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7/15/2019 Henri Lefebvre Et La Pensee Du Possible-2 http://slidepdf.com/reader/full/henri-lefebvre-et-la-pensee-du-possible-2-56338319c7377 1/429 Remi HESS Henri Lefebvre, une pensée du possible Théorie des moments et construction de la personne 2008 1

Henri Lefebvre Et La Pensee Du Possible-2

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  • Remi HESS

    Henri Lefebvre, une pense du possible Thorie des moments et construction de la personne 2008

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  • Sommaire Remerciements Prface : Sociologie et histoire, par Gabriele Weigand Introduction PREMIERE PARTIE : SUR LE MOMENT Chapitre 1 : Des moments et du temps, selon Jacques Ardoino Chapitre 2. Le moment : une singularisation anthropologique du sujet Chapitre 3 : La dynamique du moment, concept de la logique dialectique Chapitre 4 : Lectures de l'histoire Chapitre 5 : Le bon moment Interlude 1 : L'anne Lefebvre DEUXIEME PARTIE : LA THEORIE DES MOMENTS DANS LUVRE D'H. LEFEBVRE Prlude la seconde partie : Henri Lefebvre, une vie bien remplie Chapitre 6 D'une philosophie de la conscience l'exprience de l'exclusion Chapitre 7 : La somme et le reste Chapitre 8 : La critique de la vie quotidienne Chapitre 9 : Le moment de l'uvre et l'activit cratrice Chapitre 10 : Les moments de l'amour et de la pense Interlude 2 : Journal du non -moment TROISIEME PARTIE : CONSTRUIRE LES MOMENTS PAR L'ECRITURE DU JOURNAL Chapitre 11 : Moment du journal et journal des moments Chapitre 12 : L'entre dans un moment : Le journal d'un artiste Chapitre 13 : La conception : le moment conu Bibliographie

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  • Remerciements

    De nombreuses personnes m'ont aid dans ma recherche sur la thorie des moments. Tout d'abord, Henri Lefebvre (1901-1991) lui-mme, qui a su me former la pense critique. Il a dirig ma premire thse (1973) et m'a encourag le suivre dans la construction de cette thorie des moments. Ensuite, Ren Lourau (1933-2000) a rv d'crire ce livre avec moi. Cette coopration ne s'est pas concrtise, mais durant quinze ans, R. Lourau, qui avait dirig ma thse d'tat, a suivi l'avance de cette recherche. Michel Trebitsch, dcd durant l'hiver 2003-2004, m'a aid sur quelques points dcisifs.

    Ensuite, je dois remercier : Georges Lapassade (Paris 8), qui, par son opposition cette thorie, m'a contraint l'affirmer

    sans cesse davantage. Lucette Colin (Experice, psychanalyse) m'a aid pour la rdaction du chapitre sur le "bon

    moment". Ce livre lui doit encore beaucoup, dans la mesure o elle en a suivi les mouvements. G. Weigand (Wrzburg/Karlsruhe), a suivi l'criture de ce livre depuis vingt ans. Ses

    recherches sur l'horizon des mots, et le moment de la personne (1983-2004) lui permettent, mieux que tout autre, d'entrer dans mon rapport au monde.

    Christophe Wulf (Institut d'anthropologie historique, Berlin) m'a fait prendre conscience de l'importance de la pense d'H. Lefebvre pour penser l'anthropologie historique.

    Christine Delory-Momberger (Experice, Paris 13) m'a fait entrer dans le monde des histoires de vie ; Jean-Louis Le Grand m'a invit exposer mes ides dans son sminaire ; Liz Claire a organis la New York University une confrence dcisive, o je fus invit parler et discuter avec des collgues amricains. Ren Barbier me soutient intellectuellement depuis 1994. Jacques Ardoino m'a apport ses questions sur la relation "moment et temps".

    Vronique Dupont et Bernadette Bellagnech m'ont second dans la dimension technique de la production de ce livre. Leur travail de secrtariat s'est toujours doubl d'une entre dans la discussion de ma problmatique. Sophie Amar, Benyouns et Kareen Illiade m'ont aid dans l'organisation de nos colloques H. Lefebvre, de Paris 8. Ces rencontres aidrent clarifier beaucoup de choses.

    Armand Ajzenberg, Arnaud Spire, et tous les camarades d'Espace-Marx et de la Fondation Gabriel Pri m'ont souvent invit prsenter l'avance de mes travaux. Ils m'ont associ leurs propres recherches.

    Jenny Gabriel a t une interlocutrice essentielle la fin de cette recherche, puisque sa thse s'est inscrite au cur de mon chantier. Le livre qu'elle tire de cette thse, sera un "moment" de cette recherche qui nous lie.

    Alcira Bixio (Argentine), Sergio Borba (Brsil), Liz Claire (Etats-Unis), Zhen Hui Hui (Chine), Maja Nemere (Allemagne), Vito d'Armento et Fulvio Palesa (Italie) et Elena Theodoropoulou (Grce), mes fidles traducteurs, m'ont aussi apport leur soutien en m'encourageant terminer ce livre, me promettant de faire connatre la thorie des moments dans leurs pays.

    Je remercie tout particulirement Benyouns Bellagnech, qui ma accompagn depuis 1999 sur le terrain de larticulation entre la thorie des moments et la pratique du journal. La parution de son livre Dialectique et pdagogie du possible (2 vol., 830 p.), en fvrier 2008, est un complment de ce travail.

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  • Prface Sociologie et histoire par G. Weigand La thorie des moments s'inscrit dans le moment lefebvrien de Remi Hess. L'ouvrage Henri Lefebvre et la pense du possible montre comment H. Lefebvre indique une voie pour se tourner vers le possible, que cette voie est actuelle, et qu'en prolongeant H. Lefebvre, Remi Hess propose une thorie de l'esprance qui nous engage regarder l'horizon, plutt que de rester tourns vers le pass ou engloutis dans un prsent sans perspective. Ce livre est aussi, pour nous, le premier moment d'un programme plus vaste, la confrontation thorique et pratique de deux postures, de deux identits pistmiques, que nous voudrions articuler du point de vue de l'anthropologie philosophique : la sociologie et l'histoire. Ce fut le projet thorique de H. Lefebvre.

    Une recherche lefebvrienne Au moment o je prparais ma thse sur La pdagogie institutionnelle en France,

    l'universit de Wurzburg1, j'ai dcouvert l'oeuvre de R. Hess, ct de celles de H. Lefebvre, G. Lapassade, M. Lobrot, R. Lourau. Ds 1979, j'ai donc lu les quatre premiers livres de R. Hess. A partir de 1985, nous avons t conduits travailler ensemble, tant sur le terrain de la recherche-action ducative et interculturelle2, que dans un effort commun de publications en Allemagne ou en France sur l'analyse institutionnelle3. Je puis donc tmoigner ici de la fidlit de R. Hess la thorie des moments.

    La thorie des moments est une perspective de recherche que R. Hess doit sa

    rencontre avec la personne, et avec luvre dHenri Lefebvre (1901-1991). La pense de H. Lefebvre fait vivre R. Hess depuis 1967, anne o il a rencontr ce philosophe pour la premire fois, dans l'amphi B de l'universit de Nanterre o H. Lefebvre assurait le cours d'introduction la sociologie, pour les tudiants de premire anne de philosophie, sociologie et psychologie. cette poque, R. Hess tait tudiant, un tudiant d'H. Lefebvre, parmi beaucoup dautres. Et il dcouvrait ses livres au rythme o H. Lefebvre les publiait (entre 2 et 4 par an lpoque). Et, en mme temps, il arrivait R. Hess de dcouvrir un ouvrage antrieur qu'il s'empressait de lire. cette poque, R. Hess avait 20 ans et H. Lefebvre en avait 67 ! Le philosophe avait dj publi plus de 30 livres Dans le mme dpartement de sociologie de Nanterre o enseignait H. Lefebvre, se trouvaient plusieurs personnages dont R. Hess suivait aussi les enseignements, et qui jourent un rle important dans sa formation : Jean Baudrillard (n en 1929), Ren Lourau (1933-2000) Tout doucement, Henri Lefebvre est devenu le matre de R. Hess ; il a t son directeur de thse de sociologie (Nanterre, 1973).

    En 1978, R. Hess publie Centre et priphrie qui sinspire fortement de De ltat4 de

    H. Lefebvre. Rgulirement depuis 1980, en alternance avec des phases o il dveloppait la 1 Gabriele Weigand, Erziehung trotz Institutionen ? Die pdagogie institutionnelle in Frankreich, Wurzburg, Knigshausen + Neumann, 1983, 207 pages. 2 Dans le cadre de programmes financs par L'Office franco-allemand pour la Jeunesse. 3 Parmi la vingtaine de productions communes : Institutionnelle analyse, Francfort, Athenaum, 1988 ; La relation pdagogique, Paris, Armand Colin, 1994, Cours d'analyse institutionnelle (Cours de la licence en ligne, Paris 8, 2005). 4 H. Lefebvre, De ltat, 4 volumes, 10/18, 1976-77. Le volume 4 est ddi R. Hess et R. Lourau.

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  • sociologie d'intervention, l'analyse institutionnelle, l'exploration interculturelle, la pdagogie, les sciences de l'ducation, l'histoire des danses sociales, R. Hess est pass par des priodes o il s'est replong dans l'uvre de H. Lefebvre. Au dpart, il sagissait souvent pour lui dcrire des articles qui lui taient demands, en tant que proche de H. Lefebvre. Ainsi, il est l'auteur de la notice Henri Lefebvre, dans le Dictionnaire des philosophes5. En 1988, R. Hess publie le premier livre franais consacr au philosophe : Henri Lefebvre et laventure du sicle.

    Ses recherches sur la vie et luvre de H. Lefebvre le conduisent alors dcouvrir

    plusieurs ouvrages virtuels que son matre auraient pu crire, en reprenant des thmes rcurrents dans son itinraire, mais pas suffisamment dgags ou autonomiss (la thorie des moments, la mthode rgressive progressive, la thorie des rsidus, la thorie des possibles...). Si leur diffrence dge navait pas t si grande (47 ans), si son statut dditeur d'aujourdhui, R. Hess lavait eu 25 ans plus tt, il est probable qu'il aurait command H. Lefebvre ces ouvrages, mais le matre est mort sans quil ait t possible de lui proposer ces synthses. Aussi, aprs la mort de H. Lefebvre, R. Hess s'est dcid donner plus d'importance son moment lefebvrien, pour se consacrer cette recherche. Ce moment de travail la dailleurs stimul approfondir sa connaissance de luvre de son matre.

    Ainsi, dans les annes 2000-2002, au moment du centenaire de H. Lefebvre, il a

    accentu son effort d'dition de la partie introuvable de l'uvre6. Editer un auteur suppose quon le lise et relise, et ce dautant plus quon souhaite introduire les ouvrages, les enrichir de notes, dindex. Tout ce travail, parfois fastidieux, conduit des dcouvertes, des perceptions nouvelles de luvre. Pour crire une prface, on sintresse des auteurs contemporains de luvre que lon redcouvre. Cela permet la construction de liens, la mise au jour de contradictions.

    Pour largir son moment lefebvrien, R. Hess a organis deux colloques internationaux.

