Herbe Rouge

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Boris Vian

LHERBE ROUGE

(1950)

Table des matires CHAPITRE PREMIER .............................................................. 4 CHAPITRE II ............................................................................ 7 CHAPITRE III .......................................................................... 11 CHAPITRE IV ......................................................................... 16 CHAPITRE V........................................................................... 18 CHAPITRE VI ......................................................................... 24 CHAPITRE VII ........................................................................ 32 CHAPITRE VIII ...................................................................... 37 CHAPITRE IX ......................................................................... 43 CHAPITRE X .......................................................................... 46 CHAPITRE XI .........................................................................50 CHAPITRE XII........................................................................ 52 CHAPITRE XIII ...................................................................... 57 CHAPITRE XIV ...................................................................... 62 CHAPITRE XV ........................................................................ 64 CHAPITRE XVI ...................................................................... 69 CHAPITRE XVII ..................................................................... 77 CHAPITRE XVIII................................................................... 80 CHAPITRE XIX ...................................................................... 85 CHAPITRE XX ........................................................................ 92

CHAPITRE XXI ...................................................................... 99 CHAPITRE XXII ................................................................... 104 CHAPITRE XXIII ................................................................. 109 CHAPITRE XXIV ...................................................................119 CHAPITRE XXV ................................................................... 122 CHAPITRE XXVI .................................................................. 132 CHAPITRE XXVII ................................................................ 138 CHAPITRE XXVIII ............................................................... 143 CHAPITRE XXIX .................................................................. 147 CHAPITRE XXX ................................................................... 154 CHAPITRE XXXI .................................................................. 158 CHAPITRE XXXII ................................................................ 169 CHAPITRE XXXIII ............................................................... 173 CHAPITRE XXXIV ............................................................... 182 CHAPITRE XXXV ................................................................. 184 propos de cette dition lectronique ................................. 186

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CHAPITRE PREMIER

Le vent, tide et endormi, poussait une brasse de feuilles contre la fentre. Wolf, fascin, guettait le petit coin de jour dmasqu priodiquement par le retour en arrire de la branche. Sans motif, il se secoua soudain, appuya ses mains sur le bord de son bureau et se leva. Au passage, il fit grincer la lame grinante du parquet et ferma la porte silencieusement pour compenser. Il descendit lescalier, se retrouva dehors et ses pieds prirent contact avec lalle de briques, borde dorties bifides, qui menait au Carr, travers lherbe rouge du pays. La machine, cent pas, charcutait le ciel de sa structure dacier gris, le cernait de triangles inhumains. La combinaison de Saphir Lazuli, le mcanicien, sagitait comme un gros hanneton cachou prs du moteur. Saphir tait dans la combinaison. De loin, Wolf le hla et le hanneton se redressa et sbroua. Il rejoignit Wolf dix mtres de lappareil et ils terminrent ensemble. Vous venez le vrifier ? demanda-t-il. Il ma lair dtre temps, dit Wolf. Il regarda lappareil. La case tait remonte, et entre les quatre pieds rbls bait un puits profond. Il contenait, rangs en bon ordre, les lments destructeurs qui viendraient sajuster automatiquement la suite les uns des autres, au fur et mesure de leur usure.

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Pourvu quil ny ait pas de ppin, dit Wolf. Aprs tout, a peut ne pas tenir. Cest calcul juste. Si on a un seul ppin avec une machine pareille, grogna Saphir, japprends le brenouillou et je ne parle plus que a tout le reste de ma vie. Je lapprends aussi, dit Wolf. Il faudra bien que tu parles quelquun, nest-ce pas ? Pas dhistoires, dit Lazuli excit. Le brenouillou, cest pas encore pour demain. On met en marche ? On va chercher votre femme et ma Folavril ? Il faut quelles voient a. Il faut quelles voient a, rpta Wolf sans conviction. Je prends le scooter, dit Saphir. Je suis de retour dans trois minutes. Il enfourcha le petit scooter qui partit en grondant et cahota sur le chemin de briques. Wolf tait tout seul au milieu du Carr. Les hauts murs de pierre rose slevaient nets et prcis quelques centaines de mtres. Wolf, debout devant la machine, au milieu de lherbe rouge attendait. Depuis plusieurs jours, les curieux ne venaient plus ; ils se rservaient pour le jour de linauguration officielle, et prfraient, dans lintervalle, aller voir lEldorami, les boxeurs fous et le montreur de rats empoisonnes. Le ciel, assez bas, luisait sans bruit. Pour le moment, on pouvait le toucher du doigt en montant sur une chaise ; mais il suffisait dune rise, dune saute de vent, pour quil se rtracte et slve linfini

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Il sapprocha du tableau de commande, et ses mains lamines en prouvrent la solidit. Il avait la tte lgrement incline comme toujours, et son profil dur se dcoupait sur la tle, moins rsistante, de larmoire de contrle. Le vent plaquait sur son corps sa chemise de toile blanche et son pantalon bleu. Debout, un peu troubl, il attendait le retour de Saphir. Tout commena de cette faon-l, simplement. Le jour tait pareil aux autres et seul un observateur trs entran aurait pu remarquer la zbrure filiforme, comme une craquelure dore, qui marquait lazur, juste au-dessus de la machine. Mais les yeux de Wolf, pensifs, rvaient parmi lherbe rouge. Il y avait de temps en temps lcho fugitif dune voiture, derrire le mur ouest du Carr, en bordure de la route. Les sons portaient loin : ctait le jour de repos et les gens sennuyaient dans le silence. Alors, le petit moteur du scooter hoqueta sur la route de briques ; quelques secondes passrent et Wolf, sans se retourner, perut ses cts le parfum blond de sa femme. Il leva la main et son doigt enfona le contacteur. Avec un sifflement trs doux, le moteur se mit tourner. La machine vibrait. La cage grise reprit sa place au-dessus du puits. Ils restaient immobiles. Saphir tenait la main de Folavril qui cachait ses yeux derrire une grille de cheveux jaunes.

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CHAPITRE II

Ils regardaient la machine, tous les quatre, et il y eut un claquement dur au moment o le second lment, enclench par les griffes de llment de tte, le remplaa la base de la cage. Le balancier, rigide, oscillait, sans un -coup, sans un choc. Le moteur avait pris son rgime et lchappement creusait une longue rainure dans la poussire. Elle marche, dit Wolf. Lil se serra contre lui, et il sentit travers la toile de son pantalon de travail, la ligne de llastique de ses hanches. Alors, dit-elle, tu prends quelques jours de repos ? Il faut que je continue venir, dit Wolf. Mais tu as fait le travail quils tont command, dit Lil. Cest fini, maintenant. Non, dit Wolf. Wolf, murmura Lil. Alors jamais Aprs, dit Wolf. Dabord Il hsita puis continua. Sitt quelle sera rode, dit-il, je lessaierai.

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Quest-ce que tu veux oublier, dit Lil maussade. Quand on ne se rappelle rien, rpondit Wolf, ce nest srement pas pareil. Lil insista. Mais tu vas te reposer Je voudrais deux jours de mon mari, dit-elle mi-voix, avec du sexe dans lintonation. Je veux bien rester avec toi demain, dit Wolf. Mais aprsdemain, elle sera assez entrane, et il faudra que je ltalonne. ct deux, Saphir et Folavril, enlacs, ne bougeaient pas. Pour la premire fois, il avait os poser ses lvres sur celles de son amie et il gardait leur got de framboise. Il fermait les yeux et le ronronnement de la machine suffisait le transporter ailleurs. Et puis il regarda la bouche de Folavril et ses yeux relevs aux coins comme des yeux de biche-panthre et il sentit soudain la prsence de quelquun dautre. Pas Wolf et Lil Un tranger Il regarda. Il y avait un homme ct de lui, qui les observait. Son cur sauta mais il ne fit pas un mouvement. Il attendit puis se dcida passer sa main sur ses paupires. Lil et Wolf parlaient. Il entendait le murmure de leurs mots Il pressa violemment ses yeux jusqu voir des taches fulgurantes, et les rouvrit. Personne. Folavril ne stait aperue de rien. Elle restait contre lui, presque indiffrente lui-mme navait gure pens ce quils faisaient. Wolf allongea le bras et saisit Folavril par lpaule. En tout cas, dit-il, toi et ton coquin vous venez dner ce soir la maison.

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Oh oui ! dit Folavril. Pour une fois, vous laisserez le snateur Dupont avec nous Il est toujours la cuisine, le pauvre vieux ! Il va crever dindigestion, dit Wolf. Chouette, dit Lazuli avec un effort pour tre gai. a veut dire quon fait un vrai gueuleton. Comptez sur moi, dit Lil. Elle aimait bien Lazuli. Il avait lair tellement jeune. Demain, dit Wolf Lazuli, cest toi qui viendras surveiller tout a. Je prends un jour de repos. Pas de repos, murmura Lil en se frottant contre lui. De vacances. Avec moi. Je pourrai accompagner Lazuli ? demanda Folavril. Saphir lui pressa doucement la main pour lui dire quelle tait gentille. Ah, dit Wolf, je veux bien, mais pas de sabotage. Encore un claquement brutal et le talon du second tronon extirpa le troisime de la rserve. a marche tout seul, dit Lil. Allons-nous-en. Ils firent demi-tour. Tous fatigus comme aprs une grosse tension. Dans lair du crpuscule, ils distingurent la silhouette grise et velue du snateur Dupont que la bonne venait de lcher et qui accourait les rejoindre en miaulant tue-tte.

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Qui lui a appris miauler ? demanda Folavril. Marguerite, rpondit Lil. Elle dit quelle prfre les chats, et le snateur ne peut rien lui refuser. Pourtant, a lui fait trs mal la gorge. En chemin, Saphir prit la main de Folavril et il se retourna deux fois. Il avait eu, pour la seconde fois, limpression quun homme les suivait pour les pier. Ctait sans doute ses nerfs. Il frotta sa joue contre les longs cheveux de la fille blonde qui marchait au mme pas que lui. Loin derrire eux, la machine murmurait dans le ciel instable, et le Carr tait mort et dsert.

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CHAPITRE III

Wolf choisit un bel os dans son assiette et le dposa au milieu de celle du snateur Dupont qui trnait en face de lui, une serviette noue lgamment autour de son cou miteux. Le snateur, au comble de la jubilation, esquissa un aboiement jovial quil transforma aussitt en un miaou superbement modul, sentant peser sur lui le regard courrouc de la bonne. son tour, celle-ci prsenta son offrande. Une grosse boule de mie de pain, roule entre des doigts tout noirs, et le snateur engloutit la chose avec un glop sonore. Les quatre autres parlaient, genre conversation-type-detable, passe-moi le pain, jai pas de couteau, prte-moi ta plume, o sont les billes, jai une bougie qui ne donne pas, qui a gagn Waterloo, honni soit qui mal y pense et les vaches seront ourles au mtre. Le tout en fort peu de mots, car, en somme, Saphir tait amoureux de Folavril, Lil de Wolf, et vice versa pour la symtrie de lhistoire. Et Lil ressemblait Folavril, car elles avaient toutes deux des cheveux blonds et longs, des lvres embrasser et la taille fine. Folavril la portait plus haut, cause de ses jambes perfectionnes, mais Lil montrait de plus jolies paules et puis Wolf lavait pouse. Sans sa combinaison cachou, Saphir Lazuli faisait beaucoup plus pris ; ctait la premire phase, il buvait du vin pur. La vie tait vide et pas triste, en attente. Pour Wolf. Pour Saphir, dbordante et pas qualifiable. Pour Lil, corollaire. Folavril ne pensait pas. Elle vivait simplement et elle tait douce, cause de ses yeux de biche-panthre aux coins.

