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@ Émile BRÉHIER (1876 -1952) Histoire de la philosophie Tome premier L’Antiquité et le Moyen âge Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : ppalpant@uqac. ca Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http : //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul -Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http : //bibliotheque.uqac.ca/

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    mile BRHIER

    (1876 -1952)

    Histoire de la philosophie

    Tome premier LAntiquit et le Moyen ge

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole, Courriel : ppalpant@uqac. ca

    Dans le cadre de la collection : Les classiques des sciences sociales

    fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Site web : http : //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul -mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

    Site web : http : //bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Palpant, bnvole, Paris. Courriel : ppalpant@uqac. ca

    partir de :

    HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, Tome premier. LAntiquit et le Moyen ge. par mile BRHIER (1876 - 1952)

    Librairie Flix Alcan, Paris, 1928, 788 pages en un volume.

    Polices de caractres utilise : Times New Roman, 10 et 12 points. dition numrique complte Chicoutimi le 31 dcembre 2005.

    mailto:[email protected]

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    Liens : Nous navons indiqu aucun lien spcifique vers des sites traitant de tel ou tel thme. Nous renvoyons vers la page des Classiques :

    Ressources en philosophie qui donne une slection de sites importants disponibles en philosophie. A signaler toutefois un lien de lHistoire vers Les Classiques lorsquapparat pour la premire fois un auteur ayant sur ce dernier site une page de liens vers des sites de philosophie.

    En revanche, nous avons souhait lier lHistoire aux uvres des philosophes cits par . Brhier. La Bibliotheca Classica Selecta de lUniversit catholique de Louvain a recens les sites prsentant des textes, trs souvent intgraux, de lAntiquit. Nous les avons trs frquemment utilis en liens, et notamment :

    Nimispauci, http://ugo.bratelli.free.fr/ http://remacle.org/ Itinera Electronica, http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm Les Jardins de Lucullus, http://mapage.noos.fr/Anaxagore/Lucullus.html Lacadmie de Nice, http://www.ac-nice.fr/philo/ Philoctetes, http://philoctetes.free.fr/

    Pour le Moyen ge, les sites sont moins nombreux. Nous avons surtout li : http://www.jesusmarie.com/ Saint Augustin, http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/ Saint Thomas dAquin, http://docteurangelique.free.fr/

    Le Gorgias est tlcharger du site des Classiques.

    A noter quassez souvent, les pages lies nont pas de signet intrieur permettant dapprocher le passage recherch. Nous avons alors souvent plac, juste aprs le lien, un lment permettant dapprocher le passage par utilisation de la commande Edition/Rechercher : il faut alors entrer comme lment de recherche les lettres ou chiffres inscrits entre crochets : [xxxx].

    IMPORTANT

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    Si vous dsirez bnficier des liens en notes, nous vous conseillons lutilisation des fichiers doc, au besoin avec les visionneuses Word Viewer disponibles gratuitement sur Internet, qui permettent une lecture parfaite. Deux adresses de tlchargement, la premire pour Windows 95, 98 et NT, la seconde pour les Windows plus rcents : http://www.microsoft.com/downloads/details.aspx?FamilyID=9BBB9E60-E4F3-436D-A5A7-DA0E5431E5C1&displaylang=FR

    http://www.microsoft.com/downloads/details.aspx?familyid=95e24c87-8732-48d5-8689-ab826e7b8fdf&displaylang=fr

    http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/html/ressources/philosophie/philosophie.htmlhttp://bcs.fltr.ucl.ac.be/ResElec.htmlhttp://ugo.bratelli.free.fr/http://remacle.org/http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htmhttp://mapage.noos.fr/Anaxagore/Lucullus.htmlhttp://www.ac-nice.fr/philo/http://philoctetes.free.fr/http://www.jesusmarie.com/http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/http://docteurangelique.free.fr/http://www.microsoft.com/downloads/details.aspx?FamilyID=9BBB9E60-E4F3-436D-A5A7-DA0E5431E5C1&displaylang=FRhttp://www.microsoft.com/downloads/details.aspx?FamilyID=9BBB9E60-E4F3-436D-A5A7-DA0E5431E5C1&displaylang=FRhttp://www.microsoft.com/downloads/details.aspx?familyid=95e24c87-8732-48d5-8689-ab826e7b8fdf&displaylang=frhttp://www.microsoft.com/downloads/details.aspx?familyid=95e24c87-8732-48d5-8689-ab826e7b8fdf&displaylang=fr

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    T A B L E D E S M A T I R E S I

    Introduction

    I. Priode hellnique.

    II. Priode hellnistique et romaine.

    III. Moyen ge et Renaissance Bibliographie Index TOME II

    I. PRIODE HELLNIQUE @

    CHAPITRE PREMIER : Les prsocratiques. I. La physique milsienne. II. Cosmogonies mythiques. III. Les pythagoriciens.

    IV. Hraclite dEphse. V. Xnophane et les Elates. VI. Empdocle dAgrigente. VII. Anaxagore de Clazomnes. VIII. Les mdecins du Ve sicle. IX. Les pythagoriciens du Ve sicle. X. Leucippe et Dmocrite. XI. Les sophistes.

    CHAPITRE II : Socrate

    CHAPITRE III : Platon et lAcadmie. I. Platon et le platonisme. II. La forme littraire. III. But de la philosophie.

    IV. Dialectique socratique et mathmatiques. V. Dialectique platonicienne. VI. Lorigine de la science. Rminiscence et mythe. VII. Science et dialectique de lamour. VIII. Revision de lhypothse des ides. IX. Lexercice dialectique du Parmnide. X. La communication des ides. XI. Le problme des mixtes. La division. XII. Le problme cosmologique. XIII. Lenseignemest oral de Platon. XIV. Philosophie et politique. XV. La justice et la temprance. XVI. Le problme politique. XVII. Justice sociale. XVIII. Nature et socit. XIX. Lunit sociale. XX. Dcadence de la cit. XXI. Le mythe du politique. XXII. Les lois. XXIII. Lacadmie au IVe sicle aprs Platon.

    CHAPITRE IV : Aristote et le Lyce. I. Lorganon :les topiques. II. Lorganon (suite) : les analytiques. III. La

    mtaphysique. IV. Critique de la thorie des ides. V. La thorie de la substance. VI. Matire et forme : puissance et acte. VII. Physique ; les causes, le mouvement, le temps, le lien, le vide. VIII. Physique et astronomie : le monde. IX. La thologie. X. Le monde. XI. Ltre vivant : lme. XII. Morale. XIII. La politique. XIV. Le pripattisme aprs Aristote.

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    II. PRIODE HELLNISTIQUE ET ROMAINE @

    CHAPITRE PREMIER : Les Socratiques. I. Caractres gnraux. II. Lcole mgarique. III. Les Cyniques. IV.

    Aristippe et les Cyrnaques. CHAPITRE II : Lancien stocisme I. Les Stociens et lHellnisme. II. Comment nous connaissons lancien stocisme.

    III. Les origines du stocisme. IV. Le rationalisme stocien. V. La logique de lancien stocisme. VI. La physique de lancien stocisme. VII. La thologie stocienne. VIII. Psychologie de lancien stocisme. IX. Morale de lancien stocisme.

    CHAPITRE III : Lpicurisme au IIIe sicle. I. Epicure et ses lves. II. La canonique picurienne. III. La physique

    picurienne. IV. La morale picurienne. CHAPITRE IV : Prdication morale, scepticisme et nouvelle Acadmie au IIe

    et au IIIe sicle. I. Polystrate lpicurien. II. Lhdonisme cynique. III. Pyrrhon. IV. Ariston.

    V. La nouvelle Acadmie au IIIe sicle : Arcsilas. VI. La nouvelle Acadmie au IIe sicle : Carnade.

    CHAPITRE V : Les courants dides au Ier sicle avant notre re. I. Le moyen stocisme : Pantius. II. Le moyen stocisme (suite) : Posidonius.

    III. Les picuriens du Ier sicle. IV. La fin de la nouvelle Acadmie. CHAPITRE VI : Les courants dides aux deux premiers sicles de notre re. I. Caractres gnraux de la priode. II. Le stocisme lpoque impriale. III.

    Musonius Rufus. IV. Snque. V. pictte. VI. Marc-Aurle. VII. Le scepticisme au Ier et au IIe sicle. VIII. La renaissance du platonisme au IIe sicle. IX. Philon dAlexandrie. X. Le nopythagorisme. XI. Plutarque de Chrone. XII. Gaius, Albinus et Apule. Numnius. XIII. Renaissance de laristotlisme.

    CHAPITRE VII : Le Noplatonisme. I. Plotin. II. Noplatonisme et religions orientales. III. Porphyre. IV.

    Jamblique. V. Proclus. VI. Damascius. CHAPITRE VIII : Hellnisme et christianisme aux premiers sicles de notre re. I. Considrations gnrales. II. Saint Paul et lhellnisme. III. Les apologistes au

    IIe sicle. IV. Le gnosticisme et le manichisme. V. Clment dAlexandrie et Origne. VI. Le christianisme en Occident au IVe sicle. VII. Le christianisme en Orient au IVe et au Ve sicle.

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    III. MOYEN GE ET RENAISSANCE @

    CHAPITRE PREMIER : Les dbuts du moyen ge. I. Considrations gnrales. II. Orthodoxie et hrsies aux IVe et Ve sicles. III.

    Le Ve et le VIe sicle : Boce. IV. La Raison et la Foi. V. Jean Scot rigne. CHAPITRE II : Le Xe et le XIe sicle. I. Caractres gnraux. II. La controverse de Brenger de Tours. III. Critique de

    la philosophie la fin du XIe sicle. IV. Saint Anselme. V. Roscelin de Compigne.

    CHAPITRE III : Le XIIe sicle. I. Les Sententiaires. II. Lcole de Chartres au XIIe sicle : Bernard de Chartres.

    III. Alain de Lille. IV. Guillaume de Conches. V. Le mysticisme des Victorins. VI. Pierre Ablard. VII. Les polmiques contre la philosophie. VIII. Gilbert de la Porre. IX. Lthique dAblard. X. La thologie dAlain de Lille. XI. Les hrsies au XIIe sicle. XII. Jean de Salisbury

    CHAPITRE IV : La philosophie en Orient. I. Les thologiens musulmans. II. Linfluence dAristote et du noplatonisme.

    III. Al Kindi. IV. Al Farabi. V. Avicenne. VI. Al Gazali. VII. Les Arabes en Espagne : Averros. VIII. La philosophie juive jusquau XIIe sicle. IX. La philosophie byzantine.

    CHAPITRE V : Le XIIIe sicle. I. Caractres gnraux. II. La diffusion des uvres dAristote en Occident. III.