    Le premier eut lieu la fin juin 2001, l'occasion du centenaire de la naissance d'H. Lefebvre ; cette occasion, R. Hess a mis sur pied cinq jours de rencontre Paris 8. Cent cinquante personnes participrent ces journes. Le 8 dcembre 2005, il a encore organis un colloque, en collaboration avec Espace-Marx, sur "De la dcouverte du quotidien l'invention de sa critique, autour de l'uvre d'H. Lefebvre". L encore deux cents personnes participrent ! Ces colloques rencontrrent un vrai succs, au sens o ils mirent en prsence de vieux Lefebvriens, des militants, et des tudiants dcouvrant l'uvre d'H. Lefebvre. Ces rencontres furent des moments d'intensit, par rapport la perspective de dure de l'implication de recherche que je tente de dcrire. R. Hess n'hsite pas voyager pour diffuser la pense d'H. Lefebvre, ainsi en septembre 2006, il participait une rencontre sur H. Lefebvre Rio Grande (Brsil). 5 R. Hess, "H. Lefebvre", in Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, Paris, PUF, 1984, pp. 1542-1546. 6 Liste des livres d'H. Lefebvre dits dans des collections diriges par R. Hess (la plupart du temps, ces livres font lobjet de prfaces, prsentations, postfaces de sa part) : (1988), 2 d. de : Le nationalisme contre les nations, Mridiens-Klincksieck, coll. Analyse institutionnelle . (1989), 3 d. de La somme et le reste, Mridiens-Klincksieck, coll. Analyse institutionnelle . (2000), 4 d. de La production de lespace, Paris, Anthropos, prcd de Henri Lefebvre et la pense de lespace , avant-propos la quatrime dition de p. V XXVIII. (2000), Seconde dition dEspace et politique, Paris, Anthropos, prcd de Henri Lefebvre et lurbain , prface, p. 1 6. (2001), 3 dition de Du rural lurbain, Paris, Anthropos, prsentation de la p. V XXVI. (2001), Seconde dition de Lexistentialisme, Paris, Anthropos, prcd de Henri Lefebvre philosophe , prface, p. VI XLVIII. (2001), 2 dition de La fin de lhistoire, Paris, Anthropos, prcd de Note de lditeur. (2001), Seconde dition du Rabelais, Paris, Anthropos, prcd dune prface. (2001), Contribution lesthtique, 2 dition, Paris, Anthropos, prcd de Henri Lefebvre et lactivit cratrice , pp. V LXXIII. (2002), Mthodologie des sciences, indit de H. Lefebvre, Paris, Anthropos. prcd de Henri Lefebvre et le projet avort du Trait de matrialisme dialectique . (2002), 3 d. de La survie du capitalisme, la reproduction des rapports de production, Paris, Anthropos, suivi de La place dHenri Lefebvre dans le collge invisible, dune critique des superstructures lanalyse institutionnelle , postface. D'autres livres sont en prparation, notamment une rdition de La somme et le reste.

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  • Parmi les chantiers thoriques de R. Hess dvelopps ainsi partir de luvre dH.

    Lefebvre, je voudrais en signaler trois. Lun est consacr la thorie des rsidus quH. Lefebvre a fortement dvelopp dans

    Mtaphilosophie. Pour H. Lefebvre, la philosophie vise le systmatique, mais faire systme a un cot : carter des rsidus. Par exemple, le philosophe a tendance prendre ses distances par rapport au quotidien. Or, ce rsidu est prcieux. Le rsidu peut devenir un irrductible. On peut partir de lui pour critiquer le systme. Sur ce terrain, avec ses tudiants, R. Hess a cr une revue : Les irrAIductibles7 qui se donne pour objet de reprer et de fdrer les rsidus du monde actuel pour en faire des irrductibles.

    Un autre chantier concerne la mthode de H. Lefebvre : la dmarche rgressive

    progressive qui a eu un certain cho, puisque Sartre la reprise, et dveloppe dans Questions de mthode, dans La critique de la raison dialectique, puis dans son Flaubert Je travaille avec R. Hess la rdaction dun ouvrage de mthode, que H. Lefebvre a probablement eu envie dcrire, si lon en juge par son projet de Trait de matrialisme historique qui neut que deux volumes : le premier tant publi de son vivant et lautre, bien qucrit en 1947, ne fut dit que de manire posthume8.

    Une autre synthse tait indispensable. R. Hess s'y consacre depuis 1988. Elle

    concerne la thorie des moments. Le thme est prsent dans luvre de H. Lefebvre comme titre de chapitres, mais la problmatique des moments est trs prsente (on pourrait dire : omniprsente), dans lensemble de luvre de H. Lefebvre, de 1924 jusqu ses derniers crits philosophiques (Philosophie de la conscience, La somme et le reste, La critique de la vie quotidienne, La prsence et labsence, Quest-ce que penser ?). Cette thorie est construite en 1924, solidifie en 1959, prsente en 1962, toujours vivante en 1980 Bref, le terme de moment est constamment prsent dans luvre d'H. Lefebvre. Il y est labor sur le plan thorique et longuement dvelopp plusieurs reprises.

    H. Lefebvre nest pas le premier sintresser ce concept de moment. Hegel lui

    donne une place importante dans son uvre. Dans la pense philosophique allemande, cette conceptualisation est d'ailleurs constamment prsente, mme si R. Hess montre qu'elle reste implicite9.

    Chez Hegel, le concept a dailleurs plusieurs significations. R. Hess a trouv un

    emploi complexe de ce terme chez les auteurs contemporains de Hegel, par exemple dans Les crits pdagogiques de Schleiermacher (1826), mais en mme temps, cette poque, la thorie des moments, bien que prsente, nest pas dgage.

    En droit, tre linventeur dun trsor, cest le trouver ou, en philosophie, le retrouver,

    et lui donner de nouvelles dimensions. Dans ce sens, on peut dire que H. Lefebvre a trouv ce terme, quil a rv plusieurs reprises den faire un concept. Il la prfr beaucoup dautres pour penser la complexit des objets du social, quil stait donn : le quotidien, la philosophie, lurbain, la prsence et l'absence, etc. Il me semble quil en a fait un bon usage. Cest la perspective que R. Hess dgage ici, mme s'il largit sa recherche aux questions actuelles qui sont les ntres aujourdhui. R. Hess est fidle la pense de H. Lefebvre, dans 7 Cre en 2002 (aprs le vote Le Pen), les irrAIductibles ont dj publi 10 numros, reprsentant 4000 pages. 8 H. Lefebvre, Mthodologie des sciences, prcd de "H. Lefebvre et le projet avort du Trait de matrialisme dialectique", par R. Hess, Paris, Anthropos, 2002, XXVI + 228 p. 9 R. Hess me faisait remarquer que mon livre Schule der Person, Zur anthropologischen Grundlegung einer Theorie der Schule, (Wurzburg, Ergon, 2004, 430 p.) tait une illustration de la thorie des moments historiques et philosophiques. J'y dgage les grands moments de la pdagogie de la personne, depuis l'poque de Charlemagne.

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  • plusieurs chapitres o il restitue l'apport du matre. Sans vouloir faire de plagiat, il cherche alors coller ses mots.

    Dans d'autres chapitres, R. Hess explore le concept avant H. Lefebvre (Hegel,

    Schleiermacher). Ce travail claire un contexte philosophique que H. Lefebvre s'est appropri, et qui modifie forcment la premire thorie des moments, celle de 1924, qui ignorait Hegel, Marx, etc. Enfin, R. Hess se rfre des concepts produits par G. Lapassade, R. Lourau, F. Guattari, tels que dissociation, transduction, transversalit que H. Lefebvre nemploie pas ou peu10.

    En 1994, il est apparu R. Hess que le concept de "moment", trs vivant dans luvre

    de H. Lefebvre avait plus de force que celui de situation qui dominait les dbats intellectuels, auxquels il participait alors. Avec lui, je me lanais dans la rdaction dun ouvrage sur Situations et moments, mais une mauvaise manipulation dordinateur engendra la destruction de notre texte. Les quelques morceaux qui survcurent furent recycls dans La relation pdagogique que je terminais avec R. Hess. Nous fmes assez malheureux de cette msaventure, mais nous n'avons pas abandonn ce projet.

    En 1996, R. Hess inscrivait ce projet de La thorie des moments, ct de celui de La

    mthode rgressive progressive, parmi les premiers titres produire dans la collection "Ethnosociologie" qu'il lancait. Ces livres sont toujours en chantier. Bien que ce discours sur les moments commence se faire connatre, notamment par la transmission orale (les cours de R. Hess font un emploi permanent de ce terme, il a dirig des thses illustrant ce concept), cette thorie des moments restait l'tat de projet, de perspective. Car, mme si R. Hess a utilis ce terme dans certains de ses titres d'ouvrages11, il existe une diffrence entre les crits analytiques (illustratifs dun point de vue) comme les journaux, la correspondance (essentiels pour les Institutionnalistes), etc. et les crits synthtiques ou thoriques. Dans les annes 1996-2004, R. Hess a donn priorit aux textes biographiques, car il tentait une synthse sur les mthodes biographiques, et il ne voulait pas crire sur la technique du journal, par exemple, sans pratiquer cette forme denqute Cette forte implication dans ce projet diariste ou autobiographique la oblig remettre le moment thorique plus tard

    Dans la biographie dun auteur, dun chercheur, il est parfois des thmes qui sont

    prsents constamment, mais qui ne parviennent pas s'expliciter de manire synthtique. Ces termes deviennent alors obsessionnels. Henri Lefebvre lui-mme, bloqu pour des raisons techniques (il ne frappait pas ses textes lui-mme), a rcrit plusieurs versions de livres qui lui tenaient particulirement cur, la fin de sa vie, sur la rythmanalyse, le secret, etc.

    Lorsque nous travaillons une construction thorique, nous tentons de clarifier des

    aspects confus de la problmatique, de surmonter des contradictions internes, de rsoudre des conflits entre plusieurs sens possibles dun mot qui peuvent entraner des emplois contradictoires ; nous tentons de rsoudre des objections qui peuvent tre souleves, etc. Nous construisons une cohrence plus grande ; bref, le travail thorique formalise. On donne lire un texte crit de manire plus labore, et cette laboration nous permet daller plus loin, de regarder lhorizon rflexif autrement. Au moment o il se lance dans lcriture de ce livre, R. Hess a conscience quil y a un chemin parcourir, un travail accomplir pour faire passer la notion de moment au statut de concept. Il le fait en recensant tout dabord les morceaux thoriques contenus dans luvre de H. Lefebvre, en y articulant les emplois du terme. En 10 Concernant la transduction chez H. Lefebvre, voir R. Hess et G. Weigand, De la dissociation l'autre logique, prface au Mythe de l'identit, loge de la dissociation, de Patrick Boumard, Georges Lapassade, Michel Lobrot, Paris, Anthropos, 2006. 11 Remi Hess, Le moment tango, Paris, Anthropos, 1997, 320 pages ; R. Hess et Hubert de Luze, Le moment de la cration, Paris, Anthropos, 2001, 358 pages ; Remi Hess, Produire son uvre, le moment de la thse, Paris, Tradre, 2003, etc.