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On servait et desservait, Wolf ne savait pas qui. Il ne pouvait regarder un domestique, car cela fait honte. Il versa du vin Saphir qui but et Folavril qui rit. La bonne sortit et revint du jardin avec une bote de conserves remplie dun mlange de terre et deau, quelle tenta de faire absorber au snateur Dupont pour le taquiner. Il se mit mener un tapage denfer, en conservant assez de self-control pour miauler de temps en temps, comme un bon chat domestique. Ainsi que la plupart des gestes qui se rptent tous les jours, le repas navait pas de dure sensible. Il se passait, cest tout. Dans une jolie pice aux murs de bois verni, aux grandes baies de glace bleute, au plafond ray de poutres droites et fonces. Le sol, carrel dorange ple, sabaissait un peu en pente vers le centre de la pice pour crer lintimit. Sur une chemine de briques assorties, trnait le portrait du snateur Dupont trois ans, avec un beau collier de cuir crot dargent. Des fleurs de spirale dAlsie mineure garnissaient un vase limpide ; entre leurs tiges bosseles passaient des petits poissons des Mers. Par la fentre, on voyait les longues tranes de larmes du crpuscule sur les joues noires des nuages. Passe-moi le pain, dit Wolf. Saphir, qui lui faisait face, allongea le bras droit, prit la corbeille et la lui tendit du bras gauche pourquoi pas. Jai pas de couteau, dit Folavril. Prte-moi ta plume, rpondit Lil. O sont les billes ? demanda Saphir.

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Puis, ils sarrtrent quelques instants, car cela suffisait entretenir la conversation pour le rti. En outre, on ne mangeait point de rti ce soir-l, soir de gala ; un gros poulet dor la feuille gloussait en sourdine au centre du plat de porcelaine dAustralie. O sont les billes ? rpta Saphir. Jai une bougie qui ne donne pas, remarqua Wolf. Qui a gagn Waterloo ? interjeta, sans prvenir, le Snateur Dupont, coupant la parole Lil. Ce qui cra un second silence, car ce ntait pas prvu au programme. En manire de parade, les voix conjugues de Lil et de Folavril slevrent. Honni soit qui mal y pense, affirmrent-elles avec un grand calme. Et les vaches seront ourles au mtre, deux fois, rpondirent en canon perfectionn, Saphir et Wolf. Pourtant, ils pensaient visiblement autre chose, car leurs deux paires dyeux avaient cess dtre assorties. Le dner se poursuivit donc la satisfaction gnrale. On poursuit la soire ? proposa Lazuli au dessert. a mennuie de remonter me coucher. Il habitait la moiti du second tage, Folavril lautre. Comme a, le hasard.

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Lil aurait voulu se coucher avec Wolf, mais elle pensait que peut-tre cela amuserait Wolf. Le distrairait. Le dtendrait. Le gratouillerait. De voir ses amis. Elle lui dit : Tlphone tes amis. Lesquels ? demanda Wolf en dcrochant. On lui dit lesquels et ils ntaient pas contre. Pour lambiance, pendant ce temps-l, Lil et Folavril souriaient. Wolf reposa le tlphone. Il avait cru faire plaisir Lil. Comme elle ne disait pas tout, par pudeur, il la comprenait peu. Quest-ce quon va faire ? dit-il. La mme chose que les autres fois ? Disques, bouteilles, danse, rideaux dchirs, lavabo bouch ? Enfin, si a te fait plaisir, ma Lil. Lil avait envie de pleurer. De se cacher la figure dans un gros tas de duvet bleu. Elle avala son chagrin avec effort et dit Lazuli douvrir larmoire aux liquides, pour tre gaie tout de mme. Folavril comprenait peu prs et elle se leva et serra le poignet de Lil en passant. La bonne, en guise de dessert, remplissait loreille gauche du snateur Dupont, la petite cuiller, de moutarde Colman apprivoise, et le snateur hochait la tte de crainte quun remuement oppos, de queue, ne soit pris pour une marque destime. Lil choisit une bouteille vert clair parmi les dix que venait dextirper Lazuli, et sen versa un ras bord sans laisser de place pour leau. Un verre, Folle ? proposa-t-elle.

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Je veux bien, dit Folavril, amie. Saphir disparut vers la salle de bains pour amliorer certains dtails de sa toilette. Wolf regardait par la fentre de lOuest. Une une, les bandes rouges des nuages steignaient, avec un lger murmure, un friselis de fer chaud dans leau. Il y eut une seconde o tout resta immobile. Un quart dheure aprs, les amis arrivrent pour la soire divertissante. Saphir sortait de la salle de bains, le nez rouge de se ltre press et mit le premier disque. Il y en avait pour jusqu trois heures et demie, quatre heures. L-bas, au milieu du Carr, la machine grognait toujours, et le moteur perforait la nuit de sa petite lumire gourde.

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CHAPITRE IV

Deux couples dansaient encore, dont un compos de Lil et de Lazuli. Lil tait contente : on lavait invite toute la soire et, avec quelques verres de maintien, a stait arrang trs bien. Wolf les regarda un instant et se glissa dehors pour entrer dans son bureau. L, dans un coin, il y avait, sur quatre pieds, un grand miroir dargent poli. Wolf sapprocha et stendit de tout son long, la figure contre le mtal, pour se parler dhomme homme. Un Wolf dargent attendait devant lui. Il pressa ses mains sur la surface froide pour sassurer de sa prsence. Quest-ce que tu as ? dit-il. Son reflet fit un geste dignorance. De quoi tu as envie ? dit encore Wolf. Lair nest pas mauvais, par ici. Sa main sapprocha du mur et manuvra linterrupteur. La pice, dun coup, tomba dans le noir. Seule limage de Wolf restait claire. Elle prenait sa lumire dailleurs. Quest-ce que tu fais pour ten sortir ? continua Wolf. Et pour te sortir de quoi, dailleurs ? Le reflet soupira. Un soupir de lassitude. Wolf se mit ricaner. Cest a, plains-toi. Rien ne marche, en somme. Tu vas voir, mon bonhomme. Je vais entrer dans cette machine.

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Son image parut assez ennuye. Ici, dit Wolf, quest-ce que je vois ? Des brumes, des yeux, des gens des poussires sans densit et puis ce sacr ciel comme un diaphragme. Reste tranquille, dit nettement le reflet. Pour ainsi dire, tu nous casses les pieds. Cest dcevant, hein ? railla Wolf. Tu as peur que je ne sois du quand jaurai tout oubli ? Il vaut mieux tre du que desprer dans le vague. De toute faon, il faut savoir. Pour une fois que loccasion se prsente Mais rponds donc, bougre ! Son vis--vis restait muet, dsapprobateur. Et la machine ne ma rien cot, dit Wolf. Tu te rends compte ? Cest ma chance. La chance de ma vie, voui. Je la laisserais passer ? Pas question. Une solution qui vous dmolit vaut mieux que nimporte quelle incertitude. Tes pas daccord ? Pas daccord, rpta le reflet. a va, dit Wolf brutalement. Cest moi qui ai parl. Tu ne comptes pas. Tu ne me sers plus rien. Je choisis. La lucidit. Ah ! Ah ! Je cause majuscule. Il se redressa pniblement. Devant lui, il y avait son image, comme grave dans la feuille dargent. Il refit la lumire et elle seffaa lentement. Sa main, sur le commutateur, tait blanche et dure comme le mtal du miroir.

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CHAPITRE V

Wolf fit un brin de toilette avant de revenir dans la salle o lon buvait en dansant. Se lava les mains, laissa pousser sa moustache, constata que a ne lui allait pas, la coupa sur-lechamp et noua sa cravate dune autre, plus volumineuse, faon, car la mode venait de changer. Puis, au risque de le choquer, il prit le couloir en sens inverse. Au passage, il fit basculer le coupe-circuit, qui servait varier latmosphre pendant les longues soires dhiver. De ce fait, lclairage se trouvait remplac par une mission de rayons X extra-doux, mousss pour plus de prcaution, qui projetaient sur les murs luminescents limage agrandie du cur des danseurs. On voyait au rythme suivi sils aimaient leur partenaire. Lazuli dansait avec Lil. Tout allait bien de ce ct-l et leurs curs, tous deux assez jolis de forme et cependant trs diffrents, palpitaient distraitement, tranquillement. Folavril se tenait debout prs du buffet, le cur arrt. Les deux autres couples staient constitus par change de leur lment femelle lgal, et lallure des battements prouvait sans discussion que ce systme stendait au-del de la danse. Wolf invita Folavril. Douce, indiffrente, elle se laissa conduire. Ils passrent prs de la fentre. Il tait tard, ou tt et la nuit ruisselait sur le toit de la maison avec des remous, roulant comme des fumes lourdes, le long de la lumire ardente qui les faisait svaporer aussitt. Wolf sarrta peu peu. Ils avaient atteint la porte. Viens, dit-il Folavril. On va faire un tour dehors.

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Je veux bien, rpondit Folavril. En passant, elle prit une poigne de cerises sur une assiette et Wolf seffaa pour la laisser sortir. Ils touchaient la nuit de tout leur corps. Le ciel tait baign dombre, mouvant, instable comme le pritoine dun chat noir en pleine digestion. Wolf tenait le bras de Folavril ; ils suivirent lalle de graviers. Leurs pieds crissants faisaient de petites notes aigus en forme de clochettes de silex. Trbuchant sur le bord de la pelouse, Wolf se rattrapa Folavril. Elle cda, ils tombrent assis sur lherbe et, la trouvant tide, ils stendirent cte cte, sans se toucher. Un soubresaut de la nuit dmasqua soudain quelques toiles. Folavril croquait des cerises ; on entendait le jus vif et parfum lui clater dans la bouche. Wolf tait tout plat sur le sol, ses mains froissaient et crasaient les brins odorants. Il aurait dormi l. Tu tamuses, Folle ? demanda-t-il. Oui, dit Folavril dubitative. Mais Saphir est drle, aujourdhui. Il nose pas membrasser. Il se retourne tout le temps, comme sil y avait quelquun. Maintenant, a va se tasser, dit Wolf. Il a trop travaill. Jespre que cest a, dit Folavril. Cest fini. Le principal est fait, dit Wolf. Mais demain, je vais lessayer. Oh, jaimerais venir, dit Folavril. Vous voulez bien memmener ?

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Je ne peux pas, dit Wolf. Thoriquement, ce nest pas a quelle sert. Et qui sait ce que je vais trouver derrire ? Tu nes jamais curieuse, toi, Folle ? Non, dit-elle. Je suis trop paresseuse. Et puis, je suis presque toujours contente, alors, je nai pas de curiosit. Tu es la douceur mme, dit Wolf. Pourquoi me dites-vous a, Wolf ? demanda Folavril avec une inflexion. Je nai rien dit, murmura Wolf. Donne-moi des cerises. Il sentit les doigts frais lui caresser le visage, cherchant sa bouche, et lui glisser une cerise entre les lvres. Il la laissa tidir quelques secondes avant de croquer et rongea le noyau mobile. Folavril tait tout prs de lui et larme de son corps se mlait aux parfums de la terre et de lherbe. Tu sens bon, Folle, dit-il. Jaime ton parfum. Je nen mets pas, rpondit Folavril. Elle regardait les toiles se courir aprs dans le ciel et se rejoindre avec de grands clairs. Trois dentre elles, en haut, droite, mimaient une danse orientale. Des volutes de nuit les masquaient par instants. Wolf se retourna lentement pour changer de position. Il ne voulait pas perdre une seconde le contact de lherbe. Sa main droite cherchant un appui, rencontra le pelage dun petit animal immobile. Il carquilla les yeux, cherchant le distinguer dans le sombre. Jai une bte douce tout prs de moi, dit-il.

