que leurs fils, mme ns dans le pays, puissent prtendre aussi au nom de Canadiens . Cest l un titre quils se rservent tout naturellement et sans intention doffense, de par leur hroque antriorit.

    Et cest-y une grosse place l o vous tes ? Quatre-vingt-dix mille, dit Lorenzo avec une

    moue de modestie. Quatre-vingt-dix mille ! Plus gros que Qubec ! Oui. Et par les chars on nest qu une heure de

    Boston. a cest une vraie grosse place. Alors il se mit leur parler des grandes villes

    amricaines et de leurs splendeurs, de la vie abondante et facile, ptrie de raffinements inous, quy mnent les artisans gros salaires.

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  • On lcouta en silence. Dans le rectangle de la porte ouverte les dernires teintes cramoisies du ciel se fondaient en nuances plus ples, auxquelles la masse indistincte de la fort faisait un immense socle noir. Les maringouins arrivaient en lgions si nombreuses que leur bourdonnement formait une clameur, une vaste note basse qui emplissait la clairire comme un mugissement.

    Tlesphore, commanda le pre Chapdelaine, fais-nous de la boucane... Prends la vieille chaudire.

    Tlesphore prit le seau dont le fond commenait se dcoller, y tassa de la terre, puis le remplit de copeaux secs et de brindilles quil alluma. Quand le feu monta en une flamme claire, il revint avec une brasse dherbes et de feuilles dont il couvrit la flamme ; une colonne de fume cre sleva, que le vent poussa dans la maison, chassant les innombrables moustiques affols. Avec des soupirs de soulagement lon put enfin goter un peu de repos, interrompre la gurilla.

    Le dernier maringouin vint se poser sur la figure de la petite Alma-Rose. Gravement elle rcita les paroles sacramentelles :

    Mouche, mouche diabolique, mon nez nest pas une place publique !

    Puis elle crasa prestement la bestiole dune tape.

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  • La boucane entrait par la porte en une colonne oblique ; une fois dans la maison, soustraite la pousse du vent, elle enflait et se rpandait en nues tnues ; les murs devinrent vagues et lointains ; le groupe assis entre la porte et le pole se rduisait un cercle de figures brunes suspendues dans la fume blanche.

    Salut un chacun ! fit une voix claire. Et Franois Paradis mergea du nuage et parut sur le

    seuil. Maria attendait sa venue depuis plusieurs semaines

    dj. Une demi-heure plus tt le bruit de pas au dehors lui avait fait monter le sang aux tempes, et voici pourtant que la prsence de celui quelle attendait la frappait comme une surprise mouvante.

    Donne donc ta chaise, DaB ! sexclama la mre Chapdelaine.

    Quatre visiteurs venus de trois points diffrents runis chez elle, il nen fallait pas plus pour la remplir dune agitation joyeuse. En vrit ce serait une veille mmorable.

    Hein ! Tu dis toujours que nous sommes perdus dans le bois et que nous ne voyons personne, triompha son mari. Compte : onze grandes personnes.

    Toutes les chaises de la maison taient occupes ;

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  • Esdras, TitB et Eutrope Gagnon occupaient le banc ; le pre Chapdelaine tait assis sur une chaise renverse ; Tlesphore et Alma-Rose, du perron, surveillaient la boucane qui montait toujours.

    Par exemple, scria Ephrem Surprenant, a fait bien des garons et rien quune fille !

    Lon compta les garons : les trois fils Chapdelaine, Eutrope Gagnon, Lorenzo Surprenant et Franois Paradis. Quand la fille... Tous les regards convergrent sur Maria, qui sourit faiblement et baissa les yeux, gne.

    As-tu fait un bon voyage, Franois ? Il a remont la rivire avec des trangers qui allaient acheter des pelleteries aux sauvages, expliqua le pre Chapdelaine.

    Et il prsenta formellement aux autres visiteurs Franois Paradis, fils de Franois Paradis de Saint-Michel-de-Mistassini.

    Eutrope Gagnon le connaissait de nom ; Ephrem Surprenant avait connu son pre : un grand homme , encore plus grand que lui, et dune force dpareille . Il ne restait plus expliquer que la prsence de Lorenzo Surprenant, qui venait des tats, et tout fut en ordre.

    Un bon voyage ? rpondit Franois. Non, pas trop bon. Il y a un des Belges qui a pris les fivres et qui a

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  • manqu de mourir. Aprs a on se trouvait tard dans la saison ; plusieurs familles de sauvages taient dj descendues Sainte-Anne-de-Chicoutimi et on na pas pu les voir ; et pour finir, ils ont chavir un des canots la descente en sautant un rapide et nous avons eu de la misre repcher les pelleteries, sans compter quun des boss a manqu de se noyer, celui qui avait eu les fivres. Non, on a t malchanceux tout le long. Mais nous voil revenus pareil, et a fait toujours une job de faite.

    Il exprima par un geste quil avait fait son ouvrage, reu son salaire, et que les bnfices ou pertes ventuels lui importaient peu.

    a fait toujours une job de faite, rpta-t-il lentement. Les Belges se dpchaient pour tre de retour Pribonka demain dimanche ; mais comme il restait un autre homme du pays avec eux, je les ai laisss finir la descente seuls pour venir veiller avec nous. Cest plaisant de revoir les maisons !

    Son regard erra avec satisfaction sur lintrieur pauvre empli de fume et sur les gens qui lentouraient. Parmi toutes ces figures brunes, hles par le grand air et le soleil, sa figure tait la plus brune et la plus hle ; ses vtements montraient de nombreuses cicatrices ; un pan de son gilet de laine dchir lui retombait sur lpaule ; des mocassins avaient remplac ses bottes de

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  • printemps. Il semblait avoir apport avec lui quelque chose de la nature sauvage en haut des rivires o les Indiens et les grands animaux se sont enfoncs comme dans une retraite sre. Et Maria, que sa vie rendait incapable de comprendre la beaut de cette nature-l, parce quelle tait si prs delle, sentait pourtant quune magie stait mise luvre et lui envoyait la griserie de ses philtres dans les narines.

    Esdras avait t chercher le jeu de cartes, des cartes au dos rouge ple, uses aux coins, parmi lesquelles la dame de cur, perdue, avait t remplace par un rectangle de carton rouge vif qui portait linscription bien claire : Dame de cur.

    Lon joua au quatre-sept. Les deux Surprenant, loncle et le neveu, avaient respectivement la mre Chapdelaine et Maria comme partenaires ; aprs chaque partie celui des couples qui avait t battu quittait la table et faisait place deux autres joueurs. La nuit tait tout fait tombe ; par la fentre ouverte quelques mouches pntrrent et promenrent dans la maison leur musique harcelante et leurs piqres.

    Tlesphore ! cria Esdras, guette la boucane ; voil les mou