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  • mme temps, il tente une synthse. Enfin, il tente dappliquer la thorie lanalyse dobjets actuels que H. Lefebvre na pas explors. De ce point de vue, R. Hess entretient H. Lefebvre le rapport que ce dernier voulait entretenir K. Marx : reprendre sa mthode, pour porter plus loin la thorie et la pratique. La thorie des moments est un premier essai de formalisation. R. Hess a trouv une forme qui articule les fragments d'une recherche, conduite depuis vingt ans. Il n'est pas inconcevable que cet ouvrage ait une suite, ou soit refondu par l'auteur l'occasion d'une dition ultrieure.

    Sociologie et histoire : un programme

    La thorie des moments est le premier volume d'une srie "Sociologie et histoire" que nous envisageons de produire ensemble, ventuellement avec l'aide d'autres collaborateurs. Nous travaillons, R. Hess et moi-mme, certaines problmatiques depuis 1985. Lors de nos premiers terrains communs, R. Hess, sociologue fortement influenc par G. Lapassade, avait une tendance travailler sur "l'ici et maintenant". Il privilgiait la "structure" sur la gense. Il avait un parti-pris pour l'ethnographie. Ma formation de philosophe et d'historienne me poussait explorer l'horizon des mots. Ainsi, mme lorsqu'ils employaient des mots identiques (pdagogie, ducation, famille, lve), les instituteurs allemands et franais des rencontres de classes que nous observions, ne mettaient pas la mme ralit derrire ces mots. Aussi, lors de ces terrains faits avec R. Hess, dans des changes de classes franco-allemandes (nous avons pass 200 jours ensemble dans des coles allemandes ou franaise entre 1985 et 199712), nous passions de longues heures discuter nos perceptions des situations que nous tions censes observer. La propension sociologique ou anthropologique de R. Hess se ressent encore dans Le sens de l'histoire (2001). C'est lors de son sjour en Californie (Stanford et Berkeley) en 2005, que R. Hess a tenu un journal "Suis-je un historien ?" o il rflchit son rapport l'histoire13. C'est dans ce contexte de recherche o il tait invit par des historiens amricains, qu'il prend conscience de la dimension historique de certaines de ses recherches (histoire de la danse, histoire de la famille, histoire de l'analyse institutionnelle, histoire de l'criture diaire, forte implication dans le mouvement des histoires de vie). Il projette alors la concrtisation d'un chantier avec moi pour reprendre les questions que nous nous sommes poses depuis vingt ans. Ce chantier imagin ds les annes 1980, devient envisageable, car j'ai accd en 2004 au statut de professeur d'universit. Jusqu'alors, except 5 annes o j'ai t matre de confrence l'universit de Wrzburg (dans les annes 1980), j'avais fait le choix d'tre enseignante du secondaire. Cette position me semblait congruente avec mon domaine de recherche : les sciences de l'ducation. Dans cette discipline, trop d'universitaires ignorent la ralit du terrain. La relation entre thorie et pratique est, pour R. Hess et moi-mme, une composante essentielle de notre paradigme de recherche. Cependant, il est un moment, dans une biographie, o la mise en forme des rsultats de la recherche demande un investissement plein temps. Quand je vois le travail ralis par Henri Lefebvre en collaboration avec Norbert Guterman14, il me semble que R. Hess inscrit notre relation dans ce continuum.

    Histoire et Sociologie se fera donc en plusieurs volumes ; tout d'abord : La thorie des moments, La mthode rgressive-progressive. Ces deux volumes correspondent des urgences. Nous avons encore le projet de Thorie et pratique, (sur la pdagogie, sur la recherche-action, notamment), La construction de lexprience, ( partir d'une relecture de Dilthey, on y explorera biographie, auto-biographie et histoire), Lhorizon des mots, (sur

    12 R. Hess, G. Weigand, L'observation participante dans les situations interculturelles, Paris, Anthropos, 2006, 278 pages. 13 Remi Hess, Suis-je historien ?, colloques en Californie (16-26 mars 2005), 90 pages. 14 H. Lefebvre, La somme et le reste, pp. 45-46.

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  • lhermneutique depuis Schleiermacher), Thorie critique et analyse institutionnelle(dans le mouvement institutionnaliste, personne n'a encore pris le temps d'inscrire l'analyse institutionnelle dans la thorie critique), Le chercheur et son objet (sur l'implication), Lcriture implique, Penser le mondial, Thorie des rsidus, Continuum et rupture On voit clairement l'inscription de ce programme dans le continuum lefebvrien.

    H. Lefebvre est sensible l'approche du temps et des moments de Gurvitch. Dans La

    fin de lhistoire, il souligne l'extrme perspicacit du rapport au temps de Gurvitch. Pour ce sociologue, le temps n'est jamais contemporain soi-mme, mais toujours en avance vers le possible, ou en retard sur le possible, scand par des oprations et des actes distincts selon les niveaux, tel niveau dominant tel moment (rvolutionnaire, effervescent, ou bien au contraire, rgularis et frein). Pour Gurvitch, comme pour H. Lefebvre, il n'y a donc pas seulement un temps social, un temps mental, un temps physique ou biologique, mais chaque temporalit en proie la diffrence diffre d'elle-mme. Georges Gurvitch tablit un lien dialectique entre l'histoire et la sociologie : une lutte dans l'unit. l'histoire, appartiennent les continuits dans le temps, la sociologie prfrant les discontinuits et les tablissant avec force ainsi que leurs consquences (priodes, typologies). Chez Gurvitch, le phnomne total (la totalit) relve du social et de la sociologie, non de l'histoire et de l'historicit. Ainsi, "la thorie du temps devient diffrentielle, comme celle de l'espace et par consquent de l'espace-temps et/ou du temps-espace. Ce n'est pas seulement que le temps et l'espace se diff-rencient passivement (pour et devant la pense). Ils se conoivent et se peroivent comme capacits de diffrer : temps et moments multiples topies diversifies, contrastes. Le champ de la conscience (rflexion-action) se diversifie et devient effectivement un champ, multiplicit de parcours et de sens15". Cette problmatique du rapport l'histoire a oppos violemment H. Lefebvre L. Althusser. Il existe des gens qui voient les ruptures temporelles ou structurelles, d'autres qui reconnaissent plus volontiers les continuits. Ce dbat n'est donc pas clos. Commencer notre chantier "histoire et sociologie" par la thorie des moments est un moyen de donner, d'entre, une rponse, notre rponse, au chantier que nous ouvrons.

    Certains critiques penseront que notre programme est prsomptueux. Je dois dire qu'il

    y a chez R. Hess une certaine audace qui s'loigne de la modestie que les Staliniens demandaient H. Lefebvre dans les annes 1950. Mais pour sa dfense, je dirai que le reproche que Lucien Sve, dans La diffrence (1960)16, faisait La somme et le reste, d'H. Lefebvre, livre de 777 pages, dans lequel H. Lefebvre dcrivait son programme philosophique, ne s'est pas justifi. Lucien Sve se questionnait alors sur cette philosophie imaginative de H. Lefebvre, osant mettre le philosophe en avant. Il y voit un travers petit-bourgeois, le contraire de l'esprit de parti ! C'est ainsi qu'il justifie l'exclusion de H. Lefebvre du Parti communiste ! Il pronostique la dcrpitude du "rengat". Il se moque de son emploi du futur : "Un linguiste s'amuserait tudier dans les derniers chapitres de La somme et le reste, la subtilit des modes de l'affirmation verbale Dans la nouvelle philosophie de H. Lefebvre, on ne montre rien : on montrera. Mieux encore : on pourrait montrer. La grande formule, le grand mot magique dcouvert, c'est le programmatisme17".

    Avec le recul, cependant, on peut dire que l'histoire a jug le sociologue. Entre 1959 et

    1989, les quarante annes qui ont suivies son exclusion du Parti, H. Lefebvre a ralis le programme, tir de ce bilan et cette "critique" de 1959. Durant ces annes, il a publi 40 livres, s'inscrivant parfaitement dans le programme conu dans La somme et le reste. Ces livres ont t traduits en trente langues ! Quand on relit Lucien Sve, on mesure mieux l'nergie qui se dgage de l'auto-valuation que H. Lefebvre fait de son rapport au marxisme. Lucien Sve crivait : "Le prtexte de La somme et le reste, c'est la prtendue infcondit de 15 H. Lefebvre, La fin de l'histoire, 2 d., p. 164. 16 Lucien Sve, La diffrence, Les essais de la Nouvelles Critique, n7, 1960, 222 pages. 17 L. Sve, La diffrence, p. 215.

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  • la boue nauseuse18 que constitueraient le marxisme dogmatique et le communisme stalinis. Par un juste retour des choses, nous nous permettons de mettre en question la fcondit de l'attitude laquelle H. Lefebvre aboutit." L'histoire a jug le sociologue, mais aussi son critique. H. Lefebvre a eu raison de se dgager du stalinisme. Quelle aurait t sa "fcondit" s'il tait rest entrav par les dogmatiques ? Sa leon est actuelle. Aujourd'hui encore, le monde est peupl de dogmatismes. H. Lefebvre nous montre qu'il est possible de s'en dgager.

    R. Hess partage avec H. Lefebvre l'ide qu'il faut affirmer haut et fort son projet

    identificatoire. Oser jouer la singularit maximum, telle est l'enjeu de la thorie des moments. Pour R. Hess, on se construit en affirmant ses projets, en n'hsitant pas faire des pas de ct, en construisant ses moments ! La sortie de La thorie des moments est donc le premier jalon d'un programme en cours. Je m'y sens fortement implique ! Peut-tre d'autres, avec nous, se reconnatront-ils dans ce programme ? Notre dsir de confronter sociologie et histoire ne sera pas seulement thorique, mais aussi pratique. Il s'inscrira dans un effort de comprendre les contradictions de l'poque d'aujourd'hui, et les limites des disciplines acadmiques fragmentes les analyser. Ce furent des dimensions essentielles de l'uvre de H. Lefebvre.

    Parmi les apports plus spcifiques de R. Hess, je voudrais signaler les chapitres du

    prsent livre sur le moment du journal et le journal des moments. H. Lefebvre ne laisse que peu d'informations sur ses pratiques de recueil de donnes, lorsqu'il faisait du terrain. R. Hess conoit le journal comme un outil ethno-sociologique qui permet de capter le quotidien pour en faire la critique19. La critique du quotidien a t pose philosophiquement par H. Lefebvre. L'intrt de l'apport de R. Hess, c'est de donner un outil pour entrer dans cette critique. On voit ainsi que, par rapport son matre H. Lefebvre, le travail de R. Hess n'est pas seulement restitution. Il est aussi prospection. La construction d'outils est un lment de la pratique, de la praxis. C'est une mdiation entre thorie et pratique.

    Je voudrais terminer cette prsentation en disant que la publication du livre de Remi

    Hess sinscrit dans un ensemble de textes et douvrages qui sinscrivent dans une perspective densemble, dans laquelle se mlent la question politique, le soucis pdagogique20, et un effort constant pour dvelopper une critique de la vie quotidienne. Notre relation Henri Lefebvre, cest une reconnaissance de la ncessit dintervenir dans le camp social pour le transformer ; cest aussi notre intrt pour une analyse institutionnelle sur les lieux de nos pratiques21.

