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HISTOIRE ROMAINE par Monsieur le Comte de Ségur TOME QUATRIÈME

Histoire ancienne 4 - mediterranee-antique.fr · sont des oracles, et tous les événements des miracles. Nous avons quitté cette voluptueuse Asie où régnaient ensemble la mollesse,

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  • HISTOIRE ROMAINE

    par Monsieur le Comte de Sgur

    TOME QUATRIME

  • LIVRE PREMIER

    CHAPITRE Ier. Anciens peuples dItalie ; naissance de Romulus ; fondation de Rome - Ses rois : Romulus - Interrgne et Numa Pompilius - Tullus Hostilius - Ancus Martius - Tarquin lAncien - Servius Tullius - Tarquin le

    Superbe.

    CHAPITRE 2. Rpublique Romaine ; conspiration ; guerre avec ltrurie ; sige de Rome par Porsenna, etc.

    CHAPITRE 3. Guerre avec les Sabins et les Latins ; conjuration ; rvolte du peuple ; bataille de Rgille ; paix avec les

    Latins ; mort des Tarquin.

    CHAPITRE 4. Guerre des Volsques ; troubles Rome ; retraite du peuple sur le mont Sacr ; cration des tribuns ;

    victoire de Coriolan ; son exil ; sige de Rome.

    CHAPITRE 5. Dcemvirs ; mort de Virginie ; rvolte du peuple et de larme ; dmission et punition des dcemvirs ;

    cration des tribuns militaires.

    CHAPITRE 6. Cration de la censure et de la questure ; guerre dArde ; conspiration de Mlius ; tablissement de la solde des troupes ; sige de Vies ; dictature de Camille ; guerre contre les Falisques ; exil de Camille ;

    guerre des Gaulois ; prise de Rome ; sa dlivrance.

    CHAPITRE 7. Reconstruction de Rome ; guerre avec les Volsques, les Herniques, les Latins et les Samnites, etc.

    CHAPITRE 8. Premire guerre punique ; guerre avec lIllyrie, les Gaulois et les Liguriens ; conqute de la Sardaigne. ;

    paix avec les Gaulois.

    CHAPITRE 9. Seconde guerre punique ; invasion dAnnibal en Italie ; marche dAnnibal sur Rome ; entrevue de

    Scipion et dAnnibal ; bataille de Zama ; paix entre Rome et Carthage.

    CHAPITRE 10. Guerre avec Philippe et Perse, rois de Macdoine ; triomphe de Paul-mile ; invasion des Romains au-

    del des Alpes.

    CHAPITRE 11. Troisime guerre punique ; la Grce rduite en province romaine sous le nom dAchae ; destruction de

    Carthage.

    CHAPITRE 12. Dcadence de la grandeur romaine ; rvolte de Viriate en Lusitanie ; sige et destruction de Numance ;

    sdition Rome ; puissance et mort des Gracques.

    CHAPITRE 13. Guerre de Jugurtha ; mort de Jugurtha ; invasion des Cimbres.

  • LIVRE DEUXIME

    CHAPITRE Ier. Victoires de Marius sur les Cimbres ; consulat de Sylla ; guerre sociale ; guerre avec Mithridate ;

    proscriptions de Marius ; fuite, arrestation et mort de Marius ; tyrannie et proscriptions de Sylla ; crimes de Catilina ; dictature perptuelle de Sylla.

    CHAPITRE 2. Consternation dans Rome ; premier plaidoyer de Cicron ; mort de Sylla ; guerre en Espagne ; fin de

    cette guerre.

    CHAPITRE 3. Guerre des pirates ; mort de Marc-Antoine ; guerre avec les esclaves ; rvolte de Spartacus ; conqutes

    de Pompe ; guerre avec Mithridate.

    CHAPITRE 4. Conspiration de Rullus et de Catilina ; mort de Catilina ; retour et triomphe de Pompe.

    CHAPITRE 5. Rivalit de Csar et de Pompe ; sacerdoce de Caus Julius Csar ; triumvirat de Csar, de Pompe et de Crassus ; conqute de lEspagne par Csar ; son retour et son consulat ; tyrannie des triumvirs ; deuil et

    retraite de Cicron.

    CHAPITRE 6. Dpart de Csar pour les Gaules ; ses victoires ; descente de Csar dans la Grande-Bretagne ; guerre

    entre Csar et Vercingtorix ; soumission des Gaules.

    CHAPITRE 7. Guerre civile entre Csar et Pompe ; passage du Rubicon ; alarme dans Rome ; sige et reddition de

    Marseille ; bataille de Dyrrachium et de Pharsale ; dfaite, fuite et mort de Pompe ; guerre de Csar en gypte, en Asie , en Afrique ; conspiration contre Csar ; mort de Csar.

    CHAPITRE 8. Consternation dans Rome aprs la mort de Csar ; dissimulation dAntoine ; son usurpation ; arrive

    dOctave Rome ; guerre civile entre Octave et Antoine.

    CHAPITRE 9. Triumvirat dOctave, dAntoine et de Lepidus ; leurs proscriptions ; mort de Cicron ; partage de

    lempire entre les triumvirs ; dpart dAntoine pour lAsie ; son amour pour Cloptre ; guerre entre Octave et Pompe ; dfaite, fuite et mort de Pompe ; guerre entre Octave et Antoine ; bataille dActium ; mort dAntoine ; entre dOctave dans Alexandrie ; son entrevue avec Cloptre ; mort de cette reine ;

    lgypte rduite en province romaine ; retour dOctave Rome ; son lvation lempire ; fin de la rpublique romaine.

    CHAPITRE 10. EMPIRE ROMAIN. Tableau de Rome depuis sa fondation jusquau rgne dAuguste.

    CHAPITRE 11. AUGUSTE ; Son gouvernement, ses institutions, ses travaux ; conspiration de Cinna ; mort dAuguste ;

    ses funrailles ; son testament.

  • CHAPITRE 12. TIBRE ; son lvation lempire ; rvolte dans les armes ; discours de Germanicus aux soldats ;

    dsordres de Tibre ; mort de Sjan ; tyrannie et mort de Tibre.

    CHAPITRE 13. CAUS CALIGULA ; son lvation lempire ; sa tyrannie ; ses amours ; ses extravagances ; ses

    proscriptions ; son dpart pour la Gaule ; ses lches triomphes ; son retour Rome ; sa mort ; mort de limpratrice.

    LIVRE TROISIME.

    CHAPITRE Ier. CLAUDE ; son lvation lempire. ; son portrait ; son gouvernement ; ses victoires ; sa mort. ;

    CHAPITRE 2. NRON ; son lvation lempire ; son gouvernement ; ses dbauches ; ses crimes ; Sa mort.

    CHAPITRE 3. GALBA ; son lvation lempire ; son portrait ; ses rigueurs ; sa mort.

    CHAPITRE 4. OTHON ; son lvation lempire ; sa guerre avec Vitellius ; son abdication ; son discours ses soldats

    ; ses derniers moments ; sa mort.

    CHAPITRE 5. VITELLIUS ; son lvation lempire ; ses honteux excs ; ses crimes ; sa guerre avec Vespasien ; son

    abdication, sa mort.

    CHAPITRE 6. VESPASIEN ; son lvation lempire ; sa paix avec Civilis ; sa brillante rception Rome ; son

    gouvernement ; ses institutions et ses travaux ; sa magnanimit ; sa maladie et sa mort.

    CHAPITRE 7. TITUS ; son lvation lempire ; son portrait ; son gouvernement ; ses travaux ; ses bienfaits ; sa

    clmence ; sa mort.

    CHAPITRE 8. DOMITIEN ; son gouvernement ; son honteux triomphe ; sa tyrannie ; sa purile cruaut ; sa conduite

    effrayante avec le snat ; sa mort.

    CHAPITRE 9. NERVA ; son lvation au trne ; son dit contre la dlation ; sa faiblesse ; ses belles qualits ; sa mort.

    CHAPITRE 10. TRAJAN ; son arrive Rome ; ses victoires ; son triomphe ; ses belles qualits ; ses utiles travaux ; ses

    voyages ; son retour ; sa mort.

    CHAPITRE 11. ADRIEN ; son lvation au trne ; son gouvernement pacifique ; sa sage administration ; ses voyages ;

    ses travaux ; ses rformes ; sa vie publique et prive ; sa retraite et sa mort.

  • CHAPITRE 12. TITE-ANTONIN ; son portrait ; ses travaux ; ses rformes dans la lgislation ; sa mort.

    CHAPITRE 13. MARC-AURLE ; son administration ; sa victoire ; sa dfaite ; son dsintressement ; son retour

    Rome ; son dpart pour larme ; ses victoires et sa mort.

    CHAPITRE 14. COMMODE ; son lvation au trne ; son arrive Rome ; ses dsordres ; sa cruaut ; sa mort.

    CHAPITRE 15. PERTINAX ; son lection ; sa rception Rome ; son gouvernement ; sa mort.

    CHAPITRE 16. DIDIUS JULIANUS ; son lection ; ses vains efforts ; sa condamnation et sa mort.

    CHAPITRE 17. SEPTIME SVRE ; son portrait ; ses rigueurs ; son arrive Rome ; son gouvernement ; son dpart

    pour lOrient ; ses victoires ; son retour Rome ; ses occupations ; sa mort.

    CHAPITRE 18. CARACALLA et GETA ; leurs portraits ; leur antipathie ; mort de Geta ; cruauts de Caracalla ; sa

    guerre avec les Allemands ; son honteux tribut ; sa perfidie envers Artaban ; sa mort.

    CHAPITRE 19. MACRIN ; son lection ; sa guerre avec Artaban ; sa dfaite ; sa mort.

    CHAPITRE 20. HLIOGABALE ; son lvation au trne ; son portrait ; son premier crime ; son arrive Rome ; ses

    extravagances ; ses dbauches ; sa mort.

    CHAPITRE 21. ALEXANDRE SVRE ; son lection ; son gouvernement ; ses occupations ; sa mort.

    CHAPITRE 22. MAXIMIN ; les deux GORDIEN ; PUPPIEN et BALBIN ; le jeune Gordien ; lection de Maximin ; son portrait ; sa tyrannie ; ses proscriptions ; lection de Gordien ; sa mort et celle de son fils ; lection

    de Puppien et de Balbin ; mort de Maximin et de son fils ; dissension entre Puppien et Balbin ; leur mort ; lection du jeune Gordien.

    CHAPITRE 23. GORDIEN ; son portrait ; son administration ; ses victoires ; sa mort.

    CHAPITRE 24. PHILIPPE ; son lvation lempire ; sa basse origine ; sa triste rception Rome ; sa mort.

    CHAPITRE 25. DCIUS ; son lvation lempire ; ses perscutions envers les chrtiens ; sa victoire sur les Goths ; sa

    mort et celle de son fils.

  • CHAPITRE 26. GALLUS ; son lvation lempire ; sa bataille avec milien ; sa mort.

    CHAPITRE 27. MILIEN ; sa conduite avec le snat ; sa mort.

    CHAPITRE 28. VALRIEN ; son portrait ; son administration ; sa perscution envers les chrtiens ; sa guerre en Orient

    ; sa dfaite ; sa captivit et sa mort.

    CHAPITRE 29. GALLIEN ; son rgne honteux ; son insouciance ; sa guerre avec Posthumius ; sa mort.

    CHAPITRE 30. CLAUDE II ; son lection ; sa guerre avec Aurole ; ses victoires ; son arrive Rome ; son triomphe ;

    sa gnrosit ; sa victoire sur les Goths ; sa mort.

    CHAPITRE 31. AULLIEN ; son lection ; son origine ; son portrait ; ses premiers exploits, son triomphe ; son dpart

    et sa mort.

