View
220
Download
3
Embed Size (px)
DESCRIPTION
Henri Michaux lecteur de Maurice Barres
Henri Michaux lecteur de Maurice Barre s
David Vrydaghs
Universit de Lige
En 1928, depuis lquateur o il sjourne, Henri Michaux fait
tat auprs de Jean Paulhan de son intrt pour le premier
volume du Culte du moi (1888-1891), trilogie de Maurice
Barrs : Je fais un roman; des vues synthtiques, le contraire
du dlayage proustien, ne serait pas aux antipodes de Sous lil
des Barbares. Vient avec lenteur, sret et allure de dfinitif.
Semble devoir sachever dans quatre ou cinq mois en quelque
sorte classique (cit par Ouvry-Vial, 1989, p. 82). Ce projet
naboutira pas. Sans doute est-ce pour cela que la critique ne
sest pas interroge sur les rapports entre ces deux auteurs. On
trouve pourtant plusieurs rfrences luvre de Barrs dans
la production de Michaux depuis 1929, date de publication
www.revue-analyses.org, vol. 4, n 3, automne 2009
295
dEcuador et de Mes proprits, jusquen 1933, quand parat Un
barbare en Asie. De quelle nature sont-elles? Quapportent-elles
luvre en cours? Autant de questions jamais poses mais qui
mritent assurment de ltre1.
Que Michaux ait lu et apprci Sous lil des Barbares au
point den faire un modle pour son roman futur na par ailleurs
rien dtonnant tant Barrs est un crivain got par la jeune
gnration dans les annes 1920. Raymond Radiguet et Henry
de Montherlant lui ddicacent leurs premiers textes (Winock,
1999, p. 183-185). Franois Mauriac reconnat que Barrs a
fait beaucoup plus pour [lui] que dattirer lattention sur [son]
premier livre (cit par Winock, 1999, p. 185). Louis Aragon,
Pierre Drieu La Rochelle et Andr Malraux peuvent bon droit
tre considrs comme les fils de Barrs tant leurs uvres
de jeunesse constituent un approfondissement des thses du
Culte du moi et du Roman de lnergie nationale (1897-1902)
voire une rponse celles-ci (Habrand 2004). Le procs
symbolique intent le 13 mai 1921 par le mouvement dada
lencontre de lcrivain est galement symptomatique de cet
tat de chose : lhomme politique y est condamn, non
lcrivain, comme si les futurs surralistes avaient hsit jeter
le discrdit sur celui quils avaient lu avec passion, ce dont
tmoignent encore les notes quils lui attriburent dans le
numro de Littrature de mars 1921 o il sagissait de coter
diverses personnalits de lpoque : sur une note maximale de
20, Soupault lui donna un 12, Breton un 13, Aragon un 14 et
Drieu un 16 (Habrand 2004, p. 26).
1 Pour tre exact, linfluence de Barrs sur lcriture de ce livre a dj t signale par Didier Alexandre (1995). Nous en faisons cependant une autre lecture, comme on le verra plus loin.
DAVID VRYDAGHS, Henri Michaux lecteur de Maurice Barrs
296
Michaux serait-il ds lors un fils de Barrs parmi tant
dautres? Son cas a quand mme ceci de particulier qu la
diffrence des auteurs cits, il na jamais reconnu publiquement
sa dette envers Barrs et sest rapidement dfait de son
influence. On se demandera par consquent pourquoi Michaux
a privilgi Barrs ce moment prcis de sa carrire pour
ensuite labandonner. Aprs 1933 en effet, Michaux est loin de
Barrs.
Les territoires du moi : lhritage barrsien chez Michaux
Parlant de Barrs son mentor, Michaux y voyait un modle
pour son roman en cours deux niveaux au moins : celui des
principes de composition; celui du style. En labsence des
brouillons du pote, dtruits par celui-ci, il est impossible de
vrifier si Michaux a mis sa remarque en pratique. Toujours est-
il quil semble confiner limportance queut Barrs pour lui
son criture romanesque ; il ne dit mot, Paulhan, de son
journal ni de ses pomes, auxquels il continue pourtant de
travailler.
Une forme dintertextualit avec Barrs est cependant
reprable dans ces textes; mais elle ne consiste pas en reprises
stylistiques ni en similitudes au niveau des principes de
composition. Qua donc emprunt Michaux, si ce nest le style de
Barrs? Sur quoi sest-il appuy pour raliser ces emprunts
dans dautres genres que le roman thse?
Dans son tude sur Un barbare en Asie, Didier Alexandre
associait la dconstruction de la logique du savoir, opre de
manire volontiers polmique, lintrieur mme de la
www.revue-analyses.org, vol. 4, n 3, automne 2009
297
connaissance (p. 208) la lecture de Barrs par Michaux.