    En 2007 a eu lieu un colloque sur luvre de Remi Hess loccasion de son 60

    anniversaire. Le thme de la rencontre, Lhomme total, le fait quelle rassemblait des participants venant dune vingtaine de pays, montre lancrage de la pense de R. Hess au niveau mondial. De ce point de vue, il est bien le disciple dHenri Lefebvre22.

    Gabriele Weigand

    Professeur d'universit Karlsruhe (Pdagogische Hochschule), en philosophie et histoire de l'ducation,

    18 H. Lefebvre, La somme et le reste, p. 725. 19 R. Hess, La pratique du journal, l'enqute au quotidien, Paris, Anthropos, 1998. 20 Gabriele Weigand, La passion pdagogique, Paris, Anthropos, 2007. G. Weigand, R. Hess, La relation pdagogique, Paris, Anthropos, 2007. 21 Gabriele Weigand, Remi Hess, Analyse institutionnelle et pdagogie, fragments pour une nouvelle thorie, prface de Mohamed Daoud, Dar El-Houda, Ain MLila, Algrie, 2008, 239 p. 22 Mohamed Daoud, Gabriele Weigand, Quelle ducation pour lhomme total ? Remi Hess et la thorie des moments, Dar Et-Houda, Ain MLila, 2007, 428 p.

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  • Doyenne de la facult de philosophie et pdagogie.

    Wrzburg/Paris, le 25 fvrier 2008.

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  • Introduction :

    "Les propositions portant sur le possible s'examinent, se confrontent, se discutent. La confrontation des projets avec le "rel" (la pratique) exige la participation des intresss".

    H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne 2 (1961), p. 120. "La totalit ? Dialectiquement parlant, elle est l, ici et maintenant. Et

    elle n'y est pas. Dans tout acte, et peut-tre selon certains dans la nature , il y a tous les moments : travail et jeu, connaissance et repos, effort et jouissance, joie et douleur. Mais ces moments exigent d'une part une objectivation dans la ralit et dans la socit ; ils attendent galement une mise en forme qui les lucide et les propose. Proche en ce sens, la totalit est donc aussi lointaine : immdiatet vcue et horizon".

    H. Lefebvre, Du rural lurbain, Paris, Anthropos, 3 d., p. 265 Henri Lefebvre est le thoricien du "Possible". Il y a quarante ans, dans Position : contre les technocrates, en finir avec l'humanit-fiction, il nous propose les "fragments d'un manifeste du Possible". Il crit : "Par rapport aux possibilits, les plans, projets et programmes reprsentent peu prs ce qu'est un briquet par rapport au dispositif de mise feu d'une fuse. Ni les matriaux, ni les procds d'utilisation, n'ont la moindre proportion avec ce que permettraient les techniques. On ne peut mme pas affirmer qu'ils sont en retard, qu'il y a un dcalage. C'est d'un abme qu'il faut parler (p. 15)." Alors que l'on envoie des fuses dans la lune, on est incapable de produire des logements aux cloisons insonorises ! Nous nous trouvons face la loi d'ingal dveloppement.

    En quarante ans, les choses n'ont pas chang. La pense de H. Lefebvre reste d'actualit. La technocratie a toujours le "ftichisme de la cohrence, de la forme et de la structure (p. 17)". H. Lefebvre montre que c'est dans le quotidien, "bien instaur dans le creux entre le pass folklorique et les virtualits de la technique (p. 26)", qu'il faut introduire l'exploration du possible. C'est dans le quotidien que les progrs de la technique doivent pntrer. Utopie ? "Ds lors qu'il y a mouvement, il y a utopie. Comment un mouvement rel, social et politique ne proposerait-il pas, sur la voie qui mne au possible, ses reprsentations du possible et de l'impossible ? L'unit et le conflit dialectique du possible et de l'impossible font partie du mouvement rel. Dans la mesure mme o les "rvolutionnaires" ont condamn l'utopie, ils ont avou et entrin leur stagnation (p. 54)." L'utopie de gauche, pour H. Lefebvre, est celle qui imagine un saut immdiat de la vie quotidienne dans la fte

    Le combat pour s'inventer dans le sens du possible, c'est s'affronter la monte du

    cybernathrope, technique pour la technique. Dans cet ouvrage, H. Lefebvre analyse ce combat que l'homme doit mener contre le dveloppement de la technique pour elle-mme. Et contre le cybernanthrope, il nous propose l'homme, "l'anthrope" :

    "L'anthrope devra savoir qu'il ne reprsente rien et qu'il prescrit une manire de vivre plus qu'une thorie philosophico-scientifique. Il devra perptuellement inventer, s'inventer, se rinventer, crer sans crier la cration, brouiller les pistes et les cartes du cybernanthrope, le dcevoir et le surprendre. Pour vaincre et mme engager la bataille, il ne peut d'abord que valoriser ses imperfections : dsquilibre, troubles, oublis, lacunes, excs et dfaut de conscience, drglements, dsirs, passion, ironie. Il le sait dj. Il sera toujours battu sur le plan de la logique, de la perfection technique, de la rigueur formelle, des fonctions et des

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  • structures. Autour des rocs de l'quilibre, il sera le flot, l'air, l'lment qui ronge et qui recouvre.

    Il mnera le combat du rtiaire contre le myrmidon, le filet contre l'armure. Il vaincra par le style (p. 230)."

    Ce livre participe la construction d'une thorie du possible. Il vise trouver une

    perspective de dpassement des contradictions, dissociations, dilemmes, diffrents de la socit post-moderne, produits par la monte du systme, de la bureaucratie qui, trop souvent, tourmentent la personne. Accompagnant un mouvement politique qui veut fdrer les rsidus des systmes, nous voudrions montrer qu'un effort de l'individu est possible pour dvelopper les germes qu'il porte en lui, pour les dvelopper et se tourner systmatiquement vers une cration de la personne comme oeuvre. Alors que la socit moderne, celle du XIX sicle, avait cru pouvoir construire une identit unifie du sujet, la post-modernit fait le constat d'une dissociation du sujet, et plus gnralement de la socit tout entire. Peut-on sortir des impasses (traumatisantes) des dissociations imposes par le monde d'aujourd'hui ?

    La thorie des moments voudrait se proposer pour penser la dissociation, pour transformer en ressource ce que l'homme d'aujourd'hui vit comme dispersion, fragmentation. La thorie des moments est un effort pour articuler continuit et discontinuit, unit et diversit, forme et fragments, thme dj rflchi, au niveau de l'uvre, par les Romantiques allemands (1799-1800), dans leur revue, l'Athenaum. Cette thorie peut donc s'inscrire dans un continuum de pense. Elle a sa place dans une histoire de la philosophie de la conscience.

    Quest-ce quune thorie ? Une thorie est "un ensemble organis de principe, de rgles, de lois scientifiques,

    visant dcrire et expliquer un ensemble de faits23." On trouve aussi cette autre dfinition : "Ensemble des principes, des concepts qui fondent une activit, un art, qui en fixe la pratique" Et en effet, en matire de thorie des moments, il y a une relation troite entre thorie et pratique. Penser sa vie en termes de moments, implique une mise en pratique des moments. Ici, la thorie et la pratique sont dans un rapport d'interaction. La thorie rsulte de la pratique et son tour exerce son influence sur la pratique.

    A qui sadresse cette thorie ? Ce livre voudrait tenter de penser un niveau de la ralit, une forme de la prsence et

    de l'absence, du continuum et de la rupture, le moment, terme encore assez flou, bien quil ait le mrite daccder un niveau complexe de la vie. Cherchant construire une forme de prsence articulant vcu, conu et peru, ce terme a lavantage de ses inconvnients. Ce terme de moment nenferme pas autant que dautres (situation, instant, structure, fonction), la complexit caractristique du vcu humain. Cette recherche relve donc quelque part de la philosophie, mais voudrait jouer un jeu diffrent de celui de la philosophie. Il se frayera un chemin entre le srieux et le jeu, lerrance et la demeure. La posture philosophique qui sera la ntre se trouve l'intersection de la sociologie (ou anthropologie), de la dialectique et de l'histoire.

    Construire une thorie des moments constitue un enjeu dtermin : apporter des outils ceux qui veulent penser leur vie au-del de lanne scolaire, comptable ou fiscale, ceux

    23 Grand dictionnaire encyclopdique Larousse, en 10 volumes, 1985, p. 10193.

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  • qui veulent construire une unit, une cohrence, une totalit dans luvre de leur vie, sans la rduire une seule de ses dimensions. Le moment, c'est l'effort pour donner de la consistance aux germes que nous portons. C'est une mthode qui, partant que quotidien, tente de nos faire entrer dans le possible.

    Les pratiques obliges (lcole pour lenfant et ladolescent, la fac ou la recherche du

    premier emploi pour le jeune adulte, le mtier ou l'absence de travail pour ladulte) nous objectivent. Elles nous engluent dans un prsent. En consquence, llve a tendance vivre sa vie dlve sur le mode du jour le jour, sur le mode du mtier. Il faut rpondre aux sollicitations externes, le moins mal possible, mais sans projet densemble. Plus tard, les pratiques professionnelles ont tendances simplifier les reprsentations ce qui peut tre efficace. Les pratiques du quotidien acceptent davantage la complexit, mais elles sont peu lobjet dune mditation systmatique et dune rflexion. Ainsi, trs souvent, le quotidien est tellement absorbant quil est vcu sur le mode de la passivit ou de lextro-dtermination. Ce sont les sollicitations externes qui construisent votre quotidien (les exigences des parents pour les enfants, les exigences des enfants pour les parents, celles des agents de leau ou de llectricit, du contrleur des impts, les factures payer, les abonnements renouveler, les fins de mois boucler, etc). Ainsi, le quotidien nous objective On cherche le fuir dans des conduites passives (on sinstalle devant la tlvision, etc.), ou dans la production de ruptures (ftes)

    Pourtant, derrire tout ce flux hracliten du quotidien qui pourrait nous submerger, il y a, parfois chez nous, une force de subjectivation qui transforme les obligations. Je ressens un fort dsir de devenir sujet. Je travaille tre sujet de mes dterminations. J'y mets de la volont. Ainsi, il y a des moments o le quotidien se transforme. Je prends du temps pour moi. Je fais le projet de devenir moi. Je veux me penser comme une personne qui, au-del de ses dissociations, construit son unit dans la diversit. Concrtement, je fais des projets, auxquels je m'identifie. Je dcide de lire, de passer du temps une activit, que j'ai dcide : le jeu avec les enfants ou petits-enfants, la pratique sportive, lamour, le repos Ou des amis surviennent. Je suis heureux de les revoir. Je les reois. Je sors une nappe. Je prpare un repas. J'exprimente un moment dhumanisation dans lequel je me sens totalement sujet Ces moments ne sont pas les mmes pour tous, mais les observer met au jour quils nous constituent une identit, notre identit. Comment sest faonn notre art de manger, de boire, dtudier, peut-tre de faire notre jardin, de recevoir nos amis ou mille autres choses ? Comment ces modes de prsence peuvent se crer des horizons ? Comment constituons-nous nos moments ? Quelle est la part qui relve de lhritage du pass, quelle est la part de notre volont, de notre intervention ? Quelle ouverture sur le possible ?