    CHAPITRE 32. TACITE ; son lection ; son gouvernement ; son dpart pour larme ; sa victoire sur les Scythes et les

    Goths ; sa mort.

    CHAPITRE 33. PROBUS ; son lvation lempire ; son origine ; sa vie prive et publique ; sa dfrence pour le Snat ;

    ses victoires ; ses travaux ; sa mort.

    CHAPITRE 34. CARUS et ses deux fils CARIN et NUMRIEN ; lection de Carus ; ses victoires ; sa mort.

    CHAPITRE 35. NUMRIEN et CARIN ; partage du trne entre eux ; mort de Numrien ; dsordres de Carin ; sa

    victoire et sa mort.

    CHAPITRE 36. DIOCLTIEN, MAXIMIEN, empereurs ; CONSTANCE, GALRE ; Csars. Origine et vie militaire

    de Diocltien ; son portrait ; sa clmence ; association de Maximien, de Galre, et de Constance lempire ; abdications de Diocltien et de Maximien.

    CHAPITRE 37. CONSTANCE et GALRE, empereurs ; SVRE, MAXIMIN DAZA et LICINIUS, Csars ;

    MAXENCE lu Rome ; MAXIMIEN remont sur le trne ; et CONSTANTIN empereur. Partage de lempire entre eux ; portrait de Constantin ; mort de Constance ; Constantin est proclam empereur ;

    lvation de Maxence lempire ; mort de Svre ; Licinius est nomm Csar mort de Maximin ; mort de Galre ; mort de Maxence ; entre triomphale de Constantin dans Rome ; mort de Licinius.

    CHAPITRE 38. CONTANTIN seul ; sa protection pour le christianisme ; translation du sige de lempire Byzance ;

    baptme et mort de Constantin.

  • LIVRE PREMIER

    CHAPITRE PREMIER

    AINSI que le voyageur qui suit le cours des grands fleuves avant de sembarquera sur lOcan destin les engloutir tous dans son sein, ainsi nous avons dabord parcouru lhistoire des gyptiens, des Juifs, des Phniciens, des empires de lAsie, des royaumes, des tats libres de la Grce, des rpubliques de Sicile, et de Carthage ; nous allons maintenant raconter les faits de ce peuple romain qui devint le matre du monde.

    Ici un nouveau, spectacle va soffrir nos regards. Nous ne nous garerons plus, comme en gypte, dans lobscurit dune tradition antique et mystrieuse qui, mlant peu de vrits aux contes forgs par une caste de prtres, ne nous laisse dautres garants que de vieux monuments et dindchiffrables hiroglyphes.

    Nous ne serons plus, comme en Palestine, dans un pays sacr, o toutes les lois, sont des oracles, et tous les vnements des miracles.

    Nous avons quitt cette voluptueuse Asie o rgnaient ensemble la mollesse, le luxe, lignorance et le despotisme.

    Nous sommes sortis de cette patrie des fables, de ce pays des prodiges, de cette Grce, si pittoresque, que limagination quitte regret, parce quelle y trouvait tout mobile et vari comme elle. Le temps, qui fait natre et qui efface tout, a fltri les couleurs de ce riant tableau, o nous avons vu rassembls, dans le plus troit espace, toutes les grandeurs, toutes les petitesses, toute la sagesse, toute la folie humaine ; les tyrans les plus cruels, les rois les plus vertueux, les conqurants les plus renomms, les sages les plus clbres ; les meilleures lois, les peuples les plus libres, les esclaves les plus soumis ; des vertus clatantes, des vices difis ; des modles dans tous les genres de talents et darts, de luxe et daustrit ; toutes les formes de gouvernements et danarchie.

    La Sicile nous a donn dautres leons. Le sort sest plu nous y prsenter l contraste des rois les plus clairs et des tyrans les plus farouches, pour nous apprendre quel degr de bonheur un peuple peut tre conduit par des monarques sages, tels que les Glon et les Hiron, ou par des chefs semblables Timolon, et tous les maux qui peuvent affliger une nation, lorsquelle laisse un pouvoir absolu des monstres semblables aux Denys et aux Agathocle.

    Carthage, pendant plusieurs sicles, nous a montr les effets dune sage libert et dun heureux balancement de pouvoirs : mais lexcs de son opulence, la corruption qui en fut la suite, sa dcadence et sa ruine, nous ont prouv que le ciment des tats est la vertu, et quils tombent ds quelle cesse dtre leur soutien.

    Nous entrons enfin dans Rome : l nous trouverons encore quelques fables grossires prs de son berceau ; mais le peuple romain, ds ses premiers pas, nous frappe par un caractre de force de gravit, de grandeur, que nulle part ailleurs nous navons rencontr ; son enfance ressemble celle dHercule, dont les jeunes mains touffaient des serpents.

  • Son premier roi, quelle adore comme le fils de Mars, change des bergers en hros, assujettit des brigands des lois sages, les soumet une discipline savante ; il rend redoutables ses voisins les murs dont il vient de poser les fondements ; il tend son territoire par des conqutes, augmente sa population par des traits, annonce aux sicles et aux nations la domination de Rome, et disparat aux yeux de ses sujets, dont la crdule admiration le place dans les cieux, auprs de Jupiter.

    Ses successeurs, dous de grandes vertus et de rares talents, unissent par un intrt commun, le trne, le peuple et les grands ; ils confient le dpt de la libert aux plbiens ; le maintien des lois et des vertus aux snateurs ; celui de la force publique aux rois. Ils attachent le riche au pauvre, et le pauvre au riche par une utilit rciproque, par les droits et par les devoirs du patronage. Ils lient tous les citoyens ltat par une religion qui prside leurs destines, qui rgle toutes leurs actions, et qui les force tout sacrifier lamour de la gloire et de la patrie. Un tyran veut en vain dtruire ce grand ouvrage ; la libert, grave dans toutes les mes, lui rsiste : son trne tombe ; la rpublique slve et tonne lunivers par des prodiges dhrosme et de vertus, jusquau moment o lexcs de sa grandeur et de sa puissance corrompt ses murs, lui fait adopter les vices des peuples conquis, soumet les matres de la terre des tyrans, et livre enfin aux barbares du Nord cette Rome si longtemps capitale du monde par ses armes, et rserve ltre encore par la croix.

    Ailleurs on peut rechercher la gloire des sicles passs dans les monuments chapps aux ravages du temps ; mais Rome, cest surtout les hommes quil faut tudier. Ces illustres Romains, dont nous allons crire lhistoire, sont les plus beaux et les plus grands monuments de leur patrie.

    Lhistoire des temps qui ont prcd Romulus ne nous offre rien de certain sur les premiers peuples qui habitrent lItalie. Cette contre est une presqule borne au nord par les Alpes qui la lient au continent : Ces montagnes prsentent trois passages principaux : lun au nord, lautre au midi, et le troisime lest. On peut prsumer que la mm cause qui attira, douze sicles aprs, tant de malheurs et tant de barbares en Italie, y conduisit dabord les premiers hommes qui la peuplrent, et que les nations du Nord, les Celtes, les Plages, les Illyriens, cherchant de plus doux climats, ou chasss par dautres hordes plus septentrionales, peuplrent lItalie par les mmes motifs qui ls portrent dans la suite la ravager.

    Cette population sauvage navait quun culte grossier et des habitudes nomades ; mais linfluence dun beau ciel et dun pays fcond adoucit ses murs, et commena la civilisation de ces barbares. Cessant dtre chasseurs, ils devinrent ptres et agricoles. Plus tard, des colonies grecques et asiatiques y portrent leurs lois, leurs arts et leurs sciences. LItalie prouva le mme sort que la Grce, peuple aussi par des Plages, quand les gyptiens y arrivrent ; et on dut y voir de mme le combat de la civilisation contre la barbarie, de la lumire contre la nuit, des dieux contre les Titans.

    De toutes parts en cultiva des champs, on btit des bourgs ; mais, comme cette civilisation naissante ntait louvrage ni dun seul homme ni dun seul peuple, lItalie se trouva divise en un grand nombre de petits tats qui adoptrent la forme monarchique, parce que leurs guerres continuelles leur faisaient sentir la ncessit dun chef. Cependant ils bornrent toujours lautorit de ce chef pour conserver une partie de leur antique indpendance.

  • Ces petits tats, quoique spars, se confdraient souvent et formaient des nations, comme les Latins et les trusques, les plus fameux alors de tous les peuples de cette contre. Ces confdrations avaient probablement pour causes la communaut dorigine et la conformit de langage.

    Les trusques occupaient ce quon appelle prsent la Toscane et la cte de la Mditerrane jusquau dtroit. Les Latins habitaient ltat romain actuel et le reste du midi de lItalie. Toutes ces petites cits ou monarchies combattaient frquemment pour se disputer un champion pour se venger dune injure : mais elles navaient ni lintention ni les moyens de faire des conqutes. On quittait la charrue pour lpe, et on revenait du camp la charrue. On ne connaissait pas les machines de guerre ; un mur et un foss arrtaient une arme. Il nexistait, point de troupes soldes. Lorsquun peuple tranger faisait une invasion, on le chassait si on tait le plus fort ; en cas de dfaite, on cdait au vainqueur le terrain ncessaire pour fonder une nouvelle cit.

    Si lon en croit Denys dHalicarnasse, ces peuples adoptrent promptement la religion des Grecs, en la dgageant des fables qui avilissaient les dieux. Il parat que les trusques firent dassez grands progrs dans les lettres et dans les arts : les autres peuples dItalie envoyaient leurs enfants tudier en trurie. On a-trouv danciens monuments, et on conserve des vases trusques qui appuient cette opinion.

    La faiblesse humaine aime consulter les dieux pour lire dans lavenir. Les Grecs croyaient que les dieux parlaient par la voix des oracles. En Italie, manquant de ce moyen, la superstition fit tudier les prsages : la rencontre dun animal destructeur tait de mauvais augure ; la vue dun essaim dabeilles ou dune colombe semblait favorable. On jugeait de la volont des dieux par le nombre pair ou impair des cailloux quon ramassait au hasard, ou des animaux quon rencontrait, et des coups de tonnerre quon entendait. La direction des clairs et celle du vol des oiseaux servaient aussi de prsages.

    Les mots daugures et dauspices vinrent, le premier du cri des oiseaux ; le second de leur vol, de leur marche et de leur figure. On nommait aruspices ceux qui se vantaient de savoir lire dans le sein des animaux gorgs. Les prtres, pour augmenter leur autorit, prtendirent avoir le secret de changer les mauvais prsages. Ils exigeaient des sacrifices, et ordonnaient des expiations pour apaiser les dieux irrits ; et ce fut cette superstition qui, aprs avoir fait immoler tant danimaux porta presque partout les peuples sacrifier an ciel des victimes humaines. De l vint aussi la magie, science fausse, par laquelle on se flattait, avec le secours des bons et des mauvais dmons, non seulement de connatre lavenir, mais de changer la marche de la nature.

    Ces superstitions, graves par la crainte dans le cur des peuples dItalie, formrent une grande partie de leur culte et de leur lgislation ; ils ne faisaient aucun acte priv ou public, sans consulter les augures, sans offrir des sacrifices et sans apaiser les dieux par des expiations.

    Il existait prs de chaque cit des lieux quon regardait comme sacrs : la charrue en respectait le sol ; la hache nosait approcher de leurs arbres ; les bannis et les criminels y trouvaient un asile inviolable. Chaque ville honorait particulirement son dmon ; son gnie ou son dieu protecteur dont on cachait soigneusement le nom, pour que lennemi ne pt se le rendre favorable en linvoquant. Chaque maison renfermait ses dieux tutlaires quon appelait lares ou pnates.