Lauteur du Culte du moi mettait en effet en scne litinraire
intellectuel dun jeune Franais, Philippe, qui stait construit
une philosophie et un savoir personnels aprs avoir reni les
connaissances et la vision du monde que ses matres avaient
dpos en lui au cours de son ducation. Le moi de Philippe
comprenait ainsi progressivement quil devait se dfaire des
connaissances inculques par les barbares qui lentouraient
sil voulait se dcouvrir et saffirmer2.
Le mouvement dialectique identifi par Didier Alexandre
se rencontre donc galement chez Barrs, mais est-il pour
autant imputable cet auteur? Nous ne le pensons pas. La
dconstruction critique du savoir constitu et de la
raison est en effet un topos littraire dans les annes 1920,
que lon rencontre chez Louis Aragon et Georges Bataille, chez
Blaise Cendrars et Andr Breton ou encore La Nouvelle Revue
franaise, occupe promouvoir le genre de lessai contre les
savoirs constitus (Mac, 2006, p. 54-74). Les crivains sont
donc nombreux se dfier du savoir constitu et se
comporter comme Anicet ou Philippe avant lui sans tre tous
des lecteurs de Barrs pour autant3.
Un second lment nous incite nuancer la lecture
dAlexandre. Si Michaux manifeste une mauvaise humeur
2 Chez Barrs, le terme barbare ne reprsente pas une catgorie sociale prcise, ce que dit bien ce passage de Sous lil des Barbares o Philippe sexclame : Quon le classe vulgaire ou dlite, chacun, hors moi, nest que barbare. vouloir me comprendre, les plus subtils et bienveillants ne peuvent que ttonner, dnaturer, ricaner, sattrister, me dformer enfin, []. (p. 107) 3 On se souviendra que le hros du premier roman dAragon tait ainsi prsent : Anicet navait retenu de ses tudes secondaires que la rgle des trois units, la relativit du temps et de lespace; l se bornaient ses connaissances de lart et de la vie. (p. 23)
DAVID VRYDAGHS, Henri Michaux lecteur de Maurice Barrs
298
chronique envers les systmes de pense et les professeurs
dans la plupart de ses livres, sil fait dans Ecuador lloge du
dsapprentissage, seule possibilit offerte pour faire [] des
dcouvertes (1998, p. 177) dans un monde gangren par la
raison et la technique, sa position est surtout redevable de son
admiration pour les auteurs mystiques, explicite dans son
journal de voyage4. Pour rappel, ces croyants prfraient
lorthodoxie la recherche de moyens personnels pour entrer en
contact avec le divin (de Certeau, 1982). Barrs na donc pu
influencer profondment Michaux sur ce point. Sa lecture na pu
que renforcer ses convictions les plus profondes, non les faire
natre.
Michaux a en fait emprunt au Culte du moi ce que celui-ci
prtendait offrir : une culture du moi (Barrs, 1965, p. 24) :
Cest une culture qui se fait par laguements et par
accroissements : nous avons dabord purer notre moi de
toutes les parcelles trangres que la vie continuellement y
introduit, et puis lui ajouter. Quoi donc? Tout ce qui lui est
identique, assimilable. (p. 30-31) Soit une mthode
dapprentissage, illustre par litinraire de Philippe dans les
romans, qui consiste dabord se dbarrasser du savoir
transmis par les barbares de tous ordres pour retrouver en soi
et dans le monde extrieur des lments sensibles communs
4 Cette admiration est dailleurs nonce immdiatement aprs lloge du dsapprentissage : Pour ce qui est de la religion catholique, quand je ltudiais, je me mfiais beaucoup des vques, chanoines et professeurs de cours de thologie et de philosophie. Ils sont fort rous, je pensais. Meilleurs me paraissaient le cur dArs, blackboul tous examens ou questions thologiques, ou saint Joseph de Cupertino surnomm lne, et Ruysbroeck ladmirable qui faisait tout de travers, qui ne comprirent point infiniment de dtails, mais lessentiel jusqu la moelle : le Dieu quil y avait aimer. (p. 178)
www.revue-analyses.org, vol. 4, n 3, automne 2009
299
(Barrs insiste beaucoup sur la ncessit daccorder ses
instincts ceux dune race, dun groupe humain dj l).
On retrouve ce mouvement dans les premiers crits de
Michaux. Ecuador offre en effet le portrait dun voyageur
dgot par ce quil voit et entend. Aucun paysage, aucun
homme naident [s]on perfectionnement (p. 191), souhait
explicite du narrateur. Ce premier mouvement, dlagage, est
bientt contrebalanc par un second mouvement, douverture
au monde. Cela narrive quune fois dans Ecuador, quand le
narrateur gagne la fort tropicale :
Ici, il y a pour moi. Quand les potes chantaient les arbres du Nord, je croyais quils le faisaient exprs. Ces arbres nus, sans famille, lisses, abandonns, hauts troncs, et branches qui noffrent aucune ouverture (je songe surtout vous, htres, que jai tant maudits, quon voulait me faire