    Si La thorie des moments sadresse quelque part aux philosophes et plus gnralement aux thoriciens, qui croient quune avance conceptuelle peut aider penser le monde, cette thorie sadresse surtout tous ceux qui pensent quen une part deux-mmes, sommeille le moment philosophique, le moment thorique. Ce moment est celui de la distanciation, de la prise de distance, de l'effort pour objectiver, analyser et critiquer le quotidien, pour en dpasser l'alination. Objectiver ce qui nous objective, tel est l'enjeu d'une thorie des moments, conue comme critique du quotidien, et comme pense anticipative.

    Ainsi, cet ouvrage se veut thorie de l'effort de mise en contexte du vcu, la fois

    anthropologique et historique. L'inscription disciplinaire de cette thorie, plutt que purement philosophique, sera donc davantage du ct dune anthropologie historique et philosophique. La thorie des moments a sa place dans une posture, celle qua tent de dgager Henri Lefebvre, dans sa Mtaphilosophie24.

    24 H. Lefebvre, Mtaphilosophie (1965), 2 dition, Paris, Syllepse, 2001.

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  • Le terme de moment est fort rpandu. Il est polysmique. Il conviendra donc progressivement den dgager les contenus. Pour aider avancer, nous allons tenter une premire dfinition.

    Dfinition du moment

    Le terme de moment est polysmique. On peut cependant identifier trois

    principales instances de ce terme : le moment logique, le moment historique, enfin le moment comme singularisation anthropologique dun sujet ou dune socit.

    Pour entrer dans cette distinction, on peut remarquer que la langue allemande distingue deux genres au terme de "moment". Dabord, le neutre : Das Moment renvoie au latin momentum (poids) proche parent de movimentum (mouvement), cest--dire facteur dterminant dans une dynamique. Par contre, au masculin, der Moment renvoie une dure temporelle confronter la notion dinstant. Le moment est alors un espace-temps dune certaine dure, dune certaine paisseur. Le moment historique est identifiable dans une dynamique temporelle. Le moment anthropologique sera davantage dans la spacialisation. Il apparat alors comme le conu dune forme que lon donne un vcu qui se produit et se reproduit dans un mme cadre psychique et/ou matriel.

    I).- Le moment logique dans la dialectique

    Dans son acception dynamique, on peut trouver au concept de moment des origines

    mcaniques . Le moment entre dans une dynamique. Entre 1725 et 1803, plusieurs thoriciens, sintressant au mouvement, ou en statique ou en dynamique, utilisent le concept de moment. Ainsi, dans son trait La Nouvelle mcanique (1725), Pierre Varignon nonce, pour la premire fois, la rgle de composition des forces concourantes. Cest dans ce livre que se trouve dveloppe la premire thorie des moments. Leonhard Euler, mathmaticien, dans son Trait complet de mcanique (1736) fait entrer le terme de moment dans une analyse et une science du mouvement. En 1803, Louis Poinsot, mathmaticien franais reprend ce terme dans ltude mcanique du couple et dveloppe une thorie importante sur la rotation dun corps (Sylvester et Foucault reprendront cette thorie).

    Ce contexte smantique nchappe pas Hegel lorsquil conoit sa logique dialectique. Dans son Introduction la critique de la philosophie du droit, Hegel labore le modle dune dialectique organise en trois moments. La dialectique hglienne distingue luniversalit, la particularit et la singularit. Comme le souligne ltymologie des mots, lUNiversalit renvoie lunit positive, la PARTicularit renvoie la partie, lment du tout, et la SINgularit renvoie au principe de conjonction (sun en grec, ce pourrait tre la conjonction entre le tout et ses parties).

    Les proprits des trois moments hgliens sont les suivantes : chaque moment est ngation des deux autres, chaque moment est affirmation des deux autres ; ils sont indissociables ; ils sont la fois en relation ngative et en relation positive avec chacun des deux autres25.

    II).- Le moment historique

    25 Voir ce sujet la thse de Patrice Ville, Une socianalyse institutionnelle, Gens dcole et gens du tas, Paris 8, thse dtat, 12 septembre 2001, p. 45 57.

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  • Pour dfinir le moment dans lhistoire, nous devons tout dabord le distinguer de linstant, temps trs bref, instantan. Linstant se pose comme la rvlation , sorte d insight . Le cest a est une forme de cette rvlation. Linstant est phmre (Kierkegaard). Il ne dure quun instant. Il na lieu quune fois. Par opposition le moment a une consistance temporelle.

    Par exemple, dans lhistoire de la philosophie, on pourra dfinir Socrate ou Platon,

    Saint Augustin, Descartes, etc (et donc avec eux leurs uvres) comme des moments de la pense systmatique. Dans lhistoire de lconomie, K. Marx reprendra ce concept en distinguant des phases, des stades dans lhistoire humaine qui sont les moments de cette histoire. K. Marx distingue les principaux modes de production : lesclavage, le servage, le salariat, le communisme. Dans le mme mouvement, il distingue des phases ou des moments dans le devenir de lhomme : la conception, la naissance, lenfance, lge adulte. Ces diffrents moments sinterpntrent logiquement dans la dynamique de vie dun sujet comme, une certaine date historique, un mode de production dominant peut voir survivre dautres moments du travail : il y aura dj un espace pour le salariat dans une socit dominante fodale, par exemple.

    Dans ce contexte historique, chez Hegel ou Marx, le moment garde quelque chose du

    sens logique. Lhistoire de lhumanit se dveloppe selon une logique, celle du sens de lhistoire.

    Mais, dans la gense historique, on utilisera aussi le terme de moment dans un sens

    plus limit, en parlant de moment dcisif , par exemple. H. Lefebvre parle de la bataille de Varsovie (1917) comme dun tel moment. Si Trotski avait gagn cette bataille, le devenir de lEurope, et du communisme, aurait t autre. Le moment dcisif est une intensit stratgique dans la vie dune socit.

    En ducation, dans ses crits pdagogiques, Friedrich Schleiermacher montre que la

    difficult de lcole est de mobiliser lenfant qui vit dans le prsent pour travailler se prparer un avenir. Le moment prsent lutte contre le moment venir : Dans chaque moment pdagogique, on produira donc toujours quelque chose que l'enfant ne veut pas. Chaque moment prcisment pdagogique s'avre ainsi comme un moment inhibant. La conscience immdiate est gale zro. Et plus loin : Chaque influence pdagogique se prsente comme le sacrifice d'un moment prcis pour un moment futur. On se demande donc si on a le droit d'effecteur de tels sacrifices [p. 46].

    Dans lhistoire du sujet, Francis Lesourd parle de moment privilgi , dans lequel le

    sujet adulte refonde ses projets et ses perspectives de formation. Il sagit dintensit dans la vie du sujet. Sigmund Freud parlera, quant lui du bon moment de linterprtation .

    III). Le moment comme singularisation anthropologique dun sujet ou dune socit

    Pour dfinir cette acception, nous devons distinguer le moment de la situation.

    La situation pose les diffrents vnements qui, matriellement parlant, ont permis un avnement. Ces vnements sorganisent par Ttonnement exprimental (C. Freinet) et crent un contexte dont lorigine (pourquoi tel moment, telle personne etc.) nous chappe en grande partie, et que nous ne pouvons que constater. La situation est donc la rsultante dune srie de conditions qui adviennent, mergent, se mettent en place delles-mmes, conditions dont lorigine, le pourquoi et le futur nous chappent.

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  • Cest la sdimentation de cette srie de situations qui, comme au carrefour de lignes de fuite, crent le moment anthropologique. La prise de conscience dun dj vcu, dans une situation aux conditions similaires, permet de dnommer et de structurer le moment (moment du travail, moment de la cration) et de pouvoir nouveau lidentifier, partir de ses critres connus, lis aux lments constituant sa situation. En prenant conscience du moment, on prend galement conscience de son paisseur la fois dans lespace (situation) et dans le temps ouvert (le retour du moment sous une forme comparable). Dans le droulement du temps, on va pouvoir distinguer diffrents moments anthropologiques (le moment du repas, le moment de lamour, le moment du travail, le moment philosophique, le moment de la formation, etc).

    Le moment, comme singularisation anthropologie dun sujet ou dun groupe social , existe dj chez Hegel, qui distingue dans la socit le moment de la famille, le moment du travail et le moment de lEtat. En 1808, Marc-Antoine Jullien propose de distinguer le moment du corps et de la sant, le moment de la rencontre avec les autres, et le moment du travail intellectuel. Mais cest surtout Henri Lefebvre que lon doit un dveloppement et une diversification de cette thorisation du moment anthropologique.

    Nous navons pas de prise sur linstant, ni sur les situations (imprvisibles), sinon en dveloppant un sens de limprovisation permettant de faire face cet imprvu. Par contre, condition dtre conscientis, rflchi, voulu , le moment, parce quil revient, parce quil se connat de mieux en mieux, finit par sinstituer , se laisse redployer, dplisser dans une histoire personnelle ou collective. Son auteur lui donne forme, et lui-mme donne forme son auteur. Se former, cest donner forme et signification ses moments. C'est aussi une possibilit pour concevoir l'advenir.

    La rencontre avec lautre, la rencontre interculturelle, peut se dvelopper au niveau

    dun moment (dimension ethnographique) : on compare par exemple notre moment du repas ou notre moment de lcole, en France et en Allemagne. Mais la rencontre peut aussi se donner comme objet le principe de production et de reproduction des moments de deux socits (dimension ethnologique). En situant ces comparaisons culturelles dans un ensemble plus vaste, ou sur le plan historique ou sur le plan gographique, on accde un niveau encore plus distanc (dimension anthropologique).

    Avec Christine Delory-Momberger, j'ai pu orienter la pratique des histoires de vie en

    formation, vers une anthropologie des moments du sujet. Dans ce type de chantier, on voit bien comment les diffrentes instances du concept de moment se ploient et se dploient, dans une constante interaction avec les autres instances. Le moment est le lieu o jouent, dans un mouvement densemble donnant un sentiment dimprovisation, la logique, lhistoire et lanthropologie, tendant vers, mais refusant labsolu26.

    26 R. Hess, Ch. Delory-Momberger, Le sens de l'histoire, moments d'une biographie, Paris, Anthropos, 2001, 414 pages.

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  • PREMIERE PARTIE SUR LE MOMENT Chapitre 1 : Des moments et du temps, selon Jacques Ardoino Chapitre 2. Le moment : une singularisation anthropologique du sujet Chapitre 3 : La dynamique du moment, concept de la logique dialectique Chapitre 4 : Lectures de l'histoire Chapitre 5 : Le bon moment Chapitre 1 : Des moments et du temps, selon Jacques Ardoino

    En juillet 2001, au lendemain du colloque du centenaire d'H. Lefebvre, pour lequel il avait particip au conseil scientifique, j'ai demand Jacques Ardoino de me dire, lui qui a tellement rflchi sur le temps, mais qui n'avait pas en mmoire les thories de H. Lefebvre concernant la thorie des moments, de me dire la manire dont il se reprsentait la relation entre moment et temps. La suite de ce chapitre est la rponse qu'il m'a faite. Je la publie intgralement, (avec son aimable autorisation), comme rponse mon questionnaire, dans la mesure o, par contraste, cette rponse pourra aider mieux saisir, dans les chapitres suivants, l'apport d'H. Lefebvre.