  • Denys dHalicarnasse dit que les premiers habitants du Latium sappelaient Sicures, et que les Latins, qui les remplacrent, tiraient leur origine des Grecs. Dautres auteurs soutiennent des opinions contraires. Le plus ancien historien de Rome, Fabius Pictor, vivait lpoque de la seconde guerre punique ; avant lui on ne connaissait les premiers temps de Rome que par une tradition incertaine, puisque les Gaulois avaient brl les archives romaines. Les registres des prtres ne nous ont fait parvenir que des faits mls derreurs quils voulaient accrditer.

    Tous les peuples anciens attribuaient leur origine quelques dieux ; et Rome aimait croire quelle devait sa naissance au fils de Mars. Le peuple romain, nomm depuis le peuple roi, se vit, comme tous les rois, entour de flatteurs : les historiens, les peuples vaincus, les monarques mmes adoptaient, rptaient toutes les fables qui flattaient lorgueil de Rome. Au reste cette croyance religieuse fut une des principales causes de la grandeur et de la dure de la rpublique romaine : tant il est vrai que la religion, mme quand elle est mle derreurs, est une base ncessaire la solidit des tats. Toute religion, pour faire respecter ses dogmes, est oblige de les appuyer sur la morale ; et cest elle qui conserve les nations.

    Le peuple romain, plus grave et plus religieux quun autre, respecta plus longtemps quun autre aussi lautorit paternelle, les lois, la justice et les murs. Il se fit plus admirer encore par ses vertus que craindre par ses armes.

    Quoique nous nayons, comme on la vu, quune tradition obscure et conteste pour nous faire connatre les vnements qui ont prcd la fondation de Rome, nous allons rapporter ce que Denys dHalicarnasse, Tite-Live et Plutarque en ont dit.

    Avant le sige de Troie, notrus conduisit des Arcadiens en Italie ; il y forma une colonie qui porta son nom. Un de ses descendants, nomm Italus, lui donna celui dItalie. Longtemps aprs, quelques Plages, chasss de Thessalie, se runirent en Italie aux Aborignes, descendus des Arcadiens : ces deux peuples expulsrent du territoire o Rome fut depuis btie les Sicules qui se sauvrent dans une le voisine nomme Trinacrie ou Sicile.

    Prs dun sicle avant la guerre de Troie vandre, banni du Ploponnse, amena encore des Arcadiens en Italie. Faunus, qui rgnait alors sur les Aborignes, donna ces Arcadiens un terrain dans le Latium : ils y fondrent une bourgade sur le mont Palatin, et la nommrent Palentium.

    Sous le rgne dvandre qui succda Faunus, on prtend quHercule arriva en Italie, quil y extermina le brigand Cacus, et que, par reconnaissance, on lui rigea des autels. Ce hros apprit eux Aborignes les rites grecs, et confia le sacerdoce deux familles, celle des Politiens et celle des Pinariens. Cinquante ans aprs le dpart dHercule, Latinus, fils de ce demi-dieu, mais qui passait pour le fils de Faunus, rgna sur les Aborignes. Il donna son peuple le nom de Latins, et son pays celui de Latium.

    Dautres croient que ce nom (qui vient de latere, cacher) fut donn cette contre parce que Saturne sy rfugia pour sy drober aux poursuites de son fils Jupiter.

    Denys dHalicarnasse raconte que, sous le rgne de Latinus, ne, la tte dune troupe troyenne, aborda Laurente, lembouchure du Tibre. Il apportait avec lui les dieux de Troie et le palladium, quon dposa depuis dans le temple de Vesta. Latinus conclut la paix, forma une alliance avec ne, lui cda des terres, et lui donna en mariage sa fille Lavinie.

  • Turnus, roi des Rutules, peuples qui habitaient ce quon appelle aujourdhui la campagne de Rome, devait pouser cette princesse ; irrit de laffront quil avait reu, il dclara la guerre Latinus et ne. Ces deux rois le battirent ; mais Latinus prit dans le combat. Turnus, avec le secours de Mzence, roi dtrurie, continua la guerre. ne remporta la victoire sur eux, et tua Turnus. Ce triomphe fut le terme de la vie du prince troyen, quon adora depuis sous le nom de Jupiter Indigte.

    ne avait bti la ville de Lavinium. Pendant lenfance dAscagne, son fils, Lavinie gouverna les Latins et les Troyens runis, avec tant de sagesse que la population de ses tats et leur prosprit firent des progrs rapides. Ce fut elle qui btit la ville dAlbe. Ce royaume dura quatre cent trente ans, jusqu la fondation de Rome. Le Tibre sappelait alors Albula, et servait de limites entre le Latium et ltrurie.

    Sylvius rgna aprs son pre Ascagne. Ses successeurs furent ne-Sylvius, Sylvius-Latinus, Alba, Atis, Capis, Capetus, Tibrinus qui se noya dans lAlbula et lui laissa son nom. Agrippa, son fils, monta sur le trne, et devint pre de Romulus-Sylvius, qui mourut, dit-on, dun coup de tonnerre ; Aventinus lui succda ; il fut enterr sur le mont nomm depuis Aventin. Proca, son fils, eut deux enfants, Numitor et Amulius.

    Aprs sa mort, Numitor, tant lan, devait rgner ; mais Amulius usurpa le trne, tua son neveu gestius, et mit au nombre des prtresses de Vesta sa nice Rha-Sylvia. Ce roi perfide ne se contenta pas, dit-on, de cette rigueur ; il usa de violence pour dshonorer cette vestale, dans lintention de se donner le droit de la punir. Elle finit au monde deux jumeaux, Romulus et Rmus ; Rha, accuse dimpudicit, dclara que Mars tait le pre de ses enfants. Le roi la fit plonger dans un cachot, et ordonna quon prcipitt les deux jumeaux dans le Tibre.

    Ce fleuve tait alors dbord ; londe porta le berceau sur le rivage, o il resta sec. Lorsque le Tibre rentra dans son lit, une louve, attire par le cri des enfants, vint les allaiter ; un pivert leur porta dans son bec la nourriture de ses petits. Faustule, inspecteur des troupeaux du roi, saisi dadmiration la vue de ce prodige qui se passait, sous un figuier que Tacite assure avoir subsist plus de huit cents ans, emporta ces enfants chez lui, et les confia aux soins de sa femme Laurencia. Cette femme tait mprise par les bergers que scandalisaient ses dbauches ; ils lui donnaient le nom injurieux de louve, et cest probablement ce qui fut lorigine de la fable quon vient de raconter.

    Rmus et Romulus, devenus grands, se firent remarquer par leur beaut, par leur force et par leur courage. Plutarque prtend quils firent leurs tudes Gabies en trurie. Denys dHalicarnasse dit quils restrent avec les bergers, et que de son temps on voyait encore leur cabane religieusement conserve.

    Les deux jeunes princes, pour exercer leur vigueur et leur vaillance, attaqurent les animaux dans les forts, les brigands sur les routes, sassocirent des compagnons braves et dvous, formrent une troupe assez nombreuse, tinrent des assembles, et clbrrent des jeux. Au milieu dune de ces ftes, une bande de brigands les attaqua, sempara de Rmus, le conduisit au roi Amulius, et laccusa davoir ravag les domaines du prince Numitor. Amulius renvoya laccus ce prince, et Faustus, avertit Romulus du danger de son frre. Numitor, en interrogeant Rmus, dcouvre le secret de sa naissance, et apprend

  • avec transport que Romulus et Rmus sont les enfants de Rha et ses petits-fils. Tous trois forment le projet de dtrner le tyran.

    Rmus, suivi des serviteurs de Numitor, rejoint son frre, dont les compagnons arms staient rendus au palais par diffrents chemins. Sans perdre de temps, ils enfoncent les portes, attaquent Amulius et le poignardent.

    Pendant ce tumulte Numitor rassemblait tous les Albains, sous prtexte de les armer contre cette attaque imprvue ; mais, apprenant linstant le triomphe des princes, il raconte au peuple leur dlivrance miraculeuse et la mort de lusurpateur. Le peuple, dbarrass de ce roi cruel, rend avec joie le trne Numitor ; et les deux jeunes princes, suivis dun grand nombre de bergers albains et de guerriers latins, forment le projet de fonder une nouvelle ville.

    Avant dexcuter cette entreprise, ils consultrent le vol des oiseaux pour savoir auquel des deux lhonneur de la fondation et le gouvernement de la ville appartiendraient. Rmus qui se tenait sur le mont Aventin, dcouvrit le premier six vautours Romulus, plac sur le mont Palatin, en vit ensuite douze. De ce double prsage mt une vive altercation ; deux partis se forment, lun pour Rmus qui avait aperu le premier les vautours, lautre pour Romulus qui en avait vu un plus grand nombre. Depuis quelque temps, Rmus irritait son frre par ses railleries ; il venait rcemment de linsulter en se moquant de ses travaux, et en franchissant un foss quil avait creus. Quelques historiens disent que Romulus, dans son courroux, tua son frre ; dautres que la dispute, leve au sujet du vol des oiseaux, se termina par un combat, et que Rmus prit dans la mle.

    On a aussi rapport que Rome existait avant Fondation Romulus, et quil ne fit que la restaurer ; mais lopinion commune est quil la fonda sept cent cinquante-trois ans avant Jsus-Christ, au commencement de la quatrime anne de la sixime olympiade, 120 ans aprs que Lycurgue eut donn ses lois Sparte, 140 avant quAthnes et reu celles de Solon, et 14 ans avant lre de Nabonassar.

    R0MULUS

    Romulus, rest seul chef de sa colonie construisit les murailles de Rome. Le combat dans lequel son frre trouva la mort avait t aussi sanglant quopinitre ; les deux partis runis ne slevaient pas plus de trois mille hommes de pied et de trois cents cavaliers. Persuad que la force ne donne quune autorit passagre, et que le pouvoir nest solide quautant quil a pour base la volont gnrale et la confiance publique, Romulus rassembla son peuple, et lui demanda sil voulait tre gouvern dmocratiquement, ou par un petit nombre de magistrats ou par un seul.

    La dlibration ne fut pas longue, et tous ses compagnons le prirent daccepter une couronne dont ils le trouvaient aussi digne par son courage et par ses grandes qualits que par sa naissance royale. Connaissant lesprit de son sicle et la ncessit de donner son autorit lappui de la religion, il dit quil ne prendrait le sceptre que si les dieux confirmaient le choix du peuple par un signe clatant de leur volont.

    On choisit un jour pour les consulter aprs avoir offert un sacrifice, Romulus traa un cercle dans lair avec le bton recourb des augures, quon appelait lituus. Aussitt, dit-on, un brillant clair se fit voir, traversant le ciel de sa

  • gauche sa droite ; et la multitude, croyant entendre larrt des dieux, le proclama roi.

    Romulus, se conformant alors aux usages des rois de la confdration dtrurie, qui se faisaient prcder de douze licteurs, envoys par les douze tribus confdres, et qui portaient chacun un faisceau de baguettes et de haches, comme marque de lautorit royale, nomma douze licteurs. Le peuple fut par ses ordres partag en trois tribus, commandes par trois capitaines. Chaque tribu se divisait en dix sections appeles curies. Un prtre portant le titre de curion, tait charg de prsider aux crmonies religieuses, et doffrir les sacrifices dans chaque curie.

    Les terres furent partages galement entre les trente curies, except une partie que le roi rserva pour les dpenses des temples et pour celles du trsor public. On divisa les citoyens en deux classes : les plus distingus par leur naissance et par leur mrite composrent le patriciat ; les autres prirent le nom de plbiens.

