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Henri Laborit Eloge de La Fuite

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COLLECTIONFOLIO / ESSAIS

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H e n ri L a b o rit

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Gallimard

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Dans la même collection

LA NOUVELLE GRILLEBIOLOGIE ET STRUCTURE

Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1976.

Henri Laborit (21 novembre 1914-18 mai 1995), d'abordchirurgien, s'orienta ensuite vers la recherche fondamentale. Onlui doit l'introduction en thérapeutique de la chlorpromazine,premier « tranquilli sant », de l'hibernation artificielle, ainsi quede nombreuses autres molécules à action psvchotrope. Sestravaux sur la réaction organique aux agressions ont précisé lemécanisme de certains grands syndromes phvsiopathologiques etont apporté des solutions nouvelles à l'anesthésie et à laréanimation. Il dirige le laboratoire d'eutonologie à l'hôpitalBoucicaut, qui fonctionne depuis 1958, en dehors de touteinstitution publique ou privée par les seuls droits d'auteurs del'exploitation par l'industrie pharmaceutique des brevets pris parle groupe.

La biologie des comportements a conduit Henri Laborit àpénétrer dans le domaine des comportements humains ensituation sociale : sciences humaines, psychologie, sociologie,économie et poli tique.

Dans ce livre, sur un ton simple, celui d'un ami engageant, ildialogue avec nous et nous oblige à nous interroger sur lesgrandes questions de la vie ; la liberté, la mort, le plaisir, lesautres, le passé, la foi. Les réponses qu'Henri Laborit donne ànos interrogations sont celles d'un homme de science qui n'estpas resté enfermé dans une discipline et pour qui l'être humain,s'il est unique, est aussi le point ou convergent tant de facteursentrelacés que « comme dans un nœud de vipères, il n'y a plusd'espace libre pour y placer un choix »

Henri Laborit pose ainsi, à la lumière des découvertesbiologiques, la question de notre libre arbitré, de notrepersonnali té même. La poli tique, la société, tout prend dès lorsune autre dimension.

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AVANT-PROPOS

Quand il ne peut plus lutter contre le vent et lamer pour poursuivre sa route, il y a deux alluresque peut encore prendre un voili er : la cape (le focbordé à contre et la barre dessous) le soumet à ladérive du vent et de la mer, et la fuite devant latempête en épaulant la lame sur l'arr ière, avec unminimum de toile. La fuite reste souvent, loin descôtes, la seule façon de sauver le bateau et sonéquipage. Elle permet aussi de découvrir desrivages inconnus qui surgiront à l'horizon descalmes retrouvés. Rivages inconnus qu'ignoreronttoujours ceux qui ont la chance apparente depouvoir suivre la route des cargos et des tankers, laroute sans imprévu imposée par les compagnies detransport maritime.

Vous connaissez sans doute un voili er nommé«Désir »

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Autoportrait

C'est la première fois qu'un éditeur me fournit uncanevas pour écrire un livre. Je n'aurais sans doutepas accepté de m'y conformer si, chez le mêmeéditeur, je n'avais pas récemment publié un autreouvragei dont la lecture permettra, je pense, demieux comprendre le code biologique qui va meservir pour répondre aux questions posées.

La première de celles-ci demande aux auteurs decette collection un autoportrait. Mais lorsqu'on apassé trente ans de son existence à observer les faitsbiologiques et quand la biologie générale vous aguidé pas à pas vers celle du système nerveux et descomportements, un certain scepticisme vous envahità l'égard de toute description personnelle expriméedans un langage conscient. Tous les autoportraits,tous les mémoires ne sont que des imposturesconscientes ou, plus tristement encore,inconscientes.

La seule certitude que cette exploration faitacquérir, c'est que toute pensée, tout jugement, toutepseudo-analyse logique n'expriment que nos désirsinconscients, la recherche d'une valorisation denous-mêmes à nos yeux et à ceux de noscontemporains. Parmi les relations qui s'établissent àchaque instant présent entre notre système nerveuxet le monde qui nous entoure, le monde des autres i La nouvelle grille, collection « Libertés 2000 » (1974).

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hommes surtout, nous en isolons préférentiellementcertaines sur lesquelles se fixe notre attention; ellesdeviennent pour nous signifiantes parce qu'ellesrépondent ou s'opposent à nos élans pulsionnels,canalisés par les apprentissages socio-culturelsauxquels nous sommes soumis depuis notrenaissance. Il n'y a pas d'objectivité en dehors desfaits reproductibles expérimentalement et que toutautre que nous peut reproduire en suivant leprotocole que nous avons suivi. Il n'y a pasd'objectivité en dehors des lois générales capablesd'organiser les structures. Il n'y a pas d'objectivitédans l'appréciation des faits qui s'enregistrent au seinde notre système nerveux. La seule objectivitéacceptable réside dans les mécanismes invariants quirégissent le fonctionnement de ces systèmesnerveux, communs à l'espèce humaine. Le reste n'estque l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes,celle que nous tentons d'imposer à notre entourage etqui est le plus souvent, et nous verrons pourquoi,celle que notre entourage a construit en nous.

Nous ne vivons que pour maintenir notre structurebiologique, nous sommes programmés depuis l'œuffécondé pour cette seule fin, et toute structurevivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Maispour être elle n'a pas d'autres moyens à utili ser quele programme génétique de son espèce. Or, ceprogramme génétique chez l'Homme aboutit à unsystème nerveux, instrument de ses rapports avecl'environnement inanimé et animé, instrument de sesrapports sociaux, de ses rapports avec les autresindividus de la même espèce peuplant la niche où ilva naître et se développer. Dès lors, il se trouverasoumis entièrement à l'organisation de cette dernière.Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dansson système nerveux que suivant les caractéristiquesstructurales de celui-ci. Or, ce système nerveuxrépond d'abord aux nécessités urgentes, quipermettent le maintien de la structure d'ensemble del'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nousappelons les pulsions, le principe de plaisir, la

recherche de l'équili bre biologique, encore que lanotion d'équili bre soit une notion qui demande à êtreprécisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilit ésde mémorisation, donc d'apprentissage, deconnaître ce qui est favorable ou non à l'expressionde ces pulsions, compte tenu du code imposé par lastructure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, parune promotion hiérarchique. Les motivationspulsionnelles, transformées par le contrôle social quirésulte de l'apprentissage des automatismes socio-culturels, contrôle social qui fournit une expressionnouvelle à la gratification, au plaisir, seront enfin àl'origine aussi de la mise en jeu de l'imaginaire.Imaginaire, fonction spécifiquement humaine quipermet à l'Homme contrairement aux autres espècesanimales, d'ajouter de l'information, de transformerle monde qui l 'entoure. Imaginaire, seul mécanismede fuite, d'évitement de l'aliénationenvironnementale, sociologique en particulier, utili séaussi bien par le drogué, le psychotique, que par lecréateur artistique ou scientifique. Imaginaire dontl'antagonisme fonctionnel avec les automatismes etles pulsions, phénomènes inconscients, est sansdoute à l'origine du phénomène de conscience.

Je regrette de devoir fournir cette caricature dufonctionnement nerveux central. Comme cefonctionnement est à la base de tous nos jugements,de toutes nos actions, il est nécessaire de le rappeler.Nous aurons l'occasion d'aill eurs de revenir sur cesujet. Mais, aussi longtemps que les connaissancesprogressives qui le concernent et que nous en avonsne feront pas partie de l'acquis fondamental de tousles hommes, au même titre que le langage dont il estla source (alors que celui-ci exprime surtout notreinconscient sous le déguisement du discourslogique), nous ne pourrons pas faire grand-chose.Tout sera toujours noyé dans le verbalisme affectif.

Sachant cela, pouvons-nous faire de nous sanssourire un autoportrait ? Accepter de le faire, n'est cepas accepter de fournir sous un discours logiquel'expression de nos pulsions maquill ées par notre

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acquis socio-culturel, et notre seule lucidité enversnous-mêmes peut-elle consister en autre chose quede savoir que nous déformons inconsciemment lesfaits à notre avantage et à celui de l'image que noustentons de donner aux autres de ce que nousvoudrions être ?

De toute façon, au mili eu des remaniementsbouleversants qui s'amorcent au sein de notre sociétémoderne, je suis persuadé que l'histoire d'un hommeet sa finalité n'ont aucun intérêt. Il n'était peut-êtrepas inutile, quand il s'agit de quelqu'un qui essaie dese présenter aux autres sous le couvert d'un prétendurigorisme scientifique, que ceux qui l 'écoutent ou lelisent et risquent d'être influencés par lui, sachentque derrière tout scientifique ou soi-disant tel, setrouve un homme engagé dans la vie quotidienne. Savie sociale a sans doute influencé profondément lavision du monde qui s'est organisée en lui. Un livrecomme celui-ci fournira peut-être des argumentspéremptoires pour refuser les théories que j'exprimepar aill eurs, dans d'autres ouvrages, ou au contrairepour y adhérer plus complètement. Or, ces théoriespar contre, vraies ou fausses, méritent peut-êtrequ'on y jette un oeil , car elles prétendent aborder unaspect nouveau et fondamental de la conditionhumaine.

Il me semble que ce qui peut être intéressant dansl'histoire d'une vie, c'est ce qu'elle contientd'universel. Ce ne sont pas les détails particuliers quil'ont jalonnée, ni la pâte unique de celui qui futmodelé par ces détails, ni la forme changeante quien est résultée. Ce qui peut être universel, c'est lafaçon dont le contexte social détermine un individuau point qu'il n'en est qu'une expression particulière.

Si mon autoportrait pouvait présenter quelqueintérêt, ce dont je doute, c'est de montrer commentun homme, pris au hasard, a été façonné par sonmili eu famili al, puis par son entourage social, saclasse hiérarchique, culturelle, économique, et n'a pus'échapper (du moins le croit-il !) de ce mondeimplacable que par l'accession fortuite à la

connaissance, grâce à son métier, des mécanismesfondamentaux qui dans nos systèmes nerveuxrèglent nos comportements sociaux. L'anecdote n'estlà qu'en fioriture, en ill ustration. Quant à la libido,elle s'exprime sur une scène où les acteurs sont aussinombreux que les noms qui peuplent un annuairedes téléphones. Chacun de ces acteurs est guidé lui-même par le désir de satisfaire sa propre libido etdans ce réseau serré de libidos entremêlées, je nesuis pas sûr qu'il soit urgent de privilégier la mienne,chacune ayant eu sans doute son expressionpersonnelle dans l'étroit domaine de l'espace-tempsau sein duquel elle s'est située. Personne n'estcapable d'aill eurs de refaire l'histoire du systèmenerveux d'un de ses contemporains, à commencerpar ce contemporain lui-même. Tout au plus peut-onutili ser ce qu'il vous a dit pour écrire un romaninterprétatif.

Ce que l'on peut admettre, semble-t-il , c'est quenous naissons avec un instrument, notre systèmenerveux, qui nous permet d'entrer en relation avecnotre environnement humain, et que cet instrumentest à l'origine fort semblable à celui du voisin. Cequ'il parait alors utile de connaître, ce sont les règlesd'établissement des structures sociales au seindesquelles l'ensemble des systèmes nerveux deshommes d'une époque, héritiers temporaires desautomatismes culturels de ceux qui les ont précédés,emprisonnent l'enfant à sa naissance, ne laissant à sadisposition qu'une pleine armoire de jugements devaleur. Mais ces jugements de valeur étant eux-mêmes la sécrétion du cerveau des générationsprécédentes, la structure et le fonctionnement de cecerveau sont les choses les plus universelles àconnaître. Mais cela est une autre histoire!

Cette connaissance, même imparfaite, étantacquise, chaque homme saura qu'il n'exprime qu'unemotivation simple, celle de rester normal. Normal,non par rapport au plus grand nombre, qui soumisinconsciemment à des jugements de valeur à finalitésociologique, est constitué d'individus parfaitement

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anormaux par rapport à eux-mêmes. Rester normal,c'est d'abord rester normal par rapport à soi-même.Pour cela il faut conserver la possibilit é « d'agir »conformément aux pulsions, transformées par lesacquis socio-culturels, remis constamment en causepar l'imaginaire et la créativité. Or, l'espace danslequel s'effectue cette action est également occupépar les autres. Il faudra éviter l'aff rontement, car dece dernier surgira forcément une échellehiérarchique de dominance et il est peu probablequ'elle puisse satisfaire, car elle aliène le désir àcelui des autres. Mais, à l'inverse, se soumettre c'estaccepter, avec la soumission, la pathologiepsychosomatique qui découle forcément del'impossibilit é d'agir suivant ses pulsions. Serévolter, c'est courir à sa perte, car la révolte si ellese réalise en groupe, retrouve aussitôt une échellehiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, etla révolte, seule, aboutit rapidement à la suppressiondu révolté par la généralité anormale qui se croitdétentrice de la normalité. Il ne reste plus que lafuite.

Il y a plusieurs façons de fuir. Certains utili sentles drogues dites « psychotogènes ». D'autres lapsychose. D'autres le suicide. D'autres la navigationen solitaire. Il y a peut-être une autre façon encorefuir dans un monde qui n'est pas de ce monde, lemonde de l'imaginaire. Dans ce monde on risquepeu d'être poursuivi. On peut s'y taill er un vasteterritoire gratifiant, que certains diront narcissique.Peu importe, car dans le monde où règne le principede réalité, la soumission et la révolte, la dominanceet le conservatisme auront perdu pour le fuyard leurcaractère anxiogène et ne seront plus considérés quecomme un jeu auquel on peut, sans crainte,participer de façon à se faire accepter par les autrescomme « normal ». Dans ce monde de la réalité, ilest possible de jouer jusqu'au bord de la rupture avecle groupe dominant, et de fuir en établissant desrelations avec d'autres groupes si nécessaire, et engardant intacte sa gratification imaginaire, la seule

qui soit essentielle et hors d'atteinte des groupessociaux.

Ce comportement de fuite sera le seul à permettrede demeurer normal par rapport à soi-même, aussilongtemps que la majorité des hommes qui seconsidèrent normaux tenteront sans succès de ledevenir en cherchant à établi r leur dominance,individuelle, de groupe, de classe, de nation, deblocs de nations, etc. L'expérimentation montre eneffet que la mise en alerte de l'hypophyse et de lacorticosurrénale, qui aboutit si elle dure à lapathologie viscérale des maladies dites«psychosomatiques», est le fait des dominés, ou deceux qui cherchent sans succès à établi r leurdominance, ou encore des dominants dont ladominance est contestée et qui tentent de lamaintenir. Tous ceux-là seraient alors des anormaux,car il semble peu normal de souff rir d'un ulcère del'estomac, d'une impuissance sexuelle, d'unehypertension artérielle ou d'un de ces syndromesdépressifs si fréquents aujourd'hui. Or, comme ladominance stable et incontestée est rare,heureusement, vous voyez que pour demeurernormal il ne vous reste plus qu'à fuir loin descompétitions hiérarchiques. Attendez-moi, j'arrive !

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L'amour

Avec ce mot on explique tout, on pardonne tout,on valide tout, parce que l'on ne cherche jamais àsavoir ce qu'il contient. C'est le mot de passe quipermet d'ouvrir les cœurs, les sexes, les sacristies etles communautés humaines. Il couvre d'un voileprétendument désintéressé, voire transcendant, larecherche de la dominance et le prétendu instinct depropriété. C'est un mot qui ment à longueur dejournée et ce mensonge est accepté, la larme à l'œil ,sans discussion, par tous les hommes. Il fournit unetunique honorable à l'assassin, à la mère de famill e,au prêtre, aux milit aires, aux bourreaux, auxinquisiteurs, aux hommes politi ques. Celui quioserait le mettre à nu, le dépouill er jusqu'à son slipdes préjugés qui le recouvrent, n'est pas considérécomme lucide, mais comme cynique. Il donne bonneconscience, sans gros efforts, ni gros risques, à toutl'inconscient biologique. Il déculpabili se, car pourque les groupes sociaux survivent, c'est-à-diremaintiennent leurs structures hiérarchiques, lesrègles de la dominance, il faut que les motivationsprofondes de tous les actes humains soient ignorés.Leur connaissance, leur mise à nu, conduirait à larévolte des dominés, à la contestation des structureshiérarchiques. Le mot d'amour se trouve là pourmotiver la soumission, pour transfigurer le principedu plaisir, l'assouvissement de la dominance. Jevoudrais essayer de découvrir ce qu'il peut y avoir

derrière ce mot dangereux, ce qu'il cache sous sonapparence mielleuse, les raisons mill énaires de safortune. Retournons aux sources.

Nous rappellerons que la fonction du systèmenerveux consiste essentiellement dans la possibilit équ'il donne à un organisme d'agir, de réaliser sonautonomie motrice par rapport à l'environnement, detelle façon que la structure de cet organisme soitconservée. Pour cela, deux sources d'informationslui sont nécessaires : l'une le renseigne sur lescaractéristiques changeantes de l'environnement quisont captées par les organes des sens et lui sonttransmises. L'autre le renseigne sur l'état interne del'ensemble de la communauté cellulaire organiquedont il a mission de protéger la structure en, enpermettant l'autonomie motrice. Bien que le termed'équili bre soit faux ou du moins qu'il exige uneassez longue diversion pour en préciser le contenu,nous parlerons de recherche de l'équili bre organique,d'homéostasie, ou dans un langage pluspsychologique, du bien-être, du plaisir. Lesstructures les plus primitives du cerveau,l'hypothalamus et le tronc cérébral, suff isent àassurer ce comportement simple d'une actionrépondant à un stimulus interne que nousdénommerons « pulsion ». C'est un comportementinné, permettant l'assouvissement de la faim, de lasoif et de la sexualité.

Avec les premiers mammifères apparaît lesystème limbique qui va autoriser les processus demémoire à long terme. Dès lors, les expériences quirésultent du contact d'un organisme avec sonenvironnement ne se perdront pas, elles seront misesen réserve et leur évocation à l'intérieur de cetorganisme pourra survenir sans relations de causalitéévidente avec les variations survenant dans le mili euextérieur. Elles seront enregistrées comme agréablesou désagréables, les expériences agréables étantcelles qui permettent le maintien de la structure del'organisme, les expériences désagréables celles

L'amour

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dangereuses pour lui. Les premières auront tendanceà être répétées : c'est ce que l'on appelle le «réenforcement ». Les autres à être évitées. L'actionrésulte dans tous les cas d'un apprentissage. Ainsi,nous définirons le besoin auquel répond l'activité dusystème nerveux comme la quantité d'énergie etd'information nécessaire au maintien de la structure,soit innée, soit acquise par apprentissage. Lemodelage des réseaux neuroniques à la suite d'unapprentissage constitue en effet une structureacquise. Elle est à la base des émotions quis'accompagnent de réajustements vasomoteurs et dedéplacements de la masse sanguine, suivant lesvariations d'activité des organes mis en jeu pourréaliser l'action. Le système cardio-vasculaire souscontrôle du système nerveux végétatif permettracette adaptation. La motivation fondamentale desêtres vivants semble donc bien être le maintien deleur structure organique. Mais elle dépendra soit depulsions, en réponse à des besoins fondamentaux,soit de besoins acquis par apprentissage. Dans unlangage psychanalytique, la recherche (pulsionnelleou résultant de l'apprentissage) de la répétition del'expérience agréable répond au principe du plaisirqui n'est pas ainsi exclusivement sexuel, ou mêmequand il l 'est se trouve occulté, transformé parl'expérience. La connaissance de la réalité extérieure,l'apprentissage des interdits socio-culturels et desconséquences désagréables qu'il peut en coûter deles enfreindre, comme de celles, agréables, dont legroupe social peut récompenser l'individu pour lesavoir respectés, répond au principe de réalité.

Enfin, avec le cortex on accède à l'anticipation, àpartir de l'expérience mémorisée des actes gratifiantsou nociceptifs, et à l'élaboration d'une stratégiecapable de les satisfaire ou de les éviterrespectivement. Il semble donc exister trois niveauxd'organisation de l'action. Le premier, le plusprimiti f, à la suite d'une stimulation interne et/ouexterne, organise l'action de façon automatique,incapable d'adaptation. Le second organise l'action

en prenant en compte l'expérience antérieure, grâce àla mémoire que l'on conserve de la qualité, agréableou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation quien est résultée. L'entrée en jeu de l'expériencemémorisée camoufle le plus souvent la pulsionprimitive et enrichit la motivation de tout l'acquis dûà l'apprentissage. Le troisième niveau est celui dudésir. Il est lié à la construction imaginaireanticipatrice du résultat de l'action et de la stratégie àmettre en oeuvre pour assurer l'action gratifiante oucelle qui évitera le stimulus nociceptif. Le premierniveau fait appel à un processus uniquement présent,le second ajoute à l'action présente l'expérience dupassé, le troisième répond au présent, grâce àl'expérience passée par anticipation du résultat futur.

Cette action se réalise dans un « espace » àl'intérieur duquel se trouvent des objets et des êtres.Les objets et les êtres qui permettent unapprentissage gratifiant devront rester à ladisposition de l'organisme pour assurer leréenforcement. Cet organisme aura tendance à se lesapproprier et à s'opposer dans l'espace où ils setrouvent, dans son « territoire », à l'appropriationdes mêmes objets et êtres gratifiants par d'autres. Leseul comportement « inné », contrairement à ce quel'on a pu dire, nous semble donc être l'actiongratifiante. La notion de territoire et de propriétén'est alors que secondaire à l'apprentissage de lagratification. Ce sont des acquis sociaux dans toutesles espèces animales et socio-culturels chezl'Homme. De même, on comprend que pour seréaliser en situation sociale, l'action gratifiantes'appuiera dès lors sur l'établissement deshiérarchies de dominance, le dominant imposantson « projet » au dominé.

Un point reste encore à préciser. Nous venons devoir que le système nerveux commandegénéralement à une action. Si celle-ci répond à unstimulus nociceptif douloureux, elle se résoudradans la fuite, l'évitement. Si la fuite est impossibleelle provoquera l'agressivité défensive, la lutte. Si

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cette action est eff icace, permettant la conservationou la restauration du bien-être, de l'équili brebiologique, si en d'autres termes elle est gratifiante,la stratégie mise en oeuvre sera mémorisée, de façonà être reproduite. Il y a apprentissage. Si elle estineff icace, ce que seul encore l'apprentissage pourramontrer, un processus d'inhibition motrice sera misen jeu. Dans le premier cas les aires cérébrales,commandant à la réponse innée de fuite ou de lutteau stimulus nociceptif, à la punition, serontorganisées dans des voies nerveuses qui aboutirontau « periventricular system » (P.V.S.). Dans lesecond cas, celui de l'apprentissage de larécompense, du comportement gratifiant, le faisceauréunissant les aires cérébrales intéressées est le «medial forebrain bundle » (M.F.B.). L'inhibitionmotrice enfin fait appel au système inhibiteur del'action (S.I.A.). Nous avons récemment pu montrer(Laborit et col., 1974)1 que le système inhibiteur del'action, permettant ce qu'il est convenu d'appelerl'évitement passif, est à l'origine de la réactionendocrinienne de « stress » (Selye, 1936)2 et de laréaction sympathique vasoconstrictrice d'attente del'action. La réaction adrénalinique qui vasodilate aucontraire la circulation musculaire, pulmonaire,cardiaque et cérébrale, est la réaction de fuite ou delutte; c'est la réaction d' « alarme », elle permet laréalisation de l'action. Il résulte de ce schéma quetout ce qui s'oppose à une action gratifiante, cellequi assouvit le besoin inné ou acquis, mettra en jeuune réaction endocrino-sympathique, préjudiciable,si elle dure, au fonctionnement des organespériphériques. Elle donne naissance au sentimentd'angoisse et se trouve à l'origine des affections dites« psychosomatiques ».

1 Laborit (H.) (1974), « Action et réaction. Mécanismes bio etneurophysiologiques », Agressologie, 15, 5, 303-3222 Selye (H.) (1936), « A syndrome produced by diverse noxious agents »,Nature (Lond.), 138, 32

Pour ill ustrer cette idée, je rappellerail'importance que les compagnies d'assurancesaméricaines attachent à une pression artériellesupérieure à 140/90 mm de Hg après 50 ans, unesurmortalité importante touchant les sujets qui ensont atteints. Or, au cours d'une expérimentationd'évitement actif dans une chambre à deuxcompartiments, réalisée sur le rat soumis à unestimulation électrique plantaire précédée de quelquessecondes par des signaux lumineux et sonores, nousavons constaté que si l 'animal pouvait agir, c'est-à-dire fuir dans le compartiment d'à côté, cettestimulation appliquée au cours de séances d'unedurée de 7 mn par jour pendant sept joursconsécutifs ne provoque pas d'hypertension stable.Si par contre la porte de communication entre lesdeux compartiments est fermée, que l'animal ne peutfuir, il présente rapidement un comportementd'inhibition motrice. Or, après les sept joursd'expérimentation il présente une hypertensionartérielle stable, retrouvée encore plus d’un moisaprès, alors que les séances sont interrompuesdepuis au moins trois semaines. Mais au cours d'unprotocole identique, si l 'on place deux animauxensemble, ne pouvant s'échapper mais pouvantcombattre, extérioriser leur agressivité par uneaction sur l'autre, ces animaux ne font pasd'hypertension chronique. Il en est de même si aprèschaque séance l'animal est immédiatement soumis àun électrochoc convulsivant qui empêchel'établissement de la mémoire à long terme. Celle-ci,dans le cas présent, mémorise l'ineff icacité del'action face à un stimulus nociceptif. Elle est doncnécessaire à la mise en jeu du système d'inhibitionmotrice.

Nous avons défini l 'agression (Laborit, 1971)1

comme la quantité d'énergie capable d'accroîtrel'entropie d'un système organisé, autrement dit de

1 Laborit (H.)(1971),« L'homme et la vill e », N.B.S., Flammarion, Paris

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faire disparaître sa structure. A côté des agressionsdirectes, physiques ou chimiques, l'agressionpsychosociale au contraire passe obligatoirementpar la mémoire et l'apprentissage de ce qui peut êtrenociceptif pour l'individu. Si elle ne trouve pas desolution dans l'action motrice adaptée, elle débouchesur un comportement d'agressivité défensive ou,chez l'homme, sur le suicide. Mais si l 'apprentissagede la punition met en jeu le système inhibiteur del'action, il ne reste plus que la soumission avec sesconséquences psychosomatiques, la dépression ou lafuite dans l'imaginaire des drogues et des maladiesmentales ou de la créativité.

Nous avons signalé qu'en situation sociale, lagratification, c'est-à-dire l'utili sation suivant lesbesoins, des objets et des êtres situés dans leterritoire d'un individu, c'est-à-dire dans l'espèce ausein duquel il peut agir, s'obtenait évidemment parl'établissement de sa dominance. Celle-ci s'établitchez l'animal grâce à la force physique. Chezl'Homme il en fut longtemps ainsi. Mais la propriétéque possède l'espèce humaine d'ajouter del'information à la matière inanimée, de la « mettre enforme » pour en faire le produit d'une industrie,permit bientôt les échanges, puis l'accumulation d'uncapital permettant de s'approprier les objets et lesêtres, donc de se gratifier. La dominance s'établitalors sur la possession du capital et des moyens de

production des marchandises, les machines,résultant elles-mêmes de la manipulation par lecerveau humain de l'information technique. Plusrécemment, l'importance prise par les machines dansle processus de production a favorisé ceux capablesde les imaginer et de les contrôler grâce àl'acquisition d'une information abstraite, physique etmathématique. Elle a favorisé les techniciens. Ladominance s'est alors établie sur le degréd'abstraction atteint par un individu dans soninformation professionnelle. C'est elle quiaujourd'hui est à la base des hiérarchies, non

seulement professionnelles, mais de pouvoiréconomique et politi que.

Où se situe l'amour dans ce schéma? Décrirel'amour comme la dépendance du système nerveux àl'égard de l'action gratifiante réalisée grâce à laprésence d'un autre être dans notre espace, est sansdoute objectivement vrai. Inversement, la haine neprend-elle pas naissance quand l'autre cesse de nousgratifier, ou que l'on s'empare de l'objet de nosdésirs, ou que l'on s'insinue dans notre espacegratifiant et que d'autres se gratifient avec l'être oul'objet de notre gratification antérieure?

Mais l'on se demande si ces observations, qui sevoudraient scientifiques, objectives, ont quelquevaleur devant la joie ineffable, cette réalité vécue, del'amoureux. La décrire comme nous venons de lefaire, n'est-ce pas ignorer la part humaine de l'amour,sa dimension imaginaire, créatrice, culturelle? Ouisans doute pour l'amour heureux. Mais un autre l'adit, il n'y a pas d'amour heureux. Il n'y a pas d'espacesuff isamment étroit, suff isamment clos, pourenfermer toute une vie deux êtres à l'intérieur d'eux-mêmes. Or, dès que cet ensemble s'ouvre sur lemonde, celui-ci en se refermant sur eux va, commeles bras d'une pieuvre, s'infilt rer entre leurs relationsprivilégiées. D'autres objets de gratification, etd'autres êtres gratifiants, vont entrer en relation avecchacun d'eux, en relation objective s'exprimant dansl'action. Alors, l'espace d'un être ne se limitera plus àl'espace de l'autre. Le territoire de l'un peut bien serecouper avec le territoire de l'autre, mais ils ne sesuperposeront jamais plus. Le seul amour qui soitvraiment humain, c'est un amour imaginaire, c'estcelui après lequel on court sa vie durant, qui trouvegénéralement son origine dans l'être aimé, mais quin'en aura bientôt plus ni la taill e, ni la formepalpable, ni la voix, pour devenir une véritablecréation, une image sans réalité. Alors, il ne fautsurtout pas essayer de faire coïncider cette imageavec l'être qui lui a donné naissance, qui lui n'estqu'un pauvre homme ou qu'une pauvre femme, qui a

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fort à faire avec son inconscient. C'est avec cetamour-là qu'il faut se gratifier, avec ce que l'on croitêtre et ce qui n'est pas, avec le désir et non avec laconnaissance. Il faut se fermer les yeux, fuir le réel.Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l'art,et ne jamais utili ser la clef du placard où Barbe-Bleue enfermait les cadavres de ses femmes. Cardans la prairie qui verdoie, et sur la route quipoudroie, on ne verra jamais rien venir.

Si ce que je viens d'écrire contient une parcelle devérité, alors je suis d'accord avec ceux qui pensentque le plaisir sexuel et l'imaginaire amoureux sontdeux choses différentes qui n'ont pas de raison apriori de dépendre l'une de l'autre.Malheureusement, l'être biologique qui nous gratifiesexuellement et que l'on tient à conserverexclusivement de façon à « réenforcer » notregratification par sa « possession », coïncidegénéralement avec celui qui est à l'origine del'imaginaire heureux. L'amoureux est un artiste quine peut plus se passer de son modèle, un artiste quise réjouit tant de son oeuvre qu'il veut conserver lamatière qui l 'a engendrée. Supprimer l'œuvre, il nereste plus qu'un homme et une femme, supprimerceux-là, il n'y a plus d’œuvre. L'œuvre, quand elle apris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui estdu domaine de l'imaginaire, une vie qui ne vieillitpas, une vie en dehors du temps et qui a de plus enplus de peine à cohabiter avec l'être de chair, inscritdans le temps et l'espace, qui nous a gratifiésbiologiquement. C'est pourquoi il ne peut pas yavoir d'amour heureux, si l 'on veut à toute forceidentifier l’œuvre et le modèle.

Cependant, lorsque l'amour passe d'un rapportinterindividuel unique à celui d'un groupe humain, ilest probable qu'il pourrait s'humaniser, en ce sensqu'il devient plus l'amour d'un concept que celui del'objet gratifiant. L'Homme est par exemple le seulanimal à concevoir la patrie et à pouvoir l'aimer.Mais là encore il n'est pas possible de faire coïnciderl'imaginaire amoureux avec le modèle qui en est la

cause. Le modèle est encore un modèle biologique,celui de l'ensemble humain peuplant une nicheécologique, avec son histoire et les caractéristiquescomportementales que cette niche a conditionnéeschez lui. Et cet ensemble humain jusqu'ici s'esttoujours organisé sous tous les cieux suivant unsystème hiérarchique de dominance et de soumissionparce que les motivations des individus qui lecomposent ont toujours été la survie organique, larecherche du plaisir, dont les moyens d'obtentionpassent encore par la possession d'un territoireindividuel et des objets et des êtres qu'il contient. Sibien que cet amour réel et puissant de la patrie,tardivement conceptualisé dans l'histoire del'Homme, mais qui a, jusqu'à une époque récente,animé le sacrifice de milli ons d'hommes, aégalement permis l'exploitation de leur sacrifice parles structures sociales de dominance qui enconstituaient, non le corps mystique, mais le corpsbiologique. Les dominants ont toujours utili sel'imaginaire des dominés à leur profit. Cela estd'autant plus facile que la faculté de créationimaginaire que possède l'espèce humaine est la seuleà lui permettre la fuite gratifiante d'une objectivitédouloureuse. Cette possibilit é, elle la doit àl'existence d'un cortex associatif capable de créer denouvelles structures, de nouvelles relationsabstraites, entre les éléments mémorisés dans lesystème nerveux. Mais ces structures imaginairesrestent intimement adhérentes aux faits mémorisés,aux modèles matériels dont elles sont issues. Or, àl'échelon socioculturel il est profitable; pour lastructure hiérarchique, de favoriser l'amour del'artiste citoyen pour sa création imaginaire, la patrie,qui lui fait oublier la triste réalité du modèle social,artisan de son aliénation. On a dit que de Gaulleaimait la France, mais méprisait les Français. Ilaimait la conception imaginaire qu'il s'était faite dela France. L'artiste préférait son oeuvre au modèleimposé par la réalité. Or, ce qu'il y a de passionnantdans l'œuvre, c'est qu'elle varie avec chaque homme,

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avec sa mémoire, avec son histoire, que le mêmemot recouvre autant de créations imaginairesdifférentes qu'il y a de cerveaux imaginant et qu'ilest alors facile de créer un mouvement collectifpassionnel d'opinion pour quelque chose qui n'existepas en dehors du produit variable de l'imagination dechaque individu.

La distance croissante qui sépare ainsi la réalitéobjective de la création imaginaire permet demanipuler la première en exploitant la seconde aubénéfice des plus forts. Dans toute cetteinterprétation, j'ai sans doute paru valoriserl'imaginaire et ne pouvoir éliminer moi-même lejugement de valeur. Or, constater que toutel'évolution des espèces s'est faite en développantl'imaginaire et les formations nerveuses permettantles processifs associatifs pour aboutir à l'Homme,n'est pas, me semble-t-il , faire un jugement devaleur. C'est constater une réalité objective. Maisreconnaître que l'imaginaire reste sous la dépendancedes pulsions préhominiennes du fait que celles-cigouvernent notre inconscient, n'oblige pas à utili serl'imaginaire pour assurer la dominance de cespulsions dans l'action, sous la protection ambiguë dudiscours conscient. C'est la lutte éternelle entre lachair thermodynamique et le point oméga,informationnel, l'un ne pouvant exister sans l'autre,mais sans qu'il soit jamais possible de réduire l'un àl'autre ou inversement car, comme l'a dit Wiener,l'information n'est qu'information. Elle n'est ni masseni énergie, bien que n'existant pas sans elles.

Par contre, ce qu'il est possible de souhaiter, c'estque la création, l'œuvre de l'artiste, celle del'amoureux, ne se limite pas à un sous-ensemble.Qu'il s'adresse tout de suite au plus grand ensemble,à l'espèce humaine. Que ce peu de chair que noussommes, source de nos motivations, car si cettechair est triste, elle est aussi plaisante à la fois,source de notre désir d'en profiter comme de celuide la fuir en nous gratifiant sans contrainte dansl'imaginaire, source de notre angoisse sans laquelle il

n'y aurait pas de libération, que ce peu de chairinventive n'emprisonne pas sa créativité dans laprison des socio-cultures, celle des mots, celle descadres préfabriqués, celle des groupes sociaux, deschapelles, des langues, des classes. Prendre pourfinalité gratifiante l'un de ces sous-ensembles, c'estêtre fondamentalement raciste. Le racisme est unethéorie biologiquement sans fondement au stade oùest parvenue l'espèce humaine, mais dont oncomprend la généralisation par la nécessité, à tousles niveaux d'organisation, de la défense desstructures périmées.

Tout homme qui, ne serait-ce que parfois le soiren s'endormant, a tenté de pénétrer l'obscurité de soninconscient, sait qu'il a vécu pour lui-même. Ceuxqui ne peuvent trouver leur plaisir dans le monde dela dominance et qui, drogués, poètes oupsychotiques, appareill ent pour celui de l'imaginaire,font encore la même chose.

Alors, le contact humain, la chaleur humaine,qu'en faites-vous ?

- Ce que les hommes ont à communiquer entreeux, la science et l'art, ils ont bien des moyens d'enfaire l'échange. J'ai reçu d'eux plus de choses par lelivre que par la poignée de main. Le livre m'a faitconnaître le meill eur d'eux-mêmes, ce qui lesprolonge à travers l'Histoire, la trace qu'ils laissentderrière eux.

Mais combien d'hommes ne laissent pas de traceécrite et qu'il serait enrichissant de connaître? Ceuxqui souff rent et travaill ent n'ont point le tempsd'écrire.

- Oui, mais est-on sûr que la prise de contact avecceux-là est empreinte du seul souci de laconnaissance et de la participation au transport deleur croix? Le paternalisme, le narcissisme, larecherche de la dominance, savent prendre tous lesvisages. Dans le contact avec l'autre on est toujoursdeux. Si l 'autre vous cherche, ce n'est pas souventpour vous trouver, mais pour se trouver lui-même, et

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ce que vous cherchez chez l'autre c'est encore vous.Vous ne pouvez pas sortir du sill on que votre nicheenvironnementale a gravé dans la cire vierge devotre mémoire depuis sa naissance au monde del'inconscient. Puis-je dire qu'il m'a été donné parfoisd'observer de ces hommes qui, tant en paroles qu'enaction, semblent entièrement dévoués au sacrifice,mais que leurs motivations inconscientes m'onttoujours paru suspectes. Et puis certains, dont jesuis, en ont un jour assez de ne connaître l'autre quedans la lutte pour la promotion sociale et larecherche de la dominance. Dans notre monde, ce nesont pas des hommes que vous rencontrez le plussouvent, mais des agents de production, desprofessionnels. Ils ne voient pas non plus en vousl'Homme, mais le concurrent, et dès que votreespace gratifiant entre en interaction avec le leur, ilsvont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre.Alors, si vous hésitez à vous transformer en hippie,ou à vous droguer, il faut fuir, refuser la lutte si c'estpossible. Car ces adversaires ne vous aborderontjamais seuls. Ils s'appuieront sur un groupe ou uneinstitution. L'époque de la chevalerie est loin où l'onse mesurait un à un, en champ clos. Ce sont lesconfréries qui s'attaquent aujourd'hui à l'hommeseul, et si celui-ci a le malheur d'accepter laconfrontation, elles sont sûres de la victoire, car ellesexprimeront le conformisme, les préjugés, les loissocio-culturelles du moment. Si vous vous promenezseul dans la rue, vous ne rencontrerez jamais unautre homme seul, mais toujours une compagnie detransport en commun.

Quand il vous arrive cependant de rencontrer unhomme qui accepte de se dépouill er de son uniformeet de ses galons, quelle joie! L'Humanité devrait sepromener à poil , comme un amiral se présentedevant son médecin, car nous devrions tous être lesmédecins les uns des autres. Mais si peu se saventmalades et désirent être soignés! N'ont-ils pas suivitrès fidèlement les règles du livre d'Hygiène et de

Prophylaxie que la société bienveill ante a déposédans leur berceau à la naissance ?