    Dominique Gondissalvi. IV. Guillaume dAuvergne. V. Dominicains et Franciscains. VI. Saint Bonaventure. VII. Albert le Grand. VIII. Saint Thomas dAquin. IX. Saint Thomas dAquin (suite) : La raison et la foi. X. Saint Thomas dAquin (suite) : La thorie de la connaissance. XI. Saint Thomas dAquin (suite) : Les preuves de lexistence de Dieu. XII. Saint Thomas dAquin (suite) : Interprtation chrtienne dAristote. XIII. Laverrosme latin : Siger de Brabant. XIV. Polmiques relatives au thomisme. XV. Henri de Gand. XVI. Gilles de Lessines. XVII. Les matres dOxford. XVIII. Roger Bacon. XIX. Witelo et les perspectivistes. XX. Raymond Lulle.

    CHAPITRE VI : Le XIVe sicle. I. Duns Scot. II. Les Universits aux XIVe et XVe sicles. III. Les dbuts du

    nominalisme. IV. Guillaume dOccam. V. Les nominalistes parisiens du XIVe sicle : La critique du pripattisme. VI. Les nominalistes parisiens et la dynamique dAristote. VII. Occamisme, scotisme et thomisme. VIII. Le mysticisme allemand au XIVe sicle : Eckhart.

    CHAPITRE VII : La Renaissance. I. Caractres gnraux. II. Les divers courants de pense. III. Le platonisme :

    Nicolas de Cuse. IV. Le platonisme (suite). V. Les padouans : Pomponazzi.

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    VI. Le dveloppement de laverrosme. VII. Le mouvement scientifique : Lonard de Vinci. VIII. Le pyrrhonisme : Montaigne. IX. Moralistes et politiques. X. Un adversaire dAristote : Pierre de la Rame. X. Le platonisme : Postel et Bodin. XI. Le platonisme italien : Telesio. XII. Le platonisme italien (suite) : Giordano Bruno. XIII. Le platonisme italien (suite) : Campanella.

    @

    BIBLIOGRAPHIE Gnrale

    I. Priode hellnique.

    II. Priode hellnistique et romaine.

    III. Moyen ge et Renaissance

    * * *

    INDEX DES NOMS

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    I N T R O D U C T I O N

    Les Postulats de lHistoire de la Philosophie

    @

    p.1 Il a sembl parfois que lhistoire de la philosophie ne pouvait tre quun obstacle la pense vivante, un alourdissement et une gne pour qui slance vers la vrit. Ne crois point au pass ! fait dire Emerson la nature. Je te donne le monde neuf et point trenn toute heure. Tu songes, aux instants de loisir, quil y a assez dhistoire, de littrature, de science derrire toi pour puiser la pense et te prescrire ton avenir ainsi que tout avenir. Aux heures lucides, tu verras quil ny a pas encore une ligne dcrite 1 . Paroles de pionnier conqurant, qui craint comme une sourde rancune du pass contre la libert de lavenir. Et cest aussi, en un autre sens, la libert de lesprit, lautonomie du dveloppement de la raison, que Descartes dfendait contre les forces du pass, en rebtissant pied-duvre ldifice de la philosophie.

    Il ny a, il est vrai, que trop de raisons de redouter le pass, lorsquil prtend se continuer dans le prsent et sterniser, comme si la seule dure crait quelque droit. Mais lhistoire est prcisment la discipline qui envisage le pass comme tel, et qui, mesure quelle le pntre davantage, voit, en chacun de ses moments, une originalit sans prcdent et qui jamais ne reviendra. Loin dtre une entrave, lhistoire est donc, en philosophie comme partout, une vritable libratrice. Elle seule, par la varit des vues quelle nous donne de lesprit humain, peut draciner les prjugs et suspendre les jugements trop htifs.

    p.2 Mais une vue densemble sur le pass philosophique est-elle possible ? Ne risque-t-elle pas, cause de lnorme complication des faits, dtre ou bien trs difficile, si elle ne choisit pas et veut seulement se laisser aller au rythme de penses indfiniment multiples, ou bien superficielle, si elle choisit ? Il est certain que lon ne peut pas se reprsenter le pass sans y classer les faits de quelque manire ; ce classement implique certains postulats. Lide mme dentreprendre une histoire de la philosophie suppose en effet que lon a pos et rsolu, dune manire tout au moins provisoire, les trois problmes suivants :

    I. Quelles sont les origines et quelles sont les frontires de la philosophie ? La philosophie a-t-elle dbut, au VIe sicle, dans les cits ioniennes, comme ladmet une tradition qui remonte Aristote, ou a-t-elle une origine plus ancienne soit dans les pays grecs, soit dans les pays orientaux ? Lhistorien de la philosophie peut-il et doit-il se borner suivre le dveloppement de la

    1 Autobiographie, I, 273, traduction R. Michaud.

  • mile BRHIER Histoire de la philosophie. I. LAntiquit et le Moyen ge 11

    philosophie en Grce et dans les pays de civilisation dorigine grco-romaine, ou doit-il tendre sa vue aux civilisations orientales ?

    II. En second lieu, jusqu quel point et dans quelle mesure la pense philosophique a-t-elle un dveloppement suffisamment autonome pour faire lobjet dune histoire distincte de celle des autres disciplines intellectuelles ? Nest-elle pas trop intimement lie aux sciences, lart, la religion, la vie politique, pour que lon puisse faire des doctrines philosophiques lobjet dune recherche spare ?

    III. Enfin, peut-on parler dune volution rgulire ou dun progrs de la philosophie ? Ou bien la pense humaine possde-t-elle, ds le dbut, toutes les solutions possibles des problmes quelle pose, et ne fait-elle, dans la suite, que se rpter indfiniment ? Ou bien encore les systmes se remplacent-ils les uns les autres dune manire arbitraire et contingente ?

    De ces trois problmes, nous pensons quil ny a aucune solution rigoureuse, et que toutes les solutions que lon a p.3 prtendu en donner contiennent des postulats implicites. Il est pourtant indispensable de prendre position sur ces questions, si lon veut aborder lhistoire de la philosophie ; le seul parti possible est de dgager trs explicitement les postulats contenus dans la solution que nous admettons.

    I

    La premire question, celle des origines, reste sans solution prcise. A ct de ceux qui, avec Aristote, font de Thals, au VIe sicle, le premier philosophe, il y avait dj en Grce des historiens pour faire remonter au del de lhellnisme, jusquaux barbares, les origines de la philosophie ; Diogne Larce, dans la prface de ses Vies des Philosophes nous parle de lantiquit fabuleuse de la philosophie chez les Perses et chez les gyptiens. Ainsi, ds lantiquit, les deux thses saffrontent : la philosophie est-elle une invention des Grecs ou un hritage quils ont reu des Barbares ?

    Il semble que les orientalistes, mesure quils nous dvoilent les civilisations prhellniques, comme les civilisations msopotamienne et gyptienne avec lesquelles les cits de lIonie, berceau de la philosophie grecque, ont t en contact, donnent raison la seconde de ces thses. Il est impossible de ne pas sentir la parent de pense quil y a entre la thse connue du premier philosophe grec, Thals, que toutes choses sont faites deau, et le dbut du Pome de la Cration, crit bien des sicles auparavant en Msopotamie : Lorsquen haut le ciel ntait pas nomm, et quen bas la terre navait point de nom, de lApsou primordial, leur pre, et de la tumultueuse Tiamat, leur mre tous, les eaux se confondaient en un 1. De 1 Delaporte, La Msopotamie, Bibliothque de synthse historique, 1923, p. 152.

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    pareils textes suffisent au moins pour nous faire voir que Thals na p.4 pas t linventeur dune cosmogonie originale ; les images cosmogoniques, que, peut-tre, il prcisa, existaient depuis de longs sicles. Nous pressentons que la philosophie des premiers physiologues de lIonie pouvait tre une forme nouvelle dun thme extrmement ancien.

    Les recherches les plus rcentes sur lhistoire des mathmatiques ont amen une conclusion analogue. Ds 1910, G. Milhaud crivait : Les matriaux accumuls en mathmatiques par les Orientaux et les gyptiens taient dcidment plus importants et plus riches quon ne le souponnait encore gnralement il y a une dizaine dannes 1. .

    Enfin les travaux des anthropologistes sur les socits infrieures introduisent de nouvelles donnes qui compliquent encore le problme de lorigine de la philosophie. On trouve, en effet, dans la philosophie grecque, des traits intellectuels qui nont leur analogie que dans une mentalit primitive. Les notions quemploient les premiers philosophes, celles de destin, de justice, dme, de dieu, ne sont pas des notions quils ont cres ni labores eux-mmes, ce sont des ides populaires, des reprsentations collectives quils ont trouves. Ce sont, semble-t-il, ces notions qui leur servent de schmas ou de catgories pour concevoir la nature extrieure. Lide que les physiologues ioniens se font de lordre de la nature, comme dun groupement rgulier dtres ou de forces auxquels la destine souveraine impose leur limite est due au transport de lordre social dans le monde extrieur ; la philosophie nest peut-tre, son origine, quune sorte de vaste mtaphore sociale. Des faits aussi tranges que le symbolisme numrique des Pythagoriciens qui admettent que tout est nombre sexpliqueraient par cette forme de pense quun philosophe allemand appelait rcemment la pense morphologico-structurale des primitifs et quil opposait la pense fonctionnelle p.5 fonde sur le principe de causalit ; comme la peuplade nord-amricaine des Zunis fait correspondre la division de leur race en sept parties, la division en sept du village, des rgions du monde, des lments, du temps, ainsi les Pythagoriciens ou mme Platon dans le Time inventent continuellement des correspondances numriques du mme ordre 2. La ressemblance affirme dans le Time entre les intervalles des plantes et lchelle musicale nous parat compltement arbitraire et la logique nous en chappe tout autant que celle de la participation, tudie par M. Lvy-Bruhl dans ses travaux sur la mentalit primitive.

    Sil en est ainsi, les premiers systmes philosophiques des Grecs ne seraient nullement primitifs ; ils ne seraient que la forme labore dune pense bien plus ancienne. Cest sans doute dans cette mentalit quil faudrait rechercher lorigine vritable de la pense philosophique ou du moins dun de

    1 Nouvelles tudes sur lhistoire de la pense scientifique, Paris, 1910, p. 127. 2 Cassirer, Die Begriffsform im mythischen Denken, Leipzig, 1922.