    Le roi choisit parmi les premiers un prfet charg de gouverner la ville en son absence. Les curies lurent dans la classe des patriciens cent chefs de famille quon nomma snateurs ou pres, cause de leur vieillesse et de leur prudence ; lorsque, dans la suite, on augmenta le nombre des snateurs, les nouveaux lus furent appels pres conscrits, et ce nom devint peu peu commun tout le snat.

    Le peuple choisit encore dans les familles patriciennes trois cents guerriers dsigns par le nom de clbres, qui rappelait leur bravoure et leur agilit. On les destina servir de garde au roi. Telle fut lorigine des chevaliers romains, qui, longtemps aprs, du temps des Gracques, formrent un ordre spar ; car on ne conserva le nom de patriciens quaux descendants des premiers snateurs.

    Le roi se rserva le titre de chef de la religion, la promulgation des lois, leur excution, le droit dassembler le peuple et le snat, et le commandement des armes.

    On attribua exclusivement aux patriciens le sacerdoce, ladministration de la justice, les premires charges civiles et militaires. Le snat jugeait sans appel toutes les grandes questions et les affaires dtat que lui envoyait le roi.

    Le peuple lisait les magistrats, proposait les lois, dcidait la guerre ou la paix, quand le roi le consultait.

    Les assembles gnrales avaient lieu rarement ; on dlibrait par curie ; lavis de la majorit tait rfr au snat, et navait force de loi quaprs sa confirmation.

    Ce qui doit donner une haute ide du gnie de Romulus, ce fut linstitution du patronage. Pour rtablir lordre, et pour opposer une barrire lanarchie, il avait spar les patriciens du peuple ; mais, voulant prvenir les dissensions que pouvaient faire natre lorgueil des grands et la jalousie des plbiens, il unit ces deux classes par des intrts communs et par des devoirs rciproques. Chaque patricien se choisissait dans le peuple un grand nombre de clients. Il tait oblig de les garantir de tout dommage, de soutenir leurs intrts, de plaider leurs causes, de faire avaloir leur argent, de prsider leurs contrats, de leur expliquer les lois. De son ct le client sassociait aux intrts de son patron, venait son secours ; sil tombait dans la pauvret, le rachetait sil tait captif ; payait pour lui lamende sil y tait condamn. Le patron et ses clients formaient en quelque sorte une famille ; ils ne pouvaient saccuser entre eux, ni donner

  • leurs suffrages leurs rivaux, ni embrasser le parti de leurs ennemis. Cette union politique dura plusieurs sicles ; elle stendit aux colonies, aux villes conquises ; elle sagrandit comme la rpublique, et lon vit mme enfin des royaumes et des rois choisir leurs patrons dans Rome, et oublier, par lespoir dune utile protection, lhumiliation de la dpendance.

    La sagesse de ces institutions tonne dautant plus quelles naissaient dans un sicle dignorance et au milieu de murs si barbares, que Romulus pour conserver la population, se vit oblig de faire une loi qui ordonnait aux pres dlever leurs enfants, leur dfendait de les tuer, et ne leur permettait dexposer que ceux qui taient ns estropis.

    Voulant augmenter rapidement le nombre de ses sujets, il offrit dans Rome un asile aux bannis et aux hommes condamns par les lois. Une prodigieuse foule daventuriers accourut alors Rome de toutes les parties de lItalie ; et de cette impure multitude naquirent les matres de lunivers.

    Romulus tendait sa puissance par les armes comme par les lois ; et longtemps la guerre, qui dpeuple tant dtats, fut un des grands moyens dont les Romains se servirent pour augmenter leur population. Lorsquils taient vainqueurs, ils pargnaient la jeunesse ennemie, lattiraient dans leurs lgions, se faisaient cder des terres dans les pays conquis, et y envoyaient des habitants qui fondaient bientt de nouvelles colonies, auxquelles on donnait ensuite le droit de bourgeoisie.

    Romulus, fonda sa ville avec trois mille trois cents hommes, et, la laissa peuple de quarante-cinq mille. Tous ses rglements tendirent inspirer aux citoyens lamour de la patrie, de la gloire, de la religion, de la justice et de la libert. Il les accoutumait estimer la pauvret laborieuse, mpriser la richesse oisive. Denys dHalicarnasse vit encore de son temps les offrandes des dieux servies sur des tables de bois et dans des paniers dosier. Cicron les croyait plus agrables au ciel avec cette simplicit, que lorsquelles taient portes dans des vases dor et dargent.

    La loi rendait les biens communs entre les poux ; le mari, matre et juge de sa femme, pouvait la faire condamner par un conseil de famille, qui recevait sa dclaration. Le divorce tait permis ; mais les murs, plus fortes que les lois, le dfendaient. ; et, pendant plusieurs sicles, on nen vit aucun Rome, et on ny entendit aucune plainte en adultre.

    Nulle part lautorit paternelle ne fut plus sacre : on ltendit au-del des bornes de la justice et de la raison ; la nature seule y posa des limites ; mais, daprs la loi, le pre tait matre absolu de son fils ; et, quelque ft son ge ou sa dignit, il pouvait le vendre ou le faire mourir. Numa excepta depuis de cette dpendance les fils maris.

    On nhonorait Rome que la guerre et lagriculture. Les esclaves et les trangers y exeraient presque seuls les arts et les mtiers. Plus tard les ngociants acquirent quelque estime ; mais le commerce de dtail y fut toujours mpris.

    Rome btie, Rome peuple, Rome gouverne par des lois, et brillante dj par quelques victoires, offrait alors un trange spectacle au monde. On ny voyait presque pas de femmes, et cette future capitale de lunivers ntait encore quun camp, qui saugmentait par des recrues, mais qui ne pouvait se reproduire et se perptuer.

  • Le roi envoya des ambassadeurs dans les cits voisines pour former des alliances : avec les filles de leurs habitants. Il fit valoir, pour appuyer sa demande, la puissance croissante de son peuple visiblement protg par les dieux. On accueillit mal ses propositions. Les gouvernements auxquels il sadressait avaient dj conu beaucoup de jalousie contre cette naissante cit. Ils rpondirent avec mpris aux ambassadeurs que, si Romulus et ses brigands, voulaient contracter des mariages sortables, ils devaient offrir un asile aux aventurires de tous les pays.

    Romulus dissimula son courroux pour mieux assurer sa vengeance. Quelque temps aprs, ayant annonc publiquement quil devait clbrer des jeux en lhonneur de Neptune, il invita cette fte les habitants des villes voisines. Une foule de spectateurs, attirs par la curiosit, accourut Rome. Les Cciniens, les Crustuminiens, les Antemnates et les Sabins de Cures y vinrent avec leurs familles.

    Au milieu, du spectacle un signal donn, la jeunesse romaine, portant des armes caches, se prcipite sur ces trangers, et enlve les jeunes filles malgr la rsistance et les larmes de leurs parents. La plus belle de ces captives fut adjuge par le cri public Talassius, jeune et brave patricien ; et, depuis cet vnement, on conserva chez les Romains lhabitude de faire entendre le nom de Talassius dans toutes les ftes nuptiales.

    Cette violence donna aux Romains sept cents femmes. Le roi et les ravisseurs sefforcrent en vain par leurs prires dadoucir le courroux des parents outrags, et de lgitimer par leur consentement ces unions criminelles. Les trangers sortirent de Rome furieux, et parcoururent lItalie pour intresser les autres nations leur vengeance.

    Acron, roi des Cciniens attaqua le premier les Romains : Romulus le dfit, le tua et sempara de sa capitale. Aprs ces exploits, il rentra dans Rome, revtu dune robe de pourpre, couronn de lauriers, et portant un trophe couvert des armes dAcron. Les troupes, ranges sur son passage, chantaient des hymnes en son honneur. Ce fut le premier triomphe. On btit sur la colline du Capitole un temple ddi Jupiter Frtrien. Il tait destin recevoir ls dpouilles que les descendants de Romulus enlveraient aux rois et aux gnraux tus de leurs mains. Dans lespace de cinq sicles, deux seuls Romains, Cornlius Cossus, vainqueur de Tolumnius, roi des Viens, et Clodius Marcellus, qui avait tu Britomare, ou Viridomare, roi des Gaulois, offrirent ces illustres dpouilles quon appelait Opimes. Denys dHalicarnasse vit encore les restes de cet ancien temple de Jupiter, dont la longueur ntait que de quinze pieds.

    Romulus, attaqu de nouveau par deux autres peuples, conquit leur pays, transporta les habitants Rome, et peupla leurs villes de Romains.

    Tatius, roi des Sabins, combattit Romulus avec plus de succs. Aprs quelques avantages, il sapprocha de Rome. Tarpius commandait la garnison de la citadelle place sur le mont Capitolin. Sa fille Tarpia y gagne par les prsents de lennemi, sengagea ouvrir, la nuit, la porte aux Sabins, pourvu quils lui promissent de lui donner les ornements de leur bras gauche (leur usage tait dy poster des bracelets divoire, dor et dargent). Favoriss par cette trahison, les Sabins pntrrent la nuit dans la citadelle, et, pour rcompenser la perfide Tarpia comme elle le mritait, ils la firent prir sous le poids de leurs boucliers quils jetrent sur son corps avec leurs bracelets. Depuis cet vnement, ce lieu garda

  • le non de roche Tarpienne : Ctait de son sommet quon prcipitait les criminels condamns pour crimes dtat.

    Les Sabins descendirent bientt en grand nombre de la citadelle dans le dessein de semparer de la ville : Tatius et Hostilius les commandaient. Romulus sopposa en vain leur attaque, les Romains plirent, et furent vivement poursuivis jusquau Palatium. Romulus, dsespr et levant les mains au ciel, fit vu Jupiter de lui btir un temple dans le lieu o il pourrait rallier ses soldats. Se croyant alors assur du secours cleste, il scria : Romains ! Jupiter vous ordonne de vous arrter et de faire face lennemi. A ces mots, la frayeur se calme, le courage renat, la fuite cesse, le combat recommence, et les deux peuples galement anims semblent dcids terminer la guerre par la destruction totale de leurs ennemis ; mais, au mme instant parat Hersilie la tte de toutes les Sabines ; elles accourent les cheveux pars, les yeux remplis de larmes, tenant leurs enfants dans leurs bras ; elles jettent de grands cris, bravent la mort, volent au milieu des traits, sparent les combattants, et se prcipitent leurs pieds. En vain, disent-elles, la haine vous spare ; vous tes unis indissolublement par nous : si vous voulez outrager la nature, rompez, en nous tuant, le lien fatal qui vous joint ; vos armes seront plus humaines si elles nous gorgent, que si elles nous rendent veuves et orphelines. Voulez-vous que nos enfants soient regards dans tout lunivers comme une race de parricides ? Mais non, vous tes tous par nous, parents, gendres, pres et frres les uns des autres : cdez la nature, abjurez vos fureurs, apaisez-vous ou immolez-nous.

    A ces mots la piti succde au courroux ; la tendresse remplace la haine, les armes tombent des deux cts ; les deux rois sembrassent, et la paix est conclue.

    On dcide que Romulus et Tatius rgneront ensemble, que la ville conservera le nom de Rome ; mais que le peuple prendra celui de Quirites, en lhonneur de Cures, ville des Sabins. Ceux-ci seront admis Rome comme citoyens ; on doublera le nombre des snateurs ; on tendra la ville, en y renfermant le mont Quirinal et le mont Clius.