Cette distinction que j'ai faite au début entre leréel et l'imaginaire, nous la retrouvons au niveaud'organisation des sociétés. Les rapportsinterindividuels qui s'établissent en leur sein, fondéssur le fonctionnement du système nerveux humainen situation sociale et qui aboutissent aux hiérarchiesprofessionnelles et aux dominances, sont bien réelset vécus comme tels. Mais le fonctionnementnerveux est inconscient de ses sources structurellesinnées et acquises. Il nous vient tout droit des étapespréhominiennes de l'évolution auxquellesl'imaginaire lui-même s'est soumis. La créativité n'yest considérée qu'en fonction de l'innovationtechnique et de la marchandise par lesquelless'établissent les dominances. Aussi les hommes,pour fuir le malaise qui en résulte, se mettent-ilsparfois à utili ser l'imaginaire pour proposer desstructures sociales dans lesquelles ces rapportsaliénants disparaîtraient. Malheureusement, commeces derniers résultent, nous venons de le dire, del'expression de leur inconscient pulsionnel drainé parl'acquis socio-culturel qu'ils ne prennent jamais encompte, l'amour pour l'œuvre imaginaire n'arrivejamais à coïncider avec le réel amputé de ses sourcesprofondes. Et le mot d'amour demeure ce termemensonger qui absout toutes les exploitations del'homme par l'homme, puisqu'il se veut d'une autreessence que celle des motivations les plusprimitives, contre lesquelles d'aill eurs il ne peut rien,pas plus que le mot « bouclier » ne peut protéger desballes.

Les problèmes que pose la vie à chacun de nous,je n'ai trouvé aucun catéchisme, aucun code civil oumoral, capables de m'en fournir les réponses. LeChrist me les a données, mais outre que c'est unMonsieur qui n'est pas très recommandable, je lesuspecte parfois de changer de visage avec le client.

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Pour ceux qui le connaissent, il est l'œuvreaccomplie dont je parlais plus haut, l'imaginaireincarné. Mais du fait même de cette incarnation,peut-il être mieux que ce que nous sommes ? Celan'est possible que s'il représente l'imaginaire incarnédans l'espèce comme dans chaque individu, élémentde l'ensemble. Pour lui aussi, à mon sens, le motd'amour a été galvaudé. Dans le contexte où il estutili sé on peut aussi bien choisir celui de haine. Il y aautant d'amour dans la haine qu'il y a de haine dansl'amour. C'est une question d'endocrinologie.

Il est plus facile de dire que l'on aime l'espècehumaine, l'homme avec un grand H, que d'aimer, etnon pas simplement avoir l'air d'aimer, son voisin depalier. Mais il est plus facile aussi d'aimer sa femmeet ses enfants quand ils font partie des objetsgratifiants de votre territoire spatial et culturel, qued'aimer le concept abstrait de l'Humanité dans sonensemble. Il faudrait ne pas avoir de territoire dutout, c'est-à-dire ne pas avoir de système nerveux ouau contraire considérer que ce territoire est la planètetout entière, opinion que les autres se chargeraientrapidement de contredire, pour vivre en paix. « Monterritoire n'est pas de ce monde »... Bien sûr, ilappartient au monde des structures, au monde del'imaginaire. Malheureusement, l'imaginaire prendnaissance dans un système nerveux et les structuresn'existent que pour organiser les éléments d'unensemble : l'œuvre et le modèle, toujours. Il fautaccepter de vivre avec le modèle et de mourir pourl'œuvre. C'est l'éternel conflit entre le « principe deplaisir » et le « principe de réalités » vous diront lespsychanalystes et je ne vous proposerai pas autrechose que la « sublimation ». Ce n'est pourtant pastout à fait cela, à mon avis. Le réel que je vouspropose n'est pas celui de la niche environnementaleimmédiate, celui que l'on touche, que l'on sent, quel'on voit. Celui-là, même si vous vous admettez ladifférence, la non-appropriation, l'autonomiepartielle de l'autre (ce qui sera d'aill eurs considérécomme de l'indifférence) n'est pas encore

suff isamment informé dans son ensemble, ou plutôtse trouve trop déformé par la culture pour accepterqu'inversement vous puissiez bénéficier des mêmesavantages. Aimer l'autre, cela devrait vouloir direque l'on admet qu'il puisse penser, sentir, agir defaçon non conforme à nos désirs, à notre propregratification, accepter qu'il vive conformément à sonsystème de gratification personnel et nonconformément au nôtre. Mais l'apprentissageculturel au cours des mill énaires a tellement lié lesentiment amoureux à celui de possession,d'appropriation, de dépendance par rapport à l'imageque nous nous faisons de l'autre, que celui qui secomporterait ainsi par rapport à l'autre serait en effetquali fié d'indifférent.

Cependant, il existe d'autres espaces gratifiantsque celui qui vous entoure immédiatement, et quisont tout aussi réels que lui, mais médiats. C'est ce àeux que l'on peut atteindre le collectif, le social.L'espace planétaire en est un, et les structuressociales qui le remplissent sont une réalité. Maiscette réalité, vous ne pouvez l'atteindre avec la main,les yeux, les lèvres. Vous ne pouvez l'influencer quepar l'intermédiaire des mass media. Vous ne pouvezexercer sur elle une autorité, un pouvoir, qu'à traversla symbolique du langage, et l'expression desconcepts. Vous vous heurterez bien évidemment auxlangages et aux concepts dominants. Mais votre luttes'engagera à un autre niveau d'organisation que celuioù se tiennent les rapports d'homme à homme. Vousne vous laisserez plus enfermer dans un espace étroitau sein duquel tout l'inconscient dominateur desindividualités entre en conflit pour l'obtention de ladominance. Et surtout vous pouvez fuir, pour vousregrouper à un autre niveau d'organisation, jusqu'auxlimites de la planète. Il s'agit en définitive de faire devotre réalité une structure ouverte et non pas unestructure fermée par les frontières de l'Œdipefamili al ou social.

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Déçus? Bien sûr vous l'êtes. Entendre parler del'Amour comme je viens de le faire a quelque chosede révoltant. Mais cela vous rassure en raison mêmede la différence. Car vous, vous savez que l'esprittranscende la matière. Vous savez que c'est l'amourparticulier, comme l'amour universel, quitransportent l'homme au-dessus de lui-même.L'amour qui lui fait accepter parfois le sacrifice desa vie. « Parrroles, Parroles, Parroles », chuchoteDalida avec cet accent si profondément humain qu'iltouche au plus profond du cœur les foules du mondelibre. Vous savez, vous, que ce ne sont pas que desmots, que ce qui a fait la gloire des générations quinous ont précédés, sont des valeurs éternelles, grâceauxquelles nous avons abouti à la civili sationindustrielle, aux tortures, aux guerresd'extermination, à la déstructuration de la biosphère,à la robotisation de l'homme et aux grandsensembles. Ce ne sont pas les jeunes générationsévidemment qui peuvent être rendues responsablesd'une telle réussite. Elles n'étaient pas encore là pourla façonner. Elles ne savent plus ce qu'est le travail ,la famill e, la patrie. Elles risquent même demain dedétruire ces hiérarchies, si indispensables à larécompense du mérite, à la création de l'élite. Cespenseurs profonds qui depuis quelque tempspeuplent de leurs écrits nos librairies, et que lacritique tout entière se plaît à considérer comme devéritables humanistes, sachant exprimer avec desaccents si « authentiques » toute la grandeur et lasolitude de la condition humaine, nous ont dit :retournons aux valeurs qui ont fait le bonheur desgénérations passées et sans lesquelles aucune sociéténe peut espérer en arriver où nous sommes. Sansquoi nous risquons de perdre des élites commecelles auxquelles ils appartiennent, ce qui seraitdommage. Qui décidera de l'attribution des crédits,de l'emploi de la plus-value, qui dirigera aussi «humainement » les grandes entreprises, les banques,qui tiendra dans ses mains les leviers de l'État, ceuxdu commerce et de l'industrie, qui sera capable enfin

de perpétuer le monde moderne, tel qu'eux-mêmesl'ont fait ? Et toute cette jeunesse qui profite de cemonde idéal, tout en le récusant, ferait mieux de semettre au travail , d'assurer son avenir promotionnelet l'expansion économique, qui est le plus sûr moyend'assurer le bonheur de l'homme. La violence n'ajamais conduit à rien, si ce n'est à la révolution, à laTerreur, aux guerres de Vendée et aux droits del'Homme et du Citoyen. Sans doute, il y a desbombes à bill es, au napalm, les défoliants, lescadences dans les usines, les appariteurs musclés,mais tout cela (pour ne citer qu'eux) n'existe quepour apprendre à apprécier le monde libre à ceux quine savent pas ce qu'est la liberté et la civili sationjudéo-chrétienne. Conservons la vie, ce biensuprême, pénalisons l'avortement, la contraception,la pornographie (qui n'est pas l'érotisme, commechacun sait) et favorisons, au nom de la patrie, lesindustries d'armement, la vente à l'étranger des tankset des avions de combat, qui n'ont jamais fait de malà personne puisque ce sont les milit aires qui lesutili sent. Si parfois ces bombes tuent des hommes,des femmes et des enfants, ceux-là ont déjà puapprécier les avantages de la vie, en goûter les joiesfamili ales et humaines. Alors que ces pauvresinnocents de la curette ou de l'aspirateur ne saurontjamais les joies qu'ils ont perdues, le bonheur de setrouver parmi nous. Savez-vous si parmi eux il nes'en serait pas trouvé un qui aurait même pu devenirprésident de la République? Non, croyez-moi,laissez-les vivre, car même si l 'existence n'est pasune formule idéale, vous savez bien que la douleurélève l'homme et que nul ne se connaît tant qu'il n'apas souffert. (Cette dernière phrase, pour être lapreuve d'une culture authentique, devraits'accompagner d'un renvoi en bas de page sur uneréférence bibliographique.)

Oui, ce que je viens d'écrire sur l'amour estattristant. Cela manque totalement de spiritualité.Heureusement qu'il nous reste saint Françoisd'Assise, Paul VI et Michel Droit. Heureusement

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qu'il existe encore des gens qui savent, eux,pourquoi il s ont vécu, et pourquoi il s vivent.Demandez-leur. Ils vous diront que c'est pourl'Amour avec un grand A, pour les autres, grâce ausacrifice d'eux-mêmes. Et il faut les croire parce quece sont des êtres conscients et responsables. Il suff itde voir leur tête pour comprendre combien ils ontsouffert dans leur renoncement I

J'aurais pu vous dire que ma motivation profondedepuis mon plus jeune âge avait été de soulagerl'humanité souff rante, de trouver des drogues quiguérissent, d'opérer et de panser des plaiessaignantes. J'aurais pu vous dire que mon rôle nes'était pas limité à soigner le corps, mais que j'avaistoujours cherché derrière le corps physique àatteindre l'Homme tout entier, moral et spirituel, àgrands coups de colloques singuliers payables à lasortie, et derrière chaque individu que j'avais tentéde comprendre, l'humaine condition. A cela, toutemon hérédité famili ale m'avait conduit. J'aurais puvous dire comment, par mon seul mérite, j'avaisgravi les échelons d'une carrière honorable, au coursde laquelle bien sûr je m'étais heurté à l'égoïsmesouvent, à la bêtise parfois, mais combien tout celaavait été insignifiant comparé à la chaleur humaine,aux contacts humains, aux joies de l'amitié et del'amour auxquelles je m'étais livré à corps perdu endonnant le meill eur de moi-même. Après la lectured'un tel li vre, vous auriez acquis une haute opinionde l'auteur et de son idéal humain (un idéal peut-ilêtre autre chose qu'humain ?), et dare-dare, devantun tel exemple vous auriez tenté de l'imiter. Animépar cette nouvelle ardeur, vous-même, le groupesocial auquel vous appartenez, le pays, la culture etfinalement l'espèce humaine tout entière, se seraientenrichis. Vous auriez permis, en restant à votre justeplace (une place est toujours juste et méritée) quesoient conservés des idéaux d'Amour, de Probité,d'Honneur, de Sacrifice, qui sont les seules valeurscapables de faire progresser l'Humanité souff rante

(l'Humanité est toujours souff rante, vous avezremarqué ?).

Au lieu de cela, vous découvrez un homme qui,suivant les critères qui sont les vôtres, vous dit quenous sommes tous pourris, tous vendus, qu'il n'existeà son avis ni amour, ni altruisme, ni li berté, niresponsabilit é, ni mérite qui puissent répondre à descritères fixés d'avance, à une échelle de valeurshumainement conçue, que tout cela est une chienlitpour permettre l'établissement des dominances. Queles choses se contentent d'être, sans valeur autre quecelle que lui attribue un ensemble social particulier.Notez qu'il n'a aucun moyen de coercition, aucuneinquisition à son service capable de vous obliger «librement » à le croire, et ce n'est pas soninsignifiante expérience personnelle qui peutvraisemblablement vous convaincre.

Peut-être d'aill eurs l'étude de la biologie descomportements à laquelle il fait si souvent référence,car il croit qu'elle le singularise, lui a-t-elle fourni cetalibi logique dont il parle souvent aussi, pour couvrirsa très réelle médiocrité sentimentale ? Neconnaissant des autres que leurs comportements, il acru qu'ils étaient motivés comme il l 'était lui-même,mais restaient inconscients de leurs motivationsréelles. Peut-être sont-ils tous bons, généreux,concili ants, tolérants, simples, humbles, acceptant ladominance quand elle s'off re à eux comme unfardeau qu'ils n'ont pas cherché à conquérir? Peut-être sont-ils effectivement tous ce qu'il vousconseill ent d'être vous-même, en faisant référence àcet humanisme si réconfortant, à ces sublimations età ces transcendances qui guident nos élitesméritantes ? Peut-être, après tout, que leurdominance ils ne la doivent qu'à leurs qualitésexceptionnelles et qu'elle leur est donnée parsurcroît? On peut se demander même s'ils savent enprofiter ?

Ainsi, j'ai compris que ce que l'on appelle «amour » naissait du réenforcement de l'actiongratifiante autorisée par un autre être situé dans notre

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espace opérationnel et que le mal d'amour résultaitdu fait que cet être pouvait refuser d'être notre objetgratifiant ou devenir celui d'un autre, se soustrayantainsi plus ou moins complètement à notre action.Que ce refus ou ce partage blessait l 'image idéaleque l'on se faisait de soi, blessait notre narcissisme etinitiait soit la dépression, soit l 'agressivité, soit ledénigrement de l'être aimé.

J'ai compris aussi ce que bien d'autres avaientdécouvert avant moi, que l'on naît, que l'on vit, etque l'on meurt seul au monde, enfermé dans sastructure biologique qui n'a qu'une seule raisond'être, celle de se conserver. Mais j'ai découvertaussi que, chose étrange, la mémoire etl'apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cettestructure, et qu'au niveau de l'organisation du moi,elle n'était plus qu'eux. J'ai compris enfin que lasource profonde de l'angoisse existentielle, occultéepar la vie quotidienne et les relationsinterindividuelles dans une société de production,c'était cette solitude de notre structure biologiqueenfermant en elle-même l'ensemble, anonyme leplus souvent, des expériences que nous avonsretenues des autres. Angoisse de ne pas comprendrece que nous sommes et ce qu'ils sont, prisonniersenchaînés au même monde de l'incohérence et de lamort. J'ai compris que ce que l'on nomme amourpouvait n'être que le cri prolongé du prisonnier quel'on mène au supplice, conscient de l'absurdité deson innocence; ce cri désespéré, appelant l'autre àlaide et auquel aucun écho ne répond jamais. Le cridu Christ en croix: « Eli , Eli , lamma sabacthani » «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?». Il n'y avait là, pour lui répondre, que le Dieu del'élite et du sanhédrin. Le Dieu des plus forts. C'estsans doute pourquoi on peut envier ceux qui n'ontpas l'occasion de pousser un tel cri, les riches, lesnantis, les tout-contents d'eux-mêmes, les fiers-à-bras-du-mérite, les héros de l'effort récompensé, lesfaites-donc-comme-moi, les j'estime-que, les il -est-évident-que, les sublimateurs, les certains, les justes.

Ceux-là n'appellent jamais à l'aide, ils se contententde chercher des « appuis » pour leur promotionsociale. Car; depuis l'enfance, on leur a dit que seulecette dernière était capable d'assurer leur bonheur. Ilsn'ont pas le temps d'aimer, trop occupés qu'ils sont àgravir les échelons de leur échelle hiérarchique.Mais ils conseill ent fortement aux autres l'utili sationde cette « valeur » la plus « haute » dont ilss'aff irment d'aill eurs pétris. Pour les autres, l'amourcommence avec le vagissement du nouveau-nélorsque, quittant brutalement la poche des eauxmaternelle, il sent tout à coup sur sa nuque tomber levent froid du monde et qu'il commence à respirer,seul, tout seul, pour lui-même, jusqu'à la mort.Heureux celui que le bouche à bouche parfois vientassister.

- Narcisse, tu connais ?

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Une idée de l'Homme

Ce que je viens d'en dire en parlant de l'amour etce que je vais en dire au cours des prochainschapitres fournit une idée de l'Homme plus complèteque celle que je pourrais enfermer en quelquespages. Je ne ferai ici que souligner quelques notionsqui me paraissent particulièrement importantes.Animal, l'Homme l'est. Il en possède les besoins, lesinstincts primordiaux, ceux d'assouvir sa faim, sasoif et sa sexualité, ses pulsions endogènes enquelque sorte, suivant un certain rituel propre à sonespèce. Il en possède aussi les possibilit és demémorisation à long terme, les possibilit ésd'apprentissage. Mais ces propriétés communes auxmammifères sont profondément transformées par ledéveloppement de propriétés anatomiques etfonctionnelles qui résultent sans doute du passage àla station debout, à la marche bipède, à la libérationde la main, à la nouvelle statique du crâne sur lacolonne vertébrale, au développement rendupossible alors du naso-pharynx permettantl'articulation des sons et le langage. Avec celui-ci, lesymbolisme et la conceptualisation apparaissent.Avec les mots permettant de prendre de la distanced'avec l'objet, une possibilit é nouvelled'associativité, donc de création d'imaginaire nousest donnée. Avec l'imaginaire, la possibilit é de créerde l'information et d'en façonner le monde inaniméfait l 'Homme. Avec le langage encore, la possibilit é

de transmettre à travers les générations l'expérienceacquise fut possible. L'enfant qui naît de nos joursbénéficie en quelques mois ou quelques années, decette façon, de toute l'expérience acquise depuis lespremiers âges humains, par l'espèce tout entière.L'expérience put ainsi s'accumuler, surtout lorsquel'écriture vint compléter la transmission orale, plusfacile à déformer. Malheureusement, le langagefournit seulement une interprétation logique des faitsde conscience. Les pulsions, l'apprentissage culturel,demeurent dans le domaine de l'inconscient. Ce sonteux qui guident le discours, et celui-ci couvred'alibis logiques l'infinie complexité des fonctionsprimitives et des acquis automatisés. Dans lesommeil du rêve, il semble que ceux-ci retrouventleur autonomie, et lorsque nous en conservons lamémoire après retour à la conscience de l'éveil , ilsnous eff raient souvent. Car la logique du rêve n'estpas celle du discours conscient. Elle déroute par sarichesse inventive et répond à des lois associativesque notre conscience a du mal à accepter. Cettesoupape de l'inconscient, des pulsions et des désirsque la conscience rejette, refoule, car non conformeaux règles culturelles de la société du moment, atoujours attiré la crainte et la curiosité des hommesqui n'en comprenaient plus le mécanisme dès qu'ilsretrouvaient la conscience de l'éveil et le contrôle del'environnement.

Les langages, intermédiaires obligés des relationshumaines, ont couvert de leur logique et de leurjustification l'établissement des hiérarchies dedominances dont nous avons dit qu'elles étaientfondées sur la recherche inconsciente et individuelledu plaisir, de l'équili bre biologique. Les dominantsont ainsi toujours trouvé de « bonnes raisons pourjustifier leur dominance, et les dominés de « bonnesN raisons pour les accepter religieusement ou pourles rejeter avec violence. La philosophie etl'ensemble des sciences humaines se sont établies surla tromperie du langage. Tromperie, car il ne prenaitjamais en compte ce qui mène le discours,

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l'inconscient. Et quand Freud, après d'autres sansdoute, est venu le démasquer, comment pouvait-ilconvaincre, puisque par définition l'inconscient estinconscient ? Comment admettre son existencequand la conscience couvre magiquement tous lesrapports humains de sa clarté éblouissante, de sacharpente simple et solide, de sa cohérence avec lemonde palpable, tangible ? Comment penser que cemonde palpable et tangible, ou plutôt quel'expérience que nous en avons, quand elle a pénétréle réseau infiniment complexe de notre systèmenerveux, s'y organise suivant des règlespulsionnelles, suivant des interdits culturels, et yretrouve nos constructions imaginaires pour yconstruire un monde différent, caché mais présent ?Un monde qui, lui, va orienter notre discours afinque celui-ci le protège de l'intrusion des autres ?

Comment, sachant cela, ne pas éprouver uncertain attrait pour ce qu'il est convenu d'appeler le «scientisme », cet essai longtemps infructueux de ladécouverte de lois, de principes invariants capablesde nous aider à sortir de la soupe des jugements devaleur? Et quand ce scientisme, après des siècles detâtonnements, aboutit enfin à des faits constants,reproductibles, concernant l'origine biochimique etneurophysiologique de nos comportements normauxet « anormaux », comment refuser de voir en lui lepremier lien fécond entre la physique et le langage?Comment ne pas voir qu'il est indispensable à unecertaine idée que nous pouvons nous faire del'Homme ?

L'Homme est enfin, on peut le supposer, le seulanimal qui sache qu'il doit mourir. Ses luttesjournalières compétitives, sa recherche du bien-êtreà travers l'ascension hiérarchique, son travailmachinal accablant, lui laissent peu de temps pourpenser à la mort, à sa mort. C'est dommage, carl'angoisse qui en résulte est sans doute la motivationla plus puissante à la créativité. Celle-ci n'est-elle pasen effet une recherche de la compréhension, dupourquoi et du comment du monde, et chaque

découverte ne nous permet-elle pas d'arracher unlambeau au linceul de la mort ? N'est-ce pas ainsique l'on peut comprendre qu'en son absence celuiqui « gagne » sa vie la perd?

Cela nous ramène à l'angoisse. Comment donnerune « idée de l'Homme » sans parler d'elle? Je penseque l'on n'a pas suff isamment insisté jusqu'ici surcette idée simple que le système nerveux avaitcomme fonction fondamentale de nous permettred'agir. Le phénomène de conscience chez l'homme,que l'on a évidemment rattaché au fonctionnementdu système nerveux central, a pris une telleimportance, que ce qu'il est convenu d'appeler « lapensée » a fait oublier ses causes premières, et qu'àcôté des sensations il y a l'action. Or, nous lerépétons, celle-ci nous parait tellement essentielleque lorsqu'elle n'est pas possible, c'est l'ensemble del'équili bre d'un organisme vivant qui va en souff rir,quelquefois jusqu'à entraîner la mort. Et ce faits'observe aussi bien chez le rat que chez l'homme,plus souvent chez le rat que chez l'homme, car le ratn'a pas la chance de pouvoir fuir dans l'imaginaireconsolateur ou la psychose. Pour nous, la causeprimordiale de l'angoisse c'est donc l'impossibilit éde réaliser l'action gratifiante, en précisantqu'échapper à une souff rance par la fuite ou par lalutte est une façon aussi de se gratifier, doncd'échapper à l'angoisse.

Quelles peuvent être les raisons qui nousempêchent d'agir? La plus fréquente, c'est le conflitqui S'établit dans nos voies nerveuses entre lespulsions et l'apprentissage de la punition qui peutrésulter de leur, satisfaction. Punition qui peut venirde l'environnement physique, mais plus souventencore, pour l'homme, de l'environnement humain,de la socio-culture.

Les pulsions sont souvent des pulsionsfondamentales, en particulier sexuelles. Ellespeuvent être aussi le résultat d'un apprentissage : larecherche de la dominance qui permet aux pulsions

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fondamentales de s'exprimer plus facilement enmili eu social, ou la recherche de l'assouvissementd'un besoin acquis, besoin qu'a fait naître la socio-culture. Il en est de même pour la mise en jeu dusystème inhibiteur de ces pulsions qui fait aussi bienappel aux lois civiques et à ceux qui sont chargés deles faire respecter, qu'aux lois morales qu'une culturea érigées. Toutes sont orientées de façon plus oumoins camouflée vers la défense de la propriétéprivée des choses et des êtres.

Une autre source d'angoisse est celle qui résultedu déficit informationnel, de l'ignorance où noussommes des conséquences pour nous d'une action,ou de ce que nous réserve le lendemain. Cetteignorance aboutit elle aussi à l'impossibilit é d'agir defaçon eff icace. L'expérience, l'apprentissage, nousont rendus conscients du fait que les événements nenous sont pas tous favorables. Quand l'un d'euxsurvient, au sujet duquel nous ne savons rien encore,dont nous n'avons aucune expérience antérieure, ilest souvent une source d'angoisse car nous ne savonspas comment nous comporter eff icacement enverslui.

Enfin, chez l'homme, l'imaginaire peut, à partir denotre expérience mémorisée, construire desscénarios tragiques qui ne se produiront peut-êtrejamais mais dont nous redoutons la venue possible.Il est évidemment diff icile d'agir dans ce cas àl'avance pour se protéger d'un événementimprobable, bien que redouté. Autre sourced'angoisse par inhibition de l'action.

L'angoisse de la mort peut faire appel à tous cesmécanismes à la fois. L'ignorance de ce qui peutexister après la mort, l'ignorance du moment oùcelle-ci surviendra, ou au contraire la reconnaissancede sa venue prochaine et inévitable, sans possibilit éde fuite ou de lutte, la croyance à la nécessité d'unesoumission aux règles morales ou culturelles pourpouvoir profiter agréablement de l'autre vie, le rôlede l'imagination bien alimentée par la civili sationjudéo-chrétienne qui tente de tracer le tableau de

celle-ci, ou celui du passage, peut-être douloureux,de la vie terrestre au ciel, au néant, au purgatoire ouà l'enfer, tout cela fait partie, même pour l'athée leplus convaincu, dans l'obscurité de son inconscient,dans le dédale de ses refoulements, de son acquisculturel. Et tout cela ne peut trouver une solutiondans l'action, l'action protectrice, prospective,gratifiante.

Même en écarquill ant les yeux, l'Homme ne voitrien. Il tâtonne en trébuchant sur la route obscure dela vie, dont il ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va.Il est aussi angoissé qu'un enfant enfermé dans lenoir. C'est la raison du succès à travers les âges desreligions, des mythes, des horoscopes, desrebouteux, des prophètes, des voyants extralucides,de la magie et de la science aujourd'hui. Grâce à cebric-à-brac ésotérique, l'Homme peut agir. Du moinsil ne demande qu'à le croire pour soulager sonangoisse. Mais, dès sa naissance, la mort lui passeles menottes aux poignets. C'est parce qu'il l e sait,tout en faisant l'impossible pour ne pas y penser,qu'il est habituel de considérer que lorsque desprimates ont enterré leurs morts en mettant autourd'eux leurs objets famili ers pour calmer leurangoisse, dès ce moment, ces primates méritentd'être appelés des Hommes.

La possibilit é que possède l'homme de créer del'information à partir de son expérience mémoriséeet d'en façonner le monde physique, créativité quifut le facteur de la réussite de l'espèce sur la planète,fait qu'il se considère avant tout comme unproducteur. Ses rapports sociaux ont été considéréscomme des rapports de production. Mais commecette production n'est pas entièrement enfermée dansle cadre de la production de biens marchands et quel'espèce semble avoir toujours créé des structures enapparence gratuites, même lorsqu'elles étaientreprises pour les faire pénétrer dans le circuit desmarchandises, on a depuis longtemps divisé lesactivités humaines en activités artistiques ettechniques. Aujourd'hui, on parle du travail

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professionnel et de la culture. La culture, c'est enprincipe ce qui ne se vend pas, un besoin innéqu'éprouverait l 'Homme et qui le ferait accéder à savéritable « essence », celle de l'art et de l'esprit C'estcette idée de l'Homme, aspect dichotomique, moitiéproducteur, moitié culturel, que l'on répand et quel'on tente d'imposer dans toutes les formesd'idéologies politi ques. Pourquoi cette idée d'unhomme double présente-t-elle tant d'attraits pour cesidéologies, de droite ou de gauche ?

La première raison est que, quel que soit le typed'idéologie, toutes admettent que l'hommereprésente d'abord un moyen de production puisquetoutes établissent leurs échelles hiérarchiques sur ledegré d'abstraction atteint dans l'informationprofessionnelle. Mais, comme nous l'avonsprécédemment indiqué, cette activité productriceinfiniment automatisée, parcelli sée, constitue untravail sans attrait et une motivation bien faible pourles couches lés plus « thermodynamiques » et lesplus nombreuses de la société. Celle-ci a cru qu'ilétait possible de fournir un exutoire au malaisesocial : la culture. Comme celle-ci ne semble avoiraucun rapport avec la profession, on l'a rapprochéedes loisirs, inutiles si ce n'est pour entretenir la forcede travail et lui faire oublier son malaise.

La culture est considérée d'aill eurs commel'expression de l'homme dans ses activités artistiqueset littéraires. Il s'agit, dans le langage courant,d'activités n'ayant qu'un rapport éloigné avec leprincipe de réalité, avec l'objectivité, d'activitésayant pris leurs distances d'avec l'objet et danslesquelles l'affectivité et l'imaginaire peuvents'exprimer soi-disant librement. Sinon, ellesdeviennent activités scientifiques ou techniques.

La culture exige des créateurs et desconsommateurs. Tentons de voir les mécanismes quicontrôlent ces deux volants du diptyque.

Le créateur doit être motivé à créer. Pour cela, ildoit généralement ne pas trouver de gratificationsuff isante dans la société à laquelle il appartient. Il

doit avoir des diff icultés à s'inscrire dans une échellehiérarchique fondée sur la production demarchandises. Celle-ci exigeant, pour assurer sapromotion sociale, une certaine faculté d'adaptationà l'abstraction physique et mathématique, beaucoup,rebutés d'autre part par la forme « insignifiante »prise par le travail manuel à notre époque, s'oriententvers les sciences dites humaines ou vers les activitésartistiques, « culturelles ». Mais celles-ci sont moins« payantes » pour une société dite de production, etles débouchés moins nombreux. Par contre,l'appréciation de la valeur de l’œuvre étantpratiquement impossible, tant l'échelle en estmobile, affective, non logique, l'artiste conserve unterritoire vaste pour agir et surtout une possibilit é deconsolation narcissique. S'il n'est pas apprécié,aucun critère objectif solide ne permettant d'aff irmerque les autres ont raison, il peut toujours seconsidérer comme incompris. Envisagée sous cetaspect, la création est bien une fuite de la viequotidienne, une fuite des réalités sociales, deséchelles hiérarchiques, une fuite dans l'imaginaire.Mais, avant d'atteindre le ciel nimbé d'étoiles del'imaginaire, la motivation pulsionnelle, la recherchedu plaisir qui n'a pu s'inscrire dans une dominancehiérarchique, doit encore traverser la couchenuageuse de la socio-culture en place. L'artiste, dèsl’œuf fécondé, est forcément lié à elle dans le tempset l'espace social. Il la fuit mais il en reste plus oumoins imprégné. Aussi génial soit-il , l'artisteappartient à une époque, réalisant la synthèse deceux qui l 'ont précédé et la réaction aux habitudesculturelles que ceux-ci ont imposées. C'est dans cetteréaction d'aill eurs qu'il peut trouver son originalité.Mais c'est aussi en elle que réside l'ambiguïté de l'artpour ses contemporains. Le besoin d'être admiré,aimé, apprécié, qui envahit chacun de nous, poussel'artiste au non-conformisme. Il refuse le déjà vu, ledéjà entendu. La création est à ce prix et l'admirationqu'elle suscite également. Mais l'œuvre originales'éloigne alors des critères de références

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généralement utili sés pour la juger et l'art se devantde ne pas être objectif, de prendre ses distancesd'avec la sensation, d'avec le monde du réel, ildevient fort diff icile d'émettre à son égard unjugement immédiat. L'art est un plat qui se mangefroid, comme la vengeance. Seule l'évolutionimprévisible du goût pourra par la suite aff irmer legénie.

Évidemment, l'artiste ou soi-disant tel peut encorebénéficier de l'approbation des snobs pour qui toutce qui n'est pas conforme entre dans le domaine del'art. Le comportement du snob est assez limpided'aill eurs. Stérile, il ne peut aff irmer sa singularitéqu'en paraissant participer à ce qui est singulier. Il serevêt de la singularité des autres et fait semblant dela comprendre et de l'apprécier. Il fait ainsi partied'une élite avertie, au mili eu de la cohue vulgaire ethomogénéisante. Si enfin, de l'accouplement du non-conformiste et du snob, un système marchand peutnaître, la réussite sociale, heureusement temporaire,l'inscription de l'artiste ou prétendu tel dans l'échelleconsommatrice et hiérarchique peuvent serencontrer. Tout cela est d'autant plus faciled'aill eurs que l'expérience historique montre que lenovateur est presque toujours incompris par lamajorité de ses contemporains. De là à penser quetout artiste incompris est un génie créateur il n'y aqu'un pas. Il est facilement franchi, dans la sociétédite libérale où tout ce qui peut se vendre en faisantappel aux moyens variés d'intoxication publicitairetrouve sa raison d'être. Mais l'artiste peut êtresuff isamment paranoïaque pour ne pas rechercher, nimême apprécier, cette réussite sociale, ce pansementnarcissique. Cela ne veut pas dire qu'il soit pourautant un génie créateur. Aucun système deréférence n'est là pour nous le dire. Cependant, c'estdans ce groupe des psychotiques ou à ses frontièresqu'on a le plus de chance de le trouver. En effet, samotivation n'est plus de s'inscrire dans un systèmepour en profiter, soit matériellement, soit de façonnarcissique. Il trouve sa gratification dans

l'imaginaire et l'œuvre qui en résulte. On peutadmettre que celle-ci est moins suspecte. Cetteanalyse motivationnelle et comportementale del'artiste que nous venons de faire est d'aill eursapproximative et l'on ne peut nier qu'à traversl'histoire certains génies créateurs ont trouvé uneplace dans la société de leur temps, et que leconsensus historique, par la suite, confirma l'opinionfavorable de leurs contemporains1. C'est en effetqu'il existe deux niveaux d'abstraction dans lecomportement de l'artiste. Le premier pourrait êtreinterprété comme une fuite du réel non gratifiantvers un imaginaire qui apaise. Le second, qui prendnaissance à partir de l’œuvre créée, est un retour parson intermédiaire dans la réalité sociale, retour qui,pour les raisons que nous avons indiquées, peut êtrediversement apprécié, car il dépend duconsommateur. Or, le consommateur n'est jamaisseul. Si nous éliminons le snob, dont nous avonsdéjà parlé, il représente l'expression d'un certain typede société, à une certaine époque. Et nousretrouvons là la culture et son rôle social.

Pour bien des raisons, les sociétés de l'ennui ontbesoin de l'art et de la culture, qu'elles séparent defaçon péremptoire du travail et de la production.D'abord, l'homme que l'on dit cultivé est celui qui ale temps de le devenir, celui que sa vieprofessionnelle laisse suff isamment disponible, oudont la vie professionnelle est elle-même inscritedans la culture. Dans une société marchande, êtrecultivé, c'est déjà appartenir à la partie favorisée dela société qui peut se permettre de le devenir.Accorder à ceux qui n'ont pas cette chance uneparticipation à la culture, c'est en quelque sorte leurpermettre une ascension sociale. C'est un moyen deles gratifier narcissiquement, d'améliorer leur 1 M'est-il permis de dire que de nos jours des artistes comme Salvador Dali ouGeorges Mathieu (par exemple) dont le génie me parait peu discutable, sont à lafois des « fuyards » et des « installés » ? Mais leur « installation » ne dépend pastellement d'eux que du public

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standing, d'enrichir l'image qu'ils peuvent donnerd'eux-mêmes aux autres. Il est probable que ceprocessus découle directement du regret dubourgeois de ne pas appartenir à une aristocratieinutile, non productrice et cultivée. Qu'on sesouvienne du Bourgeois Gentilhomme et de sesefforts pour acquérir les plumages culturels liés auxattributs de la classe à laquelle il tente d'accéder. LeBourgeois Gentilhomme appartient à une raceproli fique et qui s'est largement multipliée. Mais,dans la contestation de classe qui ne cesse des'étendre, l'intérêt de la bourgeoisie étant deconserver avant tout ses prérogatives hiérarchiquesde dominance et celles-ci n'étant plus exclusivementétablies sur la naissance et le comportement, maissur la propriété des marchandises, elle accepte bienvolontiers de diffuser une culture, surtout si elle sevend. Elle compte par-là apaiser la rancœur due auxdifférences, tout en conservant les différences qui luiparaissent essentielles, le pouvoir, la dominancehiérarchiques. D'où l'effort qu'elle fait et auquel selaissent prendre les masses laborieuses, pourvaloriser la culture, sa culture, tout en la séparantobstinément de l'activité professionnelle productrice,où son système hiérarchique demeure intransigeant.Il est bon de noter que si la société industrielle ainstitué depuis longtemps examens et concours pourétabli r ses échelles hiérarchiques sur lesconnaissances professionnelles, elle n'a jamais faitde même pour la culture, car celle-ci n'est pour ellequ'un amuse-gueule, incapable d'assurer un pouvoirsocial. Elle n'a donc pas besoin de hiérarchies, ni ducontrôle des connaissances « culturelles ». Elleespère ainsi calmer le malaise, panser les plaiesnarcissiques de ceux qui n'ont pas le pouvoir,d'autant qu'en maintenant une différence de nature,une différence fondamentale entre activitéproductrice et activité culturelle, on peut même ausein de cette dernière exprimer une contestation dusystème hiérarchique de dominance établie dans lapremière. Les domaines sont si séparés qu'il n'y a

aucune crainte de voir l'expression de l'imaginaireprendre en charge l'objectivité de la réalité sociale.Dans le cas même où l'intersection parait possible, ilfaudrait encore trouver et mettre en placel'organisation sociale permettant de passer desconcepts à la pratique. D'autre part, comme il y a làtout de même un rapprochement qui pourrait êtredangereux, la culture diffusée sera le plus souventcelle dont le contenu sémantique ne parait pas avoird'incidence sociale contestataire du systèmedominant. Mais, même s'il en a une, on peut espérerque cela constitue un exutoire favorable. Certainspsychosociologues ne prétendent-ils pas, avec raisonsemble-t-il , que les films de violence, loin deconstituer une incitation à la violence pour celui quiles regarde, permettent au contraire un remaniementbiologique analogue à la violence active, sans enavoir les inconvénients. Les chansonniers n'ontjamais été un facteur indispensable à l'apparition desrévolutions. Or, la culture autorisée, désinfectée,pasteurisée, ne parait pas plus dangereuse que leschansonniers à l'idéologie dominante. C'est presqueune soupape de sécurité qui ne peut ébranler lasolide charpente des dominations hiérarchiques, carce n'est pas avec des mots que l'on fabrique de lamonnaie. Il n'y a que dans les pays où le pouvoirhiérarchique n'est plus lié à la propriété des choses,mais au conformisme idéologique, que les motsreprennent de l'importance et que la culture, qui nese vend pas, ne peut plus se permettre d'êtredéviante. En pays capitalistes au contraire, lesystème, cimenté par la puissance adhésive de lamarchandise, accepte, pourvu qu'elle se vende, touteidée, même révolutionnaire. Sa vente ne peut quefavoriser la cohésion du système et montrer lelibéralisme idéologique de la société qui l 'autorise.

Mais, en réalité, la raison primordiale à mon sensdu prétendu libéralisme culturel des paysoccidentaux, résulte du fait que la culture autorisée,ou même favorisée, est un fouilli s où une chatte neretrouverait pas ses petits. Ce bric-à-brac culturel est

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parfaitement exprimé par les pages roses dudictionnaire dont la connaissance permet d'émaill erla conversation de citations latines ou autres et dehisser au haut des drisses les pavill ons dereconnaissance de la société bourgeoise. Cetteculture n'est pas à usage interne, mais externe,comme le petit rond métalli que qui orne laboutonnière des membres du Rotary. Elle facilit e,comme les galons, le comportement d'autrui àl'égard de l'échelon hiérarchique que vous avezatteint ou même elle permet, si la vie ne vous a pasété favorable, de conserver votre appartenance, enl'absence d'une activité productrice récompensée parla promotion sociale.