  • mile BRHIER Histoire de la philosophie. I. LAntiquit et le Moyen ge 13

    ses aspects 1. A. Comte navait pas tort en voyant dans ce quil appelait le ftichisme la racine de la reprsentation philosophique de lunivers ; maintenant que, par le folklore et les tudes sur les peuples non civiliss, on a une connaissance plus prcise et plus positive de ltat desprit des primitifs, on pressent mieux tout ce qui en subsiste dans la mtaphysique volue des Grecs.

    Ainsi les premiers philosophes de la Grce nont pas eu vraiment inventer ; ils ont travaill sur des reprsentations de la complexit et de la richesse mais aussi de la confusion desquelles nous pouvons difficilement nous faire une ide. Ils avaient moins inventer qu dbrouiller et choisir, ou plutt linvention tait dans ce discernement lui-mme. On les comprendrait sans doute mieux, si lon savait ce quils ont rejet, quen sachant ce quils ont gard. Dailleurs, lon p.6 voit parfois des reprsentations refoules rapparatre ; et la pense primitive sous-jacente fait un effort con-tinuel, qui russit quelquefois, pour renverser les digues dans lesquelles on la contient.

    Si, malgr ces remarques, nous faisons commencer notre histoire Thals, ce nest donc pas que nous mconnaissions la longue prhistoire o sest labore la pense philosophique ; cest seulement pour cette raison pratique que les documents pigraphiques des civilisations msopotamiennes sont peu nombreux et dun accs difficile, et cest ensuite parce que les documents sur les peuples sauvages ne peuvent nous fournir des indications sur ce qua t la Grce primitive.

    *

    La question des frontires de lhistoire de la philosophie, connexe de celle des origines, ne peut tre non plus rsolue avec exactitude. Il est indniable quil y a eu, certaines poques, dans les pays dExtrme-Orient et surtout dans lInde, une vraie floraison de systmes philosophiques. Mais il sagit de savoir si le monde grco-romain, puis chrtien dune part, le monde extrme-oriental de lautre ont eu un dveloppement intellectuel compltement indpendant lun de lautre : dans ce cas, il serait permis de faire abstraction de la philosophie de lExtrme-Orient dans un expos de la philosophie occidentale. La situation est bien loin dtre aussi nette : pour lantiquit dabord, les relations commerciales faciles quil y a eu partir dAlexandre jusquaux invasions arabes entre le monde grco-romain et lExtrme-Orient ont rendu possibles les relations intellectuelles. Nous en avons des tmoignages prcis ; les Grecs, voyageurs ou philosophes, ont beaucoup crit sur lInde cette poque ; les dbris de cette littrature, particulirement aux IIe et IIIe sicles de notre re, tmoignent p.7 tout au moins dune vive curiosit pour la pense indienne. Dautre part, au haut

    1 Voyez sur la question le livre trs frappant de F. M. Cornford, From religion to philosophy,

    London, 1912.

  • mile BRHIER Histoire de la philosophie. I. LAntiquit et le Moyen ge 14

    moyen ge, sest dveloppe en pays musulman une philosophie dont la pense grecque, aristotlicienne ou noplatonicienne, formait certainement lessentiel, mais qui, cependant, ne parat pas avoir t sans subir, diverses reprises, linfluence du voisinage indien. Or, on verra quelle place cette philosophie arabe a eue dans la chrtient, depuis le XIIIe sicle jusquau XVIe. Cest donc une question fort importante de savoir quels sont les degrs et les limites de cette influence, directe ou indirecte. Mais cest aussi une question fort difficile : linfluence de la Grce sur lExtrme-Orient, qui est aujourdhui prouve en matire dart, a t sans doute trs forte dans le domaine intellectuel, et beaucoup plus forte que linfluence inverse de lInde sur lhellnisme. tant donne lincertitude des dates de la littrature indienne, les ressemblances entre la pense grecque et indienne ne peuvent pas tmoigner de laquelle des deux vient linfluence. Il semble bien que ce soit seulement sous linfluence grecque que les Hindous aient donn lexpos de leurs ides le caractre systmatique et ordonn que nos habitudes intellectuelles, hrites des Grecs, nous font considrer comme li la notion mme de philosophie.

    Malgr ces difficults, une histoire de la philosophie na pas le droit dignorer la pense extrme-orientale. Toutefois, dans un ouvrage lmentaire comme celui-ci, nous navons nullement exposer, pour elle-mme, la philosophie indienne ; cette tche, encore difficile pour les spcialistes 1 cause du petit nombre dtudes de dtail, serait, pour nous, impossible. Il faudra donc nous contenter de noter soigneusement, parmi tous les courants non hellniques qui apparatront au cours de la philosophie occidentale, ceux qui ont pu venir du lointain Orient. La tche nous sera beaucoup plus facile pour p.8 lpoque voisine de nous, o les travaux des orientalistes, depuis le dbut du XIXe sicle, nont pas t sans influence sur la philosophie ; nous pourrons peut-tre alors nous rendre compte de la nature dune influence qui continue jusqu lpoque actuelle.

    II

    Notre second problme est celui du degr dindpendance de lhistoire de la philosophie lgard de lhistoire des autres disciplines intellectuelles. Mais nous refusons de le poser dogmatiquement, comme sil sagissait de trancher la question des rapports de la philosophie, prise comme une chose en soi, avec la religion, la science ou la politique. Nous voulons le poser et le rsoudre historiquement ; cest dire quil ne peut admettre une solution simple et uniforme. Lhistoire de la philosophie ne peut pas tre, si elle veut tre

    1 Cf. Oltramare, Histoire des ides thosophiques dans lInde, 2 vol. 1907 et 1923.

    Masson-Oursel, Esquisse dune histoire de la philosophie indienne, Paris, 1923 (Geuthner).

  • mile BRHIER Histoire de la philosophie. I. LAntiquit et le Moyen ge 15

    fidle, lhistoire abstraite des ides et des systmes, spars des intentions de leurs auteurs, et de latmosphre morale et sociale o ils sont ns. Il est impossible de nier que, aux diffrentes poques, la philosophie a eu, dans ce que lon pourrait appeler le rgime intellectuel du temps, une place trs diffrente. Au cours de lhistoire, nous rencontrons des philosophes qui sont surtout des savants ; dautres sont avant tout des rformateurs sociaux, comme Auguste Comte, ou des matres de morale, comme les philosophes stociens, et des prdicateurs, comme les cyniques ; il y a, parmi eux, des mditatifs solitaires, des professionnels de la pense spculative, comme un Descartes ou un Kant, ct dhommes qui visent une influence pratique immdiate, comme Voltaire. La mditation personnelle tantt est la simple rflexion sur soi, et tantt confine lextase.

    Et ce nest pas seulement cause de leur temprament personnel quils sont si diffrents, cest cause de ce que la socit, p.9 chaque poque, exige dun philosophe. Le noble Romain, qui cherche un directeur de conscience, les papes du XIIIe sicle qui voient dans lenseignement philosophique de luniversit de Paris un moyen daffermir le christianisme, les encyclopdistes qui veulent mettre fin loppression des forces du pass demandent la philosophie des choses fort diffrentes ; elle se fait tour tour missionnaire, critique, doctrinale.

    Ce sont l, dira-t-on, des accidents ; peu importe ce que la socit veut faire de la philosophie ; ce quil y a dimportant, cest ce que celle-ci reste, au milieu des intentions diffrentes de ceux qui lutilisent ; quelles que soient leurs divergences, il ny a de philosophie que l o il y a une pense rationnelle, cest--dire une pense capable de se critiquer et de faire effort pour se justifier par des raisons. Cette aspiration une valeur rationnelle nest-elle pas, peut-on penser, un trait assez caractristique et permanent pour justifier cette histoire abstraite des doctrines, cette histoire de la raison pure , comme dit Kant, qui en a esquiss lide 1 ? Suffisant pour distinguer la philosophie de la croyance religieuse, ce trait la distinguerait aussi des sciences positives ; car lhistoire des sciences positives est compltement insparable de lhistoire des techniques do elles sont issues et quelles perfectionnent. Il ny a pas de loi scientifique qui ne soit, sous un autre aspect, une rgle daction sur les choses ; la philosophie, elle, est pure spculation, pur effort pour comprendre, sans autre proccupation.

    Cette solution serait fort acceptable, si elle navait pour consquence immdiate dliminer de lhistoire de la philosophie toutes les doctrines qui font une part la croyance, lintuition, intellectuelle ou non, au sentiment, cest--dire des doctrines matresses ; elle implique donc une opinion arrte sur la philosophie, bien plus quune vue exacte p.10 de son histoire. Isoler une doctrine du mouvement dides qui la amene, du sentiment et de lintention qui la guident, la considrer comme un thorme prouver, cest remplacer 1 Critique de la Raison pure, Mthodologie transcendentale, chapitre IV.

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    par une pense morte une pense vivante et significative. On ne peut comprendre une notion philosophique que par son rapport lensemble dont elle est un aspect. Combien de nuances diffrentes, par exemple, dans le sens du fameux : Connais-toi toi mme ! chez Socrate, la connaissance de soi signifie lexamen dialectique et la mise lpreuve de ses opinions propres ; chez Saint-Augustin, elle est un moyen datteindre la connaissance de Dieu par limage de la Trinit que nous trouvons en nous ; chez Descartes, elle est comme un apprentissage de la certitude ; dans les Upanishads de lInde, elle est la connaissance de lidentit du moi et du principe universel. Comment donc saisir cette notion et lui donner un sens, indpendamment des fins pour lesquelles on lutilise ?

    Une des plus grosses difficults que lon puisse opposer lide dune histoire abstraite des systmes, cest le fait que lon pourrait appeler le dplacement de niveau des doctrines. Pour en donner un exemple saillant, songeons aux ardentes polmiques, continues durant des sicles, sur les limites des domaines de la foi et de la raison. On pourrait trouver bien des doctrines donnes un certain moment comme de foi rvle et considres dautres comme une doctrine de raison. La scheresse et la pauvret de la philosophie proprement dite dans le haut moyen ge sont compenses par les trsors de vie spirituelle qui, de la philosophie paenne, sont passs dans les crits thologiques de saint Ambroise et de saint Augustin. Laffirmation de limmatrialit de lme, qui chez Descartes est rationnellement prouve, est pour Locke une vrit de foi. Quoi de plus frappant que la transposition que Spinoza a fait subir la notion religieuse de vie ternelle, en linterprtant par des notions inspires du cartsianisme ! De ces faits que lon pourrait aisment multiplier, il rsulte que lon ne p.11 caractrise pas suffisamment une philosophie en indiquant les doctrines quelle soutient ; il importe bien plus de voir dans quel esprit elle les soutient, quel rgime mental elle appartient.