    Dans les changes langagiers qui nont pas encore fait lobjet dune critique linguistique et smantique approprie, les rapports entre temps et moments sont finalement beaucoup plus complexes quil ny paraissait plus superficiellement. Pour reprendre, ici, une expression devenue familire lorsque nous nonnions nos humanits et exercions lapprentissage des langues trangres, le moment est, littralement, un faux ami du temps27 dans la mesure o il affecte celui-ci dun nouveau paradigme incontestablement rducteur. Essayons de voir comment soprent ces transformations.

    Le moment est essentiellement un intervalle de temps (court espace par rapport une dure totale, en insistant sur la brivet du vcu de cette dure). Sont aussi rapprocher dun tel concept, linstant (relativement plus bref encore que le moment), lhic et nunc (centration sur lici et maintenant) et le temps (logique ou grammatical - pass, prsent, futur-, temps dcomposs par lanalyse dune squence historique ou chronologique, temps, ou moments, de la dialectique hglienne). Provenant du latin momentum (XIIme sicle), lui-mme contraction de movimentum (mouvement), il atteste ainsi son ancrage rsolument spatial ou tendu. Mme sil peut saccommoder dacceptions plus vagues (je vais travailler un moment, plus indfini ; de moments en moments ; tout moment ; par moments ; dun moment lautre), il est assez prcisment dfini dans la plupart de ses usages, notamment travers ses nombreux emplois scientifiques (ce seront, en mathmatiques, en physique, en mcanique, en lectro-magntique, les moments : cintique, dipolaire, dinertie, statistique : moment dun vecteur par rapport un point ; moment magntique , moment dun couple , dune force)28. Ce sera la concidence dans le temps, voire dans la dure, pouvant 27 Cf. Jacques Ardoino, Le temps dni dans (et par) lcole in Le temps en ducation et en formation, Actes du colloque de lAFIRSE 1992, AFIRSE, Lyon, 1993 28 Par exemple, le moment dun couple est le produit de la distance des deux forces du couple par leur intensit commune . Dans la plupart de ces emplois, nous avons affaire des nombres. E. B. Uvarov et D. R. Chapman, Dictionnaire des sciences, PUF, Paris, 1956

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  • constituer le point de dpart dune nouvelle squence, dsormais seule prise en considration (au moment o, ce moment, partir de ce moment), qui va prdominer. Nous sommes plutt, alors, dans le temps logique et abstrait dun raisonnement, dun enchanement de propositions et darguments rationnels, juridiques, mathmatiques, dbouchant au mieux sur une chronologie. La mesure de ltendue, avec ses fonctions de reprage, va ainsi tout naturellement sassocier lespace, la faveur des moments . la brivet sajoutera parfois lintensit. Ce seront, de la sorte, les moments de lillumination, de la jouissance, de lextase, du sacr. Du point du vue psychologique, le moment semblerait correspondre un vcu plus motionnel, tandis que les sentiments sprouveraient plus pleinement dans la dure. Dans la langue allemande, justement, le vocable moment prend surtout le sens psychologique de dcisif, crucial, la fois qualitatif et logico-rationnel.

    Les philosophes (Andr Lalande29) distinguent, de mme, entre plusieurs acceptions : puissance de mouvoir et cause de mouvement (A, subdivis en physique et mental ) ; courte dure, instant (B) ; chacune des phases quon peut assigner dans un dveloppement quelconque (transformation matrielle, processus psychiques ou social, dialectique (C). LEncyclopdie philosophique universelle30 analyse ainsi ce concept sous les angles de la philosophie gnrale et de lesthtique, cette dernire partir de lexemple musical. Dans son sens le plus gnral, le terme y dsigne : un aspect - partie, phase ou tape au sein dun processus global . Il retient donc les significations courantes dinstant, de laps de temps trs court, mais il constitue en mme temps un mouvement essentiellement transitif qui met en lumire la connotation suivante : le moment est toujours une ralit relative et, comme tel, il est entendre et replacer au sein dune relation et dun systme . Mais lorsque lintensit du moment prdomine, ce peut tre au dtriment de cette relation un tout. Cest alors le moment qui devient totalit en estompant tout le reste. La notion de moment , en musique, renvoie, pour sa part, au problme fondamental de lexistence dun temps musical, autonome ou non, par rapport au temps philosophique. La composition musicale, elle-mme, est videmment temporelle et suppose que son excution, son coute par lauditoire, renvoient des vcus singuliers et ou collectifs, groupaux, interactifs, culturels, jouent inter subjectivement avec des mmoires. Lvolution des conceptions du temps dans lhistoire influera donc sur les genres et les conceptions de la musique supposant toujours lintelligence des dialectiques du continu et du discontinu, du particulier et de luniversel. Lavnement dune musique lectronique, dun son numrique, avec leurs possibilits de conservation et leurs combinatoires propres, faciliteront lmergence de formes musicales modernes, transgressant la dualit continuit-discontinuit, favorisant une concentration sur lici et maintenant, au mpris dune rhtorique plus traditionnelle, faisant du moment une sorte dentit temporelle, do seraient vacues toutes connotations philosophiques et mtaphysiques.

    Tout fait indpendamment du temps quil fait (climat, mtorologie), le temps qui sgrne, scoule, passe, se compte ou se conte, se spcifie, dans nos usages, en temps universel, objectif, physique, homogne (donc susceptible de mesure), ou en temps-dure (temporalit), vcu, intersubjectif, htrogne, fait de mmoire et dimplications, beaucoup plus explicitement particularis ou singularis. Tandis que le premier, chronique, chronologique ou chronomtrique, se place sous les signes de Chronos, voire de Kayros31, et se dcompte principalement dans la modernit de faon quantitative en units de mesure du temps (nano-secondes, tierces, secondes, minutes, heures, jours, mois ans, dcennies, sicles, millnaires, millions ou milliards dannes-lumire), videmment rfres un idal 29 Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 1947. 30 Les notions philosophiques dictionnaire, (respectivement, articles de P-J. Labarrire et D. Bosseur), PUF, Paris, 1992. 31 Kayros est une divinit heureuse du panthon grec, accompagnant le succs, la prouesse, la victoire (donc conservant un parfum dphmre). Ny aurait-il pas dans cette reprsentation apollinienne, quant on loppose Chronos un soupon de la dialectique des pulsions de mort et de vie ?

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  • dhomognit, le second, plus qualitatif, et, de ce fait, plus htrogne, affirme sa complexit. Celle-ci nest pas, comme nous avons tent de le montrer par ailleurs32, une proprit spcifique, relle, de lobjet tudi, mais bien plutt une hypothse de travail et de lecture de cet objet tudi, quand les entreprises dintelligibilit tenant tel ou tel parti-pris pistmologique (cartsien, notamment), plus classique, savrent impuissantes. Complexit et complication doivent alors tre soigneusement distingues, pour ne pas sabmer dans la confusion, ce qui nempchera pas de vouloir les articuler ensuite33. La dure pense par Henri Bergson, elle-mme caractristique dun lan vital, partiellement biologique et volutionniste et, surtout, dune philosophie de la continuit, est dj dune toute autre nature que le temps astro-physique calendaire. Bergson nchappe pas tout fait lemprise phnomnologique de son temps. Le choix dune rupture avec les dualismes traditionnels, avec les cts encombrants de la nature, avec les curiosits empiriques, autrement dit avec les philosophies de la reprsentation, si rpandues par ailleurs, pour ne sintresser quaux donnes immdiates dune conscience et dune subjectivit (elle mme inscrite dans une vie psychique inconsciente quand il sagira de la psychanalyse) nen contient pas moins ses enfermements, aussi intentionnels et dlibrs quils se veuillent. Le prix payer est notamment le naufrage dun autre qui, enfin, ne se rduirait plus au mme. Une fois enferm dans lepoche, le sujet se cogne en vain la tte contre ses murs, pour retrouver cet autre qui lui opposerait justement des limites, conduisant peut tre au deuil ncessaire de la toute puissance (dont la rencontre avec la nature tait sans doute la premire exprience rellement prouve). son tour, de ce point de vue, lanecdotisme chronique de loft story 34, ne peut-il tre regard comme une dgnrescence mdiatique dune phnomnologie trs mal comprise ? La subjectivit, ainsi conue, risque de devenir limpasse de lintersubjectivit. La dure bergsonienne en garde encore elle mme des traces. Elle ne se partage pas facilement. Notons quavec ces questions, nous sommes au cur de toute problmatique philosophique : le continu et le discontinu, lun et le multiple, luniversel et le particulier, le temps et lespace, lhomogne et lhtrogne Comme au monde, la relation lautre (aussi bien dans ses formes individuelles que collectives, groupales ou sociales) y reste fondamentale. Quand la dure rejoindra la temporalit (Jean-Paul Sartre) et lhistoricit (Henri Lefebvre), elles souvriront ncessairement davantage, les unes comme les autres, lintersubjectivit. Celle-ci nous semble devenir alors la trame ultime de la complexit. Complicit et complexit sont intimement lies, et mriteraient, en ce sens, une analyse plus approfondie. Au niveau des pratiques sociales, on retrouvera facilement trace de ces htrognits avec lalternance de langages tantt dinspiration rsolument mcanique privilgiant les mtaphores de la machine pour conforter lambition de matrise et de transparence, tantt biologique, conservant lide et lintelligence du vivant et de sa complexit propre, plus accessible lincertitude et la vanit de lattente dune matrise totale. Les balancements de lhistoire des ides feront peut-tre du structuralisme, plus centr sur les agencements, une r-interrogation critique des excs de la phnomnologie (Claude Lvi-Strauss, Jacques Lacan), mais des clectismes, des complmentarismes (Charles Devereux, Cornelius Castoriadis, Edgar Morin) ou des multirfrentialits (Jacques Ardoino, Guy Berger, Ren Barbier, Michel Bataille), se feront aussi jour pour reconnatre aux htrognits les vertus de leurs spcificits respectives.

    32 Cf. Jacques Ardoino, La complexit in Edgar Morin (dir.) Relier les connaissances, le dfi du XXme sicle, Seuil, Paris, 1999. 33 Cf. Jacques Ardoino et Andr de Peretti, Penser lhtrogne, Descle de Brouwer, Paris, 1998 34 Nous nous y retrouvons immergs, voire submergs, dans locan dun feuilleton inhabit, totalement construit, manipul, factice, reconstruction narrative de la ralit ou narrato-cratie (Christian Salmon, crivain, in Libration du 6 juillet 2001), sachevant en manteau dArlequin. Les moments juxtaposs sy succdent sans aucune rfrence une dure. Le temps est aboli. Nous retrouvons, ici, la distinction plus radicale entre fiction et facticit que nous avions introduite, ds 1969, in Rflexions sur le psychodrame en tant que situation cruciale , Bulletin de psychologie, numro spcial 285, 1969-70, Paris.

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  • Dans le sillage, justement, de Bergson (et de Minkowski), le psychiatre et sociologue marxiste de la connaissance, Joseph Gabel, a excellemment mis en lumire, avec le phnomne de fausse conscience35, le processus de rification (Luckacs36) caractrisant la modernit. La spatialisation outrancire du temps (plus scurisante en regard des attentes de stabilit pistmologique et scientifique, de la rgulation no-librale homostasique des marchs, de lvitement des conflits, surtout dans leurs formes radicales) entrane la dchance de la temporalit. vrai dire, celle-ci est effective ds quune centration excessive (rification) sur lun des trois temps (ou moments) du temps (pass avec ses cultes commmoratifs, prsent : ici et maintenant, ou futur - de la vie de lau-del aux lendemains qui chantent ), le substantialisant littralement estompe les deux autres. Dans les usages gestionnaires les plus rpandus, le temps calendaire se transforme facilement en espace ou en tendue37 (les emplois du temps , les chanciers, les programmes et les plans, avec leurs exigences de mensuration et de quantification, dvaluation, les rapports cots-efficacit) ; ils se dvitalisent, se dralisent et se dshumanisent partir dune rupture dialectique avec la praxis (celle-ci soigneusement distingue des pratiques38 plus routinires). Une homognisation galopante que tout contribue aujourdhui renforcer (politique-spectacle, recherche de conformisation, politiquement correct , mondialisation-globalisation, concertation au lieu de ngociation) en rsulte encourageant une sorte de mdiocratisation gnralise. Retrouvant la pense unidimensionnelle dnonce par Herbert Marcuse39, la gestion manageriale des conflits les digre littralement, pour mieux les contrler et les matriser40. Mais, videmment, de faon, cette fois, toute dialectique, une telle anesthsie sociale aboutit faire de ce cimetire de conflits, inconsidrment rduits et traits , le lit dune violence beaucoup plus dangereuse, parce que dniant la ralit de lautre en dsaccord, et nentrevoyant plus comme issue que lradication pure et simple des obstacles . Ici encore, si la coupure est trop radicale entre le sujet et ses autres41, inscrits dans diffrents contextes, le rtablissement salutaire de la liaison entre haine des autres et haine de soi deviendra tout fait impossible. Nous devons donc comprendre, partir dune telle approche critique, que non seulement il y des temps, voire des temporalits, quantitativement trs diffrents en fonction de leurs chelles respectives, en physique, en astrophysique, en biologie, en psychologie, en sociologie, mais aussi des temps parfaitement htrognes : la dure vcue intersubjective et le temps sidral. Ces allant de soi pistmologiques, parfois hritiers clandestins dune thologie rmanente, de toute faon constituant toujours, plus ou moins, des fragments de visions du monde , doivent tre mis au jour en vue dune communication moins babelienne. La prise en considration de la faon mme en fonction de laquelle se constituent et se dveloppent nos structures mentales, nos organisations conceptuelles, nos modes de connaissances, au fil mme de nos expriences de vie, en tenant galement compte des apports disciplinaires scolaires et universitaires, des acquis professionnels, nous permettra peut-tre de reprer (notamment travers les langages et les mtaphores naturellement privilgis) ensuite chez nos diffrents interlocuteurs des formes dintelligences plus spatiales, ou plus temporelles, qui influeront, bien entendu, sur leurs formes de reprsentation. On ne saurait donc, non plus, vouloir tablir srieusement des correspondances entre des moments rfrs un entendement , voulu plus universel, fruits dune imagination et dune postulation thoriques, tels quen physique, lhypothse indmontrable dun big bang initial, et des moments explicitement psychiques ou mentaux, vcus, toujours plus ou moins relatifs une dure, au cur de laquelle ils se

    35 La fausse conscience, Editions de Minuit, Paris, 1962. 36 Georges Luckacs, Histoire et conscience de classe, Editions de Minuit, 1960. 37 Cf. De Chalendar, J., Lamnagement du temps ; Descle de Brouwer, Paris, 1971. 38 Cf. Francis Imbert, Pour une Praxis pdagogique, Matrice, Pi, Paris, 1985. 39 Cf. Herbert Marcuse, Eros et civilisation contribution Freud, Editions de Minuit, Paris, 1963 et Lhomme unidimensionnel, Editions de Minuit, Paris, 1964 40 Cf. Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de lentreprise, La Dcouverte/essais, Paris, 1992. 41 Cf. Jacques Ardoino, Dun sujet, lautre , in Les avatars de lducation, PUF, Collection Education et formation, pdagogie thorique et critique, Paris, 2000.

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  • constituent et sinscrivent. Comme le disait trs bien Henri Lefebvre : Jusqu lpoque moderne, on attribuait avec gnrosit lespace l espce humaine et le temps au seigneur. Cette sparation est en voie dtre comble, encore quil reste plus dune lacune. Lhistoire du temps et le temps de lhistoire gardent plus dune nigme 42.

    42 Elments de rythmanalyse, introduction la connaissance des rythmes, collection Explorations et dcouvertes en terres humaines , ditions Syllepse, Paris, 1992.

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  • Chapitre 2 Le moment : Une singularisation anthropologique du sujet

    "Rhapsodique et discontinu par temprament, par mthode et par inspiration, par extrme individualisation des moments de sa vie, Nietzsche devait ncessairement se proposer ce quil avait de plus difficile pour lui : lorganisation systmatique."

    H. Lefebvre, Nietzsche, Editions sociales internationales, Paris, 1939, p. 69.

    Dans cette citation tire du Nietzsche dHenri Lefebvre, on trouve une bonne utilisation de ce quest le concept de "moment" pour Henri Lefebvre, tel quil le dveloppera dans "la thorie des moments" quil prsente de manire consistante dans La somme et le reste (1959), Critique de la vie quotidienne II (1962) et La prsence et labsence (1980). Mais ce concept fait partie de sa philosophie avant mme sa lecture de Hegel qui date de sa rencontre avec Andr Breton (1925 ; il avait 24 ans). H. Lefebvre conoit sa notion du moment, probablement partir de sa lecture de Nietzsche, quil entreprend ds lge de quinze ans et quil reprendra, comme il lexplique, chaque fois quil se sent dpressif. Elle lui donne une piqre dorgueil. Le moment, forme produite de lternel retour Le moment a quelque chose voir avec lternel retour de Nietzsche. Pour ce dernier, la puissance nest pas infinie. Cest mme la thse centrale du nietzschisme, selon H. Lefebvre. Le monde est un infini fini. Son aspect infini, cest le temps. Les nergies et les possibles, les actes, les moments sont finis, cest--dire la fois dtermins, discontinus, non puisables 43. Et H. Lefebvre poursuit son raisonnement : Un instant quelconque rapparat inluctablement dans le devenir lorsque toutes les possibilits ont t puises. Tout est priodique et cyclique dans la nature. Un trouble, un regard, une nostalgie ou une srnit, une couleur du ciel ou de la mer passent en nous comme des instants 44. Ce que produit Nietzsche, cest une transformation de ces instants furtifs qui se rptent en moments. Le moment peut sapprofondir, donner un pome, un thme, une uvre, un style et mme le sentiment de la vie une certaine ternit. Dans les pomes de Nietzsche, ces moments cherchent se prcipiter, sunir. Il veut exprimer et retenir ces essences, ces possibles ternels, ces tumultes ou ces grands calmes de lexistence 45. "Les moments ne sont pas inpuisables et ne sont pas en nombre illimit. Et cest prcisment pourquoi le nant nous menace, mais aussi pourquoi lhomme devient conscient du tout et doit devenir tout46". H. Lefebvre montre que Nietzsche cherche nous enfermer dans un dilemme. Il y a ltre et le connatre, la nature et lesprit. On ne peut, comme le propose la mtaphysique idaliste, rduire ltre au connatre, ni les considrer comme extrieurs, lun lautre. En fait, lesprit surgit de la nature, et le connatre de ltre. Ce 43 H. Lefebvre, Nietzsche, Editions sociales internationales, Paris, 1939, p. 83. Ce livre a t rdit en 2003 chez Syllepse (Paris). 44 Ibid., p. 83. 45 Ibid., p. 83. 46 Ibid., p. 84.

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  • mouvement est cyclique. Il recommence toujours. Lesprit nat, se dveloppe, meurt et surgit nouveau47. Pour Nietzsche, la puissance, finie, se cre et se recre elle-mme dans le devenir, en surmontant ses formes successives. En nous, elle se reconnat. Lide du retour, de lternel retour, est lacte dans lequel notre puissance devient volont et se veut travers le monde (rapport lespace), et le pass (rapport la temporalit), le vouloir cessant dtre un vouloir alin, un vouloir du divin (faux infini) ou du nant. Lhypothse du retour rsout la contradiction entre linfini et le fini, le fini du possible dans linfini du temps, la dure dans lternit. Et puisque les moments, les essences et les tres gniaux ne sont pas en nombre illimit, ils doivent revenir dans cette infinit du temps bien plus effrayante que celle des espaces qui dj pouvantait Pascal48". Suivant le mouvement de luvre de Nietzsche, H. Lefebvre montre qu partir du moment o lhomme agit sous lempire de la vision du retour, il cre pour lternit : Loin de trouver lexistence vaine parce quelle ressuscite et recommence, il chappe par cette vision au droulement mcanique et monotone des instants, au bonheur doucereux comme la douleur qui souhaite la mort49". Le moment tel que le formule ici H. Lefebvre est donc quelque chose qui revient, une forme que lhomme donne ce qui revient. Cest une forme, une Bildung50, terme quil emploie, dans le mme ouvrage, propos du travail que Marx et Engels avaient opr par rapport luvre de Hegel : Marx et Engels avaient donn une forme une Bildung europenne au sentiment germanique et hglien du devenir. Le moment o il avait t possible de concevoir cette grande synthse, o ses lments staient, comme spontanment, prsents la mditation, tait pass51". Il y a, dans le moment, un effort de lindividu de constituer une synthse la fois temporelle et dun contenu. Ainsi, lorsquil prsente le style de Nietzsche qui est pour lui lment essentiel de son uvre, H. Lefebvre montre que le pote-philosophe tente une synthse de ce que furent les philosophes et les potes. La mort mme recule devant lalliance de la posie et de la philosophie. Limpossible nest pas nietzschen ; mais limpatience est nietzschenne. Le possible souvre devant cette impatience, et le pass ressuscite. Anticipant ou ravivant les moments suprmes de tout ce qui fut et de tout ce qui sera, nous pouvons tre ds maintenant, hic et nunc , tout ce que furent les tres, btes et homme, condition que nous le voulions dans un effort hroque. Le nant, comme la maladie, doit tre utilis52.

    Lauteur de Zarathoustra montre quil faut dire non tout instant limit et en proie au nant et dire oui laccomplissement. "La volont nietzschenne est une inflexible volont de totalit immdiate et pour lindividu. Les mystiques voulaient devenir divins. Ce nest plus en un dieu que Nietzsche veut tout possder, mais en la nature, en Dionysos. Limpatience est une vertu essentielle : je puis tre tout et tout de suite , condition de le vouloir !53".

    Quand il crit son Nietzsche, H. Lefebvre a probablement lu le Nietzsche de Stefan

    Zweig, traduit en franais en 193054. Il peut reconnatre la richesse de cette lecture, mme si

    47 Nietzsche, La volont de puissance, I, livre 2, 317. 48 H. Lefebvre, Nietzsche, 1939, p. 85-86. 49 Ibid., p. 87. 50 Dans ce contexte, G. Weigand prfre le mot allemand Form au mot Bildung. C'est le mot qu'utilise Humboldt. 51 Ibid., p. 26. 52 Ibid., p. 97. 53 Ibid., p. 97. 54 Stefan Zweig, Nietzsche, Paris, Stock, nouvelle dition, coll. "La cosmopolite", 2004.