Le désordre de cette culture est tel, qu'elle ne peutprésenter aucun danger pour un système socio-économique. C'est une culture sans structure, enpièces détachées, et chacun peut choisir dans lemagasin culturel les pièces qui lui paraissent lesmieux adaptées a sa propre gratification, suivantl'apprentissage de la vie sociale qui lui est propre. Ilrisque diff icilement dans ces conditions derencontrer de réelles contradictions, génératricesd'angoisse et de créativité.

Cette culture enfin est un amoncellement dejugements de valeur. Comment pourrait-il en êtreautrement puisque les mécanismes qui permettent àl'homme de voir, d'entendre, de penser, la clef de sescomportements d'attirance ou de retrait, de ses choixcomme on dit, a été cachée, dès son enfance, sousson oreill er et qu'il n'a jamais l'occasion de faire sonberceau. Sa mère s'en charge.

Tant que les hommes ne sauront pas que rien dansl'humaine adhérence au monde, rien de ce quis'accumule dans leur système nerveux n'est isolé,séparé du reste, que tout se tient, s'organise,s'informe en lui, en obéissant à des lois strictes dontla plupart restent encore à découvrir, ils accepterontla division en homme productif et en homme de

culture. Cette division elle-même est unphénomène culturel, comme la croyance à l'esprit et

à la matière, au bien et au mal, au beau et au laid,etc. Et cependant, les choses se contentent d'être.C'est l'homme qui les analyse, les sépare, lescloisonne, et jamais de façon désintéressée. Audébut, devant l'apparent chaos du monde, il a classé,construit ses tiroirs, ses chapitres, ses étagères. Il aintroduit son ordre dans la nature pour agir. Et puis,il a cru que cet ordre était celui de la nature elle-même; sans s'apercevoir que c'était le sien, qu'il étaitétabli avec ses propres critères, et que ces critères,c'étaient ceux qui résultaient de l'activitéfonctionnelle du système lui permettant de prendrecontact avec le monde : son système nerveux.

L'homme primiti f avait la culture du silex taill équi le reliait obscurément, mais complètement, àl'ensemble du cosmos. L'ouvrier d'aujourd'hui n'amême pas la culture du roulement à bill es que songeste automatique façonne par l'intermédiaire d'unemachine. Et pour retrouver l'ensemble du cosmos,pour se situer dans la nature, il doit s'approcher desfenêtres étroites que, dans sa prison sociale,l'idéologie dominante, ici ou là, veut bien entrouvrirpour lui faire prendre le frais. Cet air est lui-mêmeempoisonné par les gaz d'échappement de la sociétéindustrielle. C'est lui pourtant que l'on appelle laCulture.

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L'enfance

Quand il naît, l'enfant ne sait pas qu'il existe. Il nele saura que bien plus tard, après avoir constitué son« schéma corporel ». En attendant, il se contented'être dans ce que certains psychiatres appellent son« moi-tout » au sein duquel il ne se distingue pas dumonde qui l 'environne. Pour s'en distinguer, il abesoin d'agir, et c'est sans doute la raison pourlaquelle le petit de l'Homme qui agit si tardivementsur son environnement, constitue si lentement sonschéma corporel. On peut imaginer en effet que poury parvenir il faut que le tact lui permette de sedélimiter dans l'espace. En sentant au bout de sesdoigts le contact d'une partie de son corps, laquellesentira le contact de ses doigts, il percevra un circuitfermé sur lui-même alors que la sensation resteouverte quand son corps entre en contact avecl'environnement. Il faut que par l'action sur les objetsil réunisse dans son système nerveux des influxsensoriels qui le pénètrent par des canaux différents :tact, vue, ouïe, odorat, etc., mais qui ont leur sourcedans le même objet, ce que l'action sur cet objet luipermettra de découvrir. On peut sans doute dire qu'ils'agit là de réflexes conditionnés du premier degrépuisqu'ils associent au sein du système nerveuxenfantin des signaux d'origine sensorielle différente.

Cependant, ce système nerveux bien qu'encoreimmature possède déjà une structure pulsionnellerépondant aux besoins fondamentaux et une

structure permettant l'apprentissage desautomatismes imposés par le mili eu, en d'autrestermes capable de mémoire à long terme. Bien sûr,ses zones associatives corticales ne peuvent encorebeaucoup lui servir, car n'ayant encore pas ou peumémorisé, il n'a rien à associer.

Ses structures pulsionnelles le préviennent del'état de bien-être ou de souff rance de son organismeet il réagira par exemple à l'absence d'alimentationpar des cris. Ceux-ci seront vite apaisés par lasolli citude de la mère ou de la personne qui vaassouvir ses besoins alimentaires. Ne sachant pasencore qu'il existe dans un mili eu différent de lui, ilva mémoriser, avec le retour du bien-être, les autresstimulations sensorielles qui sont associées àl'assouvissement de sa faim : l'odeur de la mère, lavoix de la mère, la chaleur, le visage de la mère. Ils'agit sans doute là d'un processus analogue à celuide « l'empreinte » décrit par K. Lorenz chez ses oies.En résumé, des réflexes conditionnés établissent desrapports entre une récompense, l'assouvissementd'un besoin fondamental et les stimuli sensorielsd'origine externe qui les accompagnent.

Lorsque vers le huitième ou dixième mois, sonaction progressive sur le mili eu lui fera prendreconscience de son existence distincte du mili eu quil'entoure, il va découvrir sa mère, source de toutesses récompenses jusque-là. Mais quand il va aussidécouvrir que cet objet gratifiant n'appartient pasqu'à lui seul, mais aussi au père, aux frères et sueurs,il comprendra d'un seul coup qu'il peut perdre enpartie sa gratification et découvrira l'œdipe, lajalousie et l'amour malheureux.

Très vite, il découvrira aussi que les automatismessimples que l'on essaie d'introduire dans son systèmenerveux concernant l'alimentation ou les excrétionsurinaire et fécale sont des sujets de récompense pourles parents, s'il s'y soumet. Il sera encouragé et flattépar eux dans ce dernier cas, puni dans le cascontraire. Il utili sera donc le non-conformismecomme moyen de punition à l'égard de ses parents,

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et déjà un réseau complexe d'interactions prendranaissance entre lui et le mili eu qui l 'entoure.

Son cerveau, avons-nous dit, est immature à lanaissance. Cela veut dire en particulier que toutesconnexions entre les neurones présents, connexions« synaptiques », ne sont point encore formées. Ilexiste une plasticité du système nerveux quipermettra à celui-ci de s'adapter à la richesseinformative variable de l'environnement. On a pumontrer que de jeunes chats enfermés dès lanaissance dans un espace clos dont les paroisprésentent des raies noires verticales, ne pourrontplus, au bout de quelques semaines, « voir » desraies horizontales et inversement. Des animauxplacés dès la naissance dans un environnement ditenrichi, c'est-à-dire occupé par des objets variés,seront capables à l'âge adulte de performancesbeaucoup plus complexes que les sujets maintenusdans un environnement banalisé. Des expériencesnombreuses et variées montrent toute l'importancedu mili eu d'origine dans la formation du systèmenerveux. Aucun biologiste ne peut actuellementdélimiter précisément la part de l'inné et de l'acquisdans un comportement humain. Mais si l 'on admetque le système nerveux, comme toutes lescaractéristiques biologiques, s'inscrit sans doute dansune courbe de Gauss, cela veut dire que la plupart deses structures d'origine sont fort semblables et quel'influence du mili eu, dès l'étape intra-utérine sansdoute, est vraisemblablement prépondérante.

Mais il faut alors bien préciser ce que l'on entendpar formation du système nerveux, c'est-à-dire parsystème éducatif en résumé. Les mili eux sociauxsont évidemment fort différents et entre un enfant nédans les bidonvill es de Nanterre et celui né dans unefamill e bourgeoise du 16' arrondissement, il y a peude points communs. L'influence du mili eu, dans l'unet l'autre cas, n'aura presque toujours comme résultatque de créer des automatismes de comportements,de jugements, de pensée comme l'on dit, mais dansl'un et l'autre cas ce ne seront toujours que des

automatismes. Ceux acquis dans le mili eu bourgeoisseront favorables généralement à une ascensionhiérarchique passant le plus souvent par une « École». Ils fourniront à celui auquel il s sont inculqués, unlangage, une attitude, des habitudes, des jugementsconformes à la structure hiérarchique de dominance,mais il n'est pas sûr qu'elle favorisera la créativité,l'originalité de pensée. C'est sans doute ceconformisme vaguement ressenti commeuniformisant qui pousse vers un autre conformisme,le snobisme, jugé à tort comme moins conforme,plus individualisant.

Il est bien sûr que l'enfant est l'entière expressionde son mili eu le plus souvent, même lorsqu'il serévolte contre lui puisque alors il n'en représente quela faon inverse, contestataire. Il se comporte danstous les cas par rapport aux critères desautomatismes qui lui ont été imposés. Commentd'aill eurs un groupe social quel qu'il soit, sil veutsurvivre, peut-il se comporter, si ce n'est enmaintenant sa structure ou en tentant de s'appropriercelle qui lui semble plus favorisée ? Comment un telgroupe social peut-il « élever » ses enfants, si cen'est dans le conformisme ou le conformisme-anti ?

Or, à partir de l'expérience humaine d'une époque,n'y a-t-il pas mieux à faire que de reproduire desschémas antérieurs? Comment l'adulte pourrait-ils'en dégager, si toute l'éducation n'a fait qu'alimenterson système nerveux en certitudes admirables, ce quine laisse aucune indépendance fonctionnelle auxzones associatives de son cerveau? L'éducation de lacréativité exige d'abord de dire qu'il n'existe pas decertitudes, ou du moins que celles-ci sont toujourstemporaires, eff icaces pour un instant donné del'évolution, mais qu'elles sont toujours à redécouvrirdans le seul but de les abandonner, aussitôt que leurvaleur opérationnelle a pu être démontrée.L'éducation que j'ai appelée « relativiste » me paraîtêtre la seule digne du petit de l'Homme. Bien sûr,elle n'est pas « payante,» sur le plan de la promotionsociale, mais Rimbaud, Van Gogh ou Einstein pour

L'enfance L'enfance

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ne citer qu'eux, dont on se plaît à reconnaîtreaujourd'hui le génie, ont-ils jamais cherché leurpromotion sociale ? Le développement del'individualité qui en résulterait ne pourrait être quefavorable à la collectivité, car celle-ci serait faited'individus sans uniforme. II me semble aussi qu'elleseule peut aboutir à la tolérance, car l'intolérance etle sectarisme sont toujours le fait de l'ignorance et dela soumission sans conditions aux automatismes lesplus primiti fs, élevés au rang d'éthiques, de valeurséternelles jamais remises en cause.

Il est vrai que la notion de relativité des jugementsconduit à l'angoisse. Il est plus simple d'avoir à sadisposition un règlement de manœuvre, un moded'emploi, pour agir. Nos sociétés qui prônent sisouvent, en paroles du moins, la responsabilit é,s'efforcent de n'en laisser aucune à l'individu, depeur qu'il n'agisse de façon non conforme à lastructure hiérarchique de dominance. Et l'enfantpour fuir cette angoisse, pour se sécuriser, cherchelui-même l'autorité des règles imposées par lesparents. A l'âge adulte il fera de même avec celleimposée par la socio-culture dans laquelle il s'inscrit.Il se raccrochera aux jugements de valeur d'ungroupe social, comme un naufragé s'accrochedésespérément à sa bouée de sauvetage.

Une éducation relativiste ne chercherait pas àéluder la socio-culture, mais la remettrait à sa justeplace : celle d'un moyen imparfait, temporaire, devivre en société. Elle laisserait à l'imagination lapossibilit é d'en trouver d'autres et dans lacombinatoire conceptuelle qui pourrait en résulter,l'évolution des structures sociales pourrait peut-êtrealors s'accélérer, comme par la combinatoiregénétique l'évolution d'une espèce est renduepossible. Mais cette évolution sociale est justementla terreur du conservatisme, car elle est le fermentcapable de remettre en cause les avantages acquis.Mieux vaut alors fournir à l'enfant une « bonne »éducation, capable avant tout de lui permettre detrouver un « débouché » professionnel honorable.

On lui apprend à « servir », autrement dit on luiapprend la servitude à l'égard des structureshiérarchiques de dominance. On lui fait croire qu'ilagit pour le bien commun, alors que la communautéest hiérarchiquement institutionnalisée, qu'elle lerécompense de tout effort accompli dans le sens decette servitude à l'institution. Cette servitude devientalors gratification. L'individu reste persuadé de sondévouement, de son altruisme, cependant qu'il n'ajamais agi que pour sa propre satisfaction, maissatisfaction déformée par l'apprentissage de la socio-culture.

Avec le recul des années, avec ce que j'ai apprisde la vie, avec l'expérience des êtres et des choses,mais surtout grâce à mon métier qui m'a ouvert àl'essentiel de ce que nous savons aujourd'hui de labiologie des comportements, je suis eff rayé par lesautomatismes qu'il est possible de créer à son insudans le système nerveux d'un enfant. Il lui faudradans sa vie d'adulte une chance exceptionnelle pours'évader de cette prison, s'il y parvient jamais... Et sises jugements par la suite lui font rejeter parfoisavec violence ces automatismes, c'est bien souventparce qu'un autre discours logique répond mieux àses pulsions et fournit un cadre plus favorable à sagratification. Ses jugements resteront, bienqu'antagonistes de ceux qui lui ont été inculquésprimitivement, la conséquence directe de ceux-ci. Ceseront encore des jugements de valeur.

Il nous avait gentiment prévenus que si nousvoulions accéder à son royaume, il nous fallait êtrecomme des enfants. Ses paroles sont devenues unbouill on sirupeux dans lequel pataugent uninfantili sme gâteux, un paternalisme infantili sé, unart en sucre d'orge, un langage grotesque, unecaricature d'affectivité. Car son royaume n'était pasde ce monde, il était de celui de l'imaginaire, decelui des enfants. Il était cette page vierge surlaquelle ne sont point encore inscrits les graff itiexprimant les préjugés sociaux et les lieux communsd'une époque. C'était le monde du désir et non celui

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des automatismes, le monde de la créativité et noncelui du travail ou de la leçon bien apprise. Celui quipourrait être aussi le monde des Hommes et celuides lys des champs. Nous lui avons préféré celui deCésar et des pièces de monnaie, celui de ladominance et de la marchandise. Nous lui avonspréféré le monde de la « culture » puisque celle-cin'est en définitive que l'ensemble des préjugés et deslieux communs d'un groupe humain et d'une époque.L'enfant est inculte et c'est bien là sa chance. Il esténergie potentielle et non cinétique, homogénéisée.Dès qu'il entre dans la vie, ses potentialités vonts'actualiser, se figer dans des comportementsconformes, envahies par l'entropie conceptuelle,incapables de retourner à leur source, de remonter lecours du temps et de l'apprentissage. Alors que le solvierge de l'enfance pourrait donner naissance à cespaysages diversifiés où faune et flore s'harmonisentspontanément dans un système écologiqued'ajustements réciproques, l'adulte se préoccupeessentiellement de sa mise en « culture », en «monoculture », en sill ons tout tracés, où jamais leblé ne se mélange à la rhubarbe, le colza à labetterave, mais où les tracteurs et les bétonneuses del'idéologie dominante ou de son contraire vont figerà jamais l'espace intérieur.

De toute façon, si vous rencontrez quelqu'un vousaff irmant qu'il sait comment on doit élever desenfants, je vous conseill e de ne pas lui confier lesvôtres. Les parents, en paroles du moins,consciemment, désirent avant tout le bonheur deleurs enfants. Nous aurons à revenir plus loin surcette notion du bonheur, et il est ici diff iciled'envisager ce qu'il convient de faire pour que desenfants aient plus tard une vie heureuse, sans avoirprécisé où se cache ce que l'on appelle le bonheur.Nous nous contenterons donc de souligner que dansla majorité des cas les parents jugent à l'avance, enadultes qui savent ce qu'est la vie, ce qui doit êtreenseigné à l'enfant pour qu'il ait le plus de chances

possible, plus tard, de trouver le bonheur. Ils savent,ou croient savoir, que le bonheur est fonction duniveau atteint dans l'échelle hiérarchique, qu'il 'dépend de la promotion sociale. L'enfant entre donctrès tôt dans la compétition. Il doit être premier enclasse, bon élève, faire des devoirs, apprendre sesleçons qui toutes déboucheront plus ou moins tôt surun acquis professionnel. Plus cet acquis atteindra unhaut degré d'abstraction, plus celui qui le possèdesera capable de s'intégrer dans le processus deproduction de marchandises, au niveau del'invention, du contrôle, de la gestion des machines,seules capables de faire beaucoup d'objets en peu detemps ou dans la protection légale ou armée de lapropriété privée, et plus il bénéficiera d'unepromotion sociale lui assurant le bonheur. Sansdoute, « tout cela n'est rien quand on n'a pas la santé», d'autant que sans elle, pas de force de travaileff icace. D'où la notabilit é dont bénéficie aussi,suivant des échelles hiérarchiques bien entendu,toute activité qui s'attache au service de l'hygiène etde la santé.

Ainsi, l'homme des sociétés industrielles vaenseigner à ses enfants, et d'autant plus parfois qu'ila plus souffert lui-même de sa soumission auxhiérarchies, qu'il est situé plus bas sur leurs échelles,à s'élever sur celles-ci. Il est évidemment facile pourun fils de bourgeois et qui le demeure lui-même, decritiquer ce comportement, alors que tout sonenvironnement lui a facilit é son accession à unpouvoir relatif. De même, l'absence d'indépendanceéconomique dans une société entièrement organiséesur la valeur économique des individus, ne peut êtrenon plus considérée comme un facteur favorisant lebonheur. Comment se regarder soi-même avec unecertaine tendresse, si les autres ne vous apprécientqu'à travers le prisme déformant de votre ascensionsociale, lorsque cette ascension n'a pas dépassé lespremières marches? Comment peut-on parlerd'égalité quand le pouvoir, qui crée les inégalités de

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toutes les espèces, s'acquiert par l'eff icacité dans laproduction, la gestion et la vente des marchandises ?

Ainsi, lorsque des parents sont persuadés que lebonheur s'obtient par la soumission aux règlesimposées par la structure socio-économique, il estcompréhensible qu'ils imposent à leurs enfantsl'acquisition coercitive des automatismes de pensée,de jugement et d'action conformes à cette structure.Mais s'ils pensent que le bonheur est une affairepersonnelle, que l'équili bre biologique s'obtient parrapport à soi-même et non par rapport à la structuresocio-économique du moment et du lieu, ce serontsans doute, pour l'ensemble social, de mauvaiséducateurs, mais peut-être seront-ils de bons parentspour leurs enfants, si ceux-ci ne sont pas happés plustard par le conformisme qu'ils peuvent alors peut-être leur reprocher de ne pas leur avoir appris.

Enfin, pourquoi les géniteurs seraient-ils les plusaptes à assurer cette éducation ? La sécurité etl'affection dont l'enfant a besoin ne sont pas leurapanage exclusif. Dans le type de famill e patriarcalequi était le nôtre jusqu'à présent, cette affection etcette sécurité provenaient bien souvent dunarcissisme parental, du besoin des parents dedéjouer la mort à travers leur progéniture, de leurbesoin de réaliser à travers eux la réussite socialequ'ils n'avaient pas obtenue. L'amour pour l'enfantétait d'aill eurs bien souvent fonction de cetteréussite. On était fier de lui quand il avait franchi unautre palier de cette hiérarchie que n'avaient pasatteint ceux dont il était issu. Tout, dans ce type defamill e, était construit autour de la propriété deschoses et des êtres et de sa transmission héréditaire.

Or, on peut très bien imaginer que ce soit legroupe social dans son ensemble et non plus legroupe famili al qui assure la protection etl'éducation de l'enfant. Il pourrait y trouver autant desécurisation et d'affection. Celle-ci aurait l 'avantagede ne pas être liée à un individualisme parental, dontle moins que l'on puisse dire c'est qu'il exprime leplus souvent une auto-admiration par génération

interposée. Malheureusement, il semble quel'expérience qui a été tentée dans les kibboutzimisraéliens, fort encourageante à certains points devue, le soit moins à d'autres. Le groupe social n'estsans doute, jusqu'ici du moins, pas plus capable quele groupe famili al, de ne pas imposer une structurementale conformiste à l'enfant. On peut même sedemander si l 'individualisme famili al ne présente pasparfois un polymorphisme plus attrayant que lecollectivisme du groupe. La révolte contre le père yest plus facile du fait que celui-ci est unique et noncollectif. Par la suite, la combinatoire conceptuellerésultant de la réunion d'individus ayant grandi dansdes niches différentes, même si elles sont toutessoumises à l'idéologie dominante, risque d'être plusgénératrice de conflits sans doute, mais aussi decréativité, que celle résultant de la réuniond'individus issus de la même nicheenvironnementale collectivisée. Si bien qu'endéfinitive, si le rôle de l'adulte peut se résumer endisant qu'il doit favoriser chez l'enfant la consciencede lui-même et de ses rapports avec les autres (et passeulement de production), la connaissance de etl'intérêt pour ces rapports sous toutes leurs formesbiologique, psychologique, sociologique,économique et en résumé politi que, l'imaginationpour en créer sans cesse de nouveaux mieux adaptésà l'évolution de la biosphère et de l'écologiehumaine, par contre les moyens à utili ser pour yparvenir ne sont point encore et ne seront, espérons-le, jamais codifiés.

Avec une conscience lucide de ce que noussommes, il est tout de même tragique de penser quel'éducation de l'enfant est confiée aux adultes, netrouvez-vous pas ? C'est la raison du progrèstechnique évidemment. Mais c'est aussi celle de lareproduction mill énaire des comportements sociauxles plus primiti fs, de l'institutionnalisation de la foired'empoigne. Alors, dans cette foire, vous pouvezapprendre à vos enfants à montrer leurs biceps, letorse nu dans une position avantageuse. Cette

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attitude risque d'impressionner les foules. Sinon, leurespace gratifiant sera sans doute particulièrementexigu. Peut-être tenteront-ils de fuir. Mais de quellefaçon ? Prendront-ils le chemin de la drogue ou del'alcool, toxique viril comme vous le savez. Celui dela névrose ou de l'agressivité individuelle oucollective ? Avec un peu de chance il se pourrait quece soit celui de l'imaginaire créateur. De toute façon,vous n'y pouvez pas grand-chose. Avant de vouloirpréparer vos enfants au bonheur, tâchez, si vous lepouvez, de ne pas participer à l'édification de leurmalheur. C'est la grâce que je vous souhaite, et qui apeu de chance de vous être accordée si votre mortprécoce ne leur fournit pas l'occasion de voustransformer en un mythe, qu'ils pourront alorsfaçonner suivant leur désir.

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Nous savons maintenant que ce système nerveuxvierge de l'enfant, abandonné en dehors de toutcontact humain, ne deviendra jamais un systèmenerveux humain. Il ne lui suff it pas d'en posséder lastructure initiale, il faut encore que celle-ci soitfaçonnée par le contact avec les autres, et que ceux-ci, grâce à la mémoire que nous en gardons,pénètrent en nous et que leur humanité forme lanôtre. Humanité accumulée au cours des âges etactualisée en nous.

Mais les autres, ce sont aussi ceux qui occupent lemême espace, qui désirent les mêmes objets ou lesmêmes êtres gratifiants, et dont le projetfondamental, survivre, va s'opposer au nôtre. Noussavons maintenant que ce fait se trouve à l'originedes hiérarchies de dominance. Les autres, ce sontaussi tous ceux avec lesquels, quand on leur estréuni, on se sent plus fort, moins vulnérable; et pourse réunir, comme les cellules nées des mêmescellules souches, le lien famili al ne fut-il pas, dèsl'origine, le plus immédiat, le plus évident, le plussimple ? Le clan primiti f en est sorti. L'exploitationqu'il fit de sa niche écologique fut plus eff icace quecelle qu'aurait pu obtenir l'individu isolé. L'individudont la raison d'être était la même que celle du clan,survivre, se sentait sans doute comme en faisantpartie intégrante, se vivait peut-être plus commemembre d'un ensemble que comme individu. On

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peut penser aussi que la propriété était ressentiebeaucoup plus comme celle du clan, contenu d'unespace nécessaire à sa survie, que comme celle dechaque homme appartenant au clan et dont l'additionà celle des autres aurait abouti à la propriété dugroupe. Les hiérarchies et les dominances existaientcertainement comme elles existent dans les sociétésanimales, mais elles s'établissaientvraisemblablement sur la force, la ruse et non sur lapropriété des choses. En résumé, l'absence dedivision du travail , la finalité identique de l'individuet du groupe, donnaient à l'homme primiti f uneconception de l'autre que nous avons aujourd'huibeaucoup de peine à imaginer. Dès que l'informationtechnique a servi de base à l'établissement deshiérarchies et que la finalité de l'individu acommencé à se dissocier de celle du groupe,l'établissement de sa dominance prévalant sur lasurvie du groupe, l'individualisme forcené quis'épanouit à l'époque contemporaine fit sonapparition. Les sociétés de pénurie possèdentvraisemblablement une conscience de groupe plusdéveloppée que les sociétés d'abondance. A moinsque la pénurie soit telle qu'un sauve-qui-peutindividuel devienne la meill eure chance de survie,comme ce fut le cas récemment chez les IKs dontColin Turnbull a raconté la lamentable histoire1, quimontre bien que tout ce qui fait l 'homme estd'origine socio-culturelle et que tout peut donc êtreappris, transformé, automatisé. Il reste à savoir aubénéfice de qui, pour le maintien de quellestructure? La conscience de groupe reparaît quand legroupe se trouve conduit à défendre son territoirecontre l'envahissement par un groupe antagoniste.C'est alors l'union sacrée. Malheureusement, unterritoire ne se défend pas s'il est vide. Ce n'est pasle territoire en réalité qui est défendu, maisl'ensemble complexe que forme celui-ci avec ceux

1 Colin Tumbull . Un peuple de fauves. Stock (1973).

qui l 'habitent. Le groupe défend sa survie dans uncertain territoire, mais un groupe est une structureorganisée. Nous avons déjà parlé de la notion depatrie. C'est cet ensemble du cadre écologique et dugroupe qui l 'occupe, qu'exprime ce mot. Pourl'individu qu'il motive, qu'il anime, les autres, sescompatriotes, sont ceux possédant généralement lamême langue, la même histoire (encore que celle-cisoit fort mal connue le plus souvent du patriote), lesmêmes intérêts à défendre. Mais quand une sociétémultinationale s'empare d'industries essentielles à lavie nationale sur le territoire national, doit-onmobili ser contre elle les forces armées et le citoyendoit-il considérer que « son » territoire est envahipar l'autre? Il parait évident, en d'autres termes, quece qui est défendu dans « l'union sacrée », dans laguerre dite juste (elles le sont toujours), c'est avanttout une structure sociale hiérarchique dedominance. Ce sont presque toujours des guerresentre dominants, ceux-ci entraînant le peuple àdéfendre leur dominance, grâce à un discourslogique et convaincant. N'a-t-on pas vu, il y aquelques années, l'évêque catholique de New Yorkfaire au Viêt-Nam sa tournée des popotes enharanguant les G.I. pour qu'ils tuent le plus de Viêt-congs possible, car ce faisant ils défendraient parait-il l a civili sation judéo-chrétienne? Était-il conscient,le malheureux, que pour être évêque il fallait qu'ilfût déjà animé par un besoin peu commun dedomination, dans un système hiérarchique qui l 'avaitrécompensé de sa soumission ? Avait-il eu jamais ledésir d'être curé de campagne ou prêtre-ouvrier?Quant à sa civili sation judéo-chrétienne, quel tristeexemple la guerre du Viêt-Nam a-t-elle pu endonner!

Nous ne sommes donc rien sans les autres, etpourtant les autres sont les ennemis, les envahisseursde notre territoire gratifiant, les compétiteurs dansl'appropriation des objets et des êtres. Au moyend'une tromperie grossière on arrive parfois, enpériode de crise, à faire croire à l'individu qu'il

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défend l'intérêt du groupe et se sacrifie pour unensemble, alors que cet ensemble étant déjà organisésous forme d'une hiérarchie de dominance, c'est enfait à la défense d'un système hiérarchique qu'ilsacrifie sa vie. Enfin, le groupe constituant unsystème fermé entre en compétition avec les autressystèmes fermés qui constituent les autres groupes,corporatifs, fonctionnels (de classe), nationaux, etc.et un discours logique trouve toujours un alibiindiscutable pour motiver le meurtre de l'autre ouson asservissement.

Et ce n'est certes pas en prêchant l'amour que l'onchangera quelque chose à cet état de fait. Nousavons dit ce que nous pensions de l'amour. Il y a desmilli ers d'années que périodiquement on nous parlede l'amour qui doit sauver le monde. C'est un motqui se trouve en contradiction avec l'activité dessystèmes nerveux en situation sociale. Il n'estprononcé d'aill eurs que par des dominantsculpabili sés par leur bien-être et qui devinent lahaine des dominés, ou par des dominés qui se sontbrisé les os contre la froide indifférence desdominances. Il n'existe pas d'aire cérébrale del'amour. C'est regrettable. Il n'existe qu'un faisceaudu plaisir, un faisceau de la réaction agressive ou defuite devant la punition et la douleur et un systèmeinhibiteur de l'action motrice quand celle-ci s'estmontrée ineff icace. Et l'inhibition globale de tousces mécanismes aboutit non à l'amour mais àl'indifférence.

La seule solution qui paraisse applicable consisteà retrouver le comportement des origines, c'est-à-dire à faire coïncider la finalité individuelle à celledu groupe. Mais ce groupe s'est élargi aujourd'hui àl'échelle de la planète et se nomme l'espèce. Toutefinalité individuelle conforme à l'intérêt d'unsystème fermé, celui d'un groupe quel qu'il soit,donc forcément antagoniste, ne peut aboutir qu'à ladestruction, à la négation, à la disparition de l'autre.Et ce ne sont pas les beaux sentiments quichangeront quelque chose.

Pourquoi s'intéresser tant à l'espèce ? N'est-cepas une vue idéaliste, un faux-fuyant qui permet dese désintéresser du « prochain » en prônant une vuecosmique des autres qui n'engage à rien dansl'immédiat? Une fuite de la vie quotidienne pour unimaginaire gratifiant et irréalisable ? Que peut biennous faire l'avenir de l'espèce puisque nous n'yparticiperons pas ? Mais en réalité chacun de nousparticipe à cet avenir et il n'y aura pas d'avenir sinous ne l'imaginons pas. Il n'y aura qu'un perpétuelretour du passé qui se transformera en subissant leslois implacables de la nécessité. Affectivement, jeme moque bien de l'avenir de l'espèce, c'est vrai. Sil'on me dit que c'est pour mes enfants et les enfantsde mes enfants que je souhaite un monde différent,et que cela est « bien », je répondrai que ce n'estalors que l'expression de mon narcissisme, du besoinque j'éprouve de me prolonger, de truquer avec lamort à travers une descendance qui ne présente pourmoi d'intérêt que parce qu'elle est issue de moi. Nevaut-il pas mieux alors rester célibataire, ne pas sereproduire, que de limiter les « autres » à cette petitefraction rapidement très mélangée et indiscernablede nous-mêmes? Sommes-nous si intéressants quenous devions infliger notre présence au monde futurà travers celle de notre progéniture? Depuis que j'aicompris cela, rien ne m'attriste autant que cetattachement narcissique des hommes aux quelquesmolécules d'acide désoxyribonucléique qui sortentun jour de leurs organes génitaux.

Non, l'intérêt pour l'espèce résulte, je le crois, nond'un idéalisme au grand cœur, non d'un humanismegénéreux et d'abord pour nous-mêmes, pas plus qu'ilne représente une solution de facilit é car il nerapporte rien, à l'encontre de l'intérêt pour un sous-groupe dominant. Il résulte d'une constructionlogique, d'une évidence dénuée de toute affectivité.Il fait simplement partie des moyens qu'une structurepeut utili ser pour survivre, sans savoir s'il est « bon» ou « mauvais » qu'elle survive, et sans savoir

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même si elle survivra. Mais j'accepte que l'on medise que ce n'est encore qu'une soumission à unepression de nécessité. Du moins est-ce au niveau deconscience atteint par l'Homme en traversantl'histoire. Il s'agit alors d'une pression de nécessité,taill ée à sa mesure, à celle de ses lobes associatifsorbito-frontaux. Ce n'est plus celle des espèces quinous ont précédés et qui s'ignorent en tantqu'espèces. La liberté

Au cours des nombreuses conférences que j'ai puprononcer, les discussions qui ont suivi m'ontmontré que la notion la plus choquante comme laplus diff icile à admettre par un auditoire, quelle quesoit la structure sociale de celui-ci, c'est l'absence deliberté humaine. La notion de liberté est confuseparce que l'on ne précise jamais en quoi consiste laliberté dont on parle, qui n'est alors qu'un conceptflou et affectivement abordé. Notion diff icile àadmettre que l'absence de liberté humaine, car elleaboutit à l'écroulement de tout un monde dejugements de valeur sans lequel la majorité desindividus se sentent désemparés. L'absence de libertéimplique l'absence de responsabilit é, et celle-cisurtout implique à son tour l'absence de mérite, lanégation de la reconnaissance sociale de celui-ci,l'écroulement des hiérarchies. Plutôt que de perdre lecadre conceptuel au sein duquel le narcissisme s'estdéveloppé depuis l'enfance, la majorité des individuspréfère refuser tout simplement d'admettre ladiscussion sur le sujet. On admet que la liberté est «une donnée immédiate de la conscience ». Or, ceque nous appelons liberté, c'est la possibilit é deréaliser les actes qui nous gratifient, de réalisernotre projet, sans nous heurter au projet de l'autre.Mais l'acte gratifiant n'est pas libre. Il est mêmeentièrement déterminé. Pour agir, il faut être motivéet nous savons que cette motivation, le plus souvent

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inconsciente, résulte soit d'une pulsion endogène,soit d'un automatisme acquis et ne cherche que lasatisfaction, le maintien de l'équili bre biologique, dela structure organique. L'absence de liberté résultedonc de l'antagonisme de deux déterminismescomportementaux et de la domination de l'un surl'autre. Dans un ensemble social, la sensationfallacieuse d'être libre pourrait s'obtenir en créantdes automatismes culturels tels que le déterminismecomportemental de chaque individu aurait la mêmefinalité, autrement dit tels que la programmation dechaque individu aurait le même but, mais situé endehors de lui-même. Ceci ne serait encore qu'uneapparence car ce serait en réalité, pour lui, pouréviter la punition sociale, ou mériter sa récompense,pour se gratifier en définitive, que l'individu agiraitencore. Ceci est possible en période de crise, quelque soit le régime socioéconomique, c'est-à-diredans un système hiérarchique de dominance.

La sensation fallacieuse de liberté s'explique dufait que ce qui conditionne notre action estgénéralement du domaine de l'inconscient, et que parcontre le discours logique est, lui, du domaine duconscient. C'est ce discours qui nous permet decroire au libre choix. Mais comment un choixpourrait-il être libre alors que nous sommesinconscients des motifs de notre choix, et commentpourrions-nous croire à l'existence de l'inconscientpuisque celui-ci est par définition inconscient?Comment prendre conscience de pulsions primitivestransformées et contrôlées par des automatismessocio-culturels lorsque ceux-ci, purs jugements devaleur d'une société donnée à une certaine époque,sont élevés au rang d'éthique, de principesfondamentaux, de lois universelles, alors que ce nesont que les règlements de manœuvres utili sés parune structure sociale de dominance pour seperpétuer, se survivre? Les sociétés libérales ontréussi à convaincre l'individu que la liberté setrouvait dans l'obéissance aux règles des hiérarchiesdu moment et dans l'institutionnalisation des règles

qu'il faut observer pour s'élever dans ces hiérarchies.Les pays socialistes ont réussi à convaincrel'individu que lorsque la propriété privée desmoyens de production et d'échanges était supprimée,libéré de aliénation de sa force de travail au capital,il devenait li bre, alors qu'il reste tout autantemprisonné dans un système hiérarchique dedominance.

La sensation fallacieuse de liberté vient aussi dufait que le mécanisme de nos comportementssociaux n'est entré que depuis peu dans le domainede la connaissance scientifique, expérimentale, etces mécanismes sont d'une telle complexité, lesfacteurs qu'ils intègrent sont si nombreux dansl'histoire du système nerveux d'un être humain, queleur déterminisme semble inconcevable. Ainsi, leterme de « liberté » ne s'oppose pas à celui de «déterminisme » car le déterminisme auquel on penseest celui du principe de causalité linéaire, telle causeayant tel effet. Les faits biologiques nous fontheureusement pénétrer dans un monde où seulel'étude des systèmes, des niveaux d'organisation, desrétroactions, des servomécanismes, rend ce type decausalité désuet et sans valeur opérationnelle. Ce quine veut pas dire qu'un comportement soit li bre. Lesfacteurs mis en cause sont simplement tropnombreux, les mécanismes mis en jeu tropcomplexes pour qu'il soit dans tous les casprévisible. Mais les règles générales que nous avonsprécédemment schématisées permettent decomprendre qu'ils sont cependant entièrementprogrammés par la structure innée de notre systèmenerveux et par l'apprentissage socio-culturel.

Comment être libre quand une grill e explicativeimplacable nous interdit de concevoir le monded'une façon différente de celle imposée par lesautomatismes socio-culturels qu'elle commande?Quand le prétendu choix de l'un ou de l'autre résultede nos pulsions instinctives, de notre recherche duplaisir par la dominance et de nos automatismessocio-culturels déterminés par notre niche

La liberté La liberté

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environnementale ? Comment être libre aussi quandon sait que ce que nous possédons dans notresystème nerveux, ce ne sont que nos relationsintériorisées avec les autres ? Quand on sait qu'unélément n'est jamais séparé d'un ensemble? Qu'unindividu séparé de tout environnement social devientun enfant sauvage qui ne sera jamais un homme ?Que l'individu n'existe pas en dehors de sa nicheenvironnementale à nulle autre pareill e qui leconditionne entièrement à être ce qu'il est?Comment être libre quand on sait que cet individu,élément d'un ensemble, est également dépendant desensembles plus complexes qui englobent l'ensembleauquel il appartient ? Quand on sait quel'organisation des sociétés humaines jusqu'au plusgrand ensemble que constitue l'espèce, se fait parniveaux d'organisation qui chacun représente lacommande du servomécanisme contrôlant larégulation du niveau sous-jacent ? La liberté ou dumoins l'imagination créatrice ne se trouve qu'auniveau de la finalité du plus grand ensemble etencore obéit-elle sans doute, même à ce niveau, à undéterminisme cosmique qui nous est caché, car nousn'en connaissons pas les lois.

La liberté commence où finit la connaissance (J.Sauvan). Avant, elle n'existe pas, car la connaissancedes lois nous oblige à leur obéir. Après, elle n'existeque par l'ignorance des lois à venir et la croyanceque nous avons de ne pas être commandés par ellespuisque nous les ignorons. En réalité, ce que l'onpeut appeler « liberté », si vraiment nous tenons àconserver ce terme, c'est l'indépendance très relativeque l'homme peut acquérir en découvrant,partiellement et progressivement, les lois dudéterminisme universel. Il est alors capable, maisseulement alors, d'imaginer un moyen d'utili ser ceslois au mieux de sa survie, ce qui le fait pénétrerdans un autre déterminisme, d'un autre niveaud'organisation qu'il i gnorait encore. Le rôle de lascience est de pénétrer sans cesse dans un nouveauniveau d'organisation des lois universelles. Tant que

l'on a ignoré les lois de la gravitation, l'homme a cruqu'il pouvait être libre de voler. Mais comme Icare ils'est écrasé au sol. Ou bien encore, ignorant qu'ilavait la possibilit é de voler, il ne savait être privéd'une liberté qui n'existait pas pour lui. Lorsque leslois de la gravitation ont été connues, l'homme a pualler sur la lune. Ce faisant, il ne s'est pas libéré deslois de la gravitation mais il a pu les utili ser à sonavantage.