    Cest dire que la philosophie ne saurait tre scinde du reste de la vie spirituelle, qui sexprime encore par les sciences, la religion, lart, la vie morale ou sociale. Le philosophe tient compte de toutes les valeurs spirituelles de son temps pour les approuver, les critiquer ou les transformer. Il ny a pas de philosophie, l o il ny a pas un effort pour ordonner hirarchiquement les valeurs.

    Ce sera donc une proccupation constante de lhistorien de la philosophie de rester en contact avec lhistoire politique gnrale et lhistoire de toutes les disciplines de lesprit, bien loin de vouloir isoler la philosophie comme une technique spare des autres.

    Seulement ces rapports avec les autres disciplines spirituelles ne sont nullement uniformes et invariables, mais se prsentent de manire fort diffrente selon les poques et les penseurs. La spculation philosophique peut tre ordonne tantt la vie religieuse, tantt aux sciences positives, tantt la politique et la morale, quelquefois lart. Il est des moments o

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    prdomine le rle dune de ces disciplines, tandis que les autres seffacent presque ; ainsi, au cours de lantiquit classique, nous assistons, en gros, une dcroissance graduelle du rle des sciences, accompagne par la croissance du rle de la religion : tandis que, lpoque de Platon, lvolution des mathmatiques a un intrt tout particulier pour lhistorien, ce sera, lpoque de Plotin, linvasion des religions orientales du salut qui devra appeler lattention ; cest ce moment que nous devrons nous poser le problme, encore si difficile rsoudre, de linfluence propre du christianisme sur la philosophie. Lpoque actuelle voit, autour de la philosophie, une lutte dinfluence assez pre pour que cette mditation sur le pass ne soit pas tout fait inutile.

    III

    p.12 Il est un troisime problme, sur lequel lhistorien de la philosophie est manifestement oblig de prendre position. La philosophie a-t-elle une loi de dveloppement, ou la succession des systmes est-elle contingente et dpendant du hasard des tempraments individuels ? Cette question est entre toutes importante ; lhistoire de la philosophie a, derrire elle, un long pass, qui pse lourdement sur elle ; elle a, particulirement sur le point qui nous occupe, des traditions auxquelles il est rare quelle ne saccommode pas plus ou moins. Ce sont ces traditions que nous voulons dgager afin de les apprcier comme il convient.

    Lide de considrer lhistoire de la philosophie dans lensemble et lunit de son dveloppement est une ide relativement rcente. Elle est un aspect de ces doctrines des progrs de lesprit humain qui se font jour la fin du XVIIIe sicle ; dune part la philosophie positive dAuguste Comte, dautre part la philosophie de Hegel incluent en elles comme lment ncessaire une histoire des dmarches philosophiques de lhumanit ; lesprit humain ne se dfinit pas, en sisolant de sa propre histoire.

    Telle navait pas t du tout lhistoire de la philosophie laurore de lpoque moderne. Notre histoire de la philosophie est vritablement ne lpoque de la Renaissance, lorsque lon dcouvrit en Occident les compilateurs de la fin de lantiquit, Plutarque, dont les crits renferment un trait Sur les opinions des philosophes, Sextus Empiricus, Stobe, les Stromates de Clment dAlexandrie et surtout les Vies des Philosophes de Diogne Larce qui rassemble en un inexprimable dsordre des dbris de toutes les uvres antiques dhistoire de la philosophie depuis les travaux des disciples dAristote. Par ces auteurs souvraient, sur la diversit des p.13 sectes antiques, sur la succession des chefs dcole et des coles elles-mmes, des perspectives qui avaient entirement chapp la pense mdivale. Les

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    premires histoires imitrent sans plus ces compilations ; ce furent des traits comme celui de Burleus sur les Vies des Philosophes (1477).

    Il suit de l que lhistoire se limite dabord la philosophie antique ou, plus exactement, la priode qui va jusquau premier sicle de notre re, cest--dire jusqu lpoque o sarrtent en gnral les compilateurs que nous avons nomms ; lhistoire de la philosophie antique postrieure sintroduit, il est vrai, grce ltude directe des grandes uvres no-platoniciennes ; mais lantiquit se trouve ainsi compltement spare du moyen ge, et lide quil pourrait y avoir une continuit de lun lautre chappe compltement. Cette sparation est si accuse que Jonsius, recueillant les sources de lhistoire de la philosophie, se borne encore en 1649, sauf en un court chapitre, mentionner les crivains anciens qui ont crit sur lhistoire de la philosophie (De Scriptoribus historiae philosophic, libri IV, 1649). Pourtant, cette poque, lhistoire de la philosophie du moyen ge a commenc tre tudie pour elle-mme ; Launoi crit une histoire des coles mdivales 1.

    Lhistoire de la philosophie est donc avant tout ce moment lhistoire des sectes ; cest ainsi que la conoit Bacon dans les plans quil trace des sciences 2. Lhistoire des sectes est pour lui une partie, la dernire, de lhistoire littraire. Lhistoire littraire, dans son ensemble, a pour objet de montrer lorigine, les progrs, les rgressions et les renaissances des doctrines et des arts . Quon y ajoute, dit Bacon, les sectes et les controverses les plus clbres qui ont occup les doctes ; quon numre les auteurs, les livres, les coles, la suite des p.14 chefs dcole, les acadmies, les socits, les collges, les ordres. Cest le plan baconien que suit Georges Horn, lauteur de la premire histoire gnrale de la philosophie, qui mne le dveloppement depuis les origines jusquau XVIIIe sicle ; la prface renvoie Bacon, et le titre complet de louvrage en indique bien le caractre : Historiae philosophicae libri septem, quibus de origine, successione, sectis et vita philosophorum ab orbe condito ad nostram aetatem agitur 3. Ce qui lintresse, cest moins lanalyse et la connaissance prcise du contenu des doctrines que leur numration et leur suite ; il a, lgard de lhistoire de la philosophie proprement dite, la position que lhistoire de lglise a lgard de celle des dogmes ; et, pas plus quil nexiste ce moment dhistoire des dogmes, il nexiste une histoire vritable de la philosophie.

    Cest que le but des hommes de la Renaissance nest pas de sinformer du pass, mais bien de le restaurer et de faire remonter lesprit humain ses sources vives. Aussi lon se passionne pour la secte que lon tudie ; on nest pas historien du platonisme sans tre en mme temps platonicien. Il y a ainsi

    1 De Scholis celebrioribus seu a Carolo magno seu post Carolum per occidentem instauratis,

    1672. 2 De Dignitate et augmentis scientiarum, liv. II, chap. IV. 3 Lugduni Batavorum, apud J. Elzevirium, 1645.

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    des platoniciens et des stociens, des picuriens et des acadmiciens, et mme des prsocratiques. Lhistoire tire de ces chocs le plus grand profit ; Marsile Ficin fait connatre Platon et Plotin ; dans la premire moiti du XVIIe sicle, Juste Lipse tudie avec attention et classe lensemble des textes connus sur les stociens ; Brigard, dans son Circulus Pisanus, appelle lattention sur les premiers physiciens de la Grce ; Gassendi cherche donner un portrait fidle dpicure 1.

    Cest dans ces travaux des sectaires plutt que dans les travaux drudition pure quil faut chercher lhistoire proprement dite des doctrines. Une de ces sectes a, au point de p.15 vue qui nous occupe, une importance particulire, cest celle des acadmiciens et des pyrrhoniens ; un des arguments traditionnels du scepticisme est en effet lexistence de la diversit des sectes ; et une des sources principales de lhistorien est le grand trait de Sextus Empiricus : Contre les Dogmatiques, dit et traduit en partie par Henry Estienne en 1562 ; Sextus y expose trs longuement les variations dopinion sur un mme sujet. Il y a cette poque bien des acadmiciens et il nen est pas qui nemploient le mme procd 2.

    Ainsi de toute lrudition de la Renaissance, on ne recueille quun rsultat, cest la fragmentation de la pense philosophique en une infinit de sectes ; ou bien lon choisit une de ces sectes, et lon est sectaire son tour ; ou bien on les dtruit lune par lautre et lon est sceptique. On ne pouvait chapper cette fatalit quen dgageant entirement la philosophie de la philologie ; ce fut luvre des grands penseurs du XVIIe sicle ; ds 1645, Horn remarque avec beaucoup de raison que son sicle, avec Descartes et Hobbes, est le sicle des philosophes, tandis que le prcdent avait t celui des philologues ; ce que lon veut maintenant, ce nest plus restaurer une secte, ni substituer une secte nouvelle aux anciennes, cest trouver, par del les opinions des sectes, dans la nature mme de lesprit humain, les sources de la philosophie vritable.

    Dans ces conditions nouvelles, ou bien lhistoire de la philosophie continuera tre purement et simplement lhistoire des sectes ; elle ne fera alors qunumrer les erreurs ou aberrations de lesprit humain et elle ne sera quune encombrante rudition ; ou bien elle devra transformer profondment ses perspectives et ses mthodes.

    1 Ficin, Theologia platonica, 1482 ; Brigard, Circulus pisanus ; de vetere et peripatetica

    philosophia, 1643, 2e d. 1661 ; Juste Lipse, Manuductio ad philosophiam stoicam, Physiologia Stoicorum, 1604. Gassendi, Commentarius de vita, moribus et placitis Epicuri seu animadversiones in decimum librum Diogenis Lartii, 1649 ; Syntagma philosophiae Epicuri, 1659 ; cf. encore Magnenus, Democritus reviviscens, 1648.

    2 Cf. par exemple Guy DE BRUS, Les dialogues contre les nouveaux acadmiciens, Paris, 1557, o, dans un dialogue entre Baf et Ronsard, lauteur expose les diverses opinions des philosophes qui napportent que confusion dans nos esprits (p. 65).

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    Que lhistoire de la philosophie soit comme un muse des bizarreries de lesprit humain, cest le thme commun des p.16 rationalistes du XVIIe et du XVIIIe sicle. Pour expliquer ce jugement dfavorable sur le pass, il faut voir de quelle manire il leur tait prsent par les histoires de la philosophie. Encore dans le grand travail de Brcker, lHistoria critica philosophiae (1741-44), qui, jusqu la fin du XVIIIe sicle et en particulier chez les encyclopdistes, est louvrage le plus utilis, se rencontre un schma traditionnel du dveloppement historique, qui vient de la Cit de Dieu de saint Augustin 1 et qui a subsist travers les sicles : la philosophie part du commencement du monde ; les Grecs ont menti en disant quils taient les premiers philosophes ; ils ont en ralit emprunt leurs doctrines Mose, lgypte et la Babylonie. Le premier ge de la philosophie nest donc pas lge grec, mais lge barbare ; presque tous les historiens, jusqu Brcker, commencent par une longue srie de chapitres sur la philosophie barbare : la philosophie qui a une origine divine sest transmise aux patriarches juifs, puis de l aux Babyloniens, aux mages chaldens, aux gyptiens, aux thiopiens, aux Indiens, et mme aux Germains. Cest seulement ensuite que les Grecs ont recueilli ces traditions, qui seffaaient de plus en plus ; elles dgnrent chez eux en une infinit de sectes ; elles aboutissent dune part au scepticisme de la nouvelle acadmie, qui est la fin de la philosophie, dautre part au no-platonisme qui sefforce de corrompre la philosophie chrtienne.