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Merci ! rpondit Folavril. Elle rit trs silencieusement. Ce nest pas toi, dit Wolf. Je men apercevrais. Cest une taupe ou un bb taupe. a ne bouge pas mais cest vivant tiens, coute quand je le caresse. Le bb taupe se mit ronronner. Ses petits yeux rouges brillaient comme des saphirs blancs. Wolf sassit et le posa sur la poitrine de Folavril, lendroit o commenait la robe, juste entre les seins. Cest doux, dit Folavril. Elle rit. On est bien. Wolf se laissa retomber sur lherbe. Il tait habitu lobscurit et commenait voir. Devant lui, quelques centimtres, le bras de Folavril reposait, lisse et clair. Il avana la tte et ses lvres effleurrent le creux dombre de la saigne. Folle tu es jolie. Je ne sais pas, murmura-t-elle. On est bien. Si on dormait l ? On pourrait, dit Wolf. Je lai pens tout lheure. Sa joue se posa contre lpaule de Folavril, encore un peu anguleuse de trop de jeunesse. On va se rveiller couverts de taupes, dit-elle encore.

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Elle rit nouveau, de son rire bas et grave, un peu touff. Lherbe sent bon, dit Wolf. Lherbe et toi. Il y a plein de fleurs. Quest-ce qui sent le muguet ? Il ny a plus de muguet maintenant. Je me rappelle le muguet, dit Folavril. Autrefois, ctait plein de muguet, des champs entiers, drus comme des cheveux en brosse. On sasseyait au milieu et on le cueillait sans se lever. Plein de muguet. Mais ici, cest une autre plante, avec des fleurs en chair orange, comme des petites plaques rondes. Je ne sais pas comment on lappelle. Sous ma tte, ce sont des violettes de la mort et l, prs de mon autre main, il y a des asphodles. Tu es sre ? demanda Wolf dune voix un peu lointaine. Non, dit Folavril. Mais je nen ai jamais vu et, comme jaime ce nom-l et ces fleurs-l, je les mets ensemble. Cest ce quon fait, dit Wolf. On met ce quon aime ensemble. Si on ne saimait pas tant soi-mme on serait toujours seuls. Ce soir, on est tout seuls, dit Folavril. Tout seuls tous les deux. Elle eut un soupir de plaisir. Ce quon est bien, murmura-t-elle. Cest la veille, dit Wolf. Ils se turent. Folavril caressait tendrement le bb taupe qui mugissait de satisfaction un tout petit mugissement de bb taupe. Des troues de vide souvraient au-dessus deux,

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traques par une obscurit mobile qui, par moments, drobait les toiles leur vue. Ils sendormirent sans parler, le corps contre la terre chaude, dans le parfum des fleurs sanglantes. Le jour allait commencer poindre. Il venait de la maison une rumeur incertaine, sophistique comme de la serge bleue. Un brin dherbe se courbait sous le souffle imperceptible de Folavril.

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CHAPITRE VI

Las dattendre le rveil de Lil qui pouvait aussi bien se produire dans la soire, Wolf griffonna un billet quil laissa prs delle et sortit de chez lui vtu de son costume vert, spcialement conu pour jouer au plouk. Le snateur Dupont, dj harnach par la bonne, le suivit en tranant la petite voiture o on mettait les billes et les drapiaux, la pelle creusir et le pointe-plante, sans oublier le compte-coups et le siphon billes, pour les cas o le trou tait trop profond. Wolf portait en bandoulire ses cannes de plouk dans un tui : celle angle ouvert, celle angle mort et celle dont on ne se sert jamais mais qui brille trs fort. Il tait onze heures. Wolf se sentait repos mais Lil avait dans jusquau matin sans sarrter. Saphir devait travailler la machine. Folavril dormait aussi, probablement. Le snateur pestait comme un vrai diable. Il naimait pas du tout le plouk et se rvoltait en particulier contre la petite voiture. Wolf tenait la lui faire tirer de temps en temps pour que son ventre tombe, rsultat de lexercice pris. Le snateur Dupont avait lme voile de crpe ; en outre, jamais son ventre ne tomberait, il tait bien trop tendu. Tous les trois mtres, le snateur faisait halte et consommait une touffe de chiendent. Le terrain ploukir stendait la limite du Carr, derrire le mur mridional. Lherbe ny tait point rouge, mais dun beau vert artificiel garni de boqueteaux et de terrains lapins bigles. On pouvait y ploukir des heures sans tre oblig de revenir sur

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ses pas ; ceci constituait un de ses agrments principaux. Wolf marchait dun bon pas, savourant lair du matin frais pondu. De temps autre, il interpellait le snateur Dupont et se moquait de lui. Tu as encore faim ? lui demanda-t-il, comme le snateur se ruait sur un chiendent particulirement haut. Faut le dire ! On ten servira de temps en temps. a va, a va, grommela le snateur. Cest bien malin de se moquer dun vieux malheureux qui a peine la force de se traner soi-mme et qui on fait, par surcrot, tirer de pesants vhicules. Tu en as bien besoin, dit Wolf. Tu prends de lestomac. Tu vas perdre tous tes poils et attraper le rouge et tu seras immonde. Pour ce que je fais de la bte, a me suffit, dit le snateur. De toute faon, la bonne marrachera ce qui reste en me peignant sauvagement. Wolf marchait devant et parlait sans se retourner, les mains dans les poches. Quand mme, dit-il. Suppose que quelquun vienne stablir par ici et quil ait, disons une chienne Vous ne maurez pas comme a, dit le snateur, je suis revenu de tout. Sauf du chiendent, dit Wolf. Drle de got. Moi je prfrerais une jolie petite chienne. Faut pas vous en priver, dit le snateur. Suis pas jaloux. Ai juste un peu mal aux tripes.

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Mais quand tu mangeais tout a, dit Wolf, sur le moment, aprs tout, a ta fait plaisir. Heu, dit le snateur. part la bouillie la terre et la moutarde dans loreille, a se tenait. Tu nas qu te dfendre, dit Wolf. Tu pourrais trs bien lui apprendre te respecter. Je ne suis pas respectable, dit le snateur. Je suis un vieux chien puant et je bouffe toute la journe. Beuh ! ajoutat-il en portant une patte molle son museau Vous allez mexcuser une seconde Ce chiendent tait de bonne qualit Il opre Dtachez la voiture, si a ne vous fait rien, a risque de me gner. Wolf, se penchant, libra le snateur du harnais de peau qui lenchanait aux brancards. Le snateur partit le nez au sol, la recherche dun petit buisson dou dune odeur adquate et susceptible de dissimuler aux yeux de Wolf la dshonorante activit qui allait sensuivre. Wolf sarrta pour lattendre. Prends ton temps, lui dit-il. On nest pas la minute. Trs occup hoqueter en cadence, le snateur Dupont ne rpondit pas. Wolf sassit par terre, les talons aux fesses et se mit se balancer davant en arrire, en serrant ses genoux dans ses bras. Il fredonnait, pour corser lintrt de laction, un air tout plein de sentiment. Cest l que le trouva Lil cinq minutes plus tard. Le snateur nen finissait pas et Wolf allait se lever pour lui tapoter le dos. Les pas de Lil, presss, larrtrent ; il savait, sans regarder, qui ctait. Elle portait une robe de toile fine et ses

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cheveux dnous sautaient sur ses paules. Elle saccrocha au cou de Wolf, sagenouillant prs de lui, et lui parla dans loreille. Pourquoi ne mas-tu pas attendue ? Cest a mon jour de vacances ? Je ne voulais pas te rveiller, dit Wolf. Tu avais lair fatigue. Je suis trs fatigue, dit-elle. Tu voulais vraiment jouer au plouk ce matin ? Je voulais surtout marcher un peu, dit Wolf. Le snateur aussi, mais lui, il a chang davis en route. Ceci dit, je suis prt faire ce que tu me proposeras. Tu es gentil, dit Lil. Je venais justement te dire que javais oubli une course trs importante et que tu peux jouer au plouk tout de mme et sans remords. Tu as encore dix minutes ? demanda Wolf. Cest une course, expliqua Lil. Je suis force, jai rendezvous. Tu as encore dix minutes ? demanda Wolf. Bien sr, rpondit Lil. Pauvre snateur. Je savais quil serait malade. Pas malade, russit dire le snateur derrire son buisson. Intoxiqu, cest diffrent. Cest a ! protesta Lil. Dis que la cuisine tait mauvaise.

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La terre ltait, grommela le snateur, et il se remit glapir. On va se promener ensemble avant que je ne parte, dit Lil. O va-t-on ? O on veut, dit Wolf. Il se leva en mme temps que Lil et laissa tomber ses cannes dans la petite voiture. Je reviens, dit-il au snateur. Prends ton temps et ne te surmne pas. Pas de danger, dit le snateur. Bon Dieu ! Jai les pattes qui tremblent que cen est une horreur. Ils marchrent au soleil. De grandes prairies senfonaient comme des golfes dans des futaies dun vert obscur. Les arbres, de loin, paraissaient serrs les uns contre les autres et on aurait voulu en tre un. Par terre, ctait sec et brindilleux. Ils avaient laiss leur gauche le terrain ploukir, un peu en dessous car le sol slevait. Deux ou trois personnes ploukaient consciencieusement avec usage de tous les accessoires. Si on parlait dhier, dit Wolf, tu tes bien amuse ? Trs bien, dit Lil en sautant, jai dans tout le temps. Jai vu a, dit Wolf, avec Lazuli. Je suis trs jaloux. Ils prirent vers la droite pour entrer dans le bois. On entendait les piverts jouer aux petits papiers en morse. Quest-ce que tu as fait avec Folavril, toi ? dit Lil en contre-attaque.

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Dormi sur lherbe, rpondit Wolf. Elle embrasse bien ? demanda Lil. Tu es bte, dit Wolf, je ny avais mme pas song. Lil rit et se serra contre lui en marchant au mme pas, et ceci la forait des cartlements srieux. Je voudrais que a soit toujours les vacances, dit-elle. Je voudrais tout le temps me promener avec toi. Tu en auras assez tout de suite, dit Wolf. Tu vois, dj une course faire. Cest pas vrai, dit Lil. Cest un hasard. Tu prfres ton travail. Tu ne peux pas rester sans travailler. a te rend fou. Ce nest pas de ne pas travailler qui me rend fou, dit Wolf. Je le suis naturellement. Pas exactement fou, mais mal a mon aise. Pas quand tu dors avec Folavril dit Lil. Ni quand je dors avec toi, dit Wolf. Mais ce matin, cest toi qui dormais et jai prfr men aller. Pourquoi ? dit Lil. Sans a, dit Wolf, je taurai rveille. Pourquoi ? rpta Lil innocemment. Pour a, dit Wolf en faisant ce quil disait et ils se trouvrent allongs dans lherbe du bois.

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Pas l, dit Lil, cest plein de monde. Elle navait pas du tout lair de croire sa raison. Tu ne pourras plus jouer au plouk aprs, dit-elle. Jaime ce jeu-l aussi, murmura Wolf dans son oreille, oreille comestible dailleurs. Je voudrais que tu sois toujours en vacances, soupira Lil presque heureuse. Puis heureuse tout fait, avec divers soupirs et quelque activit. Elle rouvrit les yeux. Jaime beaucoup, beaucoup a, conclut-elle. Wolf lembrassa doucement sur les cils pour attnuer lennui dune sparation, mme locale. Quest-ce que cest que cette course ? demanda-t-il. Cest une course, dit Lil. Viens vite Je vais tre en retard. Elle se leva, le prit par la main. Ils coururent jusqu la petite voiture. Le snateur Dupont effondr, les quatre pattes plat, bavait sur les cailloux. Lve-toi, snateur, dit Wolf. On va jouer au plouk. Au revoir, dit Lil. Reviens tt.