Même lorsque l'Homme remplit pleinement sonrôle d'Homme en parvenant, grâce à son imaginationcréatrice, non à se soustraire aux déterminismes quil'aliénaient, mais, en appliquant leurs lois,. à lesutili ser au mieux de sa survie et de son plaisir, mêmedans ce cas il ne réalise pas un choix, un libre choix.Car son imagination ne fonctionne que s'il estmotivé, donc animé par une pulsion endogène ou unévénement extérieur. Son imagination ne peutfonctionner aussi qu'en utili sant un matérielmémorisé qu'il n'a pas choisi li brement mais qui luia été imposé par le mili eu. Et finalement, quand uneou plusieurs solutions neuves sont apparemmentlivrées à son « libre choix », c'est encore enrépondant à ses pulsions inconscientes et à sesautomatismes de pensée non moins inconscientsqu'il agira.

Il est intéressant de chercher à comprendre lesraisons qui font que les hommes s'attachent avec tantd'acharnement à ce concept de liberté. Il faut notertout d'abord qu'il est sécurisant pour l'individu depenser qu'il peut « choisir » son destin puisqu'il estlibre. Il peut le bâtir de ses mains. Or, curieusement,dès qu'il naît au monde, sa sécurisation il l a chercheau contraire dans l'appartenance aux groupes :famili al, puis professionnel, de classe, de nation,etc., qui ne peuvent que limiter sa prétendue libertépuisque les relations qui vont s'établi r avec les autresindividus du groupe se feront suivant un systèmehiérarchique de dominance. L'homme libre ne désirerien tant que d'être paternalisé, protégé par le

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nombre, l'élu ou l'homme providentiel, l'institution,par des lois qui ne sont établies que par la structuresociale de dominance et pour sa protection.

Il lui est agréable aussi de penser qu'étant libre ilest « responsable ». Or, on peut observer que cetteprétendue responsabilit é s'accroît avec le niveauatteint dans l'échelle hiérarchique. Ce sont les cadreset les patrons, bien sûr, qui sont responsables, et laresponsabilit é se trouve à la base de la contrepartiede dominance accordée à ceux auxquels elle échoit.

En effet, c'est grâce à la responsabilit é que l'onpeut acquérir un « mérite », lequel est alorsrécompensé par la dominance accordée par lastructure sociale qu'elle a contribué à consolider.

Et l'homme, libre de se soumettre auconformisme ambiant, bombe le torse, étale sesdécorations sur sa poitrine, fait le beau et peut ainsisatisfaire l'image idéale de lui qu'il s'est faite enregardant son reflet, comme Narcisse, sur la surfaceclaire d'un ruisseau. Ce reflet, c'est la communautéhumaine à laquelle il appartient qui le lui renvoie.

Mais s'il n'existe pas de liberté de la décision, ilne peut exister de responsabilit é. Tout au plus peut-on dire que du point de vue professionnel,l'accomplissement d'une fonction exige un certainniveau d'abstraction des connaissances techniques etune certaine quantité d'informations professionnellesqui permettent d'assurer eff icacement ou non cettefonction. En possession de cet acquis, la décision estobligatoire, c'est pourquoi ses facteurs sont de plusen plus souvent confiés aux ordinateurs. Ou bien, siplusieurs choix sont possibles, la solution adoptée endéfinitive appartient au domaine de l'inconscientpulsionnel ou de l'acquis socio-culturel. On fait laguerre du Viêt-nam avec des ordinateurs et on laperd, car le choix des informations fournies àl'ordinateur n'est pas libre, mais commandé par lesmêmes mécanismes inconscients.

On peut objecter que la récolte des informations,dur travail , exige une « volonté » particulièrementopiniâtre. Mais dans les mécanismes nerveux

centraux, où siège cette volonté qui fait les hommesforts ? Représente-t-elle autre chose que la puissancede la motivation la plus triviale, la recherche duplaisir et son obtention par la dominance le plussouvent? Plus l'assouvissement du besoin est ressenticomme indispensable à la survie, à l'équili brebiologique, au « bonheur », plus la motivation, c'est-à-dire la volonté, sera forte de l'assouvir. Peut-onnier la part de l'apprentissage socio-culturel quidepuis l'enfance, de génération en génération,signale aux petits de l'Homme que l'effort, le travail ,la volonté, sont à la base de la réussite sociale, del'élévation dans les hiérarchies, donc du bonheur?L'idéal du moi ne peut s'établi r dans ce contexte sansfavoriser la « volonté ». Mais aura-t-onl'outrecuidance de prétendre qu'elle est l'expressionde la liberté?

En résumé, la liberté, répétons-le, ne se conçoitque par l'ignorance de ce qui nous fait agir. Elle nepeut exister au niveau conscient que dans l'ignorancede ce qui meuble et anime l'inconscient. Maisl'inconscient lui-même, qui s'apparente au rêve,pourrait faire croire qu'il a découvert la liberté.Malheureusement, les lois qui gouvernent le rêve etl'inconscient sont aussi rigides, mais elles ne peuvents'exprimer sous la forme du discours logique. Ellesexpriment la rigueur de la biochimie complexe quirègle depuis notre naissance le fonctionnement denotre système nerveux.

Il faut reconnaître que cette notion de liberté afavorisé par contre l'établissement des hiérarchies dedominance puisque, dans l'ignorance encore desrègles qui président à leur établissement, lesindividus ont pu croire qu'ils les avaient choisieslibrement et qu'elles ne leur étaient pas imposées.Quand elles deviennent insupportables, ils croientencore que c'est librement qu'ils cherchent à s'endébarrasser.

Combattre l'idée fallacieuse de Liberté, c'estespérer en gagner un peu sur le plan sociologique.

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Mais, pour cela, il ne suff it pas d'aff irmer sonabsence. Il faut aussi démonter les mécanismescomportementaux dont la mise en évidence permetde comprendre pourquoi elle n'existe pas. Ce n'estqu'alors qu'il sera peut-être possible de contrôler cesmécanismes et d'accéder à un nouveau palier dudéterminisme universel, qui pendant quelquesmill énaires sentira bon la Liberté, comparé au paliersur lequel l 'humanité se promène encore.

A-t-on pensé aussi que dès que l'on abandonne lanotion de liberté, on accède immédiatement, sanseffort, sans tromperie langagière, sans exhortationshumanistes, sans transcendance, à la notion toutesimple de tolérance? Mais, là encore, c'est enlever àcelle-ci son apparence de gratuité, de don du prince,c'est supprimer le mérite de celui qui la pratique,comportement flatteur empreint d'humanisme et quel'on peut toujours conseill er, sans jamais l'appliquer,puisqu'il n'est pas obligatoire du fait qu'il est libre.Pourtant, il est probable que l'intolérance dans tousles domaines résulte du fait que l'on croit l 'autre libred'agir comme il l e fait, c'est-à-dire de façon nonconforme à nos projets. On le croit li bre et doncresponsable de ses actes, de ses pensées, de sesjugements. On le croit li bre et responsable s'il nechoisit pas le chemin de la vérité, qui estévidemment celui que nous avons suivi. Mais si l 'ondevine que chacun de nous depuis sa conception aété placé sur des rails dont il ne peut sortir qu'en «déraill ant », comment peut-on lui en vouloir de soncomportement ? Comment ne pas tolérer, même sicela nous gêne, qu'il ne transite pas par les mêmesgares que nous? Or, curieusement, ce sont justementceux qui « déraill ent », les malades mentaux, ceuxqui n'ont pas supporté le parcours imposé par laS.N.C.F., par le destin social, pour lesquels noussommes le plus facilement tolérants. Il est vrai quenous les supportons d'autant mieux qu'ils sontenfermés dans la prison des hôpitaux psychiatriques.Notez aussi que si les autres sont intolérants enversnous, c'est qu'ils nous croient libres et responsables

des opinions contraires aux leurs que nousexprimons. C'est flatteur, non ?

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La mort de quoi? Celle d'une « enveloppecharnelle » comme on dit, dont nous savons que lescaractéristiques spécifiques, celles qui la fontappartenir au groupe « homo sapiens », n'est que lerésultat d'une longue suite d'événements évolutifsaux déterminismes desquels nous ne participons pas.Ce morceau de chair que nous sommes estl'aboutissement depuis deux ou trois milli ardsd'années de l'évolution des espèces au sein de labiosphère. Plus près de nous, elle résulte, depuis ledébut de l'évolution de l'histoire humaine, d'unecombinatoire génétique qui, à travers lesgénérations, a conduit l 'espèce jusqu'à nous. Lacombinaison du capital génétique du spermatozoïdeet de celui de l'ovule dont l'union a donné naissanceà l'individu que nous sommes, nous n'avons aucunmoyen de l'influencer jusqu'ici. Bien plus, cirevierge ayant les caractéristiques requises pour êtreenregistrée, si on l'abandonne dès sa naissance, ellese durcira de telle façon qu'après quelques annéesaucune impression ne sera plus possible. Cettematrice biologique en restera au stade où l'ontconduite les espèces qui nous ont précédés. Elleutili sera dans son comportement le cerveau reptili en,celui des vieux mammifères, celui des mammifèresplus récents même, mais jamais elle ne pourrautili ser eff icacement les zones associatives de sonnéocortex préfontal. C'est ce que l'on voit chez

l'enfant sauvage. Pour être un Homme, il l ui faut lelangage et à travers lui, l'apprentissage des aînés. End'autres termes, il faut qu'elle intériorise très tôt dansle système nerveux perfectionné qu'elle possède,certaines activités fonctionnelles qui lui viennent desautres. Et les autres, ce ne sont pas seulement lesêtres humains qui peuplent sa « niche » présentemais, par l'intermédiaire de ceux-ci et grâce aulangage, tous les « autres » qui, depuis le début destemps humains jusqu'à nos sociétés modernes onttransmis, de génération en génération, leurexpérience accumulée.

Ainsi, ce que la mort fera disparaître avec lamatrice biologique qui ne peut en rien assurer à elleseule la création d'une personnalité, ce sont « lesautres ». Mais alors, peut-on dire que « noussommes nous », simplement parce que les autres sesont présentés dans un certain ordre, temporel,variable avec chacun suivant certainescaractéristiques, variables essentiellement avec lemili eu, avec la niche que le hasard de la naissancenous a imposés ?

Peut-on dire que nous existons en tant qu'individualors que rien de ce qui constitue cet individu ne luiappartient ? Alors qu'il ne constitue qu'uneconfluence, qu'un lieu de rencontre particulier « desautres » ? Notre mort n'est-elle pas en définitive lamort des autres ?

Cette idée s'exprime parfaitement par la douleurque nous ressentons à la perte d'un être cher. Cet êtrecher, nous l'avons introduit au cours des années dansnotre système nerveux, il fait partie de notre niche.Les relations innombrables établies entre lui et nouset que nous avons intériorisées, font de lui une partieintégrante de nous-mêmes. La douleur de sa perteest ressentie comme une amputation de notre moi,c'est-à-dire comme la suppression brutale etdéfinitive de l'activité nerveuse (d'une partie peut-ondire de notre système nerveux, puisque l'activité decelui-ci est supportée par la matière biologique) quenous tenions de lui. Ce n'est pas lui que nous

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pleurons, c'est nous-mêmes. Nous pleurons cettepartie de lui qui était en nous et qui était nécessaireau fonctionnement harmonieux de notre systèmenerveux. La douleur « morale » est bien celle d'uneamputation sans anesthésie.

Ainsi, ce que nous emportons dans la tombe, c'estessentiellement ce que les autres nous ont donné. Etque leur avons-nous rendu? Le plus souvent nousn'avons fait que transmettre d'une génération à l'autrel'expérience accumulée. Il n'est pas utile pour celad'être professeur, d'avoir passé l'agrégation. Il suff itde vivre et de parler. En ce sens, chaque hommeenseigne, transmet aux autres ce qui lui fut appris. Iltransmet la vision de sa niche telle que les autresl'ont préparée, telle que les autres la lui ont décrite,et telle qu'il l 'a acceptée. Il n'est même pas besoinpour cela de se reproduire, de transmettre l'acquisgénétique. La transmission orale fut longtemps laseule et reste pour la majorité des hommescontemporains l'unique rôle qu'ils aient à jouerpendant leur court passage sur la planète. Serait-ceassez pour se montrer exigeant, pour attendre desautres plus qu'ils ne nous ont donné ? Puisque nousne faisons le plus souvent que de transmettre unmessage technique, une expérience, pouvons-nousexiger des autres plus que la transmission à nous-mêmes du message technique qui leur a ététransmis? En réalité, ce que nous pouvons exigerc'est que ce message nous soit intégralementtransmis, sans être amputé des signes indispensablesà sa compréhension, par le déterminisme social denotre naissance. Ce que nous pouvons exiger aussi,c'est qu'on ne nous force pas à apprendre par cœurce message, de telle façon que nous soyonsincapables ensuite d'en changer un seul mot. S'il enavait été ainsi pour tous depuis l'aube des tempshumains, nous casserions encore du silex à l'entréede grottes obscures. Si les connaissances del'Homme à travers les siècles se sont enrichies pourdéboucher sur notre monde moderne, c'est bien quele message s'est complexifié depuis les origines.

Cela, nous le devons à quelques hommes qui ontajouté à ce que leur avaient donné les autres une partsortie d'eux-mêmes et que le message ne contenaitpas avant eux. Les autres sont morts, bien morts,alors qu'eux vivent encore en nous, souventinconnus mais présents. Ils vivent encore en nouspuisque ce qu'ils ont apporté au monde humaincontinue sa carrière au sein de notre systèmenerveux. Nous savons que ce qu'ils ont apporté aumonde, c'est une construction neuve qu'ils ont faitnaître des associations rendues possibles par leszones associatives de leur cortex orbitofrontal. Nesont-ils pas les seuls en réalité à pouvoir assumerpleinement le nom d' « Homme » ?

A quoi sert de conserver une dépouill e entouréede bandelettes ou plongée dans l'azote liquide, sicette matrice biologique de son vivant n'a servi àrien d'autre qu'à recevoir, sans jamais rien donner ?Si elle n'a jamais rien fait d'autre que de transmettre,et souvent en le déformant, le message qui lui a étéconfié et que tout autre aurait transmis à sa place?Du seul fait du nombre croissant des hommes, lemessage a de moins en moins de chances de seperdre d'aill eurs. Mais ce qui serait essentiel, c'estque du fait du nombre croissant des hommes, lemessage puisse s'enrichir constamment de l'apportoriginal de tous. Or, cela ne sera possible que le jouroù nous aurons trouvé le moyen de ne pas paralyserdès l'enfance le fonctionnement des zonesassociatives. Le jour où nous aurons appris à ne pasimmobili ser chaque individu dans sa niche. Le jouroù nous lui aurons appris le moyen de s'enrichird'acquisitions neuves qu'il pourra transmettre autourde lui et après lui. Le seul héritage qui compte n'estpas l'héritage famili al de biens matériels ou detraditions et de valeurs changeantes et discutables,mais l'héritage humain de la connaissance. De mêmeque le paysan d'hier tentait, durant sa courte vie,d'enrichir le patrimoine famili al d'un lopin de terresupplémentaire, chaque homme de demain devra

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être capable d'enrichir le domaine de la connaissancehumaine de son apport unique et t irremplaçable.

C'est ainsi que la mort parait pouvoir êtreréellement vaincue. Jusque-là, notre mort n'estjamais que la mort de ceux qui sont en nous. Mais àpartir de là c'est chaque homme qui laissera sa traceindélébile dans le système nerveux de ceux dont lesmatrices biologiques lui survivront et quitransmettront à travers les âges cette petite parcellede nouveauté imputrescible que représente toutapport original à la connaissance humaine.

Mais peut-être aussi le rôle de chaque homme est.il plus simple encore ? Peut-être a-t-il consistédepuis l'origine de l'Histoire à vivre, puisque cefaisant il s'introduit dans la niche de ceux quil'entourent et que, du seul fait de sa présence, cetteniche ne sera jamais plus ni tout à fait la même nitout à fait une autre ? Mais, dans ce cas, pouvons-nous encore parler de l'individu sans sourire?

Dans notre organisme, certaines cellules chaquejour naissent, vivent et meurent sans que notreorganisme, lui, cesse pour cela de vivre. Chaquejour, dans l'espèce humaine des individus naissent,vivent et meurent sans que l'espèce interrompe pourautant sa destinée. Chaque cellule durant sa courtevie remplit l a fonction qui lui est dévolue ens'intégrant dans la finalité de l'ensemble. Chaqueindividu fait de même au sein de l'espèce. Nous nenous attristons pas sur le sort réservé à ces cellulespassagères. Pourquoi devrions-nous nous attristersur celui des individus qui ont contribué à l'évolutiondéjà longue de l'espèce humaine ? Cette analogiesemble montrer que l'individu isolé ne signifie rien.Sur le plan biologique comme sur le plan culturel, ilne représente qu'un sous-ensemble cellulaire, unélément isolé d'un tout. Il n'a pas d'existence proprepar lui-même. Il n'y a que l'ignorance de ce que noussommes qui a pu nous faire croire à la possibilit é del'existence de l'individu isolé dans un mili eu deculture non humain et capable de conserver malgrétout ses caractéristiques personnelles, alors que

celles-ci ne sont que la conséquence de ce que lemili eu humain les a faites.

Nous avons dit aill eurs ce que représente ce quenous avons appelé l' « information-structure », lamise en forme de la matière dans les organismesvivants. Nous avons rappelé que cela n'était ni masseni énergie, comme l'a souligné Wiener pourl'information en général. Mais aussi qu'elle avaitbesoin de la masse et de l'énergie comme support.Cette mise en forme de l'organisme humain, de sonsystème nerveux en particulier, va s'enrichir, dès laconception sans doute, de l'expérience qu'elleacquiert au contact de l'environnement. Sur uneforme de base, une forme nouvelle prendranaissance, que le mili eu va modeler. Mais le faitréellement humain résulte de la possibilit é quepossède le cerveau de notre espèce de donnernaissance, par un travail associatif des faitsmémorisés, à un troisième niveau de structure quivient s'ajouter aux structures innées, puis acquises.Ce sont les structures imaginaires. L'Homme ajoutede l'information à la matière. Il peut aussi, grâce auxlangages, la sortir de lui, y faire participer les autres.Les faire participer, c'est-à-dire les informer,structurer leurs systèmes nerveux, à partir de lastructure qui a pris naissance dans le sien. Or, cettenouvelle structure, cette information, en devenantcirculante, n'est plus liée à la forme biologiquemortelle dont elle est née. La forme innée et laforme acquise peuvent mourir, celle-là vivra dans lesystème nerveux des autres. Elle pourra même ycroître et s'y multiplier, ce que ne fera jamais unorgane greffé avec succès. Car celui-ci poursuivrason chemin inéluctable vers la mort dans laquelle l'aprécédé l'organisme auquel il a été prélevé. La seulefaçon que nous ayons de survivre, de ne pas mourir,c'est à l'évidence de nous incruster dans les autres et,pour les autres, la seule façon de survivre c'est des'incruster en nous. Mais cette incrustation n'est pascelle de l'image tronquée qu'un individu peut fournirde lui-même, toujours passagère et fugitive, mais

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celle des concepts qu'il a pu engendrer. La vraiefamill e de l'Homme, ce sont ses idées, et la matièreet l'énergie qui leur servent de support et lestransportent, ce sont les systèmes nerveux de tousles hommes qui à travers les âges se trouveront «informés » par elles. Alors, notre chair peut bienmourir, l information demeure, véhiculée par lachair de ceux qui l 'ont accueilli e et la transmettenten l'enrichissant, de génération en génération.

Cela dit, il est certain que la mort est pourl'individu la seule expérience qu'il n'a jamais faite etpour laquelle le déficit informationnel est total.Totale et définitive aussi l 'angoisse qui en résultepuisque l'angoisse survient lorsque l'on ne peut agir,c'est-à-dire ni fuir, ni lutter. Alors, l'Homme aimaginé des « trucs » pour occulter cette angoisse.D'abord, n'y pas penser, et pour cela agir, fairen'importe quoi, mais quelque chose. L'angoisse de lamort chez le combattant existe avant la bataill e, maispendant la lutte elle disparaît, parce que justement illutte, il agit. La croyance en un autre monde où nousallons revivre dès que nous aurons tourné la page oùs'est inscrite notre existence dans celui-là, est unmoyen qui fut beaucoup utili sé, d'avoir une bellemort, une mort édifiante. On ne voit pas bien enquoi une telle mort peut être édifiante, puisquejustement celui qui la subit n'a rien à perdre et tout àgagner. Il n'y a pas de quoi entraîner l'admiration desfoules. La croyance (quelle que soit l 'opinion quel'on a d'un « au-delà ») que sa mort va « servir » àquelque chose, qu'elle permettra l'établissement d'unmonde plus juste, qu'elle s'inscrira dans la lenteévolution de l'humanité, suppose que l'on sache versquoi s'oriente l'humanité. Combien sont morts aveccette conviction au même moment dans des campsantagonistes, défendant des idéologies opposées,chacun persuadé qu'il défendait la vérité. Mourirpour quelque chose qui nous dépasse, quelque chosede plus grand que nous, c'est le plus souvent mourirpour un sous-ensemble agressif et dominateur de

l'ensemble humain. En dehors du Christ et deSocrate, je ne connais pas d'individus morts pourl'espèce, et même ceux-là ne l'ont pas fait de gaietéde cœur. Ils avaient sans doute suff isamment d'espritcritique pour imaginer l'emploi que feraient ensuiteles socio-cultures de leur assassinat. De deux chosesl'une, ou l'on est suff isamment automatisé par l'unede ces socio-cultures pour ne pas pouvoir vivre endehors d'elle, et dans ce cas le héros n'est pasessentiellement différent du suicidaire. Il se sacrifienon pas exactement par plaisir, mais du moins pourla recherche du moindre mal. Ou bien l'on estconscient du déterminisme implacable des destinéeshumaines, et l'on meurt en héros ou en lâche, suivantque le visage de l'un ou de l'autre est plus conformeà notre idéal du moi, à ce que l'on veut paraître, àl'image que l'on veut donner de soi, à soi-même etaux autres. Suivant aussi l 'état de nos surrénales. Jetrouve cependant que le cabotinage au moment de lamort revêt une certaine élégance et, quelle que soit lacause défendue, le sourire sur les lèvres me paraitplus seyant que le rictus de la haine ou de la peur.Mais ce n'est qu'une opinion, et on ne fait pastoujours ce que l'on désire. D'aill eurs, tout le monden'a pas la chance de mourir pour une cause, ce quifacilit e sans doute le passage. Le plus grand nombremeurt comme ça, par accident cardiaque ou devoiture, ou après une plus ou moins longue et plusou moins douloureuse maladie, sans le faire exprès.Les précédents non plus d'aill eurs, mais ils ne lecroient pas. Je ne me permettrai pas de conseill er uncomportement en ayant recours à un discourslogique, n'ayant aucune expérience de la question. Jesouhaite, à nous tous, seulement que le passage soitle plus court possible et le plus inattendu. Par contre,ce que l'on peut discuter, c'est l'attitude que lesautres adoptent à l'égard de la douleur et de la mortlente, prévisible, inéluctable d'un de leurscontemporains. Il faut remarquer d'abord que, ladouleur exceptée, la mort lente, prévisible,inéluctable, est la caractéristique de tous les vivants,

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leur seule certitude. Allons-nous tous les jours nousrappeler en chœur « Frère, tu dois mourir » ?Lorsque l'on a du temps devant soi, ce rappel estsans doute plus eff icace comme motivation à lacréativité, donc comme facteur de l'évolutionhumaine, que la pratique du tiercé et la télévision encouleur. Nous avons eu déjà l'occasion de direpourquoi la créativité découlait à notre avisdirectement du désir inconscient de fuite à l'égard dela mort. Par contre, ce ne serait peut-être pas le cassi nous savions précisément quand celle-cisurviendra. Car la fuite étant impossible, l'angoissene peut être qu'à son comble et elle débouche surl'inhibition comportementale. D'autre part, lamaladie transforme lentement l'équili bre biologiqueet donc psychologique, de telle façon que larésistance à la mort s'affaiblit progressivement. Ilest, semble-t-il , d'autant plus facile de mourir quel'on est biologiquement plus proche de la mort. Parquel sadisme alors, serions-nous poussés à prévenirtrès à l'avance celui que nous savons condamné, dufait qu'il l 'est ? Ne prévient-on pas le criminel de sonexécution à la dernière minute) Pourquoi secomporter différemment avec les malades ? Je lerépète, en dehors d'un plaisir sadique, que peut ygagner l'individu ou l'espèce? En ce qui concerne ladouleur, je ne puis me convaincre qu'elle élève, etles hommes que j'ai vus souff rir m'ont toujours paruenfermés dans leur douleur et non point ouverts surdes vues cosmiques. Si la douleur élève, je voudraissavoir vers quoi. Vers un Dieu auquel on demandede nous soulager? Vers les autres, qui ne peuventparticiper à notre douleur car celle-ci est uneconstruction strictement personnelle, à laquelleparticipe toute l'histoire de notre système nerveux, ànulle autre pareill e? La douleur ne peut être que laconséquence d'une mésentente entre l'organisme et lemili eu. Comme nous ne sommes pas toujourscapables d'agir sur le mili eu, il nous reste de pouvoiragir sur l'organisme par les analgésiques et lespsychotropes mis à notre disposition. Si cette action

sur la douleur doit accélérer une mort inéluctable, dufait que celle-ci est inéluctable, l'analgésie me paraitdevoir être un acte intransigeant. On voit que leproblème de l'euthanasie n'est pas loin. Mais je neprétends pas non plus détenir la vérité et je ne suispas sûr que dans ces cas on puisse appliquer la règlede ne pas faire aux autres ce qu'on ne voudrait pasque l'on nous fasse, non plus que de leur faire ce quenous voudrions que l'on nous fasse, car si nous nesommes que les autres, l'autre, lui, n'est pas nous.Que l'on ne nous parle pas non plus d'amour, car,que l'on tue ou que l'on conserve, ce n'est jamaispour l'autre, mais pour nous-mêmes que nousagissons. Nous n'agirions pas si l 'autre nous étaitindifférent et s'il ne l'est pas c'est qu'il s'est introduitdans notre espace gratifiant et que nous avons établiavec lui des relations privilégiées, ou bien qu'il faitl'objet de nos automatismes culturels. Ce sont euxqui nous font agir et dès lors il n'existe pas de tablelogique et stable des valeurs, permettant de juger uncomportement qui se tisse à travers les liensinnombrables et ténus qui unissent deux êtres dansl'espace et le temps. Tout jugement ne peut venir quede l'application des règles établies par une socio-culture, variable avec les époques et ses intérêts dumoment.

Si nous ne sommes pas libres de choisir notre vie,nous ne sommes pas plus libres de choisir notremort. L'Hymne à la mort du suicidaire n'est lui-même que le dernier hymne à la vie d'un hommedont la voix a été étouffée par le sourd grondementdu monde tournant sur lui-même. Ce bruit de fond,pour Beethoven, était en fa.

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Le plaisir

« Il est bon de noter combien la charge affectivedes mots: bien-être, joie, plaisir, est différente. Lebien-être est acceptable, la joie est noble, le plaisirest suspect. Ce dernier mot sent le soufre. Alors quepour nous le bien-être apparaît lorsque la pulsion oul'automatisme acquis sont satisfaits et qu'ils'accompagne de satiété, la joie semble ajouter àcette satisfaction la participation de l'imaginaire et leplaisir, lui, est lié au temps présent, àl'accomplissement de l'acte gratifiant. Il n'est ni plussale, ni plus laid, ni plus amoral que les deux autres.Qui ne voit que les sens différents qui sontcommunément donnés à ces mots résultentd'automatismes sociaux et culturels, de jugements devaleurs qui viennent avant tout de la répressionsexuelle qui s'est abattue sur les sociétésoccidentales pendant des mill énaires et dont la causeprincipale pourrait bien être la crainte du bâtardignoré, profitant de l'héritage de la propriété privée1

»Nos automatismes de pensée sont tels qu'il nous

est aujourd'hui souvent diff icile d'imaginer le plaisirautrement que sexualisé. Même s'il ne l'est pas, iln'est pas recommandable; il s'oppose à la souff rancequi, on le sait, a le privilège, elle, d'élever l'homme.Toute une idéologie de la souff rance est ainsi née au

1 Laborit (H.). La Nouvelle Grill e, p. 80. R. Laffont éditeur.

cours des siècles, qui a permis aux dominants des'abreuver aux sources du plaisir en persuadant lesdominés qu'ils avaient bien de la chance dans leursouff rance car elle leur serait remboursée aucentuple dans l'autre monde. En effet, dans le nôtreoù les marchands sont rois, tout se négocie et sepaie, et la douleur ici-bas ne peut être qu'une traitetirée sur un avenir de bonheur céleste. On a encorefait mieux aux Indes où celui qui appartient à lacaste des « intouchables » ( sans doute parce quetrop couvert de vermine) est tout heureux de luiappartenir car il prépare ainsi son élévationhiérarchique et sa promotion socialemétempsycotique dans une autre vie à venir. Si nousnous en tenons à notre civili sation judéo-chrétiennecomme on dit, cette admirable stratégie s'estappuyée sur une curieuse interprétation desÉvangiles et du sermon sur la Montagne. On apréféré l'image du Christ souff rant sur la croix àcelle du Christ au mont des Oliviers, demandant àson père de lui éviter si possible de boire son calicejusqu'à la lie. On a préféré oublier qu'il était venuannoncer la bonne nouvelle, et soulager quand il l 'apu la souff rance physique de ceux qu'il rencontrait;leur off rir du vin au besoin, comme à Cana,lorsqu'ils en manquaient. Bien sûr, son monde étaitdu domaine de l'imaginaire, de la créativité, maiscomment appareill er pour l'imaginaire quand unenévralgie du trijumeau vous arrache des cris dedouleur qui s'échappent, eux, de notre chair ? Quantà la douleur morale, nous avons déjà eu l'occasionde dire qu'elle était bel et bien une douleur physique,une amputation sans anesthésie au sein des relationsneuronales gratifiantes établies par apprentissagedans notre système nerveux.

II est amusant de noter que les religions ditesréformées qui se sont bâties en contestation logiqueet intellectualisée des excès ecclésiastiques charnelsde la Renaissance ont abouti au puritanismecontemporain où le plaisir est synonyme de péché.Comme toute idéologie dématérialisée,

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institutionnalisée, dans ses formes les pluscaricaturales, il est devenu sectaire et castrateur,considérant que la réussite sociale était une preuveévidente du mérite personnel et de la volonté deDieu. Une nouvelle génération de pharisiens est néeet l'on peut se demander si la qualité discutable de lacuisine anglo-saxonne n'en est pas l'une desexpressions. La bonne chère est un plaisir et toutplaisir charnel doit être banni. La vie est un longcalvaire et seules les satisfactions hiérarchiques sonthonorables. Elles sont la preuve du mérite obtenupar la soumission à ces principes, mérite reconnu parvos concitoyens.

Inversement, le plaisir est lié à l'accomplissementde l'action gratifiante. Or, comme celle-ci est laseule qui nous permette de survivre, la recherche duplaisir n'est-elle pas la loi fondamentale quigouverne les processus vivants ? On peut lui préférerle terme plus alambiqué d'homéostasie (Cannon), dumaintien de la constance des conditions de vie dansnotre mili eu intérieur (Claude Bernard), peuimporte... Ceux qui nient de ne pas avoir commemotivation fondamentale la recherche du plaisir,sont des inconscients, qui auraient déjà disparu de labiosphère depuis longtemps s'ils disaient vrai. Ilssont tellement inconscients de ce que leurinconscient charrie comme jugements de valeurs etcomme automatismes culturels, qu'ils se contententde l'image narcissique qu'ils se font d'eux-mêmes età laquelle ils essaient de nous faire croire, âge quis'insère à leur goût de façon harmonieuse dans lecadre social auquel il s adhèrent ou qu'ils refusentaussi bien. Même le suicidaire se supprime parplaisir car la suppression de la douleur par la mortest un équivalent du plaisir.

Malheureusement, l'action gratifiante se heurtebien souvent à l'action gratifiante de l'autre pour lemême objet ou le même être, car il n'y aurait pas deplaisir si l 'espace était vide, s'il ne contenait pas desobjets et des êtres capables de nous gratifier. Maisdès qu'il y a compétition pour eux, jusqu'ici on a

toujours assisté à l'établissement d'un systèmehiérarchique. Chez l'Homme, grâce aux langages, ils'institutionnalise. Il s'inscrit sur les tables de la loi,et il est bien évident que ce ne sont pas les dominésqui formulent celle-ci, mais les dominants. Larecherche du plaisir ne devient le plus souvent qu'unsous-produit de la culture, une observancerécompensée du règlement de manœuvre social,toute déviation devenant punissable et source dedéplaisir. Ajoutons que les conflits entre les pulsionsles plus banales, qui se heurtent aux interditssociaux, ne pouvant eff leurer la conscience sans yprovoquer une inhibition comportementalediff icilement supportable, ce qu'il est convenud'appeler le refoulement séquestre dans le domainede l'inconscient ou du rêve l'imagerie gratifiante oudouloureuse. Mais la caresse sociale, flatteuse pourle toutou bien sage qui s'est élevé dans les cadres,n'est généralement pas suff isante, même avec l'appuides tranquilli sants, pour faire disparaître le conflit .Celui-ci continue sa sape en profondeur et se vengeen enfonçant dans la chair soumise le fer brûlant desmaladies psychosomatiques.

On veut nous faire croire que le mot plaisirn'exprime que la satisfaction d'une pulsion primitiveet qu'avec lui nous nous rabaissons au rang del'animal. Mais ce plaisir s'ennoblit l orsqu'il répond àla même pulsion si celle-ci est déformée, légalisée,canalisée par la culture en place, c'est-à-dire parl'apprentissage du code civil et honnête. Cependant,ce comportement est aussi bestial, car l'animal estcomme nous capable de mémoire et d'apprentissage.Mais un chien savant ne parle pas et ne peut ainsitrouver l'alibi des jugements de valeur pourcamoufler ses automatismes inconscients.

Enfin, le plaisir qui résulte de l'assouvissementd'une pulsion traversant le champ des automatismesculturels sans se laisser emprisonner par eux, et quidébouche sur la création imaginaire, pulsion quipour nous devient alors « désir », est un plaisirspécifiquement humain, même s'il n'est pas

Le plaisir Le plaisir

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conforme au code des valeurs en place, ce qui est lecas le plus fréquent puisqu'un acte créateur ararement des modèles sociaux de référence.

Le faisceau du plaisir, de la récompense réunitanatomiquement et fonctionnellement dans lecerveau des formations situées à tous les étagessuperposés de celui-ci. Il en est de même du faisceauqui permet de fuir ou de supprimer la punition, ledéplaisir. Ces faisceaux ne font pas de jugements devaleur entre l'activité, hypothalamique(pulsionnelle), limbique (apprentissage et mémoire),et corticale (imagination), et l'expérience montre quecette dernière ne peut fonctionner eff icacement sielle est séparée des deux autres. Mais grâce àl'apprentissage on est prévenu que la mise en jeu dufaisceau de la récompense, si elle s'avère être encontradiction avec les règles sociales, peut aboutir àla punition, à la stimulation du faisceau de lapunition, et qu'inversement une action douloureusequi met en jeu ce dernier peut être récompensée etfavoriser alors, en retour, sur un autre clavier duplaisir, la stimulation du faisceau de la récompense.

Le singe dominé ne fait pas sa soumission auleader pour son plaisir, comme nous le montrent lesprofondes perturbations de son fonctionnementneurobiochimique et endocrinien, mais pour éviterun déplaisir plus grand encore résultant del'agression dont il ferait l 'objet s'il ne se soumettaitpas. Imaginez que les singes parlent, il est probablequ'il existerait un discours logique pour permettre ausinge dominé de « sublimer » sa soumission, undiscours logique lui disant que sa souff rance l'élèveau-dessus de lui-même pour le bien du clan, pour lasurvie du groupe, et que son sacrifice ne sera pasinutile. La souff rance deviendrait amour, tant sessources seraient déjà lointaines, obscurcies parl'apprentissage de la soumission aux règles sociales,aux coutumes, aux préjugés nécessaires au maintiende la structure hiérarchique de dominance. Ce n'estsans doute qu'à celui, bien rare, qui est capable des'évader de cette prison que l'assouvissement du «

désir » procure un plaisir véritablement humain, bienque toujours enraciné profondément dans sa chairpréhominienne, car celle-ci fera toujours partie del'autre : en effet, nous ne sommes ni anges, ni bêtes,mais simplement des Hommes.

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Le bonheur

Si le plaisir est lié à l'accomplissement de l'actegratifiant, si le bien-être résulte de l'assouvissementde celui-ci, assouvissement provoquant un étatstable, bien que passager car il disparaîtra avec laréapparition du besoin, pulsionnel ou acquis parapprentissage, il me semble que le bonheur est luiaussi un état stable mais moins passager, car ilenferme entre ses bras la succession répétée du désir,du plaisir et du bien-être. Être heureux, c'est à la foisêtre capable de désirer, capable d'éprouver du plaisirà la satisfaction du désir et du bien-être lorsqu'il estsatisfait, en attendant le retour du désir pourrecommencer. On ne peut être heureux si l 'on nedésire rien. Le bonheur est ignoré de celui qui désiresans assouvir son désir, sans connaître le plaisir qu'ily a à l'assouvissement, ni le bien-être ressentilorsqu'il est assouvi.

Les « Happy pill s », les pilules du bonheur, sontsans doute bien souvent mal nommées. Si ellesdiminuent l'activité pulsionnelle de l'hypothalamus,la motivation à la recherche du plaisir, elles nepeuvent procurer le bonheur, mais l'indifférence; etl'indifférent ne peut être heureux. Cependant,l'indifférent ne peut être vraiment malheureux nonplus, et nous savons que la suppression d'unesouff rance peut être considérée comme un plaisir.Chez l'animal, la frustration, c'est-à-dire ladiminution ou la suppression de la récompense, met

en jeu les mêmes aires cérébrales inhibitrices del'action que l'apprentissage de la punition. On peutdire que la suppression d'une récompense attendueest équivalente à une punition et que sa conséquenceest une inhibition du comportement.

Dans toutes les espèces animales et chez l'homme,la récompense ne s'obtient que par l'action. Lebonheur ne vous tombe qu'exceptionnellement toutpréparé dans les bras. Il faut aller à sa rencontre, ilfaut être motivé à le découvrir, à tel point qu'il perdde son acuité s'il vous est donné sans être désiré. Lapulsion primitive est indispensable, celle de larecherche du plaisir, de l'équili bre biologique. Nousavons déjà dit au chapitre précédent que cetterecherche du plaisir était canalisée parl'apprentissage socio-culturel, car la socio-culturedécide pour vous de la forme que doit prendre, pourêtre tolérée, cette action qui vous gratifiera. Il estainsi possible de trouver le bonheur dans leconformisme, puisque celui-ci évite la punitionsociale et crée les besoins acquis qu'il saurajustement satisfaire. Des sociétés qui ont établi l eurséchelles hiérarchiques de dominance, donc debonheur, sur la production des marchandises,apprennent aux individus qui les composent à n'êtremotivés que par leur promotion sociale dans unsystème de production de marchandises. Cettepromotion sociale décidera du nombre demarchandises auquel vous avez droit, et de l'idéecomplaisante que l'individu se fera de lui-même parrapport aux autres. Elle satisfera son narcissisme.Les automatismes créés dès l'enfance dans sonsystème nerveux n'ayant qu'un seul but, le faireentrer au plus vite dans un processus de production,se trouveront sans objet à l'âge de la retraite, c'estpourquoi celle-ci est rarement le début del'apprentissage du bonheur, mais le plus souventcelui de l'apprentissage du désespoir.

Avouons que, jusqu'ici, le bonheur tel que nousavons tenté de le définir se dérobe. Limité àl'assouvissement des pulsions, il rencontre un

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adversaire qu'il ne pourra vaincre : les règles établiespar les dominants. S'il se soumet à ces règles etmalgré les compensations narcissiques,hiérarchiques, consommatrices ou autres, quitenteront de le détourner de ses motivationspremières, ce bonheur sera toujours incomplet,frustré, car lié à une recherche jamais satisfaite de ladominance dans un processus de production demarchandises.