    En un mot, lhistoire de la philosophie est lhistoire dune dcadence graduelle et continue de lesprit humain ; de cette dcadence la preuve est le nombre des sectes qui ont remplac lunit originelle. La pense grecque, en particulier, nest ni un point de dpart, ni un progrs ; la fantaisie individuelle, en se donnant libre cours, a dcidment presque dtruit ce que gardaient encore de vrit les traditions orientales. Les Grecs nont pas du tout, on le voit, dans ces vieilles p.17 histoires de la philosophie, la place et la valeur quils prendront plus tard. Cette critique des Grecs provient des pres de lglise ; presque tous les philosophes du XVIIIe sicle, Voltaire en particulier, qui ne cesse de railler Platon, adhrent pleinement au vieux prjug. Mais il y a plus ; on apporte les mmes prventions lgard de la philosophie moderne ; cest le fond du Trait des systmes de Condillac (1749) ; tous les systmes philosophiques sont le fruit de l imagination . Un philosophe rve faci-lement. Combien de systmes na-t-on pas faits ? Combien nen fera-t-on pas encore ? Si du moins on en trouvait un qui ft reu peu prs uniformment par tous ses partisans ! Mais quel fonds a-t-on pu faire sur des systmes qui souffrent mille changements, en passant par mille mains diffrentes ? 2

    Tel est, au XVIIIe sicle, laboutissant du jugement de la philosophie sur son propre pass ; il rsulte du conflit entre une conception de lhistoire datant

    1 Livre VIII, chap. IX ; comparer CLMENT DALEXANDRIE, Stromates, liv. I dbut ;

    JUSTE LIPSE au dbut de sa Manuductio ad physiologiam stocam utilise ces textes. 2 uvres compltes, Paris, 1803 ; t. III, p. 7 ; p. 27.

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    de la Renaissance et une conception nouvelle de la philosophie. Mais simultanment et ds le XVIIe sicle, par un mouvement inverse, la conception de lhistoire et la perspective sous laquelle on voit le pass se transforment. Le thme nouveau, cest lide que lunit de lesprit humain reste visible travers la diversit des sectes. Ds le dbut du XVIIe sicle (1609), dans son Conciliator philosophicus, Goclenius stait efforc de classer, sur chaque sujet, les contradictions des sectes ; et il ne dressait cette liste dantinomies que pour les rsoudre et pour montrer quelles ntaient quapparentes. Ce syncrtisme qui affirme laccord de la pense philosophique avec elle-mme est considr par Horn comme le rsultat vritable de lhistoire de la philosophie 1.

    A ce syncrtisme, qui efface les diffrences entre les sectes, est li lclectisme qui, lui aussi, est au-dessus de toute secte p.18 mais qui, an lieu de runir, choisit et distingue. Il ny a quune secte, dit dj Juste Lipse, en laquelle nous puissions nous inscrire avec scurit ; cest la secte clectique, celle qui lit avec application et qui choisit avec jugement ; extrieure toute faction, elle deviendra facilement la compagne de la vrit. Cet esprit de conciliation et dclectisme, qui a au XVIIe sicle, en Leibniz, un illustre reprsentant 2, anime la grande Historia critica philosophi de Brcker 3, la source o tous les crivains de la seconde moiti du XVIIIe sicle ont puis leurs connaissances en histoire de la philosophie. Le vritable usage de lhistoire, cest de faire connatre les caractres qui distinguent la vraie philosophie de la fausse. Lhistoire de la philosophie dveloppe une sorte dhistoire de lintelligence humaine , elle montre quelle est la puissance de lintelligence, de quelle manire elle a t arrache aux tnbres et claire par la lumire de la vrit, comment elle est parvenue, travers tant de hasards et dpreuves, la connaissance de la vrit et de la flicit, travers quels mandres elle sest fourvoye, de quelle manire elle a t ramene la voie royale. 4 Lhistoire des sectes nest donc quun moyen de nous affranchir des sectes. Lclectisme, de Brcker pntre dans lEncyclopdie ; Diderot dans larticle clectisme y loue lclectique qui ose penser de lui-mme, et, de toutes les philosophies quil a analyses sans gard et sans partialit, sen faire une particulire et domestique .

    Mais le syncrtisme et lclectisme ne sont pas la seule manire dinterprter le pass et de dominer la diversit des sectes. Lon cherche aussi, tout en maintenant cette diversit, y trouver un lien et une continuit historique. Dans un ouvrage un peu antrieur celui de Brcker, Deslandes

    1 Historia philosophica, Leyde, 1645, p. 323. 2 Voyez aussi. J.-C. Sturm, Philosophia eclectica, 1686, et Physica eclectica, 1697-1722, et

    J.-B. du Hamel, De consensu veteris et nov philosophiae, 1663 ; vue densemble de lhistoire de la philosophie chez Leibniz ; uvres, d. Gerhardt, t. VII, p. 146-156.

    3 Jacobi Bruckeri historia critica philosophiae a mundi incunabulis ad nostram aetatem perducta, Lipsiae, 1742-44, 5 vol.

    4 Brcker, p. 10-21.

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    proteste contre p.19 lide mme dune histoire des sectes 1. Recueillir sparment les divers systmes des philosophes anciens et modernes, entrer dans le dtail de leurs actions, faire des analyses exactes de leurs ouvrages, ramasser leurs sentences, leurs apophtegmes et mme leurs bons mots, cest l prcisment ce que lhistoire de la philosophie contient de moins instructif. Le principal, mon avis, cest de remonter la source des principales penses des hommes, dexaminer leur varit infinie et en mme temps le rapport imperceptible, les liaisons dlicates quelles ont entre elles ; cest de faire voir comment ces penses ont pris naissance les unes aprs les autres et souvent les unes des autres ; cest de rappeler les opinions des philosophes anciens et de montrer quils ne pouvaient dire effectivement que ce quils ont dit.

    Ces efforts pour dgager lhistoire de la philosophie de la poussire des sectes, trouvent naturellement un appui chez les thoriciens du progrs. Pour Condorcet, la division de la philosophie en sectes est un tat ncessaire mais passager, dont la philosophie saffranchit peu peu, tendant ne plus admettre que des vrits prouves , et non plus des opinions. Dans cette perspective historique, la Grce a une place spciale, parce que lespce humaine doit reconnatre en elle linitiative dont le gnie lui a ouvert toutes les routes de la vrit. 2

    Lhellnisme nest plus considr comme une dcadence, mais comme un dbut. Ainsi se fixe un cadre du dveloppement historique de la philosophie, o lon voit une philosophie purement occidentale commenant avec les penseurs grecs de lIonie, trouvant son type en Socrate qui voulait non faire adopter par les hommes un nouveau systme et soumettre leur imagination la sienne, mais leur apprendre faire usage de leur raison ; cest cette philosophie qui, aprs la longue clipse du moyen p.20 ge, se ralise pleinement avec Descartes. On en a fini avec le fatras de la prtendue philosophie barbare et orientale et les accusations de plagiat contre les Grecs. En revanche il faut bien dire tout ce que laisse en dehors de lui ce schma des progrs de lesprit humain, si rpandu au XVIIIe sicle finissant, et qui est en somme rest celui de nos histoires de la philosophie, cest tout le christianisme et tout lOrient.

    Les penseurs du XVIIIe sicle ont donc cherch introduire unit et continuit dans lhistoire de la philosophie ; or toute la premire partie du XIXe sicle a vu un effort pour construire ce qui navait t quesquiss. On cherche prsent un principe de liaison interne qui permette de comprendre en elles-mmes les doctrines et den saisir la signification historique. On proteste contre la lgret avec laquelle sont rejetes comme absurdes des

    1 Histoire critique de la philosophie, o lon traite de son origine, de ses progrs et des

    diverses rvolutions qui lui sont arrives jusqu notre temps ; Amsterdam, 1737 ; t. I, p. 3 et p. 5.

    2 Esquisse dun tableau historique des progrs de lesprit humain (crit en 1793) ; quatrime et neuvime poques.

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    ides qui ne sont pas les ntres, alors quelles sont des aspects ncessaires de lesprit humain. Ce qui manquait le plus aux historiens, ctait le sens historique, la perception dlicate des nuances du pass. Cest ce quindique trs bien Reinhold, dans un article de 1791 sur le concept de lhistoire de la philosophie : La raison pour laquelle, dit-il, lhistoire de la philosophie apparat dans nos manuels comme une histoire de la folie des hommes plutt que de leur sagesse, pour laquelle les plus clbres et souvent les plus mritants de lantiquit sont maltraits de la faon la plus indigne, pour laquelle leurs regards les plus profonds dans le sanctuaire de la vrit sont mal interprts et compris comme les plus plates des erreurs, cest que lon comprenait mal leurs ides, et on devait mal les comprendre parce que, en les jugeant, on sen tenait aux principes postrieurs dune des quatre sectes mtaphysiques principales, ou parce quon tait habitu par les mthodes de la philosophie populaire prvenir les recherches les plus profondes par les oracles du sens commun. 1

    p.21 Cest le programme de Reinhold que Tennemann a suivi dans son Histoire de la philosophie 2 ; cette histoire ne doit supposer daprs lui aucune ide de la philosophie ; elle nest que la peinture de la formation graduelle de la philosophie, la peinture des efforts de la raison pour raliser lide dune science des lois de la nature et de la libert.

    Mais le principe dunit interne se prsente lui-mme de deux manires : dune part comme principe dune classification des doctrines qui se flatte de faire rentrer dans un petit nombre de types, dpendant de la nature de lesprit, toutes les sectes possibles ; dautre part, comme un dveloppement graduel dont chaque doctrine importante constitue un moment ncessaire.