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Et toi ? dit Wolf. Je serai l ! cria Lil en se sauvant.

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CHAPITRE VII

Mmmm joli coup ! apprcia le snateur. La bille venait de senvoler trs haut et le sillage de fume rousse quelle venait de tracer persistait dans le ciel. Wolf laissa retomber sa canne et ils reprirent leur marche. Oui, dit Wolf indiffrent, je suis en progrs. Si je pouvais mentraner Personne ne vous en empche, dit le snateur Dupont. De toute faon, rpondit Wolf, il y aura toujours des gens qui joueront mieux que moi. Alors ? quoi bon ? a ne fait rien, dit le snateur. Cest un jeu. Justement, dit Wolf, puisque cest un jeu, il faut tre le premier. Sans a, cest idiot et cest tout. Oh ! et puis a fait quinze ans que je joue au plouk tu penses comme a mexcite encore La petite voiture brinquebalait derrire le snateur et profita dune lgre dclivit pour venir lui cogner le derrire avec sournoiserie. Le snateur se lamenta. Quel supplice ! gmit-il. Jaurai le cul pel avant une heure ! Ne sois pas douillet comme a, dit Wolf.

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Enfin, dit le snateur, mon ge ! Cest humiliant ! a te fait du bien de te promener un peu, dit Wolf, je tassure. Quel bien peut me faire une chose qui massomme ? dit le snateur. Mais tout est assommant, dit Wolf, et on fait des choses quand mme Oh ! vous, dit le snateur, sous prtexte que rien ne vous amuse, vous croyez que tout le monde est dgot de tout. Bon, dit Wolf, en ce moment, de quoi as-tu envie ? Et si on vous posait la mme question, grommela le snateur, vous seriez bien en peine de rpondre, hein ? Effectivement, Wolf ne rpondit pas tout de suite. Il balanait sa canne et samusait dcapiter des tiges de ptoufle grimaant qui croissaient et l sur le terrain ploukir. De chaque tige coupe sortait un jet gluant de sve noire qui se gonflait en un petit ballon noir monogramme dor. Je ne serais pas en peine, dit Wolf. Je te dirais simplement que plus rien ne me fait envie. Cest nouveau, ricana le snateur, et la machine ? a serait plutt une solution dsespre, railla Wolf son tour. Allons, dit le snateur, vous navez pas tout essay.

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Cest vrai, dit Wolf. Pas encore. Mais a va venir. Il faut dabord une vue claire des choses. Tout a ne me dit pas de quoi tu as envie. Le snateur devenait grave. Vous ne vous moquerez pas de moi ? demanda-t-il. Les coins de son museau taient humides et frmissants. Absolument pas, dit Wolf. Si je savais que quelquun a vraiment envie de quelque chose, a me remonterait le moral. Depuis que jai trois mois, dit le snateur dun ton confidentiel, je voudrais un ouapiti. Un ouapiti, rpta Wolf absent. Et il reprit aussitt : Un ouapiti ! Le snateur reprit courage. Sa voix saffermit. a au moins, expliqua-t-il, cest une envie prcise et bien dfinie. Un ouapiti, cest vert, a a des piquants ronds et a fait plop quand on le jette leau. Enfin pour moi un ouapiti est comme a. Et cest a que tu veux ? Oui, dit le snateur firement. Et jai un but dans ma vie et je suis heureux comme a. Je veux dire, je serais heureux sans cette saloperie de petite voiture.

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Wolf fit quelques pas en reniflant et cessa de dcapiter les ptoufles. Il sarrta. Bon, dit-il. Je vais tenlever la voiture et on va aller chercher un ouapiti. Tu verras si a change quoi que ce soit davoir ce quon veut. Le snateur sarrta et hennit de saisissement. Quoi ? dit-il. Vous feriez a ? Je te le dis Sans blague, haleta le snateur. Faut pas donner un espoir comme a un vieux chien fatigu Tu as la veine davoir envie de quelque chose, dit Wolf, je vais taider, cest normal Nom dune pipe ! dit le snateur, cest ce quon appelle de la mtaphysique amusante, dans le catchisme. Pour la seconde fois, Wolf se baissa et libra le snateur. Gardant une canne ploukir, il laissa les autres dans la voiture. Personne ny toucherait car le code moral du plouk est particulirement svre. En route, dit-il. Pour le ouapiti, il faut marcher courbs et vers lest. Mme en vous courbant, dit Dupont, vous serez encore plus grand que moi. Donc, je reste debout. Ils partirent, humant le sol avec prcaution. La brise agitait le ciel dont le ventre argent et mouvant sabaissait parfois

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caresser les grandes ombelles bleues des cardavoines de mai, encore en fleur et dont lodeur poivre tremblait dans lair tide.

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CHAPITRE VIII

En quittant Wolf, Lil se dpchait. Une petite grenouille bleue se mit sauter devant elle. Une rainette sans pigment complmentaire. Elle allait du ct de la maison et battit Lil de deux sauts. La rainette continua, mais Lil monta vite lescalier pour se remaquiller devant sa coiffeuse. Un coup de pinceau par cil, un coup de brosse par l, de llixir pour les joues, du tapotif pour les tifs, des tuis zongles et ctait fait. Pas plus dune heure. En courant, elle dit au revoir la bonne et elle tait dehors. Traversa le Carr et, par une petite porte, entra dans la rue. La rue crevait dennui en longues fentes originales, pour tenter une diversion. Au fond de lames dombre sinueuses luisaient des pierres de couleurs vives, des reflets incertains, des taches de clart qui steignaient au hasard des mouvements du sol. La lueur dune opale et puis un de ces cristaux des montagnes qui jettent une poudre dor quand on veut les saisir, comme des pieuvres, lclair grinant dune meraude sauvage et soudain, les tranes tendres dune colonie de bryls dgrads. pas menus, Lil songeait aux questions quelle poserait. Et sa robe suivait ses jambes, complaisamment, plutt flatte. Il y eut des maisons, dabord peine pousses, puis des grandes, et ctait une vraie rue avec immeubles et circulations. Croiser trois transversales, tourner droite ; la reniflante habitait une haute cabane monte sur des grands pieds en bois plein de cors, avec un escalier tout tortill la rampe duquel

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saccrochaient des loques dgotantes qui coloraient localement de leur mieux. Un parfum de carry, dail et de poumpernicayle tranait dans lair, nuanc partir de la cinquime marche, de choux et de poisson trs g. En haut de lescalier, un corbeau la tte prmaturment blanchie par le truchement dune eau oxygne extra-forte, accueillait les visiteurs en leur tendant un rat crev quil tenait dlicatement par la queue. Le rat servait longtemps, car les initis dclinaient loffre et les autres ne venaient pas. Lil fit un gracieux sourire au corbeau et tapa trois coups sur la porte avec la mailloche de rception qui pendait un cordon, sil vous plat. Entrez ! dit la reniflante qui venait de monter lescalier derrire elle. Lil entra suivie de la spcialiste. Dans la cabane, il y avait un mtre deau et on circulait sur des matelas flottants pour ne pas abmer lencaustique. Lil, prudemment, se poussa jusquau fauteuil de reps usag rserv aux visiteurs, pendant que la reniflante, fivreusement, vidait leau par la fentre avec une casserole de fer rouill. Quand tout fut peu prs sec, elle sassit son tour sa table flairer sur laquelle reposait un inhalateur de cristal synthtique. Il y avait sous linhalateur un gros papillon beige, vanoui, clou au tapis de table pass par le poids de linhalateur. La reniflante souleva linstrument et, du bout des lvres, souffla sur le papillon. Puis, reposant son appareil sa gauche, elle tira de son corsage un jeu de cartes qui ruisselait dune sueur fumante. Je vous fais toute la lyre ? demanda-t-elle. Je nai pas beaucoup de temps, dit Lil.

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Alors, la demi-lyre et le rsidu ? proposa la reniflante. Oui, le rsidu aussi, dit Lil. Le papillon commenait palpiter doucement. Et il poussa un lger soupir. Le paquet de tarots rpandait une odeur de mnagerie. La reniflante tala rapidement les six premires cartes sur la table. Elle sentit avec violence. Bougre, bougre, dit-elle. Je ne subodore pas grand-chose dans votre jeu. Crachez-y par terre, voir, et posez le pied dessus. Lil obit. Retirez votre pied, maintenant. Lil retira son pied et la reniflante enflamma un petit feu de Bengale. La pice se remplit de fume lumineuse et dun parfum de poudre verte. a va, a va, dit la reniflante. Maintenant on y flaire plus dgag. Bon, je blairnifle pour vous des nouvelles de quelquun que vous affectionnez. Et puis de largent. Pas une somme considrable. Mais enfin, un peu dargent. videmment, rien dextraordinaire. En considrant les choses objectivement on pourrait presque dire que, financirement, votre situation ne change pas. Attendez. Elle tala, sur les premires, six nouvelles cartes. Ah ! dit-elle. Cest exactement ce que je vous disais. Vous allez tre oblige de dbourser un petit quelque chose. Mais, par contre, la lettre, a vous touche de trs prs. Peut-tre votre mari. Ce qui revient dire quil va vous parler, vu que,

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naturellement, a serait bien ridicule que votre mari vous crivasst une lettre. Continuons. Choisissez une carte. Lil prit la premire venue, la cinquime en lespce. Tenez bon ! dit la reniflante. Voil-t-y pas la confirmation exacte de tout ce que je vous annonais ! Un grand bonheur pour une personne de votre maison. Elle va trouver ce quelle cherche depuis trs longtemps aprs avoir t malade. Lil pensa que Wolf avait eu raison de construire la machine et quenfin ses efforts allaient tre rcompenss, mais gare son foie. Cest vrai ? demanda-t-elle. Tout ce quil y a de vridique et dofficiel, dit la reniflante, les odeurs ne mentent jamais. Je sais bien, dit Lil. Auquel moment le corbeau oxygn tapa du bec sur la porte en imitant le chant du dpart sauvage. Faut que je me grouille, dit la reniflante. Vous tenez vraiment au rsidu ? Non, dit Lil. Il me suffit de savoir que mon mari va enfin avoir ce quil cherche. Combien vous dois-je, Madame ? Douze plouques, dit la reniflante. Le grand papillon beige sagitait de plus en plus. Soudain, il sleva en lair, dun vol pesant, incertain, comme une chauvesouris plus infirme. Lil recula. Elle avait peur.

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Ce nest rien, dit la reniflante. Elle ouvrit son tiroir et saisit un revolver. Sans se lever, elle visa la bte de velours et tira. Il y eut un craquement sale. Le papillon, atteint en pleine tte, replia ses ailes sur son cur et plongea, inerte. Cela fit un bruit mou sur le sol. Une poudre dcaills soyeuses sleva. Lil poussa la porte et sortit. Poliment le corbeau lui dit au revoir. Une autre personne attendait. Une petite fille maigre avec des yeux noirs et inquiets, qui serrait dans sa main sale une pice dargent. Lil descendit lescalier. La petite fille hsita et la suivit. Pardon, Madame, dit-elle. Est-ce quelle dit la vrit ? Mais non, dit Lil, elle dit lavenir. Ce nest pas pareil vous savez. a rend confiance ? demanda la petite fille. a rend quelquefois confiance, dit Lil. Le corbeau me fait peur, dit la petite fille. Ce rat crev sent trs mauvais. Je naime pas du tout les rats. Moi non plus, dit Lil. Mais cest une reniflante pas ruineuse Elle ne peut pas avoir des lzards crevs, comme les reniflantes de haut vol. Alors jy retourne, Madame, dit la petite fille. Merci, Madame. Au revoir, dit Lil. La petite fille remonta rapidement les marches tortures. Lil se dpchait de revenir la maison, et tout le long du chemin, des escarboucles frises firent un reflet lumineux sur

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ses jolies jambes pendant que le jour commenait se garnir des tranes dambre et des grsillements aigus du crpuscule.