Heureusement pour l'Homme, il reste encorel'imaginaire. Bien sûr, il faut toujours être motivépour faire appel à lui et les pulsions primitives sonttoujours nécessaires. Il faut aussi la mémoire etl'expérience pour fournir un matériel à l'imagination.L'enfant qui vient de naître ne peut rien imaginer, caril n'a encore rien mémorisé. Mais si la mémoire etl'apprentissage créent des automatismes si puissantset si nombreux que l'action leur est entièrementsoumise, l'imaginaire ne peut naître.

L'imaginaire s'apparente ainsi à une contrée d'exiloù l'on trouve refuge lorsqu'il est impossible detrouver le bonheur parce que l'action gratifiante enréponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans leconformisme socio-culturel. C'est lui qui crée ledésir d'un monde qui n'est pas de ce monde. Ypénétrer, c'est « choisir la meill eure part, celle qui nesera point enlevée ». Celle où les compétitionshiérarchiques pour l'obtention de la dominancedisparaissent, c'est le jardin intérieur que l'on modèleà sa convenance et dans lequel on peut inviter desamis sans leur demander, à l'entrée, de parchemin,de titres ou de passeport. C'est l'Éden, le paradisperdu, où les lys des champs ne filent, ni ne tissent.On peut alors rendre à César ce qui est à César et àl'imaginaire ce qui n'appartient qu'à lui. On regarde,de là, les autres vieilli r prématurément, la bouchedéformée par le rictus de l'effort compétiti f, épuisespar la course au bonheur imposé qu'ils n'atteindrontjamais.

Bien sûr, le monde de l'imaginaire et le bonheurqu'il contient ne sont accessibles aujourd'hui qu'à un

nombre restreint de petits-bourgeois comme celuiqui vous parle. Mais il n'est peut-être pas lapropriété exclusive d'une classe sociale, car lesbourgeois qui en profitent sont aussi peu nombreuxque les prolétaires, tous entraînés qu'ils sont dans lebroyeur économique. Par aill eurs, souventmaladroitement, sous une forme inadaptée etenfantine, un nombre de plus en plus grand dejeunes redécouvrent la richesse du désir et tententd'abandonner ce monde de truands inconscients, decondottieres impuissants enchaînés à leurs pulsionsdominatrices, à leurs marchandises, à leur conquêtedes marchés pour vendre n'importe quoi, à leurpromotion sociale. D'autres, plus maladroits encore,fabriquent avec des drogues un imaginaire deremplacement, leur fournissant une fuitepharmacologique de ce monde dément. D'autresenfin, ne trouvent de refuge que dans la psychose.

Il y a bien aussi les révolutionnaires ou soi-disanttels, mais ils sont si peu habitués à faire fonctionnercette partie du cerveau que l'on dit propre àl'Homme, qu'ils se contentent généralement, soit dedéfendre des options inverses de celles imposées parles dominants, soit de tenter d'appliquer aujourd'huice que des créateurs du siècle dernier ont imaginépour leur époque. Tout ce qui n'entre pas dans leursschémas préfabriqués n'est pour eux qu'utopie,démobili sation des masses, idéalisme petit-bourgeois. Il faut cependant reconnaître que lesidéologies à facettes qu'ils défendent furent toujoursproposées par de petits-bourgeois, ayant le temps depenser et de faire appel à l'imaginaire. Mais aucunede ces idéologies ne remet en cause les systèmeshiérarchiques, la production, la promotion sociale,les dominances. Elles vous parlent de nouvellessociétés, mais ceux qui les préconisent pensent bienbénéficier d'une place de choix dans ces sociétés àvenir. Le profit capitaliste étant supprimé, l'ouvrieraura accès à la culture. Il s'agit évidemment d'uneculture qui n'aura pas le droit de remettre enquestion les hiérarchies nouvelles, une culture

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désinfectée, galvanisée, conforme. Personne n'osedire que le profit capitaliste n'est pas une fin en soi,mais simplement un moyen d'assurer lesdominances, et que le désir de puissance possèdebien d'autres moyens de s'exprimer lorsque lanouvelle structure sociale s'est organisée,institutionnalisée en faveur d'un nouveau systèmehiérarchique. Et l'Homme court toujours après sonbonheur. Il pense qu'il suff it d'institutionnaliser denouveaux rapports sociaux pour l'obtenir. Mais onsupprime la propriété privée des moyens deproduction et l'on retrouve la dominance desbureaucrates, technocrates, et de nouvelleshiérarchies. Dès que l'on met deux hommesensemble sur le même territoire gratifiant, il y atoujours eu jusqu'ici un exploiteur et un exploité, unmaître et un esclave, un heureux et un malheureux,et je ne vois pas d'autre façon de mettre fin à cet étatde choses que d'expliquer à l'un et à l'autre pourquoiil en a toujours été ainsi. Comment peut-on agir surun mécanisme si on en ignore le fonctionnement?Mais, évidemment, ceux qui profitent de cetteignorance, sous tous les régimes, ne sont pas prêts àpermettre la diffusion de cette connaissance. Surtoutque le déficit informationnel, l'ignorance, sontfacteurs d'angoisse et que ceux qui en souff rent sontplus tentés de faire confiance à ceux qui disent qu'ilssavent, se prétendent compétents, et lespaternalisent, que de faire eux-mêmes l'effort delongue haleine de s'informer. Ils font confiance pourles défendre, pour parler et penser à leur place, auxhommes providentiels que leurs prétendus méritesont placés en situation de dominance, et ils vousdisent non sans fierté : « Vous savez, je n'ai jamaisfait de politi que », comme si celle-ci dégradait,avili ssait celui qui s'en occupe.

Finalement, on peut se demander si le problèmedu bonheur n'est pas un faux problème. L'absence desouff rance ne suff it pas à l'assurer. D'autre part, ladécouverte du désir ne conduit au bonheur que si cedésir est réalisé. Mais lorsqu'il l 'est, le désir disparaît

et le bonheur avec lui. Il ne reste donc qu'uneperpétuelle construction imaginaire capabled'allumer le désir et le bonheur consiste peut-être àsavoir s'en contenter. Or, nos sociétés modernes ontsupprimé l'imaginaire, s'il ne s'exerce pas au profitde l'innovation technique. L'imagination au pouvoir,non pour réformer mais pour transformer, serait undespote trop dangereux pour ceux en place. Nepouvant plus imaginer, l'homme moderne compare.Il compare son sort à celui des autres. Il se trouveobligatoirement non satisfait. Une structure socialedont les hiérarchies de pouvoir, de consommation,de propriété, de notabilit é, sont entièrement établiessur la productivité en marchandises, ne peut quefavoriser la mémoire et l'apprentissage des conceptset des gestes eff icaces dans le processus de laproduction. Elle supprime le désir tel que nousl'avons défini et le remplace par l'envie qui stimulenon la créativité, mais le conformisme bourgeois oupseudo-révolutionnaire.

Il en résulte un malaise. L'impossibilit é de réaliserl'acte gratifiant crée l'angoisse, qui peut déboucherparfois sur l'agressivité et la violence. Celles-cirisquent de détruire l'ordre institué, les systèmeshiérarchiques, pour les remplacer d'aill eursimmédiatement par d'autres. La crainte de la révoltedes malheureux a toujours fait rechercher par lesystème de dominance l'appui des religions, carcelles-ci détournent vers l'obtention dans l'au-delà larecherche d'un bonheur que l'on ne peut atteindre surterre, dans une structure socio-économique conçuepour établi r et maintenir les différences entre lesindividus. Différences établies sur la propriétématérielle des êtres et des choses, grâce àl'acquisition d'une information strictementprofessionnelle plus ou moins abstraite. Cetteéchelle de valeurs enferme l'individu sa vie durantdans un système de cases qui correspond rarement àl'image idéale qu'il se fait de lui-même, image qu'iltente sans succès d'imposer aux autres. Mais il ne luiviendra pas à l'idée de contester cette échelle. Il se

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contentera le plus souvent d'accuser la structuresociale de lui avoir interdit l 'accès aux échelonssupérieurs. Son effort d'imagination se limitera àproposer de la renverser pour, ensuite, la redresser àl'envers de façon à ce que ceux qui produisent lesmarchandises soient en haut et puissent en profiter.Mais ceux qui sont au haut de l'échelle aujourd'huisont ceux qui imaginent les machines, seul moyende faire beaucoup de marchandises en peu de temps.Si on renverse l'échelle, tout tournant encore autourde la production, l'absence de motivation chez ceuxque la productivité récompensait avant, risque fortde supprimer toute productivité. Il semble bien quel'on ne puisse sortir de ce dilemme qu'en fournissantune autre motivation, une autre stratégie auxhommes dans leur recherche du bonheur.

Puisqu'il ti ent tant au cœur de l'individu demontrer sa différence, de montrer qu'il est un êtreunique, ce qui est vrai, dans une société globale, nepeut-on lui dire que c'est dans l'expression de ce quesa pensée peut avoir de différent de celle des autres,et de semblable aussi, dans l'expression de sesconstructions imaginaires en définitive qu'il pourratrouver le bonheur? Mais il faudrait pour cela que lastructure sociale n'ait pas, dès l'enfance, châtré cetteimagination pour que sa voix émasculée se mêlesans discordance aux chœurs qui chantent leslouanges de la société expansionniste.

Le travail

Nous venons déjà d'en envisager certains aspects.Il représente primitivement le travail li béré par lamachine métabolique que constitue un organisme.Grâce à cette activité thermodynamique, cettemachine agit sur le mili eu de telle façon que sastructure soit conservée. Il l 'approvisionne ensubstrats alimentaires, nécessaires d'une part àl'exécution de ce travail l ui-même et nécessaires enconséquence au maintien de la structure d'ensemble,établie par niveaux d'organisation, de l'organisme.Cette structure, chez l'homme, aboutit à un systèmenerveux capable d'ajouter de l'information au mondequi l 'environne. Le travail de l'individu humain secharge donc de cette information et la protection desa structure organique en est considérablementaméliorée, d'autant plus nous l'avons dit que, grâceaux langages, l'expérience des générationss'accumule et s'actualise. La part de l'informationdans le travail humain est devenue ainsiprogressivement plus grande au cours des siècles,mais seulement si l 'on envisage globalement cetravail . En effet, en ce qui concerne l'individu aucontraire, cette information s'est éparpill ée à traversles échelles hiérarchiques de dominance qu'elle acontribué à établi r. Si bien qu'aujourd'hui, du fait de« l'émiettement » (Friedman) du travail , un nombreconsidérable d'individus n'utili se qu'une fractioninfime de cette information technique et qu'en

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conséquence leur travail perd toute signification. Il aperdu sa sémantique. Le signifiant n'a plus designifié.

Or, pour fournir un certain travail un organisme abesoin d'une motivation. Aux premiers jours del'Homme, elle était transparente : ce travail l uipermettait de survivre, de conserver sa structure.L'urbanisation, nous l'avons vu, a rendu pourl'individu ce travail dépendant de celui des autres.Mais pendant des siècles l'artisan et le paysan sontrestés en contact direct avec le monde, l'émiettementde leur travail n'était encore que partiel. Il n'était passuff isant pour en cacher la signification profonde,les liens avec le travail de l'ensemble social. Avecl'industrialisation, ces liens se sont perdus. Il ne resteà l'ouvrier que la conscience de la contrainte de sontravail qui assure l'assouvissement de ses besoinsfondamentaux. Comme ceux-ci d'autre partparaissent assurés tant bien que mal par l'ensemblesocial, qu'une certaine sécurisation existe malgrétout, la motivation pulsionnelle, celle qui permetd'assurer les besoins fondamentaux, s'affaiblitconsidérablement. Par contre, la motivation quirésulte des apprentissages socio-culturels ne fait aucontraire que s'accroître. Une fringale de possessiond'objets, de marques de distinctions narcissiques, estcréée par la publicité et l'observation des signespermettant de se situer dans les hiérarchies. Maiscette motivation se heurte aussitôt aux règlesd'établissement de la propriété imposées par lesystème hiérarchique de dominance. Le travail enmiettes, peu chargé d'information, ne permet pasd'accéder à cette dominance, ni aux satisfactionsnarcissiques. Le travail sans motivation est de plusen plus ressenti comme une aliénation au systèmesocial exigeant une production accrue au bénéfice dequelques-uns et non de tous. Il y a quelques annéesencore, même l'idiot du vill age avait sa place dans lacommunauté. Aujourd'hui au contraire, l'ensemblesocial se donne bonne conscience en parquant leshandicapés mentaux, inutiles dans un système de

production. Il est suff isamment riche pour posséderses zoos humanitaires.

Le travail humain, de plus en plus automatisé,s'apparente à celui de l'âne de la noria. Ce qui peutlui fournir ses caractéristiques humaines, à savoir derépondre au désir, à la construction imaginaire, àl'anticipation originale du résultat, n'existe plus. Onaurait pu espérer que, libérés de la famine et de lapénurie, les peuples industrialisés retrouveraientl'angoisse existentielle, non pas celle du lendemain,mais celle résultant de l'interrogation concernant lacondition humaine. On aurait pu espérer que letemps libre, autorisé par l'automation, au lieu d'êtreutili sé à faire un peu plus de marchandises, ce quin'aboutit qu'à mieux cristalli ser les dominances,serait abandonné à l'individu pour s'évader de saspécialisation technique et professionnelle. Enréalité, il est utili sé pour un recyclage au sein decette technicité en faisant miroiter à ses yeux, parl'intermédiaire de cet accroissement deconnaissances techniques et de leur mise à jour, unefacilit ation de son ascension hiérarchique, unepromotion sociale. Ou bien on lui promet unecivili sation de loisirs. Pour qu'il ne puisses'intéresser à l'établissement des structures sociales,ce qui pourrait le conduire à en discuter lemécanisme et la validité, donc à remettre en causel'existence de ces structures, tous ceux qui enbénéficient aujourd'hui s'efforcent de mettre à ladisposition du plus grand nombre desdivertissements anodins, exprimant eux-mêmesl'idéologie dominante, marchandise conforme et quirapporte.

Par contre, on peut se demander si, lorsque letravail humain répond au désir, c'est-à-dire àl'interrogation existentielle par la mise en jeu del'imaginaire, il peut encore conserver son nom? Onpeut répondre que bien peu d'hommes ont lapossibilit é d'agir ainsi. C'est vrai si l 'on considère latotalité d'une activité humaine, car au staded'évolution de l'espèce, il faut encore que cette

Le travail Le travail

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espèce fournisse une certaine quantité de travailmécanique, peu chargé d'information. Mais le travailde l'intellectuel n'est guère plus attrayant souvent, caraussi focalisé, aussi parcelli sé que celui dumanœuvre, encore que plus abstrait, plusinformationnel que thermodynamique. Il reste aussiéloigné de l'approche globale des structures et enconséquence aussi dépendant des automatismes depensée existants. Le technicien s'ennuie et seules sesrécompenses hiérarchiques, ses gratificationsnarcissiques, peuvent encore le motiver. Si bien quel'ensemble de ce monde s'ennuie, il se cherche, etcherche une raison d'être. Il se sent manipulé, etchaque homme en éprouve un malaise, par un destinimplacable auquel il tente avec maladresse deremédier par des réformettes dispersées, desréparations au sparadrap, tout étonné quand ilbouche un trou de la coque pourrie de voir l'eaus'infilt rer par un autre. J'ai déjà proposé aill eurs1

d'accorder à chaque homme deux heures par jourpour s'informer, non professionnellement, mais surles sujets qui intéressent sa vie et celle de sescontemporains. S'informer non de façon analytique,mais globale, avec des informateurs cherchant àréaliser des synthèses, non des dissections. As'informer de façon non dirigée, mais contradictoire.Il faudrait pouvoir faire participer chaque individu àl'évolution générale du monde, au lieu de manipulerpour lui les mass media en le sécurisant, en luifaisant croire que l'on s'occupe de lui, qu'il n'a pas às'inquiéter, que ceux qui savent veill ent. Or, ceuxqui savent savent sans doute beaucoup de chosesdans un domaine particulier et rien dans les autres.Et même lorsqu'ils sont poly-techniciens il l eurmanque la connaissance des sciences diteshumaines, qui commence à la molécule pour seterminer à celle de l'organisation des sociétéshumaines sur la planète. Comment peut-on entendre

1 H. Laborit, La Nouvelle Grill e, R. Laffont (1974).

dire par un responsable d'une chaîne télévisée,comme je l'ai entendu récemment : « J'essaie d'êtreobjectif, je ne fais pas de politi que, moi » ? Ne pasfaire de politi que, n'est-ce pas encore en faire,puisque c'est interpréter les faits à travers la lentill edéformante et non « objective » d'un acquissocioculturel dont on ne peut se débarrasser?

En résumé, je suis tenté de dire que le rôle del'homme sur la planète est uniquement politi que.Son rôle est de chercher à établi r des structuressociales, des rapports interindividuels et entre lesgroupes, qui permettront la survie de l'espèce sur sonvaisseau cosmique. Le travail ne peut être un but ensoi. Il ne peut servir de critère de référence pourinstitutionnaliser les rapports sociaux. Dès qu'il enest ainsi, le groupe ou l'ensemble humain qui leprend pour finalité oublie dans l'effort vers uneproductivité croissante de biens marchands le butessentiel de son existence, à savoir les relations entreles éléments individuels qui les constituent. Ilsabandonnent la foi fondamentale qui dominel'existence des organismes vivants, l'évolutioncontrôlée de leur structure, et la production devientau contraire le moyen d'immobili ser à jamais lastructure hiérarchique de dominance qui fut à sonorigine. Mais pour motiver l'individu en dehors deson travail pour lequel il n'éprouve pas demotivation, il faut le faire pénétrer, à partir de sonespace opérationnel étroit, dans la dynamique desstructures sociales, en lui faisant connaître celles desdifférents niveaux d'organisation et l' « ouverture »de ces systèmes fermés dans les systèmes englobant.A partir de lui, de son groupe famili al,professionnel, de l'entreprise à l'industrie, lui faireatteindre l'organisation, thermodynamique etinformationnelle, des ensembles nationaux jusqu'àl'ensemble humain sur la planète. Lui apprendre lerôle de l'information structurante et celui de lagrande coulée énergétique qui parcourt la biosphère.Lui rendre enfin le goût de son activité cosmique, deson rôle dans l'évolution de l'espèce. Lui faire

Le travail Le travail

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comprendre le frein qu'y apporte le vieilindividualisme des groupes, des corporatismes, desnationalismes. Lui faire deviner l'amorced'établissement des dominances et s'élever contre laviolence réactionnaire de l'ordre établi pour lequel laseule violence est toujours celle qui refuse de luiobéir. Lui faire prendre conscience des mécanismesqui gouvernent notre animalité, le danger desdiscours altruistes, paternalistes, lui faire retrouver ledésir d'inventer lui-même une vie autre et d'endiscuter avec ses contemporains. Mais, me direz-vous, le programme que vous proposez là neconsiste-t-il pas à institutionnaliser le mois de mai1968 ? Un mois pareil , de temps en temps, vaudraitbien un carnaval sans doute, pourvu qu'il ne soit pasexploité comme un médicament à usage temporaire,une soupape permettant de ramener la pressiond'insatisfaction à son volume antérieur de façon àasseoir et à consolider après lui les pouvoirs ancienset la rigidité des automatismes socio-culturels. Mais,effectivement, l'ordre ne peut naître que du désordre,puisque seul le désordre permet des associationsnouvelles. Cependant, il faut qu'à l'ensemble culturelprimiti f s'ajoute entre-temps de nouveaux élémentsqui permettront d'augmenter la complexité dunouvel ensemble formé, sans quoi on risque deretomber sur une structure plus coercitive encore quecelle que l'on a voulu détruire. Et l'apportinformationnel incombe à l'imagination.

Ce qu'il faut, en définitive, à l'hommecontemporain pour qu'il puisse supporter la part detravail qui lui reste à faire, c'est une « nouvelle grill e» qui rendrait signifiant pour lui l 'ensemble des faitstechniques, sociaux et culturels qui l 'assaill entchaque jour et créent chez lui l 'angoisse. Celle-cirésulte nous l'avons dit de l'impossibilit é d'agireff icacement en vue de l'obtention d'un équili bre desatisfaction. Or, comment agir eff icacement quandles faits, les situations, les événements surgissent,s'accumulent sans relations entre eux, sans ordre,sans structure. Quand une grill e existe, elle est

généralement dépassée, elle sécurise, mais elle estinsuff isante pour rendre l'action eff icace. Les faitsqui n'y pénètrent pas ne sont pas signifiants et restentsans intérêt pour celui qui l 'utili se. Ils sont doncrejetés par lui. Il en résulte un sectarisme propre àtout système fermé, incapable d'intégrer ladifférence et de lui trouver une sourcecomportementale logique. On débouche alors surl'agressivité, la certitude du bon droit et de détenir laseule vérité. On débouche sur l'intolérance. Il faut àl'homme contemporain une nouvelle grill e englobantles autres sans les nier, une grill e ouverte à tous lesapports structuraux contemporains. Mais si cettegrill e n'est pas généralisée à l'ensemble des hommesde la planète, celui qui la possède trouvera toujoursdevant lui l 'intransigeance du non-initié. Alors, àmoins d'accepter de disparaître, il ne lui reste plusque la fuite dans l'imaginaire. Son travail ne feraqu'exprimer son apparente soumission auconformisme castrateur et triomphant.

L'Homme est un être de désir. Le travail ne peutqu'assouvir des besoins. Rares sont les privilégiésqui réussissent à satisfaire les seconds en répondantau premier. Ceux-là ne travaill ent jamais.

La dénommer quotidienne, cette vie, indique déjàqu'elle est rythmée par l'alternance des jours et desnuits. Mais aussi celui des saisons, celui des ans quipassent. Ces cycles cosmiques règlent d'abord l'éveilet le sommeil , ce qui est plus exact que de dire letravail et le repos. En réalité, pour notre systèmenerveux le sommeil s'accompagne d'un travailmétabolique considérable de restauration et l'on peutfort bien se reposer à l'état d'éveil . Ceci nous montreque nous butons au départ sur le contenu sémantiquedes mots: travail , repos, et ceux qui s'y rattachent:loisirs, éveil , sommeil , ces mots qui peuplent notrevie quotidienne. Population restreinte lorsqu'ils

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s'expriment sous la forme métro, boulot, dodo.Qu'est-ce que le travail ? Pour notre systèmenerveux, cela consiste à libérer de l'énergie sousforme d'influx nerveux. Pour nos muscles, à libérerde l'énergie sous forme mécanique, contractile. Pournos glandes, à libérer de l'énergie sous formechimique, celle des produits de sécrétion. Pour tous,à utili ser des substrats, c'est-à-dire des alimentsénergétiques pris à l'environnement et permettantune action sur cet environnement. Cette action poursa plus grande part et quelle que soit sa forme plusou moins élaborée, consistera à se procurer cessubstrats alimentaires. C'est ce que l'on veut dire enparlant de « force de travail ». Mais ces substrats dutravail cellulaire auront en réalité une fonctionfondamentale, celle de maintenir la structurecellulaire et en conséquence organique. En d'autrestermes, l'action sur l'environnement n'a qu'une seulefinalité : maintenir la structure de l'organisme quiagit; qui n'agit, qui ne travaill e que pour maintenir sastructure. Voilà de quoi est faite d'abord notre viequotidienne. Le génie de Marx a été d'attirerl'attention sur le fait qu'une grande partie de cetravail ne servait pas à cela, mais, par l'intermédiairede la plus-value, à maintenir (ce que nousexprimerons dans le langage de la biologie descomportements) une structure sociale de dominance.Puisqu'il y a structure, il faut évidemment trouverune certaine énergie permettant de la conserver.L'ensemble des cellules d'un organisme libère unecertaine quantité d'énergie qui sera utili sée pourconserver la structure de chaque cellule del'organisme, mais libère aussi une énergiesupplémentaire, une plus-value, une quantité dénergie qui sera utili sée non seulement au maintiende la structure de chaque cellule prise isolément,mais au maintien de la structure de l'organismeentier. Dans un État socialiste, chaque individutravaill e plus qu'il ne faudrait pour maintenir sapropre structure, et la plus-value sert encore àmaintenir une structure sociale. Ce qui change en

réalité par rapport à une structure capitaliste, c'estl'orientation de l'utili sation de cette plus-value, et lesbases du système hiérarchique qui en décide. Le faitd'avoir supprimé le profit comme moyend'établissement des dominances est sans doute unprogrès dans l'établissement des structures socialeset dans la vie quotidienne des individus qui yparticipent. Malheureusement, des moyens deremplacement ont rapidement été découverts etd'autres structures de dominance sont apparues. Cetaspect thermodynamique, énergétique, est applicableà tous les systèmes vivants individuels et sociaux, àtoutes les espèces vivantes, l'Homme y compris. Enquoi l 'espèce humaine apporte-t-elle quelque chosede plus, quelque chose de nouveau, à ce systèmed'échange énergétique nécessaire au maintien desstructures ? Essayons de ne pas parler de l'amour, dela culture, d'une dimension spirituelle, de l'art, de laconscience réfléchie, de la morale, de l'éthique, de latranscendance, de dépassement, d'épanouissement,etc. Avec ces mots il est toujours possible de fairesortir un lapin du haut-de-forme, mais vous n'êtespas plus avancé sur la façon de procéder pour yparvenir.

Ce que l'Homme apporte de nouveau à l'aspectpurement énergétique de son existence, c'est del'information. Il met en forme, il i nforme la matièreinanimée. Il est capable, à partir de son expériencemémorisée, de donner naissance à de nouvellesstructures imaginaires dont il peut vérifier l'eff icacitépar son action sur le mili eu. Il est capable de fairedes hypothèses de travail et de vérifier parl'expérimentation leur validité. Cette manipulationde l'information lui a permis d'améliorer sa viequotidienne à l'aurore des temps humains en laprotégeant de l'environnement hostile. Puis elle lui apermis progressivement une économie d'énergie deplus en plus importante. Grâce à cette créationd'information il sut bientôt utili ser eff icacementl'énergie solaire, par l'intermédiaire de l'agriculture etde l'élevage. Cette connaissance était à l'époque

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purement empirique d'aill eurs. Il sut ensuite etbeaucoup plus tardivement utili ser l'énergie animalepour se déplacer plus vite et pour déplacer desmasses importantes grâce à l'invention du licol. Ladécouverte des métaux rendit ses bras plus eff icaces.En résumé, la création d'information dont soncerveau se montrait capable lui permit d'assurer pluseff icacement son bilan énergétique (absorptiond'aliments plus régulière et moins soumise aux aléasdu mili eu d'une part, diminution de travail , de lalibération d'énergie nécessaire à se les procurerd'autre part) et en conséquence de mieux protéger sastructure organique à moindres frais énergétiques.Le bénéfice résultant de ce travail plus eff icace fututili sé à l'établissement des premières structuressociales complexes. L'information étant plusélaborée se spécialisa en métiers divers, concourantà la création d'organismes sociaux pluricellulaires,aux multiples activités fonctionnelles. Chaqueindividu devenait alors incapable, dans cesstructures, d'assurer entièrement seul ses besoins. Ildépendait des autres pour obtenir ce qu'il ne savaitfaire, comme les autres dépendaient dé lui pour cequ'il savait faire. On passait ainsi à un nouveauniveau d'organisation, celui des cités. Les siècles ontpassé. L'information, accumulée au cours desgénérations grâce à sa transmission parl'intermédiaire des langages, est devenue de plus enplus élaborée.

A l'époque moderne, la découverte de machinesde plus en plus sophistiquées résulte toujours decette possibilit é d'utili ser l'information que l'espècehumaine est capable de créer, pour informer,transformer la matière et l'énergie. Elle a abouti àl'exploitation de l'atome.

L'invention et l'utili sation des machines permet deproduire des quantités d'objets que nous avonsappelés « mécanofacturés » pour les distinguer des

objets « manufacturés » de l'époque préindustrielle1.Un objet mécanofacturé exprime toute l'informationfournie par l'Homme en une seule fois aux machinesqui l 'ont fait. Un objet manufacturé exprimel'information introduite par l'apprentissage dans uncerveau humain, mais exige que chaque fois unhomme actualise cette information et libère l'énergienerveuse et neuro-musculaire, support de cetteinformation, pour chaque étape de sa manufacture.Dans la mécanofacture il i ntervient surtout pourfournir l'information aux machines. Cetteinformation qui permet l'invention, la construction etl'utili sation des machines, est une connaissanceabstraite. Elle tire sa source de connaissances dephysique et de mathématiques (qui sont le langagepermettant d'exprimer les lois de la première) trèsélaborées. Le travail thermodynamique humain quireste à fournir devient très parcellaire, sans rapportévident avec la signification de l'objet produit, sonrôle social. Il sera fourni par des hommes n'ayantpas eu accès à l'information abstraite. Celle-cideviendra la propriété des techniciens. Plus cetteinformation technique est abstraite, plus elle pourraêtre utili sée de façon globale et diversifiée, plus ellepermettra l'invention de machines complexes dontl'eff icacité sera croissante dans la production d'ungrand nombre d'objets dans un minimum de temps.

Revenons à la notion de plus-value nécessaire aumaintien, non plus de la structure individuelle, maisde la structure sociale. Il parait évident que sil'Homme n'est considéré que comme un producteurde biens, de matière et d'énergie2 transformés parson information, celui qui fournit la plus grandequantité de plus-value est celui qui permet la

1 H. Laborit, L Homme imaginant (Coll . 10/I8, p. 52). Union Généraled'éditions (1970).2 Bien que E = mc² nous montre, depuis Einstein, l'équivalence entre lamasse et l'énergie, nous continuerons à utili ser ces deux mots quiexpriment les formes sous lesquelles l'énergie se présente à nous dans la« vie quotidienne ».

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production du plus grand nombre d'objets dans unminimum de temps3. C'est donc celui qui possèdel'information la plus abstraite et la plus utili sable à laproduction d'objets consommables ou de machinescapables de les produire. En d'autres termes, sil'Homme n'est considéré que comme un producteurde biens, c'est celui possédant l'information abstraitequi non seulement fournit le plus de plus-value, maisqui sera également le mieux récompensé par unestructure sociale fondée sur la production, parce qu'illui est plus utile.

Ainsi, quand on passe d'une structure individuelleà une structure sociale, l'individu doit fournir unecertaine quantité de travail qui n'intervient dans lemaintien de sa structure qu'indirectement parce quenécessaire avant tout au maintien de la structuresociale, plus complexe. Mais ce travail présente unecaractéristique propre à l'espèce, c'est de posséderdeux aspects complémentaires, indissolublement liésdu fait de l'activité fonctionnelle particulière ducerveau humain : un aspect thermodynamique,purement énergétique, dont on pourrait calculer lebilan de façon précise, comme on calcule celui d'unâne tournant autour d'une noria pour élever ensurface l'eau d'un puits, et un aspect informationnel,qui ne se calcule pas en kilogrammètres, celui del'imagination humaine ayant abouti à l'invention dela noria, ce dont aucun animal n'est capable. Letravail de l'âne s'évalue par la quantité d'aliments àlui fournir pour qu'il li bère l'énergie nécessaire àélever un certain poids d'eau du fond du puits à lasurface d'une part, et pour qu'il ne maigrisse pas,qu'il reste en bonne santé, qu'il maintienne sastructure d'âne d'autre part, si l 'on veut que cettestructure d'âne fournisse le lendemain le mêmetravail . Par contre, l'information fournie par l'hommequi inventa le principe de la noria subsiste après lamort de celui-ci et sera utili sée dans le monde entier. 3 H. Laborit, La société informationnelle. Idées pour l'autogestion, Coll .« Objectifs ». Cerf (1973).

En réalité, on peut distinguer dans ce second aspectdu travail humain, cet aspect informationnel, deuxformes très différentes encore. L'une résulte del'exploitation, propre au cerveau de l'espèce, del'information plus ou moins abstraite transmise parles langages, et acquise par l'apprentissage. Ellepermet, grâce à l'expérience accumulée au cours desâges, de rendre, à chaque génération, l'action pluseff icace. Mais cette forme n'ajoute rien àl'expérience antérieure, elle se contente dereproduire et de transmettre l'information. Si elleavait existé seule, nous en serions encore à faire desoutils en taill ant des silex. Pour que l'expériences'accumule, il faut que des connaissancessupplémentaires viennent s'ajouter à celles quiexistent déjà. Il faut qu'une hypothèse de travail ,produit de l'imagination, permette l'élaboration d'unenouvelle structure abstraite, que l'expérience, parl'action sur l'environnement, vient ou non concrétiseret confirmer. La première forme d'utili sation del'information par le cerveau humain ne fait appelqu'à l'abstraction et à la mémoire, la seconde ajouteà ces deux fonctions celle de l'imagination.

Nous renvoyons maintenant à un chapitreprécédent, celui où nous avons parlé de l'amour.Pour en parler, nous avons schématisé les propriétésfonctionnelles du système nerveux humain. Nousavons dit que, comme tous les animaux, l'Hommeréalisait sa finalité, à savoir le maintien de sastructure, en agissant sur l'environnement de tellefaçon qu'il mangeait, buvait et procréait. Qu'ilagissait ainsi dans un certain espace où se trouvaientles objets et les êtres nécessaires à assouvir cesbesoins fondamentaux et que, pour continuer à segratifier, c'est-à-dire à survivre, il avait tendance à seles approprier. Qu'il entrait alors en compétitionpour l'appropriation des objets et des êtresnécessaires à sa gratification avec les autres hommesà la survie desquels les mêmes objets et les mêmesêtres étaient également indispensables. Nous avons

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dit que dans l'espèce humaine comme dans toutes lesespèces animales apparaissaient alors des systèmeshiérarchiques. Ce furent d'abord les plus forts et lesplus agressifs qui imposèrent leur dominance auxautres. Mais depuis longtemps la force physiquen'est plus indispensable pour cela et l'agressivitéutili se d'autres moyens que la violence explosive,gestuelle, pour assurer les dominances. Dès quel'information technique, l'exploitation des lois de laphysique permit de produire un nombre plusimportant d'objets qu'il n'était nécessaire poursurvivre, ces objets furent échangés et permirentl'accumulation d'un capital. Ce capital permit lui-même l'appropriation d'un nombre plus importantd'objets gratifiants par ceux qui le possédaient etcelle des machines, moyens de leur production. Leshommes qui se trouvaient, dans leur travail , de plusen plus dépendants de l'information contenue dansles machines, devinrent de ce fait de plus en plusdépendants de ceux qui les possédaient. Ils endevinrent les esclaves. La possession du capital futle nouveau moyen permettant d'établi r lesdominances. La plus-value résultant du travailthermodynamique humain permettait donc lastabilit é de la structure sociale, du niveaud'organisation des groupes humains établis sur lesdominances.

Mais, avec la révolution industrielle, l'ensembledes structures sociales reposa de plus en plus surl'innovation technique permettant une productiond'abondance croissante. La possession de la masse etde l'énergie n'apporte pas grand-chose, sansl'information capable de les transformer en objets.La preuve en est qu'elles furent toujours à ladisposition des hommes, mais qu'il a manquépendant des siècles à ceux-ci l 'information techniquesusceptible de les utili ser. L'information techniqueest donc devenue la propriété la plus indispensablepour assurer les dominances interindividuelles, demême qu'entre les groupés sociaux, les nations, lesblocs de nations. Elle a permis aux nations qui la

détenaient de s'emparer des matières premières et del'énergie situées dans l'espace écologique desgroupes humains ne la possédant pas. Elle a permisla construction d'armes de plus en plus redoutableset elle fut la mère de l'impérialisme. Le progrèstechnique étant le seul qui puisse trouver unemotivation suff isante puisqu'il permettaitl'établissement des dominances, fut considérécomme un bien en soi, et la dominance qui enrésultait comme juste et méritée. Il récompensait eneffet le fonctionnement de ce qui existe en l'Hommede spécifiquement humain : l'imagination créatrice.Le mot de « Progrès » devint synonyme de progrèstechnique. Sa source primitive, la recherche de ladominance, qui elle n'a rien de spécifiquementhumain, fut progressivement occultée, et remplacéepar un jugement de valeur à son égard, le progrèsdevenant par essence le bien absolu. La notiond'évolution des espèces y contribua, puisque l'espècehumaine était seule à pouvoir la réaliser. Avec luielle assurait sa destinée cosmique. Ce n'était encore,et malheureusement, que partiellement vrai.

Puisque ce que nous avons appelé la plus-value,énergie nécessaire au maintien de la structure socialede dominance, se trouvait être de plus en pluschargée d'information technique, il était normal queceux qui détenaient cette information techniquefussent favorisés dans l'établissement des échelleshiérarchiques de dominance et que les individusdont le travail reste peu chargé de ce typed'information, manœuvres et ouvriers spécialisés,demeurent au bas de l'échelle. Au contraire, lesindividus dont l'apprentissage leur permet des'introduire eff icacement dans le processus deproduction, même s'ils n'ajoutent rien au capital deconnaissances de l'espèce et qu'ils ne font quereproduire, se trouvent ainsi favorisés et celad'autant plus qu'ils atteignent un niveau d'abstractionplus important dans l'information technique,professionnelle, qu'ils sont capables d'utili ser. Bienplus, toute activité, non plus reproductrice, mais

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créatrice d'information nouvelle, si elle ne débouchepas sur un processus de production de marchandises,a peu de chance d'assurer à celui qui l 'exprime unesituation hiérarchique de dominance.

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Au sein du cadre que nous venons de tracer, dequoi est faite la vie quotidienne de l'hommecontemporain dans la société industrielle ? Du faitdu progrès technique, dont nous connaissonsmaintenant la motivation, il est rare qu'il meure defaim. La structure sociale à laquelle il appartient luipermet d'assouvir généralement, souvent il est vraiau minimum, ses besoins fondamentaux. Si ledéterminisme auquel il s'est trouvé soumis par saniche environnementale depuis sa naissance ne lui apas permis d'atteindre un niveau honnêted'abstraction dans son activité professionnelle, ilparviendra à maintenir sa structure au prix d'un durtravail énergétique au sein du processus deproduction. Dans les pays capitalistes, il dépendrapresque entièrement pour cela des détenteurs desmoyens de production et d'échanges qui déciderontde son salaire, des gestes qu'il doit effectuer, de sontaux de productivité, et lui fourniront le minimumnécessaire à l'entretien de sa force de travail . Dansles pays socialistes, bien que ce soit l 'État, donc enprincipe l'ensemble humain, qui soit détenteur desmoyens de production et d'échanges, il ne sera pasplus autonome et plus à même d'exprimer et deréaliser ses désirs, si ceux-ci ne s'inscrivent pas dansl'ordre institutionnel dont les bureaucrates sont lesgardiens. Dans l'un et l'autre cas, du fait qu'il n'estjugé que comme agent de production, il entrera dans

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une échelle hiérarchique fondée sur le degréd'abstraction dans l'information professionnelle qu'ilaura atteint. La plus-value qu'il fournit sera toujoursutili sée à assurer le maintien d'une structure socialede dominance et ce ne sera jamais lui qui déciderade son emploi. Sa motivation restera d'aill eurstoujours la même: assurer sa promotion sociale, sonascension hiérarchique. Le moyen pour y parvenirrestera également le même accéder à uneinformation professionnelle la plus abstraitepossible. La seule différence en pays socialistesrésulte du fait que la récompense qui permet leréenforcement de l'action gratifiante, la récompensede l'effort dépensé pour acquérir l'informationabstraite, n'est plus le profit, mais la dominationhiérarchique elle-même et les satisfactionsnarcissiques qui l 'accompagnent. Il en est de mêmepour les groupes sociaux. Il en résulte que ce qu'ilest convenu d'appeler « l'injustice sociale » estmoins apparente, moins étalée au grand jour,puisqu'elle ne s'exprime plus sous le seul aspect dela propriété des objets. Les échelles hiérarchiquess'expriment moins par un standing, un bien-êtrematériel susceptible de classer les individus que parun pouvoir, soi-disant lié au seul « mérite ». Mais lemérite se juge toujours sur la participation à laproductivité et sur le conformisme à l'égard desconcepts assurant la survie de la structure sociale,c'est-à-dire aux lois d'établissement des dominances.