    Le premier point de vue est celui de de Grando 3. Il dclare positivement quil abandonne, comme la fois strile et impossible, lancienne mthode de lhistoire des sectes. Les opinions philosophiques qui se sont produites dans les divers pays et dans les divers ges sont tellement varies, tellement nombreuses que le plus savant et le plus fidle recueil ne fera que jeter le trouble et la confusion dans nos ides et nous accabler sous le poids dune rudition strile, moins que des rapprochements heureusement prpars ne viennent guider lattention 4. A l histoire narrative il faut substituer, selon les expressions de Bacon, l histoire inductive et compare ; elle consiste dabord dterminer le trs petit nombre de questions primitives auxquelles doit rpondre chaque systme ; daprs ces rponses, on peut saisir lesprit de chacun deux et les grouper en classes naturelles ; cette

    1 Uber den Begrif der Geschichte der Philosophie, dans Flleborn, Beitraege zur Geschichte

    der Philosophie, I, 1791, p. 33. 2 Geschichte der Philosophie, Leipzig, 1798-1819, 11 vol. 3 Histoire compare des systmes de philosophie relativement aux principes des

    connaissances humaines, Paris, an XII, 1804, 3 vol. 4 Introduction, p. 23.

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    classification faite, on pourra les comparer, saisir leur point de divergence, et, enfin, considrant chacun deux comme autant dexpriences faites sur la marche de lesprit humain, juger quel est le meilleur. De fait la question primitive qui p.22 donne de Grando la base de sa classification, cest celle de la nature de la connaissance humaine ; lhistoire des systmes devient un essai de philosophie exprimentale , qui montre lpreuve la valeur de chaque solution donne au problme de lorigine de la connaissance.

    La mthode de Victor Cousin najoute pas beaucoup celle de Grando. Cest une sorte de moyenne entre la mthode du botaniste qui classe les plantes par famille, et lexplication psychologique qui les rattache aux faits primitifs de lesprit humain. Ce qui trouble et dcourage, dit-il au dbut du cours de 1829, lentre de lhistoire de la philosophie, cest la prodigieuse quantit de systmes appartenant tous les pays et tous les temps. Puis des caractres, diffrents ou semblables se dgageront comme deux-mmes et rduiront cette multitude infinie de systmes un assez petit nombre de systmes principaux qui comprennent tous les autres. Aprs la classification vient lexplication. Ces grandes familles de systmes viennent de lesprit humain. Voil pourquoi lesprit humain, aussi constant lui-mme que la nature, les reproduit sans cesse. Lhistoire de la philosophie revient donc fina-lement la psychologie qui, point de dpart de toute saine philosophie, fournit mme lhistoire sa plus sre lumire 1. On domine donc lhistoire en la niant, puisquon remplace le dveloppement des doctrines dans la dure par leur classement.

    Le second point de vue qui permet dintroduire une unit dans lhistoire de la philosophie est celui dune liaison dynamique entre les systmes, o chacun apparat comme un moment ncessaire dune histoire unique. Lhistoire de la philosophie ne fait ici que reflter les tendances gnrales du dbut du XIXe sicle, qui ont donn naissance aux sciences morales et sociales ; on ne croit plus que lhistoire gnrale soriente vers le succs dune religion particulire ou dun empire ; elle progresse plutt p.23 vers une civilisation collective qui intresse lhumanit entire. De mme lhistoire de la philosophie ne soriente pas au bnfice dune secte ; elle a une loi immanente que lon peut reconnatre par une observation directe.

    Aucune science ne saurait tre comprise sans sa propre histoire, toujours insparable de lhistoire gnrale de lhumanit 2, il nest nulle remarque qui condense plus nettement les ides dAuguste Comte sur lhistoire intellectuelle : impossibilit de sparer le prsent du pass, de considrer le stade prsent de lintelligence autrement que dans le progrs dynamique o il est n des stades passs ; impossibilit de sparer lhistoire du dveloppement intellectuel de celle de lensemble de la civilisation. Le positivisme affirme la continuit humaine que niaient le catholicisme maudissant lantiquit, le 1 Histoire gnrale de la philosophie, 4e dit., Paris, 1867, p. 4. 2 Systme de Politique positive (1851-1854), Paris, Crs, 1921, t. III, p. 2.

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    protestantisme rprouvant le moyen ge, et le disme niant toute filiation . La pense de Comte se rattache au mouvement gnral que nous avons vu crotre au XVIIIe sicle contre lide dune histoire de la philosophie comme simple numration de sectes incohrentes. La continuit dynamique (p. 27) nous interdit de croire quil y ait jamais dans les opinions humaines des changements radicaux ; elles se sont modifies en vertu de la mme impulsion qui les modifie encore, cest--dire dune impulsion vers une subordination croissante de nos jugements lordre objectif. Chacune de ces tapes a sa place normale et ncessaire. La logique purement subjective (p. 31) du ftichiste qui anime les phnomnes est, lorigine, aussi normale que le sont aujourdhui les meilleures mthodes scientifiques.

    Cette vision dune marche continue, qui ne peut tre rtrograde, amne Comte transformer entirement la valeur due les historiens du XVIIIe sicle donnaient chaque priode du pass, particulirement la pense grecque et la pense du moyen ge. Il proteste formellement contre les irrationnelles p.24 hypothses de certains rudits sur une prtendue antriorit de ltat positif envers ltat thologique (p. 73), allusion sans doute une objection que lon peut tirer de la science positive des Grecs prcdant la pense mdivale. Ces hypothses, ajoute-t-il, ont t renverses irrvocablement daprs une meilleure rudition . Lunion de la thologie et de la mtaphysique, qui caractrise le moyen ge, union qui, aux yeux des crivains protestants comme Brcker et des encyclopdistes, est un scandale et une alliance monstrueuse, est prcisment ce qui fait la supriorit du moyen ge sur lantiquit, et ce qui prpare lge moderne. La thologie sans mtaphysique, cest ncessairement le polythisme ; il constitue seul le vritable tat thologique, o limagination prvaut librement. Le monothisme rsulte toujours dune thologie essentiellement mtaphysique, qui restreint la fiction par le raisonnement.

    Comte entend donc moins par philosophie les systmes techniques des spcialistes de la philosophie, quun tat mental diffus travers la socit qui se manifestera aussi bien, sinon mieux, dans des institutions juridiques, dans des uvres littraires ou des uvres dart que dans les systmes des philosophes. Un systme philosophique, nommment dsign, pourra, il est vrai, montrer avec une particulire clart cet tat desprit, parce quil concentre des traits pars ailleurs et les met en pleine lumire 1 ; mais il ne sera jamais tudi qu titre de symbole et de symptme. Ce qui intresse les historiens anims de lesprit positiviste, ce sont les reprsentations col-lectives , et les vues individuelles nobtiennent leur regard que si elles sont le reflet du collectif. De l un changement de mthode : il se manifeste par le peu de souci que lon a de la partie en quelque sorte technique de la philosophie ;

    1 Cf. Politique positive, 4e d., t. III, p. 34, sur la ncessit dune fixation des croyances en un

    enseignement. Lanarchie moderne a pu seule susciter le rve subversif dune foi sans organe .

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    ce qui intresse ce sont les thormes fondamentaux des philosophes, p.25 le contenu de leur opinion, et non leur vrit absolue ; chaque systme dopinion est en relation avec une poque et tire de cette relation la seule justification laquelle il puisse prtendre.

    Avant Auguste Comte, Hegel eut un gal souci de faire lapologie des systmes, en montrant que leur diversit ne soppose pas lunit de lesprit : Lhistoire de la philosophie, dit-il 1, rend manifeste, dans les diverses philosophies qui apparaissent, quil ny a quune seule philosophie divers degrs de dveloppement, et aussi, que les principes particuliers sur lesquels sappuie un systme ne sont que des branches dun seul et mme ensemble. La philosophie la dernire venue est le rsultat de toutes les philosophies qui prcdent et doit contenir les principes de toutes ces philosophies. Ce nest l ni le sectarisme qui excommunie, ni le scepticisme qui profite des diver-gences des systmes pour les renvoyer tous ; sectarisme et scepticisme supposent quil y a plusieurs philosophies ; lhistoire pose quil ny en a quune. Pour justifier le mpris de la philosophie, lon admet quil y a des philosophies diffrentes, dont chacune est une philosophie et non pas la philosophie, comme sil y avait des cerises qui ntaient pas aussi du fruit . Lhistoire de la philosophie est le dveloppement dun unique esprit vivant prenant possession de lui-mme ; elle ne fait quexposer dans le temps ce que la philosophie mme, libre des circonstances historiques extrieures, expose ltat pur dans llment de la pense .

    Unit de lesprit humain et continuit de son dveloppement, telles sont les certitudes a priori qui, simposant lhistorien avant mme quil ait commenc sa recherche, lui mettent en mains le fil qui lui permettra de sorienter. Ce que cette thse suppose, cest lexistence dune sorte da priori historique, a priori qui consiste dans la nature de lesprit et dont la connaissance nest pas du tout justiciable des mthodes historiques. p.26 Lhistoire de la philosophie est lhistoire des manifestations de lesprit ; comme telle, elle est dbarrasse des contingences et des accidents ; lhistorien est sr de trouver un lien dialectique entre les systmes qui se succdent 2.

    Avec Hegel et Comte, nous sommes lextrme oppos de la situation o la Renaissance avait laiss lhistoire de la philosophie ; le pass ne soppose plus au prsent ; il le conditionne et, justifi par lui, il ne fait que drouler lunit dun plan systmatique et prconu. Toute lvolution de lhistoire de la philosophie jusqu nos jours repose sur une discussion de ce postulat.

    En effet la connaissance de la loi immanente ce dveloppement nest pas le rsultat de lobservation et de linduction historiques. Lunit de la

    1 Encyclopdie (1817), Einleitung, 13, 14. 2 De mme, Comte fait reposer finalement (Politique Positive, t. III) sa loi des trois tats non

    sur une induction historique, mais sur la nature de lesprit humain.

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    philosophie, chez Hegel, nest pas une constatation, mais bien un postulat. Cest un postulat qui ne peut tre accept quavec la philosophie dont elle fait partie. Est-ce ainsi que lhistoire apparat une vue non prvenue ? Tout homme dun jugement ordinaire quon mettra en prsence du spectacle quoffre lhistoire de la philosophie sen formera demble une ide singulirement diffrente de ce que voudrait le sophisme de la philosophie hglienne. Renouvier, qui formule cette opinion 1, revient en effet, par del lclectisme franais, par del Hegel et Diderot, cette tradition du sectarisme, contre laquelle staient levs le XVIIIe et le XIXe sicles, parce quelle ne rpondait pas au dsir passionn de lunit de lesprit humain. Selon Renouvier, la division des philosophes en sectes opposes, nest point un accident historique, rsultant de prjugs temporaires que feront disparatre les lumires , mais un phnomne normal qui tient la constitution de lesprit humain. Depuis vingt-cinq sicles, en Occident, les plus grandes oppositions se sont maintenues p.27 entre les philosophes. Sans doute, la controverse et le progrs des connaissances positives ont pu liminer certaines questions et supprimer certaines dissidences, mais la plupart et les plus graves de toutes nont fait que reculer ou se transporter ailleurs. Lesprit humain est de nature antinomique ; la controverse dominante est celle qui existe entre la doctrine de la libert et celle du dterminisme ; cette controverse se ramnent, selon Renouvier, toutes les autres, et lon peut classer systmatiquement tous les systmes, en faisant rentrer chacun deux dans lune ou lautre de ces deux doctrines. Or, il nest pas prvoir que jamais un parti puisse convaincre lautre par des raisons contraignantes. Ainsi sexplique et se justifie lexistence des sectes. Le tort de lclectisme et de lhglianisme est davoir vu seulement dans les sectes tantt un produit arbitraire de la fantaisie, tantt un moment ncessaire mais tout provisoire dans le dveloppement de la pense.