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CHAPITRE IX

Le snateur Dupont allongeait le pas car Wolf marchait vite ; et si le snateur avait quatre pattes, celles de Wolf taient en nombre deux fois infrieur, mais chacune trois fois plus longue ; do la ncessit o se trouvait le snateur de tirer la langue de temps en temps et de faire han ! han ! pour manifester sa fatigue. Maintenant le sol tait rocailleux et couvert dune mousse dure pleine de petites fleurs comme des boules de cire parfume. Des insectes volaient entre les tiges, ventrant les fleurs coups de mandibules pour boire la liqueur de lintrieur. Le snateur narrtait pas davaler de croquantes bestioles et sursautait chaque fois. Wolf allait grandes enjambes, la main sa canne ploukir, et ses yeux scrutaient les alentours avec le soin quils eussent apport dchiffrer Le Kalevala dans le texte. Il entremlait ce quil voyait avec de choses dj dans sa tte, cherchant quel endroit la jolie figure de Lil se posait le mieux. Une ou deux fois mme, il tenta dincorporer au paysage leffigie de Folavril, mais une honte demi formule lui fit liminer ce montage. Faisant un effort, il russit se concentrer sur lide du ouapiti. des indices varis, tels que crottes en spirales et rubans de machine crire mal digrs, il reconnaissait dailleurs la proximit de lanimal et ordonna au snateur, vivement mu, de garder son calme. On va en trouver un ? souffla Dupont.

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Naturellement, rpondit Wolf tout bas. Et maintenant, pas de blagues. plat ventre tous les deux. Il se colla au sol et avana au ralenti. Le snateur grommelait a me racle entre les cuisses mais Wolf lui imposa le silence. trois mtres, il aperut brusquement ce quil cherchait : une grosse pierre aux trois quarts enterre, perce en son sommet dun petit trou carr parfait, qui souvrait dans sa direction. Il latteignit, saisit sa canne et cogna trois coups sur la pierre. Au quatrime top, il sera exactement lheure ! dit-il en imitant la voix du Monsieur. Il donna le quatrime top. la mme seconde, le ouapiti affol sortit du trou avec de grandes contorsions. Grce, Monseigneur ! gmit-il. Je rendrai les diamants. Parole de gentilhomme ! Je nai rien fait ! Je vous lassure Lil luisant de convoitise du snateur Dupont le regardait en se lchant les babines si lon ose dire. Wolf sassit et dvisagea le ouapiti. Je tai eu, dit-il. Il nest que cinq heures et demie. Tu vas venir avec nous. Zut, zut et zut ! protesta le ouapiti. a ne va pas du tout. Cest pas du jeu. Sil avait t vingt heures douze, dit Wolf, et si nous nous tions trouvs l, tu tais fait de toute faon. Vous profitez de ce quun anctre a trahi, dit le ouapiti. Cest lche. Vous savez bien que nous sommes dune terrible susceptibilit horaire.

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Ce nest pas une raison dont tu peux exciper, dit Wolf pour limpressionner par un langage adquat. Bon, je viens, dit le ouapiti. Mais gardez distance cette brute lil torve qui semble me vouloir meurtrir dans linstant. Les moustaches hirsutes du snateur se mirent pendre. Mais, bredouilla-t-il. Je suis venu avec les meilleures intentions du monde Que mimporte le monde ! dit le ouapiti. Tu feras des tartines ? demanda Wolf. Je suis votre prisonnier, Monsieur, dit le ouapiti et je men remets votre bon vouloir. Parfait, dit Wolf. Serre la main du snateur et arrive. Trs mu, le snateur Dupont tendit en reniflant sa grosse patte au ouapiti. Puis-je monter sur le dos de Monsieur ? proposa le ouapiti en dsignant le snateur. Ce dernier acquiesa et le ouapiti, trs content, sinstalla sur son dos. Wolf se remit en marche en sens inverse. Boulevers, ravi, le snateur le suivait. Enfin, son idal se matrialisait il stait ralis Une srnit onctueuse lui envahit lme et il ne sentait plus ses pieds. Wolf marchait tristement.

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CHAPITRE X

La machine avait lair filiforme dune toile daraigne vue de loin. Debout, Lazuli surveillait le fonctionnement qui stait poursuivi normalement depuis la veille. Il inspectait les rouages dlicats du moteur. Tout prs, tendue dans lherbe rase, Folavril rvassait, un illet aux lvres. Autour de la machine, la terre tremblait un peu mais ce ntait pas dsagrable. Lazuli se redressa et regarda ses mains pleines dhuile. Il ne pouvait pas sapprocher de Folavril avec ces mains-l. Il ouvrit larmoire de tle, prit une poigne dtoupe et enleva le gros. Puis, il senduisit les doigts de savon minral et frotta. Les grains de ponce lui faisaient rche sur les paumes. Il se rina dans un seau caboss. Il restait, sous chaque ongle, une raie bleue de graisse ; part a, ctait propre. Il referma larmoire et se retourna. Folavril se laissait regarder, grande, dlie, ses longs cheveux jaunes en pointe sur son front, son menton rond presque volontaire et ses oreilles fines comme des nacres de lagune. Sa bouche aux lvres paisses, presque pareilles ; ses seins tendaient le devant de son chandail trop court qui remontait sur la hanche, dcouvrant de la peau dore. Lazuli suivait la ligne mouvante de son corps. Il vint sasseoir prs delle et se pencha pour lembrasser. Et puis il sursauta et se remit debout dun coup. Il y avait un homme ct de lui qui le regardait. Lazuli recula et sadossa la charpente mtallique ; ses doigts serrrent le froid du mtal ; son tour, fixement, il regarda lhomme ; le moteur lui vibrait dans les mains et lui donnait sa puissance. Lhomme ne bougeait pas, se grisait, se fondait, la fin, il parut se dissoudre dans lair, et il ny avait plus rien.

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Lazuli sessuya le front. Folavril navait rien dit, elle attendait, pas mme tonne. Quest-ce quil me veut ? gronda Lazuli comme pour lui tout seul. Toutes les fois que nous sommes ensemble, il est l. Tu as trop travaill, dit Folavril, et tu es fatigu de la nuit dernire. Tu as dans tout le temps. Pendant que tu tais partie, dit Lazuli. Je ntais pas loin, dit Folavril, on parlait avec Wolf. Viens prs de moi. Calme-toi. Il faut que tu te reposes. Je veux bien, dit Lazuli. Il passa sa main sur son front. Mais cest cet homme qui est l tout le temps. Je tassure quil ny a personne, dit Folavril. Pourquoi est-ce que je ne verrais jamais rien ? Tu ne regardes jamais rien, dit Lazuli. Jamais ce qui mennuie, dit Folavril. Lazuli se rapprocha delle et se rassit sans la toucher. Tu es belle, murmura-t-il, comme comme une lanterne japonaise allume. Ne dis pas didioties, protesta Folavril.

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Je ne peux pas te dire que tu es belle comme le jour, dit Lazuli, a dpend des jours. Mais une lanterne japonaise, cest toujours joli. a mest gal dtre laide ou belle, dit Folavril. Il faut seulement que je plaise aux gens qui mintressent. Tu plais tout le monde, dit Lazuli. Alors ceux-l sont srement dans le lot. Tout prs, elle avait de minuscules taches de rousseur et, sur les tempes, des fils de verre dors. Ne pense pas tout a, dit Folavril, pense moi quand je suis l et raconte-moi des histoires. Quelles histoires ? demanda Lazuli. Oh ! pas dhistoires, alors, dit Folavril, tu prfres me chanter des chansons ? Pourquoi tout a ? dit Lazuli. Je veux te prendre dans mes bras et avoir le got de framboise de ton rouge. Oui, murmura Folavril, cest trs bien a, cest mieux que les histoires Folavril se laissa faire et fit aussi. Folavril, dit Lazuli. Saphir, dit Folavril. Et puis ils se remirent sembrasser. Le soir venait. Il les vit et sarrta prs deux pour ne pas les troubler. Il irait plutt accompagner Wolf qui rentrait ce moment-l. Une heure plus

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tard, tout tait obscur, sauf dans un rond de soleil qui restait, o il y avait les yeux clos de Folavril et les baisers de Lazuli, travers une vapeur qui venait de leur corps.

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CHAPITRE XI

moiti conscient, Wolf tenta un dernier effort pour arrter la sonnerie de son rveil, mais la chose, visqueuse, lui chappa et se lova dans un recoin de la table de chevet o elle continua de carillonner, haletante et rageuse, jusqu puisement total. Alors le corps de Wolf se dtendit dans la dpression carre remplie de morceaux de fourrure blanche, o il reposait. Il entrouvrit les yeux et les murs de la chambre chancelrent, sabattirent sur le plancher, soulevant en tombant de grandes vagues de pte molle. Et puis il y eut des membranes superposes qui ressemblaient la mer au milieu, sur une le immobile, Wolf senfonait lentement dans le noir, parmi le bruit du vent balayant de grands espaces nus, un bruit jamais en repos. Les membranes palpitaient comme des nageoires transparentes ; du plafond invisible croulaient des nappes dther, spandant autour de sa tte. Ml lair, Wolf se sentait travers, imprgn par ce qui lentourait ; et il y eut soudain une odeur verte, amre, lodeur du cur en feu des reines-marguerites, pendant que le vent sapaisait. Wolf rouvrit les yeux. Tout tait silencieux. Il fit un effort et se retrouva debout avec ses chaussettes. La lumire du soleil ruisselait dans la chambre. Mais Wolf restait mal laise ; pour se sentir mieux, il prit un morceau de parchemin, des craies colores et il se fit un dessin quil regarda ; mais la craie tomba en poussire sous ses yeux : il ne restait sur le parchemin que quelques angles opaques, quelques vides sombres, dont laspect gnral lui rappela une tte de mort depuis longtemps. Dcourag, il laissa choir son dessin et sapprocha de la chaise o se trouvait, pli, son pantalon. Il chancelait comme si le sol

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se ft rtract sous ses pas. Lodeur des reines-marguerites tait moins prcise ; il sy mlait maintenant un arme sucr, le parfum du seringa en t, avec les abeilles. Un ensemble un peu curant. Il fallait quil se dpche. Ctait le jour de linauguration et les Municipaux allaient attendre. Rapidement, il se mit sa toilette.