    Toutes ces dispositions furent religieusement observes. Les deux peuples nen formrent plus quun, et vcurent cinq ans en bonne intelligence. Tatius occupait le Capitole, et Romulus le mont Palatin. Leurs armes runies vainquirent les Camriens, et firent de Camre une colonie romaine. Cependant, les amis de Tatius ayant exerc quelques ravages sur les terres de Lavinium, les Laviniens demandrent justice aux Romains. Romulus pensait quon devait leur livrer les coupables ; Tatius sy opposait, voulant faire juger ce procs Rome. Les ambassadeurs mcontents se retirent ; les Sabins les poursuivent et massacrent quelques-uns de ces ministres.

    Romulus irrit fait saisir les coupables et les livre aux ambassadeurs chapps cette trahison. Lorgueilleux Tatius accourt alors avec ses troupes et rompt les chanes des prisonniers.

    Cette violence resta dabord impunie ; mais quelque temps aprs les deux rois furent obligs de se rendre Lavinium pour suivre un antique usage et pour offrir un sacrifice aux dieux pnates des Troyens. Comme ils taient dans le temple, les fils des ambassadeurs gorgs qui navaient pu obtenir justice se prcipitent sur Tatius et le poignardent au pied de lautel. Il fut inhum avec pompe Rome.

  • Romulus rest seul sur le trne, punit les premiers auteurs de cette catastrophe. Il exigea quon lui livrt les meurtriers de Tatius ; on obit. Ils vinrent Rome ; mais ils plaidrent si bien leur cause quils furent absous comme si le plus juste motif de vengeance pouvait jamais faire excuser un assassinat.

    Romulus vainquit encore plusieurs peuples, et entre autres les Fidnates qui avaient pill des bateaux de vivres appartenant aux Romains. Le plus puissant des peuples dtrurie, le peuple vien, fit longtemps l guerre aux Romains avec des succs balancs ; mais enfin, aprs la perte dune grande bataille, il cda Rome une partie de son territoire, et conclut avec elle une paix de cent ans. Romulus, vainqueur, ne sut pas se dfendre de livresse qui suit trop communment la fortune et la gloire. Supportant avec impatience les limites que le snat opposait son autorit, il voulut labaisser, et se fit har en se faisant craindre.

    Un jour, au moment o il passait la revue de son arme sur les bords dun marais, le ciel sobscurcit, les nues spaississent, le ciel senflamme, le tonnerre clate, une nuit sombre, sillonne par des clairs, succde au jour ; des torrents de pluie et de grle fondent sur la terre ; lombre, le bruit, la foudre rpandent partout le dsordre et leffroi. On perde de vue le roi au milieu de ce tumulte, et lorsque la clart du soleil eut dissip lorage, ce prince ne reparut plus.

    Le peuple, constern, cherchait venger sa mort ; les snateurs assuraient en vain que les dieux lavaient enlev. Dans un instant de trouble et dincertitude, le plus estim des patriciens, Proculus Julius, vnrable par son ge et par sa prudence, savance au milieu du peuple, et dit : Romulus, roi et fondateur de Rome, est descendu du ciel et sest prsent moi tout lheure. Mes yeux lon vu resplendissant de lumire et couvert darmes clatantes. A sa vue, pntr tout ensemble dun respect religieux et dune sainte terreur, je lui ai demand en tremblant la permission de lever les yeux sur lui. Va, me dit-il, annonce aux Romains les ordres des dieux, ils veulent que ma ville de Rome devienne la capitale de lunivers ; que mon peuple sapplique donc de tout son pouvoir lart militaire et quil sache ainsi que ses descendants, que nulle force humaine ne pourra rsister la puissance des Romains. Aprs avoir prononc ces mots, il disparut.

    Cette fable flattait trop lorgueil de Rome pour ntre pas crue avidement, et la vanit satisfaite fit taire le soupon et oublier la douleur. Romulus mourut g de cinquante-cinq ans ; il en avait rgn trente-sept.

    INTERRGNE ET NUMA POMPILIUS

    Rome, cette ville depuis si superbe, qui, moins de quarante ans aprs sa fondation, croyant dj, fixer les regards des dieux, conservait lespoir de dominer la terre, noffrait encore quune bourgade compose de quelques maisons et dun grand nombre de cabanes ranges sans ordre. Ses tendards taient des faisceaux de foin ; ses trophes, des gerbes de bl ; ses trsors des troupeaux. On ny voyait encore rien de grand que le courage et lambition de ses habitants. Son territoire demeura longtemps resserr dans un troit espace ; et cependant ses premiers monuments publics, sous les successeurs de Romulus, annonaient la ville ternelle.

  • On admirait encore, du temps de Denys dHalicarnasse, les murs, les aqueducs, les gouts construits par Tarquin. Le vrai principe de la grandeur des Romains leur ft donn par Romulus. Il leur fit adopter lhabitude de prendre chez les peuples vaincus tous les rglements et tous les usages utiles. Ce fut ainsi quaprs avoir triomph des Sabins, descendants des Lacdmoniens, ses soldats sarmrent de boucliers, et quittrent celui des Argiens. Il leur apprit aussi sattacher les peuples conquis, en les laissant se gouverner eux-mmes ; et, malgr la haine des Romains contre la royaut, il est incontestable que la plus grande partie de leur gloire et de leur puissance doit tre attribue la sagesse et aux talents de leurs rois.

    Les historiens ne sont pas daccord sur lorigine du nom de Rome. Ce mot en grec voulait dire force ou puissance. Les uns racontent quune Troyenne, nomme Rome, craignant que les Troyens ne se rembarquassent, conseilla ses compagnes de mettre le feu aux vaisseaux, et que cette violente dtermination les fixa en Italie.

    Dautres disent que Rome tait fille dItalus et dEucharia, ou de Tlphus, fils dHercule ; dautres, dAscagne. Suivant quelques versions, Rome, fut fonde par Romanus, fils dUlysse et de Circ ; ou par Romus, fils dmation envoy en Italie par Diomde ; ou par Romis, tyran des Latins et vainqueur des Toscans.

    La version la plus commune nous vient, de Fabius Pictor qui la tenait de Diocls le pripatticien. Il rappelle que les anciens Latins nommaient la mamelle Ruma, ce qui fit donner au fondateur de Rome le nom de Romulus, en mmoire de la louve qui lavait allait, et Rome shonora du nom de son fondateur. On prtend aussi que ce prince en travaillant aux fondations de sa ville, trouva dans la terre la statue du dieu Consus, do sont vnus les noms de conseils et de consuls.

    Aprs la mort de Romulus, les Sabins et les Romains runis ne purent, pendant quelque temps saccorder sur le choix de son successeur. Chacun, des deux peuples prtendait lhonneur de donner un roi ltat, et aucun citoyen navait assez de prminence pour fixer les suffrages. Dans cette incertitude, le snat lut un interroi quon renouvelait tous les cinq jours. Depuis, on continua dans la rpublique dobserver cet usage, et de confier un interroi le gouvernement jusqu llection de nouveaux magistrats.

    Linterrgne plaisait au snat, dispos prolonger son indpendance ; mais, craignant que le peuple ne fit un choix sans le consulter, il lui proposa adroitement dlire un roi, et se rserva le droit de confirmer llection.

    Le peuple satisfait de cette dfrence, laissa au snat le choix du monarque. On vit souvent Rome ce noble dbat, salutaire effet des gards rciproques que le snat et le peuple avaient lun pour lautre : gage heureux dune union, sans laquelle il ne peut exister ni force ni esprit public.

    Les patriciens et les plbiens tant daccord, il ne fut plus question que de concilier les prtentions des Sabins et des Romains. On convint de tirer au sort pour savoir quelle serait celle des deux nations qui lirait, et on dcida que le peuple favoris par le hasard choisirait un roi dans lautre peuple. Le sort chargea les Romains de llection.

    Il existait alors un Sabin, n Cures, universellement respect par ses vertus, ennemi du luxe, exempt dambition, religieux, observateur zl de la justice, habitu vaincre ses passions. Les citoyens et les trangers le prenaient pour arbitre. Le roi Tatius, apprciant ses grandes qualits, lui avait donn sa fille en

  • mariage : cette haute faveur ne put lui inspirer le dsir de venir la cour de Rome ; il resta dans la ville de Cures pour soigner la vieillesse de son pre. Treize ans aprs, ayant perdu sa femme, il stait retir la campagne, o il se livrait aux douceurs du repos et aux charmes de ltude. Tel tait le sage Numa ; le choix des Romains tomba sur lui, et lapprobation universelle le confirma.

    Deux citoyens distingus, Vlsus, que les Sabins voulaient porter au trne, et Proculus, qui comptait sur les suffrages des Romains, furent chargs dannoncer Numa son lection. Ce prince philosophe, loin dtre bloui de lclat dune couronne nen vit dabord que le poids, et la refusa. Les qualits, rpondit-il, qui mattirent votre estime, doivent mcarter du trne puisquelles ne me font aimer que la retraite, ltude et le repos : vous tes ambitieux, et je ne le suis pas ; vous aimez la guerre et les conqutes, je prfre la paix tout ; vous avez plus besoin dun gnral que dun roi.

    Ses refus augmentrent le dsir de le possder ; il rsista encore quelque temps aux instances du peuple romain et celles de sa famille ; mais des prsages heureux et les vives prires des habitants de Cures, qui le pressaient de servir de lien entre eux et les Romains, le dterminrent quitter sa solitude : il sacrifia aux dieux et partit.

    Le snat et le peuple sortirent au-devant de lui : lentre dun roi pacifique dans cette Rome, vrai temple de la guerre, fut le triomphe de la sagesse et de la vertu.

    Linterroi, Spurius Vettius, pour rendre linauguration du roi plus solennelle et la satisfaction publique plus complte, ordonna que le peuple procderait une seconde fois llection. Les suffrages furent unanimes. Cependant Numa refusa daccepter les ornements royaux avant que les dieux eussent confirm son lection. Il sacrifia sur le mont Tarpien avec les prtres et les augures. On consulta les auspices, et les ayant trouvs favorables, Numa, dcor du sceptre, de la couronne et du manteau royal, redescendit sur la plac au bruit des acclamations du peuple1.

    Romulus avait fond Rome par les armes ; Numa voulut consolider son existence par la paix et par la religion. Tous ses soins eurent pour objet de calmer ces esprits belliqueux, et dadoucir leurs murs barbares. Il btit le temple de Janus, dont les portes devaient rester ouvertes pendant la guerre, et fermes pendant la paix. On ne les ouvrit point tout le temps quil rgna : mais il ne fut ferm que deux fois depuis, la fin de la premire guerre punique, et aprs la bataille dActium.

    Numa savait que la vanit humaine rsiste aux hommes et cde au ciel. Pour donner ses lois une sanction cleste, il fit croire au peuple quelles lui taient dictes par la nymphe grie quil consultait dans un bois sacr, prs de Rome.

    Romulus navait donn que dix mois lanne : le premier sappelait Mars, du nom de la divinit laquelle il prtendait devoir la naissance. Numa corrigea cette erreur grossire en rajoutant janvier et fvrier ; de sorte que lanne se trouvait compose de trois cent cinquante-cinq jours, de douze mois lunaires avec des intercalations de jours complmentaires, qui, au bout de vingt-quatre ans, remettraient les annes peu prs daccord avec la marche du soleil. Jules

    1 An de Rome 39. Avant Jsus-Christ 714.

  • Csar complta, depuis, cette rforme par un nouveau calendrier qui fut dfinitivement corrig en 1582 par Grgoire XIII.