    Du point de vue de Renouvier, lhistoire de la philosophie se fige donc en un dialogue intemporel entre deux thses contradictoires et toujours renaissantes ; dune poque lautre, il ny a pas de diffrences philosophiquement importantes ; les variations de la terminologie, la diversit des rapports sous lesquels peut tre envisag chaque problme et qui permettent de donner une forme et des expressions nouvelles des opinions en ralit anciennes , voil la seule matire qui reste lhistoire comme telle ; elle a en revanche des cadres permanents, ceux mmes qui permettent la classification systmatique des doctrines ; mais ces cadres sont des ncessits de la pense et non pas des faits historiques. La seule initiative qui reste permise lesprit humain, cest non pas la construction des systmes qui sont dans lessentiel prdtermins (tout comme chez de Grando ou Cousin), mais ladoption libre dune des deux seules directions possibles. Loriginalit nest pas, comme on le croyait, dans linvention 1 Esquisse dune classification systmatique des doctrines philosophiques, La Critique

    religieuse, juillet 1882, p. 184.

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    intellectuelle dun systme, mais dans lattitude de la volont lgard de systmes prforms.

    p.28 Le point de vue de Renouvier marque dj labandon de la doctrine dune prtendue ncessit historique. Son poque mme et plus encore la ntre, nous donnent le spectacle dune sorte de dsagrgation des grandes synthses historiques ; notre temps a une rpulsion manifeste pour les grandes constructions, quelles soient hgliennes ou positivistes. Les signes extrieurs de cet tat desprit, cest que les uvres marquantes dans lhistoire de la philosophie, ne sont plus des histoires densemble, mais des ouvrages limits une priode comme la Philosophie des Grecs ddouard Zeller, ou une nation, ou un problme, comme le Systme du Monde de Platon Copernic de Duhem, ou bien des recueils philologiques comme les Fragments des Prsocratiques et les Doxographes grecs dH. Diels, ou des monographies comme celles dHamelin sur le Systme dAristote ou le Systme de Descartes. Les histoires gnrales de la philosophie ont elles-mmes une mthode plus analytique que synthtique et visent plus recueillir les rsultats des travaux utiliss dans les monographies qu dcouvrir une loi immanente de dveloppement ; telle sous cet aspect, la Philosophie analytique de lhistoire de Renouvier ; telles lHistoire de la Philosophie europenne de Weber, lHistoire de la philosophie par problmes de Janet et Sailles, et plus manifestement encore la grande Histoire de la philosophie dUeberweg, qui ne vise qu tenir le lecteur au courant des travaux originaux sur chaque question.

    Les causes de cette situation, qui est nouvelle, sont de deux sortes. La premire est limmense labeur philologique, qui, depuis 1850 environ, grce des ditions critiques, des dcouvertes de textes, des recueils de fragments, a, en mme temps quil prcisait et enrichissait notre information, rendu difficiles ou mme impossibles ces vues densemble que se targuaient davoir les historiens dantan. Il doit en tre ainsi si lon songe aux conditions de la mthode philologique : son point de vue, en effet, les priodes de lhistoire se distinguent moins par des vnements positifs qui en marqueraient le dbut et la fin que p.29 par la nature et ltat des sources qui les font connatre ; pour ne prendre quun exemple grossier, combien diffrent est ltat de nos sources relatives la philosophie antique, avec ses rares uvres originales, et ltat des sources de la philosophie mdivale ou moderne, dont labondance effraye limagination. Le travail de critique et dinterprtation des textes doit suivre dans les deux cas des mthodes diffrentes et il implique mme des habitudes desprit assez distinctes pour quon ne puisse se vanter de les possder la fois ; mais il en faudrait dire autant de priodes bien plus courtes ; le stocisme et lpicurisme, par exemple, connus par des lambeaux de textes, ne peuvent tre tudis de la mme manire que le systme dAristote, dont lenseignement est intgralement conserv.

    Dautre part, les conclusions du philologue, quand il sagit dinterprter une pense et den serrer de prs le sens, sont souvent provisoires et la merci

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    dune nouvelle dcouverte ou dun nouveau rapprochement ; les interprtations des systmes anciens comme le platonisme, ou mme des doctrines modernes, comme celles de Descartes ou de Kant, sont innombrables ; comment y trouver un point dappui solide pour une construction synthtique ?

    Aux exigences de la mthode philologique sajoute une seconde raison peut-tre plus dterminante encore pour nous dtourner de lambition de dcrire lensemble du pass philosophique. Comte et Hegel, et mme Renouvier soccupent de la philosophie et non des philosophes. Quils considrent ces reprsentations de lunivers, quils tudient comme des cadres ternels imposs par la nature mme de la raison, ou comme des sortes de reprsentations collectives, voluant elles-mmes collectivement, et se transformant avec la socit, ils font de la philosophie quelque chose dimper-sonnel 1, ou, du moins, p.30 lexpression personnelle que donne un philosophe des penses de son temps nest que laccident ; lessentiel est ailleurs, dans ce dictamen rationnel ou social, sorte de dit, laquelle se soumettent naturellement les consciences individuelles, fussent celles dun Platon ou dun Descartes.

    Or lhistoire de la philosophie a volu comme lhistoire en gnral ; la minutie apporte la recherche des sources ne sexpliquerait pas sans la volont de lhistorien darriver ce quil y a dindividuel, dirrductible, de personnel dans le pass ; ses recherches seraient tout fait inutiles, sil sagissait, comme autrefois, de dterminer des types ou des lois ; quoi bon un exemplaire nouveau dun type dj connu, si lexemplaire navait son prix en lui-mme et dans ce qui le distingue ?

    Ce got de lindividuel, qui est peut-tre encore le trait dominant de notre critique littraire, nous fait voir le pass sous une perspective tout fait nouvelle ; ce ne sont plus ni des sectes comme la Renaissance, ni des systmes comme chez Cousin, ni des mentalits collectives que vise atteindre lhistorien ; ce sont des individus, dans toute la richesse nuance de leur esprit ; Platon, Descartes ou Pascal ne sont ni des expressions de leur milieu ni des moments historiques, mais de vritables crateurs. Ce qui frappe premire vue cest la discontinuit de leurs efforts ; il ny a, remarque Windelband, nul progrs continu puisque chacun des grands systmes donne du problme une formule nouvelle et le rsout comme si les autres navaient pas exist. 2

    Il faut ajouter que ces deux raisons, exigences de la mthode philologique et recherche de lindividuel, bien que sopposant lune et lautre la synthse historique, ne conduisent pas lesprit dans le mme sens. Le philologue a une 1 En ce qui concerne Renouvier, certes, le choix dune des deux doctrines opposes est

    personnel et libre ; mais les doctrines entre lesquelles le choix sexerce sont tout fait dtermines.

    2 Geschichte der Philosophie, Freiburg, 1892.

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    tendance chercher la parent des penses et des formules ; cette tendance sexagre parfois, si elle nest pas tempre par le got et par p.31 le sens des penses vivantes, jusqu faire dune doctrine nouvelle une mosaque des doctrines passes, jusqu confondre linventeur avec le compilateur. Par un tour desprit inverse, le critique ne veut rechercher dans les doctrines que leur bigarrure et il fait lhistoire des ides en impressionniste, ayant plus de got pour la varit des esprits que pour lunit profonde quelle peut receler.

    Aux diversits purement doctrinales de lge antique et mdival, lge moderne en ajoute une autre, cest la diversit des esprits nationaux qui donnent sa nuance particulire chacune des philosophies anglaise, allemande ou franaise. Il faut aussi songer limmense complication de la culture moderne qui est en train de se dissoudre, comme Auguste Comte le prvoyait et le craignait, en une srie de cultures spciales et techniques, dont chacune absorbe la vie et les moyens dun homme. Le philosophe, se limitant une des faces de cette culture, est aujourdhui logicien ou pistmologiste, philosophe des mathmatiques ou philosophe de la religion, sans quil y ait de correspondance bien nette et encore moins dunit entre un point de vue et un autre. On oscille entre une culture gnrale, qui est superficielle, et une culture approfondie, qui est troite.

    Ne voil-t-il pas bien des diversits doctrinales irrductibles la raison : diversits dues des diffrences de personnalits, de caractre national, de mode et de degr de culture ? Comment lhistorien mettra-t-il sur la mme ligne des doctrines dorigine si diffrente ?

    Aussi voyons-nous les meilleurs des historiens de notre temps hsiter sur la mthode suivre. Cest par exemple Victor Delbos 1 qui, sans renoncer lide dun enchanement rationnel entre les aspects successifs de la pense philosophique, voit son dsir dunit balanc par la crainte de ntre pas exact et de p.32 laisser chapper la substance mme de lhistoire. Et, de fait, ce vigoureux esprit a laiss une admirable srie de monographies, dont le titre mme 2 marque la difficult, peut-tre insurmontable, quil devait trouver crire une histoire gnrale de la philosophie.

    Mme hsitation, mais plus dissimule, chez Windelband 3. Le dveloppement de la philosophie, comme il le reconnat dans sa prface, drive de trois facteurs, et, lon pourrait mme dire, de trois histoires juxtaposes : 1 Histoire pragmatique ; cest lvolution interne de la philosophie reposant sur le dsaccord entre les solutions anciennes et les reprsentations nouvelles de la ralit : 2 Histoire dans ses relations lhistoire de la culture ; la philosophie reoit ses problmes des ides qui dominent la civilisation dune poque ; 3 enfin histoire des personnes. Sous 1 La mthode en histoire de la philosophie, 2e article, Revue de mtaphysique et de morale,

    1917, p. 279-289. 2 Figures et doctrines de philosophes, Paris, A. Colin ; La philosophie franaise. 3 Geschichte der Philosophie, Freiburg, 1892, p. 9.