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CHAPITRE XII

Il y fut tout de mme quelques minutes avant eux, et il en profita pour examiner la machine. Il restait encore dans la fosse des dizaines dlments et le moteur, vrifi soigneusement par Lazuli, tournait rond. Rien dautre faire qu attendre. Il attendit. Le sol, facile, portait encore lempreinte du corps lgant de Folavril et lillet quelle avait tenu dans ses lvres tait l, mousseux et dentel, dj rattach la terre par mille liens invisibles des fils daraignes blanches. Wolf se pencha pour le cueillir et le got de lillet le frappa et ltourdit. Il le manqua. Lillet steignit et sa couleur se confondit avec celle du sol. Wolf sourit. Sil le laissait l, les Municipaux lcraseraient. Sa main courut au ras du sol et rencontra la tige maigre. Se sentant pris, lillet retrouva sa couleur naturelle. Wolf, dlicatement, rompit une des bosses noueuses et le mit son col. Il le respirait sans pencher la tte. Derrire le mur du Carr, il y eut un vague bruit de musique, des clats de biniou cuivr et de gros chocs sourds de caisse peaux ; puis un pan de briques sabattit sous la pression du dfonce-murs municipal, pilot par un huissier barbu en habit noir et chane dor. Par la brche, entrrent les premiers reprsentants de la foule, qui salignrent, avec respect, des deux cts. La musique parut, bouffante et rsonnante, Touff, Touff et Tzinn. Les choristes allaient glapir ds quils seraient porte de voix. Un tambour-major peint en vert marchait le premier, agitant une canepetire dont il visait le soleil sans

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espoir. Il fit un grand signe, suivi dun double saut prilleux, et les choristes attaqurent lhymne : Cest Monsieur le Maire, Touff, Touff et Tzinn ! De cette belle ville, Touff, Touff et Tzinn ! Quest venu vous voir Touff, Touff et Tzinn ! Pour vous demander, Touff, Touff et Tzinn ! Si vous vous proposez Touff, Touff et Tzinn ! De bientt lui payer Touff, Touff et Tzinn ! Tous vos vieux impts. Touff et Touff, Tzinn et Tzinn et Ticoticoto. Le ticoticoto fut produit par le choc des pices mtalliques tailles en forme de coco contre un titito qui venait les cogner par fragments. Le tout formait une trs vieille marche quon employait un peu tort et travers, car personne ne payait plus ses impts depuis longtemps ; mais on ne pouvait empcher la fanfare de jouer le seul air quelle connt. Le Maire parut derrire la musique, tenant son cornet acoustique dans lequel il sefforait denfoncer une chaussette pour ne pas entendre ce vacarme affreux. Sa femme, une trs grosse personne, toute rouge et toute nue, se montra ensuite sur un char, avec un panneau rclame pour le principal marchand de fromages de la ville, qui savait des histoires sur le compte de la municipalit et les obligeait passer par tous ses caprices. Elle avait de gros seins qui lui claquaient sur lestomac cause de la mauvaise suspension de la voiture et aussi parce que

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le fils du marchand de fromages mettait des pavs sous les roues. Derrire le char du marchand de fromages, venait celui du quincaillier qui ne disposait pas des appuis politiques de son rival et devait se contenter dune grande litire de parade dans laquelle la rosire se faisait mettre mal par un gros singe. La location du singe cotait trs cher et ne donnait pas de si bons rsultats que a, car la rosire stait vanouie depuis dix minutes et ne criait plus ; tandis que la femme du Maire, elle, tait en train de devenir violette, et tout de mme avait beaucoup de poils trs mal peigns. Le char du marchand de bbs venait ensuite, propuls par une batterie de ttines raction ; un chur de bbs scandait une vieille chanson boire. Le cortge sarrtait l, car les cortges namusent personne ; et le quatrime char o staient installs les vendeurs de cercueils, venait de tomber en panne, peu avant, parce que le conducteur tait mort sans se confesser. Wolf, moiti assourdi par la fanfare, vit les officiels savancer sa rencontre, encadrs par les hommes de la garde, arms de gros fusils sournois. Il les accueillit comme il devait et des spcialistes, pendant ce temps-l, dressrent en quelques minutes une petite estrade de bois avec des gradins, o prirent place le Maire et les sous-maires, tandis que la mairesse continuait se dmener sur son char. Le marchand de fromages allait occuper sa place officielle. Il y eut un grand roulement de tambours la suite duquel le fifre devint fou et partit en lair comme une fuse en se tenant les oreilles deux mains ; tous les yeux suivirent sa trajectoire et chacun rentra le cou dans les paules quand il retomba, la

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tte la premire, avec un bruit de limace qui se suicide. Aprs quoi on respira et le Maire se leva. La fanfare stait tue. Une paisse poussire montait dans lair bleui par la fume des cigarettes de drogue dominicale et cela sentait la foule, avec tous les pieds que le terme implique. Quelques parents attendris par les supplications de leurs enfants, les avaient pris sur leurs paules, mais ils les maintenaient cul par-dessus tte afin de ne point trop les encourager au penchant de badauderie. Le Maire toussota dans son cornet acoustique et prit la parole par le cou pour ltrangler mais elle tint bon. Messieurs, dit-il, et chers coadjupiles. Je ne reviendrai pas sur la solennit de ce jour, pas plus pur que le fond de mon cur, puisque vous savez comme moi que, pour la premire fois depuis lavnement au pouvoir dune dmocratie stable et indpendante, des combinaisons politiques louches et de la basse dmagogie qui ont entach de suspicion les dcades passes, heu, bougre, cest-y dur lire, cte putain dpapier, ltexte est tout effac. Jajoute que si je vous disais tout ce que je sais, et notamment propos de cet autre animal de menteur qui sprtend marchand de fromages La foule applaudit bruyamment et le marchand se leva son tour. Il commena lire la minute dun pot-de-vin gnreux accord au Conseil Municipal sur la recommandation du plus grand trafiquant desclaves de la ville. La fanfare attaqua pour couvrir sa voix et la femme du Maire, voulant sauver son mari par une diversion, redoubla dactivit. Wolf souriait dun sourire vague. Il ncoutait pas un mot. Il tait ailleurs. Cest avec une joie hargneuse, continua le Maire, que nous sommes fiers de saluer aujourdhui la remarquable solution imagine par notre grand coadjupile ici prsent, Wolf,

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pour liminer totalement les difficults rsultant dune surproduction de mtal faire les machines. Et comme je ne peux pas vous en dire plus long car, personnellement, selon lusage, je ne sais absolument point de quoi cest que cest quil sagit, rapport que je suis un officiel, je passe la parole la fanfare qui va excuter un morceau de son rpertoire. En souplesse, le tambour-major ralisa un coup de pied la lune, avec demi-tonneau arrire et, la seconde prcise o il toucha le sol, le tuba lcha une grosse note douverture qui se mit voltiger gracieusement. Et puis les musiciens se faufilrent dans les intervalles et on reconnut lair de tradition. Comme la foule sapprochait trop, les hommes de la garde firent une dcharge gnrale qui en dcouragea la majeure partie, cependant que les corps des autres sparpillaient en lambeaux. En quelques secondes, le Carr se vida. Il restait Wolf, le cadavre du fifre, quelques papiers gras, un petit morceau de lestrade. Les dos des hommes de la garde sloignaient en rangs, au pas, et disparurent. Wolf soupira. La fte tait finie. Derrire le mur du Carr, l-bas, on devinait encore la rumeur de la fanfare qui sloignait par saccades, avec des rsurgences. Le moteur accompagnait la musique de son ronron intarissable. Il vit au loin Lazuli qui venait le retrouver. Folavril laccompagnait. Elle le quitta avant quil ne rejoigne Wolf. Elle penchait la tte en marchant et, dans sa robe dessins jaunes et noirs, elle avait lair dune salamandre blonde.

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CHAPITRE XIII

Et maintenant, Wolf et Lazuli se retrouvaient seuls comme le soir o le moteur stait mis en marche. Wolf portait des gants de cuir rouge et des bottes de cuir doubles de peau de blant. Il avait revtu une combinaison matelasse et un serrette qui lui dgageait le haut du visage. Il tait prt. Lazuli le regardait un peu ple. Wolf avait les yeux baisss. Tout est au point ? dit-il sans lever la tte. Tout, dit Lazuli. Le coffre est vide. Les lments remis en place. Cest lheure ? demanda Wolf. Dans cinq ou six minutes, dit Lazuli. Vous vous tiendrez, hein ? Son ton un peu bourru toucha Wolf. Naie pas peur, dit-il. Je me tiendrai. Vous avez de lespoir ? demanda Lazuli. Le plus grand depuis longtemps, dit Wolf. Mais je ny crois gure. a va encore faire comme les autres fois. Quest-ce qui sest pass les autres fois ? dit Lazuli.

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Rien, rpondit Wolf. Quand ctait fini, il nen restait rien. Que la dception. Enfin on ne peut pas rester tout le temps au ras du sol. Lazuli dglutit pniblement. Tout le monde a de petits problmes, dit-il. Et il revit en pense lhomme qui le regardait embrasser Folavril. Sr, dit Wolf. Il releva les yeux. Cette fois, dit-il, je vais en sortir. De l-dedans, a ne peut pas tre pareil. Cest un peu risqu quand mme, murmura Lazuli. Faites trs attention, les vents doivent tre mauvais. a ira, dit Wolf. Et, sans logique, il ajouta : Tu aimes Folavril, elle taime aussi. Rien ne peut vous en empcher. Presque rien, rpondit Lazuli comme un faux cho. Alors ? dit Wolf. Il aurait voulu une passion. Dabord voir, a lui claircirait les ides. Il ouvrit la porte de la cabine, mit un pied lintrieur et ses mains gantes se crisprent sur les barres. Dans ses

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doigts, il sentait la vibration du moteur. Il se faisait leffet dune araigne dans une toile pas pour elle. Cest lheure, dit Lazuli. Wolf fit un signe de tte et, mcaniquement, il prit la position. La porte dacier gris claqua sur lui. Dans la cage, le vent se mit souffler. Doucement dabord, puis il se raffermit comme une huile que lon durcit au froid. Il changeait de direction sans prvenir et, lorsque lair le frappait de face, Wolf devait saccrocher de tout son poids la paroi et il sentait sur sa figure le froid de lacier terne. Pour ne pas spuiser, il respirait une cadence lente. Son sang battait rgulirement dans ses canaux. Wolf navait pas encore os regarder au-dessous de lui. Il attendait dtre assez aguerri et sastreignait garder ses yeux ferms, chaque fois que la fatigue le contraignait baisser la tte. De ses hanches, partaient deux lanires de cuir suiff termines par des crochets de fer quil fixait deux anneaux proches pour reposer ses mains. Il haletait pniblement et ses genoux commenaient lui faire mal. Lair sallgeait, le pouls de Wolf sacclrait et il sentait une sorte de manque remplir au fond de ses poumons. Le long du montant de droite, il aperut soudain une trane sombre, luisante, comme une coule de grs fondu aux parois bombes dune cruche de poterie. Il sarrta, accrocha ses lanires et tta du doigt avec prudence. Ctait poisseux. En levant la main, il constata, contre-jour, quune goutte rouge fonc restait suspendue lextrmit de son index. Elle se massa, sallongea en poire et, dun coup, se dtacha de son doigt en filant comme de lhuile. Ctait dsagrable sans raison. Surmontant sa gne, il sapprta tenir une minute de plus

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avant que la fatigue de ses jambes tremblantes ne lui impose de sarrter tout fait. Pesamment, avec effort, il atteignit lextrmit du dlai et accrocha ses deux lanires. Cette fois, il se laissa aller fond, tout mou au bout de ses rubans de cuir. Il sentait son poids lui craser la taille. Dans langle de la cage, sous son nez, le liquide rouge ruisselait toujours, paresseux et lent, traant un chemin sinueux sur lacier. Seul, parfois, un paississement local indiquait son mouvement ; part, et l, un reflet, une ombre, on et dit une ligne immobile. Wolf attendit. Les mouvements dsordonns de son cur sapaisrent. Ses muscles commenaient shabituer la cadence acclre de sa respiration. Il tait seul dans la cage et, faute dun repre, ne percevait plus son mouvement. Il compta encore une centaine de secondes. Malgr les gants, ses doigts perurent le contact craquant du givre qui se formait. Maintenant, il faisait trs clair. Il avait du mal regarder, ses yeux pleuraient. Lchant une main, il assujettit de lautre ses lunettes de protection, releves jusquici sur le serrette. Ses paupires cessrent de clignoter et de lui faire mal. Tout tait devenu aussi net que dans un aquarium. Timidement, il lana un regard vers ses pieds. La fuite vertigineuse du sol apparent lui coupa le souffle. Il tait au centre dun fuseau dont une pointe se perdait dans le ciel et dont lautre jaillissait de la fosse. ttons, les yeux ferms pour ne pas vomir, il dfit ses crochets et tourna pour sadosser la paroi. Il se rattacha dans sa nouvelle position et, les talons carts, se dcida relever ses paupires. Il serrait ses poings comme des cailloux.

