8
Armand Colin La belle Hélène comme vous ne l'aurez jamais vue (Lessing contre Caylus) Author(s): BERNARD VOUILLOUX Source: Littérature, No. 115, HENRI MICHAUX (SEPTEMBRE 1999), pp. 87-93 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704735 . Accessed: 14/06/2014 03:18 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

HENRI MICHAUX || La belle Hélène comme vous ne l'aurez jamais vue (Lessing contre Caylus)

Embed Size (px)

Citation preview

Armand Colin

La belle Hélène comme vous ne l'aurez jamais vue (Lessing contre Caylus)Author(s): BERNARD VOUILLOUXSource: Littérature, No. 115, HENRI MICHAUX (SEPTEMBRE 1999), pp. 87-93Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704735 .

Accessed: 14/06/2014 03:18

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

■ BERNARD VOUILLOUX, UNIVERSITÉ BORDEAUX III

La belle Hélène comme

vous ne l'aurez jamais vue

(Lessing contre Caylus)

Il faut être adolescent pour se représenter l'effet que le Laocoon de Lessing exerça sur nous, en nous entraînant du domaine d'une contemplation médiocre dans les libres espaces de la pensée. Le fameux ut pictura poesis , si longtemps mal compris, était d'un seul coup écarté; la différence entre l'art plastique et l'art oratoire s'éclairait; les sommets de l'un et de l'autre nous apparaissaient séparés, de si près qu'ils touchassent à leurs bases. L'art plastique devait se tenir dans les limites du beau, lors même que l'art oratoire, qui ne peut se passer de tout exprimer, était autorisé à franchir ces bornes. Le premier travaille pour les sens que le beau peut seul satisfaire, l'autre pour l'imagination qui peut fort bien encore s'ar- ranger du laid. Toutes les conséquences de cette magni- fique pensée s'offrirent à nous comme illuminées par un éclair; toute l'ancienne critique doctorale et magistrale fut rejetée comme un vieux vêtement (1).

La d'un la beauté représentation?

bon

de

tableau?

ce qui est

Dès Autrement

représenté

lors qu'une dit,

est-elle un théorie

beau garante

de sujet

l'art

de est-il ou

la beauté

un le

systè- gage

de la représentation? Autrement dit, un beau sujet est-il le gage d'un bon tableau? Dès lors qu'une théorie de l'art ou un systè-

me esthétique font de l'imitation de la nature le fondement de la peintu- re, la question, qui est évidemment tout aussi inactuelle que la thèse qu'elle postule, est vouée à prendre une importance que - les choses étant ce qu'elles sont - nous avons quelque peine à lui reconnaître. Sur ce point, Diderot adoptait une position qui ne laisse pas de nous embar- rasser, nous qui savons qu'«un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote - est essentielle- ment une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées (2) » :

1 J.W. von Goethe, Poésie et Vérité. Souvenirs de ma vie [1811-1833], 2e partie, liv. VIII, trad. P. du Colombier, Paris, Aubier, 1941, p. 205. 2 M. Denis, «Définition du néo-traditionnisme » [1890], Théories, 1890-1910, Paris, L. Rouart et J. Watelin, 1914, p. 1.

87

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

■ RÉFLEXION CRITIQUE

88

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

Beau sujet de tableau, c'est Phryné traînée devant V aréopage pour cause d'impiété, et absoute à la vue de son beau sein : preuve, entre beaucoup d'autres, du cas que les Grecs faisaient de la beauté, ou des modèles qui servaient pour leurs dieux et leurs déesses.

Baudoin a traité ce sujet trop au-dessus de ses forces (3).

Si Diderot supposait donc qu'il pût exister quelque chose comme des beaux sujets, il admettait dans le même temps que ceux-ci ne donnent pas nécessairement lieu à de beaux tableaux : pour prendre une consistance picturale, la beauté «faite à peindre», la beauté «pittoresque» réclame pour le moins, on s'en serait douté, la collaboration du peintre. Reste que la qualité du sujet était préjugée n'être pas indifférente à la réussite de l'œuvre : le peintre était d'autant plus assuré de faire un beau tableau que non seulement il le peignait bien, mais qu'il n'y représentait pas n'importe quoi.