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    le premier aspect, lhistoire a bien une sorte de loi de dveloppement ; mais quelle est au juste limportance de cet aspect par rapport aux deux autres qui font dpendre de nombreux hasards le cours de la vie spirituelle, cest ce que lauteur ne laisse pas pressentir.

    Est-ce l ltat dfinitif de lhistoire de la philosophie ? Doit-elle abandonner tout espoir dtre elle-mme philosophique, pour devenir un chapitre de la philologie et de la critique littraire ? Est-elle condamne perptuellement osciller entre la mthode de la mosaque et la mthode impressionniste, incapable de faire mieux que de temprer ces deux mthodes lune par lautre ?

    Sans doute, et malgr lapparence, il reste quelque chose des ides dun Comte, et dun Hegel. Ils nous ont enseign voir dans les systmes de philosophie du pass mieux que des sectes fermes ou des fantaisies individuelles, des aspects de lesprit humain. Ils ont appris prendre le pass intellectuel tout fait p.33 au srieux et ont compris mieux que dautres la solidarit intellectuelle des gnrations. Pourtant la crise qui atteint lhistoire de la philosophie, on ne peut prtendre remdier en revenant une de ces formules gnrales de dveloppement chres aux positivistes et aux hgliens. Tout ce que lon a tent rcemment en ce sens, est ou bien manqu ou tout au moins prmatur 1. Comme les deux premiers problmes que nous avons poss, ce troisime problme ne peut tre rsolu que dune manire approximative et provisoire, avec toutes les incertitudes que comporte lhistoire.

    Il faut remarquer, en premier lieu, que lrudition philologique, si elle a, comme nous le remarquions, fait crouler la construction comtiste ou hglienne, nous met sur la voie dune solution positive. A mesure que lon progresse davantage dans la connaissance intime et dtaille du pass, lon voit mieux les nouvelles doctrines prendre leur point dinsertion dans les doctrines du pass, et lon tablit des continuits et des passages, l o lon ne voyait dabord que radicale originalit et absolue opposition. Des formules gnrales comme celles de Comte ou de Hegel, pour qui le dveloppement doit procder par opposition franche et nette, rendaient trs mal compte de la ralit nuance que nous montre lhistoire. En revanche, cette continuit des esprits que rvle la critique historique ne saurait sexprimer par une loi gnrale et doit faire lobjet de mille recherches de dtail. Lide dtudier, dans leur continuit et leur gense, les systmes du monde de Platon Copernic naurait pu venir aux historiens imbus de lide de la radicale opposition entre lantiquit et le moyen ge ; et il a fallu la merveilleuse rudi- 1 Parmi ces tentatives, une de celles que nous jugeons intressantes quoique prmatures est la

    Philosophie compare de M. Masson-Oursel (Paris, 1923), qui essaye de dgager une loi de dveloppement en comparant lallure gnrale de la pense philosophique en Europe et dans lExtrme-Orient. Malheureusement, les doctrines quil rapproche ne sont pas toujours comparables. Voyez aussi lingnieuse interprtation de lhistoire par J. de Gaultier, Mercure de France, 1er janvier 1923, p. 11.

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    tion de Duhem pour retrouver travers ce temps la continuit de deux ou trois thmes de pense. Le p.34 regain de faveur si lgitime qua trouv rcemment lhistoire de la philosophie du moyen ge nest pas fond seulement sur des motifs trangers lintrt de lhistoire, mais aussi sur les vritables dcouvertes qui montrent son union la philosophie moderne. Labandon de la mthode a priori, loin de nuire lide de lunit de la philosophie et de lintelligence, a donc permis de lui donner un sens plus plein et plus concret, bien que plus difficile traduire en formules ; car elle nest point lunit dun plan qui se ralise peu peu, mais une srie defforts originaux et dinventions multiples.

    En second lieu, labandon de lide de progrs fatal, qui a domin lhistoire de la philosophie, jusque vers 1850, na pas t moins favorable une exacte apprciation du dveloppement philosophique. Lide dune marche incessante et continue est tout fait contraire la ralit historique. Bacon avait vu plus juste que ses disciples du XVIIIe sicle lorsquil mentionnait, ct des priodes de progrs, les priodes de rgression et doubli, suivies de renaissances. La vrit est que la courbe de la vie intellectuelle, si lon peut ainsi parler, est extrmement complique, et que seules des tudes de dtail peuvent donner une ide de ses mandres. Encore est-il quelles peuvent en donner lide, et, l non plus, luvre de la critique philologique nest pas destructrice, tout au contraire. Elle nous montre seulement plusieurs schmes possibles de dveloppement, l o lapriorisme historique nen voyait quun. Il y a tantt marche de la pense vers un plus grand dsaccord, vers une dissipation en une poussire de sectes qui sopposent lune lautre, comme en Grce, dans la priode qui a suivi la mort de Socrate, tantt au contraire marche vers lunit de pense, vers laccord presque complet, comme dans la seconde moiti du XVIIIe sicle o dominait lempirisme anglais. Tantt la pense philosophique se fait mouvante, suggestive, se transforme en une mthode de vie spirituelle, en une direction mentale comme chez Socrate ou chez Platon, tantt elle a la forme p.35 dune doctrine dcisive qui a une rponse prte toutes les questions et prtend limposer par une dialectique irrfutable, comme au temps de la scolastique. Il y a des moments o la pense intellectuelle, comme fatigue, renonce affirmer sa propre valeur et cde le pas des doctrines qui prtendent atteindre la ralit par intuition, sentiment ou rvlation ; par exemple lintellectualisme du XVIIIe sicle, avec sa confiance en la raison, est suivi de bien prs de lorgie romantique ; alternance trs instructive et qui, peut-tre, est une loi gnrale de lhistoire de la pense. On voit par ces exemples comment la critique elle seule, sans le moindre a priori, permettra de classer, dordonner les systmes.

    Lhistoire permettra mme jusqu un certain point de les juger. En effet la valeur dun systme nest pas indpendante de llan spirituel quil a cr. Les doctrines philosophiques ne sont point en effet des choses mais des penses, des thmes de mditation qui se proposent lavenir et dont la

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    fcondit nest jamais puise quen apparence, des directions mentales qui peuvent toujours tre reprises ; les ides dont elles sont faites ne sont pas les inertes matriaux dun difice mental qui pourrait tre dmoli et dont les matriaux pourraient tre tels quels remploys dans dautres constructions ; ce sont des germes qui veulent se dvelopper ; elles prtendent tre un bien capable de se communiquer 1 . Or, la recherche historique doit nous permettre de saisir llan originel et la manire dont il se dveloppe, dont il cesse, dont parfois il reprend : lhistoire nest pas acheve, cest ce que ne doit jamais oublier lhistorien de la pense ; Platon ou Aristote, Descartes ou Spinoza nont pas cess dtre vivants. Un des plus grands services que peut rendre lhistoire est sans doute de montrer de quelle manire une doctrine se transforme ; dune manire bien diffrente selon les cas. Il arrive parfois que la doctrine, en devenant p.36 permanente, se raidisse en un dogme, qui simpose : ainsi, aprs trois sicles dexistence, le stocisme, chez pictte, est une foi qui na plus besoin dtre dmontre. Il arrive aussi quun thme philosophique, en cherchant se fixer en doctrine, se raliser en dogmes, finit par spuiser en une sorte de complication et de manirisme, qui fait songer aux brillantes dcadences des coles artistiques dont la formule sest use. Par exemple, la philosophie ionienne, du temps de Platon, est rduite aux balbutiements des derniers hraclitens qui, de peur de fixer le fleuve mouvant des choses, ne veulent plus utiliser le langage. Ou encore, la description des choses intelligibles, chez les derniers no-platoniciens comme Proclus et Damascius, arrive une si minutieuse prcision quon est forc dy sentir tout lartifice dun technicien professionnel et den voir le manque de sincrit ; et lon pourrait en dire autant des dernires formes des systmes de Fichte ou de Schelling. On voit ainsi natre comme des catgories historiques, mouvantes, modifiables, des thmes gnraux de pense qui doivent remplacer les catgories massives dont usaient autrefois les historiens clectiques ou hgliens.

    Ces trs brves indications excluent la possibilit de terminer cette introduction en formulant rien qui ressemble une loi de dveloppement de la pense philosophique ; il ne sagit pas de construire, mais seulement de dcrire. Ce que lon ne peut plus faire, cest crire lhistoire en prophte aprs coup ; comme si lon voulait donner limpression que la pense philosophique naissait peu peu et se ralisait progressivement. Nous ne pouvons plus admettre comme Aristote, le pre de lhistoire de la philosophie, que lhistoire est oriente vers une doctrine, quelle contient en puissance. Lhistoire de la philosophie nous enseigne que la pense philosophique nest pas une de ces ralits stables qui, une fois trouves, subsistent comme une invention technique ; cette pense est sans cesse remise en question, sans cesse en danger de se perdre en des formules qui, en la fixant, la trahissent ; la vie spirituelle nest que dans le travail et non dans la possession dune prtendue vrit acquise. 1 SPINOZA, De emendatione intellectus, dbut.

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    Louvrage prsent, dont parat le premier fascicule, sefforce de donner une esquisse aussi claire et aussi vivante que possible de ce travail ; il a t inspir par le dsir de servir de guide dans cet immense pass de la philosophie, que les recherches historiques de dtail rvlent chaque jour plus complexe et plus nuanc. Aussi a-t-il t jug indispensable de donner au lec-teur les moyens de juger de la fidlit de cette esquisse et den prciser les traits : cest pourquoi chaque chapitre est accompagn de renvois aux textes les plus importants et suivi dune bibliographie sommaire, indiquant, avec les ditions des auteurs, les ouvrages et articles qui ont paru essentiels 1.

    Bibliographie gnrale

    @

    1 Nous avons indiqu, dans lIntroduction de cet ouvrage, la ncessit dtudier les doctrines philosophiques de lOrient et de lExtrme-Orient, pour donner une image complte du pass de la philosophie ; nous nous sommes assur, pour traiter ces questions, la collaboration de P. Masson-Oursel, lauteur de lEsquisse dune Histoire de la philosophie indienne (1923), dont on connat la comptence ; nous sommes donc heureux dannoncer que notre Histoire sera complte bref dlai par un fascicule supplmentaire sur la philosophie orientale.

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    I

    P R I O D E

    H E L L N I Q U E

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    CHAPITRE PREMIER

    LES PRSOCRATIQUES

    @

    Dans la premire priode, la priode hellnique qui sachve avec la mort dAlexandre (323), la philosophie sest dveloppe en pays grec et successivement en divers centres : cette succession correspond aux vicissitudes politiques. Elle nat au VIe sicle au pays ionien, dans les villes maritimes alors trs riches et commerantes. A