    Numa tablit des jours nomms fasti et nefasti, qui marquaient les temps o il tait dfendu ou permis de sassembler et de juger. Il cra plusieurs sacerdoces, lun pour Mars, lautre pour Jupiter, et le troisime pour Romulus quon adorait sous le nom de Quirinus. Ces pontifes, pris parmi les patriciens, et prsids par un souverain pontife, taient choisis par le peuple : leur nombre et celui des augures augmenta dans la suite. Ils rglaient les sacrifices, les crmonies et les jours de ftes, les expiations, les deuils, les funrailles, surveillaient les ministres subalternes, instruisaient de peuple, expliquaient les prodiges et jugeaient tous les diffrends relatifs la religion.

    Ltablissement des vestales fut rgl par Numa ; il en cra quatre : elles ntaient point admises au-dessous de six ans ni au-dessus de dix. Elles gardaient le feu sacr et le palladium, et devaient rester vierges ; mais, trente ans, elles pouvaient quitter le sacerdoce et se marier. La loi leur accordait de grands privilges ; seules entre les femmes, elles pouvaient disposer de leurs biens sans curateurs ; on les croyait en justice sans serments ; un licteur portait devant elles les faisceaux. Si le sort faisait quun criminel se trouvt sur leur passage, il recevait sa grce ; elles taient nourries aux dpens du trsor public. Mais on avait attach de grandes peines linfraction de leurs devoirs. Une vestale laissait-elle teindre le feu sacr quon ne pouvait rallumer quaux rayons du soleil, le souverain pontife la faisait frapper de verges. Si elle violait son vu de chastet, on lenterrait vive dans un caveau quon murait sur elle, et dans lequel on ne laissait quun pain, une cruche deau, une fiole dhuile et un pot de lait. On exigeait delles la plus grande dcence. Une vestale, nomme Posthumia, fut appele en jugement, et, blme pour stre montre en public avec une parure trop recherche.

    Numa, croyant la superstition ncessaire des peuples trop grossiers pour que la raison seule servt de frein leurs passions, cherchait tous les moyens et saisissait toutes les occasions dimprimer dans leurs mes des sentiments religieux. Une affreuse contagion stant rpandue, dans le pays, Numa attribua la cessation de ce flau la chute dun bouclier dairain tomb du ciel entre ses mains : il prtendit avoir appris de la nymphe grie que ce bouclier, tant quon le garderait, serait le gage du salut de Rome ; et pour quon ne pt le drober, il en fit faire onze semblables, parmi lesquels il tait impossible de le distinguer. On cra des prtres appels Saliens, qui dansaient et chantaient des hymnes pendant la fte institue pour rappeler cet vnement.

    Numa cra un collge de hrauts. Les uns maintenaient lordre et le silence dans les assembles publiques, les autres, nomms Fciaux dclaraient la guerre et la paix. On les envoyait demander justice aux peuples trangers ; ils prenaient les dieux tmoin de leur sincrit, en prononant contre eux-mmes des imprcations sils manquaient la vrit. Ils fixaient le dlai pour la rponse ; et, sils nobtenaient pas la rparation demande, ils rendaient compte au snat de leur mission, et dclaraient quon pouvait prendre les armes.

    Numa, dans lintention de faire respecter la justice et de rendre les proprits sacres, tablit des ftes en lhonneur du dieu Terme ; heureuse ide qui difiait la base de toute civilisation et de toute association politique, la proprit.

    Avant son rgne, les trangers regardaient Rome comme un camp menaant ; sous son gouvernement, on la considra comme une ville sage, comme un

  • temple saint, comme un tribunal juste et vnr. Ce roi pacifique fit de bons rglements pour la police, et, afin de maintenir, lordre, lunion et la tranquillit parmi les citoyens, il classa le peuple en corporations dans lesquelles il mla politiquement les Sabins avec les Romains.

    Comme il savait que lextrme pauvret teint lamour de la patrie et dispose la sdition, il partagea les terres conquises entre les pauvres, et mit en tel honneur lagriculture que, longtemps aprs lui, les gnraux darme et les premiers magistrats se faisaient gloire de conduire la charrue et demployer au labourage ces nobles mains qui avaient tenu les balances de la justice et le glaive de la victoire.

    Lhistoire na point parler des exploits, des conqutes et des triomphes de Numa ; mais elle nous apprend que, pendant un rgne de quarante-trois annes, on ne vit Rome ni guerres ni rvoltes, et que le bonheur public fut le fuit de ce sommeil de la gloire militaire. Les trangers, admirant les vertus dun peuple dont ils avaient redout la naissance, prenaient alors les Romains pour arbitres de leurs diffrends. Enfin Numa ralisa cette ide dun ancien sage, qui dit que le monde ne serait heureux que lorsquon verrait la philosophie sur le trne.

    Quelques auteurs ont cru sans fondement que Pythagore avait form ce grand roi. Pythagore ne parut que cent cinquante ans aprs, sous le rgne de Tarquin. Numa congdia la garde cre par Romulus : Je ne voudrais pas, disait-il, rgner sur un peuple qui minspirerait quelque mfiance. Il rigea un autel la bonne foi.

    Ami des lettres comme de la religion, il prtendait avoir commerce avec les muses, dont il nommait lune Tacita, pour faire entendre probablement, par cette allgorie, combien le silence et la mditation taient utiles lesprit.

    Quelques auteurs veulent nous faire douter de la vrit de cette histoire quil est si dsirable de croire. Plutarque dit que les registres de Rome ayant t pills par les Gaulois, tout ce quon nous raconte de ces premiers temps a t imagin pour flatter lorgueil du peuple romain et la vanit des anciennes maisons. Cette opinion nest pas probable ; si les archives furent dtruites, la tradition a d facilement y suppler dans un pays o les mmes familles se sont conserves tant de sicles.

    Numa mourut quatre-vingt-trois ans, aprs quarante-trois annes de rgne. Dans sa vieillesse son corps tait rest exempt dinfirmits comme son me de vices. Les patriciens portrent son lit de mort ; tous les prtres formrent son cortge, et les sanglots du peuple prononcrent son oraison funbre. Il avait dfendu quon le brlt. Il fut enterr, dans un cercueil de pierre, au pied du Janicule, et, suivant ses ordres, on enferma dans un autre cercueil de pierre quatorze livres quil avait composs.

    Cinq cents ans aprs, on retrouva ces deux cercueils. Il ne restait aucun vestige de sa personne ; mais ses manuscrits taient entiers ; et Ptilius, prteur, qui les lut, ayant dclar au snat que leur publicit nuirait la religion, on les brla.

    TULLUS HOSTILIUS

    Aprs un court interrgne, le peuple lut pour roi Tullus Hostilius, et le snat confirma llection. Ce prince tait petit-fils de la Sabine Hersilie dont le courage dsarma et runit deux peuples prts sgorger. Tullus, n Mdullie, ville

  • albaine et colonie romaine, y possdait de grandes terres quil partagea entre les plus pauvres de ses concitoyens, ds quil fut sur le trne.

    La population de Rome augmentait ; le nouveau roi enferma le mont Clius dans la ville. Diffrent de Numa, son caractre tait belliqueux ; il joignait lhabilet dun gnral la vaillance dun soldat.

    Dans ce temps, Cluilius, dictateur dAlbe, jaloux de la grandeur de Rome, permit la jeunesse albaine de piller les terres des Romains. Ceux-ci sen vengrent par des reprsailles ; des deux cts en se plaignit, et on demanda rparation.

    Hostilius fit un bon accueil aux envoys dAlbe, irais diffra sa rponse. Les ambassadeurs de Rome furent reus par les Albains avec hauteur, et on leur refusa toute satisfaction. Ctait ce quHostilius avait prvu. Ce refus ayant mis la justice de son ct, avantage que la religion et la bonne foi du sicle rendaient alors trs important, Rome dclara la guerre.

    Les deux armes se mirent en campagne : elles taient prs den venir aux mains, lorsque Cluilius mourut subitement dans sa tente. Mtius Sufftius lui succda. Ce nouveau dictateur, plus juste et plus pacifique que son prdcesseur, voulut prvenir leffusion du sang par un accord : il demanda une confrence au roi de Rome, lobtint, et lui reprsenta les dangers dune guerre ruineuse, dont les trusques profiteraient pour attaquer et pour craser les deux peuples affaiblis par leurs divisions. On convint de part et dautre quau lieu de risquer une bataille sanglante, trois combattants, choisis par chaque parti, dcideraient la querelle, et que le peuple vaincu serait entirement soumis au vainqueur. Ainsi trois Albains et trois Romains se virent chargs de la destine de leur patrie.

    Il existait alors dans larme romaine trois frres distingus par leur forc et par leur bravoure. Ils portaient le nom dHoraces. Le sort voulut aussi quune seule famille albaine, celle des Curiaces, shonort du courage de trois guerriers qui lemportaient sur tous les autres par leur adresse et par leur intrpidit, Le choix de Rome et dAlbe tomba sur eux.

    Le jour pris pour le combat, ils savancent dans la lice ; les deux armes les entourent ; leurs parents, leurs chefs, leurs concitoyens les couvrent darmes superbes, les conjurent dassurer leur indpendance, les exhortent soutenir lhonneur de leur pays, et donnent le signal avec linquitude que devait causer un moment si critique, mais avec la confiance quinspiraient chaque parti lardeur, ladresse et la force de ces jeunes guerriers. tonnant spectacle, o deux peuples nombreux, ne courant aucun danger personnel, taient agits par la crainte de lissue dun combat o un si petit nombre de combattants devait dcider de leur sort.

    Anims du courage, et chargs des intrts des deux armes, les six guerriers savancent ; leurs yeux se menacent, leurs pes brillent : ils sattaquent, ils se pressent ; lair retentit du choc de leurs glaives et de leurs boucliers. Les deux peuples, prsents cette lutte terrible, attentifs ; immobiles, silencieux, suivent des yeux tous leurs mouvements, et semblent avoir perdu la voix et la respiration.

    Les trois Albains voient les premiers couler leur sang ; mais, impatients de venger leurs blessures, ils percent et renversent deux Romains qui tombent morts sur larne. Au bruit de leur chute, Albe pousse des cris de joie, et Rome frmit de crainte : un seul dfenseur, un seul Horace lui reste, entour par ses

  • trois ennemis. Sa dfaite semble invitable. Cependant Horace navait point reu de blessures ; trop faible pour combattre la fois ses trois adversaires, mais plus fort que chacun deux, il prend la fuite pour les sparer certain quils le suivraient plus ou moins lentement, selon que leurs blessures leur laisseraient plus ou moins de vigueur.

    Les Romains qui ne dmlent pas son artifice, sindignent de sa lchet et laccablent dimprcations. Albe triomphe ! Elle crie ses combattants de hter leur marche et dachever leur victoire. Mais tout coup Horace, voyant les trois Curiaces, qui le poursuivaient, assez loigns lun de lautre, sarrte, se retourne, se prcipite sur celui qui tait le plus prs, lattaque, le perce et le tue avant que ses frres, excits par le cri des Albains, puissent arriver son secours. Lespoir renat dans le cur des Romains ; ils encouragent Horace du geste et de la voix : plus ardent que leurs vux, plus rapide que leurs penses, il atteint le second Curiace, et ltend sans vie sur larne. Tout le camp dAlbe jette un cri de terreur ; il ne restait plus de chaque ct quun combattant ; mais aucune blessure naffaiblissait la vigueur du Romain ; lAlbain, puis par une longue course et par le sang qui sortait de son flanc, se trane, peut peine soutenir ses armes, et ne prsente quune victime au vainqueur. Ce ne fut plus un combat, mais un sacrifice. Horace certain de son triomphe, scrie : Jai offert deux Albains aux mnes de mes frres, joffre le troisime ma patrie. Je termine, en limmolant, la querelle des deux peuples, et je donne Rome lempire sur Albe. A ces mots, il enfonce le glaive dans le sein de son ennemi, et lui enlve son armure.