Durant ces années qui voient l'émergence du néo-classicisme, cette question du beau sujet aura reçu une résolution à laquelle je veux m' arrêter un moment, car elle fait intervenir des considérations qui, elles, ne nous sont pas complètement étrangères. Ladite résolution nous vient d'Allemagne, non de Winckelmann, toutefois, mais de l'un de ses adversaires - de Lessing, dont le Laocoon (1766) a trouvé, comme on sait, son occasion dans une réfutation des thèses que l'auteur des Réflexions sur V imitation des œuvres grecques en peinture et en sculp- ture (1755) venait de développer, et en particulier dans une discussion serrée de l'interprétation qu'il y avait donnée du célèbre groupe antique «inventé» à Rome un beau jour de janvier 1506 (4). Mais le Laocoon atteint au passage une autre cible, un Français, un «singe antiquaire» que Diderot, de son côté, tenait en piètre estime (5) : le comte de Cay lus, antiquaire notoire, amateur distingué et membre de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Dans les moments de répit que lui laissait la publication de son grand œuvre, le Recueil ď antiquités égyp- tiennes, étrusques , grecques et romaines (1752-1767), qui, à peine ter- miné, serait déjà périmé par la géniale avancée de Winckelmann, il avait donné en 1757 un ouvrage sobrement intitulé Tableaux tirés de V« Iliade », de V« Odyssée» d'Homère et de V« Enéide» de Virgile , dans lequel il se proposait de fournir aux peintres un «catalogue raisonné des 3 D. Diderot, Pensées détachées sur la peinture, la sculpture et la poésie pour servir de suite aux Salons [éd. posth. 1798], Œuvres esthétiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1976, p. 778. Diderot fait référence à une gouache envoyée par Pierre-Antoine Baudoin au Salon de 1763, aujourd'hui au musée du Louvre : voir la notice de Marie-Claire Sahut dans Diderot et l'Art de Boucher à David (Paris, Hôtel de la Monnaie, 5 octobre 1984-6 janvier 1985), Paris, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1984, p. 132-133, et, sur le compte rendu de Diderot, J. Seznec, «Diderot et Phryné», Gazette des Beaux- Arts, 6e série, 37 bis, 1950, p. 325-330. 4 Rome, musée du Belvédère. 5 Voir J. Seznec, Essais sur Diderot et l'Antiquité, Oxford, Clarendon Press, 1957, p. 79-96 (chap. V) ; P. Vernière, « Diderot et Caylus, des Bijoux à Jacques le Fataliste », Travaux de linguistique et de litté- rature, 13, 1975, p. 547-556.

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA BELLE HÉLÈNE ■

plus grands sujets » tirés de la poésie antique (6) en vue de pallier, pré- cisait-il, l'impossibilité où se trouvent les praticiens de beaucoup lire et de les «mettre en état de parcourir plusieurs volumes en peu de temps (7)».

Les présupposés sur lesquels repose le projet de Caylus sont très vigoureusement combattus par Lessing : pour ce dernier, ils portent la marque des regrettables confusions entretenues par le parallèle humaniste et académique de la peinture et de la poésie. Or, de celles que la doctrine de Y ut pictura poesis tient pour deux sœurs, Lessing veut, tout au rebours de l'antique topos et de ses variantes modernes, faire ressortir la spécificité et, en les rendant ainsi définitivement inassimilables l'une à l'autre, mettre un terme à des siècles de peinture littéraire non moins que couper dans sa fleur la reviviscence que connaît alors le genre de la poésie picturale, de la poésie descriptive. Sans revenir ici sur l'opposi- tion entre arts du temps et arts de l'espace, qui forme la thèse centrale du Laocoon , on s'arrêtera à l'analyse que Lessing propose de l'un des sujets de tableaux homériques suggérés par le savant amateur (s). Ce sujet est en fait une adaptation «moderne» d'un tableau que l'on peut dire mythique, et cela pour au moins deux raisons : c'est le portrait d'Hélène, par qui la guerre de Troie est arrivée, et il est de Zeuxis. Bien entendu, le tableau ayant subi le même sort que la quasi-totalité des peintures de l'Antiquité, la valeur qui s'attachait déjà aux productions du peintre de son vivant ne pouvait que s'en trouver augmentée : le seul témoignage subsistant pour les Modernes étant celui des textes, aucune réalité tangible ne venait en contrebalancer la rumeur élogieuse. Ces Modernes savaient par Pline l'Ancien qu'en suscription à son tableau, le peintre avait recopié les deux vers dans lesquels Homère rapporte les propos tenus par les vieillards de Troie, à la fois charmés et effrayés, au moment où la jeune femme se présenta devant eux : «Il n'y a pas à s'indigner si les Troyens et les Achéens aux belles cnémides, pour une telle femme, endurent de si longues souffrances (9).» Il faut noter au passage que ces mêmes vers avaient été allégués par un petit rhéteur grec de l'Antiquité tardive pour illustrer le crédit, en quelque sorte extra-légal, dont la beauté peut se prévaloir sur l'esprit des juges et que cette citation précédait immédiatement le rappel du geste par lequel, en