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Il tombait des rgions suprieures, de vagues tranes de poussires brillantes, insaisissables, et le ciel fictif palpitait linfini, trou de lueurs. La figure de Wolf tait moite et glace. Ses jambes tremblaient maintenant et ce ntait pas la vibration du moteur qui les faisait trembler. Peu peu, mthodiquement, il parvint cependant se contrler. ce moment, il saperut quil se rappelait. Il ne lutta pas contre les souvenirs et se matrisa plus profondment, baign dans le pass. Le givre craquant caparaonnait ses vtements de cuir dune crote brillante, casse aux poignets et aux genoux. Les lambeaux du temps jadis se pressaient autour de lui, tantt doux comme des souris grises, furtifs et mobiles, tantt fulgurants pleins de vie et de soleil dautres coulaient tendres et lents fluides sans mollesse et lgers, pareils la mousse des vagues. Certains avaient la prcision, la fixit des fausses images de lenfance formes aprs coup par des photographies ou les conversations de ceux qui se souviennent, impossibles ressentir nouveau, car leur substance sest vanouie depuis longtemps. Et dautres revivaient, tout neufs, comme il les rappelait lui, ceux des jardins, de lherbe et de lair, dont les mille nuances de vert et de jaune se fondent dans lmeraude de la pelouse, fonc au noir dans lombre frache des arbres. Wolf tremblait dans lair blme et se souvenait. Sa vie sclairait devant lui aux pulsations ondoyantes de sa mmoire. sa droite et sa gauche, la coule lourde empoissait les montants de la cage.

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CHAPITRE XIV

Et dabord ils accoururent en hordes inorganises, comme un grand incendie dodeurs, de lumire et de murmures. Il y avait les porte-boules, dont on fait scher les fruits rugueux pour obtenir le poil rche jeter dans le cou. Il y a des gens qui les nomment platanes. Ce mot ne change rien leurs proprits. Il y avait les feuilles tropicales barbeles de longs crochets corns et bruns pareils ceux dinsectes combattants. Il y avait les cheveux courts de la petite fille, en neuvime, et le tablier bis du garon dont Wolf tait jaloux. Les grands pots rouges des deux cts du perron, transforms en Indiens sauvages par la nuit qui venait, et lincertitude de lorthographe. La chasse aux vers de terre avec un long manche balai tournant. Cette chambre immense, dont on entrevoyait la vote sphrique par-del le coin dun dredon bomb comme le ventre norme du gant qui mangeait les moutons. La mlancolie des marrons luisants que lon revoyait tomber tous les ans, marrons dInde cachs parmi les feuilles jaunes, avec leur bogue molle aux piquants pas srieux fendue en deux ou trois, et qui servaient aux jeux, taills en masques,

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pareils de petits gnomes, enfils en colliers trois ou quatre rangs, marrons pourris crevant en un jus curant, marrons lancs dans les carreaux. Cela, ctait lanne, au retour des vacances, o les souris avaient, dans le tiroir den bas, rong sans hsiter les bougies miniatures qui garnissaient hier lpicerie modle et lon prouve encore la joie de constater, en ouvrant le tiroir voisin, quelles avaient laiss intact le paquet de petites ptes avec lesquelles, sur son assiette, on samuse crire son nom le soir en mangeant du bouillon. O taient les souvenirs purs ? En presque tous se fondent les impressions dautres poques qui sy superposent et leur donnent une ralit diffrente. Il ny a pas de souvenirs, cest une autre vie, revcue avec une autre personnalit qui rsulte pour partie de ces souvenirs eux-mmes. On ninverse pas le sens du temps moins de vivre les yeux ferms, les oreilles sourdes. Dans le silence, Wolf ferma les yeux. Il plongeait toujours plus avant, et devant lui se droulait la carte sonore quatre dimensions de son pass fictif. Il tait sans doute all assez vite, car ce moment-l il vit disparatre la paroi de la cage qui lui faisait face. Dtachant les crochets qui le retenaient encore, il prit pied de lautre ct.

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CHAPITRE XV

Il faisait un lger soleil dautomne qui brillait entre les frondaisons jaunes des marronniers. Devant Wolf, une alle allait en pente douce. Le sol tait, au milieu, sec et un peu poudreux, plus fonc sur le bord, o restaient quelques auroles de boue fine, dpts laisss par les flaques dune averse rcente. Entre les feuilles craquantes luisaient les dos acajou de marrons dInde, envelopps parfois dans leurs bogues aux teintes incertaines, du beige rouill au vert amande. De part et dautre de lalle, des pelouses ngliges offraient leur surface irrgulire la caresse du soleil. Lherbe jaunie se hrissait de chardons sporadiques et de plantes vivaces montes en graines. Lalle paraissait aboutir quelques ruines cernes dun roncier pas trs haut. Sur un banc de pierre blanche, devant les ruines, Wolf distingua la silhouette assise dun vieil homme vtu de lin. Lorsquil fut plus prs, il constata que ce quil prenait pour un vtement, ctait en ralit une barbe, une vaste barbe argente qui faisait cinq six fois le tour du corps de lhomme. ct de lui, sur le banc, il y avait une petite plaque de cuivre bien astique qui portait au centre, en noir et en creux un nom : Monsieur Perle.

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Wolf sapprocha de lui. De plus prs, il vit que la figure du vieux tait ride comme un ballon rouge moiti dgonfl. Il avait un gros nez taraud de narines considrables do schappait un poil bourru, des sourcils en saillie au-dessus de deux yeux ptillants et des pommettes luisantes comme des petites pommes ou pommettes. Ses cheveux blancs coups en brosse voquaient une carde coton. Ses mains dformes par lge, aux gros ongles carrs, reposaient sur ses genoux. Il avait pour tout costume un caleon de bain antique ray vert et blanc et des sandales trop vastes pour ses pieds corns. Je mappelle Wolf, dit Wolf. Il dsigna la plaquette de cuivre grav : Cest votre nom ? Le vieux acquiesa. Cest moi Monsieur Perle, dit-il. Parfaitement. Lon-Abel Perle. Ainsi, Monsieur Wolf, cest votre tour. Voyons, voyons, de quoi pourriez-vous me parler ? Je ne sais pas, dit Wolf. Le vieux eut lair tonn et un peu condescendant de celui dont la question sadresse lui-mme et nattend pas le moindre rebond extrieur. Naturellement, naturellement, vous ne savez pas, dit-il. Marmottant dans sa barbe, il tira soudain don ne sait o une liasse de fiches quil consulta. Voyons voyons, dit-il. Monsieur Wolf oui n le trs bien, bon ingnieur oui oui, trs bien tout a.

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Allons, Monsieur Wolf, pouvez-vous me parler dans le dtail de vos premires manifestations de non-conformisme ? Wolf trouvait le vieux Monsieur un peu bizarre. Quest-ce en quoi est-ce que a peut vous intresser ? demanda-t-il enfin. Le vieux fit ttt ttt avec sa langue sur ses dents. Allons, allons, dit-il, je suppose quon vous a appris rpondre autrement ? Il employait le ton qui se met la porte dun interlocuteur fortement nuanc dinfriorit. Wolf haussa les paules. Je ne vois pas en quoi a peut vous intresser, rponditil. Dautant que je nai jamais protest. Jai triomph si je croyais pouvoir le faire, et dans le cas contraire, jai toujours ignor les choses dont je savais quelles me rsisteraient. Vous ne les ignoriez donc pas au point de ne pas savoir au moins a, dit le vieux. Vous les connaissiez assez pour faire semblant de les ignorer. Allons, tchez de rpondre honntement et de ne pas vous perdre dans les gnralits. Et ny avait-il, au fait, que des choses pour vous rsister ? Monsieur, dit Wolf, je ne sais ni qui vous tes, ni de quel droit vous me posez ces questions. Comme dans une certaine mesure je mefforce dtre dfrent avec les hommes gs, je veux bien vous rpondre en deux mots. Voici, jai toujours prtendu pouvoir me mettre objectivement, dans la situation de tout ce qui me fut antagoniste ; et de ce fait, je nai jamais pu lutter contre ce qui sopposait moi, car je comprenais que la

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conception correspondante ne pouvait ququilibrer la mienne pour qui navait aucune raison subjective den prfrer lune ou lautre. Cest tout. Cest un peu gros, dit le vieux. Selon mes fiches, il vous est pourtant arriv davoir des raisons subjectives, comme vous dites, et de choisir. Heu tenez je vois l une circonstance Jai jou pile ou face, dit Wolf. Oh, dit le vieux, dgot. Vous tes curant. Enfin, voulez-vous me dire pourquoi vous tes venu ici ? Wolf regarda droite et gauche, renifla et se dcida : Pour faire le point. Eh bien, dit Monsieur Perle, cest exactement ce que je vous propose et vous me mettez des btons dans les roues. Vous tes trop dsordonn, dit Wolf. Je ne peux pas tout raconter en vrac nimporte qui. Vous navez ni plan ni mthode. Voil dix minutes que vous minterrogez et vous navez pas avanc dun pouce. Je veux des questions prcises. Monsieur Perle caressa sa grande barbe, agita le menton de haut en bas et un peu en biais et regarda Wolf dun air svre. Ah ! dit-il, je vois quavec vous a nira pas tout seul. Ainsi, vous vous imaginez que je vous interrogeais au hasard, et sans plan pralable. Cest visible, dit Wolf. Vous savez ce que cest quune meule, dit Monsieur Perle. Vous savez comment cest fait ?

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Je nai pas spcialement tudi les meules, dit Wolf. Dans une meule, dit Monsieur Perle, il y a les grains dabrasif, qui travaillent et le liant qui les maintient en place et doit suser plus vite queux de faon les librer. Certes, ce sont les cristaux qui agissent : mais le liant nen est pas moins indispensable ; sans lui, rien nexisterait quun ensemble de pices non dnues dclat et de duret, mais dsorganises et inutiles, comme un recueil de maximes. Oui, dit Wolf, et alors ? Alors, dit Monsieur Perle, jai un plan, parfaitement, et je vais vous poser des questions trs prcises, dures et acres ; mais la sauce dont vous envelopperez les faits est pour moi aussi ncessaire que les faits eux-mmes. Vu, dit Wolf. Parlez-moi un peu de ce plan.