    Rome triomphante, Albe consterne, se runirent pour clbrer les funrailles des deux Romains et des trois Curiaces morts dans ce combat. Du temps dAuguste on voyait encore leurs tombeaux placs dans le lieu o chacun deux avait pri.

    Les passions les plus nobles, lorsquelles sont portes lexcs deviennent fanatisme, et conduisent au crime. Lamour de la patrie et la haine de ses ennemis enflammaient le cur dHorace, et lavaient fait triompher des Albains ; mais il ne pouvait supporter quune me romaine demeurt indiffrente la victoire de Rome, et quelle plaignt les vaincus. En rentrant dans sa ville, il rencontre sa sur Camille, elle aimait lun des Curiaces et devait lpouser. A la vue de son frre, revtu de la cotte darmes de son amant, elle arrache ses cheveux, dchire ses vtements, verse un torrent de larmes, se frappe le sein, clate en sanglots, et sadressant avec fureur au meurtrier du malheureux Albain : Tu es, dit-elle, le plus froce de tous les hommes ; tu mas prive de mon poux ; le sang de Curiace coule sur tes armes ! tu insultes ma douleur et tu triomphes de ton crime ! Puissent les dieux te punir ! Puissent-ils immoler aux mnes de mon Curiace le dernier Romain sur les dbris de Rome !

    Horace, furieux de voir sa sur irrite de sa victoire et afflige de la joie publique, et de lentendre former des vux contre son pays, ncoute ni la raison, ni la piti, ni la nature ; emport par une rage forcene, il enfonce son glaive dans le sein de Camille, en scriant : Sur dnature tu oublies ta patrie et tes frres ; va rejoindre ton Curiace, et quainsi prisse toute Romaine qui pleurera lennemi de Rome.

    Ce crime glaa dhorreur le snat ; Horace appel en jugement : le roi chargea deux juges, nomms duumvirs, de prononcer sur son sort. Justement condamn il allait tomber sous la hache du licteur, lorsque le vieil Horace, son pre, savanant au milieu de lassemble du peuple, arrte le coup fatal, invoque les

  • antiques lois, rappelle ses droits paternels, prtend quil est le premier juge de sa famille, et quil aurait lui-mme tranch les jours de son fils sil lavait jug digne de mort ; il appelle au peuple de larrt des duumvirs.

    A laspect de ses cheveux blancs, de sa profonde douleur, les citoyens mus lentourent, et lui prtent une oreille attentive. Romains, dit-il, je vous conjure de me laisser le seul enfant qui me reste : toute ma famille vous a t sacrifie ; souffrirez-vous quon enchane la main qui vous rend libres ? Laisserez-vous traner au supplice ce guerrier dont lennemi na pu soutenir les regards ? Lexcs de son amour pour vous lui cotera-t-il la vie ? Mais larrt est prononc : viens, licteur ; lie ces mains victorieuses, couvre dun voile funbre la tte du librateur de la patrie ; frappe celui qui a donn lempire au peuple romain. Mais quel lieu choisiras-tu pour le supplice ? Sera-ce dans ces murs ? Ils viennent dtre tmoins de son triomphe. Hors des murs ? Au milieu du camp romain ? Entre les tombeaux des Curiaces ? Tu ne trouveras pas un seul lieu o tu ne rencontres un monument de sa gloire et une sauvegarde contre son supplice.

    Le peuple, entran par la reconnaissance et par la piti, fit taire les lois, et accorda la vie au coupable ; mais, pour concilier la clmence et la justice, on le fit passer sous un joug quon appela solive de la sur, et il fut condamn une amende que son pre paya.

    Aprs avoir satisfait en quelque sorte la justice des hommes, Horace offrit aux dieux des sacrifices expiatoires ; et Rome rigea un tombeau o lon renferma les restes de linfortune Camille.

    Deux-ans 1 aprs ces vnements, les Albains soumis, mais qui conservaient dans leur cur le ressentiment de leur dfaite, promirent secrtement aux Fidnates et aux Viens de favoriser leurs arms sils les tournaient contre Rome. Ces peuples lui dclarrent la guerre. Tullus se mit la tte des troupes romaines pour les combattre. Bientt les armes furent en prsence ; au moment o la bataille sengageait, les Albains, placs laile droite des Romains, sen sparent et se retirent sur une montagne. Larme romaine effraye de cette dfection imprvue, se trouble et sbranle ; Tullus, aprs avoir fait vu de crer douze nouveaux prtres saliens, et de btir des temples la Pleur et la Crainte, parcourt les rangs, et dit aux soldats que la retraite des Albains nest quune manuvre ordonne par lui-mme ; et, en mme temps, il commande sa cavalerie dlever ses lances en chargeant, et de stendre, afin de cacher aux ennemis le mouvement de larme albaine. Ces ordres excuts eurent un plein succs. Les Fidnates crurent que les Albains manquaient leur engagement ; troubls et dcourags par la privation de ce secours, ils nopposrent quune faible rsistance aux Romains, et prirent la fuite. Un grand nombre de leurs soldats se noya dans le Tibre.

    Mtius Sufftius, voyant la victoire de larme romaine, se joint elles avec ses Albains, poursuit lennemi ; et flicite Tullus sur son triomphe. Le roi dissimule son courroux, ordonne pour le lendemain un sacrifice, laisse les Albains dans une pleine scurit, court Rome, informe le snat de leur trahison, fait adopter la rsolution hardie quil conseille, rejoint son camp dans la nuit, et ordonne au vaillant Horace daller droit Albe avec llite de la cavalerie et de linfanterie.

    Le lendemain, lheure du sacrifice, comme les deux peuples sy trouvaient sans armes, suivant lusage, une lgion romaine, portant des pes caches,

    1 An de Rome 85. Avant Jsus-Christ 668.

  • environne lassemble : Romains, dit le roi, jamais les dieux ne vous ont montr tant de faveurs et ne vous ont fait remporter une victoire plus clatante et plus inespre. Vous aviez lutter la fois contre le courage de vos ennemis et contre la trahison de vos allis : votre courroux ne doit point stendre sur les Albains, ils nont fait quobir leur chef. Cest Mtius qui est seul coupable ; seul, il a excit les Fidnates la guerre ; seul, il a manqu sa foi ; seul, il a rompu les liens qui unissaient nos deux pays. Je ferai de ce tratre un exemple qui inspirera leffroi ses imitateurs. Jai rsolu, pour le bonheur du peuple romain de transporter les Albains Rome, dassocier leur snat au notre, et de ne faire quun seul peuple des deux nations.

    Pour vous, Mtius, je vous laisserais la vie si lon pouvait compter sur votre parole ; servez de leon aux hommes ; vous avez dchir la commune patrie, soyez de mme dchir. A ces mots, il le fit carteler par deux chars attels de quatre chevaux. Cet affreux supplice remplit les deux armes dhorreur et deffroi.

    Pendant ce temps, Horace portait Albe les ordres du roi et le dcret du snat. Les habitants, immobiles et consterns, virent dmolir leur ville qui avait dur cinq cents ans, et furent transfrs Rome, dont ils accrurent la puissance et la renomme.

    Tullus fit encore la guerre aux Fidnates, gagna sur eux une bataille et sempara de leur ville. Il combattit aussi les Sabins, les dfit, senrichit de leurs dpouilles, et fora trente villes latines, autrefois colonies dAlbe, se soumettre au peuple romain. Cette guerre dura cinq ans, et se termina par une paix glorieuse.

    Quelque temps aprs, une pluie de pierres tombe sur le mont Albain et dautres prtendus prodiges, firent croire au peuple que lon avait irrit les dieux des Albains en ngligeant leur culte. La peste, exerant de grands ravages, augmenta la superstition. Le roi seffora dapaiser les dieux par des expiations. Il mourut aprs un rgne de trente-deux ans.

    Les uns disent que, lorsquil offrait un sacrifice secret, Jupiter le foudroya pour navoir pas observ les rites prescrits, dautres croient quAncus Martius, petit-fils de Numa le fit assassiner. Sil ne commit pas ce crime, il en profita. Tullus fut un des plus grands rois de Rome ; il montra beaucoup dhabilet la guerre, de prudence en politique et de sagesse en administration. Quelques traits de superstition et de cruaut, vices de son temps, obscurcissent sa gloire.

    ANCUS MARTIUS (An de Rome 113. Avant Jsus-Christ 640.)

    Linterrgne ne fut pas long, et le snat confirma le choix du peuple qui tomba sur Ancus Martius, n de Pompilia, et petit-fils de Numa. Il se montra dabord dispos suivre le systme pacifique de son aeul. Il fit graver les rglements de ce prince sur des planches de chne, et parut ne soccuper qu offrir des sacrifices et donner des encouragements lagriculture.

    Les Latins, mal informs, le crurent plus timide que pacifique ; ils prirent les armes et pillrent les campagnes romaines. Ancus ne tarda pas leur prouver quil runissait dans sa personne les talents de Romulus et les vertus de Numa. Strict observateur des lois et des formes, il demanda justice aux agresseurs. Les Latins rpondirent que la mort du roi Tullus, ayant rompu les traits, les dgageait de leurs serments.

  • Le fcial romain, arriv sur leur territoire, dit haute voix : coutez, Jupiter, Junon, Quirinus, dieux du ciel, de la terre et des enfers ; je vous prends tmoin que le peuple latin nous a outrags injustement, et que le peuple romain et moi, du consentement du snat, nous lui dclarons la guerre. Cette formule prouve que le gouvernement romain tait, du temps de ses rois, plus rpublicain que monarchique.

    Les Romains dfirent les Latins, et reprirent sur eux la ville de Politoire quils avaient conquise. Ancus Martius vainquit aussi les Sabins et les Fidnates, enrichit la ville de nouveaux habitants y enferma dans ses murs le mont Aventin, posa les fondements de la ville dOstie lembouchure du Tibre et y construisit un port qui devint pour Rome une source dabondance et de commerce.

    Ce prince btit une prison publique afin de comprimer les malfaiteurs. Il fit creuser des salines et distribua du sel au peuple. Ce fut ce mme roi qui entoura de murailles et de tours la montagne du Janicule, situe au-del du Tibre : il y plaa une forte garnison.

    Sous son rgne Lucuinon fils de Dmarate, Corinthien, stait enrichi par le commerce : chass de sa patrie par une faction, il vint se rfugier Tarquinie, ville de Toscane (trurie) ; il y pousa une femme trs riche dont il eut deux fils, Arons et Lucumon. Arons mourut, Lucumon hrita seul de la fortune de son pre, et se maria avec Tanaquil, femme dune naissance distingue, dont lambition ne connaissait pas de bornes. Cette femme hautaine ne pouvait supporter davoir dgales dans sa patrie ; elle crut que ses grandes richesses lui feraient jouer un rle plus clatant dans la ville de Rome, o personne ne la surpassait en opulence. Son mari se rendit ses instances, et vint sy tablir. Il prit le nom de Lucius Tarquin. La fortune ly suivit et le couronna. Le peuple, qui veut toujours appuyer lhistoire sur des fables, et expliquer les grands vnements par des prodiges, prtendit dans la suite qu son arrive au Janicule, un aigle, planant sr son char, lui avait enlev sa toque, et lavait replace sur sa tte.

    La vritable cause de la fortune de Tarquin, ce furent ses richesses, ses talents et les lumires que sa famille avait puises dans la Grce. Ces grandes qualits lui attirrent la confiance du roi qui lemploya avec succs la guerre et dans les conseils.