Dans les deux systèmes sociaux l'urbanisationgalopante et l'industrialisation aboutissent auxmêmes résultats: l'éloignement de l'acteprofessionnel de l'objet produit, la monotonie etl'automatisme des gestes professionnels, manuels ouintellectuels (car un geste automatique est plusrapide et plus eff icace, donc plus productif),l'absence de spontanéité, d'innovation, doncd'imagination et de créativité dans cet acteprofessionnel, et en définitive l'ennui.L'impossibilit é de sortir de l'engrenage de lamachine sociale, l'impossibilit é d'agir pour se

gratifier, si ce n'est par une soumission conformisteau système de production, assurant alors l'ascensionhiérarchique et la dominance, et pansant les plaiesnarcissiques, aboutit à la dépression ou à la violence.

La vie quotidienne pour le plus grand nombre estainsi remplie par un travail sans joie qui permetl'approvisionnement en substrats, et pour certainspar un espoir de satisfactions narcissiques, degratifications matérielles ou d'exercice de ladominance. Ce pouvoir ne s'exerce d'aill eurs quedans l'environnement professionnel immédiat et nepossède aucune influence sur l'évolution de lastructure sociale puisqu'il ne peut être que conformeaux règles d'établissement de celle-ci, sous peinepour l'individu d'être exclu, marginalisé. Si la vieprofessionnelle n'apporte pas les satisfactionsmatérielles ou narcissiques attendues, l'individu peutencore se replier sur la structure de base de lasociété, la famill e. Il y retrouvera un systèmehiérarchique établi entre ses membres, et qui donneau mâle une dominance sur laquelle s'établitl'ensemble de l'édifice social. A tel point que lafemme qui aujourd'hui revendique une égalité avecl'homme, ne l'envisage le plus souvent que dans lecadre de l'ascension hiérarchique professionnelle,celui des satisfactions matérielles liées au statuthiérarchique, qui est fonction lui-même du degréd'abstraction atteint dans l'informationprofessionnelle. Ce que la femme exige avant tout,c'est d'entrer à armes égales dans le processus deproduction et de bénéficier des mêmes gratificationsque ce processus octroie. Comme une telle viequotidienne fondée sur l'ascension hiérarchique estloin de satisfaire le plus grand nombre, car lapyramide en est très étalée sur sa base, on essaie decompenser, en pays capitalistes, l'insatisfactionnarcissique par la possession d'objets de plus en plusnombreux, produits de l'expansion industrielle etpour lesquels une publicité eff rénée est entreprise defaçon à éveill er le désir de les posséder. Il estd'aill eurs nécessaire que la masse consomme plus,

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pour que le profit s'accroissant du fait d'uneconsommation de plus en plus généralisée, lesinvestissements augmentent et que l'échellehiérarchique de dominance se perpétue. C'est leprincipe suivi par une société de consommation donttout le monde profite, c'est bien connu. N'ayantjamais appris aux hommes qu'il peut exister d'autresactivités que celles de produire et de consommer,lorsqu'ils arrivent à l'âge de la retraite il ne leur resteplus rien, ni motivation hiérarchique oud'accroissement du bien-être matériel, ni satisfactionnarcissique. Il ne leur reste plus qu'une déchéanceaccélérée au mili eu des petits jeux du troisième âge.Heureux encore, lorsque les générations montantes,élevées dans la même optique, acceptent deconserver ces vieill ards enveloppés dans un respectcondescendant, affectueux, et paradoxalementpaternaliste. Conscients d'être inutiles et souventd'être une charge pour la société qui les supporteencore, ils s'éteignent enfouis dans leurs souvenirs,parfois agressifs et rancuniers.

Enfin, soucieuse de conserver l'approbation demasses laborieuses encore indispensables à laproduction expansionniste, la société industrielleorganise les loisirs, que les masses ingurgitent aucommandement, et qui constituent eux-mêmes unenouvelle source de profit, donc de maintien desdominances, tout en détournant l'attention de cesmasses des problèmes existentiels fondamentaux.Voilà de quoi est faite la vie quotidienne de milli onsd'hommes : travail , famill e... et loisirs organisés.

Bien sûr, personne n'empêche personne de «sublimer » sa vie, de rechercher la « transcendance», d'absorber la culture en place et d'y trouver descompensations à l'absurdité de sa vie quotidienne.De même, à l'absence d'action gratifiante, la soupapede l'engagement politi que ou syndicaliste, dumilit antisme, peut procurer à l'individu l'impressionqu'il sort de lui-même, travaill e pour le biencommun et un monde meill eur, mais, dans cedernier cas, il l ui est généralement interdit de penser

par lui-même, de rechercher ses sourcesd'information aill eurs que dans les bréviairesgénéreusement psalmodiés au cours de réunionspubliques où, comme partout, c'est la mémoire et leconformisme qui sont les plus appréciés. Il lui estgénéralement interdit de faire fonctionner sonimagination s'il veut bénéficier de la sécurisationapportée par l'appartenance au groupe et éviter de sefaire traiter d'anarchiste, de gauchiste, voire mêmed'utopiste. Il lui faut faire allégeance aux leaders,aux pères inspirés, aux hommes providentiels, auxchefs responsables. Même dans la contestation desstructures hiérarchiques de dominance, il doit encores'inscrire dans une structure hiérarchique dedominance. Il existe un conformisme révolutionnairecomme il existe un conformisme conservateur.

Il y a moins d'un siècle, beaucoup d'hommes dansdes pays européens n'étaient guère sortis de leurvill age. Les sources d'information et les possibilit ésd'action d'un individu demeuraient limitées àl'espace sensoriel dans lequel il passait sa vie. Ilavait ainsi l 'impression de pouvoir toujours dominerla situation, ou du moins de pouvoir agireff icacement pour la contrôler. Aujourd'hui,l'information planétaire pénètre à profusion dans lemoindre espace clos et l'homme qui s'y trouveenfermé n'a pas la possibilit é d'agir en retoureff icacement. Il en résulte une angoisse qu'aucunacte gratifiant ou sécurisant ne peut apaiser. Seull'engagement politi que donne l'espoir d'y remédierpar l'action de masse qu'il rend possible.

Ainsi, la vie quotidienne d'un hommed'aujourd'hui est prise entre un travail sanssignification autre que celle d'assurer sa survie dansle cadre d'un processus de production, et lesidéologies tentant d'organiser les structures socialesauxquelles il appartient. Ces idéologies s'exprimentdans un langage, un discours logique, des « analyses» qui recouvrent toujours les pulsions et lesautomatismes acquis, qui eux demeurentinconscients dans leurs mécanismes et dans leur

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signification. Or, les pulsions ne font qu'orienterl'action sur le bien-être individuel et lesautomatismes acquis, la façonner au mieux dumaintien d'une structure sociale. Celle-ci, dansl'inconscience encore des mécanismes qui dirigentson organisation, ne peut être qu'une structure dedominance. Autrement dit, entre la physique,appliquée à la production, et le discours, il n'y a rien.

En réalité, il devrait y avoir la connaissance de cequi a permis la construction de la physique et de ceque cache le discours. Mais cette connaissance est sijeune, car elle ne pouvait pas apparaître avant que lascience de l'inanimé se soit elle-même établie; elleest si complexe car elle s'adresse à des structures oùles processus thermodynamiques ne sont plus seulsen cause; et surtout elle est si cachée, car la biologiede l'inconscient, la connaissance des processus quianiment notre système nerveux ont bien de la peineà se débarrasser du masque des processus deconscience, tout barbouill és du discours, que c'esttout récemment qu'elle a pu voir le jour.

Quand les sociétés fourniront à chaque individu,dès le plus jeune âge, puis toute sa vie durant, autantd'informations sur ce qu'il est, sur les mécanismesqui lui permettent de penser, de désirer, de sesouvenir, d'être joyeux ou triste, calme ou angoissé,furieux ou débonnaire, sur les mécanismes qui luipermettent de vivre en résumé, de vivre avec lesautres, quand elles lui donneront autantd'informations sur cet animal curieux qu'estl'Homme, qu'elles s'efforcent depuis toujours de luien donner sur la façon la plus eff icace de produiredes marchandises, la vie quotidienne de cet individurisquera d'être transformée. Comme rien ne peutl'intéresser plus intensément que lui-même, quand ils'apercevra que l'introspection lui a caché l'essentielet déformé le reste, que les choses se contententd'être et que c'est nous, pour notre intérêt personnelou celui du groupe auquel nous appartenons, qui leurattribuons une « valeur », sa vie quotidienne seratransfigurée. Il se sentira non plus isolé, mais réuni à

travers le temps et l'espace, semblable aux autresmais différent, unique et multiple à la fois, conformeet particulier, passager et éternel, propriétaire de toutsans rien posséder et, cherchant sa propre joie, il endonnera aux autres.

Mais surtout, débarrassé du fatras encombrant desvaleurs éternelles, jeune et nu comme au premierâge, et riche cependant de l'acquis des générationspassées, chaque homme pourra peut-être alorsapporter au monde sa créativité. Il ne restera plusqu'à souhaiter que celle-ci lui fasse découvrir desoutils de connaissance alors que jusqu'ici ce sontsurtout des outils de travail qu'elle a forgés. Lacréativité ne peut d'aill eurs être un travail , puisquesuivant le contenu sémantique que nous avonsprécédemment donné à ces mots, elle assouvit undésir et non un besoin. Elle répond bien auxpulsions, mais en traversant l'écharpe irisée del'imaginaire, ce qui lui évite de se soumettre,menottes aux poignets, à l'autorité de la socio-culture, qui a déformé les systèmes nerveux à sonavantage, tout au long de l'apprentissage des règlesen vigueur du comportement social. Il ne s'agit pasd'un Rousseauisme utopique, d'un retour à la «bonne » nature, au « bon » sauvage, à Adam et Èveavant le péché originel, avant l'absorption d'acidemalique, le poison de la connaissance. Non, il s'agitplutôt de ne pas confondre « création d'information», fait spécifiquement humain, avec « minéralisationde l'espace culturel ». La culture jusqu'ici n'aprogressé dans sa forme non marchande qu'à coupsde pied au cul administrés par cet être aveugle qu'estla pression de nécessité. La vie quotidienne ducitoyen l'a suivie au pas cadencé. Je souhaite uneculture faisant l'école buissonnière, le nez barbouill éde confiture, les cheveux en broussaill e, sans pli depantalon et cherchant à travers les tailli s del'imaginaire le sentier du désir.

La vie quotidienne La vie quotidienne

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Le sens de la vie

Ce qu'elle signifie, je suppose ? Allez demander àl'une de mes cellules hépatiques, le sens de sa vie.Elle vit bien pourtant, puisque je vis avec elle. Jedoute fort qu'elle vous réponde. Demandez auxbêtes qui peuplent la terre, la mer, les airs, le sens dela vie. Elles y participent pourtant. Mais je doutequ'elles vous répondent. Demandez en français à unChinois ne parlant que le chinois, quel est le sens dela vie. Je doute qu'il vous réponde. Pour qu'il y aitun sens, il faut qu'il y ait un message. Pour qu'il y aitmessage, il faut une conscience pour le formuler,suivant un certain code, un système de transmission,une conscience pour le recevoir et le décoder. Sij'écris : « La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous leslivres », j'ai écrit des lettres qui ne sont pas placéesau hasard, mais dans un ordre précis les unes parrapport aux autres; elles forment des mots, quichacun a une fonction dans la phrase sujet,complément, verbe, etc. L'organisation del'ensemble constitue le message, le signifiant. Il estle support de la sémantique, du signifié, qui, lui,constitue l'information que je veux transmettre. Direque la vie a un sens peut se traduire en disant qu'elleest le support structuré, le message, le signifiantd'une sémantique, d'un signifié. Mais alors, on peutaff irmer que ce message n'est compréhensible nipour ma cellule hépatique ni pour l'animal, maispour l'Homme. C'est dire qu'il s'exprime dans un

langage universel pour l'Homme, mais rien que pourlui. A moins... A moins que nous n'admettions quela conscience humaine est « La Conscience »accomplie, exprimant une structure constituant lemodèle de l'ensemble des structures universelles.Cette hypothèse parait fort anthropocentrique et peuprobable: Je serais même tenté de croire que, pasplus que ma cellule hépatique n'a conscience dudiscours que je tiens, pas plus, individus que noussommes, nous n'aurons conscience du discours quetiendra l'organisme planétaire que constituera peut-être un jour, ou que constitue peut-être déjà,l'ensemble des individus, morts et vivants,rassemblés dans l'espèce humaine. Car l'espèce estfaite des morts et des vivants comme un organismequi survit alors qu'à chaque seconde des cellules enlui disparaissent.

D'autre part, la vie avec un grand V est un conceptcritiquable. Il existe des organismes vivants plus oumoins complexes, et si les lois structurales quirégissent leur organisation semblent bien demeurerles mêmes du bas au haut de l'échelle, si la sourceénergétique qui les anime parait bien être pour tousl'énergie solaire, si en définitive l'ensemble dessystèmes vivants au sein de la biosphère parait bienconstituer un tout cohérent malgré la variabilit é desformes de ses éléments, rien ne nous autorise àconsidérer cet ensemble comme « animé » par uneforce particulière, indépendante des lois de la nature,un élan vital, que nous symboliserions par ce mot «Vie ». Ainsi, la recherche du « sens de la vie » mesemble devoir être interprétée comme la recherched'une finalité de l'ensemble des processus vivantsdans cette partie infiniment limitée de l'univers, labiosphère. S'il existe d'autres structures organiséescomplexes, par « niveaux d'organisation », d'autresmondes au sein du cosmos, quels critères utili serons-nous pour décider de leur appartenance à la « Vie »?

Il semble que nous ne pourrons le faire qu'enconnaissant précisément les lois et les mécanismes

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structuraux, que nous commençons à entrevoir, quiorganisent les êtres vivants dans le monde où noussommes, puis en recherchant leur possible analogieavec les lois et les mécanismes structuraux présidantà l'organisation des formes nouvelles qu'il nous seradonné d'observer. Si nous nous bornons à relevercertaines propriétés fonctionnelles de cette matièreorganisée, telles que celles que nous étiquetons avecdes mots, comme conscience, imagination,mémoire, etc., il n'est pas certain que lesmécanismes différents de ceux que nousconnaissons ici, sous-tendent les mêmes fonctions. Ilest à peu près certain en tout cas que nous nepourrons comprendre que ce que l'organisation denotre propre structure nerveuse nous autorisera àcomprendre, de même que ma cellule hépatique nepeut intégrer que les signaux que sa structure decellule hépatique lui permet de décoder et non lediscours prétendument logique que je suis en traind'élaborer.

Ce préambule étant posé, pouvons-nous tenter decomprendre le « sens », c'est-à-dire la signification,le contenu sémantique, supporté par l'organisationd'ensemble des processus vivants qu'off rent à notreobservation les individus qui constituent les espècesvivantes au sein de la biosphère ? Et parmi cesespèces, le « sens » de la vie d'une espèce qui nousintéresse particulièrement, l'espèce humaine? Lastructure du message, du signifiant, la théorie del'évolution, nous ont montré qu'elle avait changé aucours des âges. Mais si nous sommes en présenced'un fait, nous sommes encore loin d'en connaître lesmécanismes. Même si nous parvenons à préciserceux-ci, le phénomène ayant pris place dans letemps, c'est notre notion humaine du temps qui seramise en .cause. Observé à l'instant présent,l'ensemble des processus vivants nous a fourni déjàquelques indications, au cours des dernièresdécennies, sur les mécanismes purement physiques,thermodynamiques, de son existence. Il nous afourni plus récemment encore quelques indications

sur les mécanismes structuraux qui en constituent lecaractère spécifique. Les notions et les faits liés à laconnaissance de la matière, de l'énergie et del'information, nous ont ainsi permis de mieuxcomprendre comment les lettres du message étaientassemblées. Nous avons, avec la physique et labiologie contemporaine, débouché sur la syntaxe desprocessus vivants. Serons-nous jamais capables d'encomprendre la sémantique? Que veut dire lemessage dont nous disséquons la structure ? Y a-t-ilmême un signifié à transmettre? Dans l'ignorance decelui-ci, la Vie peut-elle avoir un sens ? Noussommes dans la position de quelqu'un ayant en mainun papier couvert de signes, qui se croiraitdépositaire d'un message rédigé dans une languequ'il i gnore, persuadé qu'il l ui faut le porter dans lesmeill eurs délais possibles vers un destinataire qu'ilne connaît pas. Il a beau connaître parfaitement lastructure physico-chimique de l'encre et du papier,celle du moyen de communication qu'il a choisi, leprincipe du moteur à explosion par exemple, il nepeut être sûr que ce papier qu'il a entre les mains estun message, que ce message a été rédigé parquelqu'un, voulant informer un autre, non plus quedu sens de cette information. Ou bien l'on quitte ledomaine de la science pour celui de la Foi.

Je ne mets d'aill eurs dans cette distinction aucunjugement de valeur concernant l'une ou l'autre.J'essaie seulement de définir les genres, en ajoutantque quel que soit le domaine que nous choisissons,même si nous adoptons les deux à la fois enconnaissant leurs caractéristiques incompatibles,nous n'avons aucune raison logique d'imposer notreattitude aux autres. Souvenons-nous de rendre àCésar ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.

Puisque le contenu sémantique du signifiant nepeut être du domaine de la science, nous est-ilpossible, en nous limitant à la syntaxe de cesignifiant, de découvrir quelques notions limitéeséclairant l'action; quelques notions nous permettantde découvrir une finalité restreinte puisque la finalité

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globale, généralisée, nous échappe? La finalité estprise là dans son sens cybernétique, c'est-à-dire d'un« but permettant de rendre eff icace l'action ». Lesprocessus vivants étant ce qu'ils sont, c'est-à-direétant programmés comme ils le sont, le problème estalors non de savoir qui les a programmés, non plusmême de savoir comment ils ont été programmés,mais ce programme s'imposant à l'observateur, àquelle action aboutit-il ?

Que l'on tourne la question dans tous les sens, onarrive toujours à cette notion que la finalité d'unestructure vivante ne peut être que de maintenir sastructure, structure complexe dans un environnementqui l 'est moins. Si une autre finalité immédiateexistait pour elle, il n'y aurait jamais eu de structuresvivantes car elles auraient été entièrement soumisesà l'entropie. Or, si les systèmes vivants au sein de labiosphère répondent bien au principe de Carnot-Clausius, puisqu'ils tirent leur existence de l'entropiesolaire, si en d'autres termes ils ne contredisent pasle deuxième principe dans le domaine de lathermodynamique, dans le domaine de l'informationpar contre, l'évolution tout entière et l'existence,même passagère des organismes vivants, ilsconstituent un retard, une halte dans le processusd'homogénéisation, dans le nivellementthermodynamique.

Or, depuis les premiers êtres unicellulaires,l'évolution s'est poursuivie par une réunion desindividus en sociétés cellulaires qui ont abouti auxêtres pluricellulaires, de plus en plus perfectionnésjusqu'à l'Homme. La spécialisation des fonctions estapparue dès les premières tentatives de socialisationcellulaire. Mais dans ces organismes pluricellulaireschaque cellule ou chaque groupe de cellulesparticipant à la même fonction ont eu commefinalité dès lors d'assurer le maintien de la structurede l'organisme ainsi créé. La fonction spécialisées'est pliée aux exigences de la survie de lacommunauté organique. On est passé des niveaux

d'organisation intracellulaires à ceux des cellules,des organes, des systèmes, des organismes enfin.

Si cette loi organisationnelle, qui ne s'est jamaisdémentie depuis les origines, se poursuit au stade oùest parvenue l'espèce humaine, nous devrionsassister à l'apparition d'un nouveau palierd'organisation englobant l'ensemble des individushumains dans un organisme planétaire. Cetteopinion peut paraître utopique, car il n'y a pas deraison dans ce cas que l'on n'assiste pas à l'apparitiond'un organisme planétaire pour chaque espèceanimale actuellement présente sur la terre. Maisaucun individu appartenant à ces espèces ne possèdesemble-t-il l a conscience d'être et d'appartenir à uneespèce. Il leur manque d'ajouter de l'information à lamatière et il n'est peut-être pas interdit d'espérer quel'espèce humaine, après avoir passé des siècles àinformer la matière inanimée, à faire desmarchandises, se mette un jour à informer la matièrevivante. Et cela non seulement pour transformer lecode génétique, ce que les expériences les plusrécentes de manipulations génétiques ne rendent pasimprobable, mais bien plutôt pour atteindre unnouveau palier d'organisation, celui de l'espècehumaine. Ce faisant, nous n'aurons encore abordéque le problème de la syntaxe, mais pas celui de lasémantique. Nous n'aurons fait que nous soumettre,mais avec notre niveau particulier de conscience, àune loi générale d'organisation des processusvivants. Nous n'aurons fait qu'obéir à une pressionde nécessité, mais une pression de nécessité propre àl'Homme, car il est seul à avoir conscience et àconnaître sa dispersion planétaire, ce qui n'arriverajamais aux sociétés d'abeill es.

Le sens de la vie ne peut être celui de l'individuséparé de son contexte social, puisque nous avonsdit déjà que l'Homme n'existait pas en dehors desautres qui le font. Mais on ne peut imaginer que cecontexte social se limite à des sous-ensemblesdéfendant leur structure hiérarchique de dominanceet le territoire matériel et énergétique, la niche

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écologique où celle-ci s'est établie. Car, accroissantchaque jour leur information technique, certains deces sous-ensembles ont été chercher dans d'autresniches écologiques la matière et l'énergie qui leurfaisaient défaut pour exploiter leur informationpersonnelle. C'est ainsi que l'impérialisme est né,que les guerres, les génocides se sont multipliés. Onpeut dire qu'en agissant ainsi ces groupes sociauxont obéi à une pression de nécessité, mais c'étaitcelle des espèces qui ont précédé L'Homme chezlesquelles le plus fort gagne, le mieux adapté survit.Or, le mieux adapté d'une époque n'est pasforcément le mieux adapté de la suivante. C'est pourcette raison que les grands sauriens du secondaire nesont plus parmi nous. Les groupes sociaux dont nousparlions plus haut ont transformé l'environnement dufait de leur dominance. Mais ils sont en train de ledétruire et toute l'espèce risque de disparaître aveceux. En ayant conscience du fait que nous avonsobéi à une pression de nécessité qui a gouvernéjusqu'ici, et jusqu'à l'Homme y compris, l'évolutiondes espèces, serons-nous assez conscients cependantpour contrôler ce déterminisme, pour contrôler nospulsions ancestrales par la prévision de l'avenir verslequel elles nous mènent ?

Le sens de la vie d'un être humain ne peut secomprendre dans le domaine de la Science, que si onne le désunit pas de celui de l'espèce. Il ne peut selimiter à la survie d'un sous-groupe prédateur etagressif, cherchant à s'approprier un territoire,spatial, économique, linguistique ou culturel. Laterre est à tous ceux qui y vivent. Elle est ronde, etses limites sont celles qu'elle occupe dans le systèmesolaire. Elle n'a pas de murs mitoyens, de propriétéprivée, de barrières, de grill ages. La matière etl'énergie qu'elle recèle n'ont appartenu jusqu'ici qu'àceux capables de créer l'information techniquenécessaire à les utili ser. Cette information a fourni àceux qui la possédaient les armes les plusperfectionnées pour asservir les autres. Elle leur a

permis d'exploiter la terre, la mer et l'air, enabandonnant aux autres leurs déchets.

Mais comment parvenir à une organisationplanétaire de l'espèce humaine, dans l'ignorance desstructures nerveuses et du mécanisme de leurfonctionnement qui font que l'autre est toujours celuiqui s'oppose à la gratification individuelle et qui,pour assurer la sienne, a toujours jusqu'ici tentéd'imposer sa dominance? Dominance qui esttoujours camouflée sous l'expression langagière desbeaux sentiments ou d'un paternalisme protecteur.Entre l'individu et l'espèce, il y a toujours eu lesgroupes sociaux, équivalents des formes imparfaitesqui aux stades précédant l'apparition de l'Homme aucours de l'évolution, ont successivement tenté dedominer la niche écologique qui les avait vuesnaître. Mais la pression de nécessité a permis ques'établisse un certain équili bre entre elles, unecertaine coopération même, qui a abouti auxéquili bres écologiques précaires que nousdécouvrons. Avec l'Homme, la dominancemeurtrière déborde le cadre interspécifique pourpénétrer dans le cadre intraspécifique, et il est laseule espèce à profiter du meurtre de sescontemporains. Si le sens de la vie de l'individu estbien de vivre, de maintenir sa structure, et si cefaisant il participe évidemment à la survie del'espèce, cette finalité ne peut s'arrêter en chemin ettrouver une synergie avec la survie d'un groupesocial limité quel qu'il soit, même si un intérêtapparemment commun réunit les individus dugroupe. On débouche sur le racisme, camouflé biensouvent sous l'aspect de ce qui paraît être unantiracisme d'autant plus dangereux qu'il profitealors de la mauvaise conscience des autres. Toutesles idées, idéologies, concepts, sentiments,automatismes culturels qui, animant un individu,l'arrêtent sur le chemin qui le mène à l'espèce et lesécurisent par une appartenance à un groupe social,relèvent de la préhistoire de l'espèce humaine. Etc'est généralement au nom de l'Histoire, d'une

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culture étriquée et dépassée par la course même del'évolution, que l'on mobili se les individus et lespousse à l'assassinat intraspécifique.

Le sens de la vie, sa sémantique nous échappe etnous échappera sans doute toujours. Par contre,connaissant ce que nous savons déjà du signifiant, ceque l'évolution et la récente biologie descomportements commencent à nous faire entrevoirde sa structure, la syntaxe dont elles sont en train denous faire découvrir les lois, nous ne serons pluspardonnables bientôt si nous continuons à faire desfautes de grammaire. Nous ne saurons point sansdoute si le message est compréhensible, d'où il vient,ni à qui il est destiné. Mais nous aurons au moins lacertitude de ne pas ajouter de bruit ou des parasitesdans sa transmission. Nous serons dans la positiond'un ingénieur des télécommunications. Chacunpourra y trouver alors, s'il l ui plaît et s'il en a besoinpour se sécuriser, une conscience émettrice pour unefin cosmique.

Mais que l'on nous fiche la paix avec tous lesmots creux qui ont permis jusqu'à ce jour de menerles masses vers un idéal de meurtres et dedominance, toujours pour la bonne cause : celle del'amour, de la responsabilit é, de la liberté, de lafraternité, de l'espérance. Ne serait-il pas alorspossible d'atteindre la paix et la tolérance, en louantla haine, l'irresponsabilit é, l'esclavage, l'égoïsme etle désespoir? Je crains les mots qu'on prononce pourse donner bonne conscience, pour détourner ledestin, pour se voiler les yeux, et finalement pour nerien faire. Qu'on en finisse avec les humanistesbêlants qui tentent de nous faire croire au père Noëlet à la force des mots. Il ne leur en coûte pasbeaucoup de les prononcer. Le sens de la viehumaine n'est sans doute que l'accès à laconnaissance du monde vivant sous laquelle celle dumonde inanimé n'aboutit qu'à l'expressionindividuelle et sociale des dominances sous lacouverture mensongère du discours.

La politique

La politi que devrait être la forme la plus élaboréedes activités humaines. Seule espèce à se concevoiren tant qu'espèce, l'espèce humaine cherche encoreson mode d'organisation planétaire. Imaginer desrapports interindividuels permettant l'établissementde groupes humains, capables eux-mêmes des'intégrer sans antagonisme dans des ensembleshumains de plus en plus importants pour parvenirenfin à constituer un organisme planétairefonctionnant harmonieusement et permettant àchaque individu d’œuvrer de telle façon, pendant sacourte vie, qu'en assurant celle-ci il assure en mêmetemps celle de l'espèce, tel est en définitive, semble-t-il , l'objet de la Politi que. C'est d'abord une sciencede l'organisation des structures sociales.

Mais chaque groupe social vit dans un contextegéoclimatique, une niche écologique où il trouve lamatière et l'énergie nécessaires au maintien de lastructure de chaque individu qui le compose,nécessaires aussi, nous l'avons vu, au maintien de lastructure sociale, c'est-à-dire de celle qui règle lesrapports interindividuels. C'est l'aspectthermodynamique, autrement dit économique, desrapports sociaux. Nous retrouvons là les notionsenvisagées précédemment . un organisme a besoinde la matière et de l'énergie prises au mili eu quil'entoure pour maintenir sa structure. Dans le règneanimal, une partie de cette énergie prise au mili eu est

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transformée par les organismes en travail et chaleurqui permettent une action sur ce mili eu facilit antl'obtention de la nourriture et la fuite ou la lutte pourla protection de cet organisme, c'est-à-dire laconservation de sa structure. L'Homme, grâce à sesmécanismes associatifs, à ses processus imaginaires,actualisés ensuite dans une action, est capabled'ajouter une information qui transforme matière eténergie au mieux de sa survie, du maintien de sastructure.

Nous avons vu aussi que dès que des relationsinterindividuelles, qu'une structure sociale seconstituent, une partie de ce travail est alors destinéeau maintien de celle-ci et que nous avions rapprochéce travail , qui n'est qu'indirectement utile aumaintien de la structure individuelle, de la plus-value. Ce travail soustrait à l'individu ne lui estqu'indirectement rendu, mais puisqu'un individuisolé est impensable, que l'individu s'inscritforcément dans une société, que la structure de cettesociété ne peut avoir son support énergétique quedans les individus eux-mêmes, il est bien évidentque cette plus-value est le fondement de toutesociété.

Le problème commence quand on se pose laquestion de savoir quelle structure sociale cette plus-value va permettre, quels rapports interindividuelselle va entretenir, autoriser. On voit combien leproblème économique est intimement lié auproblème sociologique. Or, le problèmesociologique se résume à des rapportsinterindividuels et de groupes commandés par unebiologie des comportements qui, jusqu'ici, n'a jamaisété prise en compte. Que nos systèmes nerveuxsoient programmés de telle façon qu'ils nouspermettent d'agir dans un certain espace, et grâce àcette action de conserver la structure de l'organismeauquel il s appartiennent; que dans cet espace ilstentent alors de garder a leur disposition les objets etles êtres gratifiants, ceux qu'ils savent parapprentissage permettre le maintien de leur structure

organique, du plaisir; qu'ils entrent alors encompétition avec les autres pour l'obtention et la «propriété » de ces objets et de ces êtres; qu'il enrésulte obligatoirement l'apparition d'une hiérarchie;que dans le monde humain cette hiérarchie favoriseceux qui manipulent l'information techniqueabstraite, nécessaire à la création des machines et àla production intensive des marchandises, sont desnotions par exemple qui ne sont jamais invoquées àl'origine des disparités socio-économiques, desdominances intra- et inter- nationales. Nous avonsdéveloppé beaucoup plus longuement ces notionsdans un livre récent déjà cité1.

Supprimer la propriété privée des moyens deproduction et d'échanges, qui enchaîne celui qui nepossède pas à la dominance de celui qui possède, estévidemment un facteur indispensable à latransformation des rapports socio-économiques.Mais le progrès sera inapparent si, chaque individumanquant d'informations non plus techniques,professionnelles, mais générales, concernant les loisbiologiques d'organisation des sociétés, la plus-valueest utili sée suivant les décisions de quelques-uns,bureaucrates et technocrates, qui expriment ainsileur dominance et satisfont leur narcissisme. Lemalaise social résulte moins sans doute de disparitéséconomiques que de l'aliénation hiérarchique. Si enpays capitalistes les disparités économiques sontfonction le plus souvent des disparités hiérarchiques,en pays socialistes où les disparités économiquessont moins flagrantes, bien que persistant encore, lesdisparités hiérarchiques subsistent et il ne suff it pasde s'interpeller en s'appelant « camarade » pour quedisparaissent dominants et dominés, classesdirigeantes et classes dirigées, toute puissance duparti par rapport à la base.

Parler de politi que aujourd'hui, c'est couvrir sousun discours logique emprunté aux partis politi ques

1 Laborit (H.) : La Nouvelle Grille, R. Laffont éd.

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de référence, une affectivité inconsciente, celle despulsions et des automatismes culturels, dunarcissisme satisfait ou insatisfait dans la structurehiérarchique dominante. Le conservateur est satisfaitde son statut social, le révolutionnaire insatisfait. Ilsparlent l'un et l'autre en vertu de grands principesgénéraux et généreux et semblent considérer queleurs options sont les seules bénéfiques pourl'ensemble humain auquel il s appartiennent, quandce n'est pas le plus souvent pour l'humanité entière.L'un et l'autre paraissent parfaitement désintéresséset accumulent les arguments, tous parfaitementlogiques, les analyses les plus pertinentes des faitssociaux et économiques, valables non pour eux maispour la totalité de la planète. Aucun d'eux ne dit, etl'on peut se demander même s'ils en sont conscients,qu'ils défendent leur propre statut social, leur propreintérêt, leur place hiérarchique dans la société. Cequ'il est convenu d'appeler la conscience de classeme parait être non point un fait de conscience, maisun fait affectif, l'expression d'innombrables facteursinconscients. Or, parmi les arguments invoqués pourdéfendre une option politi que, certains résultentd'une observation correcte des faits sociaux etéconomiques et il est alors diff icile de les critiquer.Il est ill ogique d'aill eurs de vouloir critiquer desfaits, mais on peut critiquer l'interprétationprétendument logique de ces faits et le choixprétendument conscient et désintéressé de l'actionpoliti que qui en découle. Comme toujours, lecontenu du discours n'a pas plus d'importance que cequi mène le discours. Ce qui fait dire et qui demeuresous-jacent au discours est tout aussi indispensable àl'interprétation des faits observés que ce qui est dit.Les faits sociaux et économiques ne peuvent êtredécodés que si l 'on utili se la grill e générale descomportements humains en situation sociale. Si l 'onélimine l'homme de ses propres activités, on netrouve qu'une structure gratuite, un modèle sansauthenticité, une idéologie, et l'on reproduit au coursdes siècles les systèmes hiérarchiques de dominance.

Croire que l'on s'est débarrassé de l'individualismebourgeois parce que l'on s'exprime à l'ombreprotectrice des classes sociales et de leurs luttes, quel'on semble agir contre le profit, l'exploitation del'homme par l'homme, les puissances d'argent, lespouvoirs établis, c'est faire preuve d'une parfaiteignorance de ce qui motive, dirige, oriente lesactions humaines et avant tout de ce qui motive,dirige et oriente nos propres jugements, nos propresactions. Cela ne veut pas dire qu'il ne faill e pass'exprimer ainsi et agir en ce sens, mais cela veutdire qu'il est utile de savoir que, derrière un discoursprétendument altruiste et généreux, se cachent desmotivations pulsionnelles, des désirs de dominanceinassouvis, des apprentissages culturels, unesoumission récompensée à leurs interdits ou unerévolte ineff icace contre l'aliénation de nos actesgratifiants à l'ordre social, une recherche desatisfactions narcissiques, etc. De sorte quelorsqu'une communauté d'intérêts permet à ungroupe humain de renverser un jour le pouvoirétabli , on voit aussitôt naître au sein du nouveaupouvoir une lutte compétitive pour l'obtention de ladominance, un nouveau système hiérarchiqueapparaître et s'institutionnaliser. Le cyclerecommence.

On devine ainsi la tromperie que peut constituerce qu'il est convenu d'appeler la démocratie.L'opinion « politi que » d'un individu n'exprimant leplus souvent que sa satisfaction ou son insatisfactionen fonction du niveau qu'il a atteint dans l'échellehiérarchique, suivant l'image qu'il s'est faite de lui-même, l'opinion d'une « majorité » n'est jamais lefait d'une connaissance étendue, à la foisglobalisante et analytique des problèmessocioéconomiques, mais le résultat de l'intégrationd'innombrables facteurs affectifs individuels et degroupe, qui trouve toujours un discours logiqueensuite pour valider son existence.

La source économique de la satisfaction ou del'insatisfaction se traite généralement en augmentant

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le pouvoir d'achat du plus grand nombre, ce quipermet l'obtention par celui-ci d'une quantité plusimportante d'objets gratifiants. Pour cela il faut enproduire plus, ce qui permet de lutter eff icacement,parait-il , contre le chômage. Mais d'autre part,l'échelle hiérarchique de dominance étant conservée,et celle-ci s'appuyant en partie, en pays capitalistes,sur la quantité d'objets consommables attribués àl'individu en fonction du niveau qu'il a atteint surcette échelle, les disparités économiques seperpétuent bien que le niveau de vie général se soitélevé. Les critères matériels du bien-être sontévidemment variables avec les époques et lesrégions et dépendent des besoins appris beaucoupplus que des besoins fondamentaux., D'autre part,toujours en pays capitalistes, les disparitéséconomiques étant un des éléments essentielsmaintenant les différences entre individus,l'assouvissement des besoins fondamentaux n'estplus la finalité du travail humain, maisl'assouvissement des besoins acquis, cette finalitépasse par le profit, qui permet de maintenir lesdifférences tout en élevant le niveau général de vie.Il en résulte une publicité eff rénée pour créer denouveaux besoins permettant de nouveaux profits etle maintien de l'échelle hiérarchique de dominanceéconomique. Or, ce monde de l'expansionéconomique utili se pour la production de sesmarchandises de la matière (dite première), del'énergie et une information technique (celle desbrevets et celle de l'apprentissage humain). Les payshautement industrialisés ne trouvent plus dans leurniche écologique la matière et l'énergie suff isantes àl'utili sation de leur information technique et àl'assouvissement de leurs besoins acquis, et pourpoursuivre leur expansion, propriétaires del'information technique, seule capable detransformer et d'utili ser matière et énergie, ils sontallés chercher celles-ci en dehors de leur nicheécologique. Ce fut la cause fondamentale del'impérialisme et d'une nouvelle échelle de

dominance internationale, les pays les plus riches eninformations techniques détenant la puissance desarmes, du capital international, et exploitant leurinflation et leur mode de vie, leur réussite matérielleincitant les autres peuples à imiter leurs structuressociale et économique, pour participer à leurdominance.

Il est amusant de constater que les pouvoirstentent de nous persuader de la nécessité de tirer desbordées successives entre l'inflation et le chômagepour atteindre le but souhaité du bien-être dansl'expansion continue. Or, utili ser le profit pourmaintenir les échelles hiérarchiques de dominance,c'est permettre, grâce à la publicité, une débaucheinsensée de produits inutiles, c'est l'incitation àdilapider pour leur production le capital-matériel eténergétique de la planète, sans souci du sort de ceuxqui ne possèdent pas l'information technique et lesmultiples moyens du faire-savoir. C'est aboutir à lacréation de monstres économiques multinationauxdont la seule règle est leur propre survie économiquequi n'est réalisable que par leur dominanceplanétaire. C'est en définitive faire disparaître toutpouvoir non conforme au désir de puissancepurement économique de ces monstres producteurs.

Lorsque matière et énergie ne sont plus trouvéesen quantité suff isante dans le cadre géographiqued'un peuple, si l 'impérialisme ne lui permet plus dese les procurer à vil prix en les soustrayant à d'autrespeuples dont le développement de l'informationtechnique insuff isante ne leur a pas permis de lesutili ser, ce peuple a encore la possibilit é d'exporterses connaissances techniques. Ce sont elles qui luipermettent de transformer matière et énergie enproduits consommables et ce sont elles qui sevendent avec la vente de ces derniers. D'oùl'extension de l'espionnage économique pour seprocurer sans frais les techniques nouvelles defabrication.

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Je regrette, au cours de ce chapitre où il m'estdemandé de traiter de la « Politi que », de devoirfaire ce « digest » squelettique d'économie politi que.Conscient de son insuff isance, je n'ai pour intentionque de montrer qu'à partir des sous-groupeshumains, entreprises, cités, corporations, régions,nations, groupes de nations, toute l'organisationplanétaire des sociétés humaines est, aujourd'huicomme hier, fondée sur la recherche de ladominance, la recherche de la dominanceinterindividuelle aboutissant à celle des groupeshumains entre eux, à tous les niveaux d'organisationauxquels on peut les appréhender. Nous avonsessayé de montrer que si l 'obtention de la dominancese réalise par l'intermédiaire du profit, la finalitéd'une telle structure sociale devient une finalitééconomique, le profit devenant le moyen presqueexclusif de maintenir l'échelle des dominances.