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CHAPITRE XVI

Le plan, dit Monsieur Perle, est vident. Nous avons la base deux facteurs dterminants : vous tes occidental et catholique. Il sensuit que nous devons adopter, chronologiquement, lordre que voici : 1 Rapports avec votre famille ; 2 Travail dcolier et tudes postrieures ; 3 Premires expriences en matire de religion ; 4 Pubert, vie sexuelle dadolescent, mariage ventuel ; 5 Activit en tant que cellule dun corps social ; 6 Sil y a lieu, inquitudes mtaphysiques ultrieures, nes dune prise de contact plus troit avec le monde, et qui peuvent se relier au 2 au cas o, contrairement la moyenne des hommes de votre espce, vous nauriez pas coup tout contact avec la religion dans les annes qui ont suivi votre premire communion. Wolf rflchit, pesa, balana et dit : Cest un plan possible. Naturellement Certes, coupa Monsieur Perle. On pourrait se placer dun tout autre point de vue que le chronologique, et mme intervertir lordre de certains numros. En ce qui me concerne,

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je suis charg de vous poser des questions sur le premier point et sur celui-l seulement. Rapports avec votre famille. Cest une question connue, dit Wolf. Tous les parents se valent. Monsieur Perle se leva et se mit marcher de long en large. Le fond de son vieux caleon de bain pendait sur ses cuisses maigres comme une voile de calme plat. Pour la dernire fois, dit-il, je vous demande de ne pas faire lenfant. Maintenant, cest srieux. Tous les parents se valent ! Vraiment ! Ainsi, parce que vous navez pas t gn par les vtres, vous nen tenez aucun compte. Les miens taient bons, daccord, dit Wolf, mais avec des mauvais, on ragit plus violemment, et cest plus profitable en fin de compte. Non, dit Monsieur Perle. On dpense plus dnergie, mais finalement, comme on est parti de plus bas, on arrive au mme point ; cest du gchis. videmment, quand on a vaincu plus dobstacles, on est tent de croire quon a t plus loin. Cest faux. Lutter nest pas avancer. Tout a, cest le pass, dit Wolf. Je peux masseoir ? Allons, dit Monsieur Perle, je vois que vous avez envie dtre insolent avec moi. En tout cas, si cest mon maillot qui vous fait rire, pensez que je pourrais ne pas en avoir du tout. Wolf se rembrunit. Je ne ris pas, dit-il, prudent. Vous pouvez vous asseoir, complta Monsieur Perle.

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Merci, dit Wolf. Malgr lui, il se laissait influencer par le ton srieux de Monsieur Perle. Devant les yeux, il vit la figure bonasse du vieux se dtacher sur les feuilles oxydes par lautomne comme de minces scories cupriques. Un marron tomba et les troua avec un bruit doiseau qui senvole. La bogue et le fruit atterrirent dans un claquement doux. Wolf rassemblait ses souvenirs. Il sapercevait maintenant que Monsieur Perle avait eu raison de ne pas soccuper outre mesure de son plan. Les images revenaient en vrac, au hasard, comme des numros que lon tire dun sac. Il le lui dit. Tout va tre mlang ! Je me dbrouillerai, dit Monsieur Perle. Allez, dites tout. Labrasif et le liant. Et noubliez pas que le liant donne sa forme labrasif. Wolf sassit et mit sa figure dans ses mains. Il commena parler dune voix neutre, sans nuance, indiffrente. Ctait une grande maison, dit-il. Une maison blanche. Je ne me rappelle pas bien le dbut, je revois la figure des domestiques. Le matin, jallais souvent dans le lit de mes parents, et devant moi, de temps autre, mon pre et ma mre sembrassaient sur la bouche et cela mtait bien dsagrable. Comment taient-ils avec vous ? demanda Monsieur Perle. Jamais ils ne mont battu, dit Wolf. On ne pouvait pas les fcher. Il fallait le faire exprs. Il fallait tricher. Toutes les fois que javais envie dtre en colre, il fallait que je fasse semblant

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et je prenais chaque fois des motifs si futiles et si vains que je ne parviens pas en trouver un. Il reprit haleine. Monsieur Perle ne disait rien et son vieux visage tait pliss par lattention. Ils avaient toujours peur pour moi, dit Wolf. Je ne pouvais pas me pencher aux fentres, je ne traversais pas la rue tout seul, il suffisait quil y ait un peu de vent pour quon me mette ma peau de bique et hiver comme t, je ne quittais pas mon gilet en laine ; ctaient des tricots jauntres et distendus quon nous faisait avec de la laine de pays. Ma sant, ctait effrayant. Jusqu quinze ans je nai pas eu le droit de boire autre chose que de leau bouillie. Mais la lchet de mes parents, cest queux-mmes ne se mnageaient pas et se donnaient tort dans leur conduite mon gard par leur comportement envers eux-mmes. force, je finissais par avoir peur moi-mme, par me dire que jtais trs fragile, et jtais presque content de me promener, en hiver, en transpirant dans douze cache-nez de laine. Pendant toute mon enfance, mon Pre et ma Mre ont pris sur eux de mpargner tout ce qui pouvait me heurter. Moralement, je ressentais une gne vague, mais ma chair molle sen rjouissait hypocritement. Il ricana. Un jour que javais rencontr des jeunes gens qui, dans la rue, se promenaient, leur impermable sur le bras tandis que je suais dans un gros paletot dhiver, jai eu honte. En me regardant dans la glace, jai vu un balourd engonc, ficel et chapeaut comme une larve de hanneton. Deux jours plus tard, comme il pleuvait, jai retir ma veste et je suis sorti. Je prenais mon temps pour que ma Mre ait le loisir dessayer de me retenir. Mais javais dit Je vais sortir et jai d le faire. Et malgr cette peur de menrhumer qui me gchait la joie davoir

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vaincu ma honte, je suis sorti parce que javais honte davoir peur de menrhumer. Monsieur Perle toussota. Hum, hum, dit-il. Cest trs bien, tout a. Cest a que vous me demandiez ? dit Wolf reprenant brutalement conscience. Cest presque a, dit Monsieur Perle. Vous voyez, cest bien facile, quand on commence. Quest-il advenu aprs votre sortie ? a t une scne terrible, dit Wolf. Toutes proportions gardes. Il rflchit, les yeux en lair. Il y a plusieurs choses distinctes, dit-il. Mon dsir de vaincre ma mollesse et mon sentiment que jtais redevable de cette mollesse mes parents, et la tendance de mon corps se laisser aller cette mollesse. Cest drle, vous voyez, a a commenc par la vanit, ma lutte contre lordre tabli. Si je ne mtais pas trouv ridicule dans cette glace Cest le grotesque de mon aspect physique qui ma ouvert les yeux. Et le grotesque apparent de certaines rjouissances familiales a achev de mcurer. Vous savez, les pique-niques o lon apporte son herbe pour pouvoir rester assis sur la route afin dviter la vermine. Dans un dsert, jaurais aim a la salade russe, les casse-escargots, les tringles macaronis mais que quelquun passe, et toutes ces formes humiliantes de la civilisation familiale, les fourchettes, les timbales en aluminium, tout a me montait la tte je voyais rouge alors je lchais mon assiette et je mcartais pour avoir lair dtre ailleurs ou je minstallais au volant de lauto vide, qui me rendait une virilit mcanique.

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Et pendant ce temps, mon moi mou me soufflait loreille Pourvu quil reste de la salade russe et du jambon alors javais honte de moi, honte de mes parents, et je les hassais. Mais vous les aimiez beaucoup ! dit Monsieur Perle. Certes, dit Wolf. Et cependant la vue dun cabas la poigne casse dont dpassent le thermos et le pain, suffit encore aujourdhui me lever le cur et me donne envie de tuer. Cela vous gnait vis--vis des observateurs possibles, dit Monsieur Perle. Ds ce moment, dit Wolf, ma vie extrieure a t dirige en fonction de ces observateurs. Cest ce qui ma sauv. Vous considrez que vous tes sauv ? dit Monsieur Perle. Pour nous rsumer, dans une premire phase de votre existence, vous leur reprochez davoir encourag chez vous une tendance la pusillanimit que vous tiez, par veulerie physique, enclin satisfaire, et, moralement, cur de subir. Ce qui vous a conduit tenter de donner votre vie un lustre qui lui manquait, et de l, tenir, plus quil ne fallait, compte de lattitude dautrui votre gard. Comme vous tiez dans une situation domine par des impratifs contradictoires, il y avait forcment dception. Et le sentiment, dit Wolf. Jtais noy dans le sentiment. On maimait trop ; et comme je ne maimais pas, je concluais logiquement la stupidit de ceux qui maimaient leur malignit mme et peu peu, je me suis construit un monde ma mesure sans cache-nez, sans parents. Vide et lumineux comme un paysage boral et jy errais, infatigable et dur, le nez droit et lil aigu sans jamais cligner les paupires. Je my entranais, des heures, derrire une porte et il me venait des

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larmes douloureuses que je nhsitais pas rpandre sur lautel de lhrosme ; inflexible, dominateur, mprisant, je vivais intensment Il rit gaiement. Sans me rendre compte un instant, acheva-t-il, que je ntais quun petit garon assez gras et que le pli mprisant de ma bouche, encadr par mes joues rondes, me donnait tout juste lair de retenir une envie de faire pipi. Allons, dit Monsieur Perle, les rves dhrosme sont frquents chez les jeunes enfants. Tout cela dailleurs me suffit vous noter. Cest drle, dit Wolf. Cette raction contre la tendresse, ce souci du jugement dautrui, ctait un pas vers la solitude. Parce que jai eu peur, parce que jai eu honte, parce que jai t du, jai voulu jouer les hros indiffrents. Quoi de plus seul quun hros ? Quoi de plus seul quun mort ? dit Monsieur Perle dun air dtach. Peut-tre que Wolf nentendit pas. Il ne dit rien. Allons, conclut Monsieur Perle, je vous remercie, cest par l. Du doigt, il dsigna le tournant de lalle. Au revoir ? dit Wolf. Je ne pense pas, dit Monsieur Perle. Bonne chance. Merci, dit Wolf.

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Il vit Monsieur Perle senrouler dans sa barbe et stendre confortablement sur son banc de pierre blanche. Puis il se dirigea vers le tournant de lalle. Les questions de Monsieur Perle avaient fait surgir en lui mille visages, mille jours, qui dansaient dans sa tte comme les feux dun kalidoscope dment. Et puis il y eut, dun coup, le noir.

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CHAPITRE XVII

Lazuli grelottait. Le soir tait venu dun coup, compact et venteux, et le ciel en profitait pour se rapprocher du sol quil couvait de sa menace flasque. Wolf ntait pas redescendu et Lazuli se demandait sil ne fallait pas aller le rechercher. Wolf se vexerait peut-tre. Il sapprocha du moteur pour lui prendre un peu de chaleur, mais le moteur chauffait peine. Depuis quelques heures, les murs du Carr staient fondus dans la masse cotonneuse de lombre, et lon voyait cligner, pas trs loin, les yeux rouges de la maison. Wolf devait avoir prvenu Lil quil rentrerait tard et malgr cela, Lazuli sattendait chaque instant voir sapprocher une petite lanterne tempte. Aussi, comme il ny tait pas prpar, il se laissa surprendre par larrive de Folavril, seule dans le noir. Il la reconnut tout prs de lui, et il eut chaud aux mains. Aimable et un peu liane, elle se laissa embrasser. Il caressa son cou gracieux, la serra sur son corps et murmura, les yeux mi-clos, des mots de litanie ; mais elle le sentit soudain se contracter, se ptrifier. Fascin, Lazuli voyait auprs de lui un homme au teint ple, vtu de sombre et qui les regardait. Sa bouche faisait une barre noire sur sa figure, et ses yeux venaient de loin. Lazuli haletait. Il ne supportait pas que lon coute ce quil disait Folavril. Il scarta delle et ses jointures blanchirent. Quest-ce que vous voulez ? dit-il.

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Sans le voir, il sentit ltonnement de la fille blonde, et une fraction de temps, dtourna la tte. Surprise, avec un demisourire de surprise. Pas encore inquite. Le temps quil regarde lhomme il ny avait plus personne. Lazuli se mit grelotter, le froid de la vie lui gelait le cur. Il restait prs de Folavril, accabl, vieux. Ils ne disaient rien. Le sourire avait disparu des lvres de Folavril. Elle lui passa son bras m