6 Anne Claude Philippe de Tubières, comte de Caylus, Tableaux tirés de l'« Iliade», de V« Odyssée » d'Homère et de l'«Énéide» de Virgile , Paris, Tilliard, 1757, p. 31 («Avertissement»). 7 Ibid., p. 4. 8 G.E. Lessing, Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie [1766], trad. Courtin [1866] révisée, Paris, Hermann, 1990, p. 153. 9 Homère, II., III, v. 156-157. L'information se trouve chez Valére Maxime (III, 7 ext. 3; A. Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l'histoire de la peinture ancienne. Recueil Milliet [1921], réimp. avec introduction et notes de A. Rouveret, Paris, Macula, 1985, n° 219, auquel j'emprunte la traduction des vers d'Homère, que Lessing ne cite pas). Ce tableau fut peint pour Pyrrhus, enlevé par M. Fulvius Nobilior durant la campagne d'Acarnanie (-189) et offert par lui au temple romain d'Hercules Musarum. Pline l'Ancien déclare l'avoir vu au portique de Philippe qui entourait ce temple (Hist, nat., XXXV, XXXVI, 66).

89

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

■ RÉFLEXION CRITIQUE

90

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

se dénudant, Phryné (que nous croisons à nouveau, pas tout à fait par hasard) avait réussi là où son avocat, Hypéride, par la seule parole, avait échoué (io). De la même façon, Théophile Gautier y fera allusion dans le compte rendu fort élogieux qu'il consacrera au fameux «chef- d'œuvre» de Gérôme illustrant l'anecdote (11). Revenons à Zeuxis. Dans le diptyque formé par le tableau et son titulus, combinant par contiguïté l'image et l'écriture, Lessing voit un témoignage de la plus saine émulation : chaque «sœur» se cantonne à son strict domaine sans empiéter sur celui de sa voisine. Il retrouve ainsi, dans une Antiquité dont l'Europe lettrée n'a pas encore dévoyé les enseignements, la «loi» que l'étude des poèmes homériques lui a permis de dégager : d'une part, le poète ne «représente» la beauté que par le détour de l'impression qu'elle produit; d'autre part, le peintre la montre en ses «éléments» de peinture, telle qu'elle se présente à la vue, «debout et nue». En d'autres termes, les vers disent l'effet que provoque chez les vieillards la beauté de la femme qu'ils voient : de la beauté, il ne peut y avoir de discours que métonymique; quant à l'image, elle donne à voir « analytiquement » cette femme en en représentant l'aspect, expliquant ainsi, par l'effet qu'elle ne peut manquer de susciter chez le spectateur, les vers d'Homère : de la beauté, il ne peut y avoir d'image que référentielle. D'où l'on peut conclure que s'il réactualise, par le truchement de l'image, l'aspect de la beauté vivante, le tableau réamorce l'effet auquel renvoie le poème : pour le spectateur, charmé, effrayé, dont l'antique distique a une fois pour toutes dépeint les réactions, c'est comme si, à chaque fois, Hélène était là (12).