    Ancus Martius mourut aprs vingt-quatre ans de rgne ; il avait conu une si haute opinion de la sagesse de Tarquin, quil lui confia la tutelle de ses enfants.

    TARQUIN LANCIEN (An de Rome 135. Avant Jsus-Christ 615.)

    Le dernier roi, en rendant justice au talent de Tarquin, se trompa sur son caractre ; lattachement que lui avait montr cet tranger ntait quun voile dont il couvrait son ambition. Ne voulant pas laisser aux Romains le temps de rflchir au droit des enfants dAncus, il les envoya la campagne sous prtexte de leur donner le plaisir de la chasse. Pendant leur absence, il rassembla le peuple ; ses nombreux partisans firent tomber sur lui la majorit des suffrages. Le choix dun tranger ntait pas nouveau pour les Romains qui avaient dj plac sur le trne Tatius et Numa. Le snat ne lui opposa aucun obstacle, et il se vit, ainsi que le dsirait Tanaquil, lu dun commun accord roi des Romains.

    Tarquin, dans lintention de se rendre populaire, pour confirmer son autorit, leva cent plbiens la dignit de snateurs. Ces nouveaux pres conscrits

  • portrent le snat au nombre de trois cents. Il fixa celui des vestales six. Les Latins, les trusques et les Sabins, dont la jalousie croissait avec la puissance de Rome, lui firent la guerre ; mais ils commirent la faute de lattaquer sparment et cette dsunion fut la cause de leurs revers.

    Tarquin employant tour tour la temporisation et laudace, la force et la ruse repoussa leurs efforts et dfit leurs troupes. Tous les peuples dtrurie se ligurent enfin contre Rome ; une trahison leur livra Fidne ; mais Tarquin la reprit, punit les tratres et y plaa une colonie romaine. Ayant gagn ensuite une grande bataille sur les trusques, ces peuples firent la paix aux conditions quil leur dicta. Bientt aprs ils recommencrent prendre les armes ; mais, vaincus de nouveau, ils se soumirent. Quelques auteurs croient que ce fut aprs ces triomphes quon tablit lusage de faire prcder les rois des Romains par douze licteurs.

    Profitant des loisirs de la paix, Tarquin embellit Rome par de grands travaux ; il fit construire des aqueducs, des gouts, donna plus dtendue et de solidit aux murs de la ville, fit lever un cirque avec des gradins, et posa les fondements du Capitole quil ddia Jupiter, Junon et Minerve. Cet difice ne fut achev que trois ans aprs lexpulsion des rois.

    Dans ce temps ladresse dun augure augmenta la crdulit populaire ; Tarquin voulait ajouter trois centuries celle des chevaliers ; laugure Accius Nvius prtendait quon devait avant interroger les dieux. Le roi, pour prouver sa science, lui dit de consulter les auspices, afin de savoir si un autre projet quil avait dans lesprit pouvait sexcuter. Laugure, de retour, dit que la chose tait faisable : Eh bien, reprit le-roi, voici ma pense ; je voulais savoir si vous pouviez couper avec un rasoir ce caillou que jai dans les mains. Accius, sans se dconcerter, prit le rasoir et coupa le caillou. On lui rigea une statue dairain, et la foi aux augures devint telle quon nentreprit plus rien sans les consulter.

    Tarquin, dans ses premires campagnes sous le rgne dAncus, avait pris la ville de Corniculum. Lun de ses habitants, Tullius Servius, n Rome pendant la captivit de sa mre, devint libre, et acquit par son mrite une grande considration parmi les Romains. On racontait que dans son enfance on avait vu une flamme entourer son berceau, et voltiger autour de sa tte. La reine Tanaquil, aussi crdule quambitieuse, fut frappe de ce prodige, et conseilla au roi de prendre cet enfant sous sa protection. Il sy attacha, le traita comme son fils, lui accorda sa fille en mariage, et lui fit commander des corps darme. Sa bravoure, sa prudence et ses succs lui attirrent la confiance publique : le peuple saccoutumait le regarder comme le successeur du roi qui navait que des fils en bas ge.

    Les enfants dAncus Martius, jaloux de son crdit, fiers de leur naissance, et irrits contre ce nouvel obstacle qui sopposait leur lvation ; se rsolurent la mort de Tarquin. Ils gagnrent deux paysans qui, portant la cogne sur lpaule, feignirent de se quereller la porte du palais. Dans ces temps de murs simples et grossires, les rois jugeaient souvent eux-mmes les diffrends de leurs sujets. Tarquin entendant le bruit de la dispute des deux paysans, les fait entrer ; ils continuent en sa prsence leur violente altercation ; pendant quil fixait les yeux sur lun des interlocuteurs, lautre fend la tte du roi avec sa cogne, et tous deux prennent la fuite.

    Le peuple smeut : Tanaquil, dsespre, mais toujours audacieuse, ferme les portes du palais, appelle Tullius Servius ; lui prouve quil na que le choix de la

  • couronne ou de la mort : layant ainsi dtermin monter sur le trne et venger le roi, elle parat sur le balcon, et dit au peuple que Tarquin lgrement bless a repris connaissance ; et quil continue soccuper des affaires publiques. Bientt, Servius Tullius entre dans la salle daudience, revtu des habits destins lhritier du trne et entour de licteurs. Il prononce quelques arrts au nom du roi, dclare quil le consultera sur dautres, et se retire. Les enfants dAncus, tromps par cet artifice, croient leur conjuration dcouverte, prennent la fuite, se rfugient chez les Volsques et laissent leur ennemi sans rivaux et sans danger.

    Tarquin mourut quatre-vingts ans ; il en avait rgn trente-huit. Il laissa deux fils, Lucius et Arons, ainsi que deux filles maries. Tullius, aprs avoir administr quelques jours ltat au nom du roi, dclara publiquement sa mort, et gouverna le royaume comme tuteur de ses enfants.

    SERVIUS TULLIUS (An de Rome 176. Avant Jsus-Christ 577.)

    Les snateurs indigns de latteinte que lambition de Tullius portait aux lois anciennes et leurs droits, refusrent de reconnatre son autorit, et lui firent craindre une chute aussi prompte que sa fortune. Tullius avait trop os pour sarrter ; un trne usurp est sur un prcipice ; on peut en tomber, mais non en descendre. Dans lextrme danger, lextrme audace est sagesse ; Tullius, bravant le courroux du snat, convoque le peuple ; il lui rappelle ses services passs, tout ce quil a fait pour le soulagement des pauvres ; il expose le danger que lui fait courir la haine du snat, haine quil ne sest attire que par son amour pour le peuple. Il remet les enfants de Tarquin sous la garde de ses concitoyens, et dclare quil va sexiler dans la crainte de troubler le repos de Rome, o son existence devient le prtexte de la discorde.

    Le peuple, touch de ses plaintes et flatt de sa dfrence, le presse de rester ; lui offre la couronne et procde llection. Tous les suffrages stant runis en sa faveur, il monta sur le trne sans avoir obtenu le consentement du snat, qui ne ratifia le choix du peuple que longtemps aprs.

    Tullius, craignant que lillgalit de son pouvoir ne frappt enfin les esprits dun peuple mobile qui change si promptement son amour en haine et sa haine en amour, crut quil tait ncessaire doccuper lopinion publique dautres objets. Saisissant les premiers prtextes, il fit la guerre aux Viens et dautres nations. La fortune couronna ses armes ; il triompha trois fois, confisqua les terres des Crtes, des Tarquiniens, des Viens, et les distribua aux Romains. Les trusques dont il pouvait craindre la rsistance, jurrent de nouveau lobservation des traits conclus avec Tarquin.

    Attribuant ses succs la faveur des dieux, il leva trois temples la fortune. Soigneux de conserver laffection du peuple, il rserva des terres communales pour les pauvres. Ce fut lui qui frappa le premier une monnaie quon nomma pecunia, parce quelle portait limage dune brebis. Il enferma dans la ville les monts Viminal et Esquilin, et partagea le peuple en dix-neuf tribus. Aprs avoir prouv sa reconnaissance ses concitoyens qui lavaient lu, il chercha les moyens de regagner lamiti des patriciens. Il savait que la faveur populaire est inconstante, et que la haine aristocratique est durable. Sous prtexte de faire un dnombrement et dempcher les pauvres de payer proportionnellement autant que les riches, il tablit le cens. On reconnut par l que le peuple formait un

  • nombre de quatre-vingt mille hommes en tat de porter les armes ; il le partagea en six classes, et chaque classe en centuries.

    La premire classe fut compose de quatre-vingts centuries, dans lesquelles entrrent tous les patriciens et les citoyens assez riches pour payer cent mille as dairain et pour reprsenter un fonds de cent mille francs. Il forma la seconde classe de vingt centuries ; le tribut montait soixante-quinze mille as. La troisime tait de vingt centuries ; ceux quil y plaa payaient cinquante mille as. La quatrime de vingt centuries, et trente cinq mille as. La cinquime de trente centuries, et de douze mille cinq cents as ; La sixime class ne se formait que dune seule centurie, o lon fit entrer tous les pauvres, quon appelait proltaires, parce quils ntaient utiles qu la population. Ils restaient dispenss de faire la guerre et exempts dimpts.

    Des armes diffrentes distinguaient toutes ces classes. La premire les runissait toutes ; la deuxime navait point de cuirasse, et portait un cu au lieu de bouclier. On ne permettait pas de cuissards la troisime ; la quatrime tait arme de boucliers longs, de piques, et dpes ; la cinquime de frondes ; la sixime ne portait point darmes.

    Cette organisation, toute militaire en apparence, couvrait une profonde politique ; car on convint en mme temps que, lorsquon procderait llection des magistrats, o lorsquil sagirait de faire des lois, de dclarer la guerre, ou de juger les crimes dtat, on recueillerait les suffrages par centuries. Ainsi sur quatre-vingt-treize centuries, la multitude navait quune voix ; toutes les autres appartenaient aux patriciens et aux riches ; de sorte que les plus intresss lordre avaient plus de part la confection des lois, et plus de charges supporter. Les pauvres conservaient moins de droits politiques et payaient moins de contributions. Avant ce grand changement on opinait par tte ; depuis on ne rassembla plus les curies que pour des affaires de forme. A la naissance et la mort de chaque homme on portait une pice de monnaie dans le temple de Junon.

    Quelques mmoires, trouvs aprs la mort de Servius, ont fait croirait que, las du pouvoir suprme, il voulait abdiquer et changer la monarchie en rpublique.

    Le dnombrement termin, il assembla tout le peuple dans le Champ-de-Mars, et offrit aux dieux un sacrifice solennel. Ce fut ce monarque qui introduisit la coutume de rendre la libert aux esclaves et de les racheter ; et, comme on sopposait cette innovation, il rpondit : La nature a cr les hommes libres ; la loi doit rparer les fautes du sort qui leur a seul ravi la libert ; dailleurs, lintrt de Rome est daugmenter le nombre des citoyens. Ces raisons frapprent les esprits, et le consentement devint unanime.

    On affranchissait les esclaves publics par le dnombrement ; les particuliers rendaient la libert aux leurs, soit par testament, soit par une dclaration. Le matre frappait dans ce cas lesclave avec une baguette pour marquer le dernier acte de son autorit. Cette forme daffranchissement eut lieu, pour la premire fois, en faveur dun esclave nomm Vindex, qui avait dcouvert une conspiration.

    Pendant longtemps les affranchis, quoique libres, ne purent tre admis parmi les chevaliers ni parmi les snateurs ; ce ne fut que sous les empereurs quils parvinrent aux plus hautes dignits.

    Tullius montrait des lumires suprieures celles qui jusque l avaient clair lItalie. Il prouva aux peuples latins lutilit dune confdration semblabl