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  • la manire dont Nietzsche apparat dans ce portrait ne donne pas vraiment la cl de la thorie des moments, qui sera celle de H. Lefebvre. Stefan Zweig oppose le style de Nietzsche celui des philosophes allemands qui l'ont prcd en suggrant que si Emmanuel Kant, et aprs lui Schelling, Fichte, Hegel et Schopenhauer ont entretenu un rapport la connaissance qui peut tre compar au modle conjugal, Nietzsche est comparable un don Juan de la connaissance, pour qui "ce qui importe, c'est l'ternelle vivacit et non la vie ternelle". Pour Zweig, Kant et les autres ont l'amour de la vrit, "un amour honnte, durable, tout fait fidle. Mais cet amour est compltement dpourvu d'rotisme, du dsir flamboyant de consumer et de se consumer soi-mme ; ils voient dans la vrit, dans leur vrit, une pouse et un bien assur, dont ils ne se sparent jamais qu' l'heure de la mort et qui ils ne sont jamais infidles55." Le rapport de Kant la vrit est de certitude conjugale. Cela rappelle le mnage, les choses domestiques. Kant et les philosophes allemands qui ont suivi ont construit leur maison ; ils y ont install leur fiance. Ils travaillent de main de matre la valorisation du terrain qui entoure la maison.

    Par opposition, Nietzsche est d'un autre temprament. Chez lui, le sentiment du

    connatre se situe aux antipodes du conjugal. Son attitude par rapport la vrit est dmoniaque. C'est une passion tremblante, " l'haleine brlante, avide et nerveuse, qui ne se satisfait et ne s'puise jamais, qui ne s'arrte aucun rsultat et poursuit au-del de toute rponse son questionnement impatient et rtif56". Jamais, Nietzsche ne s'installe dans une connaissance de manire durable. Il ne prte jamais de serment de fidlit vis--vis de quelque systme ou doctrine. Toutes les doctrines l'excitent. Mais aucune ne le retient : "Ds qu'un problme a perdu sa virginit, le charme et le secret de la pudeur, il l'abandonne sans piti et sans jalousie aux autres aprs lui, tout comme don Juan - son propre frre en instinct - fait pour ses mille e tre, sans plus se soucier d'elles57."

    Nietzsche cherche travers toutes les connaissances, la connaissance, une

    connaissance ternellement irrelle et jamais compltement accessible. C'est le mouvement de conqute qui excite Nietzsche. Il ne cherche pas possder. Son amour est incertitude. C'est un vrai chercheur impliqu. Comme don Juan, il aime non pas la dure du sentiment mais les "moments de grandeur et de ravissement58." Nietzsche interroge uniquement pour interroger : "Pour don Juan, le secret est dans toute et dans aucune, dans chacune pour une nuit et dans aucune pour toujours : c'est exactement ainsi que, pour le psychologue, la vrit n'existe, dans tous les problmes, que pour un moment et il n'y en a pas o elle existe pour toujours59." Alors que chez les autres philosophes allemands, l'existence s'coule avec une tranquillit pique, l'aventure intellectuelle de Nietzsche prend une forme tout fait dramatique. C'est une succession d'pisodes dangereux, surprenants. Il n'y a pas d'arrt. On est dans des transports permanents. Nietzsche ne connat pas le repos dans la recherche. Il est soumis une constante obligation de penser. Il est contraint d'aller de l'avant. Sa vie a la forme d'une uvre d'art. C'est aussi une souffrance de ne pouvoir s'arrter.

    Ce n'est pas du ct des philosophes allemands que l'on peut trouver cette tragique

    exaltation qui pousse toujours se tourner vers le nouveau. Stefan Zweig ne voit une telle ardeur que du ct des mystiques du Moyen Age, les hrtiques, les saints de l'ge gothique60. Chez Pascal, aussi, plong dans le purgatoire du doute61. Mais on ne trouve pas cette qute chez Leibniz, Kant, Hegel ou Schopenhauer. "Car, pour aussi loyales que soient leurs natures scientifiques, pour aussi courageuse et rsolue que nous apparaisse leur concentration vers le

    55 S. Zweig, op. cit., p. 45-46. 56 Ibid., pp 46-47. 57 Ibid., p. 47. 58 Ibid., p. 48. 59 Ibid., p. 50. 60 Henri Lefebvre se passionnera pour Joaquim de Flore et ses lecteurs hrtiques. 61 Lefebvre crira un Pascal en deux volumes.

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  • tout, ils ne se jettent pourtant pas de cette manire, avec tout leur tre, sans partage, cur et entrailles, nerfs et chair, avec tout leur destin, dans le jeu hroque de la connaissance. Ils ne brlent jamais qu' la manire des bougies, c'est--dire seulement par le haut, par la tte, par l'esprit. Une partie de leur existence, la partie temporelle, prive et par consquent, aussi la plus personnelle, reste toujours l'abri du destin, tandis que Nietzsche se risque compltement et entirement62"

    Mais, laissons un moment Stefan Zweig, et revenons la lecture de ce Nietzsche d'H.

    Lefebvre. Il constate que les instants ne sont pas dgale densit. Certains acquirent une certaine paisseur. Ils senracinent profondment dans la vie. Ils concentrent, grce lactivit du sujet, une plus grande part dexistence. Ainsi les ides qui enveloppent toutes les dmarches de pense qui ont permis leur mergence. Il y a aussi des paroles plus expressives que dautres. Certains actes se distinguent dans la masse des motions et des instants, comme sils clairaient un long cheminement du temps. Luvre dart, dans sa prsence, suinte dune densit de prsent, de pass et de futur. A ces instants, le temps se transforme ; il cesse de se drouler au niveau de lactivit banale. La dure de notre vie semble sapprofondir. La ligne du temps semble devenir une spirale, une vivante volute, une involution de tout le pass. Le contenu de la conscience slargit. Nous saisissons notre tre avec une sorte de force rtroactive qui claire le pass, le concentre et le porte au niveau du prsent.63

    H. Lefebvre montre que toute philosophie, et celle de Nietzsche tout particulirement,

    a pour projet dapprofondir ces moments trop rares qui sont comme la gnrosit de la vie : "Toute philosophie a cherch (dans la magie, ou la prire, ou la contemplation, ou la posie, ou la rigueur logique), obtenir le retour (la rptition de ces moments, et aussi leur intensification et leur union en un moment absolu64". Les philosophes analysent des contenus essentiels de lesprit et ils veulent agir sur eux. Ils veulent saisir dans lobscurit de la conscience les lois du surgissement, du dpart et du retour de ces moments exceptionnels. En mme temps, ils cherchent tendre linfluence de ces moments toute la conscience, de faon lever la conscience, toute entire, au niveau de ces instants les plus prcieux, au niveau de ce quils nommaient labsolu. "Le problme spirituel des moments de la conscience devenait ainsi le problme philosophique du moment ternel. Le moment ternel selon Nietzsche se trouve dans la vision du retour : la vie ternelle, ternellement elle-mme dans le devenir, se reconnat et se saisit dans cet instant65".

    Nous verrons ultrieurement que cette ide du moment qui veut sriger en absolu sera reprise par H. Lefebvre dans sa dfinition du moment, bien quil pense que cette revendication puisse conduire la folie. Cette thorie nietzschenne rsulte dune confrontation entre lesprit en tant que ralit suprieure, et la nature dont on reconnat la ralit norme. "Il faut comprendre comment lun peut sortir de lautre66". Et plus loin : "Nietzsche a admirablement saisi dans tous ses aspects (philosophique, scientifique, potique, humain) le caractre dtermin, donc fini, du monde travers linfini du temps. Lunivers ne peut tre ni absolument infini, ni limit au sens o lentendement prend ce mot. Il est donc la fois infini et dtermin. Cest un infini-fini67".

    Il faut souligner la dimension stable du moment qui cumule, qui accumule les vcus

    instantans et les organise dans des formes qui ont la fois une dimension temporelle (le retour) et une dimension dpaisseur quasi-spatiale qui structure la conscience de la prsence dans une singularisation anthropologique de lhumain. Lindividu est actif dans la

    62 Stefan Zweig, Nietzsche, p. 54. 63 H. Lefebvre, Nietzsche, op. cit., p. 125-126. 64 Ibid., p. 126. 65 Ibid., p. 126. 66 Ibid., p. 127. 67 Ibid., p. 128.

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  • construction de ses moments. Le questionnement de H. Lefebvre propos des moments, que l'on dcouvre ici dans sa lecture de Nietzsche, est constant dans lensemble de son uvre.

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  • Chapitre 3 : La dynamique du moment, concept de la logique dialectique

    "Ce moment la fois synthtique et analytique du jugement par lequel l'universel du dbut se dtermine de lui-mme comme l'autre de lui-mme, nous l'appellerons le moment dialectique." G. W. F. Hegel, Science de la logique, dernier chapitre, livre III68.

    Il y a chez Hegel, une utilisation constante du concept de moment. Pourtant, nous

    lavons vu, ce terme na pas toujours la mme acception. Ou plutt, il prend une inflexion diffrente suivant le contexte dans lequel il est employ. Nous voudrions, dans ce chapitre, dabord prsenter le concept de moment comme lment constitutif de la dialectique hglienne qui sera intgralement, dans sa forme logique et mthodologique, reprise par K. Marx dans sa prsentation du capitalisme. H. Lefebvre utilise assez frquemment le mot dans les sens hgliens, mme s'il se dfend d'avoir dduit sa thorie des moments de sa lecture de Hegel. H. Lefebvre conoit la thorie des moments avant sa lecture de Hegel, mais en mme temps celle-ci l'influence. L'criture de La somme et le reste en tmoigne. Plus rcemment, Ren Lourau (dans son effort pour dialectiser le concept dinstitution69) ou Jean-Marie Brohm (pour penser la dialectique70) recourent ce concept, en en reprenant les acceptions hgliennes ou marxiennes. Le moment, comme instance logique

    Hegel distingue propos du concept71, du jugement72 et du syllogisme73, trois moments logiques essentiels : l'universel, le particulier et le singulier (ou l'individuel). Prcisons que la thorie hglienne du jugement ne sattache pas au jugement, comme forme de la pense ou de la connaissance, par suite ventuellement comme construction logique, mais comme un phnomne fondamental de lEtre-mme, phnomne que lon ne fait que dcouvrir et que mettre en uvre dans les jugements humains. La thorie hglienne du jugement sattache la d-cision de lEtre dans la Diffrence absolue de ltre-en-soi et de ltre-l, du Concept et de lEtre. Le phnomne fondamental de la d-cision originaire est inscrite ds lun premier crit de Hegel (Diffrence ses systmes philosophiques de Fichte et Schelling)74. Dans ce texte, Hegel montre que tout tant simpose dabord nous dans une

    68 G. W. F. Hegel, Morceaux choisis, par Henri Lefebvre et Norbert Guterman, Paris, ides, Gallimard, vol. 1, p. 294. 69 R. Lourau, L'analyse institutionnelle, Paris, Minuit, 1969. 70 Jean-Marie Brohm, Contre Althusser, pour