De ce tableau mythique, de cette image archétypale, sublime parce qu'absente, et donc ouverte aux hypostases de l'imagination (ce dont Lessing ne tient par ailleurs aucun compte, pour des raisons qui ne peu- vent être abordées ici (13)), on passe ensuite au sujet de tableau que Cay lus a cru devoir proposer aux modernes successeurs de Zeuxis. Disons tout de suite qu'en même temps qu'il se facilitait la tâche, il simplifiait aussi considérablement celle du peintre et de tous les hypo- thétiques descripteurs qui auraient voulu rendre compte de la figure

10 IpólAÁñÍKÓ • in Hermogenis lÃpi ÛÙaÛÂ'Ô, in Rhet. Gr., t. XIV, éd. H. Rabe, Leipzig, Teubner, 1931, p. 190, 12-18. 11 Th. Gautier, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, E. Dentu, 1861, p. 179. Le tableau de Gérôme, Phryné devant l'Aréopage, est à la Kunsthalle de Hambourg : voir G.-M. Ackerman, Jean-Léon Gérôme. Monographie et Catalogue raisonné [1986], trad. J. Coignard et Y. Thoraval, Paris, A.C.R. Édition, 1992, n° 132, p. 210, et fig., p. 59. 12 Sans pousser aussi loin l'analyse, Falconet pose un principe proche de celui de Lessing : «Le poète, par la succession des images, peut l'emporter sur le peintre, tandis que celui-ci peut toucher plus vivement par l'objet même qu'il met sous les yeux. À qui faut-il donner la préférence? à celui qui peindra le mieux par les moyens qui lui sont propres»; et il donne Y Hélène de Zeuxis en exemple {Œuvres complètes, 3e éd. revue et corrigée par l'auteur, Paris, Dentu, 1808; t. I, n. 75, p. 337 ; trad, de Pline l'Ancien, Hist, nat., XXXV). 13 Je me permets de renvoyer à mon article «La bouche et le voile. Note sur le Laocoon», L' Inactuel, 4, automne 1995, p. 183-191.

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA BELLE HÉLÈNE ■

qu'y faisait la belle Hélène, puisque celle-ci devait être représentée cou- verte d'un voile blanc. De la femme rendue de la sorte invisible, com- ment dès lors percevoir la beauté, sinon en s'en remettant au témoignage visible, et même spectaculaire, que constituent les signes expressifs par lesquels les vieillards manifestent leur admiration? Caylus comptait bien sur une telle médiation : «L'artiste doit s'attacher à faire sentir le triomphe de la beauté par l'avidité des regards et par tous les témoignages d'adoration marqués sur le visage de ces hommes glacés par l'âge (14).» On pressent non sans quelque effroi l'implacable raisonnement qu'a dû soutenir in petto le digne antiquaire. Comment représenter de manière convaincante la beauté d'Hélène? Une figuration quelconque, en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'elle détermine l'in- détermination où se plaît l'imagination, en tant qu'elle décide dans une pluralité de possibles dont c'est la pluralité même qui séduit au désir, cette figuration-là n'est-elle pas constitutivement décevante et sujette à contestation ? Aussi, plutôt que de donner à voir la cause, que le peintre peigne l'effet, qu'il montre l'expression des passions - seule mesure de l'incommensurable beauté. Là où Zeuxis dissociait la cause visible de l'effet dicible, remettant l'expression de chacun au matériau qui lui est approprié, le peintre caylusien voile ce qui est à voir, occulte la cause - ou plutôt en représente l'occultation - pour amener le specta- teur du tableau à la reconstruire de manière indirecte en la déduisant de l'effet (l'expression des vieillards) qu'elle produit : l'effet s'est retiré dans le tableau, la cause dans l'invisible - et, certes, là où elle est, elle pourra toujours satisfaire à ce qu'y projette tout un chacun, la projection consistant, en l'occurrence, pour le spectateur, à entrer dans le tableau et à s'identifier aux vieillards qui y sont représentés de manière à éprouver par empathie l'effet de la beauté. On serait presque tenté de dire que Caylus fut le seul «peintre» de l'époque qui osa brouiller les subtiles catégorie élaborées aujourd'hui par Michael Fried à partir des textes de Diderot : cette «fiction dramatique», loin de vouloir en exclure le spec- tateur, l'y faisait pénétrer comme dans une «idylle pastorale (15)». L'idée était bien d'un peintre conceptuel, d'un artiste du concetto.