C'est ainsi que l'on peut discuter à perte de vueavec des arguments sérieux en faveur ou contre lessociétés multinationales. Mais en réalité leursdirigeants sont généralement des technocrates qui nedésirent qu'exprimer leur besoin de prestige et depuissance dans le développement croissant ettentaculaire de leur firme. Ils se heurtent à des chefsde gouvernement ou à des dirigeants syndicalistesqui sont animés par des pulsions identiques à traversun apprentissage culturel différent, et dont lediscours logique comporte autant d'élémentsconvaincants que le leur. Quant à ce qu'il estconvenu d'appeler les intellectuels, ceux dont lesinnovations techniques sont indispensables àl'extension de la puissance commerciale de cesfirmes, ou bien ils estiment leur rôle insuff isammentapprécié par les protagonistes précédents etcritiquent amèrement le système dont ils dépendent,sans aller le plus souvent jusqu'à la grève qui lespriverait d'avantages économiques et hiérarchiquesappréciables; ou bien ils se considèrentsuff isamment gratifiés par leurs promotions

hiérarchiques successives et se font de fidèlesdéfenseurs du système.

Il semble, du point de vue économique, qu'aussilongtemps que la propriété privée ou étatique desmatières premières, de l'énergie et de l'informationtechnique, n'aura pas été supprimée, aussilongtemps qu'une gestion planétaire de ces troiséléments n'aura pas été organisée et établie,subsisteront des disparités internationales qui nepeuvent que favoriser la pérennité des disparitésinternationales. Mais, à supposer même que cettepropriété privée ou étatique soit supprimée, il resteraà résoudre le système hiérarchique planétaire dedominance qui ne manquera pas alors de s'instituersous le couvert sans doute d'une « démocratie »planétaire.

Si, abandonnant ce point de vue totalisateur, nousrevenons au problème individuel et que noustentions de parcourir le chemin inverse, duparticulier au général, nous constatonsimmédiatement que les isolats humains n'étant plusréalisables au stade d'évolution de l'espèce, unetransformation profonde du statut de l'individu n'estpossible que si elle s'intègre dans une transformationsynergique de tous les ensembles sociaux jusqu'auplus grand ensemble que constitue l'espèce.

Il parait évident que la révolution socialiste de1917 n'a dû son succès qu'à une possibilit éd'isolement, une autarcie complète autorisée parl'étendue de la niche écologique où elle a prisnaissance. Le rideau de fer n'a pas résulté d'un choixmais d'une pression de nécessité. On voit combienune révolution socialiste au Chili ou au Portugal a dela peine à survivre lorsqu'elle ne s'inscrit pas, commele fit Cuba, dans un système englobant susceptibled'en protéger la structure. D'autre part, l'expériencedes révolutions socialistes contemporaines, comptetenu des progrès indiscutables accomplis par lespays où elles ont pu s'institutionnaliser, ne fournitpas un exemple suff isamment convaincant dans bien

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des domaines des comportements sociaux pourqu'on puisse sans hésitation s'inféoder à leur systèmede dominance.

C'est un nouveau système de relationsinterindividuelles qu'il faut inventer, s'inspirant deséchecs des systèmes précédents et capable de limiterles dégâts des échelles hiérarchiques de dominance.Les révolutions socialistes ont considérablementdiminué, ou même supprimé, la recherche du profitcomme moyen de leur établissement. Mais leprestige, la conquête du pouvoir, généralement liésau conformisme à l'égard d'une idéologie sectaireont été des moyens aussi eff icaces d'établissementd'échelles hiérarchiques de dominance. Les moyensde dominance ont changé, mais la dominationpersiste. Le plus grand nombre n'est pas plus maîtrequ'avant de son destin. Pas plus autorisé à faireaboutir son projet personnel s'il n'est pas conformeau projet des maîtres à penser du moment. Le projetautogestionnaire planétisé pourrait être une solution.Nous avons dit, dans un autre ouvrage1, pourquoicette structure socio-économique ne deviendraiteff icace que si l 'ensemble des populations acquéraitune connaissance de ce que nous avons appelél'information généralisée et non plus technique.Seule une telle information est susceptible de définirnon plus les moyens d'obtention d'une certainestructure sociale, mais avant tout la finalité désiréepar cette structure et de faire accepter cette finalitésur le plan mondial. Sans quoi on risque de retomberdans une recherche des dominances à tous lesniveaux d'organisation de la société humaine. C'estune banalité de dire que c'est en définitive un choixde civili sation devant lequel se trouve aujourd'huiplacée l'espèce humaine. Il semble curieux de mevoir ici parler de choix. En réalité, il est certain qu'ilne s'agira pas de choix. Il s'agira, compte tenu d'unaccès à la connaissance, d'une certaine conscience

1 H. Laborit, Société informationnelle. Idées pour l'autogestion

diffuse de ce vers quoi nous mènent noscomportements anciens, de la compréhensiontardive des mécanismes qui les gouvernent, d'unenouvelle pression de nécessité à laquelle nousdevrons obéir si l 'espèce doit survivre. Il ne s'agitmême pas de savoir s'il est bel et bon que l'espècesurvive, nous ne savons même pas si elle survivra.Mais il paraît certain que si elle doit survivre, sasurvie implique une transformation profonde ducomportement humain. Et cette transformation n'estpossible que si l 'ensemble des hommes prendconnaissance des mécanismes qui les font penser,juger et agir.

Si certains seulement sont informés, ils seheurteront toujours au mur compact du désir dedominance de ceux qui ne le sont pas et ils nedevront leur salut individuel et leur tranquillit épendant leur éphémère passage dans le monde desvivants, qu'à la fuite, loin des compétitionshiérarchiques et des dominances, à moins qu'ils nesoient, malgré eux, entraînés dans les tueriesintraspécifiques que ces dernières ne cessent de fairenaître à travers le monde.

Il existe peut-être parmi les discours logiques,parmi les idéologies susceptibles d'orienter l'action,une hiérarchie de valeur. Mais, en définitive, le seulcritère capable de nous permettre d'établi r cettehiérarchie, c'est la défense de la veuve et del'orphelin. Don Quichotte avait raison. Sa positionest la seule défendable. Toute autorité imposée parla force est à combattre. Mais la force, la violence,ne sont pas toujours du côté où l'on croit les voir. Laviolence institutionnalisée, celle. qui prétends'appuyer sur la volonté du plus grand nombre, plusgrand nombre devenu gâteux non sous l'action de lamarijuana, mais sous l'intoxication des mass mediaet des automatismes culturels traînant leur sabre surle sol poussiéreux de l'Histoire, la violence desjustes et des bien-pensants, ceux-là même quienvoyèrent le Christ en croix, toujours solidement

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accrochés à leur temple, leurs décorations et leursmarchandises, la violence qui s'ignore ou se croitjustifiée, est fondamentalement contraire àl'évolution de l'espèce. Il faut la combattre et luipardonner car elle ne sait pas ce qu'elle fait. On nepeut en vouloir à des êtres inconscients, même sileur prétention a quelque chose d'insupportablesouvent. Prendre systématiquement le parti du plusfaible est une règle qui permet pratiquement de nejamais rien regretter. Encore faut-il ne pas setromper dans le diagnostic permettant de savoir quiest le plus faible. La notion de classe n'est pastoujours suff isante. La logique du discours estencore capable, là aussi, de camoufler le rapport deforce. Je serais tenté de dire plutôt qu'il faut éviterd'être du côté d'une majorité triomphante et si parhasard il arrive qu'une minorité devienne unemajorité et triomphe, alors il faut trouver autrechose. Il faut créer une nouvelle minorité qui ne soitni l 'ancienne ni la nouvelle, mais quelque chosed'autre. Et tout cela n'est valable que si vraimentvous ne pouvez pas vous faire plaisir autrement. Si,en d'autres termes, vous êtes foncièrementmasochiste. Sans quoi, la fuite est encore préférableet tout aussi eff icace, à condition qu'elle soit dansl'imaginaire. Aucun passeport n'est exigé.

Quand on comprend que les hommes s'entretuentpour établi r leur dominance ou la conserver, on esttenté de conclure que la maladie la plus dangereusepour l'espèce humaine, ce n'est ni le cancer, ni lesmaladies cardio-vasculaires, comme on tente denous le faire croire, mais plutôt le sens deshiérarchies, de toutes les hiérarchies. Il n'y a pas deguerre dans un organisme, car aucun organe ne veutétabli r sa dominance sur un autre, ne veut lecommander, être supérieur à lui. Tous fonctionnentde telle façon que l'organisme entier survit. Quand,dans ce grand organisme qu'est l'espèce humaine,chaque groupe humain qui participe à sa constitutioncomprendra-t-il qu'il ne peut avoir qu'un seul but, lasurvie de l'ensemble et non l'établissement de sa

dominance sur les autres? Aucun d'eux n'estreprésentatif à lui seul de l'espèce et ne détient à luiseul la vérité.

L'insuff isance du marxisme, à mon avis, vient dufait qu'il a focalisé l'attention sur les rapports deproduction et les a considérés comme étant à lasource des rapports humains. Il a considéré l'hommethermodynamique, l'homme producteur, alors queles structures sociales sont des « mises en formes »,qu'elles ressortissent d'une information, et que lesrapports de production m'apparaissent commerésultant secondairement de cette informationpremière. C'est, pour utili ser encore unecomparaison biologique, comme si le biologiste nes'intéressait qu'au métabolisme, comme il l e fitlongtemps, en ignorant la structure qui en permetl'expression et dont la source se trouve dans celledes gènes du noyau. La diff iculté, comme nousl'avons souligné aill eurs, vient du fait qu'il ne peut yavoir de structure sans éléments matériels eténergétiques à associer et l'on comprend que l'onconfonde le plus souvent l'une avec les autres. Or. enpoliti que, la structure qui sous-tend les rapports deproduction, c'est celle des systèmes nerveux humainsà la recherche du pouvoir et de la dominancenécessaires à l'aboutissement du projet individuel, depréférence à celui de l'autre. Les rapports deproduction n'en sont qu'un des moyens d'expressionfonctionnelle non négligeable mais pas exclusif.Leur donner la part essentielle dans les rapportshumains, c'est retomber dans la dichotomie del'homme producteur et de l'homme culturel; c'estobliger l'individu à abandonner son pouvoird'organisation de ses rapports sociaux à un parti ou àdes leaders inspirés, à ceux qui savent, ou plusfréquemment encore, à un conformismeconservateur des structures anciennes. C'est enconséquence le maintenir dans son seul aspectthermodynamique et croire que la seule exploitationde l'homme par l'homme se fait par l'intermédiairedes biens de production, la richesse du monde que le

La politique La politique

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travaill eur produit et dont il est dépossédé. Mais cedont l'individu est dépossédé, même dans les payssocialistes contemporains, la vraie richesse qu'ilpourrait produire, c'est avant tout la connaissance.Pas seulement la connaissance scientifique, ou «culturelle », mais la connaissance de lui-même et desautres qui pourrait le conduire à inventer denouveaux rapports sociaux, à les organiser dans uneforme différente de celle qui lui est imposée. Avantla quantité d'énergie absorbée et libérée par unestructure vivante et le mode de distribution de laplus-value, ce qu'il est important de connaître c'est laforme, la fonction, le rôle de cette structure vivante.C'est la connaissance de cette information qui estfondamentale à acquérir, c'est la conscience d'êtredans un ensemble, la participation à la finalité de cetensemble par l'action individuelle, la possibilit é pourun individu d'influencer la trajectoire du monde.Marx lui-même a fait plus pour influencer cettetrajectoire que l'ensemble du travail fourni depuispar les ouvriers qui ont adopté sa doctrine. C'est sansdoute parce qu'il a fourni une information nouvellecapable de comprendre et d'organiser différemmentle travail humain. On pourrait même dire qu'il estl'exemple de ce que les rapports humains ne sont passeulement des rapports de production, ou du moinsqu'il ne faut pas confondre information et travail .

Le passé, le présent et l'avenir

La question du temps est impossible à aborderquand on n'est pas physicien. Mon ami Joël deRosnay s'y est risqué autrefois dans notre revue «Agressologie » et plus récemment dans son dernierlivre1. J'avoue franchement que l'ensemble de sonargumentation ne m'a pas été entièrementcompréhensible, alors que les éléments qui lui ontservi de base m'étaient connus. J'hésite à parler d'untel sujet. Les erreurs conceptuelles y sont faciles etj'hésite aussi à m'éloigner du domaine qui est celuide mon travail j ournalier et que je connais bien. Si jepénètre malgré tout dans ce champ miné, c'est pluspour poser des questions que pour y répondre.

Que la conception que nous avons du temps soitcelle que nous autorise notre niveau de conscienceest facilement admissible. N'ai-je pas ditprécédemment que nous pouvions accéder ausignifiant des processus vivants sans pour autantaccéder au signifié. J'imagine par exemple, dans unehypothèse de science-fiction, que l'univers soit douéd'une conscience d'être, dont la seule référence quenous pouvons en avoir ne s'obtiendra que paranalogie avec celle que nous possédons nous-mêmesde notre existence. Il est compréhensible que cette

1J. de Rosnay, L'évolution et le temps, Agressologie, 1965,6, 3 237-254

.Id., Le macroscope. Vers une vision globale, Seuil (1975).

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conscience universelle n'ait pas la notion du tempstelle que nous la percevons, puisque celle-ci est liéeà celle de l'espace. Depuis Einstein nous savons quenous ne pouvons parler que d'un espace-temps. Onne peut plus se référer à un espace absolu et untemps universel. Les propriétés de l'espacedépendent de la vitesse que l'on met à le parcourir.Cette conscience universelle, nous en avions déjàproposé l'hypothétique hypothèse dans l'épilogue dela Nouvelle Grill e. Nous disions que pour elle letemps et l'espace n'existaient plus, puisqu'elle était letemps et l'espace, qu'elle n'avait pas à se déplacerpendant un certain temps pour couvrir un certainespace et qu'elle était celle qui est.

Nous n'avons invoqué cette hypothèse que pournoter à partir de là que tout ensemble englobé parelle, par niveaux d'organisation, des galaxies auxsystèmes solaires, des planètes aux atomes, aura untemps à l'intérieur de cet ensemble, un temps qui luisera propre, du seul fait qu'il entre en relation avecd'autres ensembles et que ces relations demanderontun certain temps pour couvrir l'espace qui sépare. Lanotion du temps sera donc entièrement relative etdépendra des caractéristiques physiques del'ensemble envisagé. A notre échelle il y aura doncun temps humain individuel, un temps de la cellule,un temps de la molécule, un temps de l'électron. Demême, le temps social et le temps de l'espèce nes'écouleront pas à la même vitesse que celui del'individu. Chez celui-ci même, le temps de l'enfanceest bien plus lent que celui de la vieill esse. Chaquehomme en a fait l 'expérience.

Jusque-là je ne crois pas trop m'éloigner del'optique de J. de Rosnay. Par contre, quand il faitmention des travaux de Costa de Beauregard,l'approche devient fascinante mais beaucoup plusdiff icile à suivre pour moi, sans doute parinsuff isance de culture mathématique et physique.Costa part de l'équivalence admise par certains entreentropie négative et information. Personnellement,cette équivalence ne m'a jamais satisfait car les

processus vivants, toujours invoqués quand on parled'entropie négative, sont une mise en forme qui n'estréalisable que par un accroissement d'entropiesolaire, et j'aurais tendance à suivre l'opinion deWiener insistant sur le fait que l'information n'estqu'information, qu'elle n'est ni masse ni énergie, bienqu'ayant nécessairement besoin de la masse et del'énergie pour exister. Le signifié ne peut se passerdu signifiant. Dire que l'information est équivalenteà de l'entropie négative signifie qu'elle s'acquiert àpartir de l'entropie positive et rejoint la notion quel'on peut créer de l'ordre à partir du désordre. Dansun système fermé, l'accroissement de l'entropie, dudésordre, augmentera les chances de rencontre deséléments atomiques et moléculaires, et donc leschances d'apparition d'ordre. Ceci veut dire, semble-t-il , qu'avec un accroissement de l'entropie va surgirun accroissement de l'information. On aboutit à cettenotion qu'un équili bre dynamique doit alors survenirentre ordre et désordre, néguentropie et entropie. Onne peut concevoir un monde entièrementnéguentropique rempli d'information, car il n'y auraitplus d'entropie positive pour entretenir cettestructure. Le point oméga theilhardien compriscomme univers uniquement informationnel meparait inconcevable pour une conscience humaine,ou plus humblement pour la mienne. Le problème secomplique encore lorsqu'on passe de lanéguentropie, qui représente en quelque sorte l'ordre,la syntaxe du message dont nous parlions dans unchapitre précédent, et ne suppose pasobligatoirement la compréhension, de la sémantique,du signifié du message. Nous retrouvons ici leproblème abordé antérieurement concernant cettesémantique, qui se doit d'être émise par uneconscience ayant à transmettre une informationsignifiante à un interlocuteur inconnu qui doit êtrecapable de la décoder. On quitte le domaine de lascience pour celui de la Foi. Comme le note deRosnay, la néguentropie est « neutre et objective »nous dirons comme la syntaxe. L'information

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possède un sens « subjectif » valable pour celui quipeut la décoder, celui pour lequel elle est signifiante.

Revenons à la notion du temps. J. de Rosnaymontre que nous n'avons de notion du temps queliée au principe de causalité, d'un « avant » et d'un «après » et en conséquence liée au deuxième principede la thermodynamique à l'entropie universelle. Lesinformations recueilli es et accumulées par notrecerveau sont elles-mêmes liées à des variationsénergétiques survenues dans le mili eu extérieur etsoumises à l'entropie, donc à un tempsunidirectionnel orienté vers le désordre croissant, ladiminution de l'information. J. de Rosnay appelle ceprocessus d'observation, d'acquisition deconnaissance. Notons que ce processuss'accompagne d'une « mise en forme » des voiesneuronales cérébrales, de l'établissement d'unesyntaxe neuronale, de la création d'un signifiant. J.de Rosnay oppose ce type d'information à ce qu'ildoit être un processus inverse, transformationd'information en néguentropie, processus de créationet d'action au cours duquel le cerveau au lieu des'informer, informe, organise. J'avoue ne pascomprendre la distinction qu'il fait alors entre letemps qui « étale », actualise, où le cerveaus'informe et le temps qui « ajoute », celui de lacréation. Pour créer il faut en effet beaucoup detemps puisque la création ne peut résulter que del'accumulation de l'expérience mémorisée.L'enregistrement est bien entendu rapide, alors quel'association des enregistrements dans une structurenouvelle est beaucoup plus longue, puisque résultantde l'accumulation dans le temps des faits enregistrés.

Il fait appel ensuite à la cybernétique pour nousconvaincre que dans un régulateur « la flèche dutemps semble se refermer sur elle-même ». Dans unerégulation en effet, on peut se poser la question desavoir « si c'est la cause qui précède l'effet ou lecontraire », car « la causalité circule tout au long dela boucle », alors que si l 'on ouvre la boucle, si onl'étale, avec un début et une fin, on retombe sur une

causalité linéaire, avec un « avant » et un « après ».Dans un régulateur il y aurait « conservation dutemps ». Notons que du point de vue temporel, dufait qu'entre les facteurs et l'effet s'interpose lastructure de l'effecteur, il existe généralement un «retard d'eff icacité », et qu'entre l'effet et la correctiondes facteurs, correction nécessaire pour atteindre lebut, existe une « hystérésis », deux élémentsévoluant dans le temps. Mais surtout, nous avonsfréquemment insisté sur le fait qu'un tel régulateurne fait rien. Dans une réaction enzymatique isolée invitro, quand l'équili bre est obtenu entre quantité desubstrat et quantité de produit de la réaction, à unecertaine échelle grossière d'observation, il ne sembleplus rien survenir dans le temps. Cependant, à uneautre échelle d'observation, une certaine quantité desubstrat est toujours transformée en produit de laréaction et inversement; et cela se passe dans uncertain temps, celui des déplacements électroniques.

Enfin, les systèmes vivants sont représentés pardes chaînes de servo-mécanismes, où l'activité desniveaux d'organisation, régulée, est commandée parle niveau d'organisation sus-jacent, commandeextérieure au système. Elle aboutit à celle del'ensemble organique qui évolue dans un certainespace au cours d'un certain temps.

Ainsi, la différence entre le biologiste et lephysicien consiste peut-être essentiellement dans lefait que le premier, au contact journalier avec lesniveaux d'organisation, eux-mêmes situés dans unsystème relativement clos, la biosphère, enferméedans le système solaire, voit les choses évoluer dansle temps, l'information supportée par une entropiecroissante, l'entropie solaire, alors que le physicienpeut imaginer une structure d'ensemble où le tempsn'est plus lié aux sous-ensembles, aux niveauxd'organisation, à l'espace, et revêt alors la mêmedimension que celui-ci, dans un continuum espace-temps. J'ai souvent répété que la caractéristique quime paraissait essentielle du fonctionnement ducerveau humain était sa faculté d'imagination, celle

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qui le rend capable de créer de nouvelles structures.Il est probable cependant que toutes les formesvivantes, des plus simples aux plus complexes, dufait qu'elles sont capables de mémoire, c'est-à-dired'une transformation persistante de leur structuresomatique par l'expérience, sont également capables,à des degrés divers, d'une certaine imagination, c'est-à-dire d'un certain pouvoir d'anticipation.L'anticipation n'est possible que grâce à lamémorisation. Mais l'anticipation représente lapossibilit é de prévoir, de programmer une actiondont la finalité restera de protéger la structure. Nousavons même accepté que cette anticipation, toutegonflée des déterminismes acquis et des motivationsliées à la structure à maintenir, puisse être appeléeliberté. Mais cette anticipation créatrice de structuresimaginaires qui resteront à être éprouvées parl'expérience, se construit aussi dans le temps, nonseulement celui de l'acquisition des imagesmémorisées, mais celui encore de leur associationoriginale. Ce temps sera celui de la biochimiecérébrale, celui peut-être de l'électron. Et sil'anticipation s'exprime dans une action, elle le feraencore dans le temps, celui dans lequel un êtrehumain a conscience d'agir ainsi que dans un certainespace.

Ce que nous venons d'écrire concernant larelativité du temps et de l'espace, et concernantl'information, n'est pas seulement du domaine dudiscours. Ces relations emplissent notre viejournalière et sont à l'origine de problèmes nonrésolus dont les conséquences sont importantes.Notre action en effet se réalise dans un certainespace, mais c'est aussi d'un autre espace ne sesuperposant pas au précédent que nous tirons lesinformations captées par les organes des sens. Cedernier s'est élargi au cours des dernières décenniesaux limites de la planète et même au-delà. Lesinformations visuelles et auditives nous parviennentde tous les coins de la terre à la vitesse des ondesélectromagnétiques qui les portent. Or, le plus

souvent nos moyens d'action directe individuelsrestent limités à un espace restreint. Nous voyons àla télévision des corps décharnés d'enfants du Sahelou d'aill eurs mourir de faim. Que pouvons-nousfaire pour y remédier? Il ne s'agit d'aill eurs pasd'altruisme, mais l'image de la mort, d'une mort nonfictive, nous rappelle que nous devons mourir. Or,nous avons montré que l'inhibition de l'action était àl'origine des perturbations les plus profondes del'équili bre biologique. Nous avons contractél'espace-temps dans lequel l 'information nousparvient, mais nous n'avons pas le plus souventcontracté de la même manière celui dans lequelnotre action personnelle peut être eff icace.

De la même façon, les mass media diffusent uneinformation qui ne peut être objective à des masseshumaines passives, qui n'ont aucun moyen d'utili serun retour actif à la source qui l 'a diffusée, et celle-cine peut alors elle-même évoluer, s'informer enretour, se transformer.

Inversement, dans le combat corps à corps, lacaptation des informations, l'action et l'observationde son résultat s'établissaient dans le même espace.Aujourd'hui, un bombardier largue ses bombes d'unetelle hauteur qu'il ne peut observer le détail eff rayantde leur explosion et ne peut nullement en êtreimpressionné. Et ne parlons pas des missilesporteurs de bombes atomiques qui contractent letemps de dispersion de la mort, comme l'espacequ'ils parcourent, sans que l'espace-temps de celuiqui n'en possède pas soit en quoi que ce soitcontracté.

Dans l'utili sation que l'Homme fait de l'espaced'autre part, il ne prend nullement en compte sonéquivalence avec un temps qui varie, nous l'avonsdit, avec le niveau d'organisation. Ainsi, nousminéralisons l'espace dans une urbanisationdésordonnée. Lorsque le temps social était lent, dufait d'une lente accumulation des informationstechniques et socio-culturelles, cette minéralisationde l'espace pouvait s'accommoder du temps social.

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Mais aujourd'hui où le temps social s'est accéléréd'une façon considérable, nous construisons avec letemps de la matière grâce à une anticipation quirelève d'un temps individuel, pour une société quichange à toute allure, plus vite que les individus quila composent.

Ainsi, construire l'avenir, faire de la prospectivecomme le proposait Gaston Berger, n'est pas chosesimple. Il faut choisir un but et corriger la trajectoirede l'action à chaque seconde, comme on le fait aucours d'un tir antiaérien. Mais dans ce dernier cas lachose est relativement simple car le but est évident,bien que mobile. Au contraire, dans les perspectiveshumaines, le but d'aujourd'hui a fort peu de chanced'être celui de demain, car nous ne pouvonsimaginer aujourd'hui un but à atteindre qu'avec lescritères d'appréciation de notre sociétécontemporaine. Nos désirs du futur ne sont que lapâle image poétisée de notre connaissance duprésent. Bien sûr, nous commençons à comprendreque les lois de la balistique permettant d'atteindre unbut fixe comme l'artill eur du début du siècle s'encontentait, adaptée qu'elle était au principe decausalité linéaire, n'a rien à voir avec l'exploitationde la poursuite cybernétique d'un mobile. Maiscomment atteindre un but non seulement mobile,mais que notre imagination présente est incapabled'imaginer? Un but qui ne sera pourtant que ce quenotre action, à chaque seconde, le fera ? Un but situédans tous les temps des niveaux organisationnels à lafois et que nous ne pouvons appréhender le plussouvent encore, que dans celui de la consciencehumaine individuelle et non de la consciencecollective qui nous échappe? Qu'est devenu ledéterminisme simpliste de Papa ? Où sont lescertitudes idéologiques sectaires et rigides ? Cela neveut pas dire d'aill eurs qu'il ne faill e pas agir. Celaveut dire simplement que l'on ne peut prédire lerésultat de l'action avec certitude. En conséquence, ilsemble prématuré de vouloir imposer cette actioncomme modèle universel aux comportements

humains. Mais cela veut dire aussi que toute actionfondée sur l'utopie a plus de chance de se révélereff icace que la reproduction balistique descomportements anciens. La seule chose dont nouspuissions être sûrs, c'est qu'au niveau des sociétéshumaines l'évolution existe. Mais elle nous mènevers quoi ? Et comment corriger la trajectoire ? J'aibeaucoup d'admiration pour ceux qu'aucun douten'étreint et qui ont tout résolu avec des analyseslogiques, en utili sant le canon de l'histoire et labalistique de Papa.

Dans le geste le plus simple, nous permettantd'atteindre un objet avec notre main, imagine-t-oncombien de corrections successives, réalisées grâce àdes processus nerveux infiniment complexesintervenant dans le temps de la milli seconde, sontnécessaires? Le moindre geste humain ou animalorienté est un processus raff iné et dynamiqueessayant d'atteindre un but. Mais sommes-nous sûrsque le monde idéal que nous voudrions enfermerentre nos doigts nous attendra, telle une image fixe,pétrifiée? Sommes-nous sûrs que pendant le gesterévolutionnaire que nous ferons pour l'atteindre il nesera pas remplacé par un autre? La trajectoiregestuelle non corrigée ne risque-t-elle pas derencontrer le vide? Nos pratiques révolutionnairessont-elles capables d'autocorrections successivespour atteindre un but qui ne sera pas celui que nousavons imaginé, mais un autre qui ne sera déjà plus lemême quand il deviendra objet de nos désirs? Etfinalement, n'est-ce pas souhaitable, car la poursuited'un but qui n'est jamais le même et qui n'est jamaisatteint est sans doute le seul remède à l'habituation, àl'indifférence et à la satiété. C'est le propre de lacondition humaine et c'est l'éloge de la fuite, non enarrière mais en avant, que je suis en train de faire.C'est l'éloge de l'imaginaire, d'un imaginaire jamaisactualisé et jamais satisfaisant. C'est la Révolutionpermanente, mais sans but objectif, ayant comprisdes mécanismes et sachant utili ser des moyens sanscesse perfectionnés et plus eff icaces. Sachant utili ser

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des lois structurales sans jamais accepter unestructure fermée, un but à atteindre. C'est peut-êtreen cela que l'Homme se différencie des machinesqu'il construit sur son modèle. A celles-ci il donneun but qui, comme l'a dit Couff ignal, est nécessaireà l'eff icacité de l'action. Mais lui, il courtaveuglément vers une finalité qu'il i gnore car, nousl'avons dit, sa conscience ne semble pas capable delui fournir la sémantique du message. Il joue avec lasyntaxe et fait des phrases qu'il veut toujoursdéfinitives, alors qu'elles sont toujours pleines defautes d'orthographe, de barbarismes et solécismes.Mais aucun professeur n'est là pour le corriger enmarge, à l'encre rouge, suivant les critères d'unegrammaire antique, comme les copies de versionslatines des enfants des lycées de ce siècle bourgeois.

Si c'était à refaire

J'avoue que je ne saurais répondre à une tellequestion. Qu'y aurait-il à refaire? Ma vie? Ou bien jerenaîtrais nu comme au premier jour, avec lesystème nerveux vierge de l'enfant, et je seraisimmédiatement placé sur des rails : ceux de monhérédité nouvelle, ceux surtout de ma famill enouvelle, de mon mili eu social nouveau, et je nereferais rien. Je me laisserais faire une fois de plus,mais différemment puisque, entre-temps, tout auraitchangé. Je suivrais mes rails vers une destinationinconnue, si ce n'est avec la même certitude detrouver au bout d'une route plus ou moins longue lamort. Je ne referais rien puisque ce ne serait plusmoi qui ferais, mais un autre, façonné par un autremili eu.

Si c'était à refaire en repartant de l'enfance avecl'acquis et l'expérience de mon âge? Est-ce plusimaginable? Bien sûr l'expérience, l'apprentissagepermettent d'autres comportements. Mais lessituations ne se reproduisent jamais. Il n'est pas sûrque je retrouverais aujourd'hui autour de moi lescomportements de ceux que j'ai rencontrés dans mavie. Mais en l'absence d'une coupure profonde dansl'évolution historique de la socio-culture depuisl'époque de mon adolescence, les pulsions humainesdemeurant toutes aussi inconscientes, j'agirais moi-même avec les mêmes déterminismes inconscientsqui m'ont toujours guidé au mili eu de l'inconscience

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de mes contemporains. Si c'était à refaire? Celasous-entend que nous pourrions faire autre choseque ce que nous avons fait. Qu'il nous reste unepossibilit é de choix. Relisez le chapitre où j'ai parléde la Liberté et vous comprendrez que, à mon avis,nous n'avons jamais le choix. Nous agissonstoujours sous la pression de la nécessité, mais celle-ci sait bien se cacher. Elle se cache dans l'ombre denotre ignorance. Notre ignorance de l'inconscient quinous guide, celle de nos pulsions et de notreapprentissage social.

Si c'était à refaire, je ferais certainement autrechose, mais je n'y pourrais rien. Je ferais autre choseparce que chaque vie d'Homme est unique, situéedans un point spécifique de l'espace-temps à nulautre pareil . Mais vers ce point convergent puis delui s'échappent tant de facteurs entrelacés, que,comme dans un nœud de vipères, il n'y a plusd'espace libre pour y placer un libre choix.

D'aill eurs consolons-nous : ce ne sera point àrefaire, mais d'autres feront ce que nous n'avons pasfait, parce que notre expérience d'un temps déjàrévolu, d'un passé et d'un présent éphémères, ne peutêtre utili sée telle quelle pour construire un avenirdifférent. Cette expérience, même s'il était possiblede la leur transmettre intégralement, d'autresgénérations en feraient autre chose que ce que nousen aurions fait si nous avions eu le temps del'utili ser. Et puis surtout, que peut-on faire ou refaireseul ? Rien d'autre que ce que les autres font avecnous. Si c'était à refaire, nous le ferions encore tousensemble mais différemment, ce qui ne veut pas diremieux ou plus mal, car pour juger il faut posséderune échelle de valeurs absolue et non affective,permettant de donner une note à chacune de nosactions. « Ne pas juger si l 'on ne veut pas être jugé ?» Est-ce que cette phrase n'implique pas qu'il n'y apas d'échelle de valeur humaine qui soit absolue ?

Malheureusement, ne pas juger, c'est déjà jugerqu'il n'y a pas à juger.

La société idéale

Ce n'est pas être pessimiste, mais au contraireoptimiste, de dire qu'elle n'existera jamais. Noussavons que nous ne pouvons imaginer qu'à partir dumatériel mémorisé, de l'expérience acquise. Nous nepouvons imaginer rien d'autre que ce que noussavons déjà. La structure neuve est faite d'élémentsanciens, mais elle nous permet la découverted'éléments nouveaux que nous ne connaissions pas,et dans l'ignorance de ces éléments nous ne pouvonsimaginer qu'à courte distance, à portée de la main.On ne peut se passer de ce double mouvement pourprogresser : l'hypothèse de travail fondée sur desfaits connus, qui débouche sur la découverte de faitsnouveaux qui, à leur tour, permettront la création denouvelles hypothèses. Nous ne pouvons progresserque pas à pas, étape par étape, en tâtonnant. Celaveut dire que nous ne pouvons imaginer qu'unesociété faite à notre taill e, pour ce jour, de cetteannée, de ce siècle. Nous ne savons pas ce que serala société idéale de demain. Chaque société dechaque jour fut un pas vers la société du lendemain,et sans doute fut la société idéale des désirs de laveill e. L'« American way of li fe », il y a 20 ans àpeine, avait conquis le monde occidental. On parlaitdu défi américain. Des milli ons d'hommes pensaientqu'elle représentait la société idéale, les yeux fermésobstinément à ce qui en constituait déjà les multiplesferments destructeurs. A la même époque, la société

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socialiste était, pour des milli ons d'hommes qui laconnaissaient mal, ou qui, la connaissant, restaientaveuglés par leur affectivité pulsionnelle sous lalogique du discours, la société idéale. D'autres,déçus par la civili sation occidentale, pensent l'avoirtrouvée en Inde, ou en Extrême-Orient. D'autresencore pensent que si elle n'existe pas, il est possiblede la créer, en prenant en compte les erreurs dupassé, en s'appuyant sur les échecs de l'Histoire.Tous demeurent dans le temps de l'Histoire, le tempsrelatif de l'Homme, celui de la causalité linéaire,celui de la Liberté, c'est tout comme.

Comment parler d'une société idéale alors quenotre idéité est limitée à notre expérience présente.Depuis quelques années on ne parle plus deprogrammation, mais de prospective. Sans doute il ya là un progrès. On a compris qu'il n'est pluspossible de prévoir l'avenir en poursuivantl'expérience du passé. Mais on n'a pas encorecompris que l'on ne peut aussi imaginerprospectivement l'avenir qu'à partir des éléments denotre présent, ce qui veut dire que ces élémentsseront toujours incomplets et que seule la marche enavant nous permettra d'en découvrir d'autres. Or, ceséléments-là changeront complètement la vueprospective élaborée dans un moment déjà révolu. Ilnous est interdit de faire de la prospective. Nousdevons nous contenter d'une « proximospective »pour échapper à la rétrospective. Notre rôle estlimité : il ne consiste pas à imaginer une sociétéidéale, il ne consistera jamais, pour les générationsqui nous succéderont, à imaginer une société idéale,pour la simple raison que notre désir ne peut êtrequ'à la dimension de notre connaissance.

L'espérance n'est pas, ne peut pas être dans laréalisation d'une société idéale, planétaire, auxcontours déjà tracés. Chaque génération changera ceque la génération précédente aura bâti et ce faisantdéplacera l'idéal vers un but, dans une directionqu'elle ne comprendra pas. Et pas à pas, les yeuxbandés, croyant toujours « bien » faire, évitant les

ornières du passé, elle en rencontrera d'autres quin'existaient pas encore. Mais elle découvrira aussides chemins inconnus, des routes nouvelles,qu'aucune imagination ne pouvait prévoir, car ellesn'existeront pas non plus quand les générationsnouvelles prendront la relève et le bâton de pèlerin.

Notre rôle est limité, comme sera limité le rôle deceux qui viendront après nous. Il consiste àperfectionner la grammaire, en sachant que nous nepouvons comprendre la sémantique. Il consiste àavancer pas à pas vers un but que nous ignorons, enne cessant de faire les hypothèses de travail quenotre expérience croissante nous permet deformuler. Mais alors, même si nous ne comprenonspas le sens de la, phrase que l'Humanité aura écriteau livre de l'Eternité, du moins aurons-nous lasatisfaction croissante de nous conformer de mieuxen mieux à la syntaxe cosmique, celle qui permettrapeut-être un jour d'écrire sans la comprendre laphrase qui contient le secret de l'univers, au frontonde la porte de la cité humaine.

L'Histoire ne se répète jamais, car elle transforme.Le seul facteur invariant de l'Histoire, c'est le codegénétique qui fait les systèmes nerveux humains.Mais ceux-ci possèdent une propriété unique : le lentdéroulement du temps s'inscrit en eux parl'intermédiaire des langages. L'expérience débutanteque l'Homme commence à acquérir concernant lesmécanismes de ses comportements fait aussi partiede l'Histoire. Jusqu'ici l 'Homme a fait l 'Histoire,mais sans savoir comment. Il transformait le mondeet s'étonnait de ce que le résultat ne soit pasconforme à ses désirs. Il imaginait des sociétésidéales et retrouvait toujours les guerres, lesparticularismes et les dominances. Il n'avait pasencore compris que le fonctionnement de sonsystème nerveux- faisait partie de la syntaxe et ilaccumulait les mêmes erreurs car il i gnoraitsystématiquement une des règles fondamentales dela combinatoire linguistique : la prise en charge del'inconscient. Une ère nouvelle, je pense, s'est

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ouverte pour lui avec la traduction des premièrespages du Grand Livre du monde vivant. Un espoirraisonnable voudrait qu'il s'en serve non pourconstruire une société idéale, mais du moins une citéneuve, et qu'il ne remette pas une fois de plus enchantier les plans poussiéreux de la Tour de Babel.

Si l 'utopiste est celui qui est capable d'imaginer unmodèle qu'il est incapable de réaliser, je ne puis êtreappelé utopiste puisque je me refuse à proposer unmodèle. Si un modèle doit figurer aill eurs qu'auConcours Lépine, aucun homme n'est capabled'imaginer un modèle social et de le réaliser seul. Ilpeut sans doute convaincre un groupe restreint demettre en pratique le modèle social qu'il propose.Mais je pense que la survie d'un isolat humain,même national, est inconcevable aujourd'hui, quandles systèmes englobant présentent des structuressocio-économiques différentes de la sienne. Il luifaut donc mondialiser son système et il n'a passeulement besoin des autres pour cela, mais encorebesoin de tous les autres.

D'autre part, comme nous venons de le dire,même quand l'étendue et l'isolement géographique lepermet, comme ce fut le cas en U.R.S.S. en début dusiècle, le seul fait de mettre en œuvre la réalisationdu modèle amène à la découverte de faits nouveauxque le modèle n'avait pas prévus et qui vont interdiresa réalisation. Je sais bien que certains prétendentque le stalinisme a été prévu. Mais, alors, pourquoin'a-t-il pas été évité ? Le danger de l'histoire, c'est defaire croire après coup à une causalité linéaire quin'existe jamais.

La seule chose que nous puissions faire, c'estaccumuler les faits expérimentaux permettant dedéboucher sur des lois générales auxquelles il nousfaudra bien nous conformer. Faut-il que je répèteune fois de plus que la prise en considération desdonnées naissantes concernant les comportementshumains en situation sociale, et les lois généralesd'organisation des structures vivantes n'ayant jamais

été réalisée, aucun modèle socio-économiques'arrêtant au niveau du discours logique incompletn'est utili sable. Du moins faut-il s'attendre à ce quel'apparition de faits nouveaux vienne s'opposer à laréalisation, en ce cas réellement utopique, de cemodèle.

Cela veut dire que l'Homme n'est capable deréaliser que des modèles utopiques. Ces modèlessont irréalisables tels qu'il l es a imaginés et il s'enaperçoit aussitôt qu'il tente de les réaliser. L'erreurde jugement et l'erreur opérationnelle consistentalors à s'entêter dans la réalisation de l'irréalisable, etde refuser l'introduction dans l'équation des élémentsnouveaux que la théorie n'avait pas prévus et quel'échec a fait apparaître ou que l'évolution dessciences, et plus simplement encore desconnaissances humaines, permet d'utili ser, entre lemoment où le modèle a été imaginé et celui où laréalisation démontre son inadéquation au modèle.Ce n'est pas l'Utopie qui est dangereuse, car elle estindispensable à l'évolution. C'est le dogmatisme, quecertains utili sent pour maintenir leur pouvoir, leursprérogatives et leur dominance.

Il n'y a pas de société idéale, parce qu'il n'y a pasd'hommes idéaux ou de femmes idéales pour lafaire. Si une femme croit trouver dans un hommel'homme idéal, on peut dire qu'elle manque à la foisd'expérience et d'imagination, celle-ci dépendantd'aill eurs de celle-là. Pour une femme, l'hommeidéal, pour un homme, la femme idéale, ne peuventêtre par définition qu'une construction imaginaire,limitée à leurs connaissances, enfermée dans leur «culture ». Plus celles-ci s'accroissent, plus l'hommeidéal ou la femme idéale deviennent diff iciles àrencontrer. Car cette culture n'est pas seulement faite

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de concepts. Elle est faite aussi de tout ce que lesmots ne pourront jamais traduire. La fleur de désirne peut être cultivée que sur l'humus del'inconscient, qui s'enrichit chaque jour des restesfécondants des amours mortes et de celles,imaginées, qui ne naîtront jamais.

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L'Homme ne peut, par la méthode scientifique,décoder le message véhiculé par les processusvivants et par lui-même, si tant est qu'un messageexiste. Il peut, par un dur travail , en analyser lasyntaxe, mais il ne peut en comprendre lasémantique, ni même s'assurer du fait que cetensemble ordonné a un sens, c'est-à-dire qu'il existeune conscience émettrice à son origine, un messagequi prendrait les processus vivants comme véhiculeet une conscience réceptrice capable d'utili serl'information transmise. La seule certitude à ce sujetest du domaine de la foi. Or, il n'est pas scientifiquede nier ce domaine sous le prétexte que ce n'est pascelui de la Science. Mais ce domaine ne peut pasnon plus convaincre avec les arguments de celle-ci.Il a d'aill eurs contre lui de se présenter sous desapparences dont le moins qu'on puisse dire c'estqu'elles sont suspectes.

Devant l'incohérence de sa vie et l'injustice de samort, l'Homme a cherché une explication logiqueavec sa logique humaine. Oppressé par l'angoissed'un monde incompréhensible, il l ui a cherché uneexplication que son observation ne lui fournissaitpas. Il a trouvé dans le mythe une thérapeutique deson angoisse, sans se douter que ce mythe lui-mêmeallait être la source de nouvelles angoisses au seconddegré. Qui peut dire ce qui fut premier, de la Foi oude l'Angoisse ? Je serais tenté de dire que l'Angoissefut à l'origine de la Foi. En effet, celle-ci eut

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longtemps et conserve encore l'énorme avantage defournir une règle à celui qui ne peut agir car il ne saitpas. Nous avons déjà eu l'occasion de dire que pournous l'angoisse naissait de l'impossibilit é d'agir. Unedes causes fondamentales de cette impossibilit éd'agir est sans doute le déficit informationnel,l'ignorance des conséquences d'une action enréponse à un événement nouveau ouincompréhensible dans le langage de la causalitélinéaire avec lequel l 'Homme a grandi. La Foifournit un règlement de manœuvre, une noticeexplicative, un mode d'emploi. Elle est donc capablede guérir l'angoisse. Mais elle est aussi susceptibled'en faire naître une autre, si elle s'accompagne d'unenotion de punition au cas où le règlement demanœuvre n'aurait pas été observé. Elle fait naîtrel'angoisse du Péché, puni non ici-bas mais dansl'autre monde. La Foi se transforme donc rapidementen religion qui s'inscrit sur des tables de la Loi. Lesdogmes sont aussi appréciés que l'angoisse estfréquente. La seule analogie que ces dogmesprésentent entre eux, c'est d'être toujours à l'originedu sectarisme, d'une échelle de valeurs valable pourles seuls croyants du dogme envisagé et de lafermeture d'un système, voué dès lors à ladésagrégation et à la mort. Ce sont ces mêmesraisons qui font que l'on peut trouver une sourcecommune au dogmatisme religieux et politi que, etleur trouver la même intransigeance. D'autre part, ausein des échelles hiérarchiques de dominance qui onttoujours servi de base à l'organisation des sociétéshumaines, le plus grand nombre ne peut se satisfaire.Si une foi lui permet d'attendre sa récompense dansl'autre monde, il risque d'être plus concili ant danscelui-ci, de mieux supporter ses peines, de mieuxaccepter l'absence de gratification. Un tel mythe nepeut être qu'entretenu par les dominants qui ytrouvent leur compte, puisqu'il tempère la révoltedes dominés. D'où la collusion, l'entraide fréquenteentre hiérarchie religieuse et hiérarchie politi que,chacune demandant à l'autre de l'aider à conserver sa

structure. Mais lorsque le pouvoir religieux sesécularise ou que le pouvoir politi que se « mythifie», chacun voulant imposer une grill e explicative auxactivités humaines, grill e permettant l'établissementde nouvelles échelles de dominance, l'antagonismedevient sérieux jusqu'au moment où le rapport deforce se stabili se permettant une nouvellecoopération.

Et cependant, il est indéniable qu'il existe auniveau de la conscience humaine un goût ducosmique, une insatisfaction résultant de ne pouvoirconduire le discours logique vers ses origines et versses fins. Mais pour que ce goût du cosmique, formesans doute élaborée de l'angoisse dont nous parlionsprécédemment et que l'on peut appeler, si l 'on veut,angoisse existentielle, puisse naître, faut-il encoreavoir le temps de penser à l'existence. On s'étonnedu dépeuplement contemporain des Églises. Mais lasociété expansionniste laisse peu de temps pour s'yrendre. Or, quand je parle des Églises, il s'agit biensûr non de celles occupant encore l'espace des cités,mais de celles que chaque homme peut bâtir dans sapensée, celles où l'on reste debout et interrogateur,comme le Christ demandant au soudard qui le giflaitau Sanhédrin : « Pourquoi me frappes-tu ? » et nonpas celles où l'on rampe en récitant. Mais lesquestions n'ont jamais été bien vues par lesorthodoxies politi ques ou religieuses, pas plus quepar les pères de famill e quand elles sont posées parleurs enfants. Ils ont peur sans doute qu'une réponseinsuff isante ne détruise l'image idéale qu'ils tententd'imposer d'eux-mêmes, ou n'appelle une réponsedangereuse pour leur dominance paternaliste aveclaquelle ils se gratifient.

L'éducation religieuse que je reçus ne fut jamaistrès aliénante, bien que parfaitement conformiste. Jen'ai découvert réellement le christianisme que plustard et grâce à un ami qui eut sur moi une profondeinfluence à la fin de mon adolescence. Mais cechristianisme-là n'avait plus grand-chose à voir avecle catéchisme autoritaire et castrateur de ma

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première communion. Depuis, je me suis construitune image du Christ, comme je m'étais construit uneimage de mon père mort à trente et un ans, quandj'en avais cinq. Mon père que je n'ai jamais eu à tuerpour devenir adulte (suivant l'expression analytique)car il m'a suff i d'être lui, ou du moins d'être l'imageque je m'étais faite de lui. Je n'ai jamais éprouvé depeine de la mort tragique de mon père, jeunemédecin des troupes coloniales mort du tétanos àMana en Guyane française, car tout a été fait autourde moi, inconsciemment, pour qu'il continue à vivreen moi, pour que je sois lui. Aujourd'hui encore,conscient de tout cela, mon père, ou du moins lemythe qui s'est construit en moi, est toujours présent.Il est mon œuvre et je n'ai jamais eu à me heurter aumodèle.

L'image du Christ qui s'est construite en moi, c'estcelle d'un ami personnel, que j'accepte bienvolontiers de partager avec les autres, sachantd'aill eurs que chaque homme a son Christ à lui,même et surtout peut-être s'il l e rejette ou du moinss'il rejette l'image que la niche environnementale atenté de lui imposer. Si j 'étais né en Chine quelquesmill énaires avant sa naissance, je n'en aurais jamaisentendu parler. Il y a donc un déterminismehistorique à la connaissance que j'ai de lui. Maismon amitié pour lui a grandi surtout lorsque ma viescientifique et sociale m'a fait comprendre que sacrucifixion ne fut rien à côté des tortures que sesprotagonistes ont fait endurer depuis à son message.Ils ont encore fait de la grammaire, une grammaireintéressée et non de la sémantique. D'un ami onn'attend ni morale, ni règlements de manœuvre, niprincipes, ni lois. Ce qu'on demande à un ami, c'estson amitié, et tout le reste on laisse à ses piresennemis le soin de l'inventer. Je leur abandonne lesoin d'harmoniser les évangiles avec les immortelsprincipes de 1789 et d'organiser les polices et lesarmées capables de défendre les droits de l'Hommeet du citoyen, avec les bases de la civili sation judéo-chrétienne. Pour moi, je me contente d'aller saluer,

quand j'en ai le temps, celui qui disait à cette braveMarthe faisant la cuisine, qu'elle perdait le sien etque Marie, assise à ses pieds, écoutant sa parole,Marie qui avait choisi la connaissance, avait choisila meill eure part, celle qui ne lui serait pas enlevée.Celui qui nous conseill ait de faire comme les lys deschamps qui ne filent ni ne tissent, les lys des champsqui avaient atteint déjà à son époque la croissancezéro. Celui qui chassait les marchands du temple, cetemple qui est la maison de Dieu, c'est-à-dire nous-mêmes. Celui qui aimait quand même le jeunehomme riche, ce jeune homme, vous vous souvenez,qui faisait tout ce que le Christ conseill ait de faire etdemandait ce qu'il pouvait faire encore de plus : «Abandonne tout et suis-moi. » Le petit jeune hommen'osa pas et resta très triste. Le Christ l'aima car ilétait seul sans doute à le savoir enchaîné par sesautomatismes socio-culturels. Celui qui demandait àson Père, sur le mont des Oliviers, de lui éviter deboire cette coupe douloureuse qui lui était tendue,jusqu'à la lie, faisant montre ainsi d'un manque totalde virilit é et de courage, scrogneugneu. Celui quiétait venu apporter non la tristesse, mais la joie de labonne nouvelle. Celui qui avant Freud savait que leshommes devaient être pardonnés parce qu'ils nesavent pas ce qu'ils font et obéissent à leurinconscient. Celui qui n'eut pas le secourspaternaliste de Joseph, son père, au pied de la Croix(Qu'est-il devenu, celui-là ?). Celui qui s'opposait àla lapidation des femmes adultères et conseill ait dene pas juger si l 'on voulait ne pas être jugé. Celui quià quatorze ans refusait de suivre sa mère et ses frèresqu'il prétendait ne pas connaître. Sainte Famill e etdoux Jésus! Celui qui est venu apporter le glaive etnon la paix, dresser le fils contre son père, et quiracontait des histoires invraisemblables où lesouvriers de la dernière heure étaient aussi bien payésque ceux de la première. Saintes échelleshiérarchiques! On comprend que par la suite celles-ci aient préféré qu'une telle organisation soit valablepour l'autre monde mais surtout pas pour celui-là!

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Celui du sermon sur la Montagne (Heureux ceuxqui... Heureux ceux qui...), sermon qui tranchait sicomplètement avec les commandements et les «garde à vous » ! d'un Dieu vengeur. Comment, àpartir d'un tel poème, a-t-il pu naître un systèmeaussi primiti f de cœrcition dominatrice ?

Je ne puis savoir jusqu'à quel point mon éducationchrétienne, bien que bâclée, a pu influencer mapratique professionnelle, bien que dans mondiscours logique et conscient je me refuse à établi rdes relations entre les deux domaines. Ces relationsexistent certainement, mais ce n'est que plus tardqu'a commencé ma vie scientifique et non plussimplement professionnelle. C'est elle qui m'a fourniles interprétations qui me manquaient, aussi bien demon propre comportement que de celui de mescontemporains. Jusque-là je n'avais fait qu'exprimertant bien que mal la soupe de jugements de valeursque la socio-culture avait laborieusement mise enplace dans mon système nerveux. J'étais plus oumoins récalcitrant, mais finalement conforme. Etc'est curieusement par l'intermédiaire de madiscipline scientifique que j'ai retrouvé cet amilucide, ce Christ poétique et asocial, qui attenddepuis deux mill e ans que ceux qui comprennentveuill ent bien comprendre, que ceux qui ont desoreill es veuill ent bien entendre. Mais, me direz-vous, est-ce bien à votre discipline scientifique quevous devez de l'avoir rencontré, et comme il l e disaitlui-même, l'aurais-je jamais cherché si je ne l'avaispas déjà trouvé ? La Science des Sciences, celle desstructures, l'esthétique, le vade-mecum le pluscomplet que j'en connaisse, ce sont pour moi lesEvangiles. Ils m'ont permis d'ignorer lesmarchandages, le pari attristant de Pascal, cedonnant, donnant de petits boutiquiers entre cette vieet la vie éternelle. Je n'attends pas de mon ami qu'ilme ressuscite et assure ma promotion sociale dansun autre monde.

A un ami, on ne demande et on ne donne que del'amitié. Mais qu'est-ce que l'amitié ? Ne serait-ce

pas, pour deux hommes situés dans le même espace,d'être chacun pour l'autre objet de gratification, etcela est-il possible en dehors de l'absence entre euxd'un désir de dominance, comme de l'acceptationd'une soumission ? N'exige-t-elle pas unecommunication sans langage logique, langage quidéforme et trahit tout; n'exige-t-elle pas des finalitéss'inscrivant dans celle d'un même ensemble, unedécouverte pratique de l'un par l'autre en dehors derègles imposées, dans un territoire où il n'y a pas decompétition, car il n'est pas de ce monde, mais decelui de l'imaginaire.

C'est un lieu commun de dire que la Science a tuéla Foi, qu'elle a tué les anciens Dieux. Il est exactqu'elle a remplacé la Foi dans la thérapeutique del'angoisse. L'Homme attend d'elle qu'elle le rendeimmortel, dans ce monde et non dans l'autre. Mais ladéception est proche car la Science vit dans le siècleet si elle résout certains problèmes matériels del'homme, elle n'apporte pas de solution à sa destinée.Nous l'avons dit, elle ne donne pas de « sens à la vie». Elle se contente de l'organiser. Ou si elle luidonne un sens, c'est de n'en avoir aucun, d'être unprocessus hasardeux et hautement improbable. Etpourtant, bien des faits dits scientifiques nousmontrent que le hasard comme la Liberté commenceavec notre ignorance. Mais cet univers ordonné quenous découvrons, est-il l e seul ? Le tragique de ladestinée humaine ne vient-il pas de ce que l'Hommecomprend qu'il en connaît assez pour savoir qu'il neconnaît rien de sa destinée, et qu'il n'en connaîtrajamais suff isamment pour savoir s'il y a autre choseà connaître.

Mais s'il y a autre chose à connaître, ce n'estcertainement pas dans les catéchismes, de quelqueobédience qu'ils soient, que nous l'apprendrons.Lazare, le ressuscité, n'a rien demandé, il a reçu. Jem'en voudrais de demander au Christ de calmer monangoisse. Nous n'avons rien fait pour calmer lasienne. Je lui demande simplement d'accepter d'êtretel que je l'imagine, c'est-à-dire tel qu'aucun homme

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n'a jamais été et non comme l'Histoire a essayé deme l'imposer. Je crois qu'il est seulement celui quicomprend, au sens étymologique du terme. Uncatéchisme a-t-il j amais compris quelque chose ?

Beaucoup de chrétiens aujourd'hui se ralli ent à ladoctrine marxiste. Beaucoup de chrétiens en effet serendent compte de ce que depuis les temps anciensdes premiers martyrs, l'établissement ecclésiastique asigné des concordats successifs avec le pouvoirlorsqu'il n'a pas pu l'exercer lui-même. Il s'est ralli éaux dominants de toutes les époques, alors que leChrist s'est promené à travers le monde en ralli antautour de lui les faibles et les dominés. Le discourslogique des Églises est simple : le royaume du Christn'étant pas de ce monde, n'essayons pas de changerquoi que ce soit aux échelles de dominancesterrestres et préparons celles de l'au-delà. On sedemande même pourquoi dans ce cas le Christ s'estincarné : rien à faire avec la carne, travaill ons pourle pur esprit, ce qui laisse aux pharisiens et auxsanhédrins de toutes les époques le champ libre pourexercer leur pouvoir par l'exploitation et la torture.Sachons souff rir, cela nous sera rendu au centupledans l'autre monde. On nous conseill e ainsil'Imitation de Jésus-Christ, alors qu'un autre discourslogique pourrait tout aussi bien aboutir à cette idéeévidente que la vie et la mort du Christ sontl'exemple de ce dont est capable tout pouvoir établi ,donc un exemple à ne pas renouveler. Enconséquence, les paroles et la mort du Christ nouspousseraient essentiellement à lutter contre cesriches qui entreront au ciel plus diff icilement qu'unchameau ne passerait par le chas d'une aiguill e et àtout faire pour que ces justes qui détiennent la véritéet le pouvoir disparaissent à jamais de la collectivitéhumaine.

Les chrétiens marxistes ont trouvé dans Marx ladescription de certains mécanismes aboutissant àl'exploitation de l'homme par l'homme et ils nepeuvent faire autrement qu'être séduits par la

similit ude des objectifs poursuivis. Maisimmédiatement on les accuse de désacraliser lesacré, de politi ser le transcendantal, de ramener surterre ce qui se trouvait fort bien dans l'au-delà parcequ'il n'y gênait personne. Certains chrétiens même,en paroles, brandissant l'étendard d'un gauchisme àla mode, des trémolos dans la voix et sans pourautant quitter un monde où ils se trouvent fort bien,car leur avancement hiérarchique n'est nullementcompromis, se donnent des allures de grandsmystiques contemporains, de saint Jean de la Croixdu moteur à explosion, et font la leçon à ceschrétiens marxistes qui seraient en train de détruireces bonnes églises du passé, où les marchandschassés du temple sont revenus dare-dare, dès que leChrist eut le dos tourné, croître et proli férer. Nousconnaissons leurs arguments : le marxisme (qui lesgêne beaucoup vraiment) est une idéologie dépassée,qui n'a débouché que sur le stalinisme, et le mépristotal de la personnalité humaine (ce disant, c'est à laleur qu'ils pensent car il serait dommage de lamépriser). Notez au passage que l'idéologiechrétienne a elle-même débouché sur l'Inquisition,les guerres de religion, les croisades, et la main-forteprêtée à l'établissement de tous les impérialismesquels qu'ils soient. Ils ne savent sans doute pas queles dogmes d'où qu'ils viennent sont toujoursinterprétés par des hommes, inconscients de leurspulsions dominatrices, de leur besoin narcissique dese faire valoir, et surtout inconscients del'apprentissage des socio-cultures qui imprègnejusqu'à la dernière des molécules de leur systèmenerveux. Il m'arrive parfois de rencontrer oud'observer, à la télévision par exemple, certains deces grands mystiques contemporains touchés par lagrâce. Très vite, malgré souvent l'élégance et l'attraitde leur discours (le seul que l'on puisse entendred'aill eurs, car s'ils ont des contradicteurs ils ne leurlaissent pas placer un mot), j'essaie de fixer monattention sur leurs attitudes, leurs gestes, leur visage,leur regard, leur voix, pour tenter, derrière le

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discours, de découvrir la motivation, l'angoissecachée, l'incertitude, sous l'enveloppe organique dupersonnage. Je me demande parfois si unepsychanalyse pourrait les aider à se mieux découvrir.Il est rare que je ne ressente pas pour eux une grandepitié, avec tout le contenu d'agressivité que ce motcontient. Pitié, sentiment aussi suspect que l'amour.Vous souvenez-vous de ce film d'avant-guerre quej'ai beaucoup aimé et qui s'intitulait « Les vertspâturages » ? A la fin, le Dieu à trique, le Yahvéirascible et vengeur, assis sur son nuage assiste à sapropre crucifixion en la personne de son fils, sur unelointaine planète appelée Terre. Il a très mal, ce quiparait normal, et au moment où sa seconde personnepousse son dernier soupir, son visage se détend et ilprononce ces quelques mots « C'est donc cela lapitié! »... ou quelque chose d'approchant. N'étant pasDieu le père, j'aurais tendance à n'éprouver cesentiment que lorsque je suis impuissant à réagircontre mon intolérance en même temps que je nepuis imposer ma dominance en idées. La Pitiépermet à celui qui l 'éprouve de se retrouver ensituation de dominance subjective et de placer celuiqui en est l'objet en position de dépendance. C'est unsentiment réconfortant. Mais ne devrions-nous pasêtre plutôt envahis d'une certaine tendresse pourcelui qui tente de convaincre les autres, même avecsuff isance, afin de se convaincre lui-même? Car iln'y aurait pas d'angoisse sans déficit informationnel,et sans angoisse, pas de certitude mythique à fairepartager.

Pour exprimer ce que je pense concernant leChristiano-Marxisme, je voudrais une fois encoreexploiter la comparaison linguistique que j'ai déjàutili sée en répondant à la question « Le sens de laVie ». J'ai essayé de vous convaincre alors de ce quela sémantique du message vivant était du domainede la Foi car l'Homme ne pouvait y atteindreraisonnablement. Je crois que le Christ fournit cettesémantique mais j'ai dit plus haut pourquoi je n'avaisaucune preuve à vous donner et que je répugnais à

faire appel, pour vous convaincre, à cette angoissequi habite obscurément tout homme, si on lui laissele temps d'être conscient. Cette angoisse rend touteFoi suspecte et c'est malheureusement sur elle que sesont appuyées toutes les religions. Angoisse quisuinte à travers les murs de ces prisons que sontl'injustice, la souff rance et la mort. L'astuce duChrist, c'est de s'être incarné, d'avoir apporté lasémantique sur un message, un signifiant que nouspouvions comprendre. Malheureusement, lesignifiant varie avec les époques de l'évolutionhumaine, alors que le signifié n'a pas changé. C'estainsi qu'on peut exprimer la même idée dansplusieurs langues. Le message est intimement lié àl'étendue de nos connaissances. C'est sans doutepourquoi il a parlé par paraboles, son signifiant, àl'époque, ne pouvant faire appel aux notions de plus-value, de luttes de classe et de rapports deproduction. Marx s'est occupé au contraireexclusivement de syntaxe, du signifiant. Il ad'aill eurs utili sé l'alphabet et la grammaire de sontemps auxquels il manquait des lettres et des règles,que la biologie comportementale, la notiond'information, la théorie des systèmes et lesmathématiques modernes ont, depuis,considérablement enrichis. Mais il ne répondaitqu'imparfaitement à l'angoisse existentielle, du faitmême que son message n'était qu'un message àprétentions scientifiques, donc en principecontinuellement révisable. or, ses épigones avaienttellement besoin d'un mythe consolateur qu'ils ontdéifié Marx et se sont comportés avec son oeuvrecomme les théologiens s'étaient comportés avec lesÉvangiles. D'analyses en analyses ils en ont tiré ceque leur inconscient frustré voulait y trouver, etd'aill eurs le signifiant torturé fut un levain aussifertile que l'avait été le signifié des Évangiles, unesource de violences et de dominationssociologiques, économiques et politi ques. Cettesource n'a pas coulé de l'analyse du signifiantmarxiste mais de la recherche désespérée d'un

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signifié, du sens que les marxistes ont voulu de touteforce lui trouver. Ils ont cherché à en faire sortir le «sens » de la vie humaine, mais ils n'ont pu à partir decet homo faber marxiste, de cet homme producteurd'outils et de marchandises, de ses rapports deproduction, trouver une origine au message, nonplus que la sémantique dont il était le support,support que l'apport marxiste avait logiquementorganisé. Ils n'ont pas plus trouvé le destinatairecapable de le décoder. Les hommes sont restés surleur faim en découvrant un règlement de manœuvresans participer aux décisions de l'état-majormystique. Inversement, les chrétiens en possessiondu signifié christique ont cherché dans le signifiantmarxiste une matière plus contemporaine surlaquelle travaill er, un monde présent plus apte quecelui des paraboles à véhiculer leur signifié. D'où, jecrois, la rencontre marxo-christique contemporaine.Mais on peut encore se demander s'il est possible defaire coïncider le réel et l'imaginaire, l'œuvre et lemodèle. Car le signifié que nous croyons découvriraujourd'hui dans le message du Christ est celui quenos connaissances actuelles du signifiant nouspermettent de comprendre. Cependant, lephénomène le plus troublant, c'est que cet imaginaireincarné, qui en conséquence ne peut être autrechose que ce que nous sommes, puisse contenir uninvariant suff isamment essentiel pour, toujours etpartout, guérir l'angoisse congénitale de l'Homme.

Et puis encore…

Soleil ! Infime étoile d'une galaxie perdue au seindes galaxies sans nombre, qui tournoient, naissent etdisparaissent depuis l'explosion du noyau originel;explosion qui projeta le monde jusqu'aux lointainscourbes; monde fini mais qui ne cesse pourtant decroître, Soleil ! Seule source de vie sur ce caill ouglacé que serait sans toi la terre que voilà. Soleil ! Turayonnes et tout bouge, tout s'anime. Le peuple desatomes s'agite sous ta chaude lumière et de sarévolution naît un nouveau peuple, celui desmolécules qui se cherchent et s'unissent suivant deslois obscures, comme un homme et une femmeperdus dans une foule se rencontrent et s'aiment, sereproduisent et se perpétuent. Les êtres sont là, ilssont devenus forme. De l'énergie, la matière est née,et de cette matière, parcelles incroyables et fragiles,les premières molécules vivantes, capablesd'assimiler le monde inanimé dans leur image et dele soumettre à sa reproduction. Ce caill ou peut bienavoir la taill e d'un grain de blé ou celle d'un picneigeux, il ne reproduit en lui-même quel'association morne et sans joie des mêmes atomesdans les mêmes molécules. Solide comme un roc ildemeure, alors que les êtres, instables et en eux-mêmes sans cesse recommencés, naissent,grandissent et meurent pour retourner, atomes etmolécules n'appartenant plus à personne, au poolcommun de la matière organisée. D'autres êtres s'en

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empareront pour construire leur édifice. Mais de lanaissance à la mort, aucune de ces pierres ne resteradéfinitivement en place et elles seront sans cesserenouvelées. Forces et choses vous n'êtes qu'un.Matière et énergie, c'est tout comme. Vous changezsans cesse, et d'état et de forme. De forme car c'estl'énergie qui met la matière en forme, qui l 'informe.Grains de matière ou d'énergie, vous ne vousassemblez au hasard que du fait de notre ignorancedu code civil auquel vous vous soumettez. Maisjamais l'espace et le temps ne sont libres autour devous; vous les asservissez à vos lois. Et ces lois de lamise en forme, celles de l'information structurante,figent la matière et l'énergie quelque temps danscertains rapports privilégiés.

Homme! Avec ce peu de matière dans laquelle estsculptée ta forme, tu résumes toute l'histoire dumonde vivant. Comme une cathédrale pour laquelleles bâtisseurs se sont succédé au cours des siècles,les mill énaires ont participé à la construction de toncerveau. Il conserve encore dans ses fondationsl'architecture romane simple et primitive qui est celledu cerveau des poissons et des reptiles. Quand ceux-ci apparurent, il l eur fallut d'abord survivre.L'atmosphère était chaude et humide, le ciel grondaitd'orages. Les plantes et les fleurs, les arbres et leurstroncs épais s'étaient déjà épanouis sous la chaudepuissance du soleil , source de toute vie ici-bas. Pourconstruire leur propre corps, ils mangèrent cesherbes et ces plantes qui n'étaient autres que dusoleil transformé, de la matière organisée grâce àson énergie. Ils durent aussi se reproduire. Ilspossédaient sur les plantes un immense avantage,celui de pouvoir se déplacer, de pouvoir parcourirl'espace, alors que les plantes ne pouvaient pasbouger. Les plantes devaient attendre un ventcomplaisant ou un insecte volage pour porter leursemence de fleur en fleur. Elles devaient secontenter de la terre où leurs racines plongeaientpour organiser leur propre matière vivante. Les

animaux, eux, étaient mobiles, grâce à leur systèmenerveux. Incapables de faire comme les plantes, detransformer la lumière du soleil en leur proprestructure, ils se nourrirent de l'énergie solaire enabsorbant les plantes qui avaient emprisonné salumière dans leur forme. Leur système nerveuxrépondait ainsi à leurs besoins fondamentaux. Il leurindiquait, grâce aux organes des sens, où se trouvaitl'eau de la source à boire, l'herbe ou l'insecte àdévorer, la femelle à laquelle s'accoupler. Leursystème nerveux leur permettait donc d'agir dans unespace. Mais ce faisant, ce système nerveux nefaisait qu'obéir aux désirs de l'ensemble de cettesociété cellulaire qu'était leur propre corps. Carcelui-ci était déjà l'œuvre d'une longue évolution quiavait pris naissance longtemps avant, au sein desocéans, et avait réuni des cellules isolées en coloniescompactes. Comme dans toute société, laspécialisation des fonctions était apparue. Certainescellules s'occupèrent d'absorber, de transformer et destocker les aliments pour les distribuer ensuite àl'ensemble des cellules de la colonie suivant leursbesoins, variables avec le travail fourni. D'autress'occupèrent de permettre, par leur mouvement, ledéplacement de l'ensemble de la colonie, vers lerefuge protecteur ou la proie alimentaire. Fuir ouattaquer pour se défendre, chercher l'aliment pour senourrir, l'animal de l'autre sexe pour se reproduire,toutes ces actions étaient mises en ordre par lesystème nerveux primiti f, bien incapable par aill eursd'élaborer une autre stratégie que celle pour laquelleil avait été programmé dans l'espèce.

De nombreux mill énaires s'écoulèrent encoreavant que les pili ers de la cathédrale nerveuse nes'enrichissent de la voûte et des arcs-boutants que luidonnèrent les premiers mammifères. C'est dans cessuperstructures qu'ils stockèrent l'expérience, lamémoire de ce qui se passait autour d'eux, des joieset des peines, des douleurs passées et de ce qu'ilfallait faire pour ne plus les retrouver. De ce qu'ilfallait faire aussi pour retrouver sans cesse le plaisir,

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le bien-être et la joie. Bien sûr, ils n'avaient pas lechoix. Il leur fallait vivre ou mourir et la motivationrestait la même : survivre. Mais pour l'assouvir, lesgestes simples, seuls autorisés jusque-là par lesystème nerveux primiti f, se compliquèrent de toutel'expérience acquise au cours de sa vie par l'individu,capable même par son exemple de la transmettre àses descendants. L'espace où il se trouvait, où iltrouvait à se gratifier, grâce à la présence dans cetespace de choses et d'êtres nécessaires à sa survie,devint son territoire, et comme il avait besoin deschoses et des êtres qui s'y trouvaient pour survivre,ces choses et ces êtres devinrent ce que l'hommeplus tard appela la propriété. Vivre ou mourir. Ainsi,pour vivre les animaux agissent dans l'espace sur lesêtres et les choses qui le peuplent pour assurer lemaintien de leur structure, c'est-à-dire le maintiendes rapports particuliers unissant les atomes enmolécules et les molécules entre elles en cellules, enorganes, les organes en systèmes, le tout aboutissantà la structure d'ensemble de l'être qu'elle met enforme. Avec la mémoire, l'action n'est plus isoléedans le présent, elle s'organise à partir d'un passérévolu mais qui survit encore, douloureux ouplaisant, à fuir ou à retrouver, dans la bibliothèquede la cathédrale nerveuse.

Mais l'œuvre était inachevée. Il fallait encore yajouter les tours et les hauts clochers, capables dedécouvrir l'horizon du futur, d'imaginer et deprévoir. Cela se fit lentement, progressivement, etaboutit au modelage du crâne humain avec son frontdroit, qui s'est dressé lentement au cours des siècles,en partant du front fuyant des grands singesanthropoïdes. Derrière ce front, les lobes orbito-frontaux furent le local privilégié où les imagesmémorisées montant des aires sous-jacentes purentse mélanger, s'associer de façon originale,permettant la création de nouvelles formes et denouvelles structures. Il restait à savoir si le mondeapprouverait ces structures imaginaires. L'actionpermit de s'en assurer. L'expérimentation permit de

contrôler l'exactitude des hypothèses ou de contrôlerau contraire qu'elles n'étaient pas utili sables dans larecherche de la survie.

Mais à mesure que la cathédrale s'élevait, lemonde de la matière s'élevait aussi autour d'elle. Desgénérations avaient accumulé sur le champ primiti fdes matériaux nouveaux. Petit à petit les fondationsromanes avaient disparu dans le sol et l'on ne savaitmême plus qu'elles avaient existé. La voûte elle-même accumulait les souvenirs sans savoir qu'ilss'entassaient suivant un ordre que ceux du haut duclocher ne pouvaient pas connaître. Et ces derniers,seuls à voir encore le paysage, ne savaient pas qu'au-dessous d'eux un monde ancien de pulsions etd'expériences automatisées continuait à vivre. Ilsparlaient. Ils parlaient d'amour, de justice, de liberté,d'égalité, de devoir, de discipline librementconsentie, de sacrifices, parce qu'ils voyaient au loinl'espace libre dans lequel il s pensaient pouvoir agir.Mais ils étaient seuls, isolés près de leurs cloches,sonnant la messe et l'angélus, sans savoir que poursortir de leur clocher ils devaient redescendre dans labibliothèque des souvenirs automatisés et passer parles fondations enfouies de leurs pulsions. Et là nulsouterrain n'avait été prévu par l'architecte primiti fpour ressortir à l'air libre. Les marches même del'escalier, vermoulues, ne permettaient plus derevenir en arrière dans le temps et l'espace intérieur.Ils étaient condamnés à vivre dans le conscient, lelangage conscient, le langage logique, sans savoirque celui-ci était supporté par les structuresanciennes qui l 'avaient précédé.

Et l'homme se mit à crier dès les premiers âges «Espace, c'est en ton sein que je veux construire!C'est en ton sein que je veux toucher et sentir. C'esten toi que je dois vivre! Bacchus, Éros, dieux du vinet de l'amour, donnez-moi la grappe et le sein quej'écraserai sous mes doigts, le sexe et le vin, leplaisir et la joie. Et si quelqu'un d'autre veut profiteravant moi des biens de cet espace, que Mars me soitfavorable et me donne la victoire! Espace, c'est

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encore en toi que mon bras se détendra pour assailli rmon frère et m'assurer la dominance. Espace, ennaissant je ne te connaissais pas. Mais mes mains etmes lèvres, à tâtons, ont découvert le sein maternelqui a comblé de son lait ma faim et ma soif. Dansl'apaisement du plaisir retrouvé, mon oreill e aentendu le son de la voix câline de ma mère et j'aisenti l 'odeur fraîche et le contact de sa peau. Ce futelle le premier objet de mon désir, la premièresource qui m'abreuva. Et quand mes yeux étonnésont découvert autour d'elle, que je ne croyais qu'àmoi, que je croyais être moi, le monde, j'en ai vouluau monde qui semblait pouvoir me la prendre. Lacrainte de perdre la cause de mon plaisir me fitdécouvrir, avec l'amour, la jalousie, la possession, lahaine et l'angoisse. » Voilà ce que dit l 'homme enson langage.

Mais l'angoisse était née de l'impossibilit é d'agir.Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant quemes bras me permettent de combattre, tant quel'expérience que j'ai du monde me permet de savoirce que je peux craindre ou désirer, nulle crainte : jepuis agir. Mais lorsque le monde des hommes mecontraint à observer ses lois, lorsque mon désir briseson front contre le monde des interdits, lorsque mesmains et mes jambes se trouvent emprisonnées dansles fers implacables des préjugés et des cultures,alors je frissonne, je gémis et je pleure. Espace, jet'ai perdu et je rentre en moi-même. Je m'enferme aufaite de mon clocher où, la tête dans les nuages, jefabrique l'art, la science et la folie.

Hélas! Ceux-là même je n'ai pu les conserver pourmoi. Je n'ai pu les conserver dans le monde de laconnaissance. Ils furent aussitôt utili sés pouroccuper l'espace et pour y établi r la dominance, lapropriété privée des objets et des êtres, et permettrele plaisir des plus forts. Du haut de mon clocher, jepouvais découvrir le monde, le contempler, trouverles lois qui commandent à la matière, mais sansconnaître celles qui avaient présidé à la constructiondu gros oeuvre de ma cathédrale; j'ignorais le cintre

roman et l'ogive gothique. Quand mon imaginaireétait utili sé pour transformer le monde et occuperl'espace, c'était encore avec l'empirisme aveugle despremières formes vivantes.

Les marchands s'installèrent sur le parvis de macathédrale et c'est eux qui occupèrent l'espacejusqu'à l'horizon des terres émergées. Ils envahirentaussi la mer et le ciel, et les oiseaux de mes rêves nepurent même plus voler. Ils étaient pris dans lesfilets du peuple des marchands qui remplissaient laterre, la mer et l'air, et qui vendaient les plumes demes oiseaux aux plus riches. Ceux-ci les plantaientdans leurs cheveux pour décorer leur narcissisme etse faire adorer des foules asservies.

Le glacier de mes rêves ne servit qu'à alimenter lefleuve de la technique et celle-ci alla se perdre dansl'océan des objets manufacturés. Tout au long de ceparcours sinueux, enrichi d'aff luents nombreux, delacs de retenue et du lent déroulement de l'eau quitraversait les plaines, les hiérarchies s'installèrent.

Les hiérarchies occupèrent l'espace humain. Ellesdistribuèrent les objets et les êtres, le travail et lasouff rance, la propriété et le pouvoir. Les plumesbariolées des oiseaux de mes rêves remplissaientl'espace au hasard comme le nuage qui s'échappe del'oreill er que l'on crève avec un couteau. Au lieu deconserver la majestueuse ordonnance de la gorge quiles avait vus naître, elles s'éparpill aient au hasard,rendant l'air irrespirable, la terre inhabitable, l'eauimpropre à tempérer la soif. Les rayons du soleil netrouvèrent plus le chemin qui les guidait jusqu'aumonde microscopique capable de les utili ser pourengendrer la vie. Les plantes et les fleursasphyxiaient, les espèces disparurent et l'homme setrouva seul au monde.

Il se dressa orgueill eusement, face au soleil ,trônant sur ses déchets et sur ses oiseaux morts.Mais il eut beau tendre les bras, et refermer sesdoigts sur les rayons impalpables, nul miel n'encoula.

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Et du haut du clocher de ma cathédrale je le viss'étendre et mourir. Le nuage de plumes, lentement,s'affaissa sur la terre.

A quelque temps de là, perçant le tapis bariolédont il l 'avait recouverte, on vit lentement poindreune tige qui s'orna bientôt d'une fleur. Mais il n'yavait plus personne pour la sentir.

AVANT-PROPOS 4

Autoportrait 5

L'amour 9

Une idée de l'Homme 20

L'enfance 27

Les autres 32

La liberté 35

La mort 40

Le plaisir 45

Le bonheur 48

Le travail 51

La vie quotidienne 59

Le sens de la vie 63

La politi que 67

Le passé, le présent et l'avenir 74

Si c'était à refaire 79

La société idéale 80

Une foi 83

Et puis encore… 89

Et puis encore…