À la dissociation analytique opérée par le diptyque de Zeuxis s'op- poserait ainsi la solution consistant à voiler ce que Zeuxis montrait et à montrer ce qu'Homère disait, en sorte que le tableau fonctionne pour le spectateur comme un dessin, puisque, en ce cas, «on termine soi-même l'objet qui vous est offert (16)». Cette «solution», Lessing lui objecte

14 Comte de Caylus, Tableaux tirés de /' «Iliade»..., op. cit., p. 26 (cité dans G.E. Lessing, Laocoon, op. cit., p. 153). 15 M. Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne [1980], trad. Cl. Brunet, Paris, Gallimard, 1990, p. 131-132. 16 Comte de Caylus, «Discours sur le dessin» [1732], in Conférences de l'Académie royale de pein- ture et de sculpture, éd. H. Join, Paris, Quantin, 1883, p. 370-371.

91

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

■ RÉFLEXION CRITIQUE

92

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

deux choses. Son premier argument en appelle et à I' «expérience» que l'on peut avoir de la beauté et à la convenance (das Uebliche , traduisant decorum ) :

Lequel montrera véritablement la victoire de la beauté [den Triumph der Schönheit ]1 Le premier, où je l'éprouve moi-même, ou le second, où il faut que je la devine par les grimaces des barbons émus ? Turpe senilis amor. Un regard luxurieux rend ridicule le visage le plus respectable, et un vieillard qui trahit des ardeurs juvéniles est même un objet de dégoût [ein eckler Gegenstand] (17).

Le dispositif caylusien heurte Lessing non seulement parce qu'il fait emprunter un tortueux détour herméneutique à un affect qui doit s'éprouver dans l'immédiateté de l'admiration, mais parce qu'il attente à la doxa morale : l'expression des désirs charnels ne «convient» pas à un vieillard, n'est pas accordée à son état (ou à l'idée qu'il convient d'en avoir). On pourrait objecter les innombrables et brillantes varia- tions sur le thème de Suzanne et les vieillards (ou de Loth et ses filles ), que Lessing n'aurait certainement pas condamnées; néanmoins, dans la perspective morale qui est ici la sienne, la représentation des libidineux vieillards contemplant Suzanne à son insu n'est-elle pas légitimitée par le sujet même du tableau, puisque celui-ci, au lieu de la tourner à l'avantage de la beauté, en implique la dénonciation? Un siècle plus tard, la réaction de Zola devant les barbons de Gérôme n'en passera certes plus par la morale, ou du moins en appellera à la «morale» autre d'un art qui ne serait plus conçu comme le dépositaire d'une «vérité absolue et éternelle», mais comme «un produit humain, une sécrétion humaine (18)», et par conséquent comme une vérité relative et datée; il n'en demeure pas moins que, s'agissant de la mise en scène par le peintre de «ces rangées de vieilles faces allumées par le désir», sa cri- tique laissera on ne peut plus clairement apparaître le ridicule de la situation, l'immoralité consistant pour lors non à exposer la turpitude d'un désir sénile, mais à y recourir pour «épicer» le spectacle de la nudité (19). Chez Lessing, toutefois, l'argument moral, lié qu'il est aux circonstances de l'histoire représentée, reste conjoncturel : il tomberait de lui-même si les spectateurs n'étaient pas des vieillards, mais de beaux jeunes gens; et plus rien alors ne s'opposerait, en principe, au parti suggéré par Cay lus.

17 G.E. Lessing, Laocoon, op. cit., p. 153 ( Laokoon , Sämtliche Schriften, Stuttgart, éd. K. Lachmann, G.J. Göschen' sehe Verlagshandlung, 1893, t. IX, p. 133). 18 É. Zola, «Mon Salon» [1868], Écrits sur l'art, éd. J.-P. Leduc- Adine, Paris, Gallimard, «Tel», 1991, p. 109. 19 Étudiant la notion de progrès, Gombrich concluait son examen des réactions suscitées par le tableau de Gérôme en renvoyant aux «débats du XVIIIe siècle» («Les idées de progrès et leur répercus- sion dans l'art» [1971], L'Écologie des images, trad. A. Lévêque, Paris, Flammarion, 1983, p. 283).

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA BELLE HÉLÈNE ■

C'est pourquoi Lessing avance un second argument, et un argu- ment dont la puissance tient à ce qu'il est organiquement lié à la thèse centrale du Laocoon : le tableau exige la monstration; son essence appelle la présentation. C'est à cette vocation que déroge le tableau cay- lusien. Lessing ironise : «Puisque j'y vois des vieillards ravis, j'aimerais voir en même temps l'objet de leur ravissement et je suis bien surpris en m'apercevant que ce qu'ils regardent avec tant d'ébahissement lubrique n'est - nous l'avons dit - qu'une forme déguisée et voilée (20).» La frustration qu'entretient le subterfuge imaginé par Cay lus est incompa- tible avec la finalité (le «ravissement») que sa nature d'image (son être- visible) assigne à la peinture : la représentation du ravissement ne peut suppléer celle de sa cause. C'est-à-dire d'Hélène, de sa figure en peinture. Il fallait dévoiler la femme, la montrer comme avait fait Zeuxis, «debout et nue», et non la reléguer dans les dessous d'une représenta- tion. En occultant la cause du ravissement, c'est la cause (et la chose) même de la peinture que Caylus trahit, en tant que la peinture serait affaire de forme et non de transformation, de représentation et non de récit. La spécification critique promue par Lessing, parce qu'elle articu- le la picturalité à une esthétique de la forme, ne peut aller qu'à condam- ner le tableau d'histoire (21). Dès lors que la cause du ravissement est représentée - et c'est, pour Lessing, la seule représentation légitime - , la représentation du ravissement devient redondante, et donc superféta- toire : seule serait légitime en peinture la représentation de portrait. Si les beautés d'un tableau sont celles d'un beau visage, comme Félibien le pensait, il n'était pas besoin de jeter le voile sur cela qui est fait pour être dévoilé (22). En démontant l'argument «littéraire» de Caylus, Lessing ouvrait le chemin aux approches formalistes et sémiotiques de la peinture. Encore ne s'y engageait-il pas complètement : pour cela, il lui aurait fallu comprendre qu'un voile peut être un sujet comme un autre, dès lors qu'il est traité pour lui-même, comme un aspect dont les seuls dessous sont ceux de la peinture, comme une apparence qui ne renvoie à aucune autre profondeur que celle d'un châssis de bois et d'un pan de toile recouvert de pigments colorés. 20 G.E. Lessing, Laocoon , op. cit., p. 154. Sur la subordination du critère de spatialité à celui de visi- bilité dans la définition que Lessing donne des arts plastiques, voir les précieuses analyses de D.E. Welberg, Lessing 's Laocoon. Semiotics and Aesthetics in the Age of Raison, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 144 et suiv. 21 Cf. R.W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture, XVe -XVIW siècles [1940 ; 2e éd. 1967], trad. M. Brock, Paris, Macula, 1991, p. 172-173. On peut rapprocher l'argumentation de Lessing du jugement d'Aristote, pour qui «la peinture de Zeuxis ne fait aucune place au caractère [qiÔ~] » (Poétique, 50 a 28-29), cette défection étant liée, comme l'a montré A. Rouveret, à la liquida- tion de l'histoire (A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne [Ve siècle av. J.-C.-Ier siècle ap. J.-C.], Rome, École française de Rome [B.E.F.A.R., 274], 1989, p. 157 et 159). 22 À propos de YÉliézer et Rébecca de Poussin, Félibien écrivait que les beautés du tableau «sont naturelles, sans ajustement & sans fard. Le Peintre n'a relevé d'aucunes fleurs cet excellent ouvrage; il l'a dépouillé de tout ornement, comme un baux visage que l'on découvre, & à qui l'on ôte le voile» (. Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, liv. VIII, Trévoux, De l'imprimerie de S.A.S., 1725, t. IV, p. 115).

93

LITTÉRATURE N° 115 - SEPT. 99

This content downloaded from 62.122.78.91 on Sat, 14 Jun 2014 03:18:33 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions