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! VIII DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE de faire ressortir ce qui me l . de l'érudition . 1 1 p_araz. e re e résullat le plus frappant tz 1 "fique 8 ?èie 1 n- e par consequent JUsqu'd nos . Il sz ce, pen 1 sée scienlifiqu; de la peu souvent se révéler irompeus t i . a z ee .ses différences "avec la s . e, an par que par inévitable de sa position /!'lats cecz es.t le résultat de la réforme hiloso hi qr:e par le de la grande aventure lorsqu'ils ont (ait part _les envahisseurs bar bar. es . S. . eur ms rue zon aux sourc z · d · la contribution indispensable de [ e que Je sous-esilme au développement de la sc. at" czvz zsa zon arabe médiévale l'Occident, mais arce an z_que et à ,sC: transmission d l'histoire· des scfences q::r:: alr?czsémer:-t pour sujet traitement plus large du sujet tZ::Ol zsr wn occzdentale. Un volume, comprendrait aussi u' p ar:ge peul-eire pour un seul sciences en Islam autant expose complet de l'histoire des M d tf yzance. ches _de ce siècle, donlles recher- la science médiévale Paul ,f mz respf?zf pénétrer la lumière dans H k . ' annery, zerre Duhem Chari H as fns - envers l'activité biblio h. ' es omer envers l'oeuvre critique de s yrap zque, de George Sarton, et Lynn Thorndike, Alexandre :t . en particulier clairement d quiconque tournera fazf, nul chercheur pénétrant dans ce d .P ges qUl suwent' en D · omazne ne peut y ' h revue la d cette édition ment de la première édition e e ce qrz. a 'eie publze depuis l'achève- Il , t n ang ms. gues D"; f/ d'exprimer enfin mes remerciements d M. J ac- ermzes,_ non seulement pour son · t mais encore pour la patience avec em:a ont traduction. _ l me at au pomt sa Oxford, 6 janvier 1958. A. C. C. 1 1 !, .. li'--_:__:_. INTRODUCTION L'histoire des sciences est l'histoire des systèmes de pens.·ée relatifs au monde de la nature. Bien que la caractéristique la plus éclatante de la science, dans la civilisation moderne, soit · l'empire qu'elle a donné sur le monde physique, au moment même où s'acquérait ce contrôle pratique - et certainement pendant de longues périodes avant qu'il ne devînt possible - les hommes essayèrent d'embrasser la nature dans les limites de leur entendement. Les inventions et les réalisations pratiques de la science appliquée _-Offrent un grand intérêt pour l'historien, non moins que les effets des sciénces de la nature sur la vision du monde chez le profane telle qu'elle apparaît' dans la littérature, l'art, la philosophie et la théologie ; plus grand encore est l'intérêt offert par le développement interne de la pensée scientifique elle-même. Les principaux problèmes qui se présentent à l'histo- l rien des sciences sont donc : quelles questions les hommes se posaient-ils à propos du monde de la nature à tel moment particulier ? Quelles réponses étaient-ils en mesure de fournir ? Et pourquoi ces réponses ont-elles cessé- de satisfaire la curiosité des hommes ? Quels étaient les problèmes que voyaient les savants de l'époque, et quels étaient ceux qu'ils ne voyaient pas ? Quels étaient les traits limitatifs, dans la philosophie de la nature, dans la méthode scientifique, dans la technique de l'observation, de l'expérience et des mathématiques, qui caractérisaient la science de la période, et quels étaient les changements qui, à une autre, déplaçaient le point de vue ? Tel système archaïque J de pensée scientifique, qui peut nous paraître fort étrange, à nous qui le considérons du haut de notre xx.e siècle, devient intelligible lorsque nqus comprenons les questions auxquelles il était appelé à répondre. Les questions donnent un sens aux réponses, et quand un l système en a remplacé un autre, ce n'est pas simplement parce que l'on découvrait des faits nouveaux qui venaient réfuter l'ancien système ou le faire tomber en désuétude, mais, chose plus importante, parce que, pour une raison quelconque, qui C. CJI:OXBll!', I 1

Histoire Des Sciences - De Saint Augustin a Galilee - Tome1

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L'ouvrage l'histoire des sciences : de Saint-Augustin à Galilée de A.C. Crombie est une synthèse plus que complète qui regroupe de Duhem et Koyré pour ne nommer que ceux-ci. Crombie retrace la continuité de la tradition scientifique occidentale depuis l'époque hellénique jusqu'au XVIIième. Ce tome 1 est plus que pertinent pour tous curieux de l'évolution du système de pensée scientifique.

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VIII DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

de faire ressortir ce qui me ~ 1 ~1 l . de l'érudition . 1 1 p_araz. e re e résullat le plus frappant

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M d tf yzance. ches d~cu~::~:~;~: ~~t gFe~nd~:i~;niers _de ce siècle, donlles recher­la science médiévale Paul ,f mz respf?zf pénétrer la lumière dans H k . ' annery, zerre Duhem Chari H

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Oxford, 6 janvier 1958.

A. C. C.

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1 !, .. li'--_:__:_.

INTRODUCTION

L'histoire des sciences est l'histoire des systèmes de pens.·ée ~J relatifs au monde de la nature. Bien que la caractéristique la plus éclatante de la science, dans la civilisation moderne, soit · l'empire qu'elle a donné sur le monde physique, au moment même où s'acquérait ce contrôle pratique - et certainement pendant de longues périodes avant qu'il ne devînt possible - les hommes essayèrent d'embrasser la nature dans les limites de leur entendement. Les inventions et les réalisations pratiques de la science appliquée _-Offrent un grand intérêt pour l'historien, non moins que les effets des sciénces de la nature sur la vision du monde chez le profane telle qu'elle apparaît' dans la littérature, l'art, la philosophie et la théologie ; plus grand encore est l'intérêt offert par le développement interne de la pensée scientifique elle-même. Les principaux problèmes qui se présentent à l'histo- l rien des sciences sont donc : quelles questions les hommes se posaient-ils à propos du monde de la nature à tel moment particulier ? Quelles réponses étaient-ils en mesure de fournir ? Et pourquoi ces réponses ont-elles cessé- de satisfaire la curiosité des hommes ? Quels étaient les problèmes que voyaient les savants de l'époque, et quels étaient ceux qu'ils ne voyaient pas ? Quels étaient les traits limitatifs, dans la philosophie de la nature, dans la méthode scientifique, dans la technique de l'observation, de l'expérience et des mathématiques, qui caractérisaient la science de la période, et quels étaient les changements qui, à une autre, déplaçaient le point de vue ? Tel système archaïque J de pensée scientifique, qui peut nous paraître fort étrange, à nous qui le considérons du haut de notre xx.e siècle, devient intelligible lorsque nqus comprenons les questions auxquelles il était appelé à répondre.

Les questions donnent un sens aux réponses, et quand un l système en a remplacé un autre, ce n'est pas simplement parce que l'on découvrait des faits nouveaux qui venaient réfuter l'ancien système ou le faire tomber en désuétude, mais, chose plus importante, parce que, pour une raison quelconque, qui

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était tantôt le résultat d'observations nouvelles, tantôt la consé­quence de nouvelles conceptions théoriques, les savants commen­çaient à repenser leur position dans soi_I ense~~le, à poser d_e nouvelles questions, à faire des assomptions differentes, à envi­sager d'un œil nouveau des témoignages depuis longtemps

lfamiliers. La présentation de la pensée à une époque dont les supposb.

tions de base et les problèmes n'étaient pas identiques aux nôtres ne peut manquer d'impliquer toujours de délicates ques­tions d"interprétation et d'appréciation. Bien des aspects de la philosophie et des sciences, en particulier dans la période qu'en­globe ce volume, ne sont pleinement comp~éhens1b~es que _dans tout l'arrière-plan des pensées et des occaswns, ~etaphys19ues et théologiques autant que scientifiques et techmq~es, s?c':'les et économiques aussi bien qu'intellectuelles, don~ Ils faisaient partie. L'on peut aisément supposer 'lue les ph1losophes des différentes périodes qui semblent Identiques sont bien, en fmt, identiques, et, en particulier, qu'une opinion ou une mé~hode philosophique du passé est identique à l'une de celles qm on~ cours aujourd'hui ; mais cela ne peut que nous fourvoY:er. ~eCI n'est pas pour nier qu'il soit légitime d'apprécier les con~ributwns des philosophes d'autrefois aux problèmes actuels ; mais ce n'est pas la même chose que de s'efforcer de les co~ prendre da~~ le milieu contemporain. Le sombre drame métaphysique des lumieres du xvne siècle est ici particulièrement révélateur.

Pour la même raison, l'art de comprendre la pensée scienti­fique du passé n'est pas moins délicat, mais. c.es moyens de référence se présentent sous une forme assez differente de ceux de la philosophie; par suite d'une caractéristique que possède au plus haut point la science; bien qu'elle la partage dans une certaine mesure avec l'histoire.

A la différence des autres disciplines qui s'occupent du monde les solutions des problèmes de la science, dans le passé et le p~ésent, peuvent être jugées par des critères ~ui, dans la plupart des cas, sont objectifs, universellement admis, ~t ~tables d'une période à l'autre. L'historien des sc~ences subn~I~ une perte immense s'il ne faisait appel aux connaissances supe:Ieures d'aujourd'hui pour évaluer les découvertes .et les theories du passé. Mais c'est précisément en faisant cela <!u'i~ s'expo~e au plus grave danger. Parce que la science accompht d authentiques progrès en faisant des découvertes et en décelant les erreurs, on est presque irrésistiblement tenté de considérer-les découvertes du passé· ctJmme de simples ;)nticipations, et des apports, à.la

INTRODUCTION 3

science moderne, et à annuler les erreurs comme ne menant à rien. C'est précisément cette tentation qui, tout en appartenant à l'essence de la science, peut parfois -nous causer de grandes difficultés pour comprendre comment les découvertes et les théories ont en fait été mises au point, et envisagées par leUrs ·auteurs à leur propre façon. Elle peut conduire à la forme la plus insidieuse de la falsification de l'histoire.

Le but de l'historien des sciences, lorsqu'il pousse ses recher-l ches dans les origines d'une découverte ou d'une théorie nouvelle, doit être en premier lieu de découvrir quels problèmes déconcer­taient les savants avant qu'ils ne soient parvenus à la solution, quelles questions ils se posaient, quels étaient leurs principes préalables et leurs expectatives, et ce qu'ils considéraient eux comme une réponse et comme une explication. Et, en poursuivant ses recherches, il lui faut tenir compte non seulement des travaux qui ont abouti, et qu'on a salués en leur temps et dans le nôtre mais encore des théories et des expériences qui ont échoué: des ex;plications _mort-nées, ou tuées dans l'enfance, ou qui,

·au mmns, n'ont pas survécu, des expériences qui étaient, à nos yeux ou même à ceux des contemporains, ineptes ou mal conçues. Celles-ci peuvent même être plus révélatrices, parce que nous pouvons probablement en préjuger différemment, que les grandes découvertes - que nous n'avons que trop facilement appris à. admettre. C'est une interprétation des buts, des conceptions et des solutions du passé, tels qu'ils se sont produits dans le passé, qui constitue la proie principale de l'historien des sciences. J

. De toutes les activités humaines, penser est la plus humaine, et la formule célèbre du Métier d'historien de Marc Bloch s'ap­phque avec autant de force à l'historien de la pensée scientifique qu'à aucun autre : « L'historien ressemble à l'ogre de la fable. Là où il flaire la chair humaine, il. sait que là est son gibier. »

La période que cet ouvrage passe en revue est particuliè­rement exposée à la tentation inconsciente de la falsification. Non seulement elle s'est terminée par un véritable déplacement dans l'organisation intellectuelle de la science, et par les débuts d'un accroissement massif des connaissances scientifiques ; mais en outre son histoire a d'abord été l'œuvre d'historiens qui ont utilisé la révolution scientifique pour appuyer des réformes de leur temps. Sous la conduite de Voltaire, les historiens rationa- -~ listes du xvlue siècle ont fortement reduit toute ossibihté de ...... he p osop 1e médiévale et le triomphe de la raison SCientHîque qu'lis localisaient à l'épo ue de Galilée, Harve~ · D eprenan ce t ème, Aug.us ·rn e. a

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proposé la formule, dangereuse pour ses successeurs du x1xe ~iè<;.le, de revendiquer comme précédent aux lumières positivistes non pas ce que Galilée ou Newton avaient pu déclarer comme étant leurs buts et leurs méthodes, mais ce que ceux-ci avaient réelle­men! dû être (bien que cela leur fût peut-être inconnu) pour avoir

l réussi comme ils l'avaient .fait. Ce:tes, les problème~ cont~~po­rains peuvent être à la !ms un stimulant et un gmde preCieux pour l'étude du passé. Il est certain aussi que la distinction de Comte peut être valable dans une appréciation philosophique. Il peut même être vrai que, dans certains cas, un savant croie faire une chose alors que l'on peut démontrer qu'il en fait une autre, comme la première formulation par Galilée de la. loi d'accélération des corps tombant en chute libre. Il est certame­ment vrai que les intentions cohérentes et les conceptions préa­lables d'un savant peuvent rarement se lire toutes directement dans ses écrits ; qu'il peut, en vérité, ne pas avoir conscience d'un grand nombre d'entre elles; que ce qu'il dit d'elles peut visiblement subir l'influence d'une compréhension incomplète d'une certaine philosophie du temps, ou peut être une rationa­lisation grossière de la façon dont il les utilisait ; que l'emploi qu'il fait de ses méthodes et de ses conceptions peut être encore plus révélateur de sa pensée véritable que ce qu'il dit d'elles ; que Pinterprétation est une partie essentielle de l'analyse histo­rique qui nous permet de reconstruire le passé. Mais l'interplljj­tation qui élimine comme illusoires tous ces él~ments de _pensée et d'utilisation qui sont inacceptables à une philosophie parti­culière, ou néglige ces éléments qui apparaissent erronés à la lumière des connaissances scientifiques ultérieures, ne peut réussir qu'à nous cacher les témoignages indispensables pour l'organisation et le développement authentiques de la pensée scientifique et les processus véritables de l'invention et de la découverte. Et ceci ne sera pas seulement une falsification de l'histoire ; du même coup le philosophe des sciences recevra un compte rendu si faux de cette << histoire naturelle l) de la pensée scientifique .qui constitue ses données essentielles, qu'il sera encore plus fourvoyé qu'en n'étudiant pas du tout l'histoire des sciences.

( C'est la Grèce qui a inventé las · Ile que nous la connais-sons aujour m. ans la Babylonie, 1 ssyne et l'Égypte antiqu~ dans l~ntiquité indienne et chinoi_se, les techn_iques étaient parvenues à un développement atteignant un mveau d'efficacité parfois surprenant, mais, pour autant qu'on le sache, aucune ·cônception de la pensée scientifique ne l'accompagnait.

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INTRODUCTION 5

On peut trouver l'exemple, le plus remarquable peut-être, de ces techniques antiques, dans les textes cunéiformes babyloniens et assyriens exposant des méthodes de prévision des mouve­ments astronomiques qui, au nie siècle av. J .-C. étaient aussi exactes que celles que l'on trouvait mises au point, à l'époque, dans la Grèce d'Aristarque de Samos. Mais les Babyloniens et les Assyriens n'offrent aucune explication des phénomènes qu'ils savaient prédire avec tant d'habileté. Les textes où ils se mettent en devoir d' « expliquer » le monde, distincts de la prédiction de ses événements, contiennent des mythes où l'ordre visible des choses est attribué à un système de lois auxquelles obéit, selon un choix arbitraire, une société de dieux, personnifiant les forces naturelles. ·

es Grecs ont inventé la science de la nature en recherchant la ermanence 1mpersonne le, intelligible, sous jacente au mon e du changemen , e en rant l'idée brillante d'un emploi généralisé de la théorie scientifique ; ils proposèrent l'idée d'admettre en prii;teipe un ordre permanent, uniforme et abstrait, d'où l'on pouvait déduire le monde changeant de l'observation. Les mythes eux-mêmes furent réduits à la condition de théories, leurs entités retaillées selon les ex'gences de la prédiction quanti­tative. Avec cette idée, dont leur développement de la géométrie devint le paradigme en lui donnant son expression la plus précise,

cienc · .. · -, ée comme l'ori ine de tout ce ui a suivi. Ce fut le triomphe de l'ordre que mettait la pensée abstra1 e chaos de l'expérience immédiate, et la pensée· scientifique grecque conserva comme caractéristique de s'inté":~

Il resser en premier lieu à la connaissance et à la compréhension;·· 1 et, de façon très secondaire seulement, à l'utilité pratique.

vec l'essor du christianisme vien:t s'ajouter à ce rationalisme hellélli u_e l'idée ue · sym oies de vérités spirituelles, et ces deux attitudes se retrou­ve"iï.tënez samt Augustin. Dans le monde chrétien occidental, pendant les premiers siècles du Moyen Age, on se préoccupe davantage de conserver les faits rassemblés à l'époque classique que d'en tenter l'interprétation originale. Pourtant, pendant cette période, les conditions sociales créent un élément nouveau, une -attitude entreprenante qui ouvre une ère d'invention tech­nique, et qui devait avoir des conséquences importantes sur le développement du matériel scientifique. Au début du xn• siècle, les hommes se demandaient comment on pouvait le mieux expli­quer sous forme de causes ràtionnelles les faits· enregistrés dans le livre de la "Genèse. C'est à un écrivain byzantin du xue siècle;j

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Jean Tzetzes, que l'on doit, dans son Livre d'histoires en vers (VII, 973), la formule que Platon inscrivit, dit-on, au-dessus de la porte de l'Académie, « Que nul ignorant de la géométrie'

(n'entre dans ma maison ». Grâce à la redécouverte, au xne et au début du xnre siècle, de la grande tradition de la science hellénique et- arabe, et en particulier des œuvres d'Aristote et d'Euclide, le mariage de l'empirisme- technique et du rationa-· lisme philosophique donne naissance à une nouvelle science empirique consciente qui cherche à découvrir la structure rationnelle de la nature. Au même moment, les œuvres d'Aristote fournissaient un système plus ou moins complet de pensée scientifique. Pour le reste l'histoire de la science médiévale consiste à étudier les conséquences de cette nouvelle approche de la nature.

On se rendit compte peu à peu que la science nouvelle n'entrait pas en conflit avec la notion de Providence divine, encore qu'elle conduisît à toute une variété d'attitudes envers les rapports de la raison et de la foi. Des contradictions internes, des contra­dictions avec d'autres autorités, et des contradictions avec des faits d'observation aboutirent finalement à des critiques,radicales du système aristotélicien. En même temps, l'usage- plus répandu de l'expérience et des mathé tiques engendra un accroissement des_ Connaissances positives. A commenc I e siècle, [emploi systématique des n velles méthodes d'expérimenta 10

e't d'abstraction mathémab ue avait · · · appan s que ce mouvement

ue. xu1e siècle que ces méthodes sont exposées pour la première fois, mais elles furent utilisées pour la première fois avec une maîtrise et une efficacité sans défaut par Galilée.

Les origines de la science moderne se découvrent au moins dès le xue siècle, mais après la fin du xvie siècle, la Révolution

l scientifique commence à prendre une allure vertigineuse. Les changements qui se produisirent alors dans la pensée

scientifique modifièrent à tel point le type de question que se posaient les savants que Kant en a dit : « Une lumière nouvelle illumine tous les observateurs de la nature. » Cette science nou­velle affecta non moins profondément la conception que l'homine se faisait du monde et de lui-même, et elle en vint à prendre

r dans la société une place inconnue antérieurement. Les effets de la science nouvelle sur la pensée et la vie ont en fait éte si grands et si particuliers que l'on a pu comparer la Révolution scientifique dans l'histoire de la civilisation à l'essor de la phi­losophie grecque antique elle-même aux v• et vi• siècles av. J .:.C.

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INTRODUCTION 7

et à l'extension du christianisme dans tout l'Empire Romain aux Ille et Ive siècles de notre ère. C'est la raison pour laquelle j l'étude des changements qui ont abouti à cette Révolution, l'étude de l'histoire des sciences depuis le Moyen Age jusqu'au xvue siècle, offre un intérêt unique pour l'historien des sciences.

/ On ne peut com-prendre pleinement la position de la science dans ' le monde mOderne .sans connaître les changements qui se sont \ produits pendant cette J'ériode.J --~-~---=t..-"8-piatrâê ce IivïiUebute, aU chapitre rer, par un bref exposé

des idées relatives àu monde de la nature dans le monde occi­dental chrétien, du ve au xne siècles ; le chapitre Il montre comment le système de pensée scientifique admis au XIIIe siècle fut introduit à partir de sources grecques et arabes. L'objet du chapitre III est de décrire ce système et d'indiquer les additions de fait et les modifications de détail qui lui furent apportées au cours des cent et quelques années postérieures à son intro­duction. Le chapitre IV étudie les rapports de l'activité technique et de la science pendant tout le Moyen Age. Au chapitre V on trouvera exposé· le développement des idées sur la méthode scientifique et les critiques faites entre la fin du xn1e et la fin du xve siècle aux principes fondamentaux du système du XIIIe siècle, qui ont préparé la voie aux changements plus radi­caux des xvie et xvne siècles. Le dernier chapitre est consacré à la Révolution scientifique elle-même.

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CHAPITRE PREMIER

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL CHRÉTIEN JUSQU'A LA RENAISSANCE DU XIIe SIÈCLE

• Notre pièce franchit d'un (saut

L'ouverture et les débuts [de ces combats

Pour commencer au beau Lmilieu. •

SHAKESPEARE, Tro'ilus et Cressida (Prologue, 26-29)

Le contraste qui oppose les idées scientifiques des premiers siècles du Moyen Age, c'est-à-dire approximativement entre le ve siècle et le début du xne, à celles des derniers siècles du Moyen Age apparaît au mieux dans une conversation qui est supposée avoir eu lieu entre l'ecclésiastique érudit et grand voyageur qu'était Adélard de Bath et son neveu casanier. La contribution qu'apporte Adélard à la discussion présente les idées nouvellement retrouvées de la Grèce antique et des Arabes ; celle de son neveu représente la conception traditionnelle des idées helléniques telles que, depuis la chute de l'Empire Romain, l'Occident chrétien les avait conservées.

Cette conversation est rapportée dans les Quaesliones N a!u­rales d' Adélard, ouvrage écrit probablement après une étude plus étendue de la science arabe, mais avant qu'il n'eût atteint cette familiarité que font apparaître ses traductions ultérieures, telles celles du texte arabe des Éléments d'Euclide, et des Tables astronomiques d'al-Khwârizml. Les sujets abordés vont de lac météorologie à la transmission de la lumière et du son, de la croissance des végétaux à la cause des larmes que le neveu verse, de joie, en voyant son oncle revenir sain et sauf.

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10 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL:fi:E

Lors de mon récent retour en Angleterre, sous le règne d'Henri [1, 1100-35], fils de Guillaume, après un long séjour d'étude à l'étranger, il me fut très agréable de retrouver mes amis. Après notre rencontre et les questions coutumières sur nos santés respectives et celle de nos amis, je voulus me renseigner sur les mœurs de notre nation ... Après cet échange de vues, comme nous avions devant nous la plus grande partie de la journée et ne manquions donc point de temps pour la conversation, un mien neveu, qui était de la compagnie - il s'intéressait sans y être expert aux sciences de la nature- me pressa de leur découvrir quelques nouveautés provenant de mes études arabes. Avec l'assentiment des autres je m'exécutai dans les termes de l'opuscule qui suit.

Le neveu se déclare enchanté de l'occasion offerte de montrer qu'il a tenu sa juvénile promesse de travailler consciencieusement la philosophie en discutant des idées nouvelles avec son oncle, et il proclame :

Si je n,avais qu'à écouter votre exposé de toute une série de théories sarrazines, et un bon nombre d'entre elles m'ont paru assez sottes, je deviendrais un peu impatient, et c'est pourquoi, tandis que vous nous les expliquerez, je vous ferai opposition aussi souvent qu'il me paraitra opportun. Je suis certain que vous en faites un éloge éhonté et que vous êtes trop enclin à dénoncer notre ignorance. Aussi pour vous sera~ce le fruit de vos efforts si vous vous acquittez à votre honneur, tandis que pour moi, si je vous oppose des arguments raisonnables, cela voudra dire que j'ai tenu ma promesse.

L'héritage scientifique de l'Occident latin, représenté par -la contribution qu'apportait le neveu au dialogue, se limitait presque exclusivement à ces fragments de savoir gréco-romain que-les compilations des encyclopédistes latins avaient conservés. Les Romains eux-mêmes n'avaient guère fait d'apport original aux sciences. Le point important de l'enseignement chez eux était l'éloquence. Mais certains d'entre euX manifestèrent un intérêt suffisant dans leur effort pour comprendre le monde de la nature, pour faire de sérieuses compilations du savoir et des observations des savants grecs. L'une des plus influentes de ces compilations qui survécut comme manuel pendant tous les premiers siècles du Moyen Age est !'Histoire naturelle de Pline (23-79 ap. J.-C.) que Gibbon a définie comme un immense registre où l'auteur (( a déposé les découvertes, les arts et les erreurs de l'humanité n. L'ouvrage cite près de 500 autorités. Commençant par le système général de l'astronomie, il passe à la géographie, à l'anthropologie, à la physiologie et à la zoologie; la:· . botanique,- l'agriculture et l'horticulture, la médecine; la­minéralogie et les· beaux-arts. Jusqu'au xne siècle où des tra·:•

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL n

ductions d'œUvres grecques et arabes commencèrent à -pénétrer'· en Europe occidentale, l'ouvrage de Pline demeura la plus grande collection de faits naturels, et toute une succession d'écrivains ultérieurs S'en inspira.

La logique et les mathématiques de l'Occident latin reposent sur l'œuvre de Boèce (vie siècle) qui a fait pour ces matières ce que Pline avait fait pour l'histoire naturelle. Il ne s'est pas contenté de compiler des traités élémentaires sur la géométrie, l'arithmétique, l'astronomie et la musique, se fondant respecti­vement, pour les trois premières, sur l'œuvre d'Euclide, de Nicomaque et de Ptolémée, mais encore, il a traduit en latin les œuvres de logique d'Aristote. De ces traductions, seuls les Catégories et le De Inlerpretatione furent largement connus avant le xne siècle, mais jusqu'à cette é'poque ce sont ces traduc­tions et les commentaires de Boèce qui furent la- source principale pour l'étude de la logique aussi bien que des mathématiques. Cependant, la connaissance des mathématiques se réduisait en grande partie à l'arithmétique, seul traité mathématique d-emeuré intact. La soi-disant Géométrie de Boèce, qui ne remonte pas à une date antérieure au IX6 siècle, ne contient que des fragments d'Euclide et ne s'occupe surtout que d'opérations pratiques comme l'arpentage. Cassiodore (vers 490-580), dans ses ouvrages populaires sur les arts libéraux, ne traitait des mathématiques que de façon très élémentaire.

Un autre compilateur des premiers siècles du Moyen Age qui contribua à maintenir vivant le savoir scientifique des Grecs dans l'Occident latin était l'évêque visig9th, Isidore de Séville (560-636). Ses Étymologies, fondées sur des dérivations souvent fantaisistes de divers termes teChniques, demeurèrent populaires pendant de nombreux siècles comme source de connais­sances de toutes sortes, de l'astronomie à la médecine. Selon Isidore, l'univers était limité en dimension (1 ), n'avait que quelques milliers d'années d'âge, et était destiné à périr bientôt.

La terre, selon lui, avait la forme d'une roue dont les limites étaient entourées par l'océan. Autour de la terre se trouvaient

(1) La petitesse de l'homme da~s l'univers était pourtant un sujetfamilier­de réflexion, et ce passage emprunté à la De Consolatione Philosophiae de BoÈcE (Il, vu), fut bien connu pendant tout le Moyen Age : «Les preuves astronomiques t'ont enseigné que la -terre entière, comparée à l'univers, n'est pas plus grosse qu'un point, c'est-à-dire qu'en comparaison de la sphère céleste,-_ o~ .peu~ l'imaginer comme n'ayant pas de dimensions du tout. Et puis, de c~ c_om mmuscule,_ seul un quart, selon Ptolémée, est habitable pour les êtres vivants. Otez de ce quart .les mers, les marécages et autres lieux déserts, et l'espace laissé à l'homme mérite encore à peine le qualificatif. d'infiniment petit. · ·

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12 DE SAINT AUGUSTIN A GALILf:E

les sphères concentriques portant les planètes et les étoiles et, par-delà la dernière sphère, c'était le ciel le plus élevé, séjour des élus.

A dater du vu• siècle, l'Occident latin doit compter presque exclusivement, pour ses connaissances scientifiques, sur ces compilations auxquelles vinrent s'ajouter celles de Bède le Véné­rable (673-735), d'Alcuin d'York (735-804), et de l'Allemand Rhaban Maur (776-856), dont chacun fit de larges emprunts à ses prédécesseurs. La pénétration progressive des Barbares dans l'ouest de l'Empire Romain à partir du Ive siècle occasionna certaines destructions matérielles, et, final~ment, une grave instabilité politique ; mais c'est le déchaînement de l'invasion musulmane dans l'est de l'Empire au vue siècle qui porta le coup le plus sérieux au· savoir du monde chrétien occidental. La conquête d'une grande partie du territoire oriental de l'Empire par les Arabes signifiait que le réservoir principal de science hellénique était interdit pour des siècles aux savants occidentaux par l'intolérance et la suspicion de religions antagonistes, et par l'aile de dragon de la Méditerranée. Plongé dans cet isolement intellectuel, on ne peut guère espérer que le monde chrétien d'Occident ait pu apporter mainte contribution originale à la connaissance humaine de l'univers matériel. Tout ce dont l'Occident fut capable est d'avoir conservé les collections de faits et d'interprétations déjà élaborées par les encyclopédistes. Si tant de choses furent préservées, malgré l'effondrement pro­gressif de l'organisation politique et de· la structure sociale de l'Empire sous l'assaut des Goths, des Vandales et des Francs, d'abord, puis au 1xe siècle, des Scandinaves, cela est dû à l'appa­rition des monastères, avec leurs écoles annexes, qui commença en Europe occidentale après la fondation de l'abbaye du Mont Cassin par saint Benoît en 529. L'existence de ces centres rendit possibles des renaissances de la culture, en Irlande, aux vie et vn• siècles, dans le Northumberland à l'époque de Bède, et dans l'Empire de Charlemagne au Ix• siècle. Charlemagne fit venir Alcuin du Northumberland pour devenir son ministre de l'Instruction, et l'une des réformes essentielles auxquelles celui-ci se livra fut d'instituer des écoles annexées aux cathédrales les plus irrÎportantes. C'est dans une de ces écoles, à Laon, que le neveu d'Adélard reçut son instructioQ au xne siècle, où le pro­gramme d'études était toujours fondé sur l'œuvre des encyclo­pédistes. Ces études se limitaient aux sept arts libéraux définis par Varron au 1er siècle '!-"· J.-C., et par Martianus Capella six cents ans plus tard. Grammaire, logique et rhétorique en for.

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 13

maient le premier cycle ou trivium ; le quadrivium, plus élevé, était constitué par la géométrie, l'arithmétique, l'astronomie et la musique. Les textes utilisés étaient les œuvres de Pline, de Boèce, de Cassiodore et d'Isidore.

Un événement d'importance s'était produit dans les études du monde latin occidental entre l'époque de Pline et celle où le neveu d'Adélard poursuivait ses études à Laon : c'était l'assimi-· lation du néo-platonisme. Et ce fait eut une importance décisive, car Il détermina les conceptions cosmologiques des hommes l jusqu'à la seconde moitié du xn• siècle. Saint Augustin (354-430) fut le principal chenal qu'empruntèrent les traditions de la pensée grecque pour pénétrer dans les réflexions du monde chrétien latin, et cet auteur ressentit profondément l'influence · de Platon et des néo-platoniciens tels que Plotin (vers 203-270 de: notre ère). Le but primordial de saint Augustin était de trouver une base certaine de la connaissance, et ·ii la trouva dans la conception des idées éternelles, exposée par les néo-platoniciens et dans cette allégorie pythagoricienne qu'est le Timée, par Platon lui-mêrn.e. Selon cette école de pensée, des formes, ou . idées, éternelles existent en dehors de tout objet matériel. L'esprit humain est l'une de ces essences éternelles, et elle a été formée pour connaître les autres si elle le veut. Dans le processus de la connaissance, les organes des sens ne fournissent qu'une exci­tation qui stimule l'esprit à embrasser les formes universelles constituant· l'essence de l'univers. Les mathématiques étaient une catégorie importante de ces formes universelles. , J

« Si j'ai perçu les nombres par les sens physiques, dit Augustin dans son De Libero Arbitrio (liv. II, chap. 8, section 12), ceux-ci ne m'ont pas pour autant rendu apte à percevoir également la nature de la sépa­ration et de la combinaison des nombres ... Et je ne sais combien de temps persistera ce que je perçois grâce à un sens physique, comme par exemple, ce ciel et cette terre, et tel autre corps que j'y perçois. Mais sept et trois font dix, et non seulement à présent mais toujours ; et jamais, en aucun moment et en aucune façon, sept et trois n'ont fait autre chose que dix, et à aucun moment sept et trois ne donneront autre chose que dix. C'est pourquoi j'ai dit que cette inaltérable vérité des nombres. est commune à moi et à quiconque raisonne. »

Au Ixe siècle, des érudits comme Jean Scot Érigène (mort en 877) soulignèrent à nouveau l'importance de Platon. En plus de l'œuvre des encyclopédistes latins et autres, il commença d'utiliser certains ouvrages grecs. originaux, dont certains des plus importants étaient la traduction par Chalcidius (1v• siècle) du Timée de Platon et du èommentaire de Macrobe, et le

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commentaire de Martianus Capella (v• siècle). Personnellement, Érigène montre-peu d'intérêt pour le monde naturel, et il semble _ayoir entièrement compté, pour sa documentation, sur les sources littéraires ; mais le fait que parmi celles-ci il inclue Platon, pour qui saint Augustin avait manifesté une préférence aussi marquée, donna à l'interprétation humaine de l'univers un caractère platonicien ou néo-platonicien pendant environ 400 ans, encore que ce ne soit pas avant le développement de l'école de Chartres, au xne siècle, que l'on mît particulièrement en lumière les pas­sages plus scientifiques du Timée.

En général, le savoir du monde chrétien occidental, tel que le représentent le neveu d' Adélard, les encyclopédistes latins et les écoles cathédrales ou monastiques, était de façon prédomi­nante, théologique et- moral. Même à l'époque classique, on n'avait guère fait d'effort pour poursuivre l'investigation scienti­fique afin d'en retirer des « fruits n, comme Francis Bacon appelait l'amélioration des conditions matérielles de l'existence. L'objet de la science hellénique avait été de comprendre, et sous l'influence des philosophes classiques ultérieurs comme les Stoï­ciens, les Épicuriens et les Néo-Platoniciens, la curiosité natu­relle avait presque entièrement cédé le pas au désir de paix sereine que ne pouvait conquérir qu'un esprit qui s'élevait au-dessus de la dépendance envers la matière et la chair. Ces philosophes païens avaient posé la question : « Que vaut-il la peine de savoir et de faire ? » A quoi les maîtres chrétiens aussi proposaient en réponse : « Cela vaut la peine d'être connu et fait qui conduit à l'amour de Dieu. >> Les premiers chrétiens continuèrent de négliger la curiosité naturelle et tendirent aussi, au début, à dénigrer l'étude de la philosophie elle-même comme susceptible de détourner l'homme d'une vie qui satisfît Dieu. Saint Clément d'Alexandrie, au nie siècle, tournait en dérision cette crainte de la philosophie païenne qu'il comparait à la crainte enfantine des farfadets, et il montrait, de même que son élève Origène, que toute connaissance était bonne, puisque c'était un perfectionnement de l'esprit et que l'étude de la philosophie et des -sciences de la nature n'était aucunement incompatible avec une vie chrétienne. Saint Augustin lui-même, dans ses. vastes et pénétrântes recherches philosophiques, avait invité les hommes à examiner le fondement rationnel de leur foi. Mais, malgré ces

( écrivains, la connaissance naturelle continua d'être considérée comme d'importance très secondaire pendant les premiers siècles du Moyen Age. L'intérêt primordial qu'offraient les faits naturels

. était qu'ils fournissaient des. illustrations aux vérités de la vie

r

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 15

. morale et de la religion. On ne demandait pas à l'étude de la natu~e de cond~JÏre à des h~pothèses ou à des généralisations de la sCience, mais de fourmr des symboles vivants de réalités morales. La lune était l'image de l'Église reflétant la .lumière divine, le yen~ une_i~age de l'esprit, le saphir était à l'image- de 1~ conten;platwn d1vme, et le nombre Onze, qui « transgressait » d1x, representant les Commandements, tenait lieu du péché. ~

Cette préoccupation symboliste apparaît clairement dans les ' bes~iaires. J?ep~is l'époque d'Ésope, les histoires d'animaux avaient servi à Illustrer des vertus et des vices humains variés et cette tradition se retrouve au 1er siècle de notre ère che~ Sénèque, dans les Quaestiones Naturales, et dans des œuvres grecques ultérieures pour atteindre son point culminant au 1~e siècle, dans un ouvrage d'origine alexandrine connu sous le titre de Physiologus, qui servit de modèle à tous les bestiaires m?ralisateurs du Moyen Age. Dans ·ces ouvrages, les faits d'his­tm~~ naturelle ras~emblés par Pline étaient mêlés à des légendes enbereme~~ mythiqu~s _po?r _illustrer certain point d'enseigne­ment chretien. Le phemx etait le symbole du Christ ressuscité. Le fourmi-hon, né du lion et de la fourmi, avait deuX natures ce qui le ~e~dait inapte à manger viande ou graines, et il avaii une ~n m~serabl~, c~mme l'homme au cœur partagé qui tentait de smvre a la fms Dieu et le Démon. Le Physiologus jouit d'une Immense popularité. Il fut traduit en latin au ve siècle et en bien d'autres langues, de l'anglo-saxon à l'éthiopien. Au 1ve siècle lo~s9ue saint Ambroise rédigea un commentaire de la Bible, ii ubhsa largement les animaux comme symboles moraux. Encore au début . du XI ne siècle, quand Alexandre N equam écrit son De Naturzs. Rerum, où il fait preuve d'un intérêt considérable pour les faits scientifiqu~s, il prétend avoir écrit ce livre à des ~ns d'instruction morale. Au xne siècle, on trouve de nombreux signes - comme par exemple dans les illustrations de certains manuscrit~ et les descriptions de la vie sauvage par Giraldus Cambrensis (vers 1147-1223) et d'autres voyageurs- montrant que les hommes étaient capables d'observer fort clairement la ~ature ; :n::ais leurs observations, en général, étaient de simples mterpolatw?s _dans le ~ours d'une allégorie symbolique qui, à leurs yeux, etai~ la plus Imp~rtante. Au XIIIe siècle, cette passion .1--­de. fmre re_ssortir le symbolisme moral envahit jusqu'aux lapi-dai:es, qm, représentés dans l'Antiquité par les œuvres de Theop~raste (vers 372-28~ av. J.-C.), Dioscoride (1•r siècle de notre ere), et Phne, et meme par les œuvres chrétiennes d'Isi-dore (vn• siècle), ou de Marbode, évêque de RenneSJxn• siècle)

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16 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉ!E

. s .ou à leurs . t aux vertus médicinales des pterre

s'intéressaten t ro riétés magiques. ro riétés magiques et as ro-

( p bette préoccupation pour les p ~me titre que la recherche logiques des objets na;urels =~~êrt~ique principale de la P~~sp';:i ~~:~:~:t\"F.;~r:~:~t ~;a~III~n:iè~~e ~:;:e 1~:U~~~: ~~~r::dde

. . Il y a toute une ml . . . la doctrme es Lchretlen. d · dées caracter1st1ques, · éral

}" et l'une e ses l • al plante OU IDlll ' ~ tn:iures (selon laq'!e.lle. chaque a:::s ~u ses usages cach_és) s :e une marque qui tndtque ses ;histoire naturelle popul~tre. ~xerça une ill:fluence pr?fonde ~~:te l'habileté de _sa ~ialectlq~e S ·nt Augustm eut à deployer b"t u'impliqua1t 1 astrol_o~pe, c~~tre la né~:~ation d~c~~r;.::e 1s~~e!tition. Isidor

1e d\ s::"~~

· il n' avmt pu vat iques dans a na u ' . malS ttait qu'il y avait des forces mag artie de l'astrologie qm ~~me qu'il fit la distinction ent~ _la ·f à étudier le déplacement é~!ft naturelle- puitsq1u'el!~c~~ ~~~~~stition qui s'occupai:~::

8 célestes, e a P stres exerçmen dhes csocroppes il admettait pourtant qhue cae~n a et il conseillait aux

oro ' · le corps um ' · · le et . fl e astrologique sur l sur la VIe amma tn é~=~~s d'étudier l'influence de ~ e ":t encore au xvne sièc~e, ~égétale .. re~:é":~e~~!t'~~f!~~ta~ un~ corre~~o~d~~~: é;~o;~: ~:t~:ol·~~ofution d'une maladi~él!::e;. :~esnéanmoins penda~t

ents des autres corps . . . ' comme par exemp e ::~:eX:ette période, cer~~ins ~~r~::r~' d'Ailly {au xve siè~le) N" 1 Oresme (au XIVe siecle) . . t l'influence céleste a la

lC~ ~ t de l'astrologie et restreignaie_n En fait les études se naten t l' tion mécantque. ' ia

h 1 Ur· la lumière e ac . t à une étroite assoc -c a e , · ues en vtnren l' eigne­médicales et astronomtq n· étaient célèbres pour ens . (1) Salerne et Montpe 1er

tiOll • d CHAUCER (V· 411 sq.). Contes de Canterbury, e

(1) ct. le Prologue de~ Docteur en Physique Et nous

1 .~V.~0;~ ~nde entier un_ique

Leque e a! ur la chirW'gte. En méde_cme el. 1P~ fond l'astrologie, comme ll savat é . n

'disa 1l'Mure de gu rtsfJ ' Il pr~ l ~tel signe à l'hortzon, A VOlr ev . . ges pendant Et jaçonnad ses tma 't 'it à l'ascendant. Qu'un astre heureu~ e. al ourquoi : De chaque ma! il dtsatl ~!ud ou le froid, .

, Le sec l' humtde, ou le ~ ez'le humeur il ltent. Comrr:.e il s' engen.dre! a ~~icien C'était un vrai parfatt pr . . œuvres chOisies, Cent

• IS GeoffrOI Chaucer, Traduction d'Enule LE(R~~~ssànce du Livre).

cllefs-d'œuvre étrangers

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 17

ment de ces deux disciplines, et plus tard Padoue accueillit Galilée aussi bien que Harvey.

Un exemple de cette interprétation astrologique du monde de la nature comme formant un tout, nous est donné par la conception de la correspondance entre 1 'univers, ou Macrocosme, et l'homme en tant qu'individu, ou Microcosme. Cette théorie se trouvait exprimée dans le Timée, et les stoïciens l'avaient approfondie par rapport à l'astrologie. L'expression classique au Moyen Age de cette croyance est donnée au xue siècle par Hildegarde de Bingen qui pensait que diverses parties du corps humain étaient reliées à certaines parties du Macrocosme, de sorte que les« humeurs l> étaient déterminées par les mouvements des astres. Gilson a dit des premiers siècles du Moyen Age, symbolisés par le neveu d'Adélard : « Pour un penseur de ce temps, connaître et expliquer ùne _chose consiste toujours à montrer qu'elle n'est pas ce qu'elle paraît être, qu'elle est le symbole et le signe d'une réalité plus profonde, qu'elle annOnce ou qu'elle signifie autre chose. l> Mais cet intérêt exclusivement -) théologique pour le monde de la nature avait déjà commencé à se modifier dès avant que les écrits des naturalistes grecs et arabes ne fussent plus largement et profopdément connus dans le monde chrétien occidental, par suite de l'extension des contacts intellectuels avec les mondes arabe et byzantin. Un des aspects de ce changement de perspective se voit dans l'activité croissante des calculateurs, des docteurs et des auteurs de traités purement techniques dont. la tradition s'était perpétuée pendant tous les premiers siècles du Moyen Age. Au vie siècle, lorsque Cassiodore ) prenait des dispositions pour installer une infirmerie dans son monastère- (1), il avait donné dans son lnstitutio Divinarum Lilterarum (!iv. I, chap. 31) quelques conseils très précis et pratiques pour l'emploi médicinal des herbes :

« Apprenez donc la nature des herbes, et étudiez diligemment les façons d'en combiner les diverses espèces ... et si vous ne savez lire le grec, lisez surtout les traductions de l'Herbarium de Dioscoride, qui a décrit et dessiné les herbes des champs avec une merveilleuse exacti­tude. Après cela, lisez les traductions d'Hippocrate et de Galien, en particulier la Thérapeutique ... et le De M edicina d' Aurelius Celsus, et le De Herbis et Curis d'Hippocrate, et divers autres livres sur l'art de la médecine, que, avec l'aide de Dieu, j'ai pu me procurer pour vous dans notre bibliothèque. »

(1) Au Mont Cassin, saint Benoit avait aussi établi une infirmerie. Les soins aux malades étaient considérés comme un devoir chrétien pour toutes les institutions de ce genre.

A. C. CROMBlE~ I

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18 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

,. f1 n'exerçaient les problèmes Un bon exemple de il~· ue~c:s habitudes d'observation, et

pratiques d~ns la c_onse~v~.~-~~t des connaissances scientifiques une bonne Illustration e et d etions du grec et de l'arabe, latines antérie~rement ~u::Ct ~~ ~ède le Vénérable. Les sources nous est fourm par les ecn si de naturel étaient les Pères principales de ses i_dée~ sur . e mon br ise saint Augustin, saint de l'Église, en parbcu~Ie: ~~~t ~rn le oGr~nd Pline, Isidore, et Basile le Grand et ~ain [eg~~::drier. Mal~é sa connaiss~nce certains ouvrages lahns sur ~ c t aux sources latines qu'Il fit du grec, c'est presq~e exclusivemen s les écrits de Bède relatifs des emprunts. _Fo~des sur ces .s~~~~:s~nt en deux classes princi­à des sujets smentJfiques se rep t' prunté de la cosmologie

é en grande par le em ' . pales : un expos ' . t 1 rsonnel de certains problemes en général, et le trmtemen. p us p:rticulier au calendrier. pratiques· spécifi.ques, ~~~ab!:t e~nféressante parce qu'elle .mont~e

La cosmologie de e e lt , du vine siècle se representait comment une personne cu ~vee son De rerum natura, fondé en l'univers. Il expose ses vues hans d'Isidore et en plus sur grande partie sur l'ouvr~ge o~o1o%e ne connaissait pas. C'est l'Histoire naturelle de P~n~rq~ :Insi que son esprit plus cr.iti~u~, surtout sa connaissanced eB' :f iellement supérieur à celui d lsi­qui renden~ l'ouvrag~ de : en univers ordonné par des causes dore. L'umvers, ~e Be e es u 'Isidore imaginait la Terre en et des effets venfiables. A~or~ qu c'est une sphère statique, forme de ro:r~~ , Bède s?ube~ne'!ue dont seules les deux zones immobile, diVIsee ~n Cinq ~ { s celles de l'hémisphère Nord tempérées sont habitables, e seu et 1 Terre il y a sept cieux : sont réellement habitées. Entour~n a, le fi;mament contenant l'air, l'éther, l'olympe, l'espace eln ~ml mdee'la Trinité. Les eaux du

1 'ldsangesetecie ... les astre1J, e Cie e , t' matérielle de la création spul­firmament séparent la ?r~~ wn compose des quatre éléments tuelle. Le mon?-e ~aterie :i~ osés par ordre de pesanteur et - terre, eau, au et feu,_ . p 1éments, en même temps que de légèreté. Lors de la Cre~bon, ~e~t créés du néant par Dieu ; la lumière et l'âm~ hu~alned~nm~n~e matériel sont des combi­tous les autres :pheno~enes eu une connaissance beaucoup plus naisons. Par Phne, ~ede ~ , i ue des mouvements diurne détaillée de la compreh~Ins~on he~!~ ~ait disposé. Il déclare que et annuel des astres qu SI ore n \ de la Terre et que dans le le firmament des étoiles tourne a~ ou{ un système d'épicycle. firmament, les planète~ c\rcule: a:: ~~ la Lune et les éclipses. Il expose de façon claJre . es p \ 'té importé dans le Northum-

Le problème du calendner aval e . . .

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 19

berland, en _même temps que le christianisme, par les moines d'Jona, mais longtemps avant cette époque, les méthodes de calcul de la date de Pâques avaient fait partie de la science scolaire du compulus, qui fournit les premiers exercices de la science médiévale à ses débuts.

Le principal problème relatif au calendrier chrétien provenait du fait que celui-ci était une combinaison du calendri-er julien, fondé sur le mouvement annuel dé la Terre par rapport au Soleil, et du calendrier hébreu, fondé sur les phases mensuelles de la lune. L'année et ses divisions en mois, semaines et jours appar­tenaient au calendrier julien solaire ; mais, la date de Pâques était déterminée de la même façon que la Pâque juive par les phases de la lune, et sa date dans l'année julienne variait, entre des limites précises, d'une année à "l'autre. Afin de calculer la date de Pâques, il était nécessaire de combiner la longueur de l'année Solaire avec celle du mois lunaire. La difficulté foncfa­menta]e de ces calculs était que les longueurs de l'année solaire, du mois lunaire et du jour, sont incommensurables. Aucun nombre donné de jours ne peut faire un nombre exact de mois lunaires ou d'années solaires, et aucun nombre de mois lunaires ne peut donner un nombre d'années solaires. Aussi, afin· de rattacher exactement les phases de la Lune à l'année solaire en unités de jours entiers, il est nécessaire, dans l'établissement de la date de Pâques, d'utiliser un système d'adaptations adéquates suivant certain cycle défini.

Dès le ne siècle de notre ère, des dates de Pâques différentes, résultant de méthodes de calcul différentes, avaient donné lieu à des controverses et étaient devenues un problème chronique pour les Conciles successifs. Différents cycles reliant le mois lunaire à l'année solaire furent essayés en des époques et en des lieux différents, si bien qu'enfin, au zve siècle, un cycle de 19 ans, selon lequel on considérait 19 années solaires comme égales à 235 mois lunaires, fut adopté de façon générale. Mais il y avait toujours une possibilité de différences dans la façon dont ce même cycle était utilisé pour déterminer la date de Pâques, et, même lorsqu'il y avait uniformité au centre, les simples difficultés de communication pouvaient avoir pour conséquence (ce qui se / produisait en effet) que, dans des provinces aussi éloignées que il

l'Afrique, l'Espagne et l'Irlande, on célébrait Pâques à des dates li différentes de Rome et d'Alexandrie.

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Peu avant la naissance de Bède, le Northumberland avait il au Synode de Whitby abandonné de nombreuses pratique~, 0 T /f" / compris la date de célébration de Pâques, qu'avaient introrlrfi(_~__:rt-•. · ,

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20 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL~E

les moines d'loua instruits en Irlande, et s'était conformé aux usages de Rome. Mais il régnait toujours une grande confusion, et· pas seulement en Grande-Bretagne, quant à la façon de calculer la date de Pâques. La principale contribution de Bède, qui se trouve exposée dans plusieurs traités, à commencer par Je De lemporibus, en 703, écrit pour ses élèves de Jarrow, fut de mettre de l'ordre dans tout ce problème. Utilisant surtout des sources irlandaises, fondées elles~mêmes sur une connaissance approfondie d'ouvrages continentaux antérieurs, il n'a pas seulement montré comment utiliser le cycle de 19 ans pour calculer les tables de Pâques pour l'avenir, mais a aussi discuté de problèmes généraux de mesure du temps, de calcul arithmé­tique, de chronologie cosmologique et historique, et de phéno­mènes astronomiques et apparentés. Bien qu'il se fie souvent aux sources littéraires alors qu'il aurait pu observer de ses propres yeux (comme lorsqu'il décrit, par exemple, la Muraille romaine qui était à moins de 15 km de sa cellule de moine), Bède n'a jamais copié sans comprendre. Il s'est efforcé de réduire tous les événements observés à des lois générales, et, dans les limites de son savoir, d'élaborer une image cohérente de l'univers, confrontée avec la réalité. Son étude sur les marées, dans le De Temporum Ralione (chap. XXIX), achevé en 725, est le plus important de ses ouvrages scientifiques. Elle montre non seule­ment la curiosité pratique qu'il partageait avec ses compatriotes du Northumberland, mais encore elle contient les éléments fondamentaux des sciences de la nature.

Les sources utilisées par Bède lui ont appris que les marées suivent les phases de la lune, et la théorie que les marées sont causées par l'attraction qu'exerce la Lune sur l'océan. Il étudie les marées de syzygie et de morte-eau, et s'intéressant à des choses que « nous connaissons, nous qui vivons sur le rivage de la mer divisée par la Grande-Bretagne », il décrit comment le vent peut avancer ou retarder une marée, et énonce pour la première fois, le principe_important que l'on nomme aujourd'hui • l'établissement d'un port >. Ce principe établit que les marées retardent sur la Lune d'intervalles définis qui peuvent différer en des points variés de la même côte, de sorte qu'il faut dresser un tableau séparé des marées pour chaque port. Bède écrit :

• Ceux qui habitent sur la même côte que nous, mais au nord, voient le Jlux et le reflux des marées bien -avant nous, t;;mdis que ceux qui habitent au sud les voient bien après. Dans chaqUe région, la lune garde ioujours la même règle d'association qu'elle a adoptée une fois pour toutes. »

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LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 21

. ~e foudant. sur, ce principe, Bède suggère que l'on peut predire les marees d un port donné au moyen du cycle de 19 ans qu'il substitue au cycle moins exact de 8 ans de Pline. Après Bède, on trouve annexés aux computi des tableaux des- marées.

Par rapport . à s_on époque, la science de Bède se présente comme une réahsabon remarquable. Elle a contribué de façon considérable à la renaissance carolingienne en Europe continen­~ale, et elle est ~assée dans la tradition universitaire qui date des ecoles de cathedrales, fondées pour Charlemagne par Alcuin d:Y or~: Les traités de Bède sur Je calendrier sont restés pendant cmq siecles des manuels classiques, et ont été utilisés encore après la réforme grégorienne de 1582 ; le De Temporum Ratione reste encore un des exposés les plus clairs des principes du calendrier chrétien.

.En dehors du Northumberland, l'Angleterre anglo-saxonne assist~ à quelques progrès scientifiques dans le Wessex. Au vue siècle, on enseignait l'astronomie et la médecine dans le Kent ; on a ~es preuves que la chirurgie y était pratiquée, et Aldhe~m, abbe de Malmesbury, a écrit des énigmes versifiés sur les ammaux et les plantes. Mais la contribution la ·plus remar­quable se trouve, dans la première moitié du xe siècle dans le Leech !loo~ (Livre du Médecin) de Bald, qui était de toute 'évidence un medecm contemporain ou immédiatement postérieur a;u roi Alfred, à qui le livre fait quelques allusions. Ce Leech Book donne un table~': satisfa!sant de l'état de la médecine à cette époque. La premiere partie est surtout thérapeutique et contient des prescnphons de médecine végétale, fondées sur une connais­sance étendue des plantes indigènes et cultivées, pour un grand n?n:bre de ma~adies, . à commencer par celles de la tête. On y d1shngu~ les fievres berce, quarte et quotidienne, et on y parle de « venm. vol.a~t » o? de « contagion portée par les airs », à savoir l~s ~aladies epidémiques en général, la petite vérole, l'éléphan­basis, probablement la peste bubonique, diverses maladies mentale~, ~t on y recommande l'emploi du bain de vapeur pour les refrOidissements. La deuxième partie du Leech Book est de caractère différent, car elle s'occupe surtout de maladies internes et s'i.ntéresse au;x symptôm~s e~ à la pathologie. Il semble que ce soit une compllatwn de medecme grecque, peut-être empruntée surtout à la traduction en latin des écrits d'Alexandre de Tralles en même temps que de certaines observations directes. Un bo~ exemple nous en est fourni par l'ëxposé du « mal de côté » ou pleurésie, dont beaucoup de « signes • ou de symptômes sont décrits par des auteurs grecs, mais dont certains sont originaux ;

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22 DE SAINT AUGUSTIN A GALILf:E

le médecin anglo-saxon reconnaît le cas de pleurésie traumatique, et la possibilité de la confondre avec la maladie idiopathique, ce que ne faisaient pas les auteurs antiques. Le traitement décrit commence par un lavement, ou un laxatif végétal doux administré par voie buccale, suivi par l'application d'un cataplasme à l'en­droit douloureux, l'application de ventouses sur les épaules, et l'administration interne de diverses herbes. On y trouve aussi la. description de mainte autre maladie, par exemple la tuberculose pulmonaire et les ahcès du foie, pour lesquels le traitement s'achève par une intervention chirurgicale ; mais dans l'ensemble, il n'y a guère de preuves d'observation clinique : on ne tient aucun compte du pouls, et guère de l'aspect des urines, qui étaient « des signes classiques » pour les Grecs et les Romains.

La chirurgie angle-saxonne présente la même combinaison que la médecine d'empirisme et de tradition littéraire. On y trouve décrits les traitements des fractures et des dislocations, la chirurgie plastique pour le bec-de-lièvre et les amputations pour la gangrène.

Un ouvrage remarquable qui témoigne de l'intérêt intelligent des savants anglo-saxons pour accroître leurs connaissances d'histoire naturelle en rapport avec la médecine, est la traduction en vieil anglais (datant prohablement d'environ 1000-1050) de l'Herbarium latin attrihué de façon apocryphe à Apuleius Barbarus ou Platonicus. Comme dans la plupart des premiers herbiers, le texte se réduit au nom, aux lieux de répartition, et aux emplois médicaux de chaque plante. Il n'y a pas de descrip­tion ·permettant ridentification, qui n'était possible que grâce à des peintures schématiques copiées d'après la source manuscrite et non d'après nature. On trouve environ 500 noms anglais dans cet herbier, ce qui montre une connaissance étendue des plantes, dont beaucoup sont des végétaux indigènes qui ne pouvaient être-connus par des sources latines. Il existe de nombreux autres exemples· de l'influence des intérêts pratiques sur la perspective scientifique des savants. Au vnre siècle, paraît en Italie le plus ancien manuscrit latin connu sur la préparation des pigments, la fabrication de l'or et autres problèmes pratiques qui pouvaient se présenter à l'artiste ou· à l'enlumineur; un des ouvrages d' Adélard devait se rapporter à ce sujet. Dans le domaine de la médecine, les conseils littéraires traditionnels- -sur le traitement des maladies furent l'objet de critiques dans les écoles de cathé­drales de Charlemagne ; .. et ron trouve des critiques beaucoup plus agerbes à la lumière de l'expérience pratique dans le Prac!ica de Petroncello, de la célèbre école de médecine de Salerne.

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De même, les calculateurs continuèrent à réunir tout un ensemble d'expériences et de technique mathématique élémen­taire sur le calendrier. C'est ce problème de calcul de la date de Pâques qui a été surtout responsable de l'intérêt persistant pour l'arithmétique, et l'on s'efforça d'apporter des perfectionnements à la technique depuis le début du vm• siècle, où Bède donna sa chronologie et son « calcul sur les doigts », jusqu'à la fin du xe siècle, où le moine Helperic publia son manuel d'arithmétique, et même jusqu'aux xre et xne siècles, où parurent de nombreux manuscrits sur ce sujet. Le calcul des dates aboutit également à un- intérêt pour les observations astronomiques, et une plus grande exactitude dans ces observations d~vint possible lors­qu'au xe siècle, Gerbert et d'autres savants empruntèrent aux Arabes la connaissance de l'astrolabe. A cette époque, le principal centre scientifique était la Lotharingie, et Canut, comme plus tard le comte Harold et Guillaume le Conquérant, encouragèrent tous les astronomes et mathématiciens lotharingiens à venir en Angleterre, où ils reçurent des charges eccléSiastiques.

Outre cet intérêt permanent pour les problèmes pratiques,"] se manifeste une autre tendance, tout aussi importante, qui consistait -à remplacer le symbolisme moralisateur par une voie d'accès différente au monde naturel, et qui témoignait d'un changement dans la perspective philosophique ; c'est cette tendance, en particulier, qui est associée au nom de ce nomina­liste du xre siècle, Roscelin de Compiègne, et de son élève, Pierre Abélard (1079-1142); A la fin du XI 0 siècle, l'enseignement de Roscelin ouvrit le grand débat sur les << Universaux » qui amena les hommes à prendre un intérêt plus grand pour l'objet matériel,_ pris individuellement, en soi, et non, comme l'avait fait saint Augustin, à le considérer simplement comme l'ombre d'une idée éternelle. Le débat commença à propos de quelques J remarques de Boèce sur le rapport entre des idées universelles comme t< l'homme », << la rose n, ou « sept n et non seulement les objets individuels et les nombres, mais aussi les esprits humains qui les connaissent. Est-ce que « la rose » universelle subsistait dans les roses individuelles, ou comme idée éternelle en dehors des choses physiques ? Ou bien l'universel n'avait-il aucune réplique dans le monde réel, était-il simplement une abstraction?

C'est à l'élève de Roscelin, Abélard, presque exactement contemporain d'Adélard de Bath, que l'on doit l'une des attaques les plus vigoureuses contre le point de vue de saint Augustin ; son habileté dialectique et sa violence lui valurent le nom de Rhinocerus indomitus. Abélard n'admet pas l'opinion de Roscelin 1

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que les universaux soient de simples abstractions, de simples noms, mais il jndique que si la seule réalité consiste en idées éternelles, il ne peut alors y avoir de différence réelle entre les roses individuelles et les hommes, si bien qu'en fin de compte, tout objet serait tout autre objet. Cette critique de l'opinion augustinienne extrême sur l'universel eut pour conséquence d'accorder de l'importance à l'objet matériel individuel et d'en-

l courager l'observation du particulier. L'effet de ce changement dans la perspective philosophique,

du nombre croissant de traités pratiques et de la redécouverte des œuvres grecques grâce au contact des Arabes, apparaît dans

.les réponses d'Adélard de Bath aux questions scientifiques que lui pose son neveu. La première des Quaestiones Nalurales est celle-ci :

Pourquoi les plantes poussent-elles de la terre ? Quelle en est la cause, et comment peut-on l'expliquer ? Alors que tout d'abord la surface de la terre est unie et immobile, qu'est-ce donc qui est alors mis en mouvement, qui pousse vers le haut, qui se développe et pousse des branches ? Si vous recueillez de la poussière sèche pour la mettre, finement tamisée, dans un vase de terre ou de bronze, au- bout d'un certain temps quand vous voyez pousser des plantes, à quoi d'autre l'attribuez-vous sinon au merveilleux effet de la volonté divine ?

Adélard répond que c'est certainement par la volonté du Créateur que les végétaux poussent de la terre, mais il affirme qu'à son avis ce processus « n'est pas sans avoir également une raison naturelle ». Il répète cette opinion en réponse à une nou­velle question de son neveu lorsque celui-ci lui demande « s'il ne vaut pas mieux attribuer à Dieu toutes les opérations de l'uni- · vers », puisque son oncle ne peut offrir pour toutes des explica­tions naturelles. A ceci, Adélard répond :

Je n'enlève rien à Dieu. Tout ce qui est, a Dieu pour cause et origine. Mais (la nature) n'est pas confuse et dépourvue de système, et, dans la mesure où le savoir des hommes a fait des progrès, il faut lui accorder audiençe. Ce n'est que lorsqu'il échoue entièrement qu'il faut avoir recours à Dieu.

Avec cette remarque, la conception médiévale de la nature commence à franchir la ligne de faîte qui sépare la période où les hommes cherchaient auprès de la nature de quoi se fournir en illustrations morales et celle où l'homme se mit à étudier la :iiature ·pour elle-même. La réalisation d'une telle conception devint possible lorsque Adélard eut exigé des « causes naturelles »

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LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 25

et déclaré qu'il ne pouvait rien discuter avec quelqu'un qui « était mené au licou » par les écrivains du passé.

« Ceux que l'on dénomme aujourd'hui « autorités » ont atteint cette position, d'abord par l'exercice de leur raison ... C'est pourquoi si vOus voulez que je vous parle encore, donnez et acceptez la raison. ,

La première explication de l'univers selon des causes natu­relles, après la déception causée par l'effort fait pour l'interpréter simplement en fonction de symboles moraux, est attachée à l'École de Chartres, et subit profondément l'influence de l'enseignement de Platon. Au début du xn• siècle, Chartres avait montré un renouveau d'intérêt pour les idées scienti­fiques contenues dans le Timée. Des érudits tels que Gilbert de La Porrée (vers 1076-1154), Thierry de Chartres (mort vers 1155) et Bernard Silvestre (qui fleurit vers 1150), étudièrent les questions bibliques avec une attention plus grande qu'on ne l'avait fait jusqu'alors pour les questions scientifiques qu'elles impliquaient, et tous subirent profondément l'influence de saint Augustin. Comme Adélard, leur attitude envers l'autorité des érudits antérieurs était libre et rationnelle, et ils croyaient au progrès du savoir. Ainsi que l'écrivait Bernard :

« Nous sommes comme des nains debout sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir plus de choses qu'eux, et plus loin, non parce que notre vue est plus perçante ou notre taille plus haute, mais parce que nous pouvons nous élever plus haut, grâce à leur stature de géants. »

Dans son De Septem Diebus et Sex Operum Distinctionibus, où il s'efforce de présenter une explication rationnelle de la Création, Thierry de Chartres déclare qu'il est impossible de comprendre l'histoire de la Genèse sans l'entraînement intellectuel fourni par le quadrivium, c'est-à-dire sans connais­sance approfondie des mathématiques, car toute l'explication rationnelle de l'univers dépend des _mathématiques. Selon l'interprétation de Thierry, l'histoire de la création signifie qu'au commencement Dieu a créé l'espace, ou chaos - lequel, po1:1r Platon, avait préexisté et avait été façonné en monde matériel par un démiurge. Dans les écrits de saint Augustin, le démiurge avait été remplacé par le Dieu chrétien, et les formes données au monde matériel étaient le reflet des idées éternelles qui existaient dans l'esprit de Dieu.

Selon le Timée de Platon, les quatre éléments dont sont faits tous les objets de l'univers, la terre, l'eau, l'air et le feu, se

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composent de petites particules invisibles, et celles de chaque élément ont une forme géométrique caractéristique par laquelle le démiurge a mis de l'ordre dans les mouvements primitivement incohérents du chaos (1).

(l}'"'La conception de la matière comme constituée de p~tites particules a été avancée par divers philosophes grecs pour tenter d'expliquer comme!lt le ch:lngement est poss!ble dans un monde ?ù les ?hoses c~mserve~t touJours leur identité. Auve siècle av. J.-C. Parmémde avait condmt les philosophes à une impasse en signalant que les conceptions de l'école ionienne précédente, selon laquelle une substance unique et homogène telle que l'air, l'~au ou ~e feu était une identité persistante à travers les changements, ~endrait en fait le changement impossible, car une substance homogène ne pouvait que demeurer une et homogène. Le changement impliquerait donc la cré_ation de quelque chose du néant ce qui était impossible. Le changement était par conséquent inintelligible. Àfin de surmonter cette difficulté, d'autres philosophes po_sté­rieurs auve siècle supposèrent qu'il y avait plusieurs substances élémentatres, et qu,.un nouvel a~rangement de celles-ci produisait les changell"l:ent~ .?~servés dans le monde. Anaxagore disait que chaque sorte de corps ~ta1t dlvtstbl_e en parties homogènes ou " seme~~e~ », dont_ c~acune. co~serv~tt ,I.es p~opnétés du tout et était de nouveau diVISible, et ams1 de smte JUSQl_l ~ ~ mfim. Empé­docle d'autre part disait qu'après un certain nombre de diVIsiOns aes corps, on aÙeignait les q~atre éléments, terre,.eau, air et feu;_ to~s les corps étaient formés de combinaisons de ces éléments, dont chacun était lm-même_perrna~ent et immuable. L'école pythagoricienne supposait que tous les ObJets éta~ent constitués de points, ou unités d'existence, et que les objets n~t.urels étaient constitués par ces points en combinaisons correspondant aux diverses figures géométriques. Il devait donc être possible qu'une ligne fût composée d'un nombre fini de tels points, et la théorie pythagoricienne .s'effondrait lorsqu'on lui opposait des faits comme celui que le rapport de la diagonale au côté d'un carré ne pouvait être exprimé sous forme de nombre exact, mais était 'fi-

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qui, pour les Pythagoricien~, était « ~rrationnel ». En f~it, les Pyt?agoriCiens avaient confondu les points géométriques avec le~ particule~ phystques de la plus petite dimènsion possible,. et ceci semble ~vmr ~té le suJet des _Paradoxes de Zénon. Les atomistes Leucippe et Démocrite évitèrent cette difficulté en admettant que les points géométriques n'avaient pas de dimensions, et que les grandeurs géométriques étaient divisibles à l'infini ; Il"l:ais ils soutena~ent que les ultimes particules qui c~mstituai_ent le mo~de n'ét~nen~ pa~ d~s _P~nnts ou des figures géométriques, mais des un.Ités maté!Ielles qu~ étatent mdr~•1sibles, c'est-à-dire des atomes. Selon les atomistes l'umve:t:_s était composé d atomes qui se déplaçaient continuellement, au hasard, daru; un vi~~ infini. Les atomes différaient en dimensions en forme en ordre et en postbon, le nombre des formes différentes étant iÙfini. Dans ieurs mouvements continuels, ils formaient des tourbillons dans lesquels étaient produits d'abord les quatre éléments, puis les autres corps par des liaisons mécaniques entre atomes semblables, par exemple par une Ùaison d'agrafe et d'œilleton. Puisque le no~bre d'ato~es était inîmi il en était de même pour le nombre de mondes qu Ils pouvaient former dan's le vide infini. Pour les atomistes la seule « vérité » était dans les propriétés des atomes eux-mêmes, la dureté, ia forme et la d.imensi~n. To1_1tes les autres propriétés, telles que le goût, la couleur, la chaleur _ou le fr?td, étaient simplement· des impressions sensorielles qui ne correspo~daient à rien dans_la • réalité ». Les Pythagoriciens et les atl?mistes s'acc_ordatent à penser que l'm­telligible, le persistant et le réel ~ sem de ~a var1~té changeante du monde physique était quelque chose q~e.l'on pouvait exprrmer ~n termes de_ m,athé.­matiques. Telle était aussi l'opmwn que PLATON avançait dans le Ttmee, ou il reflétait fortement l'influence des Pythagoriciens. Jusqu'à l'époque de Platon, le résultat des efforts de la Grèce pour expliquer le changement fut ainsi d'épurer et· de :rendre intelligible l'idée de l'identité persistante à travers le c?angemen~. Cette identité, qui formait «l'être » ou la substance des choses phystques, avatt

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 27

Les éléments étaient réciproquement transformables en décomposant chaque forme géométrique en d'autres, mais leurs masses totales étaient disposées en sphères concentriques, avec la terre au centre, l'eau venant ensuite, puis l'air, et finalement le feu, de façon à former un univers sphérique fini. La syhère de feu s'étendait de la Lune aux étoiles fixes, et contenait eil elle les sphères de ces astres et des autres planètes intermédiaires. Le feu était le constituant principal des corps célestes.

Selon Thierry, le feu vaporisait une partie des eaux de la Terre et les faisait monter pour former le firmament qui séparait les eaux situées sous le firmament des eaux qui étaient au-dessus. Cette réduction des eaux couvrant la sphère centrale de la Terre aboutissait à l'apparition de la terre ferme. La chaleur de l'air et l'humidité de la terre engendraient les plantes et les arbres. Ensuite les étoiles furent formées comme agglomérations dans les eaux supra-célestes, et la chaleur engendrée par leur mouve­ment ultérieur fit naître les oiseaux et les poissons dans les eaux terrestres, et les animaux de la terre elle-même. Les ani­ma~x incluaient l'homme - fait à l'image de Dieu. Après le sixième jour, plus rien ne fut créé, mais Thierry emprunta à saint Augustin une théorie qui expliquait l'apparition de créa­tures nouvelles. Augustiri avait concilié deux récits apparemment contradictoires de la Genèse ; dans l'un, toutes choses avaient été cr~ées à la fois, tandis que dans l'aUtre, les créatures, y compn_s l'homme, avaient été créées successivement. Il avait admis l'idée avancée au ve siècle av. J.-C. par Anaxagore et développée ensuite par les Stoïciens, de semences_ ou· germes créateurs, et il avait suggéré l'idée que dans la première étape de la création, les plantes, les animaux et les hommes avaient tous été faits simultanément en germe ou dans leurs « causes séminales ))' et qu'à la seconde étape, ils avaient réellement et successivement fait leur àpparition.

Quant à la chute ou à la montée des corps, les platoniciens de Chartres les expliquaient conformément au Timée, en suppo­sant que les corps de même nature tendaient à se rejoindre. Ainsi une partie détachée d'un élément quelconque tendait à retrouver sa masse principale ; une pierre tombait vers la sphère

été convertie de quelque chose de matériel en une essence intangible. Pour Platon cette essence était l'idée universelle, ou u forme », qui, selon lui, existait en dehors des choses physiques comme l'objet de leur aspiration. Le change· ~ent ou. le ~ devenir » était un processus par lequel les ressemblances percep­tibles de ces formes éternelles étaient produites dans l'espace et le temps (ct. plus bas, pp. 244 et suiv.).

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de terre au centre de l'univers, tandis_ que le feu jaillissait vers le. haut pour rejoindre la sphère d~ feu aux limite~ ~Xtéri_eure~ de l'univers. Cette théorie platonicienne de la gravite avait été également connue d'Érigène, q~i prétendait que la lourdeur et la légèreté variaient avec la d1sta~ce à la_ terre, cen~re _de la gravité. Adélard de Bath aussi avait admis cette theon~, et était capable de satisfaire la curiosité de son neveu en disant que si une pierre tombait dans un trou passant par le centre de la terre elle ne tomberait que jusqu'à ce centre.

On ~xpliquait le mouvement des astres par l'hypothèse que l'univers, étant sphérique, avait un mouvement propre de rota­tion uniforme éternelle dans_ un cercle autour d un centre fixe, comme on pouvait le voir dans la rotation )o':rnalièr~ des étoiles fixes. Les différentes sphères auxquelles etaient fixees l~s sept planètes, la Lune, le Soleil, Vénus, Me:cure, Ma~s,, Jupiter e~ Saturne tournaient à des vitesses uniformes differentes qm représe~taient les mouvemer;ts o~servés de c~s astres .. c~a~une des sphères avait sa propre Intelligence ou « ame », qui etmt la source de son mouvement.

Ce n'est pas seulement la cosmog~mie ~t la c,~smologie de Thierry et de ses contemporains qu1 subuent. l1nfluenc~ du Timée · celui-ci colore également leurs conceptwns physiques et phy~iologiques. En effet, ils suivent Platon en soutenant qu'à l'intérieur de l'univers il n'y a pas de vide. L'espace est un plenum, c'est-à-dire plein. Le mouvement ~~ peut donc se pro­duire que si chaque corps pousse son vmsi"? po_ur prendr~ sa place en une sorte de tourbil~on. :rlaton expliquait les fonctwns comme la respiration ou la d1gestwn comme des proces~us pure­ment ·mécaniques fondés sur le mouvement des parbc~Jes de feu et autres. Les sensations, supposait-il, étaient produites par les mouvements des particules dans les organ~s du corps: La qualité particulière d'un membre d'une catégone de sens~tw~s, par exemple, une co~l~u~ p~rticulière, o~ un s~n. s'exphq~a1t, selon lui, par les quahtes Inherentes à l objet exteneur en raison de sa structure qui donnait lieu à son ~ou~ à d~s ~rocessus ph~­siques particuliers dans l'organe sensorielimp_hq_ue. Il ~ui:posa1t que la vision avait lieu grâce à un rayon en:Is de l œil vers l'objet et il attribuait les couleurs à des partiCules de. fe~ de dimen~ions différentes qui jaillissaient des objets et réagissaient sur ce rayon. Pour lui, le~ sons ,~e ~atta~haient .. au mouvement des particules de l'air, bwn qu li 1gnorat le role du tympan. Les différents goûts et odeurs étaient liés a_u caractère des particules composant ou en provenance des obJets. Les natura-

LA SCIENCE DANS LE MONDE OCCIDENTAL 29

listes du xne siècle reprirent un grand nombre de ces opinions. On retrouve l'influence directe du Timée dans leur croyance à l'indestructibilité de la matière et dans leur explication des propriétés des éléments en fonction du mouvement des particules, où la vitesse et la résistance étaient complémentaires, car nul corps ne pouvait être mis en mouvement sans occasionner une réaction correspondante contre un corps immobile. Un philo­sophe du xne siècle, Guillaume de Conches, adopta une forme d'atomisme fondée sur une combinaison des idées de Platon et de celles de Lucrèce.

Cette conception platonicienne de l'univers continua d'exer­cer une influence importante jusqu'à l'époque de Roger Bacon qui, jeune homme aux environs de 1240, fit des cours de phy­sique selon le point de vue de l'école de Chartres. Mais Chartres, pour sa part, était déjà en contact avec les écoles de traducteurs qui travaillaient sur des textes arabes et grecs à Tolède et en Italie méridionale, et c'est à Chartres que furent d'abord accueil­lies l'astronomie de Ptolémée et la physique d'Aristote. Ainsi, en raison des déVeloppements qui s'accomplissaient au sein de la pensée scientifique du monde chrétien occidental lui-même, le système d'idées représenté par le neveu d'Adélard commençait à paraître un peu désuet vers le milieu du xne siècle. Bientôt elles devaient être remplacées par des idées que développèrent ceux qui suivirent son oncle dans l'étude des Arabes et des Grecs, et dans la recherche des causes naturelles.

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CHAPITRE Il

PROPAGATION DE LA SCIENCE GRÉCO-ARABE~

DANS LE MONDE OCCIDENTAL CHRETIEN

. ommence à s'infiltrer dans le monde r La science nouvelle qm c '.1 t n grande Tlartie .. l!r<!h."-.M ~- ê' ·n4âiê siee e es e ::.J.:~- t · e

occidental cfiïcren i;;l ·~Iesêêûvres de -~a --~:'-~-~.e-~~n~ICJ:?-.: _ forme, mais eU~ ·- . -une nrass-ë ·consiQ.erab1e de L··----··A·--··b·-·-s· "ôhf conserve et transmiS .. · t · -à son contenu

es ra e, . ·u'ils ont eux-memes aJOU e ,. savoir hellemque,_ et ~e q rtant ue le changement qu lis ap!'or­est peut-être moi~S Impo fi q r lesquelles les sciences devaient tèrent à la conceptwn des ms pou .

1 être étudiées. e les Arabes eux-mêmes acquire~t '- C'est par deux sources quh 11" . e La plus grande partie,

d la science e eniqu · l'E ire la connaissance e . tement des Grecs, de mp ils ·finirent p~r l'appr:ndrele~;e~rent aussi fournies, en s~con:.e byzantin, maiS les no wns . de lan e syriaque qui ha I­main par les chrétiens nestonens d s vie~t vue siècles, les chré­taient la Perse orientale. Au co~rs d: Jundishapur' traduisirent tiens nestoriens, dan~,leur cesn :~ientifiques grecques, relative_s un certain nombre. œ~':r~a logique en langue syriaque ·f~~~ surtout à la médeClne e. a lacé le' grec comme langue h e­de puis le rue siècl~, avait remp d t un certain temps après les raire de l'Asie occidentale. Pen ant. a d'être le premier centre

b Jundishapur con mu . t des conquêtes ara es,, . d l'l lam et c'est là que les SU]~ s scientifique et med:c~: \ a~tre~ travaillaient à traduir~ les califes, chréti~ns, JUI s e b Da~as avec Bagdad, devin_, un textes du syrraque e:r: ara ~~st à Ba dad, au début du rxe siecle, des centres de ce travai~ e~ c traduc~ons directes du grec. A~

r que l'on fit égalemen es xtes de science hellénique. qm x• siècle, presque tous les. te ce de l'Occident étaient d•spo­devaient parveni:r à la ~onnmssan

l nibles en arahe.

PROPAGATION DE LA SCIENCE GR!l:CO-ARABE 31

Peu à peu, le savoir accumulé par les Arabes comnîença à pénétrer en Occident, à mesure que reprenaient· lentemènt les relations commerciales entre les chrétiens et l'Islam. Au rxe siècle, des villes comme Venise, Naples, Bari et Amalfi, imitées plus tard par Pise et Gênes, commerçaient avec les Arabes de Sicile et de la Méditerranée orientale. Au xre sièCle un moine bénédictin du Mont Cassin, Constantin 1' Africain, était suffisamment familier avec les ouvrages scientifiques arabes pour pouvoir écrire une paraphrase de Galien et d'Hippocrate d'après l'Encyclopédie médicale du docteur persan Hal y Abbas (mort en 994). On sait qu'au xn• siècle, Adélard de Bath voyagea en Italie méridionale et même en Sicile, et qu'au début du xnre siècle, Leonardo Fibonacci de Pise était pour affaires en Afrique du Nord, où il apprit les mathématiques arabes.

Les principaux centres de dissémination de la science arabe, et en fin de compte de la science grecque, étaient la Sicile et l'Espagne. Tolède tomba aux mains d'Alphonse VI, en 1085, ·et devint, vers .-Je milieu du xue siècle, sous la direction éclairée de son archevêque, le centre espagnol de la traduction d'arabe en latin. Le très grand nombre de traductions attribuées à des hommes comme Gérard de Crémone donne à supposer qu'il y existait une sorte d'école. Les noms de traducteurs connus, Adélard de Bath, Robert de Chester, Alfred de Sareshel (l'An­glais), Gérard de Crémone, Platon de Tivoli, Burgundio de Pise, Jacques de Venise, Eugène de Palerme, Michel Scot, Hermann de Carinthie, Guillaume de Moerbeke, témoignent de l'ampleur européenne de ce mouvement, comme leurs propres paroles, dont celles d'Adélard sont caractéristiques, témoignent de la passion avec laquelle les premiers érudits se lancèrent à la conquête de la sCience arabe pour l'Occident latin. Beaucoup de ces traductions étaient faites en collaboration, comme par exemple l'œUvre du Juif espagnol Jean de Séville, qui traduisit l'arabe en castillan populaire qui fut ensuité transcrit en latin par Domenicus Gundissalinus. Le plus ancien glossaire latin­arabe que l'on connaisse se trouve dans un manuscrit espagnol datant peut-être du xne siècle ; mais ce travail de traduction de textes grecs et arabes était sérieusement gêné par la difficulté que l'on éprouvait à connaître une langue à fond, la subtilité des sujets traités, et la terminologie technique compliquée. Ces traductions étaient souvent littérales, et souvent aussi les mots dont on comprenait mal le sens étaient simplement transcrits

·à partir de leur forme arabe ou hébraïque. Un grand nombre de ces vocables ont survécu jusqu'à nos jours, comme par

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exemple alcali, zircon, alambic, sorbet, camphre, borax, élixir, talc, les étoiles Aldébaran, Altaïr et Bételgeuse, nadir, zénith, azur, zéro, chiffre, algèbre, algorithme, luth, rebec, artichaut, café, jasmin, safran, et le Taraxacum (pissenlit). Ces mots nou­veaux contribuèrent à enrichir le vocabulaire du latin médiéval, mais il n'est pas surprenant que ces traductions littérales parse­mées de mots inconnus aient provoqué des plaintes de la part des autres savants. Un grand nombre de ces traductions subirent une révision au XIIIe siècle, soit avec une meilleure connaissance de l'arabe, soit directement d'après le grec.

C'est en Sicile que, outre les traductions de l'arabe, parurent certaines des premières œuvres traduites directement du grec. Les conditions étaient particulièrement favorables, dai:ts cette ile, aux éChanges d'idées entre spécialistes d'arabe, de grec et de latin. Jusqu'à la chute de Syracuse en 878, l'île avait été dominée par Byzance. Ensuite, elle demeura sous le contrôle de l'Islam pendant près de deux siècles, jusqu'en 1060, où un aventurier normand, à la tête d'une petite troupe, s'empara de Messine et réussit si bien à établir son pouvoir qu'en 1090 l'île était devenue un Royaume normand où les- sujets latins, grecs et musulmans vivaient dans des conditions encore plus favorables que celles de l'Espagne pour les entreprises de traduction.

De la fin du xue siècle à la fin du XIIIe siècle, la proportion des traductions directes du grec à celle des œuvres traduites par l'intermédiaire de l'arabe diminua peu à peu, et au XIve siècle, on cessa pratiquement de traduire d'après l'arabe, lorsque les Mongols envahirent la Mésopotamie et la Perse. On raconte qu'à dater de la fin du xne siècle, des cargaisons de manuscrits grecs arrivèrent de Byzance en Italie ; mais on ne peut en retrouver qu'un petit nombre avec certitude. Lorsque la 4e Croi..: sade fut détournée contre Byzance, qui fut capturée par les Occidentaux en 1204, une des conséquences fut que de nombreux manuscrits passèrent en Occident. En 1205, le Pape Innocent III exhorta les maUres et les étudiants de Paris à se rendre en Grèce et à faire revivre l'étude de la littérature dans le pays où elle était née, et Philippe Auguste fonda un collège sur les bords de la Seine pour enseigner le latin aux Grecs de Byzance. Plus tard, au xure siècle, Roger Bacon rédigea une grammaire grecque et, sur l'incitation de saint Thomas d'Aquin, Guillaume de Moerbeke révisa et compléta la traduction de presque toutes les œuvres d'Aristote en une version littérale faite directement d'après le texte grec.

PROPAGATION DE LA SCIENCE GRÉCO-ARABE 33

Au milieu du xne siècle, les œuvres nouvelles qui s'ajoutaient aux possessions européennes en matière de savoir comprenaient : la Logica nova d'Aristote, c'est-à-dire les Analytiques et les autres ouvrages de logique qui ne se trouvaient pas dans les traductions depuis longtemps familières de Boèce incluses dans la Logica velus ; les Éléments d'Euclide ; l'Optique, la Catoptrique et la Pneumatica de Héron - c'est aussi du xne siècle que date la version en latin du De Ponderoso et Levi, œuvre pseudo­euclidienne d'origine grecque qui fournit tant à l'Islam qu'à l'Occident leur connaissance du poids spécifique, dü levier -et de la balance. Dans le troisième quart de ce même xne sièCle, on traduisit les principales œuvres de Ptolémée, de Galien et d'Hippocrate, dont les versions populaires provenaient surtout d'Espagne, et, pour Aristote, du De Caelo et autres libri nalurales et des quatre premiers livres de la Métaphysique. Celle-ci fut traduite en entier au début du XIIIe siècle, et vers 1217, parut le De Animalibus, qui comprenait l'Histoire, les Parties et la Génération des animaux. C'est de la même époque que date la traduction de l'ouvrage pseudo-aristotélÏcien Liber de Plantis_ ou De Vegetabilibus que les érudits modernes ont attribué à Nicolas de Damas (1er siècle av. J.-C.), et qui, mis à part les herbiers empruntés à Dioscoride et au pseudo-Apulée, fut la source unique et la plus importante de la botanique médiévale ultérieure. Au milieu du xn1e siècle, presque tous les ouvrages de science hellénique importants existaient en traductions latines (Tableau I).

Certaines œuvres furent également traduites en langue popu­laire, en particulier en italien, castillan, français, et plus tard en anglais. Celles qui exercèrent le plus d'influence furent les œuvres d'Aristote qui avaient servi de base aux sciences de la nature chez les Grecs et les Arabes, et allaient maintenant jouer le même rôle pour l'Occident chrétien. C'est aux traductions de ses œuvres que fut principalement dû, aux alentours de 1200, le déplacement de l'intérêt pédagogique vers la philosophie et les sciences au sujet desquelles Jean de Salisbury (vers 1115-80) se plaignait que l'on commençât déjà à les préférer de son temps à la poésie et à l'histoire de sa jeunesse.

Parmi les connaissances. véritables issues des réserves de science hellénique transmises à l'Occident par les Arabes en même temps que certains commentaires et observations ajoutés par eux, une partie des plus importantes comprenait la nouvelle astronomie de Ptolémée (v. ci-dessous pp. 62-75) et la trigo­nométrie qui lui était adjointe. Ceci parvint en Europe par des

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r TABLEAU I

LES PRffl"CIPALES SOURCES DE LA SCIENCE ANTIQUE DANS LE MONDE OCCIDENTAL CHRÉTIEN

ENTRE 500 AVANT ET 1300 APRÈS JÉSUS-CHRIST

AuTEuRs ŒuvRES

TRADUCTEURS EN LATIN ET LANGUE

DE L'ORIGINAL TRADUIT

I. - Sources grecques et latines antiques

PLA'l'ON (428~347 av. J.-C.) ...... Timée (53 premiers chapitres). Chalcîdius, du grec. ARISTOTE (384-322 av. J.-C.} •... Quelques œuvres de logique (Logica Boèce, du grec.

uetus).

BwscORIDE (1 6 " siècle ap. J.-C.). Materia Medica. Du grec. Anonyme •....•.•.. , ....•..•... Physiologus (n 8 siècle ap. J .-C., Du grec.

Alexandrie). Anonyme •.........•........... Diverses Composiliones techniques. De sources grecques. LUcRÈCE (vers 95-55 av. J.-C.) .. De Rerum Naf.ura {co'nnu par des

extraits dès le 1xe siècle; texte complet retrouvé en 1417).

VITRUVE {ret siècle av. J.-C.) •... DeArçhitectura(connuauxuesiècle). SÉNÈQUE (4 av.-65 apr. J.-C.) ... Quaesliones Naturales. PLINE (23-79 ap. J.-C.) .•....•. Historia Naturalis. ~AcRoBE (Fl. vers 395-423) ..... In Somnium Scipionis. MARTIANUS CAPELLA (ve siècle) .. Salyricon, sive De NupliiS Philo-

fogiae et Mercurii et de Septem Arlibus Liberalibus.

BoÈCE (480-524) ............. , ·!Ouvrages sùr les arts libéraux, en particulier les mathématiques et l'astronomie, et commentaires sur la logique d'ARISTOTE et PoRPHYRE.

CASSIODORE: (vers 490-580} ....... Œuvres sur les arts libéraux. ISIDORE DE SÉVILLE (560-636) ... Etymologiarum sive Originum

De Natura Rerum.

LIEU ET DATE DE LA TRADUCTION

EN LATIN

rve siècle. 1 talie, v re siècle.

vre siècle. ve siècle.

Manuscrit le plus an­cien, vii~ siècle.

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BË:oE (673-735) ....•....• , _ ...•. De Nat'ura Rerwn. ·- ne Temporum Ratione. -- -------~-·'"'-...!til

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II. - Sources arabes à dater d'environ 1000 JABIR IBN HAYYAN, traités (écrit

rx'-x" siècle) ...........•..... ,Divers ouvrages de chimie. De l'arabe. xne et xme siècles. AL-KHWARIZMI (zxe siècle) , .••.. Liber Ysagogarum Alchorismi Adélard de Bath, de l'arabe. xu.e siècle.

(arithmétique). Tables astronomiques (trigonomé- Adélard de Bath, de l'arabe. 1126.

trie). Arr-KHWARIZMI (IXe siècle) .•.... Algèbre. Robert de Chester, de l'arabe. Ségovie, 1145. AL-KINDI (mort vers 873) ... , ... De Aspectibus ,· De Umbris el de Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xue siècle.

Diversitate Aspecluum. THABIT IBN QuRRA (mort en 901). Liber Charaslonis {sur la balance Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xne siècle.

romaine). RHAZÈS (mort vers 924) , •..•..• De Aluminibus el Salibus (ouvrage: Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xue siècle,

de chimie). Liber Continens (encyclopédie médi- Moise Farachi, de l'arabe. Sicile, 1279.

cale). Liber Almansoris (compilation mé- Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xne siècle.

dicale fondée sur des sources grecques).

AL-FARABI (mort en 950) ....... . ,Distînclio super Librum Aristotelis Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xue siècle. de Natura.li Auditu.

HALY A-BBAS (mort en 994) ..... Une partie du Liber Regalis (ency~ Constantin l'Africain (t 1087) x1e siècle. clopédie médicale). et Jean le Sarrazin, de l'arabe.

Liber Regalis. Etienne d'Antioche, de l'arabe. Vers 1127. PsEUDO-ARISTOTE .............. DeProprielatibus Elementorum (œu- Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xue siècle.

vre arabe sur la géologie). ALHAZEN (vers 965-1037) ........ Oplicae Thesaurus. De l'arabe. A VI CENNE (980-1 037) . . . . . . . . . . . La partie physique et philosophique Dominicus Gundlssalinus

de Kitab al-Shi/a (commentaire Jean de Séville, abrégé sur ARISTOTE). l'arabe.

Fin du xne siècle. et[ Tolède, xne siècle. de

De Mineralibus (partie géologique Alfred de SaresheJ, de l'arabe. Espagne, vers 1200. et alchimique de Kitab al-Shifa).

Canon (encyclopédie médicale). Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xne siècle. ALPÉTRAGIUS (xne siècle) ....... . ,Liber Astronomiae (système concen- Michel Scot, de l'arabe. Tolède, 1217.

trique aristotélicien). · AVERROÈS (ll26-1198} ........... Commentaires sur la Physique, le Michel Scot, de l'arabe, Début_du xure siècle.

De Caelo et Mundo, le De Anima et d'autres œuvres d'ARISTOTE.

LBONARD FIBONACCI DE PISE ... . ]Liber Abaci (premier exposé corn-/Utilisation de connaissances ara·)1202. plet de la numération indienne). hes.

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Page 19: Histoire Des Sciences - De Saint Augustin a Galilee - Tome1

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AuTEURs

TABLEAU I (suite)

ŒUVRES TRADUCTEURS EN LATIN

ET LANGUE DE L'ORIGINAL TRADUIT

III. - Sources grecques à dater de 1000 environ

LIEU ET DATE DE LA TRADUCTION

EN LATIN

HIPPOCRATE et SOD école (ve-lYe siècle av. J.-C.) •.......•• . \Aphorismes. Burgundio de Pise, du grec. lxne siècle.

Divers traités. Gérard de Crémone et d'autres, Tolède, xne siècle. de l'arabe.

Guillaume de Moerbeke, du Après 1260. grec.

ARISTOTE (384-322 av. J.-c.) .... . \LesSecondsAnalytiques (partie dela Deux traductions du grec. Logica nova). De l'arabe.

XIJ<l siècle. Tolède, XII<l siècle. Sicile, vers 1156. XII" siècle.

Meteorologica (!iv; IV). Henri Aristippe, du grec. Physica, De Generatione et Corrup· Du grec.

tione, Parva Naturalia, Metaphy­sica (4 premiers livres), De Anima

ARISTOTE (384-322 av. J.-C.) ... . jMeteorologica (liv. 1-III), Physica,jGérard de Crémone, de l'arabe.fTolède, xue siècle. De Caelo et Mundo, De Genera-liane et Corruptione.

De Animalibus (Historia Anima-[Michel Scot, de l'arabe. lium, De partibus animalium, De generalione animalium traduits en arabe, en 19 livres, par EL-

Espagne, vers 1217-1220.

BATRIC, IX<l siècle). Presque totalité des œuvres. Guillaume de Moerbeke, tra-IVers 1260-71.

ductions nouvelles ou révi- ' sées, du grec.

EucLIDE vers (330-260 av. J.-C.).]Eléments (15 livres, 13 ques).

authenti-IAdélard de Bath, de l'arabe. Début du XII" siècle. Hermann de Carinthie, de xue siècle.

l'arabe.

Optique et Catoptrique.

Optique. Daia.

Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xue siècle. Révisions diverses; révision par Vers 1254.

Jean Campanus de Novara de la traduction d'Adélard.

Du grec. \Vers 1254, Sicile, pro-bablement,

De l'arabe. Du Q:r~c ..

APOLLONIUS {~~;: si~~ie '~v . .r.·-c.,-: rb;~i.ca. - r~eut--être Gérard· d6 ~"C;;é~one, lt-;;~-~i~- -de l'arabe.

(Il ne reste aujourd'hui qu'un court fragment du Livre I, qui sert d'introduction au De Spe­culis Comburenlibus d'Alha­zen; mais le Livre II était connu dEi Witelo, au XIII<l siè­cle.)

ARCHIMÈDE (287-212 av. J.-C.) . . /De Mensura Circuli. Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, X.u<J siècle. Œuvres complètes (sauf l'Arénaire, Guillaume de Moerbeke, du 1269.

le Lemmata, et la Méthode). grec. De lis quae in Humido Vehuntur Guillaume de Moerbeke, du 1269.

(des corps flottants). grec. DwcLEs (n<l siècle av. J.-C.) ... ·iDe Specul.is Comburentibus. 9'érard de Crémone, de l'arabe. Tolède, XU<l siècle. HÉRON n'ALEXANDRIE (I<lrsiècle av.

J.-C.) ....................... Pneumatica. Du grec. Sicile, xu<J siècle. du)Après 1260. Catoptrica (attribuée

au Moyen Age). à PTOLÉMÉEIGuillaume de Moerbeke,

grec. PSEUDO-ARISTOTE ............. . 1Mechanica. Du grec. Début du xm<J siècle.

du) Sicile, vers 1260.

PsEUDo-EuCLIDE .............. .

GALIEN (129-200) , , . , , ..... , ... ,

Problemata. Barthélémy de Messine, grec.

De Plantis ou De Vegetabilibus (au- Alfred de Sareshel, de l'arabe.IEspagne, probable-jourd'hui attribué à Nicolas DE ment avant 1200. DAMAS, I<lr siècle av. J.-C.).

Liber Euclidis de Ponderoso et Levi De l'arabe~ (statique).

xn<l siècle.

Divers traités. Divers traités.

Burgundio de Pise, du grec. Vers 1185.

PTOLÉMÉE

Divers traités. Traités d'anatomie.

(u" siècle a p. J.-C.) .. . IAtmagesle.

Gérard de Crémone et autres, Tolède, xne siècle. de l'arabe.

Guillaume de Moerbeke, du grec. 1277. xxve siècle.

Du grec. Sicile, vers 1160.

Optique. Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, 1175. Eugène de Palerme, de l'arabe. Vers 1154. ALEXANDRE n'APHRODISE (fior. Vers

193-217 ap. J.-C.) ...•....... Commentaire sur la Meteorologica. Guillaume de Moerbeke, du grec. xm<J siècle. De Motu et Tempore. Gérard de Crémone, de l'arabe. Tolède, xne siècle.

SIMPLICIUS (vt" siècle ap. J .-C.) .. Partie du commentaire sur De Caelo Robert Grosseteste, du grec. XUI<l siècle. el Mundo.

Commentaire sur la Physique. Du grec. XIII<) siècle. Commentaire sur De Caelo el Mundo. Guillaume de Moerbeke, du grec. 1271.

PnocLus (410-85 apr. J.-C.) .... , .)Physica Elementa (De Motu). Du grec. Sicile, XJI<l siècle.

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38 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL~E

traductions dues à des écrivains comme al-Kwârizm!, al-Battân! (mort en 929) et al-Farghâni (Ix• siècle), mais ces auteurs n'avaient en réalité rien ajouté de nouveau aux principes sur lesquels était fondé le système astronomique de Ptolémée. Au xne siècle, al-Bitrftji, connu en latin sous le nom d'Alpetragius, fit revivre l'œuvre astronomique d'Aristote, bien qu'ici encore l'Arabe ne marquât guère de progrès sur le Grec. Ce que firent les Arabes, c'est de pe_rfectionner les instruments d'observation et d'établir des tables toujours plus exactes à des fins tant astrologiques que maritimes. Les plus célèbres de celles-ci furent élaborées en Espague qui, entre l'époque de l'édition des Tables Tolédanes, ou Canones Azarchelis, par al-Zarqâl! (mort vers 1087) et leur remplacement sous la direction du roi Alphonse le Sage (mort en 1284) par d'autres réalisées dans la même ville, avait été un centre d'observation astronomique. Le méridien de Tolède servit longtemps de base aux calculs pour l'Occident, et les Tables Alphonsines demeurèrent en vogue jusqu'au xvie siècle.

Le second groupe de données transmises à l'Occident à partir d'œuvres grecques par l'intermédiaire de traductions et de commentaires arabes était d'ordre médical, et à cela les savants arabes, sans en modifier considérablement les principes fonda~ mentaux, ajoutèrent certaines observations précieuses. La plu~ part des données provenaient d'Hippocrate et de Galien et furent enchâssées dans les encyclopédies d'Haly Abbas (mort en 994), d'Avicenne (980-1037) et de Rhazès (mort vers 924) (1), mais les Arabes se montrèrent capables d'ajouter quelques minéraux nouveaux, tels que le mercure, et un certain nombre d'autres médicaments à la materia medica surtout végétale des Grecs, et Rhazès fut en mesure d'apporter sa contribution personnelle sous forme d'observations originales comme dans son diagnostic de la petite vérole et de la rougeole.

La contribution originale des Arabes fut plus importante dans l'étude de l'optique et de la perspective, car si les œuvres d'Euclide, Héron et Ptolémée avaient abordé ce sujet, al-Kindl (mort vers 873) et Alhazen (vers. 955-1039) firent de grands progrès sur ce que les Grecs avaient connu. Entre a.utres choses,

(1) Cf. le Prologue des Contes de Canterbury, de Chaucer (v. 429~35). Il connaissait le vieil Esculapius, Dioscoride, et puis aussi Rufus, Hippocrates, Razis el Galien, Serapius, Haly, Damascien, Averrois, Avicen, Constantin, Et Gatesden, Bernard et Gilberlyn.

(Trad. Emile Legouis, Geoffroi Chaucer, op. cit.)

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PROPAGATION DE LA SCIENCE GR!l:CO-ARABE 39

Alhazen traite des miroirs sphériques et paraboliques, de la chambre nmre, des lentilles et de la vision.

En ce qui concerne les mathématiques les Arabes ont tra~smis à l'Occident chrétien une somme de c~nnaissances de la plus haute -:":aleur, dont les Gre?s n'avaient pas disposé, bien qu'en la mahere les Arabes ·ne sOient pas venus apporter de contribu­tion. originale, mais n'avaient fait que donner une plus large audience au développement qui avait eu lieu en Inde dans la pensée mathématique. A la différence des Grecs les Indiens ~'av~ient pas tant ~ével?~Pé 1~ g~ométrie que l'arï'thmétique et l algebr~. Les mathematlmens mdiens, dont les plus importants lurent Aryabhata (né en 47o ap. J.-C.), Brahmagupta (né en 598 ap. J.-C.) et plus tard Bhâskara (né en 1114) avaient élaboré un système de numération dans lequel la valeur d'un chiffre était. fonction .de sa posi~ion ; il~ connaissaient l'usage· du zéro, savaient. extraire les raCines carrées et cubiques, -comprenaient les fractwns, les problèmes d'intérêts la sommation en séries ar~t~métiq~es .et gé?n;é~riques, la résol~tion des équations déter­mme~s e.t mdeter:m,Inees des 1er et 2e degrés, les permutations et ?o.mbinat~ons et d'a.utres o~érations d'arithmétique et d'algèbre el~mentatres. Ils. developperent aussi la technique trigonomé­trique pour expnmer le mouvement des astres, et introduisirent les tables trigonométriques de sinus.

En mathématiques, l'idée la plus importante que les Arabes eussent apprise des Indiens était leur système de numération et l'adopt~on de ?e système: par le monde chrétien marque u~ des grand~ progre_s de la sCience européenne. Le grand mérite de ce sY:steme, qm sert de base au système moderne, était qu'il contenait le symbole du zéro et que tout nombre pouvait être représenté simplement en disposant des chiffres en ordre la valeur d'un _chiffr~ étant indiquée par sa distance à partir de ~éro ou du premier chiffre à gauche. Cela offrait des avantages consi­dérables par rapport à l'encombrant système romain. Dans le système que les Arabes aYaient appris des Indiens les trois premiers n?mbr~s étaient représentés respectivement par un, deux et troiS traits, après quoi 4, 5, 6, 7, 9, et peut-être 8 étaient probablement dérivés des initiales des mots représentant ces nombres en langue indienne. Les Arabes avaient eu connaissance de ce système chez les Indiens avec lesquels ils entretenaient des relations commerciales considérables, dès le vnre siècle, et on trouve un exposé complet de ce système par al~Kwârizmt au Ixe si~?le. Une cotruptio~ de son nom a désigné ce système lorsqu 1! fut connu en !atm sous le vocable d' " algorithme ».

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40 DE SAINT AUGUSTIN A GALILll:E

La numération indienne pénétra peu à peu en Europe occi­dentale à partir du xn• siècle. Il est symptomatique des fins pratiques recherchées par les mathématiciens qu'al-Kwârizmt, dont l'ouvrage sur l'algèbre fut traduit par Adélard de Bath, ait dit lui-même (d'après la traduction de F. Rosen dans son édition : The Algebra of Mohammed ben Musa, [l'Algèbre de M. b. M.] Londres, 1831, p. 3) qu'il avait limité ses activités

... à ce qui était le plus facile et le plus utile en arithmétique, ce dont les hommes ont un besoin constant en cas d'héritage, de legs, de partage, de procès et de commerce, et dans tous leurs rapports avec autrui, ou dans les questions de mesure de terrains, de tracé de canaux, de calculs géométriques et autres objets de sortes et espèces diverses.

Plus tard dans le même siècle, Rabbi ben Ezra, juif espagnol d'origine, donna une explication complète du système arabe de numération, et en particulier de l'emploi du symbole « 0 ». Gérard de Crémone appuya son exposé. Mais ce n'est qu'au xrne siècle que la connaissance de ce système se répandit large­ment. Ceci était dû pour une grande part à l'œuvre de Leonardo Fibonacci, ou Léonard de Pise (mort après 1240). Le père de Le.onardo était un négociant de Pise qui fut envoyé à BoUgie, en Barbarie, pour y diriger une usine ; et c'est là que Leonardo semble avoir appris beaucoup de choses sur la valeur pratique des chiffres indiens ou arabes et sur les écrits d'al-Kwârizmt. En 1202, il publia son Liber Abaci dans lequel, malgré son titre, il expliquait complètement l'emploi de la numération arabe. Il ne s'intéressait pas personnellement à l'arithmétique commer­ciale, et son œuvre était hautement théorique, mais après lui, l'usage se répandit chez les commerçants italiens d'adopter pro­gressivement le système arabe, ou indien de numération.

Au cours des xrue et xrve siècles, la connaissance. du système arabe de numération se répand en Occident grâce aux almanachs et calendriers populaires. Comme la date de Pâques et des autres fêtes ecclésiastiques avait une grande importance dans toutes les institutions religieuses, il existait d'ordinaire un almanach ou un calendrier dans ces établissements. Un calendrier en. langue populaire avait été publié en France dès 1116, et les calendriers islandais remontent à la même époque environ. En Occid.ent, cette connaissance fut renforcée par des exposés populair'es du nouveau ·système dus à des mathématiciens tels qu'Alexandre de Villedieu, et John Holywood ou, comme on l'appelait, Sacrobosco, et même dans un traité de chirurgie par Henri de Mondeville. Vers le milieu du .xm• siècle, deux

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PROPAGATION DE LA SCIENCE GRÉCO-ARABE 41

mathématiciens grecs expliquaient le système à Byzance. Les chiffres indie:O.s ne supplantèrent pas immédiatement les chiffres romains, qui demeurèrent jusqu'au milieu du xvre siècle, large­ment utilisés en dehors de l'Italie, mais vers l'an 1400 le système arabe était bien connu et généralement compris, tout au moins parmi les personnes cultivées.

* • * Le domaine dans lequel les Arabes · ont contribué d'une l

façon très importante et très originale à l'histoire de la scienc·e européenne est celui de l'alchimie, de la magie et de l'astrologie ; et cela est dû en partie à la façon différente qu'ils avaient d'obser­ver les problèmes du monde naturel et qui était caractéristique d'une tradition puissante de la pensée arabe. Dans cette tradition, la question primordiale n'était pas quels aspects de la nature of" fraient l'illustration la plus vivante des desseins moraux de Dieu ni quelles étaient les causes naturelles qui fournissaient un~ explication rationnelle des faits décrits dans la Bible ou observés dans le monde de 'l'expérience quotidienne, mais quelles connais~ sances leur donnerait la domination de la nature. Les chercheurS voulai_ent trouver « l'Élixir de longue vie, la Pierre philosophale, le Tahsman,·la Formule de puissance, et les propriétés magiques des plantes et des minéraux », et la réponse à leurs questions était l'alchimie. C'est en partie le désir de partager ce pouvoir magique J légendaire qui décida du voyage des premi-ers traducteurs de l'Occident chrétien vers des centres de science arabe comme Tolède ou la Sicile. Certains érudits croyaient que les ·Grecs anciens avaient possédé une telle science,·et l'avaient dissimulée dans des écrits hermétiques et des symboles alchimiques.

Les œuvres rédigées en latin avant le xue siècle n'étaient aucunement exemptes de magie et d'astrologie (v. ci-dessus,. pp. 16-17), mais parmi les Arabes et les écrivains latins qui subirent leur influence après le xne siècle, la magie et l'astrologie fructifièrent énormément. On ne traçait pas de nette démarcation ~~ entre les sciences de la nature et la magie ou l'occultisme, car on reconnaissait les causes physiques et occultes comme également capables d'engendrer les phénomènes physiques. Ce point de vue ' apparaît clairement exprimé par al-Kindt, le néoplatonicien arabe .J

du rxe siècle, dans son ouvrage Des· rayons stellaires, ou Théorie de l'art magique. Les étoiles et les objets terrestres, et aussi l'esprit humain, par la puissance de mots convenablement exprimés, exercent une « influence » au moyen de rayons dont la cause

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42 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL!l:E

dernière est l'harmonie céleste. On supposait que les effets de ces rayons variaient avec les configurations des astres. La « vertu céleste n était reconnue comme cause par presque tous les écrivains latins du xrne siècle, et l'on a diversement inter­prété la célèbre discussion de l'ancienne théorie de la << multi­plication des espèces » par Roger Bacon, tantôt cpmme une contribution à la physique, tantôt comme un exposé de la propa­gation rectiligne des influences astrales. Les « prodiges ))' quand ils n'étaient pas l'œuvre des démons, et par conséquent mauvais, pouvaient être produits par des vertus occultes résidant en certains objets de la nature, c'est-à-dire par une << magie natu­relle ll. Un certain nombre de naturalistes scolastiques, Guillaume d'Auvergne, Albert le Grand et Roger Bacon, maintenaient cette distinction en magie néfaste et naturelle. La découverte des vertus occultes était un des objets principaux de nombreux expérimentateurs du Moyen Age. Les alchimistes aspiraient à la transmutation des métaux, à prolonger la vie humaine, peut-être à conquérir asSez de pouvoir sur la nature pour découvrir le nom· des responsables de vol ou d'arlultère.

( Jusqu'au cœur du xvie siècle, le lien entre la magie et un l côté de l'expérimentation demeure étroit. Au xvne siècle,

l'évêque Wilkins, l'un des fondateurs de la Société royale de Grande-Bretagne, devait inclure, dans un ouvrage sur la méca­nique intitulé Mathema!icall Magick, le transport dans les airs par les oiseaux et les sorcières parmi les méthodes reconnues de transport humain. Cependant, même au XIIIe siècle, en Occident chrétien, de nombreux philosophes de la nature se montrèrent capables d'exclure en grande partie la magie de leur œuvre. Parmi ces observateurs et expérimentateurs, Albert le Grand, Pierre de Maricourt [Petrus Peregrinus] et Ru fin us en sont des exemples. Chez Roger Bacon (vers 1214-92), si le désir de dominer la n·ature était l'objet de sa science, celui-ci tout autant que sa croyance aux vertus occultes des herbes et des pierres, provenait. des ambitions et des hypothèses de la magie; et malgré cela il mit au point une conception de l'expé­rience scientifique qui était peut-être le premier exposé explicite d'une conception pratique des buts de la science. Avec lui le génie pratique de l'Europe commençait à trsnsformer la magie des Mille et une nuits en réalisations de la science appliquée.

Dans son Opus Tertium, chapitre 12, après avoir discuté de l'alchi.mie spéculative, Roger Bacon poursuit ainsi :

Mais il y a une autre alchimie, technique et pratique, qui enseigne à fabriquer les métaux nobles et les couleurs et bien d'autres choses, mieux

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et en plus grande abondance par l'art qu'ils ne sont faits dans la nature. Et cette sorte de science est plus grande que toutes celles qui précèdent parce qu'elle produit de plus grands biens. Car,. non seulement elle peut donner la richesse et bien d'autres choses pour- le hien public, mais encore elle enseigne à découvrir des choses capables de prolonger la vie humaine pour des périodes bien plus longues que la nature ne le peut accomplir... C'est pourquoi cette science a des utilités particulières de cette nature; tandis que ·néanmoins elle confirme par ses œuvres l'alchimie théorique.

Dans sa conception de ce que la science pouvait utilement réaliser, Roger Bacon avait la perspective commune à son siècle ; l'avenir se lirait avec plus d'exactitude que dans les astres ; l'Église l'emporterait sur l'Antéchrist et les Tartares. La valeur finale de la science était d'être au service de l'Église de Dieu, communauté des croyants ; protéger la chrétienté grâce à son empire sur la nature et aider l'Église dans son œuvre d'évangé­lisation de l'humanité en conduisant l'esprit, par la vérité scien­tifique, à la contemplation du Créateur déjà révélé dans la théo­logie, contemplation où toute vérité était une. Mais dans sa conception de l'usage immédiat de la science, il avait la perspec­tive du xixe siècle :

« Ensuite » - dit-il à propos de l'agriculture dans son Communia Naluralium-

vient la scienCe particulière de la nature des plantes et de tous les animaux, à l'exception de l'homme qui, en raison de sa noblesse, relève d'une science spéciale appelée médecine. Mais d'abord, dans l'ordre de l'enseignement, vient la science des animaux, qui précèdent l'homme et sont nécessaireS à son usage. Cette science descend d'abord à la considé­ration de toutes les espèces de sol et des productions de la. terre, en distinguant quatre espèces de sol, selon leurs récoltes; l'un est celui oû. l'on sème le blé et les légumes ; un autre est couvert de bois, un autre de pâturages et de bruyères ; un autre est la terre à jardin où sont cultivés les arbres et les végétaux, les herbes et les racines, autant pour la nourriture que pour la médecine. Or cette science s'étend à l'étude complète de tous les végétaux, dont la connaissance est fort imparfai· tement ,donnée dans le traité d'Aristote De- Vegetabilibus; et c'est pourquoi il est nécessaire d'avoir une science spéciale et suffisante des plantes qui devrait être envisagée dans les livres sur" l'agriculture. Mais, comme l'agriculture ne peut se poursuivre sans une abondance d'animaux domestiques ; comme l'utilité des différents sols, tels que forêtS, _pâtu­rages et landes, ne peut se Comprendre sinon pour nourrir les animaux sauvages ; comme le plaisir de l'homme ne peut être suffisamment rehaussé, sans de tels animaux ; il s'ensuit que cette science s'étend à l'étude de tous les ·animaux.

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Bacon n'a pas développé cette étude des siences, mais le jugement qu'il porte sur l'utilité virtuelle de ces études ~st clair. Les prophéties sur les sous-marins et l'automobile dans I'Epistola de Secreiis Operibus, chapitre 4, sont bien connues et fournissent un aUtre exemple de la tournure extrêmement pratique qu'il donnait aux études scientifiques.

On peut réaliser pour la navigation, des machines sans rameurs, si bien que les plus grands navires sur les rivières ou les mers seront mus par un seul homme, disposant d'une vitesse plus grande que s'ils étaient remplis d'hommes. On peut également construire des voitures telles que sans animaux elles se déplaceront avec une rapidité incroyable; tels, pensons-nous, étaient les chars armés de faux avec lesquels combat~ taient les hommes d'autrefois. On peut aussi construire des machines volantes de sorte qu'un homme assis au milieu de la machine fait tourner un moteur actionnant des ailes artificielles qui battent l'air comme un oiseau en vol. Également une machine, de petites dimensions, pour élever et abaisser des poids énormes, d'une utilité sans égale en cas d'urgence. Car, avec une machine de trois doigts de haut et de large, et de dimensions moindres, un homme pourrait se libérer, lui et ses amis, de tout danger d'emprisonnement et s'élever et descendre. On peut aussi réaliser aisément une machine avec laquelle un homme peut- en attirer à lui un millier d'autres par la violence et contre leur volonté, et attirer d'autres choses de la même façon. On peut aussi f;iliriquer des machines pour marcher dans la mer et les cours d'eau, même jusqu'au fond, sans danger. Car Alexandre le Grand, comme le raconte Ethicus l'astronome, employa une telle machine afin de voir les secrets de la mer. Ces machines ont été construites dans l'antiquité, et elles ont certai­nement été réalisées de notre temps, sauf peut-être la machine volante, que je n'ai pas vue et je ne connais personne qui l'ait vue, mais je sais un expert qui a mis au point la façon d'en fabriquer une. Et l'on peut réaliser de telles choses presque sans limites, par exemple des ponts jetés par-dessus des cours d'eau sans fils ni supports, et des mécanismes, et des engins inouïs.

Bacon propose également de façon instante la réforme du calendrier, comme l'avait fait son maître Robert Grosse:teste, et il décrit_ comment cela peut être réalisé, bien qu'en fait ses suggestions aient dû attendre 1582 pour être mises en pratique. Vers la fin du Moyen Age cependant, la connaissance scientifique~ distincte du simple empirisme technique, a conduit à des progrès dans la construction et la chirurgie et à l'invention des lunettes, encore _que la domination pratique de la nature qu'avaient recherchée les Arabes par la magie ne dût pas se rêaliser avant bien de~ siècles.

r Parmi toutes les contributions de la science gréco-arabe au

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progrès de l'Occident chrétien, l'influence la plus grande était due au fait que les œuvres d'Aristote, de Ptolémée et de Galien constituaient un système rationnel complet pour expliquer l'en-. semble de l'univers en fonction de causes natUrelles. Le système d'Aristote comportait autre chose que des « sciences naturelles » telles qu'on les entend au xx• siècle. C'était une philosophie complète embrassant toute l'existence, depuis la « matière première » jusqu'à Dieu. Mais préciséme.nt ·parce qu'il était complet, le système aristotélicien a suscité une grande opposition dans le monde occidental chrétien où les savants possédaient déjà un système d'une ampleur ~gale, fondé sur les faits révélés de la religion chrétienne.

En outre, certaines théories d'Aristote étaient elles-mêmesj en cOn_tradiction formelle avec l'enseignement du christianisme. Il ~oubent, par exemple, que le monde est éternel, et ceci s'oppose évidemment à la conception chrétienne du Dieu créateur. Ses opinions étaient doublement suspectes, car elles parvenaient en. Occident acc9mpagnées de commentaires arabes qui insis­taient sur leur. caractère résolument déterministe. L'interpré­t~tion ara~e. d'Aristot.e était fortement teintée par la conception neo-platommenne selon laquelle la chaîne de l'existence s'étend à la matière première en passant par la nature inanimée et ani­~é~, _l'homme, les anges et les intelligences jusqu'à Dieu q.ui est 1 or1gme de tout. Lorsque les commentateurs comme al-Kindt ~ al-Fârâbi, Avicenne et surtout Averroès (1126-98) empruntèrent .J

l'idée de création à la religion musulmane pour l'introduire dans le système d'Aristote, ils interprétèrent cette idée d'une manière qui déniait le libre arbitre non seulement à l'homme, mais encore à. Dieu lui-même. Selon eux, le monde avait été créé non pas directement par Dieu, mais par une hiérarchie de causes néces­saires commençant à Dieu puis descendant par les diverses intelligences qui commandaient le mouvement des sphères célestes jusqu'à ce que l'Intelligence directrice de la sphère de la lune fit naître un Intellect agent séparé, commun à tous leS hommes, et seule cause de leurs connaissances. La forme de l'âme humaine existait déjà dans cet Intellect agent avant la création de l'homme, et, après la mort, chaque âme humaine allait se fondre à nouveau en lui. Au ceritre de l'univers à l'in­térieur de la sphère de la lune, c'est-à-dire dans la régio~ sublu­naire, étaient engendrés une matière fondamentale .commune materia prima, et, ensuite, les quatre éléments. Sous l'influenc~ des sphères célestes, ces quatre éléments donnaient naissance aux plantes, aux animaux, et à l'homme lui-même.

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( Plusieurs points de ce système étaient entièrement inaccep-tables pour les philosophes occidentaux du xm• siècle. Il niait l'immortalité de l'âme humaine individuelle. Il niait le libre­arbitre de l'homme et donnait libre carrière à l'interprétation de tout le comportement humain selon l'astrologie. II était d'un déterminisme rigide, niant que Dieu ait pu agir de façon autre

l que celle qu'indiquait Aristote. Aux penseurs chrétiens ce déterminisme était rendu encore plus détestable par l'attitude des commentateurs arabes et en particulier d'Averroès, qui déclarait :

La doctrine d'Aristote est la somme de vérité parce qu'il était au faite de toute intelligence humaine. Aussi convient-il de dire qu'il fut créé et nous fut donné par la Divine Providence, afin que nous sachions ce qu'il est possible de savoir.

Ici; il faut faire la part de l'exagération orientale, mais ce point de vue finit par être caractéristique des disciples latins d'Averroès. Pour eux, le monde émanait de Dieu, comme Aris­tote l'avait décrit, et nul autre système d'explication n'était possible.

( Et l'extrême rationalisme théologique de cette interprétation ne faisait pas violence à la pensée propre d'Aristote. Celui-ci fondait toute sa conception de l'étude des sciences de la nature et de la métaphysique sur l'affirmation qu'il est possible de découvrir par la raison l'essence des choses et de Dieu, cause des

i régularités observées dans le monde. Le point de vue de Platon '·était le même, encore qu'il différât à la fois des procédés de la

raison qui_entraient en jeu, et sur la nature des essences décou­vertes. Dans le brillant tour de force que l'on trouve au livre II, chapitre 3 du De Caelo, Aristote donnait tout le soutien possible à l'interprétation averroïste de sa cosmologie. Il s'y met en devoir de prouver ·que son système n'est pas vrai en fait, mais vrai nécessairement, car seul il s'ensuit de l'essence découverte et de la perfection de Dieu. Toutes les choses, argumente-t-il, existent pour les fins qu'elles servent et la perfection vers laquelle elles tendent. L'activité de Dieu est éternelle, et il doit par conséquent en être de même du mouvement du ciel, qui est un corps divin.

« C'est pour cela que le ciel est pourvu d'un corps circulaire, dont la nature est de toujours se mouvoir en cercle ... ; et la terre est nécessaire parce que le mouvement éternel dans un corps nécessite le repos éternel dans un autre. » _

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De même il prétend que tout le monde réel est nécessaire­ment tel qu'ille décrit et l'explique, et ne peut, suivant la nature des choses, être autrement.

~a _situati.on à la~uelle on abouti~ au xm• ûècle, à prop.os l ,de, l ar_Istotehsme, n etait .P~S en faxt la première expérience qu avaient les penseurs chretiens de la rencontre entre le rationa·­Iisme grec et la révélation chrétienne. Après d'amples discussions tant ~ar les Pèr~s grecs que par les Pères latins, c'est l'analys~ par samt Au~ustm du ra~port entre la raison et la foi qui a établi le pomt de depart du traitement de ce problème dans l'Occident m.éd~éval. Dans un passage connu des Confessions, saint Augustin decnt comment, dans sa jeunesse, il a commencé en suivant la métho~e de . 1~ .P.h~losop~ie . grecque, à chercher par la raison seule lintelhgibihte de 1 existence, et comment sa conversion l'a c?ndu~t _à croire que .1~ foi chrétienne lui a permis de saisir ~ela Im.mediateme~t. Mais Il affirme, de façon insistante, qu'il est Impossibl~ de crOire. qu~lque cho_se que l'on ne comprend pas, et que pretend,re c::mre a la do?t?ne chrétienne sans aspirer à la co;mprendre,. c e~t ~gnorer la ven table fin de la croyance. Ainsi, s~mt August.In aJoute le contenu de la révélation à celui de l'expé­nence constituant le monde donné, les données dont le philo-

. sophe chrétien doit s'efforcer d'élucider la nature et les rapports par une investigation rationnelle.

Le problème le plus évident, et le plus chargé d'influence auq~el ce programme donnait naissance, était le rapport qu'ii fallait comprendre entre les deux sources de données la révélation et, l'expérien~e, l'Écritu_re et la science. C'est 'le problème qu aborde saint Augustin dans son commentaire De Genesi ad Litteram, do.nt .Galilée devait ~xposer les méthodes d'exégèse. Partant du prmmpe fondamental que la vérité est cohérente saint Augustin écarte a priori toute contradiction réelle entre le~ données de la révélation, vraie par définition· à la lumière de sa source,, et les données également vraies de l'observation et du raisonneme_nt vérita~le. Lorsqu'il. y a contradiction appa­rente, cela dmt provemr de notre Incompréhension des sehs­véritables des jugements qui s'opposent, et ceux-ci, déclare-t-il ne peuvent être les sens littéraux, que ce soit dans I'Écritur~ ou dans la science. Le -problème d'interprétation qui se posait de cette façon donna lieu tout d'abord au conflit entre la cosmo-­l~gie hébraïque de l'Écriture, avec sa terre plate et sa voûte celeste, et le globe et les sphères des astronomes grecs. En s'~ttaquant à de telles questions saint Augustin insiste pour faire la distmcbon entre le but avant tout moral et spirituel de

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48 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

l'Écriture et ses allusions accidenteÜes au monde phys~que. Et il est d'accord avec saint Jérôme pour dire que celles-CI ont été faites selon le jugement de leur temps, et no':' selon l.a v~rité littérale. Bien qu'il ne soit aucunemei~.t physiCien lu;-me~e, saint Augustin manifeste dans ses écrits une comprehension visible en astronomie et en d'autres sciences, avec lesquelles il invite ses frères en christianisme à se familiariser. Lorsque ceux-ci discuteraient de questions relatives à la nature, la forme et le mouvement des cieux ou de la terre, les éléments, la -nature des animaux, des plantes et des minéraux, saint Augustin était particulièrement désireux qu'ils ne missent p~s _en dange~ l' accep­tation des doctrines fondamentales de la rehgwn en fmsant des déclarations absurdes, prétendûment en accord ave.c les ouvrages chrétiens, au sujet de questions dont seule la science _de la natu~e pouvait convenablement décider. Il est certain que sar~.t Augusti!l aimait trouver confirmation de l'Écriture danS la cSClence, maiS sa ligne de conduite était de sauver l'Écriture de l'apparente réfutation par l'observation et la raison, .et d'abandonner les questions purement naturelles à l'investigation scientifique.

l u Dans les points obscurs et éloignés de notre vue, écrit~Ü, au livre I, chapitre 18 du De Genesi ad Litteram, s'il nous arrive de r~ncontrer dans les Saintes Écritures quelque chose qui, à l'égard de la f01 dans laquelle nous baignons, soit susceptible de plusieurs sens, nous ne devons pas, en nous précipitant obstinément, nous engager envers tel ou tel de ces sens, de sorte que lorsque la vérité sera peut~être plus profon~ dément étudiée, il lui arrivera à juste titre de tomber par terre, et nous avec lui. »

Galilée devait citer ce passage, en invitant ses contemporains à la même conduite raisonnable, mais l'histoire de ce. problème, en particulier lorsqu'il entra en contact avec l'aristotélism~ médiéval jusqu'à l'époque de Galilée lui-même, montre que .si une telle conduite peut contribuer à réduire la zone du conflit, elle ne fournit certainement pas automatiquement de réponse à toutes les questions qui se posent entre les cosmologies de la

, raison et de la révélation. Comme il croyait à l'importance primordiale de l'apostolat chrétien, saint Augusti~ continua pour sa part d'affirmer inébranlable~ent au cha]ntre 21 d~ De Genesi ad Litleram que si les philosophes enseignent qu01 que ce soit qui soit

c en contradiction· avec nos Écritures, c'est-à-dire avec la foi catho­lique nous pourrons sans aucun doute croire que cela est entièrement faux' et nous pourrons, par un moyen ou un autre, le démontrer ».

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C'est la recherche des moyens de trouver un accommodement l en~re la ph_ilo.sophie aristotélicienne et la théologie chrétienne 9m. a donne heu a:ux dév_eloppements et aux critiques les plus Interessants, en philosophie et dans la conception de la science au~ xr!re et xrve ~iècles. Après quelque~ embarras et quelque~ hésitations, au debut, trms grandes hgnes de conduite ont co~menc~ à se dégager. La première est celle des Averroïstes latms, q~1 ont pris position sur la vérité rationnelle irréfutable de la philosophie aristotélicienne, et accepté, en conséquence que la théologie chrétienne soit irrationnelle ou même contrair~ à la vérité. II n'y a guère de dou~e, semble-t-il, qu'un homme co':'me ~ean de Jandu~ (mort ~n 1328) ait été en fait incroyant, mms qu Il ait diSSimule cette mcroyance sous une ironie appa­rentée ~ eelle de Voltaire. Également dangereuse pour la théolo­gie chr~benne et la science empirique, c'est la doctrine chrétienne de la hberté abs.olue de la volonté diVine, qui a servi de base à la crihqu.e din~ee contre le rationalisme averroïste, encore que cette cn~Iq;u_e fut ~ené~ au mo_r~~ d'ar?uments logiques relatifs à la possibilité qu Il y mt des verites ratiOnnelles nécessaires dans le m~nd~. Une attitude modér_ée, c~~me celle de Thomas d'Aquin, consistait à admettre la ratwnahté de la science mais à nier que ,.l'on pût d.écouvrir aucune n_écessité en Dieu: La position extreme des defenseurs de la f01 est apparue au XIve siècle par exemple, où Guillaume d'Ockham élimina la menace de l~ raison en niant entièrement la rationalité du monde, et rédqisit son ordonnance à une dépendance de fait de la volonté impéné­trable de Dieu.

, ~e xnre siè?le a_ssista d: ~bord à la c?ndamnation catégorique d Anstote, ma1s des le m1heu de ce siècle on le reconnaissait comme le .plu~.,importan~ des philosophe~. En 1210, à Paris J ~ qm avait deJa remplace Chartres comme le plus grand centre Intellectuel de France à la fin du xue siècle - le Conseil ecclé­si~stiq~~ . provincial interdit l'enseignement des conceptions ar1stotehC1ennes de la. philosophie de la nature ou de leurs commentaires. En 12!5, fut publié un décret semblable contre ses œ.~vres de métaphysique et de physique ; ceci n'en interdisait pas 1 etude personnelle, et ne s'appliquait qu'à Paris ; en fait, des cours sur ces œuvres furent annoncés à l'Université de T~ulouse. _D'autres interdictions suivirent, mais sans que leur mise en vigueur fût possible. En 1231, le pape Grégoire IX n~mma une commiSSIOn pour opérer la révision des œuvres de scwnces naturelles et, en 1260, Guillaume de Moerbecke entreprit sa traductwn du grec. Des professeurs éminents comme Albert

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l"'l'28'U) et son élève Thomas d'Aquin (1225-74) des œuvres d'Aristote, et, en 1255, la

de Paris inscrivait ses œuvres métaphysiques l~s plus importantes au programme des examens.

« nouvel Aristote n fit sa première entrée sans d'c>pp,ositio'n officielle. Les conférences sur les nouveaux.

de et de physique avaient commencé dès la 'iîi-errtièr·e décade du xiiie siècle, mais c'est l'influence vivifiante

philosophe et d'un professeur, Robert Grosseteste (vers 1168-1253), qui affermit réellement l'intérêt durable de l'Oxford médiévale pour la science nouvelle, les mathématiques et la logique, non moins que pour les langues et les études bibliques. Comme Magister Scholarum ou chancelier de l'Université en 1214, charge qu'il fut peut-être le premier à occ_u per, comme Conféren­cier auprès de la maison franciscaine d'Oxford, et, à dater de 1235., comme évêque de Lincoln, diocèse flont dépendait Oxford, Grosseteste demeura l'honneur et le guide principal de l'Uni­versité dans ses premières années (cf. plus loin, pp. 223, et suiv.).

Pendant tout le Moyen Age il y eut diverses écoles de pensée au sujet du système de l'univers aristotélicien._ Au- -xi ne siècle, à Oxford, les Franciscains qui avaient tendance à rester fidè~es aux traits principaux de l'Augustinisme (la théorie de la connais­sance et des universaux), acceptèrent certaines additions aris­totéliciennes importantes dans l'explication de phénomènes naturels comme le mouvement des astres, mais souvent ils étaient hostiles à l'influence d'Aristote en général. A la même époque se manifeste à Oxford un intérêt caractéristique d'un autre aspect de la pensée franciscaine dont un exemple est Roger Bacon qui est· particulièrement sensible aux connaissances mathématiques, physiques, astronomiques et médicales d'Aris­tote et des Arabes, mais moins préoccupé de leurs théories méta­physiques. A l'Université de Paris, les Dominicains en robe noire, comme Albert le Grand et Thomas d'Aquin, acceptaient les principes majeurs de la physique et de la philosophie de la nature enseignées par Aristote (v. ci-dessous, pp. 55 et suivantes] mais ils rejetaient son déterminisme absolu. Une quatrième école de pensée, représentée par Siger de Brabant, qui était un disciple achevé d'AverroèS, acceptait une interpr~tation entière­ment déterministe de l'univers. Pourtant, on trouvait un cin­quième groupe dans les universités italiennes de Salerne, Padoue et Bologne, où les questions théologiques comptaient moins qu'en Angleterre ou en France, et où l'on étudiait Aristote et les Arabes surtout pour leur savoir médical.

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Les principaux responsables de l'adoption d'Aristote en Î Occident sont, outre Grosseteste, Albert le Grand et Thomas d'Aquin (1225-74). Le problème principal qui se posait à eux était le .rapport entre la foi et la. raison. Dans sa tentative pour résoudre cette difficulté, Albert s'appuyait, comme saint Augus­tin, sur deux certitudes : les réalités de la religion révélée, et les faits que lui avait fournis son expérience personnelle. Albert et saint Thomas ne tenaient pas Aristote pour une autorité absolue, comme Averroès l'avait fait, mais simplement comme J un guide pour la raison.

Là où Aristote, explicitement ou dans l'interprétation des commentateurs arabes, s'opposait aux faits de la révélation ou de l'observation - il devait se tromper : c'est-à-dire que le monde ne pouvait être éternel,J_'âme huinaine individuelle devait être immortelle, Dieu et l'homine· devaient êtr_e doués de libre­arbitre. Albert corrigea également Aristote sur un certain nombre de points de zoologie (v. ci-dessous, pp. 132-37). Mais Albert, et Thomas d'Aquin plus précisément encore, se ren­daient compte, comme Adélard de Bath l'avait fait un siècle plus tôt, que la théologie et la science de la nature parlaient souvent de la même chose, mais d'un point de vue différent, et que quelque chose pouvait être à la fois l'œuvre de la Divine Providence et le résultat d'une cause naturelle. Ainsi ils établirent l entre théologie et philosophie une distinction qui assignait à chacune ses méthodes appropriées et lui ga!1'antissait sa propre sphère d'action. Il ne pouvait y avoir de contradiction réelle entre la vérité révélée par la religion et la vérité révélée par la raison. Albert disait qu'il valait mieux suivre les apôtres et les Pères de l'Église que les philosophes en matière de foi et de moralité. Mais, pour les questions médicales, il préférait croire Hippocrate et Galien, et Aristote pour la physique, car i!s en savaient davantage sur la nature. '

L'interprétation déterministe de l'enseignement d'Aristote, associée aux commentaires d'Averroès fu.t condamnée, en 1277, par l'Évêque de Paris, Étienne Tempier, dont l'Archevêque de Canterbury, John Pecham, suivit l'exemple la même année. A l'égard des sciences, cela voulait dire que dans le monde chrétien septentrional, l'interprétation d'Aristote selon Averroès était bannie. Les disciples d'Averroès se retirèrent à Padoue, où leurs conceptions donnèrent naissance à la doctrine de la double vérité : l'une pour la foi, et une autre, peut-être contra­dictoire, pour la raison. Cette condamnation du déterminisme a passé auprès de certains savants modernes, Duhem notamment,

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pour marquer le début de la science moderne. L'enseignement d'Aristote devait dominer la pensée de la fin du Moyen Age, mais, en condamnant en 1277 l'opinion d'Averroès selon laquel\e Aristote avait dit le dernier mot en métaphysique et dans les sciences de la nature, les évêques laissaient la voie libre à la

l critique qui, à son tour, viendrait saper son système. Non seule­ment les <<physiciens n possédaient à présent, grâce à Aristote, une philosophie rationnelle de la nature, mais encore en raison de l'attitude des théologiens chrétiens, ils avaient toute liberté d'échafauder des théories sans se soucier de l'autorité d'Aristote, et de laisser se développer l'habitude empirique de faire travailler l'esprit dans un cadre rationnel et d'étendre la découverte scientifique.

CHAPITRE III

LE SYSTÈME DE PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE

1) Explication du changement et notion de substance

Le système de pensée scientifique qui parvint à la connais­sance des chrétiens d'Occident au xrne siècle se présentait sous la forme d'une collection de traductions du grec et de l'arabe, et formait un tout complet et cohérent pour la plupart. C'étaitlà un système d'explications rationnelles qui dépassait en puissance et en portée tout ce que l'Occident latin avait connu précédem­ment, et dont les principes généraux dominèrent en fait la science européenne jusqu'au xvne siècle. L'accueil réservé à ce système scientifique gréco-arabe au XIIIe siècle ne fut pas simplement passif. La même activité d'esprit qui s'était montrée au xiie siècle dans le domaine de la philosophie et de la réflexion technique, trouva son application au XIIIe siècle pour déceler, et tâcher de résoudre, les contradictions existant à l'intérieur du système d'Aristote lui-même, entre Aristote et d'autres autorités comme Ptolémée, Galien, Averroès et Avicennè, et enfin entre les diverses autorités et les faits d'observation. Les savants occidentaux s'efforçaient de rendre intelligible l'univers naturel et ils s'empa­rèrent de ce savoir nouveau comme d'une illumination de l'esprit, merveilleuse mais non définitive, et comme point de départ Vers de nouvelles recherches.

Le dessein de ce chapitre est de décrire le système scientifique du XIIIe siècle, d'indiquer les sources historiques de chacun de ses éléments, et d'exposer brièvement les additions de fait et les modifications de détail apportées au cours des cent et quelques années qui suivirent son introductign. Ces changements prove­naient pour la plupart du développement progressif de l' obser­vation, de l'expérimentation et de l'emploi des mathématiques, et ils furent rendus possibles dans une large mesure grâce aux

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habitudes acquises . en technologie. II sera nécessaire de men­tionner certains aspects de la technique médiévale dans ce cha­pitre, mais il est commode d'en réserver' une discussion plus complète pour le chapitre IV. Les méthodes expérimentales et mathématiques résultaient elles-mêmes d'une théorie précise des sciences, qui admettait le principe de méthodes définies de recherche et d'explication. Il nous faudra donner un aperçu de cette théorie de la science, pour permettre l'intelligence d'une grande partie du présent chapitre, car nombre des additions de fait qui seront décrites découlaient de son application. Le chapitre V traitera plus complètement de la méthode scientifique au Moyen Age. Outre ces additions de fait, d'autres changements importants transformèrent le système scientifique du xrne siècle ~ la suite d'une critique opérée d'un point de vue purement théorique. Ceux qui affectent les détails du système seront traités dans ce chapitre, màis ceux qui impliquent ~a critique de ses principes fondamentaux feront également l'objet du chapitre V. La plupart de ces critiques plus radicales proviennent du change­ment de la théorie de la science qui commença au cours du xrne siècle et qui aboutit à cette conception que les méthodes expérimentale et mathématique devaient couvrir lê- champ entier des sciences de la nature. C'est une conception qui amena la révolution dans les sciences dont le point culminant se pro­duisit au xvne siècle et c'est pourquoi, tandis que le présent chapitre s'occupe du système scientifique du xnre siècle propre­ment dit, les deux suivants exposeront les deux traditions d'activité scientifique, théorique et pratique, qui permirent la transition au nouveau système scientifique du xvne siècle.

Pour que soit pleinement intelligible au lecteur du xxe siècle le système de pensée scientifique adopté au xrne siècle, il est nécessaire qu'il comprenne la nature de la question à laquelle

( celui-ci était destiné à répondre. Le chercheur du xrne siècle considérait les recherches dans le monde physique comme faisant partie d'une activité philosophique unique, préoccupée de poursuivre la réalité et la vérité. Le but de son enquête était de découvrir la réalité durable et intelligible derrière les change­ments subis par le monde que les sens faisaient percevoir. En fait~· c'est exactement le même problème qui avftit été la préoccupation principale des philosophes grecs antiques, et ils y avaient répondu par la notion de « substance » comme identité persistant à travers;_ les changements. Cette identité, Platon l'avait reconnue comme l'idée universelle ou « forme » d'une chose (v. note, p. 26) et Aristote avait adopté cette idée de forme d'après Platon, tout

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en y apportant diverses modifications d'importance. Ce qui rend donc clairs les principes généraux de la science au XIIIe siècle, c'est la conscience que le but de la recherche scientifique était de définir la substance qui était à la base et la cause d'effets observés.

C'est la conception aristotélicienne de substance qui a dominé la science au XIIIe siècle et celle-ci se comprend mieux si l'on commence par étudier la conception de la structure méthodolo-. gique de la science chez Aristote. Selon lui, la recherche et l'expli­cation scientifiques formaient un double processus, la première inductive et la seconde déductive. Le chercheur devait commencer par ce qui venait d'abord dans l'ordre de la connaissance, c'est-à­dire les faits perçus par l'interffiédiaire des sens,_ puis il devait procéder par induction pour inclure ses observations dans une généralisation qui le cOnduirait en fin de compte à la forme universelle. Ces formes étaient l'identité intelligible et réelle qui persiste à travers les changements Observés qu'elle cause ; par conséquent, bien que lès plus éloignées de l'expérience sensorielle, elles<( étaient antérieures dans l'ordre de la nature>>. L'objet du premier processus inductif dans les sciences de la nature était de définir ces formes, car une telle définition pouvait ensuite devenir le point de départ pour le second processus, qui montrait, par déduction, que les effets observés découlaient de cette définition et trouvaient leur explication dans un principe anté­rieur et plus général qui était leur cause. La définition de la forme était nécessaire préalablement à toute démonstration, car tous les effets passaient pour être des attributs de telle ou telle subs­tance, et la cause d'un effet était démontrée lorsqu'on pouvait le rattacher comme attribut à une substance défmie. Cette définition comportait tout ce qui se rapportait à un objet ~ couleur, dimension, forme, rapports avec les autres objets, etc. Nul attribut, c'est-à-dire aucun effet ou aucun événement ne pouvait exister à moins d'être inhérent à une substance donnée, et, en fait, les attributs et la substance ne pouvaient être séparéS' que dans la pensée.

Aristote décrivait la méthode qui faisait découvrir la forme par induction comme un procédé d'abstraction à partir des données fournies par les sens, et il soutenait qu'il y avait trois degrés d'abstraction qui révélaient trois aspects de la réalité. Ceux-ci correspondaient aux sciences physiques (ou science de la nature), aux mathématiques et à la métaphysique. La matière de la physique était le changement et le mouvement, dont les objets matériels fournissent des exemples ; les sujets envisagés

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par les mathématiques étaient abstraits du changement et de la matière, sans pouvoir cependant exister autrement que comme attributs de choses matérielles; la métaphysique s'occupait des substances immatérielles ayant une existence indépendante. Cette classification soulevait l'importante question du rôle des mathématiques dans l'explication des événements physiques. Les sujets traités par les mathématiques, disait Aristote, étaient des aspects abstraits, quantitatifs, des choses matérielles. Par conséquent, différentes sciences mathématiques avaient comme subordonnées certaines sciences physiques, en ce sens qu'une science mathématique pouvait souvent fournir la raison de faits observés par la science physique. Ainsi, la géométrie pouvait expliquer ou donner la raison de faits fournis par l'optique et l'astronomie, et l'étude des proportions arithmétiques pouvait expliquer les faits de l'harmonie musicale. Mais les mathéma­tiques, dégagées du changement, ne pouvaient fournir aucune connaissance de la cause des événements observés. Tout ce qu'elle pouvait faire était de décrire leurs aspects mathématiques. En d'autres termes, les mathématiques seules ne pouvaient jamais fournir une définition de la substance, ou, comme on l'appelait au Moyen Age, de la «forme substantielle}}- qui était la cause du changement, parce qu'elle ne s'occupait que d'attributs mathématiques ; la définition appropriée de la substance .causale, on ne pouvait l'atteindre qu'en considérant tous les attributs, mathématiques aussi bien que non mathématiques. Et, selon Aristote, les différences qualitatives, par exemple entre la chair et les os, une couleur et une autre, le mouvement vers le haut, vers le bas, ou circulaire, tout cela ne pouvait être réduit simple­ment à des différences en géométrie. C'est là un point sur lequel Aristote se séparait de Platon et des atomistes grecs.

La science qui s'occupait de la cause du changement et du mouvement était alors la physique. En proposant une explication intelligible du changement en tant que tel, Aristote s'efforçait d'éviter les défauts qui, à son avis, avaient vicié les explications avancées par certains de ses prédécesseurs (v. note, p. 26). Ainsi, comme il se refusait à admettre la théorie platonicienne selon laquelle les formes des choses physiques existaient extérieurement à elles_,_. il ne pouvait expliquer le changement par l'aspiration des choses physiques à ressembler à leurs archétypes éternels. Il ne pouvait pas non plus se rejeter sur l'explication atomistique du changement par un nouvel arrangement des atomes dans le vide, car il ne voyait pas de raison à ce qu'il y eût aucune limit~ à la division des corps physiques (ou en fait, de n'importe quel autre

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continuum, de l'espace, du temps ou du mouvement). Pour lui, la conception du vide, que les atomistes avaient considéré comme un vide, ou « non-être )) 1 entre les atomes de la substance, ou (( être ))' était insoutenable. Le « non-être )) ne pouvait exister. Sa propre explication du changement consista à introduire entre l'être et le non-être un troisième état de « puissance ll, et à dire que le changement était le passage à l'acte d'attributs existant en puissance dans toute chose physique donnée en raison de la nature de cette chose. Les attributs en puissance à un moment donné faisaient autant partie d'une substance que ceux qui étaient en acte au même moment.

On peut comprendre la conception de la cause du changement chez Aristote en considérant son examen de la phûsis ou« nature)); en effet, la science physique était la science de la nature, au sens spécifique et technique. Dans un passage célèbre des Lois (!iv. 10), Platon accusait les philosophes· de __ détourner la jeunesse des dieux en lui enseignant que notre bel univers, la régularité des mouvements célestes, et l'âme humaine existaient « non pas à cause d'un esprit, ni à cause de Dieu, ni par l'art (téchnè), mais, pourrait-on dire, par la nature ( phusis) et le hasard (iuchè) ». Platon affirmait avec insistance que 1 'univers matériel était le produit de l'art de Dieu. Dans sa Physique (!iv. II), Aristote prend cette triple division des causes de la nature comme point de départ pour sa réhabilitation de la phUsis et des théories naturalistes des philosophes pré..,socratiques.

Les philosophes d'alJ_trefois, dit-il, appliquaient correctement le terme de phûsis à la matière dont sont faites les choses, mais, ne l'appliquant qu'à la matière, ils avaient rendu impossible l'explication de la cause du changement. Aussi introduit-il la notion de phûsis comme principe actif, dont l'activité spontanée est la source intrinsèque du comportement caractéristique et régulier de chaque chose naturelle ; avec un empirisme caracté­ristique, il affirme une spontanéité que l'on peut observer directe­ment dans tous les corps que nous éprouvons. C'est à cette phüsis, ou cc nature ))' comme source spontanée intrinsèque du change­ment et du repos, qu'Aristote applique le terme de cc forme )) ; et pour lui, « la matière )) définit le principe passif enveloppant la puissance de recevoir les attributs qui passent à l'acte sous l'effet de la forme. La cc nature )) d'une chose, dans les deux sens, suppose une substance à laquelle elle est inhérente ; l'ensemble de la forme et de la matière détermine la « nature )) de la sub­stance. Une chose se comporte cc naturellement )) quand elle se comporte selon la nature de son principe intrinsèque de change-

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ment ; autrement, son comportement lui est imposé, comme lorsqu'une pierre est lancée en l'air contrairement à sa tendance naturelle à descendre. Un mouvement anti-naturel de ce genre est .désigné comme étant forcé, ou obligatoire, ou violent.

Cette double conception de la nature, à la fois active et passive, impliquait d'autres problèmes et d'autres distinctio~s, qui furent discutés et développés par les scolastiques. En premier lieu, une· puissance « naturelle » _dés~gne une puissance qui tend intrinsèquement vers une réahsatwn naturelle parfaite ; en d'autres termes, elle suppose un mouvement vers une fin. L'opération de la causalité finale est ainsi essentielle à toute la conception aristotélicienne de la nature. La substance, ou « forme substantielle >>, étant non seulement l'aspect intelligible d'une .chose, mais encore la source active de son comportement, a une tendance naturelle, ou un <{ appétit », à remplir sa nature, ou forme, que ce soit, comme chez les êtres vivants, la forme adulte à laquelle aboutit le développement de l'embryon, ou, comme dans les éléments terrestres, leur lieu« naturel>> à retrouver dans l'univers {voir plus loin, pp. 62-64). Réaliser cette fin, c'est posséder positivement les puissances naturelles dans leur _totale actualité, et ainsi la << nature >> est la source active, non seulement du changement naturel ou mouvement, mais aussi de l'achève­ment naturel, ou repos.

Mais il est clair que le-s puissances passives ne peuvent être actualisées que par un agent actif, un principe qu'Aristote a énoncé dans l'axiome bien connu de la Physique, livre 7 : <<Tout ce qui est mû doit être mû par quelque chose » (voir plus loin, pp. 64, 98-99, 254 et suiv.). , · . . .

Cet agent, selon Aristote, peut etre une source 1ntrmseque d'activité, comme chèz les êtres vivants, qui se meuvent d'eux­mêmes, et dans l'activité naturelle spontanée des substances inanimées, comme dans le cas d'une pierre qui tombe naturelle­ment vers le sol. Et entre ces deux sources intrinsèques, il fallait établir la distinction importante (qui fut le sujet de débats prolongés chez les scolastiques) qui existe entre les mouvements dont l' << âme » des êtres vivants est le moteur, et ceux des choses .inanimées, qui ne se meuvent pas spontanément, mais dont le déplacement dépend simplement des circonstances extérieure~ nécessaires. L' << âme » d'un être vivant est ainsi la « cause effi­ciente » de son mouvement ; la cause efficiente de l'activité spontanée d'une chose inanimée, d'autre part, est, à strictement parler, l'agent qui lui a donné originellement naissance en tant que chose de ce genre.

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Ou bien l'agent peut être quelque chose d'extérieur au corps SQumis au changement, comme dans le mouvement forcé, ou « violent n, par exemple lorsqu'un enfant lance une balle, ou comme dans le changement naturel, lorsque des attributs en puissance sont actualisés par le contact avec une autre substance dans laquelle ils existent en acte, comme le bois brûle lorsqu'il est mis en contact avec un feu déjà enflammé.

En vertu de ces considérations, Aristote distinguait- quatre sortes de causes, 4ont deux, les causes matérielle et formelle, définissaient la substance soumise à un changement, et les deux autres, les causes efficiente et finale, produisaient véritablement le mouvement. C'est dans sa conception de la génération des animaux que l'on voit le plus clairement ce qu'il entendait par chacune de ces causes. Il croyait en effet que la femelle n'appor­tait aucun germe, aucun œuf, mais seulement la matière passive dont l'embryon était constitué. Cette matière passive était la cause :r:natérielle. La cause efficiente était le père dont la semence agissait comme un instrument qui mettait en mouvement le processus de croissance. La semence mâle apportait en plus à la matière femelle la forme spécifique qui déterminait quelle sorte d'animal deviendrait l'embry6n. Cette forme était la cause formelle, et puisqu'elle représentait l'état adulte final auquel l'amènerait son développement, elle était aussi la cause finale.

Quant aux changements de tout genre, de couleur, de crois­sance, aux relations spatiales et autres attributs quelconques, Aristote les expliquait selon le même principe qui faisait passer à l'acte les attributs en puissance. Même la propriété de subir des éclipses était un attribut de la lune à inclure dans la définition de la substance lunaire. Et il est important de se rappeler que le terme de cc mouvement » (motus) s'applique non seulement à un changement de lieu - mouvement local - mais à un change­ment de quelque nature qu'il soit.

Aristote distingue quatre espèces différentes· de changement : 1) Le mouvement local ; 2) La croissance ou la décroiss~npe ; 3) L'altération ou le changement de qualité; et 4) Le changement substantiel qui se produit au cours du processus de la génération ou de la corruption. Dans les trois premiers, l'identité perceptible de la chose se maintient entièrement; dans le 4e, l'objet trans­formé perd tous ses anciens attributs, et devient en fait une substance nouvelle. Il explique ce fait en poussant l'idée de substance en tant qu'identité persistante jusqu'à sa limite idéale, et en la concevant comme une pure puissance, susceptible d'être déterminée par n'importe quelle forme, et dépourvue d'existence

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indépendante. A cette puissance pure, les scolastiques du Moyen Age donnèrent le nom de materia prima. Toute chose matérielle donnée pouvait être pensée comme de la materia prima déter-

l minée par une forme. Une opinion qu'Aristote avait fondée sur son idée de la

substance, et qui devait être le sujet de discussions fort impor­tantes au xive siècle, était sa conception de l'infini. Il soutenait' que l'infini, que ce soit de division ou d'addition, du temps ou des objets matériels, était une puissance impliquant qu'il n'y avait pas de limite assignable au processus en cause. Le temps, qu'il fût passé ou à venir, ne pouvait se voir attribuer de limites, de sorte que la durée de l'univers était infinie. Mais toute chose matérielle avait une dimension définie, déterminée par sa forme. En discutant la possibilité de l'existence d'un corps infiniment petit, il disait que la division des choses matérielles pouvait virtuellement se poursuivre jusqu'à l'infini, mais que cette puissance ne pouvait jamais devenir actuelle. Un corps matériel infiniment grand, c'est-à-dire un univers infini, ne pouvait même pas exister en puissance, car l'univers était une sphère de dimensions finies.

( La conception de la substance telle u' Aristote la résentait servit de ase ou e exp ICa wn e la nature entre le x1ne et le xvne siecle, mms meme après l'ado tian génêrale des idées

ns o e, e es emeureren exposées aux critiques des néo­platoniciens. La différence principale qui séparait l'idée aristo­télicienne de la matière et celle qu'avaient proposée les néo­platoniciens comme saint Augustin et Érigène, concernait la nature de la substance qui persiste à travers le changement substantiel. Pour ces néo-platoniciens, cette substance perma­nente était une extension en acte, c'est-à-dire une pure puissance ou la materia prima, déterminée par des dimensions spatiales, et celle-ci était sous-jacente à tous les autres attributs des choses matérielles ; pour Aristote, c'était simplement une pure puis­sance. Chez certains philosophes arabes comme Avicenne, al-Ghazzâli et Averroès et le rabbin espagnol Avicebron, la théorie néo-platonicienne de la matière prit la forme suivante : toute chose matérielle possédait une « corporéité commune » qui lui donnait son étendue, et, selon Avicebron, cette corporéité était continue dans tout l'univers. L'importance de cette théorie était qu'elle introduisait la possibilité d'étendre les mathématiques à l'ensemble des sciences de la nature, ainsi qu'il apparaît, par exemple, dans les spéculations de Robert Grosseteste (vers 1168-1253). Celui-ci identif)ait la corporéité commune des néopla-

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toniciens à la lumière, qui avait la propriété de se dilater à partir d'un point dans toutes les directions et était ainsi la cause de toute extension. Il soutenait que l'univers provenait d'un point de lumière qui, par auto-diffusion, engendrait les sphères des quatre éléments et des corps célestes et donnait à la matière sa forme et ses dimensions. De cela, il tirait la conclusion que les lois de l'optique géométrique étaient le fondement de la réalité physique et que les mathématiques étaient essentielles à la compréhension de la nature.

Ce problème de l'emploi des mathématiques dans l'explication du .monde physique demeura en fait un des problèmes importants, et Il fut, à de nombreux égards, le problème central des sciences de la nature jusqu'au xvne siècle. Même au xne siècle, on avait j accordé une place de choix aux mathématiques dans l'enseigne­ment des sept arts libéraux. Par exemple, Hugues de Saint-Victor, auteur de l'une des plus importantes classifications des sciences fondée sur des sources purement latines, affirmait avec insistance qu'il fallait apprendre les mathématiques avant la physique, et qu'elles lui étaient essentielles, même si les mathématiques s'occupaient d'entités dégagées des choses physiques. On trouve une opinion identique pour l'essentiel chez Dominicus Gundis­salinus, auteur de la plus influente classification des sciences ~u xne siècle, fondée sur des sources arabes, la plupart de ses Idées étant empruntées à al-Fârâbi. L'écrivain du milieu du xm• siècle, Robert Kilwardby (mort en 1279), qui utilisa des sources à la fois latines et arabes dans sa classification des sciences, accorda lui aussi une attention particulière au rapport des disciplines mathématiques avec la physique, mais il conser­v~it la disti:nction d'Aristote entre elles. La géométrie, dit-il, fait abstractiOn de tous les aspects des. corps physiques, sauf de la cause formelle, et ne considère qu'elle, la considération des causes motrices étant l'objet propre de la physique. Devant le l succès progressivement croissant des mathématiques dans la s~lution des problèmes concrets des sciences physiques, on en v1ent lentement à mettre en doute la réalité de cette stricte démarcation tracée par Aristote entre les deux disciplines. En fait, d'un certain point de vue, toute l'histoire des sciences européennes, du xue au xvne siècles, peut être considérée comme une pénétration progressive des mathématiques (en conjonction avec la méthode expérimentale) dans les domaines que l'on eroyait précédemment appartenir exclusivement à la « physique». j

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2) Cosmologie et Astronomie

La- pensée européenne au xpie siècle est dominée non seule~ nient par la théorie de la substance et les principes de l'explication scientifique d'Aristote, mais encore par ses idées sur la structure véritable de l'univers. La cosmologie d'Aristote est fondée sur l'observation naïve et le bon sens, et repose sur deux principes fondamentaux : 1) Le comportement des choses est dû à des formes ou<< natures» déterminées qualitativement; 2) L'ensemble de ces << natures ,, est Organisé de façon à former un tout hiérar-

L chiquement ordonné, ou cosmos. Ce cosmos, ou. univers, pbssède de multiples traits communs avec celui de Platon et des astro­nomes Eudoxe et Callipe (1v• siècle av. J.-C.) ; tous trois avaient enseigné que le cosmos était sPhérique, et qu'il se composait d'un certain nombre de sphères concentriques, la plus extérieure étant celle des étoiles fixes, avec la Terre fixée en son centre ; mais le système d'Aristote montre des raffinements divers.

Le cosmos d'Aristote est une sphère très grande mais finie, ayant pour centre le centre de la terre, et limitée par la sphère des étoiles fixes, qui est aussi le primum mcvens ou << premier moteur D, source premièr~ de tous les mouvements contenus dans l'univers (fig. 1). Fixé au centre de l'univers, se trouve le globe terrestre, entouré par une série de sphères concentriques, comme les pelures d'un oignon. En premier lieu viennent les enveloppes sphériques des trois autres éléments terrestres, l'eau, l'air et le feu, respectivement. Entourant la sphère du feu, on trouve les sphères cristallines où sont enchâssés et transportés circulaire­ment des asLres, à savoir : la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne, qui constituent les sept << planètes ». Par-delà la sphère de la dernière planète se trouve celle des étoiles· fixes, et au delà de cette dernière sphère, il n'y a plus rien.

Ainsi, dans cet univers, chaque sorte de corps ou de substance a un « lieu )) qui lui est naturel, et un mouvement naturel en relation avec ce lieu. Le mouvement se produit par rapport à un point fixe, le centre de la Terre situé au centre de l'univers, et les

-mouvements d'un corps dans une direction plutôt que dans une autre par rapport à ce point sont qualitativement différents. Le comportement naturel des corps dépend donc de leur lieu actuel dans l'univers aussi bien que de la substance dont ils sont composés. La sphère de la Lune divise 1 'univers en deux régions nettement distinctes - terrestre et céleste. Dans la première, les corps sont soumis aux quatre espèces de changement, et le genre de mouvement qui leur est naturel se dirige en ligne droite

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vers leur lieu naturel dans la sphère de l'élément dont ils sont constitués. ~tre en ce lieu est l'accomplissement de leur<< nature», et là ils restent au repos. C'est pourquoi, aux yeux d'un obser­vateur situé sur la terre, certaines substances, le feu, par exemple, dont le lieu naturel est le haut, paraissent légers, alors que

FIG. 1. - La cosmologie d'Aristote

D'après l'ouvrage de PETRUS APIANUS Cosmographia, per Gemma Phrysius resliluia, Anvers, 1539.

d'autres substances, comme la Terre, dont le lieu naturel est le bas paraissent lourdes. Ces directions représentent un « haut » ou un << bas }> absolus, et la tendance à se diriger vers le haut ou le bas dépend de la nature de la substance constituant un corps particulier. Platon admettait le même genre de mouvement, tout en l'expliquant de façorr assez différente.

A partir de la sphère de la Lune, vers l'extérieur, les corps se composaient d'un cinquième élément, ou « quintessence » qui était« ingénérable » et incorruptible et ne subissait qu'une sorte

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de changement, un mouvement circulaire uniforme, qui était une sorte de mouvement capable de se poursuivre éternellement dans un univers fini. De cette sorte de mouvement, Platon disait qu'il était le pluS parfait de tous, et son affirmation selon laquelle les mouvements des corps célestes devaient se résoudre en mouvements circulaires uniformes était destinée à dominer l'astronomie jusqu'à la fin du xvie siècle. Les sphères des planètes et des étoiles, composées de ce cinquième élément céleste, accomplissaient leurs révolutions autour de la sphère terrestre.

Le mouvement en tant que tel, Aristote le considère, ainsi qu'il l'a fait pour toutes les autres sortes de changement- comme le processus de passage d'une privation et d'une puissance. (dans le cas du mouvement, c'est le repos) à une actualisation.

Un tel processus de changement exige une ctiuse, et -ainsi tout corps en mouvement exige pour son mouvement soit un principe intrinsèque de mouvem_ent! comme dans le cas du mouvement naturel, soit un moteur extérieur, comme dans le cas du mouve­ment non naturel ou forcé (voir plus haut, pp. 57-58 ; et plus has, pp. 98-99, 254 et suiv.). Comme Aristote le dit dans la Physique (!iv. 8, 255 b 32 et suiv.) :

Si donc-le mouvement' de toutes les choses qui sont en mouvement est, soit naturel, soit non naturel et violent, que d'une part toUtes les choses dont le mouvement est violent et non naturel sont mues par quelque chose, quelque chose qui leur est étranger, et que d'autre part toutes les choses dont le mouvement est naturel sont également mues par quelque chose - aussi bien celles qui sont mues par elles-mêmes (c'est-à-dire les êtres vivants) que celles qui ne sont pas mues par elles-mêmes (par exemple les objets légers et les objets lourds, qui sont mus soit par ce qui a causé l'existence de l'objet en tant que tel, et l'a fait léger ou lourd, soit par ce qui l'a libéré de ce qui le retenait et lui faisait obstacle) ; alors toutes les choses qui sont en mouvement doivent être mues par quelque chose.

Cette conclusion et la distinction entre objets légers et lourds, Aristote les justifie par des observation-s directes : en effet, les corps ~arviennent au repos si rien ne continue à les pousser et, lorsqu'Ils sont lâchés sur la terre, certains corps s'élèvent alors que d'autres tombent. On supposait que la vitesse du mouve­ment était proportionnelle à la force ou puissanc·e motrice.

Avec les sphères célestes, la source créatrice du mouvement es~. le <c premier moteur » (le primum movens deS scolastiques) qu1 se meut, déclare Aristote avec quelque obscurité, en « aspi-

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rant » à l'activité éternelle, immobile de Dieu le mouvement circulaire, éternel et uniforme étant' l'approximation la plus grande de cet état qui soit possible pour un corps physique. Afin de rendre possible cette a aspiration », il lui fallait supposer que cette sphère avait une sorte d'âme ». En fait, il attribuait une<< âme» à toutes les sphères, et c'est là l'origine de la hiérarchie des Intelligences ou des Moteurs que le néo-platonisme arabe devait attacher aux sphères. Le mouvement était transmis du <c premier moteur » à la sphère située à l'intérieur, le primum mobile, et ainsi aux sphères intérieures, d'après Aristote, par le contact mécanique entre chaque sphère et celle qui lui était intérieure.

Pour les corps. terrestres qui se dirigent vers leur lieu naturel­dans la région sublu.naire, le moteur est leur propre << nature », ou << forme substantielle » dont l'accomplissement est d'être au repos en ce lieu. C'est là que les -corps demeureraient éternelle­ment sans l'intervention de deux autres agents, la génération des substances hors de leur lieu naturel par la transformation d'un élément terrestre en un autre, et la « violence >> due à un moteur externe. La cause ultime de ces deux agents est en fait la même à savoir, la progression du Soleil dans sa course annuelle au tou; de l'écliptique qui, pensait-on, produisait des transformations périodiques des éléments l'un en l'autre (v. fig. 6). Le mouvement de ces éléments nouvellement engendrés vers leur lieu naturel est la principale source de <c violence » dans les régions qu'ils traversent.

Cette génération d'éléments hors de leur place naturelle est aussi la raison pour laquelle les corps que l'on trouve en fait dans la région terrestre ne sont généralement pas purs, mais constitués d'une combinaison des quatre éléments : par exemple, le feu ou l'eau ordinaires sont des composés dans lesquels dominent les élémentS purs portant respectivement ces noms. En outre, le mouvement annuel du Soleil passe pour être la cause de la géné­ration, de la croissance et du vieillissement saisonniers des plantes et des animaux. Ainsi, toute espèce de changement et de mouvement dans l'univers a· en fin de compte pour cause le « premier moteur ». Nous consacrerons le reste de ce chapitre à une description des explications données, pendant les cent et quelques années qui suivirent l'introduction du système d'Aris­tote au xnre siècle, des diverses sortes de changement observées dans les ~ifférentes parties de l'univers, en commençant par l'astronomie, pour passer par les sciences qui s'occupent des domaines intermédiaires, et pour finir par la biologie.

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• • • Sous son aspect théorique, l'astronomie du xrne siècle s'inté­

resse principalement à une discussion sur les mérites relatifs des théories physiques comparés à ceux des théories mathématiques pour l'expli~ation· des phénomènes. Les premières sont repré­sentées par les explications d'Aristote, les secondes par celles de Ptolémée, et en réalité le débat est bien ancien : il a .commencé vers la fin de l'Antiquité grecque et subi des vicissitudes diverses chez les Arabes. Les_ deux systèmes, d'Aristote et de Ptolémée, furent connus de l'Occident latin au début du XIIIe siècle. La controverse fut entamée par Michel Scot, avec sa traduction, en 1217, du Liber Astronomiae de l'astronome arabe du xue siècle, Alpetragius, où l'auteur tentait de ressusciter la fortune décli­nante de l'astronomie aristotélicienne en face du système plus exact de Ptolémée.

Tous les systèmes d'astronomie antiques et médiévaux étaient fondés sur l'assertion de Platon déclarant que les mouvements observés des corps célestes devaient se résoudre en mouvements circulaires uniformes. Aristote s'était efforcé d'expliquer les faits au moyen de son système des sphères concentriques. Les raffinements géométriques de ce système étaient en fait un emprunt à Eudoxe et Callipe, mais il tenta de donner une réalité physique aux procédés géométriques dont ils s'étaient servis pour expliquer les mouvements irréguliers, les arrêts et les rétrogradations, des sept « planètes » telles qu'on les observait sur le fond des étoiles fixes. A la suite d'Eudoxe et Callippe, il admettait polir chaque planète, non pas une seule sphère, mais tout un système (fig. 2). Il supposait donc que l'axe de la sphère qui portait réellement la planète était lui-même attaché à l'inté­rieur d'une autre sphère animée d'un mouvement ·de révolution, dont !'.axe était attaché à une troisième sphère, et ainsi de suite. En admettant l'existence d'un nombre suffisant de sphères, en disposant les axes à des angles appropriés et en faisant varier les vitesses de rotation, il lui était possible de représenter les observations avec une assez bonne approximation (fig. 2 et 3).

Le mouvement du c( premier moteur » se communiquait mécaniquement aux sphères intérieures par le contact de chaque sphère avec celle qui lui était intérieure (et ce contact empêchait aussi la production d'un vide entre les sphères). Afin d'empêcher une sphère associée à une planète particulière d'imposer son mouvement à toutes les sphères qui lui étaient inférieures, Aristote introduit entre le système de chaque planète et celui

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FIG, 2. - Système des sphères concentriques utilisé par Eudoxe et ~istote pour expliquer le mouvement d'une planète P, tous les axes étant Sltt:Iés dans ~e plan de la figure. En prenant P pour représenter Saturne la sphère extérieure est la sphère des étoiles fixes, qui est animée d'un mouvern'ent diurne d'e~t en. ouest autour. d'un axe nord-sud passant par le centre de la Terre _stationnaire T, et explique le lever et le coucher quotidiens des étoiles ~ fi?'es » ~t de la planète. A l'intérieur de cette sphère s'en insèrent trois autres, qm expllquent le mouvement annuel de la planète sur l'arrière-plan des étoiles fixes de la sphère céleste. La sphère (1) explique le mouvement annuel d'est en ouest de la planète suivant un grand cercle autour du zodiaque. L'inclinai· son de son axe, par rapport à celui de la sphère céleste, forme à peu près le même angle que la bande zodiacale par rapport à l'équateur céleste qui est l'équate.ur de la sphère céleste. (cf. fig. 1 et 6). Les sphères (2) et (3) j'ustifient l~;~s stations et· la rétrogradation annuelles de la planète, ainsi que certains changements de latitude. Les pôles de la sphère (2) se trouvent dans la bande .zodiacal~, c'est-à-dire l'équateur de la sphère (1 ). Les sphères (2) et (3) tournent en. sens mverse en des temps égaux, leur vitesse de rotation et l'angle. d'incli· naJson de l'axe de (3) par rapport à celui de (2) variant selon les différentes planè~es. La planète P est p_ortée s~ l'équateur de la sphère (3). Le mouvement c~mbi?é de (2) et de (3). ~~1t décrll'e à P un.e courbe qui porte en grec le nom d g h1ppopède » (ou bortillement) -en fait, c'est une lemniscate sphérique qui ressemble assez bien au mouvement en boucles apparent des planètes: Les sphères de la planète suivante, Jupiter, se placeraient à l'intérieul" de celle qui porte Saturne, une sphère extérieure, dans le système de Jupiter répétant le mouvement diurne de la sphère stellaire. A l'intérieur de la sphèr~ de Jupiter s'inséreraient les sphères des autres planètes.

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de la suivante, des sphères compensatrices qui tournent autour du même axe et avec la même période que l'une des sphères planétaires du système extérieur, mais dans la direction opposée. En tout, il y avait 55 sphères planétaires et compensatrices, plus une sphère stellaire, ce qui faisait un total de 56. Après l'époque d'Aristote d'autres sphères furent ajoutées: le ((premier moteur » fut séparé comme sphère supplémentaire extérieure à celle des étoiles fixes ; et certains écrivains du Moyen Age, comme Guillaume d'Auvergne (vers 1180-1249) placèrent par­delà le« premier moteur» une nouvelle sphère encore, un Empyrée immobile, séjour des saints.

Une des faiblesses de tous les systèmes qui admettaient le principe d'un univers constitué d'une série de sphères concen­triques était qu'illeur fallait supposer que la distance de chaque astre à la terre était invariable. Cette hypothèse rendait impos­sible l'explication d'un certain nombre de phénomènes visibles par le seul moyen d'orbites, en particulier les variations de l'éclat apparent des planètes et du diamètre apparent de la lune, et le fait que les éclipses du soleil étaient parfois totales et parfois annulaires. Des astronomes grecs ultérieurs avaient_tenté d'expli­quer ces faits en inventant différents systèmes, dont le plus important, dû à Hipparque, au n• siècle av. J.-C. fut plus tard adopté par Ptolémée au n• siècle a p. J .-C. Ce fut le système astronomique le plus exact et le plus largement adopté qu'aient connu l'Antiquité classique et le monde arabe. Le traité de Ptolémée dans lequel il est décrit et qui fut connu au Moyen Age sous le nom arabe latinisé d'Almageste, allait dominer le côté mathématique de la pensée astronomique en Occident jusqu'à l'époque de Copernic.

Le système astronomique exposé par Ptolémée dans l'Alma­geste, a souvent été interprété, par exemple par Heath et par Duhem, comme un simple procédé géométrique permettant d'expliquer les phénomènes observés, ou de « sauver les appa­rences )), Mais on ne peut affirmer f_:!ans réserve que telle ait été l'opinion personnelle de Ptolémée. Les hypothèses d'où il est parti - d'après lesquelles les cieux sont de forme sphérique et tournent comme une sphère, la Terre est au centre de cette sphère et immobile, et les astres se meuvent en décrivant des cercles -n'étaient certainement pas des suppositions arbitraires, car, sans essayer de les prouver absolument, il s'est efforcé -de les rendre aussi plausibles que possible. En fait, il semble que dans le choix de ses hypothèses et de ses suppositions, Ptolémée ait été gnidé par le contraire des critères arbitraires, mais plutôt par des

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considérations physiques et métaphysiques qu'il considérait comme d'un empirisme raisonnable. Dans ses conceptions phy­siques, son système était en fait, fondamentalement aristoté­licien; et l'on peut trouver l'influence directe d'Aristote dans-la préface de l'Almageste; mais il l'étayait d'arguments empiriques qui témoignent d'une confiance aussi étroite envers l'observation immédiate directe qu'Aristote lui-même. Ceci apparaît clairement da~s son exposé sur l'immobilité de la Terre, et quand il rejette l'hypothèse qu'elle tourne sur son axe, tandis que les cieux demeurent immobiles. Ceci, Ptolémée le reconnaît, permettrait le calcul du mouvement des astres avec une simplicité mathé­matique plus grande, mais les apparences immédiates opposent à cette hypothèse une contradiction si complète qu'il faut la rejeter. Il semble n'avoir jamais songé à venir à bout, par l'expli­cation, de ces apparences immédiates. Ptolémée fonde les aspects mathématiques de son système sur le principe attribué à Platon, lorsqu'il écrit :

Nous croyons que c'est le dessein et le but nécessaires du mathéma~ ticien que de montrer toutes les apparences des cieux comme des produits de mouvements réguliers et circulaires.

C'est encore ce principe qu'il a essayé de justifier par un appel à l'observation directe, car tous les astres reviennent en fait, dans leurs mouvements, à leurs positions premières. Mais il faut admettre que, dans sa théorie planétaire, Ptolémée utilisait des procédés géométriques qui subordonnaient les questions des trajectoires matérielles authentiques des planètes, et les principes acceptés de la physique d'Aristote, à l'exactitude des calculs. C'est là l'origine de sa réputation de savant formaliste.

Il utilise deux procédés. Le premier, la méthode de l'excen­trique mobile, consiste à supposer que les planètes se déplacent en cercle autour d'un point, n6n pas situé au centre de la Terre, mais quelque part sur une ligne joignant le centre de celle-ci au Soleil. Ce point excentrique se déplace en cercle autour de la Terre. Le second procédé, celui de l'épicycle, que Ptolémée montre être l'équivalent géométrique de l'excentrique mobile, consiste à supposer qu'une planète se meut en cercle autour d'un centre, qui se meut lui-même suivant un autre cercle dont le centre est stationnaire par rapport à la Terre, sans être nécessairement sur elle (fig. 3). Le cercle intérieur porte le nom de déférent, et le cercle extérieur, qui porte la planète, est dénommé épicycle. Il n'y a pas de limite au nombre des cercles que l'on peut postuler pour « sauver les apparences ».-C'est sur un point, en admettant

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FIG. 3. - Représentation géométrique de l'épicycle dans le système de Ptolémée pour le mouvement d'une planète P. Le mouvement diurne de toutes les planètes .est produit par la ·participation de tout le système à la rotation diurne de la sphère céleste d'est en ouest. Le déplacement irrégulier de chaque planète autour de l'écliptique, tel qu'il apparaît de la Terre {cf. fig: 6) se trouve reproduit en supposant que, tandis que la planète parcourt l'épicycle dont le centre est en C, ce centre lui-même parcourt le déférent, dont le centre est en D. Ce dernier point ne coïncide pas avec le centre de la Terre T ; et C ne se déplace uniformément ni autour de D ni de T, mais autour d'un troisième point, l'équant Q, choisi précisément pour aider à reproduire la vitesse apparenunent non uniforme de la planète. La planète se déplace à

(VoiJ' MU rù l4 Ugenàe, lw rù la 'fJ4~ d-tmsb-e.)

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que la vitesse linéaire du centre de l'épicycle autour du déférent peut n'être pas uniforme, que Ptolémée s'écarte de l'assertion de Platon, si l'on considère. que ceci ne s'applique qu'à des vitesses latérales, que l'on ne pouvait employer que des mouvements circulaires uniformes ; mais il fait un effort pour sauvegarder l'orthodoxie en rendant la vitesse angulaire uniforme autour d'un point, l'équant, situé à l'intérieur du déférent, mais pas nécessairement en son centre.

En disposant convenablement les épicycles, Ptolémée parve­nait, à bien des égards, à donner une description fort exacte des mouvements, ou c' apparences » des planètes. Pour expliquer un autre phénomène observé, la précession des équinoxes (c'est­à-dire l'accroissement régulier de la longitude d'une étoile tandis que sa latitude demeure inchangée), il supposa, dans un autre ouvrage, ses Hypothèses des planètes, qu'en dehors de la sphère stellaire {la 8• dans son système), il y avait une 9• sphère qui conférait à la sphère stellaire son mouvement diurne d'est en ouest, tandis que la sphère stellaire elle-même, ainsi que les sphères des planètes, tournaient lentement dans la direction opposée à celle de la 9• sphère. Lorsque le « premier moteur » fut par la suite séparé de la sphère stellaire, il devint une 10• sphère distincte située au delà de la 9•. Une théorie erronée, selon laquelle les équinoxes n'obéissaient pas à une simple loi de pré­cession, mais oscillaient ou «trépidaient », autour d'une position moyenne, fut avancée au IX6 siècle par un astronome arabe,

(Suite de la. Moen& dt! la fig. 3.)

une vitesse angulaire uniforme autour de Q, de sorte que CQ balaie des angles égaux en des temps égaux. Le déplacement irrégulier de la planète parmi les étoiles fixes, ainsi qu'on l'observe de la Terre d'un jour à l'autre est alors décrit par la ligne-- brisée, les positions de P sur ce trajet qui correspondent à celles de C sur le déférent étant indiquées par les numéros. Les " stations » de la planète, lorsqu'elle semble s'arrêter aux yeux d'un observateur terrestre se trouvent aux environs des positions 3 et 5; et entre 3 et 5, eUe semble rev~nir e!l arrière, ce que ~·on appelle une « rétrogradation ». Pour les planètes supé .. neures, Mars, Jupiter et Saturne, qui sont placées extérieurement au Soleil, le centre C de l'épicycle parcourt le déférent selon la période propre à l'orbite de chaque planète autour de l'écliptique, tandis que la planète accomplit son déplacement annuel sur son épicycle, ceci expliquant les irrégularités annuelles (voir fig. 1, 34). Pour les planètes inférieures Mercure et Vénus c'es_t l'épicycle qui explique la période propre, et le déférent qui expliqu~ le~ Irrégularités annuelles. Le Soleil se déplace, quant à lui, en un cercle excen­trique dépourvu d'épicycle. Les planètes inférieures, et la Lune, exigent des schémas passablement plus complexes que les planètes supérieures. Dans tous les cas, on pourrait augmenter l'exactitude en ajoutant d'autres sphères, donnant des composantes supplémentaires de mouvement du déférent, ou en ajou~!3-nt d'autres épicycles, la planète étant portée sur l'épicycle le plus extérieur.

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Thabit ibn Qurra, et provoqua des controverses considérables en Europe, du xure au xvre siècles.

Lorsque les physiciens et les astronomes du monde occidental chrétien se trouvèrent contraints de choisir entre le système « physique » d'Aristote et le système « mathématique » de Ptolémée, ils commencèrent par hésiter, comme l'avaient fait avant eux, en vérité, 1es Gfecs et les Arabes. Ptolémée lui-même, après son ouvrage mathématique l'Almageste, où il prenait ses dispositions pour traiter certaines théories astroriomiques comme des procédés géométriques commodes dont il utiliserait le plus simple parce qu'il s'h3.rinonisait avec-les apparences, avait écrit plus tard un autre ouvrage, les Hypothèses des planètes. Dans celui-ci, il s'efforçait d'élaborer un système qui fournirait une explication physique ·et mécanique des mouvements célestes. Le système de Ptolémée fut rapidement reconnu, au début du xlue siècle; comme la meilleure méthode géométrique pour (( sauver les apparences » et les astronomes pfatiques_ lUi accor­dèrent la piéférence, car il était le seul système capable: de servir de base aux tables numériques (fig. 4). On éprouvait le désir de posséder un sYstème qtii, en même temps, « sauverait les appa­rences» et décrirait la trajectoire« réelle ll des corps· célestes, tout en donnant la càus·e de leurs ·mouvements. Vus sous ce jour, les excentriques et les épicycles de Ptolémée étaient visiblement inappropriés, et soD. système était en contradiction avec un cer­tain nombre de principes importants du seul système de physique approprié que l'on connût, celui d'Aristote. En premier lieu, la théorie des épicycles était incompatible avec la théorie d'Aristote selon laquelle un mouvement circulaire exigeait un centre fixe, solide, autour duquel il pi)t y avoir révolution ; ensuite, l' expli­cation de la précession proposée par Ptolémée exigeait que la sphère stellaire subit deux mouvements différents en même temps, ce qui s'opposait au principe d'Aristote que des attributs contra­dictoires ne pouvaient être inhérents en même temps à une même substance. Partout, malgré ces graves défauts physiques dont le système d'Aristote était exempt, celui-ci était nettement inférieur au système de Ptolémée comme description mathé­matique des faits observés. L'attitude adoptée à l'égard de ce dilemme dans la seconde moitié du xnre siècle semble avoir été déterminée par celle qu'avait prise le philosophe grec du VI' siècle de notre ère, Simplicius, dans ses commentaires sur la Physique et le De Caelo d'Aristote. Un passage cité par Simplicius au livre 2, chapitre 2, de son commentaire sur la Physique, expose comment les Grecs après Aristote n'ont pas réussi à trouver de

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système unique réunissant l'astronomie, la physique et la dynamique, et annonce clairement que la découverte du véritable

Fm. 4. - Représentation mécanique médiévale des sP.hères solides pour la planète Saturne, d'après G. REISCH, Margarita Phzlosophica, Fri­bourg, 1503. La sphère extérieure (en blanc) est la sphère stellaire, ayant pour centre la Terre. On voit la planète sur son épicycle, enchâssé dans la deuxième d'un système de trois sphères, qui la transportent dans sa révolution. Cette deuxième sphère (en blanc) est le déférent, et elle est excentrique, de sorte que les surfaces adjacentes des première et troisième sphères (en noir) sont excentriques également. On donne aux sphères le mouvement requis pour faire correspondre le mouvement de la planète aux observations. Dans la sphère centrale de Saturne les systèmes des autres planètes se placeraient dans leur ordre propre.

système physique est l'objectif final de la science du mouvement, dans les cieux comme sur la Terre. Il écrit :

Alexandre cite soigneusement un passage de Geminus emprunté à son abrégé de la Météorologie de Posidonius ; l'exposé de Geminus, qui s'inspire deS conceptions d'Aristote, se présente comme suit: «Il appar-

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tient à la théorie physique d'examiner ce qui concerne l'essence du ciel et des astres, leur puissance, leur qualité, leur génération et leur destruc­tion; et, par Jupiter, elle a aussi pouvoir de donner des démonstrations touchant la grandeur, la figure et l'ordre de ces corps. L'Astronomie, au contraire, n'a aucune aptitude à parler de ces premières choses; mais ses démonstrations ont pour objet l'ordre des corps célestes, après qu'elle a déclaré que le ciel est vraiment ordonné ; elle discourt des figures, des grandeurs et des distances de la Terre, du Soleil et de la Lune; elle parle des éclipses, des conjonctions des astres, des propriétés qualitatives et quantitatives de leurs mouvements. Puis donc qu'elle dépend de la théorie qui considère les figures au point de vue de la qualité, de la grandeur et de la quantité, il est juste qu'elle requière le secours de l'Arithmétique et de la Géométrie; et, au sujet de ces choses qui sont

·tes seules dont elle soit autorisée à parler, il est nécessaire qu'elle s'accorde avec l'Arithmétique et la Géométrie. Bien souvent, d'ailleurs, l'astronome et le physicien prennent le même chapitre de la Science pour objet de leurs démonstrations ; ils se proposent, par exemple, de prouver que le Soleil est grand, ou que la Terre est sphérique; mais, dans ce cas, ils ne procèdent pas par la même voie ; le physicien doit démontrer chacune de ses propositions en les tirant de l'essence des corps, de leur puissance, de ce qui convient le mieux à leur perfection, dè leur généw ration, de leur transformation; l'astronome, au contraire, les établit au moyèn des ·circonstances qui accompagnent les grandeurs et les figures, des particularités qualitatives du mouvement, du temps qui correspond à ce mouvement. Souvent le physicien s'attachera à la cause et· portera son attention sur la puissance qui produit l'effet qu'il étudie, tandis que l'astronome tirera ses preuves des circonstances extérieures qui accompagnent ce même effet ; il n'est point né capable de contempler la cause, de dire, par exemple, quelle cause produit la forme sphérique de la Terre et des astres. Dans certaines circonstances, dans le cas, par exemple, où il raisonne des éclipses, il ne se propose aucunement de saisir une cause; dans d'autres cas, il croit devoir poser certaines manières d'être, à titre d'hypothèses, de telle façon que ces manières d'être une fois admises, les phénomènes sont sauvés. Par exemple, il se demande pourquoi le Soleil, la Lune et les autres astres errants semblent se mouvoir irrégulièrement; qu'on suppose excentriques au monde les cercles décrits par les astres, ou qu'on suppose chacun des astres entraîné dans la révolution d'un épicycle, l'irrégularité apparente de leur marche est également sauvée ; il faut donc déclarer que les apparences peuvent être également produites par l'une ou par l'autre de ces manières d'être, en sorte que l'étude pratique des mouvements des astres errants est conforme avec-l'explication que l'on aura supposée. C'est pour cela qu'une certaine personne [Héraclide du Pont (1)] déclarait qu'il est possible de sauver l'irrégularité apparente du mouvement du Soleil en admettant que le Soleil demeure immobile et que la Terre se meut d'une certaine manière. Il n'appartient donc aucunement à l'astronome de

. fl) C'est en fait la théorie d'Aristarque de Samos qui est ici décrite.

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connattre quel corps est en repos par nature, de quelle qualité sont lês corps mobiles ; il pose, à titre d'hypothèse, que tels corps sont immobiles, que tels autres sont en mouvement, et il examine quelles sont les suppositions avec lesquelles s'accordent les apparences célestes. C'est du physicien qu'il tient ses principes, principes selon lesquels les mouve• ments des astres sont réguliers, uniformes, et constants ; puis, au moyen de ces principes, il explique les révolutions de toutes les étoiles, aussi bien de celles qui décrivent des cercles parallèles à l'équateur que des astres qui parcourent des cercles obliques.

L'influence de ces vues se voit clairement dans une distinction faite par Thomas d'Aquin qui signale, dans la Somme théologique (partie I, question 32, art. 1), qu'il y a une différence entre une hypothèse qui doit nécessairement être vraie, et unè autre qui s'adapte simplement aux faits. Les hypothèses physiques (ou métaphysiques) étaient du premier type, les hypothèses mathé­matiques du second. Il déclare :

Il y a deux façons différentes d'élaborer une théorie à propos d'une chose. La première tend à prouver un certain principe, comme par exemple, dans les sciences physiques, où l'on peut apporter une raison qui prouve de façon satisfaisante que les mouvements célestes ont toujours une vitesse uniforme. Dans la seconde façon, les raisons que l'on peut donner n'apportent pas une preuve suffisante du principe ; mais elles peuvent montrer que les effets s'a~~dent avec ce principe. En astro­nomie, par exemple, on adopte un Sy~'.:.ème d'excentriques et d'épicycles, parce que cette hypothèse permet d'expliquer les phénomènes visibles des mouvements célestes. Mais ce n'est pas là une preuve suffisante, car il est bien possible qu'une autre hypothèse soit en mesure de les expliquer également.

Quelques années plus tard, certains écrivains comme Bernard de Verdun et Gilles de Rome (vers 1247-1316) affirmaient que les hypothèses astronomiques devaient être élaborées d'abord en vue d'expliquer les faits d'observation, et que les preuves expéri­mentales devaient apporter une solution à la controverse entre les « physiciens » partisans d.' Aristote et les cc mathématiciens » partisans de Ptolémée. Et, selon Gilles, quand il y avait un certain nombre d'hypothèses également possibles, le choix devait se porter sur la plus simple. Ces deux principes de cc sauvega:l-de des apparences >l et de simplicité devaient guider l'astronomie théorique jusqu'à l'époque de Kepler et après.

A Paris, à la fin du xrue siècle, on a abandonné le système concentrique d'Aristote à la lumière de l'expérience pratique, et le système de Ptolémée est partout accepté. Il y eut quelque tentative pour aligner ce système astronomique sur la physique

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en reprenant le produit de la pensée ultérieure de Ptolémée et en considérant les sphères planétaires excentriques comme des sphères solides du cinquième élément; à l'intérieur de cha­cune de ces sphères, les épicycles pouvaient accomplir leur révolution.

Il s'en faut que les controverses entre les différentes écoles d'astronomie aient pris fin aussitôt. Déjà au x1ne siècle, un astronome au moins avait manifesté une tendance à bifurquer vers une hypothèse entièrement nouvelle. Pierre d'Ahana sug­gérait l'idée, dans son Lucidator Astronomiae, que les étoiles n'étaient pas portées par une sphère, mais se déplaçaient libre­ment dans l'espace. Au XIve siècle, ce sont Jean Buridan et Nicole Oresme qui discutent l'innovation encore plus radicale de considérer que la Terre tourne, au lieu des sphères célestes, encore que l'on trouve la première allusion à cette théorie à la fin du xnre siècle dans les écrits du Franciscain François de Meyronnes. II se peut que ces hypothèses nouvelles, celles-ci et d'autres encore, dont on discuta aux xrve et xve siècles, aient été suggérées par des spéculations datant de la Grèce ancienne, en particulier par le système semi-héliocentrique- -admis au IV0 siècle av. J.-C. par Héraclide du Pont, dans lequel Vénus et Mercure tournaient autour du Soleil, tandis que celui-ci tournait autour de la Terre. Le monde occidental chrétien eut connaissance de ce système par les œuvres de Macrohe et de Martianus Capella, (Le système entièrement héliocentrique d'Aristarque de Samos, m• siècle av, J.-C., ne fut pas connu au Moyen Age, hien que l'on sût, comme saint Thomas d'Aquin par exemple, qu'Aris­tarque avait enseigné un tel système.) Ces innovations avaient généralement pour base les critiques fondamentales de la phy­sique d'Aristote qui furent énoncées au xrve siècle, et c'est pourquoi la discussion s'en trouve reportée ci-après (v. pp. 244 et suiv.).

En ce qui concerne l'astronomie pratique du xrne siècle, les observations faites avaient surtout pour but d'élaborer des tables pour le calcul des dates, en particulier celle de Pâques, de déterminer la latitude et la longitude et pour les prédictions astrologiques. Celles-ci surtout intéressaient les Italiens. Tout d'abord, l'astronomie pratique de la chrétienté médiévale demeura sous l'influence des Arabes. Le calendrier de 1079 d'Omar Khayyam était au moins aussi exact que tout ce qui fut produit jusqu'à la réforme grégorienne du calendrier en 1582 ; et les instruments, les observationS, les tables et les cartes des Arabes conservèrent leur supériorité au moins jusqu'au- milieu

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du xrne siècle. A partir de cette époque, l'astronomie occidentale commença à conquérir son indépendance. Une des observations indépendantes les plus anciennes en Occident fut faite en réalité, dès 1091 ou 1092, lorsque Walcher de Malvern avait observé une éclipse de lune en Italie ; en découvrant l'heure à laquelle elle avait été observée par un ami en Angleterre orientale, il avait déterminé la différence de longitude entre les deux points. Proposée au xne siècle par Gérard de Crémone, une autre méthode pour déterminer la longitude consistait à observer la position de la lune à midi et, d'après la différence entre cette donnée et ce que l'on pouvait attendre de tables dressées pour un lieu d'origine, Tolède par exemple, à calculer la différence de longitude entre les deux lieux. Mais la détermination exacte de la longitude exigeait la mesure- exacte du temps, ce qui ne commença à devenir possible qu'au xvue siècle. D'autre part, la détermination de la latitude pouvait se faire au moyen d'un astrolabe, en observant la hauteur d'une étoile, ou du Soleil à midi. Les Arabes-avaient réalisé des mesures exactes de la latitude en prenant comme premier méridien (méridien 0) un point situé à l'ouest de Tolède. Leurs tables furent adaptées pour diverses villes de la chrétienté, par exemple Londres, Oxford et Hereford en Angleterre, et on procéda à d'autres observations en Occident même. L'astrolabe, qui fut le principal instrument astronomique des astronomes arabes et latins au Moyen Age, était connu sous le nom de « bijou mathématique ». L'extension de son emploi par les astronomes grecs reste problématique. Hipparque, au ne siècle av. J.-C., connaissait la théorie de la projection stéréographique sur laquelle est fondé cet instrument, mais il ignorait peut-être l'astrolabe lui-même ; au ne siècle, pourtant, Ptolémée avait certainement connaissance de l'instru­ment. A la fin de l'époque hellénistique, l'astrolabe s'est répandu aussi bien à l'est qu'à l'ouest, en partant peut-être d'Alexandrie. Les astrolabes occidentaux dérivent du type maure que l'on a trouvé en Espagne. L'appareil est mentionné par Gerbert vers la fin du x• siècle (s'il est juste de lui attribuer un ouvrage), ainsi que par Randolfus de Liège au -début du xie siècle, et on en trouve la description chez Hermannus Contractus (le Contrefait) avant 1048 (fig. 5). L'un des meilleurs exposés de ce modèle occi­dental est donné, en anglais, dans la deuxième moitié du xrve siècle, par Geoffroi Chaucer, dans son Treatise on the Astrolabe [Traité de l'astrolabe]. L'astrolabe était surtout un moyen de mesurer les distances angulaires entre deux objets donnés et on pouvait donc l'utiliser pour connaître la hauteur d'un corps céleste. Il

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se composait d'un disque métallique gradué (ordinairement en cuivre) portant une ligne de repère et une règle pivotante, appelée alidade, sur laquelle se trouvaient deux pinnules (PL. I, face p. 80).

On tenait l'astrolabe suspendu par un anneau ( armille) situé

Fra. 5. - Dessin d'un astrolabe. Vu de face, l'alidade étant visible. D'après le Traité de l'astrolabe de CHAUCER, manuscrit de la Bibliothèque de l'Université de Cambridge, Dd. 3.53 (xrve siècle).

en haut du diamètre perpendiculaire à la ligne de repère, qui servait ainsi de ligne d'horizon ; ce diamètre se trouvant .ainsi perpendiculaire à la terre, on faisait tourner l'alidade jusqu'à ce qu'elle fût dirigée vers une étoile particulière dont la hauteur se lisait sur la graduation située autour du disque. Muni de ces renseignements, on pouvait calculer l'heure et déterminer le nord. L'astrolabe avait pour avantage de fournir ces valeurs à simple lecture. Pour une latitude particulière, l'Étoile polaire a une hauteur approximativement constante, et les autres étoiles

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tournent autour d'elle. Sur la face avant (tympan) de l'astrolabe se trouvait une projection stéréographique nord de la sphère céleste sur un plan parallèle à l'équateur, telle qu'on l'observait à une latitude particulière de la Terre, montrant les points équinoxiaux, les tropiques du Cancer et du Capricorne, le méridien, les azimuts et les almicantarats (cercles de hauteur) (fig. 6). Il fallait donc, dans ces conditions, un tympan différent pour chaque lati­tude. Si la hauteur observée d'une étoile particulière était mise en coïncidence avec la hauteur correspondante indiquée par le disque, toutes les autres étoiles se trouvaient alors en place. Au-dessus de ce tympan, il se trouvait un second disque, l'araignée, finement découpé et formant une carte tournante des étoiles. L'araignée portait un cerCle qui représentait l'écliptique, et montrait la position relative du soleil par rapport aux étoiles pour chaque jour de l'année. Si les étoiles étaient dans leur position correcte, on pouvait alors ·lire celle du Soleil. La ligne joignant la position du soleil à celle de l'Étoile polaire était donnée en déplaçant l' ostensor (label, ou aiguille tournant autour du point qui représentait l'Étoile polaire) jusqu'à la position du Soleil. Ceci indiquait la direction du. Soleil en azimut et donnait l'heure.

L'astrolabe était de la plus haute utilité sous les latitudes tropicales, où la hauteur du Soleil est sujette à de grandes varia­tions, et c'est pour cette raison qu'il fut fort employé par les Arabes, par exemple pour déterminer les heures de la prière dans les mosquées et pour trouver les azimuts de la Kibla, c'est-à-dire la direction de La Mecque. Néanmoins, les astrolabes arabes, -à une exception près, ne comportent pas beaucoup de perfectionnements si on les compare, par exemple, aux astrolabes occidentaux postérieurs, et en particulier à ceux du xvie siècle. L'exception mentionnée est la Saphaea Arzachelis, dénommée ainsi d'après l'astronome al-Zarqâlî (xxe siècle), mais qu'il faut attribuer, selon Millàs Vallicrosa, à son contemporain de Tolède, Ali ben Khalaf. Cet instrument employait une projection dont l'axe était horizontal au lieu de vertical et rendait ainsi possible l'utilisation d'un seul disque pour n'importe quelle latitude. Il avait cependant aussi des inconvénients, et, en fait, il n_'a jamais supplanté le modèle antérieur, bien que de nombreux instru­ments, aussi hien hispanowmauresques qu'occidentaux posté .. rieurs, fussent construits pour combiner les deux projections, La projection horizontale fut reprise au xvi• siècle par le carto' graphe flamand, Gemma Frisius, sous le nom d'astrolabum (sic) catholicum et les projections de Roias et de La Hire en sont des

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Rotation _diurne ,( P(}fé NoN/

Célestt

Fm. 6. - La sphère céleste. L'observateur situé_sur la Terre se considère comme étant ati- centre de la sphère stellaire. On peut alors déterminer la position d'un corps céleste au moyen de coordonnées fournies par des systèmes de grands cercles dont trois. ont été élaborés dans l'Antiquité. 1} Le premier système est relatif aux pôles célestes. Ce sont les points de la sphère stellaire que perce l'axe autour duquel cette sphère parait animée d'une rotation diurne, et qui est le même que l'axe terrestre. L'équateur céleste et les tro­piques du Cancer et du Capricorne correspondent tous à ceux de la terre, et les cercles de déclinaison et œascension droite· foùrnissent des coordonnées permettant de déterminer la position d'un point de la sphère céleste corres­pondant respectivement à 13. longitude et à la latitude. Celle-ci- se mesure en degrés à partir ·de l'équinoxe de printemps, d'ouest en est. 2) Le deuxième système est relatif à l'écliptique. Le Soleil et toutes les planètes semblent se mouvoir en un seul grand cercle, bien que selon des périodes de révolution différentes, lorsqu'on les observe sur l'arrière-plan des étoiles fixes de la sphère stellaire. Le Soleil, ayant le mouvement le plus régulier, est choisi pour définir ce cercle, appelé écliptique, autour de la sphère stellaire. Les planètes suivant leur orbite s'écartent vers le nord et le sud du ·cercle solaire au cours de leur période propre. L'écliptique coupe· l'équateur suivant un angle d'envi­ron 23° 1/2,. et les d~ux intersections donnent les points fixes des équinoxes

· de printemps. et d'automne (points équinoxiaux). La latitude céleste d'un point se mesure alors en degrés, au nord ·et au sud de l'écliptique, et la longi­tude céleste en degrés en partant de l'équinoxe de printemps, suivant la direc­tion du niorivemeht ànnuel apparent du Soleil, d'ouest en est. La division traditionnelle" de .. l'écliptique en douze sections égales de 30° détermine les signes. du Zodiaque, qui commenc_eilt à l'équinoxe de printemps avec-le premier degré du Bélier (cf. fig.l)_. 3) Le troisième systèrrie est relatif à l'horizon et au zénith de l'observateur. L'observateur placé sur la Terre ne peut voir que la moitié du ciel qui apparaît au-dessus de l'horizon, lequel forme un grand

(Voir suite de la légende, bas de la page 8IJ

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PL. II

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Ulilisalion d'un· astrolabe :O'après un manuscrit anglais, Bodley 614 (xne siècle)

à Oxford

B

Richard de Wallingford mesurant un instrument circulaire à l'aide d'un compas

D'après le manuscrit Cotton Claudius K IV (xive siècle) au British Museum

On remarquera sa crosse et sa mitre d'abbé sur le sol, ainsi que les taches de son visage- peut-être dues à la lèpre qu'il contracta dans sa jeunesse, et dont il mourut à l'âge de43 ans.

PENS~E SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÎ!1CLE 81

adaptations. Les plus récents astrolabes européens datent du xvne siècle; mais dans leS pays· arabes; on construisait encore au x1xe siècle. ·

Ce qui rèndait l'astrolabe particulièrement commode comme instrument pour donner l'heure était qu'il était portatif. Les cadrans solaires, qui so_nt des·instruments destinés ·à-montrer le changement· d'angle azimutal· et doivent par conséquent être orientés vers le nord et le sud, n~ pouvaient être rendus portatifs avant qu'on püt les combiner avec une boussole. Cette combi­naison ne fut pas réalisée avant la fin du xv• siècle.

Un autre instrument utilisé au XIve· siècle était le quadrant, dont les versions perfectionnées furent réalisées par l'Italien Jean Campanus de Novare (mort après 1292) et deux astronomes de Montpellier qui vivaient à peu près à la même époque. Un autre appareil qui commença à être utilisé vers cette période était le quadrant mural, dont s'étaient servis les astronomes alexan­drins, arabes et persans. On le montait de telle sorte qu'une de ses extrémités était au niveau d'un orifice ménagé dans le mur de l'observatoire. On faisait tourner une mire mobile jusqu'à l'amener, ainsi que l'orifice, en ligne avec le corps céleste observé, et on lisait l'angle sur une échelle. Campanus cOnstruisit encore un autre appareil, une sorte de· Sphère armillaire ·pour déterminer la position des 'planètes. Celle-ci se compos-ait ·d'un anneau, fixé dans le plan de l'équateur, avec d'autres anneaUx' représentant J'horizon, le méridien et'l'écliptique, si bien cj:ue· C'était une sorte de représentation de la sphère céleste.

C'est avec de tels appareils qu·e Guillaume de Saint-Cloud, disciple de Rogèr Bacon et fondateur de l'école d'astronomie de Paris, détermina d'àprès la ·hauteur s6lsticiàle du.Soleil, l'obliquité de l'écliptique ei1 1290; et la latitude de son lieu d'observation à Paris. Les chiffres auxquels il aboutit étaient de 23° 34' pour l'obliquité, et de 48o 50' pour la latitude de Paris. Le chiffre

(Suite de la Ugenàe de la fig; 6.)

cercle sur la sphère stellaire. En relation avec ce_'eercle, il Y a les ahnicantarats ou cercles d'égale hauteur parallèles à l'horizon, et les ·azimuts, qui passent par le zénith, situé verticalement_ au-dessus de .la- tête de: l'observateur, et coupent l'horizon à angle droit. Il est clai_r qU'avec ce dispositif il y a un sys­tème différent de coordonnées pour ·chaque point ·de 13. .surface terrestre, circonstance dont on a tenu c_ompt-e dans Ja mise· au point d'instruments comme l'aStrolabe et le cadran solaire (voir pp. 77 et suiv.), Dans le schéma ci-dessus; si le cercle désigné comme « Ecliptique , est l'horizon d'un 'observa­teur, son zénith sera situé à la verticale au-dessus de la Terre, et le méridien - le grand cercle qui passe par les pôles célestes et le zénith - sera le cercle indiqué comme linûte de la sphèJ;"e.

A. C. CROMBIB, 1 6

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moderne est de 23° 23' pour l'obliquité en 1290, et la valenr calculée par Guillaume pour la latitude de Paris est celle qui est aujourd'hui adoptée. Il consacra une autre de ses observations à noter la hauteur méridienne du Soleil, alors qu'il se trouvait lui-même dans une chambre noire munie d'une petite ouverture pour laisser passer un rayon de lumière, et d'après cela il déter­mina l'époque de l'équinoxe de printemps. Un autre Français, Jean de Murs, ntilisa un arc gradué de 15 pieds de rayon pour faire la même détermination à Évreux, le 13 mars 1318.

La réforme du calendrier, qu'avaient préconisée Grosseteste et Roger Bacon, suscita un regain d'intérêt quand, vers 1293, les Tables alphonsines parvinrent à Paris. Le pape, Clément VI, convoqua Jean de Murs et Firmin de Belleval à Avignon pour lui faire un rapport sur ce projet, ce qu'ils firent en 1345. Un autre rapport fut rédigé par le cardinal Pierre d'Ailly pour le Concile de Constance, 1414-18. On continuait à mettre en doute l'exac­titude des Tables alphonsine• et la réforme dut attendre près de deux siècles ; mais lorsqu'enfin elle fut réalisée, ce fut sur la base de valeurs numériques tout à fait semblables à celles que l'on avait trouvées au xrve siècle.

Au cours du XIve siècle, en France, on inventa ou perfec­tionna d'autres instruments, et les observations se développèrent. Jean de Linières publia un catalogue des positions de 48 étoiles, première tentative dans le monde chrétien pour corriger certaines des positions d'étoiles fournies au ne siècle par le catalogue de Ptolémée. En 1342, le Juif Lévi ben Gerson de Montpellier introduisit le Baculus Jacobi (Bâton de Jacob), un arbalestrille ou arbalète qui semble avoir été inventé au xm• siècle par Jacob ben Mahir. Lévi ajouta une échelle diagonale à cet instrument. L'arbalestrille servait à mesurer la distance angulaire entre deux étoiles ou,. comme instrument de navigation, à ·prendre la hauteur d'une étoile ou du Soleil au-dessus de l'horizon. Il se composait d'un bâton, ou flèche, gradué, muni d'une barre trarisversale, ou marteau, fixée à angle droit. On l'utilisait en tenant la flèche contre l'œil. On déplaçait le marteau pour amener la mire située à une des extrémités sur la même ligne que l'horizon, et la mire située à l'autre extrémité en ligne avec une étoile ou le Soleil. En relevant l'indication fournie par l'échelle graduée de la flèche, on obtenait la hauteur de l'étoile grâce à une table d'angles.

La première moitié du XIve siècle vit également se développer une importante école d'astronomie à Oxford, et en particulier à Merton College. Un des résultats de ses travaux fut le progrès de la trigonométrie. Les tangentes furent employées par John

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Maudith (1310) et ThomasBradwardine (mort en 1349) ainsi que par Richard de Wallingford (vers 1292-1335) qui reprit les méthodes approchées utilisées dans la trigonométrie des Tables lolédanes d'al-Zarqâlî et leur appliqua les rigoureuses méthodes eucli­diennes de démonstration. John Maudith et Richard de Walling­ford sont les initiateurs de la trigonométrie occidentale, bien que Levi ben Gerson (1288-1344) ait écrit en Provence, vers la même époque, un important traité en hébreu sur ce sujet, qui fut traduit en latin en 1342. Un perfectionnement technique d'importance adopté par ces écrivains fut d'utiliser la pratique indo-arabe, que l'on trouvait déjà dans les tables d'al-Zarqâli et dans d'autres tables astronomiques, dont l'emploi était déjà fort répandu, de fonder la trigonoinétrie plane sur les sinus, et non plus sur les cordes, comme l'avait fait la vieille tradition gréco-romaine depuis Hipparque. Richard fit aussi une adapta­tion des Tables alphonsines pour Oxford et inventa certains instruments, par exemple un rectangulus compliqué pour mesurer et comparer les hauteurs, et un equaiorium perfectionné pour montrer la position des planètes.

Le vif intérêt que l'on portait à l'astronomie aux XIIIe et xive siècles, et dont ces travaux furent les résultats, apparaît aussi dans les modèles astronomiques construits à cette époque. En 1232, l'empereur Frédéric II avait reçu un planétaire du Sultan de Damas. Vers 1320, Richard de Wallingford construisait une horloge astronomique compliquée qui montrait les positions du Soleil, de la Lune et des étoiles, ainsi que le flux et le reflux des marées. Il laissa également un manuel décrivant 1 'utilisation de cet instrument. Un planetarium perfectionné, entraîné par des poids, fut aussi réalisé par l'horloger Giovanni de' Dondi (né en 1318), et les objets de ce genre conquirent la popularité comme jouets scientifiques.

3) Météorologie et optique

Au XIIIe siècle, la météorologie et l'optique formaient une discipline unique et hétérogène parce que ces sciences s'intéres­saient à des phénomènes que l'on supposait se produire dans les régions des éléments feu et air situés entre la sphère de la Lune et le globe de la Terre et des mers. Aristote avait discuté de ces sujets dans sa Meteorologica, qui fut la source principale de la « météorologie n au XIIIe siè.cle, et dans cet ouvrage, il avait attribué tous les changements observés dans le ciel, sauf les mouvements des corps célestes, à des changements survenus

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dans ces régions. L'élément feu était plutôt une sorte de principe de combustion qu'une flamme véritable, et par conséquent n'était pas visible lui-même, mais le mouvement l'allumait facilement, et l'agitation occasionnée par les exhalaisons chaudes et sèches qui s'élevaient de la terre frappée par les rayons de soleil, donnait lieu à un certain nombre de phénomènes qui se produisaient dans la sphère du feu, comme par exempl-e, les comètes, les étoiles filantes, et les aurores. Tous ces phénomènes devaient se produire dans la région située sous la Lune, car au delà de celle-ci les cieux étaient ingénérables et incorruptibles et ne pouvaient subir d'autre changement qu'un mouvement circulaire. Dans la sphère de l'élément air, ces exhalaisons chaudes et sèches étaient la cause du vent, du tonnerre, des éclairs et de la foudre, tandis que les exhalaisons froides et humides produites par l'effet des rayons de soleil sur l'eau causaient les nuages, la pluie, la brume, la rosée, la neige et la grêle. Un groupe particulier de phénomènes en relation avec les exhalaisons humides étaient les arcs-en-ciel, les halos et les faux soleils.

Pendant tout le Moyen Age, les comètes et autres change­ments similaires observés dans le ciel continuèrent d'être classés comme phénomènes <<météorologiques» plutôt qu'astronomiques, c'est-à-dire comme des phénomènes survenant dans la région sublunaire. Au xvie siècle, des mesures plus exactes de leurs positions et dè leurs orbites devaient fournir certainS des témoi­gnages les plus éloquents à l'encontre de la vérité des idées d'Aristote sur la structure de l'univers. On trouve plusieurs descriptions de comètes, aux. XIIIe et XIve siècles, et l'une des références les plus importantes, due à Grosseteste, se rapporte à un phénomène qui était peut-être la comète de Halley dont l'apparition aurait dû se produire en 1222. Une autre allusion intéressante nous vient de Roger Bacon, qui prétend que 1 'impres­sionnante comète de juillet 1264 avait été engendrée sous l'influence de la planète Mars, et avait produit une augmentation de la bile donnant lieu à la mauvaise humeur, dont le résultat était les guerres et les troubles en Angleterre, en Espagne et en Italie à l'époque et par la suite.

Dès le xne siècle, on s'était livré à l'observation du temps, et à des tentatives pour le prévoir par l'astrologie, en partie dans l'intérêt de l'agriculture. William Merlee enregistre une série fort remarquable d'observations mensuelles du temps pour la région d'Oxford pendant les années 1337-44. Il fondait ses essais de préVision en partie sur l'état des corps célestes, et aussi sur des indices mineurs, comme la déliquescence du sel, la portée

PENS~E SCIENTIFIQUE AU XIII• SI:E:CLE

du son de cloches éloignées, l'activité des puces et la déman­geaison plus gênante de leurs piqûres, toutes choses qui indi­quaient une humidité plus grande.

Mais c'est l'optique qui devait voir les progrès les plus remarquables aux XIIIe et xive siècles. L'étude de la_ lumiè~e attire en particulier l'attention d'hommes dont la philosophie inclinait vers le platonisme augustinien, et cela pour deux raisons : pour saint Augustin et les autres néo-platoniciens, la lumière était l'analogue de la grâce divine et de l'illumination de l'esprit humain par la vérité divine ; et elle était. du ressort d'-~m traitement mathématique. C'est Grosseteste qui fut le premier auteur du Moyen Age à reprendre l'étude de l'optique, et il ouvrit la voie à des développements ultérieurs. Grosseteste accorde une importance particulière à l'étude de l'optique parce qu'il croit que la lumière est la première << forme corporelle >> des objets matériels ; elle n'est pas Seulement responsa~le de. le~rs dimensions dans l'espace, mais encore elle est le premier pnncipe du mouvement et de la causalité efficiente. Selon Grosseteste, on peut finalement attribuer tous les changements survenus dans l'univers à l'activité de cette forme corporelle fondamentale ; l'action à distance d'un objet sur un autre résulte de la propa­gation de rayons de force, ou, comme il l'appelait, ;Ie << la ~ulti­plication des .espèces » ou « vertu u. Par ~e~ ter~es, Il veut ?.Ire la transmission de toute forme de causalite efficiente par !Inter­médiaire d'un milieu, l'influence qui émane de la source de la causalité et qui correspond à une qualité ~e cette source ; par exemple, la lumière émane d'un corps lumineux sous la _f?rme d'une « espèce » qui se multiplie d'un point à l'autre du mll~eu à travers lequel elle se propage selon un mouvement en hgnes droites. Toutes les formes de la causalité efficiente, comme la chaleur les influences astrologiques et l'action mécanique, sont, pour G~osseteste, dues à cette propagation des.,« esp_è~es », mais la forme la plus propice à son étude est la lumwre visible. . .

Ainsi l'étude de l'optique avait une importance particuhere pour la' compréhension du monde physique. La théo?e de Grosseteste de la multiplication des espèces fut adoptee par Roger Bacon Witelo, Pecham et d'autres encore, qui tous appor­tèrent leur c~ntribution à l'optique dans l'espoir d'élucider non seulement l'action de la lumière, mais aussi la nature de la causalité efficiente en général. A cette fin, l'usage des mathé­matiques était indispensable, et les progrès accomplis par l'op­tique médiévale auraient certaine~ent été imposs!bles d~ns la connaissance des Éléments d'Euchde et des Conzques d Apol-

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lonius. Pendant tout le Moyen Age, et bien après encore, on conserva la distinction aristotélicienne entre les deux aspects mathématique et physique de l'optique. Comme le dit Grosseteste en discutant la loi de la réflexion, la géométrie peut exposer, -ce qui se produit, .mais ne peut dire pourquoi cela se produit. Il faut rechercher, dit-il encore, la cause de la conduite observée de la lumière, de l'égalité des angles d'incidence et de réflexion, dans .la nature de la lumière elle-même. Seule la connaissance de cette nature physique permettra de comprendre la cause du mouvement.

Outre la Météorologie et leDe Anima d'Aristote, les principales sources de l'optique au xure siècle étaient les écrits d'Euclide, Ptolémée et Dioclès (n• siècle av. J.-C.) et ceux des auteurs arabes al-Kindt, Alhazen, Avicenne et Averroès. Aristote, qui­s'intéressait davantage à la cause de la vision qu'aux lois selon lesquelles elle s'exerçait, soutenait que la lumière (ou la couleur) n'était pas un mouvement, mais un état de transparence d'un corps qui produisait un changement qualitatif instantané dans un milieu déjà transparent en puissance. D'autres philosophes grecs avaient avancé des explications différentes ; -Empédocle affirmait que la lumière était un mouvement dont la transmission prenai.t un certain temps ; et selon Platon, la vision pouvait s'expliquer par une série de rayons séparés issus de l'œil en direction de l'objet contemplé (v. ci-dessus, p. 28). En opposition à cette théorie de l'émission, les Stoïciens avaient suggéré que la vision était due à des rayons de lumière issus de l'objet et péné­trant dans l'œil. C'est l'une ou l'autre de ces théories des rayons, impliquant que la lumière se propage en ligne droite, qu'avaient adopté les géomètres grecs comme Euclide et Ptolémée, qui avaient développé l'optique au point de lui donner une place égale à celles de l'astronomie et de la mécanique parmi les sciences physiques les plus avancées de l'Antiquité. Ces cher­cheurs découvrirent que l'angle de réflexion des rayons frappant une surface était égal à l'angle d'incidence. Ptolémée, qui mesu­rait l'angle de réfraction dans des rayons passant de l'air dans l'eau et dans le verre, observe que cet angle est toujours inférieur à· l'angle d'incidence, mais suppose, à tort, qu'il en est ainsi dans une proportion constante. Il en conclut que la position apparente d'une étoile ne correspond pas toujours à sa position actuelle par suite de la réfraction de l'atmosphère.

Ce travail des Grecs en optique fut poussé plus avant par les Arabes, en particulier par Alhazen (965-1039), dont l'œuvre servit de source principale à ce que le Moyen Age chrétien connut

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de l'optique. Alhazen parvint à une compréhension meilleure, non seulement de l'optique géométrique, mais aussi de la vision, encore qu'il persistât dans la croyance erronée que le cristallin de l'œil en était la partie sensible. Il a démontré que l'angle de réfraction n'est pas proportionnel à l'angle d'incidence ; ses études portèrent sur les miroirs sphériques et paraboliques, l'aberration sphérique, les lentilles et la réfraction atmosphérique. Il soutenait, lui aussi, que la transmission de la,Iumière n'est pas instantanée, et il rejetait la théorie de l'émission de Platon qu'avaient soutenue Euclide et Ptolémée, en f:;tveur de l'idée que la lumière arrivait de l'objet à l'œil où elle était « trans­muée » par la lentille. Les Arabes, gui avaient puisé leurs rensei­gnements surtout chez Rufus d'Epbèse (r•r siècle ap. J.-C.), avaient également fait progresser la connaissance de l'anatomie de l'œil. Dans ce domaine, Rhazès et Avicenne accomplirent un travail remarquable. C'est Averroès qui fut le premier à reconnaître que c'est la rétine, et non le cristallin, qui est l'organe sensible de l'œil, mais il ne semble pas avoir exercé d'influence sur les auteurs postérieurs du Moyen Age dans ce domaine (cf. plus bas, p. 455).

Parmi les écrivains qui traitent de l'optique au xnie siècle, Grosseteste se détache principalement par sa tentative pour expliquer la forme de l'arc-en-ciel au moyen d'un phénomène simple qu'il eut la possibilité d'étudier expérimentalement, c'est-à-dire la réfraction de la lumière par une lentille sphérique. Aristote prétendait que l'arc-en-ciel était causé par la réflexion sur les gouttes d'eau du nuage ; mais Grosseteste l'attribue nettement à la-réfraction, bien qu'il croie que celle-ci est causée par le nuage entier agissant comme une grande lentille. Si sa contribution à l'optique a davantage consisté à s'appesantir sur la valeur des méthodes expérimentale et mathématique qu'à augmenter considérablement les connaissances positives, il a cependant apporté quelques additions d'importance. On lui doit la théorie de la double réfraction qui demeura l'explication traditionnelle de la lentille sphérique ou miroir ardent jus­qu'au xvie siècle. Selon cette théorie, la lumière émanant du Soleil subit une première réfraction en pénétrant dans la lentille et une seconde en franchissant l'autre paroi, et ces réfractions combinées concentrent les rayons en un point. Dans son De !ride, il s_'efforce également de formuler une loi _quantitative -de la réfraction, au sujet de laquelle il connaissait l'œuvre de Ptolémée. Il proclame, pour cette loi, que « les expériences nous l'ont montrée », -et il soutient qu'elle est également en accord avec le principe d'éco-

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nomie. La vision étant due, selon lui, aux rayons .visuels émis, il déclare que lorsque les rayons passent d'un milieu à un autre plus dense, le rayon réfracté bissecte l'angle compris entre la projection du rayon incident et la perpendiculaire à la surface commune, au point où le rayon incident pénètre dans le milieu dense. Lorsque les rayons visuels passent d'un milieu dense à un milieu moins dense, ils- s'infléchissent dans la direction opposée. Des expériences simples auraient montré à Grosseteste l'erreur de sa « loi », mais il l'utilisa pour essayer d'expliquer la forme de l'arc-en-ciel. C'est lui également qui, le premier des auteurs latins, propose l'emploi des lentilles pour agrandir les petits objets et rapprocher les objets éloignés. En fait, ces tra­vaux sur l'optique aboutirent à l'invention des lunettes en Italie du Nord à la fin du xm• siècle (v. ci-après, pp. 199 et 208-209).

On peut également signaler une autre contribution de Grosseteste : c'est la tentative qu'il a faite pour élaborer une conception géométrique et presque mécanique de la propagation rectiligne de la lumière et du son par une série de vagues ou d'ondes. Dans son Commentaire sur les Seconds Analytiques (!iv. II, cha p. 4), il décrit comment, lorsqu'on frappe violemment un corps sonore, celui-ci se met à vibrer pendant quelque temps parce que son mouvement violent, et un « pouvoir naturel », envoient alternativement les parties en avant et en arrière, chacune dépassant sa position naturelle. Ces vibrations sont transmises à la lumière fondamentale, incorporée comme pre­mière u forme corporelle » dans le corps sonore.

Il s'ensuit que, lorsque le corps sonore est frappé et vibre, il faut qu'une vibration et qu'un mouvement similaires se produisent dans l'air contigu qui l'entoure, et cette génération se propage dans toutes les directions en ligne droite. '

Si la propagation heurte un obstacle, elle est forcée de « se régénérer» en retournant en arrière. Car les parties de l'air qui se dilatent et se heurtent à l'obstacle, doivent nécessairement se dilater dans la direction opposée, et ainsi, cette répercussion s'étendant à la lumière qui est dans l'air le plus subtil, est le son qui revient, et ceci donne l'écho. De même que l'écho est propagé par la lumière fondamentale, principe fondamental du mouVement fncorporé à Fair, de même le reflet d'une image est produit par la « répercussion » analogue de la lumière visible, et la réfraction s'explique de façon semblable. ·

Le principal disciple de Grosseteste, Roger Bacon, apporte un certain nombre de petites contributions à la connaissance de

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la réflexion et de la réfraction, mais beaucoup d'expériences qu'il décrit étaient la répétition de celles qu 'avaientfaites al-Kin dl

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Fra. 7. - Deux schémas géométriques de Roger Bacon montrant les courbures des milieux réfringents de l'œil. Extrait de l'Opus MajWJ, manus­crit royal 7. F. VIII (xme siècle} au British Museum.

et Alhazen. Il continua l'enseignement de Grosseteste sur la méthode. Il procéda à quelques déterminations expérimentales originales, par exemple, celle de la distance focale d'un miroir

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concave exposé au Soleil, et il indiqua que les rayons solaires attaquant la Terre pouvaient être tenus pour parallèles au lieu d'être traités comme rayonnant d'un point, ce qui rendait ainsi possible une meilleure explication des miroirs ardents et des miroirs paraboliques. Il adopta fermement la théorie selon laquelle, dans la vision la lumière matérielle, voyageant à une vitesse énorme bien que finie, passait de l'objet vu à l'œil ; mais il faisait remarquer que dans l'action de regarder, quelque chose de psychologique «jaillissait», pour ainsi dire, de l'œil. De la propa­gation de la lumière matérielle, il a donné une explication sem .. blable à celle de Grosseteste, affirmant que la lumière n'est pas l'écoulement d'un corps, comme l'eau, mais une sorte d'onde, comme dans le son, propagée d'une partie à l'autre. Dans la « multiplication des espèces » de la lumière, il n'y a rien d'autre qu'une succession de ce genre. Mais Bacon remarquait que la lumière se propage beaucoup plus Vite que le son, car si quel­qu'un, placé à distance de nous, frappe avec un marteau, nous voyons le coup avant d'entendre le bruit, et de même, nous voyons l'éclair avant d'entendre le tonnerre. Il a donné également une description meilleure de l'anatomie de l'œil du vertébré (fig. 7) et des nerfs optiques qu'aucun auteur latin antérieur, et il recommandait à eeux qui désiraient étudier ce sujet de disséquer des vaches ou des porcs. Il discuta en détailles conditions néces­saires à la vision et les effets produits par des sortes et des disposi­tions diverses de lentilles uniques, et, fondant ses travaux sur la théorie que la dimension apparente d'un objet dépend de l'angle souslequell'œille voit, il s'efforça d'améliorer la vision (fig. 8).Pour

+- FIG. 8.- Schéma extrait du manuscrit royal 7. F. VIII (xme siècle) du British Museum, illustrant la classification faîte par Roger Bacon des propriétés des surfaces réfringentes courbes, dans l'Opus Majus, V. Les rayons partent de chaque extrémité de l'objet (Res, R), s'infléchissent à la surface courbe séparant le milieu de faible densité optique (subtilior, s) et le milieu plus dense (densior, d) (par exemple l'air et le verre) et se rencontrent à l'œil (oculus, 0). L'image (ymago, Y) se voit sur une projection de ces rayons inflé­chis qui pénètre dans l'œil, et elle est agrandie ou diminuée selon que la surface concave. (1-IV) ou convexe (V-VIII) se trouve du côté de l'œil, selon que l'œil est du côté moins dense (I, II, V, VI) ou plus dense (III, IV, VII, VIII) de la courbure, et selon que l'œil est du côté du centre de courbure (centrum, C) situé vers l'objet (I, III) ou du côté opposé à l'objet (II, IV), ou que le centre de courbure du côté de l'objet est vers l'œil (VI, VIII), ou à l'opposé (V, VII). Une confusion entre l'apparence de la dimension et de la proximité, qui a conduit Bacon à dessiner incorrectement une image rapetissée en 1 et agrandie en III, se trouve corrigée dans une section postérieure de l'Opus Majus, où Bacon indique que « la grandeur de l'angle visuel est le facteur prédominant dans ces apparences » : c'est-à-dire l'angle que sous-tend l'objet ou l'image à l'œil. Bacon recommandait, pour améliorer la faiblesse de la vue, l'emploi d'une lentille convexe, formant un hémisphère {VI) ou moins d'un hémi­sphère (V).

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eela il fit usage de lentilles plan-convexes dont, toutefois, il ne com'prit qu'imparfaitement le fonctionnement. Son imagination scientifique se donna libre cours avec les possibilités d'agrandirindé­finiment les petits objets, et de rapprocher les objets éloignés, en disposant convenablement miroirs et lenti!les. Il prétendait qu.e Jules César avait érigé en Gaule des miroirs avec lesquels Ii voyait ce qui se passait en Angleterre, et 9ue l'on pouvait utili~er des lentilles pour faire descendre le soleil et la lune et les faire .apparaître au-dessus de la tête des ennemis ; la foule ignorante, disait-il, ne pourrait supporter cela.

La tentative que fit Roger Bacon pour découv~ir la cau~e de Parc-en-ciel est un bon exemple. de la façon dont Il concevait la méthode inductive (v. ci-après pp. 233 et suiv.). Il commence par rassembler des phénomènes similaires à l'arc-en-ciel, les couleurs que l'on observe dans les cristaux, la ~osée sur l'~erbe, la poussière d'eau produite par les roues de mouhn ou les avirons, quand le soleil les éclaire, ou telles qu'on en voit à travers une étoffe ou les cils. Puis il examine l'arc-en-ciel lui-même, en notant qu'il apparaît toujours dans un nuage ou dans la brume. En combinant l'observation, la théorie astronomique et les mesures fournies par l'astrolabe, il arrive à montrer que l'arc apparaît toujours dans la direction opposée au Soleil, que le centre de l'arc, l'œil de l'observateur et le soleil sont toujours en ligne droite, et qu'il y a une relation définie entre la hauteur de l'arc et celle du Soleil. Il montre aussi que les rayons revenant de l'arc à l'œil font un angle de 42° avec les rayons incidents aVant du soleil à l'arc. Pour expliquer ces faits, il adopte alors la théorie, avancée par Aristote dans la Météorologie, que l'arc-en­ciel forme la base d'un cône dont le sommet est au centre du soleil et dont l'axe va de ce point au centre de l'àrc par l'œil de l'~bservateur. Selon la hauteur du Soleil, la base du cône s'élève ou-s'abaisse, produisant ainsi un arc-en-ciel plus ?u moins grand ; si le soleil pouvait être assez haut, le cercle ent~er appa­raîtrait au-dessus de l'horizon, comme dans les arcs-en-Ciel obser­vés dans la poussière d'eau. Il utilisa cette théorie pour expliquer la hauteur de l'arc à des latitudes différentes et à différentes époques de l'année. Elle impliquait, entre autres choses, q~e chaque observateur voyait un arc différent ; et il le confirmait par l'observation qu'en se déplaçant vers l'arc-en-ciel, ou paral­lèlement à lui, ou en s'en éloignant, celui-ci s~ déplaçait avec l'ob­servateur par rapport aux arbres et aux mmsons ; 1 000 hommes en ligne, affirmait-il, verraient 1 000 arcs-en:ciel, et l'ombre de chacun couperait en deux chaque arc-en-Ciel. Les couleurs

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et la forme de l'arc-en-ciel, par conséquent, ont avec l'observateur une relation qui diffère de celles des objets fixes comme les cristaux. Pour ce qui est des couleurs, la discussion de Bacon est aussi peu concluante que toute autre jusqu'à Newton;­quant à la forme de l'arc, il explique qu'elle est due à la réflexion de la lumière sur les gouttes d'eau sphériques du nuage, l'arc-en­ciel de tout observateur particulier n'apparaissant que dans les gouttelettes d'où les rayons réfléchis atteignent ses propres yeux. Il étendit cette théorie à l'explication des halos et des faux soleils ; mais en réalité elle n'était pas correcte.

Parmi les successeurs de Grosseteste, plus avant dans le xm• siècle, l'auteur silésien Witelo (né vers 1230) a décrit des expériences semblables à celles qu'avait faites Ptolémée pour déterminer les valeurs des angles de réfraction de la lumière traversant l'air, l'eau, et le verre, avec des angles d'incidence croissant de 10° jusqu'à un maximum de BOo. On ne trouve pas la description de telles mesures chez Alhazen, mais Witelo semble avoir adapté un dispositif qu'Alhazen décrivait pour un autre usage. Ce~ui-ci consistait en un récipient de cuivre cylin­drique, portant, à l'intérieur, un cercle divisé en 360o et en minutes. On introduisait de façon appropriée les milieux réfrin­gents dans le cylindre, et on prenait les mesures au moyen d'un appareil de visée et de trous percés à chaque extrémité d'un diamètre du cercle gradué (1 ). Le tableau de Witelo expo­sant les variations concomitantes des angles d'incidence et de réfraction a ceci de remarquable qu'il montre les résultats obtenus pour des observations faites dans les deux directions à travers la surface réfringente. Ceux-ci sont révélateurs. Par exemple, alors que les résultats obtenus avec la lumière passant de l'air dans l'eau sont d'une exactitude raisonnable, ceux qui sont fournis pour les cas réciproques sont ou très inexacts, ou impossibles. En fait, il est clair qu'il n'a jamais fait ces mesures réciproques, mais qu'il a déduit les valeurs données d'une appli­cation erronée de la loi selon laquelle la quantité de réfraction est la même dans les deux directions, mais sans savoir, également, que pour les angles d'incidence élevée il n'y a pas de valeurs pour la réfraction, parce que toute la lumière est réfléchie à la surface inférieure séparant l'eau et l'air. Ainsi Witelo a manqué la découverte d'un important phénomène de la réflexion totale à un angle limite. Son travail offre néanmoins de l'intérêt, et

(1) Pour une description complète, voir, ou M~ME AUTEUR, Robert Grosse:­tesle and the Origill8 of Experime11lal Science, 1100-1700, Oxford, 1953, pp. 220 et sq.

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DE SAINT AUGUSTIN A GALIL!l:E

il a essayé d'exprimer les résultats obtenus dans diverses généra­lisations mathématiques. Il a signalé que l'importance de la réfraction augmente avec l'angle d'incidence, mais que l'augmen­tation de la première reste toujours inférieure à celle de la seconde. Il a essayé de relier ces généralisations à des différences de densité des milieux considérés.

II réalisa aussi des expériences où il reproduisait les coule:urs du. spectre en faisant passer de la lumière blanche à travers un cristal hexagonal et il comprit, au moins implicitement, que les rayons bleus se réfractent avec un angle plus grand que les rouges. Il supposait que l'éventail des couleurs était produit par l'affai­blissement progressif de la lumière blanche par la réfraction, permettant ainsi l'incorporation progressivement plus grande d'une obscurité provenant du milieu. On trouvait déjà cette explication dans le soi-disant Summa Philosophiae du pseudo­Grosseteste, ouvrage dû à un auteur anglais en relation avec le cercle de Grosseteste. Witelo s'est servi de ses études d'optique pour offrir une explication intelligente, mais erronée, de l'arc-en­ciel. Sa discussion de la psychologie de la vision offre également un intérêt considérable. Un autre écrivain anglais _John Pecham (mort en 1292), fit un apport utile en écrivant un limpide petit manuel d'optique, bien qu'il établît peu de faits originaux. Certains progrès remarquables sont dus à l'Allemand Thierry ou Dietrich de Freiberg (mort en 1311) dont l'œuvre sur la réfraction et sur l'arc-en-ciel offre un exemple insigne de l'emploi de la méthode expérimentale au Moyen Age.

Parmi ceux qui avaient consacré des études à l'arc-en-ciel, avant que Thierry ne composât sonDe !ride el Radialibus Impres­sionibus, Grosseteste attribuait la forme de l'arc à la réfraction, et Albert le Grand et Witelo, écrivant avec des Connaissances beaucoup plus grandes, insistaient sur la nécessité de considérer la réfraction aussi bien que la réflexion des rayons par des gouttes de pluie séparées. Thierry avança pour sa part la théorie que l'arc primaire était causé par le fait que la lumière tombant sur des gouttes de pluie sphériques était réfractée à l'intérieur de chaque goutte, réfléchie à sa surface interne, et réfractée de nouveau à l'extérieur ; et que l'a~c secondaire était dû à une nouvelle réflexion avant la seconde réfraction. Elle est l'expli­cation aujourd'hui acceptée, bien qu'on l'attribue généralement à Descartes, qui en a fait un exposé mathématique certainement supérieur à tous égards. L'importante découverte sur laquelle elle se fondait - la lumière se reflète sur la surface intérieure concave de chaque goutte de pluie - fut réalisée par Thierry

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de Freiberg, qui pratiqua des expériences avec une reproduction de goutte d'eau sous forme d'un ballon de verre empli d'eau (probablement un urinal utilisé en médecine) et avec une boule de cristal. Muni de oet appareillage, il montra également que

FIG. 9. - Dessin extrait de l'ouvrage de THIERRY DE FREIBERG De /ride, manuscrit F. IV. 30 (xrvo siècle), à la Bibliothèque de l'Universit'é de ~àle, et montraD;t son ~:t;:plic?-tion de l'arc-en-ciel primaire par la double réfrac· tion et la réflexron à 1 mtérreur des gouttes d'eau sphériques. Ce schéma est correctement dessiné, sauf que les rayons incidents allant du soleil.aux diffé­rentes gouttes devraient être parallèles, ce qui ne serait pas le cas s'ils étaient ~ou~ ~eprésentés da~ ce schém_a ; et les rayons colorés émergeant des gouttes mdiVlduelles devrarent être drvergents au lieu d'être parallèles. Le trajet des. rayons individuels à l'intérieur de chaque goutte n'est pas représenté

lvorr PL. III a, face p. 96). Une goutte particulière n'envoie qu'une seule cou. eu~ à l'obse:r:vateur en c; De la goutte du haut les rayons rouges (émergeant à dr01~e) pal'Vlennent à 1 <?hservateur, et des autres gouttes proviennent res· pectivement des rayons Jaunes, verts et bleus, donnant ainsi l'ordre des cou­leurs observées dans l'arc-en-ciel.

lorsque l'on maintient une telle sphère dans une position conve­nable par rapport au soleil et aux yeux et qu'alors on l'élève et on l'abaisse, les différentes couleurs de l'arc~en-ciel apparaissent dans un ordre constant. Il montra que si l'on tenait la sphère à Il 0 environ au-dessus de cette position, les mêmes couleurs apparaissaient dans l'ordre contraire. C'est ainsi qu'il fut en mesure, dans d'autres expériences, de suivre avec une grande

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exactitude le chemin· des rayons qui produisait l'arc primaire de même que l'arc secondaire (fig. 9, PL. III, ci-contre). Il est curieux qu'il ait donné une fausse valeur de22o, en affirmant qu'on pouvait la mesurer avec un astrolabe, pour l'angle compris entre les· rayons allant du soleil à l'arc, et de l'arc à l'œil de l'observateur. La valeur approximativement correcte de 42o, donnée par Roger Bacon, était bien connue à l'époql)e.

Thierry essaya aussi d'étudier expérimentalement les couleurs de l'arc-en-ciel. Il montra que l'on pouvait reproduire les couleurs observées dans l'arc-en-ciel en faisant passer de la lumière' à travers des boules de cristal ou des ballons de verre remplis d'eau, et à travers des cristaux hexagonaux, si on appliquait l'œil au côté opposé du flacon ou du cristal ou si l'on projetait la lumière sur un écran.opaque. Les couleurs de ce spectre étaient toujours disposées dans le même ordre, le rouge étant le plus proche de la ligne d'incidence, et suivi par le jaune, le vert et le bleu, qui étaient les quatre couleurs principales qu'il distin­guait. Sa description montre qu'il comprenait que les couleurs se formaient d l'intérieur du corps réfringent après la réfraction subie à la première surfacé rencontrée, et non pas simplement au moment de l'émergence. Pour expliquer l'aspect du ·spectre, Thierry faisait appel à la théorie de la couleur qu'Averroès avait dévelo.ppée dans ses commentaires sur Aristote, et selon laquelle les couleurs étaient· dues à la présence, à des degrés diVers, de deux paires de _qualités opposées : l'éclat et l'obscurité,· la «limite >let l' <<illimité». Les deux premières étaient des causes formelles, les deux dernières des causes matérielles, et la raison pour laq11elle. un ·spectre pouvait se produire était que le flot lumineux n'était pas constitué de lignes géométriques, mais de ~ co'lonne'_s lf aYant largeur et profondeur, de sorte <fue ses diffé­rentes parties~p~uvaient être différemment affectées en traversant Un ·rflilieu approprié .. Ainsi, lorsque la. lumière tombe perpendi­culairement sur la surface d'un cristal hexagonal, d'une sphère tranSparente ou d'un ballon de verre, elle le traverse directement, sans réfraction, et demeure absolument brillante et n'est pas « limitée >l. Cette lumière reste donc -blanche. Mais une lumière formant Un. angle avec la ·surface du cristal ou du flacon qu'elle

. $rappe ·ést réfractée, affaiblie', son: éclat est réduit d'une ·certaine quantité positive d'obscurité; et elle est affectée par la «limite » de la surface du corps réfringent; Ainsi les différentes combinai­sons des qualités affectant le flot luminèux causent l'évolution des couleurS qui émergent apr'ès la réfraction, de la plus vive, le rouge, à la plus sombre, le bleu, même si le cristal et l'eau du

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A) Dessin extrait de l'ouvrage deTHIERRYDE FREIBERG De ~rid~, ma~mscrit ~-IV. 30 (xive siècle) à la Bibliothèqu~ de l Umversité de Baie, et montrant une expérience sur la réfraction de la lumière.

_U_n faisceau, Ol! «colonne~. de lumière blanche (en haut) penetr_t; dans !e cnstal hexagçmal en k et se réfracte. La partie de l~ iu~Ier~ qm frappe 1~ face eloignée du cristal (en bas) subit une ref!exwn mtern~, tandi_s que l'autre partie se réfracte à nouveau et emerge coloree (partie hachurée . Les rayons rouges émergents

. . _ sont les plus voisins de la ligne d'incidence, et les autres rayons, plus réfractes (Jaunes, verts, bleus, respectivement) émergent à gauche des rayons rouges.

B) Dessin extrait de l'ouvrage de THIERRY DE FREIBERG De Ir ide manuscrit F. IV 30 (~Iv~ ~iècle) ,à la Bib~iothèque de l'Université de Bâle, et m~ntrant 1~ trajet des rayo~s à l mterieur d u!le spher~ transparente, p~r e::;:emple un ballon de verre empli d'eau ou une goutte de plme, pour Illustrer son exphcatwn de la formation de l'arc-en-ciel primaire.

Du soleil ( ~ e ~ en haut, à gauche) part un flot de lumière blanche. Dans ce flot sont dessinés deux rayons _séparés, ou. q colonnes ~ (dont chacun est représenté inexactement comme diver­gent). En smvant le t_raJet d'un_ rayon, nous le voyons pénétrer dans la sphère transparente (le grand cercle de dr~Ite) et se refr~cte_r. Par la réfraction différentielle, le rayon se différencie alors en couleurs. Thierry reconnrussart quatre rayons colorés le rouge (en haut) le jaune le vert, le bleu (en bas), mais en vue de simplifier les choses ~euls les rayons rou'ges et bl~us son~ portés sur le schéma: D'es rayons colorés se réfléchiss~nt sur la surface interne de la sphere, se coupent, et se refractent de nouveau en émergeant dans l'air. Les couleurs qui ém~rgent d'une gou~te d:eau son~ ~ès lor~ inversées, le bleu étant en haut et le rouge en bas. Le ~r~et d~s ra~on_s qm arrivent à l œil de 1 observateur ( « f »en bas, à gauche) sont inexactement ~ci representes comme convergents, alors que dans un autre schéma de ce même manuscrit ils sont correctement dessinés.

C) Schéma publié dans le Tatius Philosophiae Naturalis Summa, de Jodocus TRUTFET­TER (Erfurt, 1514), pour illustrer l'explication de l'arc-en-ciel par THIERRY DE FREIBERG.

Les quatre cercles du bas représentent les gouttes de pluie qui produisent l'arc primaire (c~. fig. 9). Les quatre cercles du haut représentent les gouttes qui produisent l'arc secondaire. Ic1 la lumière ~olaire s'infléchit à l'intérieur de chaque goutte dans la direction opposée à celle qu'elle smt dans les gouttes qui produisent l'arc primaire, et subit deux réflexions totales. Le trajet des rayons individuels à l'intérieur de chaqlle goutte n'est pas représenté. Les co,uleurs _Pa_ryiennent à l'œil (oculus) dans l'ordre inverse de celui que l'on observe dans 1 arc pnmarre, le bleu étant le plus haut dans l'arc secondaire.

PL. III

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Page extraite du De Arle Venandi cum Avibus, de l'Empereur FRÉDÉRIC II et montrant comment diverses espèces d'oiseaux protègent leurs petits

D'après le manuscrit Palatino Latino 1071 (xmc siècle) à la Bibliothèque Vaticane

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PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE 97

flacon ne sont pas eux-mêmes colorés comme l'est, par exemple, le verre teinté.

Thierry réalisa nombre d'expériences pour démontrer divers points de sa théorie. Il énonça explicitement que, dans les rayons réfractés à travers un cristal hexagonal ou un flacon de verre rempli d'eau, le rouge apparaît le plus près de la ligne originale d'incidence, et le bleu le plus loin. Il ne songea pas à recomposer les couleurs, de façon à leur faire redonner de la lumière blanche, en leur faisant traverser un deuxième cristal placé dans une position contraire à celle du premier, comme Newton devait le faire. Mais il observa que si l'on plaçait l'écran tout près du cristal, la lumière projetée sur lui ne montrait pas de spectre, et apparaissait blanche, fait qu'il expliquait en disant qu'à cette distance la lumière était encore trop forte pour que l'obscurité et la « limite n puissent produire leurs effets. Dans l'ensemble Thierry accomplit donc des progrès remarquables en optique et dans la méthode expérimentale, et la technique consistant à réduire un phénomène. compliqué, comme Ia forme et les couleurs 4é l'arc-en-ciel, à une série de questions plus simples que l'on pouvait étudier séparément au moyen d'm~pé­riences spécialement conçues, était particulièrement féc"onde pour l'avenir. La théorie de Thierry ne fut pas oubliée ; elle fut discutée plus tard au xrve siècle par Themon Judaei, par Regio­montanus au xve, et à l'Université d'Erfurt,· et peut-êtte ailleurs,

·au xvre siècle. A Erfurt, un certain Jodocus Trutfetter d'Eisenach a publié en 1514 des bois gravés reproduisant les schémas·què Thierry avait faits pour représenter les arcs-en-ciel prinlaire et secondaire. _Marc Antonio de Dominis publia, en· 1611, une explication de l'arc-en-ciel semblable à celle de Thierry, et ceci servit presque certainement de base à l'explication beaucoup plus complète que Descartes publia, en 1637.

Par une coïncidence curieuse, on trouve une autre explication de l'arc-en-ciel, semblable à celle de Thierry, due à des auteurs arabes de la même époque, Qutb al-din al-Shirazi (1236-1311) et Kama! al-din al-Farisi (mort vers 1320). Les écrivains occi­dentaux et orientaux sembleil.t avoir travaillé indépenda-mment les uns des autres, mais ils utilisèrent les mêmes sources pre- 'c

mières, surtout Aristote et Alhazen. Nous devons aussi à al-Farisi ' une explication intéressante de la réfraction, qu'il attribuait à une réduction de la vitesse de la lumière traversant différents milieux, qui était inversement proportiOnnelle à la «. densité optique n, explication qui fait penser à celle qu'avancèrent au xvue siècle les partisans de la théorie ondulatoire de la lumière.

A. c. CROMBIE, 1 7

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Par une _-autre coïncidence intéressante, al-Farisi perfectionnait aussi la théorie de la camera obscura, ou chambre munie d'un orifice en pointe d'épingle à l'époque où Lévi ben Gerson accomplis­sait une œuvre semblable. Tous deux montrèrent que la forme de l'orifice n'affectait pas les images formées, et qu'il se formait une image exacte quand l'ouverture était un simple point, alors qu'un trou plus grand ne donnait qu'une multitude d'images partiellement superposées. Cet instrument leur servit pour observer les écl-ipses et autres phénomènes astronomiques, ainsi que le mouvement des oiseaux et des nuages.

Un autre développement notable de l'optique au Moyen Age est l'étude géométrique de la perspective en relation avec la peinture. Les débuts de l'emploi raisonné de la projection cen­trale datent des peintures d'Ambrogio Lorenzetti de Sienne au milieu du xrve siècle, et cela devait révolutionner la peinture italienne au xve siècle.

4) Mécanique et magnétisme

En posant d'un côté la théorie de la « multiplication des espèces n pour expliquer la lumière, on considérait, au XIIIe siècle, l'action mécanique et le magnétisme, comme seules causes non vivantes du mouvement local dans la région terrestre, et, comme seules causes mécaniques naturelles, la pesanteur et la légèreté. La mécanique est la partie de la physique, en dehors de l'astro, nomie et de l'optique, à laquelle on appliqua le plus efficacement les mathématiques au Moyen Age ; et les sources principales de la mécanique du XIIIe siècle étaient le traité le plus mathéma­tique de tout le Corpus aristotélicien, la Mécanique attribuée généralement, mais à tort, à Aristote lui-même par le Moyen Age, ainsi qu'un petit nombre de traités grecs plus modernes, et arabes. La Physique d'Aristote joua aussi un rôle important dans les idées mécaniques. En fait tout l'ensemble des œuvres relatives à la mécanique qui parvint au XIIIe siècle était fonc;lé sur le principe exposé dans cet ouvrage : selon ce principe, le mouvement local, comme les autres sortes de changement, était un processus qui actualisait une « puissance >' de mouveinent. Un tel processus exigeait nécessairement l'action continue d'une cause, et lorsque la cause cessait d'agir, l'effet cessait de même. Tous les corps en mouvement exigeaient ainsi, pour se mouvoir, soit un principe « naturel » intrinsèque, la << nature n ou « forme », qui était responsable du mouvement naturel du corps - soit un moteur extérieur, distinct du corps, qui accompagnait néces-

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sairement le corps qu'il déplaçait (v. ci-dessus, pp. 57-58, 64). De plus, l'effet était proportionnel à la cause, de sorte que la vitesse d'un corps en mouvement- variait proportionnellement à la puissance, ou<< vertu)) (1) de la<< nature)) intrinsèque ou du moteur extérieur et, pour le même corps et la même puissance motrice dans des milieux différents, sa variation était inverse­ment proportionnelle à la résistance offerte par le milieu. Le mouvement, la vitesse, était ainsi la résultante de deux forces, l'une, interne ou externe, qui poussait le corps, et l'autre, exté­rieure au corps, qui lui résistait. Aristote n'avait pas la notion de masse, cette résistance intrinsèque qui est une propriété du corps en mouvement lui-même, et qui devait devenir la base de la mécanique (2) au xvn• siècle.

En ce qui concerne la chute des corps, la force ou puissance qui causait le mouvement était le poids, et il suivait des principes erronés exposés ci-dessus que, dans un milieu donné, la vitesse d'un corps tombant était proportionnelle à son poids et qu'en outre, si un corps se déplaçait dans un milieu qui n'offrait aucune résistance, sa vitesse serait infinie. Comme cette conclusion impliquait une impossibilité, Aristote y vit un argument de plus contre l'existence du vide.

Lorsque la mécanique d'Aristote parvint à la connaissance du monde oç.cidental chrétien, au XIIIe siècle, elle fut soumise, comme le reste de ses idées scientifiques, à un examen logique et empirique. Ceci aboutit, au siècle suivant, à une critique radicale de ses idées en dynamique, et de leurs conséquences physiqu~s, telle l'impossibilité du vide, qui prépara la voie à l'immense effort intellectuel par lequel Galilée et ses successeUrs du xvne siècle échappèrent aux principes de l'aristotélisme et fondèrent la mécanique mathématique qui fut le trait principal de la Révolution scientifique (v. plus loin, pp. 244-88).

Au XIIIe siècle, ce n'est pas la dynamique, mais la statique et, dans une certaine mesure, la cinématique, c'est-à-dire l'étude des allures du mouvement, qui subirent les développements les plus-. frappants, particulièrement dans l'école de Jordanus Nemo­rarius. Il faut peut-être l'identifier avec Jordanus de Saxonia (mort en 1237), deuxième maître-général de l'ordre des Prêcheurs, ou Dominicains, mais en fait le problème de son identité véri-

(1) Cette puissance portait généralement le nom de uirtru, qui eignifte pouvoir ou capacité de faire quelque chose.

(2) La notion de masse ne fut déduite qu'au xvue siècle de la supposition que dans le vide ou dans un milieu dont la résistance était minime en compa­raison du poids du corps, tous les corps tombaient à vitesse égale.

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table n'est pas encore résolu. Il découlait du principe d'Aristote suivant lequel la vitesse est proportionnelle à la puissance motrice, que la puissance motrice peut être estimée comme proportionnelle à la vitesse. Aristote déclare que si une certaine force motrice déplace un certain corps à une certaine vitesse, il s'ensuit qu'une force motrice deux fois plus puissante sera nécessaire pour mouvoir le même corps· à une vitesse deux fois plus grande. La force motrice, par conséquent est mesurée par le produit du poids du corps déplacé multiplié par la vitesse qui lui est impri­mée. C'est ce que l'on a appelé« l'axiome d'Aristote n. Les notions de dynamique et de statique n'étaient clairement distinguées ni par Aristote, l'auteur supposé de la Mécanique, ni par l'auteur de l'ouvrage grec Liber Euclidis de Ponderoso et Levi, ni par les auteurs des œuvres arabes dérivées de celui-ci, qui formèrent la base de la statique latine du Moyen Age. Mais il s'ensuivait de l'assertion dynamique ci-dessus, convertie en termes de sta-

, tique, que la force motrice serait égale au produit du poids du corps déplacé multiplié par la distance sur laquelle il était déplacé.

A partir de ces notions aristotéliciennes, et des fragments de mécanique alexandrine qui ne contenaient que de_s_ -œuvres mineures d'Archimède, Jordanus Nemorarius et son école déve­loppèrent un certain nombre d'idées en mécanique, que devaient reprendre au xvne siècle, Stevin, Galilée et· Descartes. Dans la Mécanique on démontrait qu'il découlait de l'axiome d'Aristote que deux poids en équilibre aux extrémités opposées d'un levier étaient inversement proportionnels aux vitesses avec lesquelles se déplaçaient leurs points d'attache quand on changeait la disposition du levier (fig. 10).

,:_ --A----------~~----8

F --- B' FIG. 10. - Les poids différents A et B seraient ~n équ~lib~e si, étan~placés

sur le levier en des positions telles que lorsque le levrer oscdla1t sur le pivot F, A' B

le rapport des vitesses BI était proportionnel au rapport des poids A.

Dans ses Elementa Jordani Super Demonstrationem Ponderis, Jordanus donna une preuve géométrique formelle, commençant par l'axiome d'Aristote, que des poids égaux situés à égale dis-

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tance du pivot sont en équilibre. Au cours de cette démonstration, il fit usage de ce que l'on a appelé « l'axiome de Jordanus », selon lequel la force motrice qui peut élever un poids donné à une certaine hauteur, peut élever un poids K fois plus lourd à 1/K fois cette hauteur. C'est là le germe du principe des déplacements virtuels.

La Mécanique contient aussi la notion de combinaison des mou- V. vements. Il y est montré qu'un corps soumis à un mouvement ayant deux vitesses simultanées (V1 et V2)

qui sont dans un rapport constant, se déplacera suivant la diagonale (V,) du rectangle fait par les lignes pro­portionnelles à ces vitesses (fig. Il); et d'autre part que si le rapport des vitesses varie, le mouvement résultant ne sera pas une ligne droite, mais une courbe (fig. 12).

J ordanus appliqua cette idée au mouvement d'un corps qui tombe suivant une trajectoire oblique. Il montre que la seule force effective ou puissance motrice qui entraînait le corps à un moment donné pouvait se dissocier en deux, la pesanteur naturelle dirigée vers le bas et vers le centre de la terre, et une force de projection horizontale « vio­lente ». La composante de la pesan­teur agissant le long de la trajec­toire, reçut le nom de gravitas secundum situm, ou << pesanteur

Fm. 11

j'-'· ' 4.,

' ' \ ' \ ' \

\ \

Fm. 12. - Les distances ve~ticales parcourues aug­mentent dans chaque unité successive de temps, tandis que les distances horizontales parcourues pendant les mêmes intervalles demeurent cons­tantes.

relative à la position »; il démontra que plus la trajectoire était oblique, c'est-à-dire plus voisine de l'horizontale, plus cette composante était petite. L'obliquité des deux trajectoires pou­vait être comparée, disait-il, en mesurant la hauteur de chute correspondant à une distance horizontale donnée. Dans un autre traité provenant de la même école, De Ratione Ponderis ou De Ponderositate, dû à un auteur que Duhem, dans ses Origines de la statique, a appelé « le précurseur de Léonard de Vinci >, on trouve les idées de Jordan us développées et appliquées Il

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102 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

l'étude du levier coudé et des corps placés sur des plans inclinés. On trouvait déjà une solution erronée du problème du levier coudé dans la Mechanica.

L'auteur du De Ratione Ponderis, considérant le cas spécial où les poids égaux sont suspendus aux deux extrémités du levier coudé, montra, en utilisant de nouveau, du moins implicitement, le principe des déplacements virtuels, que les poids sont en équi­libre lorsque les distances horizontales à la verticale passant par le pivot sont égales. Il connaissait probablement le principe plus général, à savoir que des poids quelconques sont en équilibre

r B L---------

F FIG. 13

lorsqu'ils sont inversement proportionnels aux distances hori­zontales. Ce principe implique l'idée fondamentale du moment statique. Ainsi, deux poids E _et F placés sur un levier étaient en équilibre quand ils étaient inversement proportionnels à leurs distances effectives BL et BR du point d'appui (B), c'est-à-dire E BR · - = -. (fig. 13). En fait, Héron d'Alexandrie avait déjà géné­F BL · ralisé dans sa Mechanica (t. I, chap. 33) le principe du levier coudé, mais son ouvrage n'était pas connu de l'auteur du De Ratione Ponderis.

En étudiant l'action de la composante de la pesanteur sur les corps placés sur un plan incliné, l'auteur du De Raiione Ponderis soulignait que la gravitas secundum siium d'un corps était la même en tous les points du plan. Il montrait ensuite, d'après l'axiome de Jordanus, comment comparer cette valeur sur des plans d'inclinaison différente. Il concluait que

Si deux poids descendent par des chemins diversement inclinés, et que les poids soient directement proportionnels aux déclinaisons, ces deux poids seront de même vertu dans leur descente (P. Duhem, Origines de la statique, 1905, p. 146).

La même démonstration se retrouve plus tard chez Stevin et Galilée, qui purent disposer du De Ralione Ponderis dans le

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texte imprimé édité par Tartaglia (1565). Ce traité contient aussi le principe d'hydrodynamique, venu semble-t-il de Straton (qui fleurit vers 288 av. J.-C.), selon lequel plus la section d'un liquide qui s'écoule avec une hauteur de chute donnée est petite, plus la vitesse d'écoulement est grande.

Cette œuvre de Jordanus Nemorarius et de son école fut largement connue aux xure et xrve siècles ; Blaise de Parme en fit un résumé au xve siècle et, comme l'a montré Duhem, Léonard de Vinci en tira grand parti ; elle devait en outre devenir le point de départ de certains des développements remarquables qui eurent lieu en mécanique à la fin des xvre et xvne siècles .

• • • Indépendamment de la pes_anteur, l'autre force ou puissance

motrice naturelle qui occupa surtout l'attention des physiciens du XIIIe siècle, était l'attraction magnétique. Elle est l'un des exemples les plus frappants de la recherche expérimentale organisée avant la fin du xvre siècle, et William Gilbert, écrivant en 1600, recorinaissait sa dette envers le petit livre achevé le 8 août 1269 : l'Epislola de Magnele, de Petrus Peregrinus, ou Pierre de Maricourt, dans laquelle sont préfigurées des sections importantes de l'œuvre de Gilbert, est écrite sous la forme d'une lettre adressée à un compatriote de l'auteur en Picardie, alors que P. de Maricourt patiente sous les murs de Lucera en Italie méridionale, dans l'armée de Charles d'Anjou qui l'assiège.

On connaissait, avant les recherches de Pierre de Maricourt, certaines propriétés de l'aimant naturel. Thalès savait déjà qu'il attirait le fer, et cette propriété fut plus tard largement citée comme exemple classique de cc vertu » occulte. Sa tendance à s'orienter du nord au sud était connue des Chinois, et elle avait été adoptée, peut-être par les Musulmans qui étaient en contact maritime avec eux, pour l'invention de la boussole. On trouve les premières allusions à cet instrument dans la littérature latine du Moyen Age, dans le De Naluris Rerum d'Alexandre Nequam et d'autres ouvrages datant des environs de 1200 ; mais il est probable que son emploi dans la navigation en Occident fut antérieure à cette date. L'usage de boussoles à aiguille flottante, et plus tard pivotante, remonte à la fin du xrue siècle chez les marins arabes et chrétiens de la Méditerranée, conjointement avec les portulans ou cartes nautiques (v. plus loin, pp. 185 et suiv.). A la fin de son traité, Pierre de Maricourt décrit des instruments perfectionnés avec les deux types d'aiguille. Son

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aiguille flottante était utilisée avec une échelle de référence divisée en 360 degrés (fig. 14).

C'est par les injonctions suivantes que Pierre de Maricourt commence ses observations sur les ·aimants :

Il faut vous rendre compte, mon cher ami, que le chercheur en cette matière doit connaitre la nature des choses, et être au courant des mouvements célestes ; il doit aussi être prêt à se servir de ses mains, afin que par l'action de cette pierre il puisse démontrer ses effets remar~

FIG. 14. - Schéma extrait du De Magnete, de PIERRE DE MARICOURT [Petrus Peregrinus], manuscrit Ashmole 1522 (xive siècle), à la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford, et illustrant un chapitre qui contient la première des­cription connue d'un aimant monté sur pivot.

quables. Car, grâce à son attention, il deviendra rapidement capable de corriger une erreur, alors que le seul usage de la physique et des mathé­matiques pendant une éternité ne le lui permettrait pas, s'il ne se servait avec soin de ses mains. Car, dans les opérations cachées, nous avons grand besoin d'habileté manuelle, sans laquelle d'ordinaire nous ne pouvons rien accomplir à la perfection. Il y a néanmoins de nombreuses choses soumises à la loi de la raison que l'on ne peut étudier entièrement avec les mains.

Puis il en vient à considérer comment on peut reconnaître les pierres d'aimant; comment déterminer leurs pôles et distin­guer le nord du sud, la répulsion des pôles semblables, l'induction dans le fer du magnétisme de pôle opposé à celui de l'aimant avec lequel on l'a frotté, l'inversion des pôles, la rupture d'une aiguille maguétique en aiguilles plus petites, et l'exercice de l'attraction magnétique à travers l'iau et le verre. Une des expé­riences les plus délicates est réalisée pour déterminer les pôles

~' 1

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d'une pierre d'aimant sphérique, qu'il appelle: magnes rotundus, destinée à illustrer les mouvements célestes. On tenait une aiguille à la surface de l'aimant, et on traçait sur la pierre une ligne dans la direction prise par l'aiguille. Les deux points de jonction des lignes tracées d'après les différentes positions don­naient alors les pôles de l'aimant. Quant à l'action directrice exercée sur un aimant qui indique le nord, il ne l'attribue ni aux pôles magnétiques de la terre, comme Gilbert devait le faire dans sa théorie selon laquelle la terre était un grand aimant, ni à l'étoile polaire, comme certains des contemporains de Pierre de Maricourt le prétendaient. II souligne que l'aimant n'indique pas toujours directement l'Étoile polaire. Et on ne peut attribuer son orientation, dit-il, à des dépôts d'aimant hypothétiques dans les régions septentrionales de. la Terre, car il y a des mines d'aimant en bien d'autres lie~x. Il est d'avis que l'aimant se dirige vers les pôles du ciel autour desquels pivote la sphère céleste, et il étudie le système d'un perpetuum mobile fondé sur cette théorie. Mais un de ses contemporains, Jean de Saint­Amand, à la fin de son Antidotarium Nicolai, était plus proche de la conceptio.n moderne du magnétisme :

C'est pourquoi, écrivait-il, je dis qu'il y a dans l'aimant un reflet du monde, c'est pourquoi il y a en lui une part qui possède en elle la propriété de l'ouest, une autre la propriété de l'est, une autre du sud, une autre du nord. Et je dis que dans la direction nord et sud il a l'attraction la plus forte, et n'en a que peu dans la direction est et ouest (1).

L'explication que donne Pierre de Maricourt de l'induction du magnétisme dans un morceau de fer était fondée sur le principe de causalité d'Aristote : l'aimant est un agent actif qui s'assimile le fer passif, rendant actuel le magnétisme qui y existe en puissance. Jean de Saint-Amand développe cette conception; à son avis, lorsqu'un aimant indique les pôles terrestres,

la partie sud attire celle qui a la propriété et la nature du nord, bien qu'elles aient la même forme spécifique, et ceci n'est dû à autre chose qu'à une propriété qui se trouve être plus complète dans la partie sud, et que la partie nord possède en puissance et par laquelle sa potentialité est complétée.

AVerroès expliquait l'action de l'attraction magnétique à distance comme une forme de la « multiplication des espèces n.

(1} L. TBORNDIKE, Isis, 1946, vol. 36, pp. 156-157.

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La pierre d'aimant modifiait les parties du milieu en contact avec elle, par exemple l'air ou l'eau, et celles-ci modifiaient à leur tour les parties voisines, et ainsi de suite, jusqu'à ce que cette species magneiica finît par atteindre le- fer, dans lequel se produisait une vertu motrice qui le faisait se rapprocher de l'ai­mant. La ressemblance entre cette conception et les tubes de force de Faraday et Maxwell apparaît encore plus étroite dans la description que donne Jean de Saint-Amand « d'un courant qui passe de l'aimant à travers l'aiguille entière placée i-mmédia­tement au-dessus de lui ».

5) Géologie

La géologie au XIIIe siècle s'intéresse surtout aux changements survenus dans les positions relatives des masses principales des éléments terre et eau qui forment -le globe terrestre et marin situé au centre de l'univers, à l'origine des continents, des océans, des montagnes et des cours d'eau, et à la cause de la production des minéraux et des fossiles. La géologie médiévale dérive de trois sources prinCipales : la Météorologie d'Aristote et deux traités arabes, le De Proprietatibus Elemeniorum, ou De Eiementis, du pseudo-Aristote, écrit probablement au x• siècle,~ et le De Mineralibus d'Avicenne (x• siècle). Aristote ne discutait pas entièrement toutes les questions de géologie qui naquirent ultérieurement de ses théories cosmologiques, mais il reconnaissait que des régions du continent avaient jadis été couvertes par la mer et que des parties du fond des mers avaient jadis émergé. Il attribuait cela avant tout à l'érosion par les eaux. Il proposait aussi des explications pour les rivières et les minéraux. Selon lui les cours d'eau provenaient de sources formées pour la plupart de l'eau qui, àprès s'être évaporée de la mer sous l'action du soleil, s'élevait pour former des nuages ; ceux-ci, en se refroidissant retombaient en pluie, qui s'infiltr~it dans les roches spongieuses. De là l'eau s'échappait sous forme de sources, et retournait à la mer par les rivières. Il croyait aussi qu'il se produisait de l'eau à l'intérieur de la terre par la trans­formation des autres éléments. Les minéraux, à. son avis, étaient formés par des exhalaisons qui s'élevaient au sein de la Terre sous l'action des rayons solaires. Les exhalaisons humides pro­duisaient les métaux, les exhalaisons sèches les « fossiles ».

Certains auteurs avaient utilisé l'érosion par les eaux comme témoignage de l'origine temporelle de la Terre ; ils prétendaient en effet, que si la Terre avait existé de toute éternité, toutes les montagnes et autres traits physiques seraient maintenant dis-

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parus. Cette théorie se trouve contredite dans d'autres ouvrages grecs, tel Je Du Cosmos que certains érudits ont déclaré être fondé sur Théophraste (1) (vers 372-287 av. J.-C.). On y tro~ve affirmée l'idée qu'il y a un équilibre alternatif entre l'érosiOn par les eaux et l'élévation de terre nouvelle due à ce que le feu emprisonné dans la terre tente de s'élever vers son lieu naturel. En opposition à cela, on trouve une théorie puremen~ « neptu­nienne , ·élaborée également à partir de la Météorologze par des commentateurs grecs plus récents, comme Alexandre d'Aphr~di~e (qui fleurit vers 193-217 de notre ère). Selon eux, la Terre a Jadis été totalement recouverte par les eaux, que la chaleur du Soleil a évaporées pour mettre à nu la terre ferme. Ils supp~saient également qu'il se produisait ~~e destruc_tion p~o~essrye _de l'élément eau. En fait, cette dermere conclusiOn avmt eté dedmte par certains philosophes grecs du v• siècle av. J .-?·• de la p~ésen~e de fossiles à l'intérieur des terres. Ils semblent etre seuls a avmr compris que les fossiles étaient les restes d'animaux qui avaient vécu sous les vagues recouvrant jadis les endroits où on les trouvait. La présence de coquillages dans les terres avait sou­vent été attribuée par des géographes grecs ultérieur~ à un retr~it partiel de la mer, tel que celui que causent les alluvrons- du Nil; mais on pensait que les coquilles trouvées sur le~ montagnes y avaient été transportées par des déluges temporaires. Quant à l'explication des montagnes selon la théorie_ conten~te. dan~ les commentaires grecs récents sur la Météorologle; elle diSait qu_une fois la terre ferme mise à nu, sa forme parfaitement sphérique avait ensuite été creusée de vallées par l'eau, ce qui faisait ainsi se dresser les montagnes au-dessus d'elles.

Aux environs du xe siècle, l'auteur du traité pseudo-aristo­télicien De Elementis réfuta une fois de plus cette conception purement« neptunienne »,et Avicenne, dans son De Mineralibus la remplaça par une explication (( plutonienne » ?.es mon~a~ne~. Il acceptait la théorie selon laquelle la terre entiere avait Jadis été recouverte par les eaux; et il proposait l'idée que l'émergence de la terre ferme et la formation des montagnes étaient dues, parfois à la sédimentation sous-marine, mais plus sou~ent ~ l'éruption sismique de la terre sous. l'eff~t ?u vent empnson~e en elle. La houe ainsi amenée au Jour etait alors transformee en roche partiellement par le durcissement de l'argile au soleil, et en pa;tie par la « congélation » de l'eau, soit à la façon dont se

(1) La seule œuvre de THÉOPHRASTE qui ait survécu en géologie est : Le8 pierres. ·

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forment stalactites et stalagmites, soit par une forme de préci­pitation occasionnée par la chaleur ou quelque « vertu minérali­sante» inconnue, engendrée dans l'argile en cours de pétrification. Les plantes et les .animaux emprisonnés dans l'argile étaient alors transformés en fossiles. Une fois formées, les montagnes subissaient l'érosion du vent et de l'eau et étaient soumises à une destruction progressive.

On retrouve la théorie d'Avicenne adoptée par Albert le Grand dans son De Mineralibus et Rebus Metallicis (vers 1260), où il cite les volcans comme preuve du vent emprisonné sous terre, et attribue la génération de la« vertu minéralisante» à l'influence du Soleil et des étoiles. La géologie d'Albert le Grand est en grande partie fondée sur la Météorologie, le De Elementis, peut­être le Du Cosmos, et le De Mineralibus d'Avicenne; mais il réorganise ses sources en une théorie cohérente, et fait un certain nombre d'observations personnelles. Il développe l'exposé d'Avi­cenne sur les fossiles, dont il dit, dans son De Mineralibus et Rebus Melallicis, livre 1, opuscule 2, chapitre 8 :

Il n'est personne qùi ne soit étonné de trouver des pi!3rres qui, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, portent l'empreinte d'ariimaux. Extérieu­rement elles en montrent le contour et, quand on les brise, on y trouve la forme des parties internes de ces animaux. Avicenne nous enseigne que la cause de ce phénomène est que les animaux peuvent être entièrement transformés en pierre, et en particulier en pierres salines. De même que la terre et l'eau sont la matière ordinaire des pierres, dit-il, de même les animaux peuvent devenir la matière de certaines pierres. Si le corps de ces animaux se trouve en des lieux où s'exhale un pouvoir minéralisant (vis lapidificativa), ceux-ci y sont réduits à leurs éléments et sont soumis

_ à l'influence de ce pouvoir particulier. Les éléments que contenait le corps_ de ces animaux se transforment en cet élément qui est l'élément dominant en eux, c'est-à-dire l'élément terrestre mélangé à l'élément aqueux ; alors le pouvoir minéralisant convertit l'élément terrestre en pierre. Les différentes parties externes et internes de l'animal conservent la forme qu'elles avaient précédemment.

Il poursuit -dans un autre ouvrage, De Causis Proprietatum Elementorum, livre II, opuscule 3, chapitre 5 :

··Nous en trouvons la preuve dans les parties d'animaux aquatiques et p~ut-être d'engins de marine que l'on trouve dans les pierres des grottes de montagnes, parties que l'eau sans aucun doute y a déposées enrobées de boue gluante, et que le froid et la sécheresse de la pierre ont protégées_ de la putréfaction totale. On trouve des preuves très frappantes de ces faits dans les pierres de Paris, dans lesquelles on rencontre souvent des coquillages arrondis qui ont la forme de la lune.

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Albert donne des descriptions originales de nombre de pierres précieuses et de minéraux, bien qu'il ait emprunté la substance de sa minéralogie à Marbode. Il accepte un grand nombre des propriétés magiques attribuées aux pierres. Il donne également une explication des rivières qui fut largement adoptée jusqu'au xvne siècle. Certains auteurs grecs antiques;--~ Anaxagore et Platon, pensaient qu'il y avait dans la terre ùn immense r.éservoir d'~ù provenaient les source~ et les rivières. ~ci donna heu à la theone, soutenue par certams passages de la Bible, de la circulation continue de l'eau venue de la mer par des ca\erne.s souterraines et remontant à l'intérieur des montagnes, d'où elle retournait à la mer sous forme de rivières. Albert adopta cette théorie. ~ais, parmi ses observations géologiques personnelles, celles qu'Il fit près de Bruges l'amenèrent à nier les inondations soudaines et universelles par les océans, et à réduire les change­ments de configuration des continents et des mers à de lentes modifications dans des zones limitées.

D'autres écrivains du XIIIe siècle firent des observations sur divers autres phénomènes géologiques. Déjà le Stoïcien Posi­donius (né vers 135 av. J.-C.) avait établi le rapport entre les ma:fées et les phases de la lune, qui, de même que la menstruation des femmes, étaient communéinent attribuées à des influences astrologiques. Au xn• siècle Giraldus Cambrensis (Giraud Le Gallois) avait combiné certaines observations avec une dis­cussion de cette théorie et d'autres. Au siècle suivant, Grosseteste attribue les marées à l'attraction due à la <<vertu >> de la Lune, qui se propage en ligne droite· avec sa lumière. Il dit que le flux et le reflux sont causés par le fait que la Lune attire du fond de la mer une brume, qui soulève l'eau lorsque la lune se lève et n'est pas encore assez forte pour attirer la brume à travers les eaux. Quand la Lune a atteint son point le plus élevé, la brume est complètement attirée, et la marée descend. La seconde marée mensuelle de moindre importance est due, selon lui, aux rayons lunaires réfléchis sur la sphère cristalline jusqu'à l'autre côté de la terre, ces rayons réfléchis étant plus faibles que les rayons directs. Roger Bacon reprit cette explication. Dans un autre ouvrage, qui se rattache au cercle de Grosseteste, la Summa Philosophiae, que l'on a attribuée jusqu'à ce siècle à Grosseteste, on trouve un bon exposé de la pensée de l'époque sur la géologie en général. Une autre -œuvre du XIIIe siècle, l'encyclopédie nor­végienne, Konungs Skuggsja, ou- Speculum Regale, contient des descriptions de glaciers, d'icebergs, de geysers et d'autres phé­nomènes. De même que la description chez Michel Scot des

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sources sulfureuses chaudes et des phénomènes volcaniques des îles Lipari, cela témoigne d'un intérêt largement répandu pour la géologie locale, qui s'accrut au cours des siècles suivants.

L'auteur italien le plus important qui se soit intéressé à la géologie au xm• siècle est Ristoro d'Arezzo. Il est probable qu'il connaissait l'œuvre d'Albert le Grand, bien qu'il ait pu simple­ment utiliser les mêmes sources que lui. Mais il est certain que la géologie italienne fut dominée par Albert le Grand pendant les deux siècles suivants. Conformément à la tradition italienne, Ristoro, dans La Composizione del Monda (I282), fait largement appel à l'astrologie. Pour lui, l'élévation de la terre ferme au-dessus de la .mer est due à l'attraction des étoiles, comme le fer est attiré par l'aimant. II reconnaît aussi d'autre~ influences, comme l'érosion par les eaux, le sable et le gravier rejetés par les vagues de la mer, les sédiments déposé par le Déluge de Noé, les tremblements de terre, les dépôts calcaires de certaines eaux, et les activités de l'homme. Il fait un certain nombre d'obser­vations, décrivant dans les Apennins les stratifications, érodées en créneaux et ferrugineuses, qui recouvrent les dépôts sédimen~ taires de grès tendres, de schistes et de conglomérats~ Il reconnais~ sait l'origine marine de certaines coquilles de mollusques fossi­lisées, et découvrit au cours d'une expédition en montagne, semble-t-il, une source chaude où, durant son bain, ses cheveux furent « pétrifiés "· Il attribuait la présence de ces coquillages fossiles dans les montagnes, non au fait qu'ils avaient été pétrifiés à l'endroit où ils vivaient autrefois, mais au Déluge.

Au XIve siècle, l'horloger Giovanni de' Pondi nous décrit l'extraction du sel des sources chaudes, et explique qu'elles proviennent d'eaux souterraines chauffées, non _pas comme le disaient Aristote et Albert le Grand, en coulant sur du soufre, mais par du feu et des gaz souterrains produits par l'action calorifique des rayons célestes. L'action calorifique de la vertu céleste était aussi une des explications du feu situé au centre de la terre, auquel croyaient certains alchimistes et qui leur servait à expliquer la présence des minerais métalliques (que l'on supposait avoir été formés par la condensation de vapeurs métallogènes) ainsi que des volcans et des phénomènes sem­blables. D'autres écrivains italiens du XIve siècle discutèrent des questions de géologie : Dante (1265-132I), Boccace (1313-75) et Paulo Nicoletti de Venise (mort en I429) et au xv• siècle : Leonardo Qualea (vers I470) et Leo Battista Alberti (I404-72), qui observèrent divers phénomènes locaux. Tous les écrivains ita­liens qui abordèrent ce sujet tantôt aceeptaient::i.l'explication

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donnée par Ristoro des fossiles des montagnes où le Déluge les avait apportés, tantôt niaient entièrement leur origine organique et les considéraient soit comme ayant été engendrés spontanément par une vertu plastique ou formatrice produite par 1 'influence céleste, soit comme de simples accidents ou «jeux >> de la nature.

A Paris, au XIv• siècle, Jean Buridan (mort après I358), dans les Quaesliones de Caelo el Munda, et Albert de Saxe, ou, comme on l'appelait parfois, Albert le Petit (qui fleurit vers 1357), élaborèrent une nouvelle explication de la formation des terres et des montagnes. Albert fonda ses conclusions sur la théorie de la pesanteur (v. plus bas, p. 253). Pour lui, la Terre est en son lieu naturel quand son centre de gravité coïncide avec Je centre de l'univers. Le centre de la masse terrestre ne coïncide pas avec son centre de gravité, car sous l'effet de la chaleur du Soleil une partie de la Terre se dilate et s'élève au-dessus de l'enveloppe des eaux qui, étant liquide, conserve son centre de gravité au centre de l'univers. Ce déplacement de la terre par rapport à l'eau donne ainsi naissance à la terre ferme, tout en laissant d'autres parties submergées, ce qui justifie l'hypothèse, discré­ditée plus tard par Christophe Colomb (1492), d'un hémisphère d'océan équilibrant un hémisphère de terre. La terre surélevée subit ensuite Férosion de l'eau, qui y creuse les vallées et laisse les montagnes. C'était là la seule fonction qu'Albert de Saxe attribuait à l'eau dont l'action, jointe à celle du soleil, déplaçait à nouveau le centre de gravité de la Terre, qui subissait ainsi de petits mouvements continus afin de coïncider\ avec le centre de l'univers, et occasionnait de perpétuels chan~ements dans les frontières de la terre et de la mer. L'érosion due l'eau entraînait la terre dans la mer dont le fond, en raison des ouvements du centre de gravité terrestre, se déplaçait p~u peu, traversait le milieu de la Terre pour réapparaître finale ent de l'autre côté sous forme de terre ferme. Cette théorie u déplacement des terres lui servit pour expliquer la précession des équinoxes ; il ne faisait pas allusion aux fossiles.

Un autre successeur nordique d'Albert le Grand, Conrad von Megenhurg (1309-74), avance dans sonDas Buch der Nalur l'opinion que les sources et les rivières sont dues uniquement à la pluie, théorie que l'architecte romain Vitruve (1•r siècle av. J.-C.) avait déjà suggérée. Cette explication, ainsi que la théorie des montagnes d'Albert de Saxe, et l'explication des fossiles d'Albert le Grand, furent adoptées par Léonard de Vinci et transmises, par l'intermédiaire de Cardan et Bernard Palissy, au xvne siècle.

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6) Chimie

Si la chimie médiévale fut à ses débuts un art empirique, dès le xrne siècle, elle avait acquis un ensemble considérable de données théoriques, dont le but était d'expliquer le genre particulier de changements qui intéressait la chimie, à savoir les changements de qualité et de substance dans les corps inanimés de la région terrestre. Cet ensemble théorique devint inextri­cablement mêlé d'alchimie., et cette association allait décider du caractère des recherches en chimie pendant quatre siècles. Empirique d'esprit, l'alchimie s'engagea pourtant dans une impasse, du point de vue théorique parce qu'elle concentra son attention sur les changements de couleur et d'aspect plutôt que sur les changements de masse. Aussi, alors que la pratique de l'alchimie apportait grand nombre de renseignements utiles, la théorie alchimique n'eut que peu de choses à offrir à la chimie nouvelle qui commença à se développer au xvue siècle.

Comme sources principales, la chimie pratique du xn1e siècle possédait, outre l'expérience pratique transmise d'une génération à l'autre, les traductions latines d'un certain nombre de traités grecs et arabes sur les teintures, la peinture, la fabrication du verre et d'autres procédés décoratifs, la pyrotechnie, la maleria medica, les recherches minières et la métallurgie, auxquelles les générations successives ajoutèrent peut-être une ou deux recettes nouvelles (v. ci-après pp. 191-200). Les quelques manuscrits latins relatifs à la chimie et antérieurs au xne siècle qui nous restent, sont entièrement pratiques ; mais, après 1144 environ, date à laquelle Robert de Chester traduisit le Liber de Compa­silione Alchemiae, l'alchimie arabe commença de pénétrer en Europe occidentale.

L'origine de l'alchimie semble due à l'union de la technique des métallurgistes égyptiens et des théories de la matière des Gnostiques et des Néoplatoniciens d'Alexandrie ; celles-ci, à part la conception selon le Timée de la maleria prima, était fondamentalement aristotélicienne. Les premiers alchimistes, comme Zosime et Synesius au Ille siècle de notre ère, qui étaient des gnostiques, combinaient ainsi leurs descriptions d'appareils de chimie et d'opérations pratiques de laboratoire, avec un exposé de l'univers visible présenté comme une expression de figures et de symboles, la croyance à l'action par sympathie, l'action à distance, l'influence céleste, les puissances occultes présentes sous les qualités manifestes, et le pouvoir des nombres. Toutes ces idées imprégnèrent la chimie du nie au xvue siècle,

PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE 113

et très souvent même les opérations pratiques de laboratoire étaient décrites en langage symbolique obscur, peut-être pour tromper les autres et préserver les secrets. C'est Zosime qui le premier employa le terme chemeia, l'Art de la Terre noire, l'Égypte, ou Khem, qui donna l'arabe a/chemy, et le mot français moderne chimie. L'alchimie avait pour objet principal la pro­duction de l'or à partir des métaux vils. La possibilité de réali~r cela reposait sur l'idée développée par Aristote que l'on pouvait changer un corps en un autre en changeant ses qualités pri...: maires. Selon Aristote, en effet, la. génération et la corrupt"on des formes substantielles dans la région sublUnaire se produit à des niveaux divers dans une hiérarchie des Substances. Les exemples les plus simples de matière sensible sont les quatre· éléments, mais ceux-ci sont analysables, par la pensée, en materia prima déterminée par. diverses combinaisons des deux paires de qualités premières contraires ou principes élémentaires agissant comme << formes D. Les substances perceptibles diffèrent entre elles de mainte façon, par exemple, par l'odeur, le goût ou la couleur ; inais toutes, prétend Aristote, sont chaudes ou froides, humides ou sèches (liquides ou solides). Ces quatre qualités sont donc premières, et toutes les autres sont secondes et dérivées. Les quatre éléments sont déterminés par les qualités premières de la façon suivante : chaud et sec = le feu ; chaud et humide= l'air; froid et humide =l'eau; froid et sec= la terre. Les quatre éléments d'Empédocle étaient immuables, mais chez Aristote, en permutant les membres des 2 paires de qualités premières contraires, un élément peut se transformer en un autre·. L'ancienne forme (par exemple, froid et humide) s'était corrompue, disait-on, et la nouvelle (par exemple, chaud et humide) avait été engendrée. De tels changements de substance ~ pouvaient impliquer le changement de 1 'une ou des deux qualités,_.,... U ou hien deux éléments s'unissaient et échangeaient leurs qualités pour produire les deux autres ; ainsi par exemple, eau (froid et humide) +feu (chaud et sec) p terre (froid et sec) + air (chaud et humide) (fig. 15). La seconde sorte de changement ne pouvait pas, bien entendu, se produire entre éléments consécutifs, car cela unirait deux qualités ou bien contraires, ou bien iden- t tiques, ce qui était ipso faclo impossible. D~ns les changements ~,..1/'\! ':{ .L-·:.\

et les combinaisons chimiques, les substances ui se combinaient disparaissaient ainsi avec leurs propriétés, en qu'elles demeu-rassent régénérables en puissance, et que naquissent de leur union de nouvelles substances dotées de ~ropriétés nouvelles. D'autre part, dans un mélange, toutes les s \stances conserv

8

ent

A. C. CROMBŒ, l

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114 DE SAINT AUGUS~IN A GALILÉE \

leurs propriétés et il ne naît aucune « forme substantielle » nou­velle. Cette idée aristotélicienne de la possibilité de transformation des éléments les uns dans les autres donne à penser qu'en privant les métaux de certains attributs, ou peut-être de tous leurs attributs, et en les réduisant ainsi à la materia prima, on peut ultérieurement leur donner les attributs de l'or. C'est dans ce dessein ·que les alchimistes tentèrent de découvrir un élixir, (( la Pierre philosophale », qui agirait comme catalyseur ou comme ferment jouant le rôle de la levure dims la pâte.

Eau Thrre Froid-humidf:!., 'IL _______ _,. f'roid:.:.sec

FIG~ 15. - Les quatre éléments

Lorsqu'au vue siècle les Arabes s'emparèrent d'Alexandrie, l'élément magique que contenait l'alchimie grecque l'emportait de loin sur l'élément pratique. L'alchimie arabe provenait en grande partie de sources grecques, mais les auteurs les plus impor­tants lui donnèrent à nouveau une tendance plus pratique. Les premiers documents importants sur l'alchimie arabe sont ceux qu'on attribue traditionnellement à Jâbir ibn Hayyân, qui aurait vécu au VIlle siècle, mais à la suite des brillantes recherches de Paul Kra us il reste peu de doute· que ces documents ne datent en réalité de la fin du Ix• et du début du x• siècles. A vrai dire, les écrits attribués à Jâbir sont, s_elon toute proba­bilité, l'œuvre d'une secte qui pratiquait l'alchimie comme étant une science capable à la fois de donner la puissance sur les forces de la nature et de purifier l'âme. Le personnage de Jâbir, auquel ces textes sont attribués, est probablement purement légendaire. Dans la poursuite de leurs recherches, ces écrits marquent d'importants développements à la fois en théorie et en pratique. «La première nécessité» déclare un passage, d'après la traduction donnée par E. J. Holmyard dans son Makers of Chemislry [Les Pères de la Chimie, Oxford, 1931, p. 60],

PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE 115

est que tu accomplisses une œuvre pratique et conduises des expériences, car celui qui n'accomplit pas de travail pratique et ne fait pas d'expé­riences n'atteindra jamais le moindre degré de maîtrise. Mais toi, ô mon fils, fais des expériences afin d'acquérir le savoir.

Cet ensemble de traités attribués à Jâbir admet la théorie aristotélicienne selon laquelle les minéraux sollt engendrés à partir des exhalaisons de la terre, mais ils prétendent que dans la formation des matériaux les exhalaisons sèches produisent d'abord le soufre, et les exhalaisons humides, le mercure, et que les métaux sont formés par la -combinaison ultérieure de ces deux substances. On y trouve aussi cependant la découverte que' le soufre et le mercure ordinaires se combinent pour former non des métaux, mais une (( pierre rouge )) ou cinabre (le sulfure mercurique), et la conclusion que, par conséquent, ce ne sont pas ces corps qui forment _les métaux, mais des substances hypothétiques dont ils sont les plus voisins. La combinaison naturelle la plus harmonieuse produit l'or ; les autres métaux résultent de défauts, soit dans la pureté, soit dans la proportion des deux ingrédients. L'objet de l'alchimie était donc de sup­primer ces défauts. Quant à la chimie pratique, les manuscrits arabes attribués à J âbir contiennent des descriptions de procédés tels que la distillation, et l'usage des bains de sable et d'eau, la cristallisation, la calcination, la dissolution, la sublimation, et la réduction, ainsi que d'applications pratiques comme la préparation de l'acier, de matières colorantes, de vernis et de teintures pour les cheveux.

Parmi les autres alchimistes arabes qui exercèrel!-t une influence sur l'Occident chrétien, les plus importants sont Rhazès (mort vers 924) et Avicenne (980-1037). Rhazès nous a laissé un clair exposé des dispositifs utilisés pour la fonte des métaux, la distillation et d'autres opérations, ainsi qu'une classi­fication systématique des substances et des réactions chimiques. On trouve aussi chez lui une combinaison de la théorie aristotéli­cienne de la maleria prima et d'une certaine forme d'atomisme. Quant à Avicenne, dans son De Mineralibus, partie géologique et alchimique du Sanalio (Kilab al-Shifa), ii marque peu de progrès fondamentaux en chimie sur ses devanciers, mais il fournit un exposé clair des théories acceptées.

Un des aspects de la théorie chimique présentait des diffi­cultés ; c'était d'expliquer comment, dans la combinaison chi­mique, les éléments qui n'existaient plus_ dans le composé pou­vaient être régénérés. Avicenne est d'avis ·que les éléments sont présents dans le composé, non seulement en puissance mais en

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116 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

fait - cependant la question continua de troubler les scolas­tiques du Moyen Age. Avicenne s'en prend également aux faiseurs d'or. L'incrédulité à l'égard de la transmutation existait depuis l'époque où Jâbir écrivait, et Avicenne, tout en acceptant la théorie de la matière sur laquelle était fondée cette prétention, nie que les alchimistes aient jamais réalisé davantage que des changements accidentels, de la couleur par exemple. Malgré l'esprit pratique d'un Rhazès, grâce auquel les chimistes arabes réalisèrent des opérations comme le raffinage des métaux par coupellation, c'est-à-dire en les raffinant dans un récipient peu profond ou coupelle, comme la dissolution dans les acides et l'essai des alliages d'or et d'argent par la pesée et la détermination de la densité, et malgré les critiques d'Avicenne, l'art magique et ésotérique de l'alchimie continua de fleurir vigoureusement. Aussi les premières œuvres arabes à être traduites en latin, comprenaient-elles non seulement le traité de Rhazès sur les aluns (ou vitriols) et les sels, et le De Mineralibus d'Avicenne, mais encore la Table d'Émeraude magique.

Ce double aspect de l'alchimie devint de plus en plus popu­laire dans 'le monde occidental chrétien à dater du XIIIe siècle, encore que certains écrivains, comme Albert le Grand, aient généralement adopté le scepticisme d'Avicenne au sujet de la transmutation. Les encyclopédies d'auteurs tels que Barthélémy l'Anglais (qui llo riss ait vers 1230-40), Vincent de Beauvais, Albert le Grand, et Roger Bacon contenaient une forte proportion de renseignements chimiques empruntés à des sources latines et arabes, et les deux derniers témoignent de connaissances pra­tiques dans le domaine des techniques de laboratoire. On ne peut noter aucun progrès sur les Arabes dans la théorie chimique avant Paracelse au début du xvxe siècle, mais en chimie pratique on relève certaines additions importantes vers la fin du Moyen Age.

La contribution la plus importante peut-être que l'Occident ait apportée à la chimie pratique a trait aux méthodes de distil­lation. La forme traditionnelle de l'alambic avait été réalisée en Égypte gréco-romaine, et on en trouve la description chez Zosime et d'autres écrivains du début de l'alchimie. L'appareil comprend la cucurbite ou chaudière destinée à contenir la substance à distiller, le chapiteau ou tête d'alambic, où se produit la condensation, et le récepteur qui recueille le produit de distil­lation après condensation (fig. 16). La cucurbite est chauffée sur un feu ou dans un hain de sable ou au hain-ma;tie. Selon les diverses fins recherchées, ce dispositif normal subit des modifica-

PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE 117

tions que les Arabes reprirent et qu'ils transmirent à l'Occident. Certains de ces dispositifs anciens, parmi lesquels le type « à tête de turc », où le chapiteau était partiellement immergé dans l'eau pour amener une condensation plus rapide, demeurèrent en

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FIG. 16. - Types d'appareils servant à la distilla~ion, à la sublima­tion (alambics), et à la digestion, employés par les alchimistes grecs, vers 100-300 A. D. Des types d'appareils similaires restèrent en usage en Occident jusqu'à la fin du xvm"' siècle. D'après le manuscrit grec 2327 de la Biblio­thèque Nationale,Paris.

usage jusqu'au xvxne siècle. L'alambic gréco-égyptien s'em­ployait à des températures relativement élevées, et servait pour distiller ou sublimer des substances comme le mercure, l'arsenic et le soufre. Les Arabes y apportèrent divers perfectionnements et introduisirent la galerie avec plusieurs alambics chauffés dans le même four pour produire sur une grande échelle des substances comme l'essence de rose et le naphte, mais ni les Grecs ni les Arabes ne réalisèrent de méthodes efficaces de refroidissement de l'alambic qui permissent la condensation de substances volatiles comme l'alcool. Ceci semble avoir été la contribution de l'Occident (fig. 17).

1

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118 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

La plus ancienne description couriue de la préparation de l'alcool se trouve dans le paragraphe suivant traduit d'un manus­crit, du début du xne siècle, du traité technique Mappae Clavicula dont parle Berthelot dans La chimie au Moyen Age, vol. 1, p. 61 :

En mélangeant un vin pur et très fort avec trois parties de sel, et en le chauffant dans des vases destinés à bet usage, on obtient une eau inflammable qui se consume sans brûler la matière [sur laquelle elle est déposée].

FIG. 17. - Alambic comportant un serpentin de condensation (canale serpentium ou serpentes)

Extrait de V. BIRINGucciO, Pirotechnia, Venise, 1558 (Ire éd., 1540}

En Italie, au début du xne siècle, l'aqua ardens contenait environ 60 % d'alcool, se préparait par simple distillation et I'aqua vitae, avec 96 % d'alcool, par double distillation.' La méthode de refroidissement que décrit au XIIIe siècle le docteur florentin Taddeo Alderotti (1223-1303), consiste à allonger le tube allant de l'alambic au déversoir et à le faire traverser horizontalement un récipient d'eau. C'est à Raymond Lulle (vers 1232-1315) que l'ou attribue l'introduction de la rectifi­cation par distillation avec de la chaux, et à l'alchimiste fran­ciscain Jean de Rupescissa (mort après 1356) que l'on attribue au XIve siècle d'autres. perfectionnements du système de refroi­dissement. La plupart des anciens alambics étaient probablement en métal ou en poterie ; mais, au début du xve siècle, le docteur italien Michel Savonarole (1384-1464) parle d'appareils à distiller en verre, ce qui présente un avantage évident pour la distillation de substances comme les acides minéraux. A la fin du xnie siècle ,

PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE II9

l'alcool était devenu une substance importante : on l'utilisait comme solvant dans la préparation des parfums et l'extraction des médicaments ; des médecins comme Arnaud de Villeneuve (vers 1 235-13II) le prescrivaient comme remède, et les spiritueux commençaient à prendre rang comme boisson avec le vin et la bière. Au xve siècle, les distil1ateurs s'étaient organisés en cor­poration.

L'alambic servait à préparer nombre d'autres substances aussi bien que l'alcool. On trouve les descriptions les plus anciennes de la préparation des acides nitrique et sulfurique dans le manuscrit latin, de la fin du XIIIe siècle, d'une œuvre intitulée Liber de lnuesligalione Perfeclionis, que l'ou a attribuée à Geber (forme latinisée de Jâbir) et qui est probablement fondé sur des œuvres arabes, mais avec des additions latines. Au XIIIe siècle apparaît un nouveau type d'alambic pour la préparation d'acides concen­trés, dans lequel le col de la cucurbite est allongé et recourbé en forme de « cornue » de façon à empêcher les acides en voie de distillation d'attaquer les lutae ou ciments utilisés pour assurer le joint entre cette partie et l'alambic étanche. Les acides- miné­raux se préparaient en assez grandes quantités pour les essais en métallurgie ; l'on trouve de bonnes descriptions de leur fabrica­tion ainsi que celle du soufre, du mercure et d'autres substances obtenues par distillation chez des auteurs du xvie siècle préoc­cupés de métallurgie, comme Agricola et Biringuccio. Les « eaux JJ

ou « essences » de substances organiques, plantes ou herbes séchées, ou même fourmis et grenouilles, s'obtenaient aussi par distillation à la vapeur, ainsi que par dissolution dans l'alcool, pour être employées comme médicaments ; et c'est au moins au xvie siècle, avec Hieronymus Brunschwicg, que l'on reconnut que ces « essences » étaient le principe actif des médicaments.

On peut relever quelques autres perfectionnements de la chimie pratique dans un autre traité d'alchimie latin de la fin du XIIIe siècle, attribué-à Geber, la célèbre Summa Perfectionis. C'est probablement aussi une œuvre d'origine arabe comportant des additions latines. Il contient des descriptions très claires et très complètes d'appareils et de procédés chimiques utilisés dans les tentatives pour fabriquer de l'or. Il débute par une discussion des arguments opposéS à la transmutation et par leur réfutation ; puis il passe à cette théorie que les métaux sont composés de soufre et de mercure ; puis énonce la définition et les qualités de chacun des six métaux : or, argent, plomb, étain, cuivre; fer. Ensuite vient une description des méthodes chimiques : subli~ mation, distillation, calcination, dissOlution, c-oagulation et fixa-

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120 bE SAlNT AUGUSTIN A GALILÊE

tion ; de la nature des différentes substances, et de la préparation de chacune en vue de sa transmutation par les élixirs. Vient enfin la description des méthodes d'analyse pour s'assurer si la trans­mutation a réussi. Celles-ci comprennent la coupellation, l'igni­tion, la fusion, l'exposition à des vapeurs, l'addition de soufre enflammé, la calcination et la réduction. La Summa Perfectionis montre quelle connaissance considérable des appareils et des

Fm. 18. - Balance chimique et four D'après V. BIRINGUCCIO, Pirotechnia

procédés chlmiques possédaient les alchimistes occidentaux à la fin du XIn6 siècle ; et il n'est pas moins intéressant de noter quelies preuves elle apporte de l'emploi de la balance (fig. 18), par exemple dans cette observation que le plomb augmente en poids quand on le calcine, parce que « l'esprit est uni avec le corps ». Ainsi, alors que la théorie alchimique s'égarait parce qu'elle était fondée sur une attention trop exclusive à l'égard des changements de couleur et d'aspect, la familiarité des alchimistes avec là balance préparait au moins la voie à cet intérêt pour la notion de masse qui est à la base de la chimie moderne.

Les deux aspects magique et pratique de l'alchimie furent également florissants en Occident pendant la fin du Moyen Age. La recherche par les alchimistes d'une formule qui donnerait la santé et la jeunesse éternelle, la richesse et la puissance, est à l'origine de légendes comme celle du Dr Faust, et la vaste publi­cité accordée à l'alchimie scientifique par les grands encyclopé­distes du xine siècle donna lieu, entre le XIIIe et le xvne siècle, à

1

PENSÊE SClENTIFlQUE AU XlU• SIÈCLE 121

une quantité énorme de manuscrits revendiquant la fabrication de l'or. Ceux-ci étaient dus, au début, à des hommes de quelque savoir, mais, plus tard, aux XIve et xve siècles, à des membres de-toutes les classes de la société; comme l'écrit Thomas Norton dans The Ordinall of Alchemy (vers 1477), les auteurs étaient des « Libres Maçons et Étameurs et de pauvres Clercs de Paroisse ; des Tailleurs et des Vitriers ... et aussi de sots Rétameurs », et souvent ces manuscrits se donnaient pour les œuvres de gens portant des noms comme Albert le Grand, Roger Bacon, Arnaud de Villeneuve, et Raymond Lulle. En fait, la pratique de l'alchimie devint parfois si répandue qu'elle fut condamnée par les princes et les prélats, inquiets de ses effets sur la valeur de l'argent.

7) Biologie

Selon Aristote et les façons de penser du xm• siècle, le caractère commun qui distingue tous les êtres vivants des objets inanimés est la faculté de commencer le mouvement et le chan­gement sans·Inoteur extérieur, c'est-à-dire la faculté d'un mouve­ment propre et du changement propre. Lès genres de mouvement ou de changement que possèdent en commun tous les êtres vivants sont la croissance, l'assimilation des matières diverses selon la forme de l'organisme, et la perpétuation de ce processus dans la reproduction de l'espèce. Ce sont là les seules formes d'activité vivante manifestées par les plantes. Ainsi leur forme substantielle est-elle une" âme nutritive» (ou principe vital) qui n'est pas, bien entendu, quelque chose de séparé et de distinct de la plante matérielle elle-même, mais un principe qui lui est inhérent et qui est la cause du comportement observé. A la nutrition, les animaux ajoutent une puissance sensible, c'est-à­dire la capacité de répondre aux stimulations du milieu environ­nant par un mouvement dans r espace, et ils possèdent de ce fait une « âme sensible ». Quant aux hommes, ce qui les distingue à leur tour, c'est la faculté de réflexion-abstraite et l'exercice de la volonté, qui sont les signes d'une « âme rationnelle )). L'homme est également capable de sensation et de nutrition, et les animaux de nutrition, les formes les plus élevées de l'âme comprenant les activités de toutes celles qui leur sont inférieures. Aristote reconnaiss-ait ainsi une hiérarchie de formes vivantes qui s' éten­daient, comme ille disait dans son Histoire des animaux (588 b, 4), « progressivement des choses inanimées à la vie- animale », des premières manifestations de la vie che?Z les plantes inférieures,_ par l'intermédiaire des plantes aux éponges et autres animaux sessiles

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122 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

à peine discernables des végétaux, et de nouveau par les animaux Invertébrés et Vertébrés, les Anthropoïdes et les Pygmées, jusqu'à l'Homme. Chaque type était distinct et immuable, sa forme substantielle étant à la fois la cause efficiente et finale de son activité physique particulière, que ce soit dans la nutrition, la reproduction, la locomotion, la sensation, ou le raisonnement.

La biologie du xm• siècle avait donc pour objet l'étude de ces activités des êtres différents qui constituent l'échelle de la nature vivante, et la façon dont on les concevait ouvrit naturel­lement la voie à des explications téléologique aussi bien que mécanique. Aristote et Galien avaient tous deux adopté une conception téléologique de l'existence et du fonctionnement des structures organiques, et ceci les avait conduits à des découvertes précieuses sur l'adaptation réciproque des diverses parties de l'organisme, et sur l'adaptation de l'ensemble au milieu. Il est certain qu'au x1ne siècle et plus tard, la recherche des buts ou de la fonction des organes aboutit souvent à des conclusions de valeur. Mais il est aussi certain que l'on en abusa parfois, par exemple dans les lassantes répétitions des raisons cherchées à l'existe:rice d'organismes imparfaitement décrits, qu_e_l'on trouve chez un auteur comme Guy de Chauliac.

Jusqu'au x1ne siècle, l'intérêt porté par les Latins à la bota­nique est médical - et, en zoologie, moral et didactique. En fait les mêmes attitudes caractérisent une grande partie de l'histoire naturelle jusqu'au xvne siècle. Lorsque la biologie, au xiiie siècle devient une science combinant l'observation et un ' . système d'explications naturelles, cela est dû en grande parti~ à la traduction des œuvres biologiques d'Aristote, du De Planils du pseudo-Aristote (compilation d'Aristote et de Théophraste que l'on prit au Moyen Age pour une œuvre originale du premier), et de divers traités par Galien. L'anthologie d'extraits de J'His­loire naturelle publiée par Robert de Cricklade, prieur de Saint-Fri­deswide, à Oxford (vers 1141-71) témoigne de la renaissance de l'intérêt pour Pline également, au milieu du xne siècle ; et ce que les Arabes, en particulier Avicenne et Averroès, avaient à enseigner fut rapidement assimilé à mesure que l'Occident pou­vait en disposer.

Les premières encyclopédies en provenance- de ce mouvement contiennent de nombreuses histoires incroyables. Alexandre Nequam (1157-1217) rejette comme une croyance pop~laire ridicule, la légende selon laquelle le castor, dont les testicules servaient à l'extraction d'un médicament, se castrait lui-même pour échapper aux chasseurs, mais il admet que le basilic soit

PENSÉE SCIENTIFIQUE AU XIII• SIÈCLE 123

engendré par un œuf de coq couvé par un crapaud, et la croyance générale que les animaux connaissaient la valeur médicinale des herbes. Car, ainsi qu'il le dit dans son De Naturis Rerum, livre II, chapitre 123 :

instruit par la nature, il connait les vertus des herbes, bien qu'il n'ait pas étudié la médecine à Salerne ni été entraîné dans les écoles de Montpellier.

Mais Nequam ne revendique pas le titre de savant; comme Hildegarde de Bingen (1098-1179), qui, outre un exposé de la cosmologie mystique dans une autre œuvre qui lui est peut-être attribuée' à tort, nomme près d'un millier de plantes et d'animaux en allemand, Nequam croit que la chute de l'homme a produit des effets physiques sur la nature, causant les taches de là Lune, l'état sauvage chez les animaux, les insectes parasites, les venins et les maladies d'origine animale, et son dessein est franchement didactique.

Cette attitude didactique se retrouve dans nombre d'ency­clopédies ultérieures, mais d'autres activités fournirent l'occasion d'observations .. Certaines de ces activités avaient trait à l'agri­culture (v. plus bas pp. 166 et suiv.) et donnèrent lieu aux traités d'agriculture de Walter de Henley (vers 1250 ?) et de Pierre de Crescenzi (vers 1306), ainsi qu'aux sections relatives à l'agri­culture dans les encyclopédies d'Albert le Grand (De Vegela­bilibus el Plantis) et de Vincent de Beauvais (Speculum Doctri­nale). Le traité de Crescenzi demeure l'ouvrage fondamental sur cC sujet en Europe jusqu'à la fin du xvie siècle. De même le De Na!ura Rerum (vers 1228-44) de Thomas de Cantimpré contient une description des pêcheries de hareng, le Konungs Skuggsja une description de phoques, de morses et de baleines ; quant à Albert le Grand, que ses fonctions de provincial de la province dominicaine de Germanie obligeait à de longs voyages à pied, il nous donne dans son De Animalibus un exposé de la pêche, de la pêche à la baleine et de la vie agricole en Allemagne. Les voyageurs comme Marco Polo et Guillaume de Rubrouck rappor­tèrent aussi des descriptions de créatures nouvelles, des ânes sauvages d'Asie centrale, du riz, du gingembre et de moutons à grosse queue.

Le cercle de physiciens et de magiciens que l'empereur Frédéric II (1194-1250) entretenait à sa cour peut revendiquer la paternité d'un traité sur les maladies du cheval, et l'ouvrage de Frédéric lui-même, De Arie Venandi cum Avibus, est l'une des œuvres médiévales les plus importantes sur la zoologie. L'Art de la fauconnerie, fondé sur Aristote et diverses œuvres musul-

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124 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

manes, débute par une introduction zoologique.slir l'anatomie et les mœurs des oiseaux; continue par l'élevage et l'alimentation des faucons, le dressage des chiens pour cette sorte de chasse, les différents types de faucons, la description des grues, des hérons et des autres oiseaux pour la chasse desquels on les employait. Lorsque Frédéric fait appel à d'autres traités pratiques de fauconnerie, il n'hésite pas à les décrire comme «mensongers et inexacts )) ni à qualifier Aristote de livresque. Le livre de l' empe­reur contient 900 illustrations d'oiseaux particuliers, dont cer­taines sont peut-être dues à la main de Frédéric, et qui sont d'une exactitude poussée jusqu'aux détails du plumage ; les représen­tations des oiseaux en vol sont visiblement fondées sur des observations étroites et attentives (PL. IV, face p. 97). Frédéric a observé et interrogé les fauconniers sarrazins, étudié les nids de hérons, de coucous et de vautours et il réduit à néant la légende populaire qui prétendait que les macreuses étaient engendrées par les anatifes.

Il se fit apporter des anatifes et, voyant qu'ils ne contenaient rien qui ressemblât à un oiseau sous aucune forme, il conclut que l'histoire avait pris naissance simplement parce que les macreuses se reproduisaient en des régions si éloignées que nul n'y était allé voir. Il s'intéresse aux conditionS mécaniques du vol, et aux migrations des oiseaux, fait des expériences sur l'incubation artificielle des œufs et montre que les vautours ne vont pas chercher de viande si on leur recouvre les yeux. Il note également divers autres éléments du comportement des oiseaux, comme, par exemple, comment la mère faucon donne des oiseaux à demi morts à ses petits pour leur apprendre à chasser, et comment la cane, de même que les mères d'oiseaux non rapaces, font semblant d'être blessées et attirent loin de leur nid les étrangers qui s'en approchent. Il décrit aussi les sacs remplis d'air du squelette, la structure des poumons et d'autres faits jamais encore enregistrés de l'anatomie des oiseaux. D'autres ouvrages de fauconnerie, tant en latin qu'en langue populaire, témoignent de sa vogue répandue, mais ce n'est pas la seule sorte de chasse qui ait rendu service à la zoologie. Les ménageries que les rois, les princes et même les villes entretenaient pour des distractions telles que les combats entre des ours et des chiens, ou par curiosité, descendaient en Italie et en Orient de celles de l'Antiquité. Frédéric II en trans­portait une avec lui dans ses voyages, et il lui fit même franchir les Alpes ; elle comprenait des éléphants, des dromadaires, des chameaux, des panthères, des lions, des léopards, des faucons, des chouettes barbues, des singes et la première girafe dont on

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ait noté l'apparition en Europe. Dans le Nord, la première grande ménagerie est celle qu'installèrent à Woodstock les rois normands au xie siècle. A Avignon, au xive siècle, les papes avaient une grande collection d'animaux exotiques. Ces précurseurs de nos jardins zoologiques modernes pouvaient satisfaire la curiosité des riches ; et le charme qu'exerçaient les animaux sur l'esprit des gens plus modestes nous est montré dans la description bien connue du chat domestique que donne Barthélémy l'Anglais dans On the Properties of Things [Des propriétés des choses], qui passe pour avoir servi de source à l'histoire naturelle de Shakespeare.

Le même intérêt pour la nature se révèle dans les chiens courants, les renards, les lièvres, et surtout dans le feuillage qui recouvre les chapiteaux, les ornements en relief et les miséricordes des cathédrales d'York, Ely ou Southwell. On y peut voir, dans leur souple fraîcheur, les feuilles, les fleurs, les fruits du pin, du chêne, de l'érable, de la renoncule, de la potentille, du houblon, de la bryone, du lierre et de l'aubépine. Dans son Art religieux du XJJJe siècle tin France, Émile Mâle note avoir reconnu dans les cathédrales .gothiques françaises « le plantain, l'arum, la renoncule, la fougère, le trèfle, la chélidoine, l'hépatique, l'ancolie, le cresson, le persil, le fraisier, le lierre, la fleur du mûflier et du genêt, et la feuille de chêne "·

Même la conception de la nature comme symbolique de vérités spirituelles conduisait aux xne et XIIIe siècles à des observations d'une intensité particulière.

Le houx porte une écorce - aussi amère que toute .bile - et Marie porta le doux Jésus-Christ- pour le rachat de nous tous.

Cet intérêt pour la nature se retrouve également dans les illustrations de certains manuscrits. Mathieu Paris décrit dans sa Chronica Majora (vers 1250) une immigration de bec-croisé ( cancellatas) et donne une illustration de cet oiseau. Les bordures des manuscrits à partir du XIIIe siècle sont fréquemment enlu­minées de dessins réalistes de fleurs et de nombreuses sortes d'animaux, de crevettes roses, de coquillages et d'insectes. L'architecte français du XIIIe siècle, Villard de Honnecourt, mêlait à ses dessins d'architecture des études de perspective et des plans de machines de guerre et de mouvement perpétuel, des images de homard, d'une mouche, une libellule, une sauterelle, deux perroquets sur un perchoir, deux autruches, un lapin, un mouton, un chat, des chiens, un ours et un lion «contrefais al vif». Il donnait aussi une recette pour conserver les couleurs naturelles

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manes, débute par une introduction zoologique.sti.r l'anatomie et les mœurs des oiseaux ; continue par l'élevage et l'alimentation des faucons, le dressage des chiens pour cette sorte de chasse, les différents types de faucons, la description des grues, des hérons et des autres oiseaux pour la chasse desquels on les employait. Lorsque Frédéric fait appel à d'autres traités pratiques de fauconnerie, il n'hésite pas à les décrire comme ((mensongers et inexacts >> ni à qualifier Aristote de livresque. Le livre de l'empe­reur contient 900 illustrations d'oiseaux particuliers, dont cer­taines sont peut-être dues à la main de Frédéric, et qui sont d'une exactitude poussée jusqu'aux détails du plumage ; les représen­tations des oiseaux en vol sont visiblement fondées sur des observations étroites et attentives (PL. IV, face p. 97). Frédéric a observé et interrogé les fauconniers sarrazins, étudié les nids de hérons, de coucous et de vautours et il réduit à néant la légende populaire qui prétendait que les macreuses étaient engendrées par les anatifes.

Il se fit apporter des anatifes et, voyant qu'ils ne contenaient rien qui ressemblât à un oiseau sous aucune forme, il conclut que l'histoire avait pris naissance simplement parce que les_ macreuses se reproduisaient en des régions si éloignées que nul n'y était allé voir. Il s'intéresse aux conditionS mécaniques du vol, et aux migrations des oiseaux, fait des expériences sur l'incubation artificielle des œufs et montre que les vautours ne vont pas chercher de viande si on leur recouvre les yeux. Il note également divers autres éléments du comportement des oiseaux, comme, par exemple, comment la mère faucon donne des oiseaux à demi morts à ses petits pour leur apprendre à chasser, et comment la cane, de même que les mères d'oiseaux non rapaces, font semblant d'être blessées et attirent loin de leur nid les étrangers qui s'en approchent. Il décrit aussi les sacs remplis d'air du squelette, la structure des poumons et d'autres faits jamais encore enregistrés de l'anatomie des oiseaux. D'autres ouvrages de fauconnerie, tant en latin qu'en langue populaire, témoignent de sa vogue répandue, mais ce n'est pas la seule sorte de chasse qui ait rendu service à la zoologie. Les ménageries que les rois, les princes et même les villes entretenaient pour des distractions telles que les combats entre des ours et des chiens, ou par curiosité, descendaient en Italie et en Orient de celles de l'Antiquité. Frédéric II en trans­portait une avec lui dans ses voyages, et il lui fit même franchir les Alpes ; elle comprenait des éléphants, des dromadaires, des chameaux, des panthères, des lions, des léopards, des faucons, des chouettes barbues, des singes et la première girafe dont on

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ait noté l'apparition en Europe. Dans le Nord, la première grande ménagerie est celle qu'installèrent à Woodstock les rois normands au- xre siècle. A Avignon, au xrve siècle, les papes avaient une grande collection d'animaux exotiques. Ces précurseurs de nos jardins zoologiques modernes pouvaient satisfaire la curiosité des riches; et le charme qu'exerçaient les animaux sur l'esprit des gens plus modestes nous est montré dans la description bien connue du chat domestique que donne Barthélémy l'Anglais dans On the Properties of Thin ys [Des propriétés des choses], qui passe pour avoir servi de source à l'histoire naturelle de Shakespeare.

Le même intérêt pour 13. nature se révèle dans les chiens courants, les renards, les lièvres, et surtout dans le feuillage qui recouvre les chapiteaux, les ornements en relief et les miséricordes des cathédrales d'York, Ely ou Southwell. On y peut voir, dans leur souple fraîcheur, les feuilles, les fleurs, les fruits du pin, du chêne, de l'érable, de la renoncule, de la potentille, du houblon, de la bryone, du lierre et de l'aubépine. Dans son Art religieux du X 1 I Je siècle e:/t France, Émile Mâle note avoir reconnu dans les cathédrales gothiques françaises (( le plantain, l'arum, la renoncule, la fougère, le trèfle, la chélidoine, l'hépatique, l'ancolie, le cresson, le persil, le fraisier, le lierre, la fleur du mûflier et du genêt, et la feuille de chêne ».

Même la conception de la nature comme symbolique de vérités spirituelles conduisait aux xne et XIIIe siècles à des observations d'une intensité particulière.

Le' houx porte une écorce - aussi amère que toute bile - et Marie porta le doux Jésus-Christ -pour le rachat de nous tous.

Cet intérêt pour la nature se retrouve également dans les illustrations de certains manuscrits. Mathieu Paris décrit dans sa Chronica Majora (vers 1250) une immigration de bec-croisé ( cancellatas) et donne une illustration de cet oiseau. Les bordures des manuscrits à partir du xrne siècle sont fréquemment enlu­minées de dessins réalistes de fleurs et de nombreuses sortes d'animaux, de crevettes roses, de coquillages et d'insectes. L'architecte français du xrue siècle, Villard de Honnecourt, mêlait à ses dessins d'architecture des études de perspective et des plans de machines de ·guerre et de mouvement perpétuel, des images de homard, d'une mouche, une libellule, une sauterelle, deux perroquets sur un perchoir, deux autruches, un lapin, un mouton, un chat, des chiens, un ours et un lion ((contrefais al vif n.

Il donnait aussi une recette pour conserver les couleurs naturelles

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des fleurs séchées (d'un herbier). On peut apprécier les progrès accomplis dans le réalisme de l'illustration pendant le siècle qui suivit l'époque de Villard de Honnecourt en comparant ses dessins aux illustrations. du manuscrit ligurien de la fin du xive siècle, attribué à un certain Cybon, moine d'Hyères. Les images de ce manuscrit contiennent des images de plantes, de quadrupèdes, d'oiseaux, de mollusques et de crustacés, d'arai­gnées, de papillons et de guêpes, de coléoptères et d'autres insectes, les chenilles y apparaissent aussi souvent que les insectes parfaits. Il est particulièrement intéressant d'y obser­ver la tendance à grouper sur la même page des animaux que l'on classe aujourd'hui comme appartenant au même groupe (PL. V, face p. 176).

Il faut opposer à l'esprit réaliste de ces manuscrits l'icono­graphie conventionnelle d'un grand nombre d'encyclopédies et d'herbiers. Singer a divisé les illustrations des végétaux de ceux-ci en deux catégories qu'il appelle les traditions réaliste et romane. On peut faire remonter cette iconographie botanique, en passant par le Codex Aniciae Iulianae byzantin du VIe siècle, jusqu'à Dioscoride lui-même dont l'œuvre personnelle était fondée sur l'herbier de Cratevas (1er siècle av. J.-C.). A en croire Pline, il avait fait des dessins coloriés des plantes. Les monastères béné­dictins cultivaient, non seulement des champs, mais encore des jardins de plantes potagères et médicinales, et le but de l'écrivain botaniste, qui n'avait que peu de notions de la distribution géographique des plantes, était ordinairement de découvrir dans son propre jardin les végétaux mentionnés par Dioscoride et l'Herbarium du pseudo-Apulée (vers leve siècle de notre ère). Comme les plantes méditerranéennes citées dans ces livres étaient fréquemment absentes ou tout au plus représentées par d'autres espèces du même genre, ni les dessins ni les desàiptions fournies par les livres ne correspondaient à rien que pût voir un botaniste du Nord. Dans les nouveaux herbiers, ou les nouvelles copies des ancïens textes, les illustrations et le texte étaient dus à des mains différentes, et, dans la tradition romane, les dessins qui venaient occuper les blancs laissés par le scribe devinrent un travail de copie de plus en plus stylisée. Cette tradition, en provenance du Nord de la France, et qui semble descendre d'une forme avilie de l'art romain, parvint à sa limite à la fin du xne siècle.

Cependant, la représentation naturaliste des plantes et des animaux exista également pendant tous les premiers siècles du Moyen Age ; on en trouve des exemples dans les mosaïques de nombreuses églises à Rome, Ravenne et Venise. Certains herbiers

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latins des xie et xue siècles sont également illustrés selon cette tradition réaliste, dont l'herbier de Bury Sàint-Edmunds fournit un exemple frappant (PL. VI, face p. 177). A partir du xm• siècle on note un développement constant de l'illustration réaliste.

En dehors des herbiers, la représentation réaliste des plantes et des animaux apparaît dans les peintures d'artistes comme Giotto (vers 1276-1336) et de Spinello Aretino (vers 1333-1410), et, au xve siècle, les illustrateurs d'herbiers tirèrent parti du réalisme à trois dimensions des artistes italiens et flamands, pour atteindre à la perfection dans les dessins de Léonard de Vinci et d'Albert Dürer. Un exemple remarquable nous est fourni par l'herbier de Benedetto Rinio, achevé en 1410, qui est illustré de 440 planches magnifiques dues à l'artiste vénitien Andrea Amodio. Les deux traditions, naturaliste et romane, continuè­rent sans interruption jusqu'après l'édition des premiers herbiers

imprimés par quoi débutent généralement les histoires de la botanique. ·. ,

Étant donnée la façon dont étaient composés texte et illus­trations, il n'est guère surprenant qu'ils fussent parfois sans grand rapport, l'Ùn décrivant souvent une espèce méditerra­néenne connue de l'autorité d'après laquelle on le copiait, et les autres étant purement formelles o:u dessinées d'après des espèces indigènes connues de l'artiste. Mais les médecins se fondaient sur les herbiers pour identifier les plantes ayant des propriétés pharmaceutiques données, et il fallut bien tenter d'améliorer la rédaction des descriptions. Celles-ci étaient presque toujours gauches ·et fréquemment inexactes ; les synonYmes donnés par les auteurs de lexiques botaniques, ou pandectes, comme par exemple ceux de Simon de Gênes au XIIIe siècle, et de Matthaeus Sylvaticus au x1v• (v. plus bas, p. 137), ne correspondaient pas tous au même objet, bien que l'observation personnelle entrât pour une part considérable dans leur élaboration. Il faut dire, du reste, qu'on ne trouve nulle part de nomenclature exacte et sans ambiguïté avant le xviie siècle, et toujours de façon impar­faite avant Linné.

Pourtant, tous les herbiers du Moyen Age ne restreignaient pas entièrement leur intérêt à la pharmacie, et leurs descriptions n'étaient pas toutes inexactes. L'Herbier (vers 1287) de Rufinus, que Thorndike a récemment publié, n'était pas seulement un herbier médical, mais un livre de botanique pour l'étude des plantes. Les autorités utilisées par Rufinus étaient Dioscoride, le Macer Floridus attribué à Odon de Meung, qui fleurit à la fin du XIe siècle, le Circa Instans du Dr Matthaeus Platearius de

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Salerne, qui fut la contribution majeure à la botanique du xne siècle, et divers autres ouvrages. Comme l'indique Thorndike, Rufinus ajoute à ses sources :

la description scrupuleuse et détaillée de la plante même- sa tige, ses feuilles, sa fleur - et une différenciation aussi consciencieuse de ses diverses variétés, ou sa comparaison et sa distinction d'avec une autre flore similaire ou apparentée. Il prend soin en outre de nous informer des autres noms attribués à une plante donnée ou des autres plantes qui portent le même nom.

Comme dans les autres herbiers, les plantes sont presque toutes classées par ordre alphabétique. Dioscoride avait parfois groupé sommairement ensemble des plantes aux formes similaires et présenté une série appartenant aux labiées, aux composées ou aux légumineuses. On retrouve la même tendance dans l'Herbier anglo-saxon datant des environs de l'an 1000, et extrait de Dioscoride et du pseudo-Apulée ; il y a ici un véritable groupe­ment des plantes ombellifères. Les sérieuses tentatives de grou­pements appartiennent à la tradition naturaliste du Nord, tandis que Rufinus, qui a été élevé dans la tradition médicale italienne de Naples et Bologne, semble n'avoir rien connu, à cette époque de manuscrits coûteux, même du De Vegetalibus et Plantis d'Albert le Grand.

Les sections de botanique et de zoologie des encyclopédies du xm• siècle dues à Barthélémy l'Anglais, Thomas de Cantimpré et Vincent de Beauvais, n'étaient aucunement dépourvues d'ob­servation, mais on ne peut les comparer sur ce point avec les digressions dans lesquelles Albert le Grand décrivait ses recher­ches personnelles en composant ses commentaires sur les œuvres d'Aristote. Le commentaire, où l'on pouvait séparer nettement le texte de l'original du corps de la discussion- critique, ou l'y inclure, était la forme habituelle au Moyen Age de la présentation des ouvrages scientifiques que les écrivains -latins du XIIIe siècle avaient héritée des Arabes. LeDe Vegetalibus et Plantis (vers 1250) était un commentaire sur le De Plantis du pseudo-Aristote qui, dans la traduction d'Alfred de Sareshel demeura la source principale de la théorie botaniqUe jusqu'au xvie siècle.

Dans ce sixième livre, remarque Albert Je Grand au début d'une étude des plantes indig~nes qu'il connaît, nous satisferons à la curio­sité des étudiants plUtôt qu'à la philosophie. Car la philosophie ne peut discuter des déÎails ... On ne peut faire de syllogismes à propos des natures particulières, dont l'expérience (experimentum) seule donne la certitude.

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Les digressions d'Albert le Grand révèlent un sens de la mor­pholope et de _J'écologie inégalé depuis Aristote et Théophraste Jusqu à Cesalpmo et Jung. Son étude comparative des plantes s'étend à- tous leurs éléments, racines, tige, feuille, fleur, f:fuit, éc~rce, moelle, etc., et à leur forme. Il remarque que les arbres qm poussent à l'ombre sont plus élevés, plus minces, et ont moins de branches que les autres ; et aussi que dans les endroits froids et ombragés, le bois est plus dur. Il attribue ces deux effets non au manque de lumière, mais au défaut de chaleur, qui favorise l'activité des racines dans l'absorption de la nourriture du sol. La chaleur du sol, qui, selon Aristote, servait d'estomac aux pla~tes, élaborai~ la nourritu~e pour elles, à ce que l'on croyait, et c est pourquoi on supposait qu'elles n'avaient pas besoin de produire ~'excréments. Albert prétendait aussi que la sève qui est en pm~sance dans t~utes les parties de la plante, puisqu'elle leur fourmt cette nourriture, est transportée par les veines qui sont comm_e d~s vaisseaux sanguins, mais dépourvus de pulsation. Le sommeil hivernal des plantes est causé par le retrait de la sève à l'intérieur. ·

Il fait la distinction entre les épines, qui sont de la nature de la tige, et les piquants qui ne sont qu'un développement supe_rficiel. Du fait que dans la vigne, une vrille pousse parfois au heu d'une grappe de raisin, il conclut que la vrille est une forme imparfaite de la grappe. Dans la fleur de bourrache il d.istingue, ~out en comprenant leurs fonctions dans la reprod~c­~wn, _le cah~e vert, la corolle avec ses appendices ligulés, les cinq etammes (vmgulae) et le pistil central. Il classe les formes florales en trois types, la forme d'oiseau, comme dans l'ancolie la violette et l'ortie blanche, la fofme pyramidale ou en cloche, c~mme dans le convolvulus, et la forme étoilée, comme dans la rose. II se livre aussi à une étude comparative des fruits, en distinguant les fruits « secs >> et les fruits charnus, et il décrit divers types qui diffèrent par la structure et les rapports de la graine, du péricarpe et du réceptacle, dans lesquels ou bien les gousses éclatent, ou la chair sèche en mûrissant, etc. Il montre que dans les fruits charnus 1~ chair ne nou~rit pas la graine, et dans la graine, il reconnai-l 1 embryon. Au hvre VI, opuscule 1, chapitre 31 on relève cette observation : '

Sur les feuilles du chêne il se forme souvent certains objets ronds, en form; de houle, a?pelés galles, qui, aJ:>rès être dem~~rés quelque temps sur 1 arbre, prodUisent en eux un pet1t ver engendré par la corruption de la feuille.

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Théophraste avait suggéré dans ses Investigations botaniques, que le règne végétal fût divisé en arbres, arbustes, buissons et herbes, avec des distinctions plus poussées, par exemple ~ntre plantes cultivées et sauvages, à fleurs et sans fleurs, à frmts et sans fruits, à-feuilles caduques et persistantes, ou terrestres, de marais ou aquatiques, à l'intérieur de ces classifications. Ses su_ggestions, assez vagues, n'étaient guère qu'une sorte d'essai. La classification d'Albert le Grand suit les lignes générales de ce plan. Bien qu'il ne soit pas exposé en détail, le Dr Agnès Arber, dans son livre Herbais [Les herbiers] indique qu'Albert avait peut-être en tête le système suivant. Les plantes forment une échelle allant des champignons aux plantes à fleurs, encore que dahs ce dernier~groupe il n'ait pas explicitement reconnu la distinction entre les Monocotylédones et les Dicotylédones.

I. Plantes sans feuilles (principalement nos Cryptogames, c'est-à-dire les plantes sans fleurs véritables);

II. Plantes à feuilles (nos Phanérogames ou plantes à fleurs, et certains Cryptogames) :

1) Plantes corticifères à enveloppe extérieure rigide {nos Monoèotylédones, à graine indivise) ;

2) Plantes tuniquées, portant des cercles annulaires, ex ligneis tunicis (nos Dicotylédones à graine à deux lobes) : a} Herbacées ; b) Ligneuses.

L'apparition d'espèces nouvelles avait reçu une explication d'un certain nombre de naturalistes antérieurs à Albert le Grand. ·nans les cosmogonies dues à plusieurs auteurs grecs anciens, on trouve des tent:;ttives pour expliquer l'origine de la vie et la diversité des êtres vivants. C'est ainsi qu'Anaximandre déclare que toute vie provient d'une génération spontanée dans l'eau et que l'homme est issu, après développement, du poisson." Xénophane cite les poissons et les algues fossiles comme preuve que la vie est née dans la boue. Empédocle croit que la vie est provenue de la terre, par génération spontanée : d'abord sont apparues les plantes, puis des parties d'animaux (y compris l'homme), têtes, yeux, bras, etc., qui se sont unies au hasard pour .produire des formes de toute sorte, monstrueuses ou correctes. Celles-ci ·ont éclipsé les formes monstrueuses, et, après la différenciation des sexes, se sont reproduites, et la terre alors a cessé d'engendrer. Des opinions similaires existent chez Lucrèce,

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et la notion de <t semences » dans la terre, auxquelles fait allusion Adélard de Bath, se trouve expliquée dans la conception stoï­cienne des logoi spermafikoi, qui tendaient à produire de nou­velles espèces d'êtres animés et inanimés à partir d'une matière indéterminée. C'est de cette conception que provient la théorie de la création des choses chez saint Augustin qni l'attribue à leurs rafiones seminales, ou « causes séminales n (voir ci-dessus, p. 27), qni a exercé une grande influence au Moyen Age. Dans le ·monde arabe, au rxe siècle, on en trouve l'équiv'alent chez al-Nazzâm et son élève al-Jâhiz, qui émirent des hypothèses sur l'adaptation et la lutte pour l'existence.

Donc, à part celle d'Anaximandre, toutes ces·théories expli­quent la succession d'espèces nouvelles non par une modification à partir d'ancêtres vivants, mais par la génération en provenance d'une source commune, telle. que la terre. Cependant, certains écrivains anciens, comme Théophraste, croyaient que les types existants étaient sujets à des changements. Albert le Grand adopte cette croyance et cite à titre d'illustration la domestication des plantes sauvages et le retour à l'état sauvage des plantes cultivées. Il décrit cinq manières de transformer une plante en une autre. Certaines n'impliquent pas un changement d'espèce, mais simplement la réalisation d'attributs virtuels, lorsque, par exemple, l'orge augmente en dimensions au cours de trois années et devient du blé. D'autres impliquent la corruption d'une forme substantielle et la génération- d'une autre; c'est ce qui sè passe quand surgissent des trembles et des peupliers là où un chêne ou un hêtre a été abattu, ou lorsque le gui naît sur un arbre malade. Comme Pierre de Crescenzi plus tard, il croit aussi qu'il est possible de créer de nouvelles espèces par greffe.

Les hypothèses concernant l'origine des nouvelles espèces et la modification des espèces alors existantes se poursuivit au siècle suivant avec Henri de Hesse (1325-97) qui mentionne l'apparition de maladies nouvelles et des herbes nouvelles qUi seront néces­saires pour les guérir. Plus tard, ces hypothèses furent incorporées aux physiques de Bruno (qui avait en outre fait des emprunts aux stoïciens), de Francis Bacon, de Leibniz, et des évolutionnistes du xvm• siècle. L~s réflexions d'Albert le Grand et de Henri

·de Hesse sur la modification des espèces n'étaient aucunement rattachées à l'idée d'un univers, d'un règne animal ou d'une race humaine en évolution, en développement ou en progrès, car cette idée est une caractéristique de l'époque moderne et n'existe aucunement dans la pensée médiévale. Dans ses œuvres biolo­giques, Aristote décrivait une échelle de la nature, mais elle ne

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comportait aucun mouvement ascendant, et lorsque Albert le Grand adoptait cette échelle comme base de son système bota­nique et zoologique, il acceptait, outre les accidents et les causes de mutation étudiés .ci-dessus, la pérennité d'une reproduction conforme au type.

Le De Animalibus d'Albert le Grand, et en particulier les sections relatives à la reproduction et à l'embryologie, offre l'un des meilleurs exemples de la façon dont le système de faits et d'explications naturelles fourni par les traditions d'Aristote et d'autres auteurs grecs stimulèrent les naturalistes du XIIIe siècle à faire des observations personnelles du même ordre et à modifier les explications en conséquence. Les 19 premiers livres, sur les 26, du De Animalibus sont un commentaire qui inclut le texte de la traduction par Michel Scot de l'Histoire des animaux, des Parties des animaux et de la Génération des animaux d'Aristote. Dans son Commentaire, Albert fait également usage du commentaire personnel d'Avicenne sur ces œuvres, du Canon d'Avicenne, fondé sur·Galien, et des traductions latines de certaines œuvres de Galien. Les 7 derniers livres d'Albert comportent des dis­cussions originales de diverses questions biologiques et des descriptions d'animaux particuliers, en partie empruntées à Thomas de Cantimpré.

Pour Aristote, la reproduction de la forme spécifique était une extension du développement, car le développement étant la réalisation de la forme chez un individu, la reproduction était sa réalisation chez le nouvel individu auquel elle donnait nais­sance. Albert suit Aristote en distinguant quatre types de repro­duction : la reproduction sexuelle, où les principes mâle et femelle sont tantôt séparés en individus différents, comme chez les animaux supérieurs et en général ceux qui son-t doués de mouve­ment dans l'espace, tantôt réunis comme dans les plantes et les animaux sessiles et certains autres comme les abeilles ; la repro­duction par bourgeonnement, comme chez certaines moules ; et la génération spontanée, comme chez certains insectes, les anguilles et les créatures inférieures en général. Le sexe des plantes ne fut clairement distingué que par Camerarius (1694}, bien que ce point eût été suggéré par Théophraste, Pline et Thomas d'Aquin. Comme Aristote, Albert le Grand rejette la théorie d'Hippocrate, appuyée par Galien, que les deux parents contribuaient à la forme. Aristote déclarait que la femelle ne fournissait que la matière (qu'il croyait être la menstruation (menstruum) chez les Mammifères et le jaune de l'œuf chez les Oiseaux}· à partir de laquelle la forme mâle immatérielle élaborait

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l'embryon. Albert le Grand est d'accord avec tout ceci ; mais il suit Avicenne en soutenant que la matière produite par la femelle est une semence, ou humor seminalis, séparée de la menstrue ou du jaune d'œuf, qui, selon lui, n'est autre chose qu'une nourri­ture. Mais il identifie incorrectement cette semence avec le blanc de l'œuf. Le spermatozoïde ne fut découvert, naturellement, qu'après l'invention du microscope, et Albert le Grand identifiait la semence du coq aux chalazes. La cause de la différenciation des sexes, était, disait-il, que la « chaleur vitale » mâle avait le pouvoir de« mixtionner)) l'excès de sang en semence, lui donnant la forme de l'espèce, tandis que la femelle était trop froide pour effectuer ce changement de substance. Toutes les autres diffé­rences entre les sexes étaient subordonnées à celle-ci.

L'efficacité de la chaleur vitale provenait du fait que, des deux couples de qualités primaires, le chaud et le froid étaient actifs, le sec et l'humide passifs. Le cœur était le centre de la chaleur vitale, et l'organe central du corps. C'est vers lui, et non vers le cerveau, qu'Aristote tenait pour un organe de refroidisse­ment, que se dirigeaient les nerfs. La chaleur vitale était la source de toute l'activité vitale. Elle était la cause de la maturation des fruits, de la digestion, qui était une sorte de cuisson, et elle déter­minait le degré auquel l'animal approchait de la forme adulte lors de son expulsion de la mère. Les faits d'hérédité, selon Aristote, s'-expliquaient par la prédominance de la forme mâle sur la matière femelle, les caractéristiques femelles l'emportant lorsque la chaleur vitale du mâle était basse. Les monstruosités se produisaient dans le cas où la matière femelle était insuffisante pour la fin considérée et résistait à la forme déterminante. La chaleur vitale qu'Aristote décrivait, dans La génération des animaux (736 b 36) comme« le souffie ou l'esprit [pneuma], qui est renfermé dans la semence et dans sa partie écumeuse, et la nature qui est dans le souille, ou l'esprit, est analogue à l'élément des astres », était pour Albert le Grand également la cause de la génération spontanée. La corruption de la forme d'un organisme mort engendrait les formes d'êtres inférieurs qui organisent alors la matière disponible, comme les vers naissaient dans le fumier. La chaleur vitale du soleil causait aussi la génération spontanée, et les Arabes, comme les scolastiques, supposaient également que de telles formes étaient dues à une vertu céleste.

De même qu'Aristote s'opposait à Hippocrate et à Galien à propos de la question de savoir si la semence mâle seule formait l'embryon, de même il s'opposait à eux pour décider si en embryo­logie, de nouveaux caractères naissaient ou s'ils étaient tous déjà

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préformés dans la graine qui n'avait plus alors qu'à se déve­lopper. Hippocrate avait soutenu pour sa part une forme de cette théorie de la préformation combinée avec la pangenèse, c'est-à­dire qu'il pensait que le sperme provenait de toutes les parties du corps du père, et par conséquent donnait naissance aux mêmes parties dans la progéniture. Aristote démontrait que la théorie selon laquelle l'embryon était un adulte en miniature qui n'avait qu'à se développer, impliquait que les parties qui se développent plus tard préexistaient déjà en totalité dans le sperme, dont les parties existaient déjà chez le père, et par 'conséquent dans le sperme qui avait engendré le père, et ainsi de suite, jusq~'à l'infini. Selon lui, un tel « emboîtement )) était une conclusiOn absurde, et c'est pourquoi il maintenait la théorie épigénétique d'après laquelle les parties se produisaient de nova, étant donné que la forme immatérielle déterminait et différenciait la substance de l'embryon. Après la coagulation de la matière femelle par la semence mâle, l'embryon, déclare-t-il, se développait comme une machine compliquée dont les roues, une fois mises en route, suivent leurs mouvements déterminés. On trouve aussi décrit le développement d'un certain nombre d'animaux, et cette étude comparée sert de fondement à une classification des animaux. En observant que le développement est plus grand du côté de la tête, il préfigure la théorie moderne des gradients axiaux, et lorsqu'il montre que les caractères généraux précèdent les caractères spécifiques, il anticipe von Baer. Et l'on peut aussi remarquer qu'il a compris correctement la fonction du placenta et du cordon ombilical.

Les recherches personnelles d'Albert le Grand en embryologie étaient guidées par Aristote (1 ). Il n'hésite jamais à accepter le témoignage de ses yeux, mais tout en demeurant prêt à admettre alternativement les théories de telle ou telle autorité ; par exemple, il combine, comme Avicenne, l'épigénèse avec une théorie de la pangenèse, et il attribue d'ordinaire les erreurs matérielles aux copistes plutôt qu'à Aristote. Suivant l'exemple de celui-ci il ouvre des œufs de poule après diverses périodes d'incubati~n, et développe, per anathomyam et avec une intelli­gence considérable, la description que donne Aristote de ce _qui se produit, depuis l'apparition de la tache rouge du cœur ammé de pulsations jusqu'à l'éclosion. Il étudie aussi le développement des poissons et des animaux, dont il comprend la nutritiOn

(1) Dans le texte du De Animalibus d'ALBERT LE GRAND édité par H. STADLER, il est_possible de suivre le texte original avec les développement.a d'Albert. · ·

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fœtale. Et, alors qu'Aristote pensait que la chrysalide est l'œuf de l'insecte, dont la vie s'échelonnait de la femelle mère à la larve, puis à la chrysalide (son œuf), puis à l'adulte, Albert le Grand sait reconnaître le véritable œuf d'insecte, de même que celui du pou. Il développe ainsi le texte d'Aristote : ·

D'abord, les œufs sont un objet très petit, et il en naît des vers, qui à leur tour se changent en substance d'œufs (oça- c'est~à~dire_ ici des chrysalides), et puis il en sort la forme volante; ainsi il y a un triple chan­gement à partir de l'œuf (De Animalibus, !iv. XVII, opusc. 2, chap. 1).

Il déclare en fait, que « la génération de tous les animaux se produit d'abord à partir d'œufs ». Et en même temps, il croit à la génération spontanée. Il donne une excellente description de l'accouplement des insectes, et l'histoire qu'il présente (!iv. V, opusc. 1, cha p. 4) de la vie du papillon est un remarquable morceau d'observation continue :

Une espèce particulière de chenille se cache dans les crevasses après que le soleil a commencé à s'éloigner du tropique d'été, et elle se putréfie intérieurement et est alors enveloppée d'une peau dure, cornée et annelée. C'est· là que naît un ver volant qui, à l'avant, possède une longue langue enroulée qu'il plonge dans les fleurs pour en sucer le nectar. Il lui pousse quatre aiJes, deux devant et deux derrière, et il vole, et il devient multicolore, et il lui pousse plusieurs pattes, mais pas autant que lorsqu'il était chenille. Les couleurs varient de deux façons, selon l'espèce ou selon l'individu. Certaines espèces sont blanches, certaines _noires et certaines d'autres couleurs intermédiaires. Mais il y a une certame sorte appartenant à cette dernière espèce; dans laquelle on trouve maintes couleurs différentes chez le même individu. Cet animal, ainsi ailé et engendré à partir d'une chenille, a reçu de certains ·le nom vulgaire de Perçiscella en latin. Il vole à la fin de l'automne et rejette de nombreux œufs, car toute la partie inférieure du corps au~dessous du thorax se transforme en œufs et, en pondant, l'animal meurt. Et puis de nouveau au printemps suivant ces œufs éclosent pour donner des chenilles. Mais certains vers ·ne deviennent pas des çerçiscellae; ils se réunissent à l'extrémité des branches d'arbres, y font des nids et y pondent des œufs, et de ceux~ci sortent des vers au printemps suivant. Ceux de cette catégorie disposent toujours le nid en direction du soleil à midi. Mais ceux de la catégorie èngendrée par les formes volantes disposent tous leurs œufs dans les murs et les fentes du bois et des murs des maisons à proximité des jardins.

Les observations personnelles d'Albert s'étendent à bien des phénomènes zoologiques autres que la reproduction. Thomas de Cantimpré, malgré ses qualités d'observateur, avait inséré tout un livre d'animaux fabuleux dans son De Natura Rerum (vers 1228-44) ; mais Albert critique les histoires de la sala-

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mandre, du castor et de la macreuse, d'après ses observations personnelles. Il dit du phénix, symbole de la résurrection, qu'il est étudié par les théologiens mystiques plus que par les natu­ralistes. Il donne d'excellentes descriptions d'un grand nombre d'espèces septentrionales inconnues d'Aristote, et note les variétés de couleur de l'écureuil (Pirolus) qui passe du roux au gris à mesure que l'on va d'Allemagne en Russie, et l'éclaircissement des couleurs chez les faucons (Falcones), les choucas (Monedulae) et les corbeaux (Corui) dans les climats froids. La couleur en comparaison de la forme, a peu d'importaD.ce comme caractère spécifique. Il remarque le rapport de la structure avec le mode de locomotion, et applique le principe d'Aristote de «l'homologie» à la correspondance entre les os de la patte de devant chez le cheval et le chien. Il montre que les fourmis amputées de leurs antennes perdent le sens de la direction, et conclut (à tort) que les antennes portent des yeux. Sa connaissance de l'anatomie interne était parfois médiocre, mais il a disséqué des grillons et observé les follicules ovariens et les trachées. II semble avoir reconnu le cerveau et le cordon nerveux chez le crabe et entrevu leur fonction dans le mouvement. Il a observé que_ la mue du crabe s'étendait aux membres, et montré que ceux-ci repoussaient après amputation. Et il ajoute :

Mais ces animaux régénèrent rarement leur abdomen, car c'est dans le pont au-dessus duquel sont placées les parties molles, que les organes de leur mouvement sont ·fixés ; et une vertu motrice descend dans ce pont, laquelle provient de cette partie de l'animal qui correspond au cerveau. C'est pourquoi, puisque c'est là le siège d'un pouvoir plus noble, il ne peut être enlevé san::; danger {liv. VII, opusc. 3, chap. 4}.

Le système de classification adopté par Albert pour les animaux décrits aux livres 23-26 suit les grandes lignes de celui que propose Aristote, et qui est ici approfondi dans une certaine mesure. Aristote reconnaissait trois degrés de ressemblance dans le règne animal : (( l'espèce >> où il y avait complète identité de type, et où les différences entre individus étaient accidentelles, sans être perpétuées dans la reproduction ; « le genre ))1 composé de groupes tels que les Poissons ou les Oiseaux; et le « grand genre » qui impliquait la correspondance morphologique, ou homologie, entre l'écaille et la plume, l'arête et l'os, la main et la griffe, l'ongle et le sabot, et dont tout le groupe des animaux sanguins (nos Vertébrés) était un exemple. Bien qu'Aristote n'ait pas édifié de classification véritable, les grandes lignes de son système sont aisées à reconnaître, et c'est ce qu'a fait Albe~.

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Comme chaque espèce et chaque genre présentent de nombreuses différenciations, on peut les grouper de multiples façons, et, comme Aristote encore, Albert ne s'en tient pas à un système unique, mais répartit les animaux tantôt en groupes fondés sur la similitude de la morphologie ou de la reproduction, et tantôt en groupes écologiques, tels que les animaux volants {volalilia), nageurs (na!atilia), marcheurs (gressibilia) et rampants (rep­tilia). Ici, il marque un progrès sur Aristote en proposant une répartition des animaux aquatiques en dix genres : malachye (Céphalopodes), animalia mollis tes!ae (Crabes), animalia duris !estae (Crustacés et Coquillages), yricii marini (Oursins de mer), masluc (Anémones de mer), lignei (Étoiles de mer, Holothuries), uere!rale (Pennatulidés ou Géphyriens), serpentini (Polychètes), flecmatici (Méduses) et spongia marina (Éponges). A l'égard de certains animaux, il répète et aggrave les erreurs d'Aristote, classant les Baleines avec les PoisSOns e_t les Chauves-souris avec les Oiseaux, bien qu'il ait observé les dents de la chauve-souris et dit (!iv. I, opusc. 2, cha p. 4), qu'« elle se rapproche de la nature des quadrupèdes ».

Le principal système de classification tiré d'Aristote par Albert le Grand est celui qui se fonde sur le mode de génération, c'est-à-dire sur le degré de développement (qui dépend lui-même de la chaleur vitale et de l'humidité des parents) atteint par la descendance au moment de l'expulsion du corps maternel. Ainsi, les Mammifères sont les animaux les plus chauds, et produisent par viviparité des jeunes qui sont à l'exacte ressemblance des parents, sauf qu'ils sont plus petits ; les Vipères et les Poissons cartilagineux sont ovipares à l'intérieur et vivipares à l'extérieur; les Oiseaux et les Poissons produisent des œufs parfaits. c'est-à­dire des œufs qui n'augmentent plus de taille après la ponte; les Poissons, les Céphalopodes et les Crustacés donnent des œufs imparfaits ; les Insec~es produisent un scolex (larve ou œuf « prématuré ))) qui, après développement, devient un « œuf >>

(la chrysalide) ; les Testacés émettent une humeur visqueuse gén.ératrice où se reproduisent par bourgeonnement ; et en général les membres des groupes inférieurs peuvent être engendrés spon­tanément. L'échelle (( aristotélicienne J> complète du monde vivant, telle qu'Albert l'a admise et modifiée, est. exposée au Tableau II (p. 138).

Après le xme siècle, la botanique et la zoologie descriptives sont entretenues par des botanistes et des naturalistes qui s'intéressent à une multitude de sujets. Parmi les botanistes, Matthaeus Sylvaticus inclut dans son dictionnaire des « simples »

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médicaux, ou Pandeciae (1317) une grande quantité de renseigne­ments fondés sur l'observation personnelle des plantes des différentes régions qu'il a visitées, ou de la collection de plantes indigènes ou étrangères cultivées dans son jardin botanique, à Salerne. C'est là le premier jardin botanique non monastique que l'on connaisse; il en apparaît d'autres après cette époque, qui étaient surtout rattachés aux facultés de médecine des universités, le premier du genre étant établi à Prague en 1350. Un certain nombre de chirurgiens et de médecins, comme Jean de Milan en Italie, John Arderne en Angleterre et Thomas de Sarepta en Silésie, composèrent des herbiers au xiVe siècle. Jean de Milan illustre son herbier, Flos Medicinae, achevé avant 1328, de 210 dessins de plantes et Thomas de Sarepta, qui mourut évêque vers 1378, offre un intérêt particulier pour avoir fait, dans sa jeuriesse, un herbier composé de plantes séchées recueillies en différents endroits, y compris l'Angleterre. Un herbier anonyme français compilé à Vaud vers 1380, offre l'intérêt de contenir des renseignements nouveaux sur les plantes de Suisse ; m~is l'herbier le plus remarquable de Cette période­est le Liber de Simplicibus, achevé à Venise en 1410 par Benedetto Rinio (v. ci-dessus, p. 127). Outre les magnifiques peintures de 450 plantes indigènes et étrangères, cet herbier contient de brèves notes de botanique indiquant le moment de la récolte, la partie de la plante qui contient le remède, les autorités aux­quelles on a fait appel, et le nom de chaque plante en latin, grec, arabe, allemand, dans les différents dialectes italiens et en slavon. A l'époque, Venise se livrait à un commerce actif de médicaments tant avec l'Occident qu'avec l'Orient, et l'herbier de Rinio se trouvait dans une des principales boutiques d'apothicaire, où il pouvait servir, dans la pratique, à l'identification des plantes. C'est à ce même intérêt pour la médecine que l'on doit attribuer les herbiers imprimés qui commencèrent à paraître plus tard au xv• siècle (v. ci-après, pp. 464 et suiv.).

Parmi les autres naturalistes du XIve siècle, Crescenzi incor­pore à son Ruralia Commoda une grande quantité de renseigne­ments sur les Variétés de plantes domestiques et d'animaux de toute sorte, et il consacre une section particulière aux jardins (v. ci-après, pp. 169 et suiv.). Pour l'agriculture, ses sources principales_étaient les écrivains romains, Caton l'Ancien, Varrori, Pline et la partie de la Geoponica relative à la vigne qu'avait traduite Burgundio de Pise, tandis que pour la biologie, il se référait à Albert le Grand et A vi cenne. Le naturaliste allemand, Conrad von Megenburg, se distingue pour avoir écrit vers 1350,

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le premier ouvrage scientifique important en allemand, Das Ruch der Nalur. C'est au fond une traduction libre du De Rerum Natura de Thomas de Cantimpré, mais il contient certaines observations originales sur les arcs-en-ciel, la peste, et divers animaux et plantes. Cet ouvrage jouit d'une grande popularité, et la première édition imprimée de 1475 est l'ouvrage le plus ancien où l'on ait utilisé des bois gravés représentant des plantes dans l'intention précise d'illustrer le texte et non pas seulement à titre décoratif. Ces illustrations ne précédèrent sans doute pas beaucoup. l'impression, mais c'est à un naturaliste de la fin du xrve siècle, Cybon d'Hyères, que l'on doit des illustrations révélant de très grandes qualités d'observation (v. plus haut, p. 126). Gaston de Foix, qui commença en 1387 à écrire son célèbre traité français, Le miroir de Phoebus, qui fit pour la chasse ce que l'empereur Frédéric II avait fait pour la fauconnerie, se révéla lui aussi un excellent naturaliste. Cette œuvre, qui fut très populaire, et fut traduite en anglais au début du xve siècle, contient des descriptions pratiques excellentes sur la façon de soigner les chiens courants, les faucons et autres animaux chasseurs, ainsi qu'une masse de renseignements sur les inœurs des animaux chassés tels que le cerf, le loup, le blaireau et la loutre. Dans un livre de« bergerie" écrit en 1379 pour Charles V, un autre Français, Jehan de Brie, montrait qu'il pouvait exister un intérêt pour la nature jusque dans les cercles de la Cour. En Angleterre, une série de traités sur différentes chasses à la cam­pagne atteignit son apogée avec le Boke of Si. Albans [Le livre de saint Albans] qui eut deux éditions en 1486 et 1496, dont la seconde contenait un des premiers exposés complets en- anglais sur la pêche ; il existe aussi un ouvrage antérieur, le Treatyse of Fysshinge wilh an Angle [Traité de la pêche à la ligne], qui servit de base à l'exposé du Boke, et qui date des vingt premières années du xve siècle. Chez Pier Candida Decembrio (1399-1477), ou Petrus Candidus, zoologiste italien qui écrivit en 1460, on trouve une série de descriptions d'animaux auxquelles furent ajoutées, au xvie siècle, d'excellentes illustrations représentant des oiseaux, des fourmis et d'autres créatures.

Un grand nombre d'ouvrages théoriques sur la biologie datent également des xrve et xve siècles, principalement sous forme de commentaires de divers livres d'Aristote. de Galien d'Averroès ou d'Avicenne. Au xme siècle, Gilles de ·Rome (ver~ 1247-1316) écrivait un traité d'embryologie, De Formatione Corporis Humani in Utero, fondé en grande partie sur Averroès, et dans lequel il discutait du développement du fœtus et du moment où l'âme y

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pénétrait. Ce dernier point était le sujet de mainte controverse et, par~i ~e~x qui e~ discutaient, on trouve Dante qui met e~ avant 1 op1mon de samt Augustin et d'Averroès, selon laquelle l'âm~ est en~endrée en même temps que le corps, mais ne se mamfeste qu avec le premier mouvement du fœtus. Un autre écrivain du xrve siècle, le docteur italien Dino del Garbo (mort en 1327) •. attrib~e la ~aissance et le développement des plantes et des ammaux a partir de semences à une sorte de fermentation et essaye de prouver que les germes des maladies héréditaire~ se trouvent dans le cœur. Son compatriote, Gentile da Foligno, s'efforce de ~alculer la relat~on mathématique entre les époques de la formahon et du premier mouvement du fœtus, et la nais­sanc~ ~e ~'enfant. ~n autre sujet attira également l'attention des ecnvams scolastiques du xrve siècle : c'était l'origine et la nature du mouvement chez les animaux, et des auteurs comme Walter Burley, Jean de Jandun et Jean Buridan discutèrent cette question dans leurs commentaires sur le De M otu Animalium d'Aristote. D'autres parties de sonDe Animalibus furent commen­tées par certain~· écrivains, depuis John Dymsdale ou Teasdale au début du xrve siècle en Angleterre, jusqu'à Agostino Nifo de Padoue, au milieu du xve siècle. Sous les titres De Mot~ Cordis o? r:e Corde fut écrite une série de traités, qui commençait par celm d Alfred de Sareshel. Quant à la question de savoir si dans la génération, la semence était une contribution des den~ sexes, elle fut discutée par les théoriciens, en particulier en raison de la ,Popularité, au xve siècle, de Lucrèce qui était partisan de la theorie de la double semence (v. plus loin, p. 306). Le débat devait se poursuivre jusqu'aux xvue et xvure siècles dans la controverse entre les animaculistes et les ovistes. A la fin du xve siècle, Léonard de Vinci essaya d'introduire certaines de ces questions théoriques dans le domaine de l'expérimentation mais ce n'est pas avant le xrxe siècle que l'embryologie expérirn~ntale accomplit des progrès véritables.

Da~s le. domaine de la biologie, ce n'est ni en botanique, en zoologie, ni en embryologie que se produisirent les développe­ments les plus intéressants aux xrve et xve siècles mais en ana­tomie. ~on étude fut motivée par la valeur pr~tique qu'elle présentait pour les médecins et chirurgiens (v. ci-dessous, pp. 2?9 et suiv. et 472 et sui:<.); les sources principales des conna~ssances ~natomiques étaient Galien (129-200 ap. J.-C.) et Avicenne qm, pour les sections d'anatomie de son Canon de la médecine, s'était largement inspiré de Galien. Certaines autres idées relatives à l'anatomie étaient aussi empruntées à Aristote,

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ainsi qu'on le voit dans l'ouvrage de Richard de Wendover, Analomia Vivorum, qu'utilisa Albert le Grand. Mais à la fin du XIII8 siècle, on accordait surtout la préférence à Galien, généralement plus exact.

Les idées de Galien en anatomie, fondées sur des dissections d'animaux et d'êtres humains, sont étroitement liées à un sys-

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Fm. 19. - Les quatre humeurs. Dans le cycle des saisons, la succession des humeurs prédominantes comporte-: le sang (printemps), la bile jaune {été), la bile noire, atrabile ou mélancolie (automne), le phlegme (hiver).

tème de physiologie. Pour une certaine part, les unes comme les autres étaient ouvertement empruntées à ses grands pré­décesseurs, Hérophile et, plus particulièrement, ll:rasistrate (m• siècle av. J.-C.). Selon Galien, c'est le cerveau (et non le cœur, comme le disait Aristote} qui est le centre du système nerveux, et les fonctions_ vitales s'expliquent par les trois esprits (spiri!us ou pneuma) et les quatre humeurs hippocratiques, qui correspondent aux quatre éléments (fig. 19).

L'équilibre de ces quatre humeurs - le sang, le phlegme (pi!ui!a, que l'on trouve dans le corps pituitaire), la bile noire (ou melancholia, dans la rate) et la bile jaune (ou choie, dans la vésicule biliaire) - est nécessaire pour assurer le fonctionnement sain du corps, mais les fonctions vitales elles-mêmes sont amenées par la production et les mouvements des trois esprits, les < esprits naturels » du foie, les « esprits vitaux » du cœur et les « esprits

PENSgE SCIENTIFIQUE AU XIII• Siî;:CLE

FIG. 20. - Le système physiologique d'après- Galien Les flèches indiquent la direction générale

du mouvement du sang et de l'air

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animaux » (1) du cerveau (fig. 20). Ceux-ci étaient le produit final de la nourriture et de l'air aspiré dans les poumons par

{1) _Le t~rme spiritus anfmal!s se rapporte à l'anima, le souffle, principe de la _vie annn!l.Je; en grec, 1 égmvalent est pneuma psuchikon, Dans la termi· nolog1e sc_olasbque, à cette amma s'oppose l'animus principe spirituel de vie l'âme rationnelle. ' 1

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Pacte respiratoire, et c'est à ce moment que, selon Galien, le principe de vie pénétrait dans le corps animé. Cette théorie physiologique, avec ses trois grands systèmes, dont chacun se rattachait à l'une des trois sortes d'esprits et à leurs fonc­tions, domina entièrement les idées que l'on avait de la signi­fication des organes et des relations anat~miques, jusqu'à ce qu'eUe fût renversée par William Harvey (cf. plus loin, pp. 424 et suiv.).

Selon sa théorie également, la nourriture ingérée dans l'esto­mac est d'abord transformée en chyle sous l'effet de ce que l'on appelait la première << coction », processus mené à b_onne fin par la chaleur innée du corps animé, et analogue à la cmsson domes­tique des aliments. En même temps, les éléments inutiles de _la nourriture sont absorbés par la bile, s'y transforment en bile noire, et sont évacués par l'intestin. Quant au chyle, ce liquide blanc est transporté par la veine porte {1) de l'estomac et des intestins au foie. Ici, dans la deuxième coction, il se transforme en sang veineux, qui est l~ principale des quatre hum~urs, et

. s'y imprègne d'un pneuma mné à toutes les substance~ ~1vantes, ces « esprits naturels » qui sont le principe de la_ nutnbon e~ de la croissance. Bien qu'Aristote ait correctement rattaché les vemes ainsi que les artères au cœur, Galien prétend que les veines forment un système séparé, totalement différent, par sa structure et sa fonction, des artères, et que le système yeineux part non du cœur, mais du foie. La fonction du système veineux, selon lui, est de transporter le sang veineux, chargé d'esp.rits naturels et de nourriture, du foie jusque dans toutes les parties du corps. II compare la veine cave au tronc d'un arbre dont les racines plongent dans le sol, le foie, et dont les branches s'étendent comme les veines. C'est cette conception des veines et des artères comme organes appartenant à deux systèmes physiologiques et anatomiques totalement différents, qui marque l'opposition fondamentale entre la théorie du mouvement du sang élaborée par Galien, et celle par laquelle Harvey devait la remplacer. Pour Galien, la fonction du sang veineux ·est d'alimenter les organes auxquels il parvient en provenance .du foie. Le processus par lequel la nourriture apport~e pa: .l.es veines _se transfori?e e~ chair constitue, en somme, la troisieme coctiOn. On estimait

{1} Ce n'est que dans ce vaisseau qu'il se produit un changement de direc­tion de l'écoulement : une partie du sang veineux re".:ient ~u foie po~r po,rter les esprits naturels et la nourriture à l'estomac et aux mtestms. Par smte dune erreur d'interprétation certains historiens récents ont supposé que le sang subissait un mouveme~t de « flux et reflux li dans l'ensemble du système veineux.

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que la quantité totale de sang dans le corps n'était pas grande et qu'elle subissait un renouvellement lent et _continuel à pa;tir du foie.

Du sang déversé par le foie dans la veine cave, une partie, et, s~lon Galien, une très petite partie seulement, pénètre dans la partie droite du c~_ur. Celui-ci, pour Galien, ne comporte que deux cavités, les ventricules. A ses yeux, les oreillettes ne sont que de simples dilatations des grandes veines. Il pense aussi que le cœur n'est pas un muscle car, contrairement à un muscle . . ' on ne peut le faire agir à volonté, et il hat sans arrêt et sans l'inter-vention de la volonté, en raison d'une faculté pulsatoire spéci­fique, ou vis pulsifica, que possèdent ses tissus. Il est d'avis que l_es artères possèdent la même faculté, qui se manifeste dans le pouls.

Les opinions de Galien sur l'action du cœur et le pouls artériel diffèrent de celles d'Aristote non· moins que ses vues sur le système veineux. Tous deux croient que le cœur est le centre de la chaleur innée ou naturelle du corps (produite selon Galien par une combustion, lente), et soutiennent que le mouvement actif du cœur est sa dilatation dans la diastole, et non, comme Harvey devait le montrer, sa contraction dans la systole. Aristote attribue, pour sa part, cette dilatation à la chaleur cardiaque elle-même, qui fait bouillir le sang, le fait se dilater, et cause son irruption dans l'aorte, et, de là, dans les artères et·le corps. Galien soutient, a~ contraire, que c'est la vis pulsifica propre du cœur qui cause sa dilatation, ce qui attire en lui le sang veineux de la veine cave ; et il prétend en outre que c'est la dilatation active similaire de l'aorte et des artères qui attire le sang artériel et les esprits hors du cœur pour les envoyer dans le corps. Au cours de cette dilatation, soutient-il, le ventricule gauche attire égale­ment de l'air des poumons par la voie de l'artère veineuse, et, de la même façon, les artères attirent de l'air à travers la peau. En fait, il considère les mouvements des poumons dans la respi­r~tion, du battement du cœur, et du pouls artériel, comme au service général de la même fonction, la vitalisation et la distri­bution du sang artériel, et le refroidissement et l'épuration nécessités par la chaleur cardiaque.

Galien possède une connaissance presque complète de l'ana­tomie essentielle du cœur, et il sait que le passage du sang à travers cet organe est dirigé par la présence de valvules à sens unique aux quatre ouvertures situées à l'entrée et à la sortie de ses cavités. Ces valvules avaient été découvertes par Érasistrate {cf. fig. 38). Comme le· dit Galien dans son De Naluralibus

A, C. CROMBIE, I 10

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!46 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

Facultalibus [Des facultés naturelles], livre 3, section XIII : « La nature a muni les ouvertures cardiaques de membranes annexes pour empêcher le contenu d'être entraîné vers l'arrière.» Ceci veut dire que le sang qui traverse le cœur et les poumons se propage généralement vers l'avant. Le sarig de la veine cave qui pénètre dans le ventricule droit (à part une quantité insigni­fiante qui retourne en arrière par la valvule) subit alors deux sorts possibles. La plus grande partie franchit une valvule qui ouvre le passage du ventricule à la veine artérielle (qui est aujourd'hui la veine pulmonaire). Lors de la contraction du thorax, ce sang, dont la retraite est coupée à l'arrière par la valvule, est chassé dans les poumons, auxquels il apporte la nourriture, et, gràce à de minces vaisseaux, dans 1 'artère veineuse (notre artère pulmonaire), dont les ramifications s'anastomosent avec celles de la veine artérielle. Mais Galien ne dit pas clairement s'il entend que l'artère veineuse amène alors le sang au ventricule gauche. Il est certain qu'elle transporte de l'air inspiré, ou qu~lque qualité empruntée à l'air attiré des poumons au ventncule gauche lors de la diastole. Dans la direction opposée, les (( déchets fuligineux >> provenant de la combustion de la ehaleur innée sont emportés du ventrieule gauche aux poumons, d'où ils sont expirés. Toutes ees opérations ont pour effet de purifier et de refroidir le cœur, et il les considère comme les principales fonc­tions des poumons. Ce qui rend possible cette progression à double sens dans l'artère veineuse, aux yeux de Galien, c'est l'inefficacité relative de la valvule mitrale qui ouvre le .passage dans le cœur; mais par la suite, cela devait devenir une des diffi­cultés qui amenèrent William Harvey à reconsidérer tout le système de Galien.

Outre ce passage dans la veine artérielle, Galien prétend qu'une petite quantité de sang est injectée du ventricule droit dans le ventricule gauche à travers les pores minuscules que contiennent les cavités du septum, ou cloison interventriculaire. Dans le ventricule gauche, ce sang rencontre le pneuma amené des poumons dans l'artère veineuse, et s'Y transforme en « esprits vitaux >>, principe de la vie animale tel qu'il se mani..; feste dans la chaleur innée, et transporté par le sang artériel. Du ventricule gauche le sang est attiré par la dilatation de l'aorte, par une valvule qui s'ouvre vers l'extérieur. Passant dans l'aorte, il est réparti dans tout le corps par les artères, sous l'influence du pouls, et répand dans tous les organes les esprits vitaux.

Certaines des artères amènent le sang à la tête et, dans le rele

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mirabile (rets admirable){!) situé à la base du cerveau, le sang se divise finement et se charge d'un troisième pneuma, les _« esprits animaux >>. Ceux-ci sont contenus dans les ventricules cérébraux, et ils sont répartis dans les organes sensoriels et les muscles par les nerfs, que Galien supposait être creux. Ces esprits animaux étaient le fondement des sensations et de l'activité musculaire volontaire.

Ainsi, selon Galien, le corps comportait trois organes princi­paux, dont chacun était le centre d'un système anatomique et d'une fonction physiologique. Le foie était le centre du système veineux et de la faculté «naturelle >> ou végétative rattachée à la nutrition ; mais, en opposition complète à l'opinion adoptée depuis Harvey, Galien tenait ce système pour complètement distinct, à la fois par la structure et par la fonction, du système artériel, dont le centre était le cœur. Les artères, à paroi épaisse, avaient un aspect tout à fait différent de celui des veines ; le sang qu'elles contenaient différait du sang veineux par la couleur et la viscosité, et ceci s'accordait avec la supposition selon laquelle elles remplissaient une fonction différente. Le système artériel servait la faculté u vitale>> dont le siège était le cœur, origine de la chaleur vitale, refroidi par les poumons. Enfin, il y avait le cerveau, centre du système nerveux et de la faculté <<animale n ou psychique, avec les esprits animaux qui correspondaient à un esprit matériel subtil (anima) et, tout au moins dans les écrits des scolastiques, servant de liaison entre le corps matériel et l'âme rationnelle immatérielle (ani mus).

Comme les anatomistes et physiologistes d'Alexandrie, et en remontant jusqu'à Hérophile et Érasistrate au nie siècle av. J .-C., dans l'enseignement desquels il avait été élevé, Galien fut un bon observateur. Il étudia l'anatomie des os et des muscles, mais, pour ceux-ci, il lui arriva de tirer des conclusions (comme Vésale après lui) relatives à l'homme d'après la dissection d'animaux tels que le singe de Barbarie. Il semble en fait avoir surtout travaillé sur des animaux. Il fait la distinction entre les nerfs sensoriels (u mous n) qui pénètrent de l'organisme dans la moelle épinière, et les nerfs moteurs ( <( durs n) qui en sortent. Il a reconnu un grand nombre de nerfs crâniens, et fait des expériences sur la moelle épinière, montrant que le sectionnement entre différentes vertèbres produisait -"des effets différents : la mort instantanée quand la rupture avait lieu entre les 2 premières vertèbres, puis

( 1) Or~ane situé à la base du cerveau, qui est bien développé chez certains animaux (le veau, par exemple), mais non chez l'homme. 1.1

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l'arrêt de la respiration, la paralysie des muscles thoraciques, la paralysie des membres inférieurs, de la vessie et des intestins, lorsqu'elle était pratiquée en divers points inférieurs. Il avait aussi une notion assez exacte du cheminement général des veines et des artères, sur les fonctions desquelles il se livra à des expériences. Érasistrate croyait que les artères ne contenaient que de l'air, mais Galien montra que, lorsqu'on perce un segment d'artère ligaturé aux deux extrémités il en sort du sang. C'est pourquoi, si ses erreurs- sa théorie des mouvements du sang, par exemple­ont fourvoyé anatomistes et physiologistes jusqu'aux xvre et xvn8 siècles, c'est grâce à sa méthode expérimentale, selon laquelle il étudia des problèmes allant de la production de la voix par le larynx et. du fonctionnement du rein aux propriétés médicinales des herbes, que les hommes apprirent à les rectifier.

Les premiers érudits du Moyen Age qui lurent les œuvres de Galien ne furent pas en mesure d'y ajouter grand-chose d'original, mais, dès le xne siècle, on admettait, ainsi qu'en témoigne 1'Anaiomia Ricardi de Salerne, qu'

« une connaissance de l'anatomie est indispensable aux médecins, afin qu'il comprennent comment le corps humain est constitué en vue d'accomplir des opérations et des mouvements divers ».

Les grands chirurgiens des XIIIe et xive siècles affirment avec insistance qu'une certaine connaissance pratique de l'anatomie est nécessaire à leur art ; Henri de Mondeville (mort en 1320), par exemple, déclare que l'esprit doit renseigner la main dans son opération, et que la main, à son tour, doit apprendre à l'esprit à interpréter la proposition générale selon le cas particulier. A Salerne, au xne siècle, la dissection de corps humains et d'animaux semble avoir fait partie des études médicales préparatoires ; le livre d'anatomie le plus ancien en Occident est 1'Anatomia Parei, datant du début du xne siècle, attribué à un certain Copho de Salerne, qui décrit la dissection d'un porc en public. A Salerne encore quatre autres ouvrages suivirent celui-ci au xiie siècle, dont le quatrième, Anatomia Ricardi, est le premier à décrire l'anatomie humaine. Il est d'ailleurs fondé en grande partie sur des sources littéraires, et contient des descriptions de l'œil, des nerfs moteurs et sensoriels, des membranes du fœtus et d'autres organes, semblables à celles qu'avaient données Aristote et Galien.

Au XIIIe siècle, la pratique de la dissection se poursuit à Bologne, où l'on trouve le premier témoignage de dissections humaines dans la Chirurgia du chirurgien Guillaume de Saliceto, achevée en 1275. Cet ouvrage est la première anatomie topogra-

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phique publiée en Occident, et, bien que fondé sur des sources latines antérieures, il contient les observations d'un chirurgien praticien, par exemple sur les organes thoraciques d'un homme blessé à la poitrine, ou sur les veines dans les articulations, ou sur la région inférieure· de l'abdomen comme il apparaît dans les cas de hernies. Chez un autre chirurgien italien, Lanfranc de Milan (mort avant 1306), qui travailla à Paris, on trouve des détails anato­miques en relation avec des blessures de différentes parties du corps. Bologne offrait d'autres occasions de dissection humaine grâce aux examens post moriem pratiqués en vue de déterminer, à des fins légales, la cause du décès. On trouve mention de cette pratique à la fin du xm• siècle chez Taddeo Alderotti (mort en 1303), qui assista aussi à des dissections d'animaux; et le premier rapport officiel d'autopsie est donné en 1302, par Barto­lomeo da Varignana. Un manuscrit datant d'à peu près la même époque et conservé à la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford com­porte une illustration représentant une scène de dissection ; plus tard, au XIve siècle, de nombreuses autopsies furent pratiquées pendant la Grande Peste. Le même manuscrit de la Bibliothèque Bodléienne co_ntient des illustrations stylisées représentant les cinq systèmes veineux, artériel, nerveux, musculaire et du squelette, ainsi qu'un enfant pendant la gestation. On trouve des illustrations semblables dans d'autres manuscrits des xive et xve siècles, qui ont été publiés par Sudhoff.

L'homme qui remit l'anatomie en honneur en introduisant la pratique régulière des dissections publiques de cadavres à des fins pédagogiques est Mondino de Luzzi (vers 1275-1326), qui fut l'élève d'Alderotti et devint professeur à Bologne. L'Anatomia de Mondino, terminée en 1316, fut le manuel d'anatomie le plus populaire avant celui de Vésale, au xvie siècle, et il en existe un grand nombre de manuscrits et d'éditions imprimées. Mondino lui-même disséqua des cadavres masculins et féminins, de même qu'un jour celui d'une truie pleine. Son livre est le premier qui fût spécifiquement consacré à l'anatomie, et non pas simplement un appendice à un ouvrage de chirurgie. En fait, c'est un manuel de dissection pratique, où les organes sont décrits dans l'ordre où ils doivent être ouverts : d'abord ceux de l'abdomen, puis ceux du thorax et de la tête, et enfin les os, la colonne vertébrale et les extrémités. Ce classement était imposé par la nécessité, en l'absence de bons agents de conservation, de disséquer d'abord les parties les plus périssables et d'achever la dissection en quelques jours. Mondino utilisa également des préparations séchées ·au soleil pour montrer la structure générale des tendons

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et des ligaments, et des cadavres macérés pour suivre les nerfs jusqu'à leurs extrémités. On peut trouver un bon exposé de la procédure généralè dans la Chirurgia Magna, de Guy de Chauliac, achevée en 1360.

Malgré ses observations personnelles, l'Anatomia de Mondino était fondée en grande partie sur Galien, l'auteur byzantin du vue siècle, Théophile, et diverses autorités ar:ibes. L'influence de celles-ci apparaît dans sa terminologie arabe latinisée. Parmi les vocables non arabes qu'il utilise, deux ont survécu jusqu'à ce jour : matrice et mésentère. En fait, Mondino ne pratiquait pas la dissection pour faire des découvertes, mais, comme un étudiant en médecine d'aujourd'hui, pour acquérir une connaissance pratique de l'enseignement fourni par l'autorité du manuel. Dans son propre traité, il conserve à la fois les erreurs et les observations correctes de ses sources. Il croit que l'estomac est sphérique, que le foie a cinq lobes, que l'utérus comporte cinq chambres, et que le cœur possède un ventricule central dans la cloison interventriculaire. Et pourtant il donne une·description correcte des muscles de l'abdomen, et il est peut-être le premier à avoir décrit le canal pancréatique. Dans l'une au moins de ses idées, sa tentative pour établir la correspondance entre les organes géni­taux des deux sexes, il devait être suivi par Vésale. En physio­logie, certaines de ses idées offrent un intérêt particulier. Il soutient que la production de l'urine est due au filtrage du sang par les reins, et attribue au cerveau la fonction, qui remonte à Aristote, de refroidir le cœur. En plus, le cerveau agit comme centre du système nerveux, et Mondino soutient que ses fonctions psychologiques sont localisées dans trois ventricules : le ventricule antérieur, qui est double, est le siège du sensus communis, ou (( sens commun » qui, selon la psychologie contemporaine, repré­sente la faculté qu'a l'homme de faire des comparaisons entre les différents sens ; le ventricule central est le siège de l'imagination, le ventricule postérieur, celui de la mémoire. Les opérations mentales sont contrôlées par le « ver rouge )) (c'est-à-dire les plexus choroïdes du troisième ventricule cérébral), qui ouvre et ferme les passages entre les ventricules et règle l'écoulement ·des esprits animaux (fig. 40, p. 442).

Après Mondino, l'enseignement de l'anatomie, avec dissections publiques des cadavres humains et même la recherche, se pour­suivirent à Bologne et ailleurs en Italie septentrionale, grâce à une série de médecins distingués, Guido da Vigevano, Niccolô Bertruccio, Alberto de Zancari, Pietro Torrigiano et Gentile da Foligno. Guido da Vigevano, qui travailla tant à Pavie qu'en

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France, écrivit en 1345 un traité fondé en partie sur Mondino et d'autres autorités et en partie sur ses dissections personnelles. Son livre· est intéressant par son illustration qui montre un progrès considét:lble dans la technique de la dissection sur celle du début du XIv• siècle (PL. VIII, face p. 193). Un trait notable est que le cadavre était suspendu à une potence, comme plus tard dans un grand nombre des illustrations de Vésale.

Parmi les autres médecins de Padoue, deux se distinguent particulièrement: Gentile da Foligno, qui est peut-être le premier à avoir décrit les calculs biliaires, et Niccolô Bertruccio pour sa description du cerveau. En France, au XIve siècle, un compagnon d'études de Mondino à Bologne, Henri de Mondeville, faisait déjà en 1308 des dissections systématiques, et employait des graphiques et une reproduction du crâne dans son enseignement à Montpellier. Dans la section anatomique de son sommaire médical, il donne un bon exposé du système de la veine porte. Sa définition des nerfs englobe les tendons et les ligaments ; et il n'est pas sans intérêt de noter que c'est un autre professeur célèbre de Montpellier, Bernard de Gordon (mort vers 1320), qui semble avOir suggéré que les nerfs exerçaient une traction méca"' nique sur les muscles. Bernard suivait les auteurs grecs en croyant que l'épilepsie avait pour cause l'obstruction par les humeurs des passages du cerveau, gênant- ainsi l'alimentation en air des membres. Guy de Chauliac, qui avait fait ses études à Bologne sous la direction de Bertruccio, poursuivit l'enseignement par dissections publiques à Montpellier, et l'un des manuscrits de son traité de chirurgie contient certaines illustrations excellentes qui montrent des dissections en cours. Au xve siècle, ces dissections publiques furent instituées dans d'autres centres, à Vienne en 1405 et à Paris en 1407. On trouve également des illustrations anatomiques dans un manuscrit, des environs de 1420, d'un traité· dû au médecin anglais John Arderne, ainsi que dans un manuscrit allemand, écrit entre 1452 et 1465, de la Chirurgia de Bruno de Longoburgo, médecin padouan du XIIIe siècle.

Au milieu du xve siècle, et pendant une cinquantaine d'an­nées, l'anatomie semble avoir subi un déclin d'intérêt,· peut-être en raison d'une concentration excessive sur les nécessités chirur­gicales d'ordre purement pratique et immédiat, et aussi peut-être en raison de la coutume qui régnait dans les universités du Nord : la chirurgie y était en effet tenue en médiocre estime, et l'anatomie y était enseignée par les professeurs de médecine si b~en q:Ue les pr9fesseurs d'anatomie, au li~u de pratiquer' la d1ssectwn eux-mêmes, l'abandonnaient à un valet, tandis qu'un

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démonstrateur désignait les organes (voir ci-dessous, pp. 209-211 ). Ce ralentissement ne dura pas longtemps, car, dès la fin du xve siècle, Léonard de .Vinci avait commencé de faire ses magni­fiques dessins d'anatomie d'après ses dissections personnelles ; et, au début du xvie siècle, Achillini réalisa quelques découvertes nouvelles. Lorsqu'en 1543 Vésale publia son grand ouvrage, le progrès des recherches anatomiques était déjà en bonne voie (v. ci-dessous, pp. 470, 472-74).

La position de l'homme dans l'univers du XIIIe siècle était particulière : il était à la fois le but et le produit final de la création matérielle, et le centre de toute l'échelle des créatures. L'homme, <( qui en raison de sa noblesse relève de l'étude d'une section particulière appelée médecine n, se trouvait au sommet de l'échelle des êtres matériels et à la base de l'échelle des êtres spirituels : son corps était le produit de la génération et destiné à subir la corruption dans le premier domaine; son âme lui était· donnée à la conception, ou, selon certains auteurs, à une période ultérieure de la gestation, en provenance directe de Dieu qui la créait et la destinait à la vie éternelle. Ainsi l'homme occupait · une position centrale entre deux ordres d'êtres, l'ordre-purement matériel des autres animaux, qui descendait, par les plantes, jusqu'aux objets inanimés, et l'ordre purement spirituel des anges, qui montait jusqu'à Dieu.

r Cette conception de la position particulière de l'homme dans l'univers avait, entre autres effets, celui de mettre en lumière l'aspect sacramentel de ses activités scientifiques, de montrer que l'homme, avant toutes les autres crétaures, était en situation

\ d'adorer le Créateur de cette longue chaîne d'êtres qui s'étendait au-dessus et au-dessous de lui, dans laquelle chaque chose existait

l pour réaliser sa nature propre à sa place particulière, et où tout existait pour louer le Seigneur. Ce sentiment qui devait inspirer une grande partie de la science du xnre siècle, avait en fait été exprimé au début du siècle par le fondateur d'un ordre destiné à donner tant de grands innovateurs à la pensée scientifique occi­dentale, particulièrement en Angleterre.

Sois loué, Seigneur- ainsi commence le Cantique du Soleil [Cantico del Sole] de saint François d'Assise- pour toutes tes créatures, et en particulier pour notre frère le soleil qui nous apporte le jour, et avec lui la lumière. Car il est glorieux et resplendissant dans son éclat, et Très­Haut, il rend témoigna.ge de Toi.

Tel était certainement le sentiment de Grosseteste, de Roger Bacon et de Pecham à Oxford ; et à Paris, en Allemagne ainsi

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qu'en Italie, et dans les autres grands ordres monastiques auxquels la science du XIIIe siècle doit ses principaux progrès, On ne manquait assurément pas de croire que l'amor intellec­lualis Dei comportait l'étude de la nature, des immenses sphères mobiles des cieux et de la créature vivante la plus petite, des lois de l'astronomie, de l'optique et de la mécanique, des lois de la reproduction biologique et du changement chimique. Le senti­ment exprimé par Vincent de Beauvais dans son Speculum Majus (prologue, chap. 6) aurait aussi bien pu provenir de la plume d'Albert le Grand ou de maint autre écrivain scientifique du XIIIe siècle :

Je suis empli de tendresse spirituelle envers le Créateur et Gouverneur de ce Monde, parce que je Le suis avec une vénération et un respect plus grands lorsque je contemple l'ampleur, et la beauté, et la permanence de Sa création.

Il a été précédemment question d'un autre effet de la concep­tion de la nature· de l'homme au XIIIe siècle dans le monde chrétien : c'est la conséquence de l'idée que l'homme est doué de raison et de libre-arbitre, qui conduit au rejet du déterminisme grec et arabe, et cela devait prendre plus d'importance encore par la suite. A la fin du XIIIe siècle, à part les Averroïstes, peu nombreux étaient ceux qui croyaient qu'Aristote avait dit le dernier mot en philosophie et dans les sciences physiques ; et même si tous eussent reconnu qu'il leur avait fourni le cadre de leur système de pensée scientifique, les théologiens prenaient bien soin de préserver l'homme autant que Dieu de la contrainte qui les enfermerait dans toUt système particulier. La libre spé­culation qui en résulta aboutit à des critiques radicales de maint principe fondamental admis au xine siècle, et même de propo­sitions dont l'acceptation semblait à l'époque nécessaire à la religion chrétienne elle-même (encore qu'un bon nombre de celles-ci fussent étrangères au domaine des sciences physiques), même, en fait, si ces vues radicales aboutissaient à une escar­mouche occasionnelle avec l'autorité ecclésiastique. Dans les sciences physiques, le progrès le plus fondamental qui ait peut­être été réalisé à la suite de ces critiques, se voit dans la méthode scientifique et dans la conception de l'explication scientifique ; c'est cela qui, en même temps que le développement de la technologie, forma la double piste sinueuse qui conduisit, par­delà la ligne de partage des eaux du xive siècle, jusqu'au monde des xvie et xvne siècles.

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CHAPITRE IV

TECHNIQUE ET SCIENCE AU MOYEN AGE

1) La technique et l'enseignement

r On a souvent fait observer que la science accomplit les meilleurs progrès lorsque le raisonnement spéculatif du philo­sophe et du mathématicien demeure- le plus étroitement en contact avec l'habileté manuelle de l'artisan. L'on a dit aussi que l'absence de cette association, dans le monde gréco-romain et dans le monde chrétien du Moyen Age, est une des raisons qui expliquent le retard supposé des sciences dans-- ces sociétés. Les arts pratiques étaient certainement exposés au mépris de la majorité des classes cultivées dans l'Antiquité classique, et tenus pour un labeur d'esclave·. Mais en considérant des œuvres comme la longue série des écrits médicaux grecs, qui s'étend des premiers ouvrages du soi-disant corpus hippocratique aux œuvres de Galien, les inventions d'ordre militaire et la ·« vis » attribuées à Archimède, les traités sur la construction, sur les entreprises techniques, et sur les autres branches de la méca­nique appliquée écrits pendant l'époque romaine et hellénis- , tique par Ctesibius d' Alexandri~, Athenreus, Apollodore, Héron d'Alexandrie, Vitruve, Frontinus et Pappus d'Alexandrie, et les ouvrages d'agriculture dus à Caton l'Ancien, Varron et Colu­melle, on peut douter que même pendant l'Antiquité classique la séparation de la technique et de la science ait été aussi complète qu'on l'a parfois supposé. Au Moyen Age des preuves multiples montrent qu'à aucun moment il n'y eut divorce total entre ces activités, et que leur association devint toujours plus intime av:ec le temps. II se peut que cet intérêt actif et pratique des espTits cultivés soit une des raisons pour lesquelles le Moyen Age fut une période d'innovation technique, bien que la plupart des progrès aient probablement été l'œuvre d'artisans illettrés. Et. il est hors de doute que cet intérêt de nombreux théoriciens pour les résultats pratiques les ait encouragés à poser des ques-

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t,ions .c?ncrètes. et précises; ~ essayer d'obtenir des réponses par ! expenmentatwn, et, à 1 a1~e de la technique, à élaborer des mstr~ments de :r_nesur.~ plus précis et des appareils appropriés.)

Des les premiers Siecles du Moyen Age, les savants occiden­taux s'effo_rcent d'obteni: certaines sortes de résultats qui exigent des connaissances techmques. On étudiait la médecine dans les pr~11_1iers ~OI~astères bénédictins, et la longue suite d'ouvrages ~edwaux ecrits pendant le Moyen Age et qui se continue sans mterruption. jusqu'au xvie __ siècle et à l'époque moderne, offre l'un des meilleurs exemples d'une tradition où les observations empiriques se ·combinèrent toujours davantage avec les essais d'explication rationnelle et théorique, pour aboutir à ce résultat q?e les problèmes précis de la médecine et de la chirurgie trou­verent leur solutiOn. Une autre longue série de traités consacrés à l'astro~omie par des savants remonte à J'époque .de Bède a~ vne Siècle et répond au besoin purement pratique de déter­miner la date de Pâques, d'établir la latitude, de montrer comment trouver le Nord vrai, et de donner l'heure avec un astrolabe. Même un poète comme Chaucer a pu écrire un excellent traité pratique de l'astrolabe. Il existe aussi une autre série de traités pratiques, sur la préparation des pigments et autres substances chimiques, qui comprend. les Composiliones ad Tigenda et les Mappae Clavicula (vm• siècle), dont Adélard de Bath donna plus tard une édition, le Diversarum Artium Schedula (début du xn• siècle) de Théophile le Prêtre, qui vivait probablement en Allemagne, le Liber de Co/oribus Faciendis de Pierre de Saint-Omer (fin du xm• siècle) et les traités de Cenn:ino Cenn:ini et de Jean Al cheri us (début du xv• siècle). Les traités techniques sont parmi les premiers à avoir été traduits de l'arabe et du grec en latin, et c'était là l'ouvrage d)hommes instruits. En fait, c)es.t surtout par leurs connaissances pratiques que les érudits occidentaux, dès l'époque de Gerbert à la fin du xe siècle commen­cèrent pour la première fois à s'intéresser à la culture arabe. Les encyclopédies composées au XIIIe siècle par Alexandre Nequam, Albert le Grand et Roger Bacon contiennent un grand nombre de renseignements sur la boussole, la clrimie le calendrier Il • ' ' ' agnculture et les autres sujets techniques. D'autres écrivains contemporains leur consacrèrent des traités particuliers : Grosse­teste, et des écrivains ultérieurs, sur le calendrier ; Gilles de Rome, dans De Regimine Principum, sur l'art de la guerre ; ~alter de ~enley et Pierre de Crescenzi sur l'agriculture; P~erre ~e M_ancourt dans la deuxième partie du De Magnete, sur la determmatwn des azimuts. Il fallait un savant pour écrire sur

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l'arithmétique, mais la plupart des progrès qui ont suivi le traité de Fibonacci sur les nombres indiens furent accomplis dans Pintérêt du commerce.

Au xrve siècle, le Dominicain italien, Giovanni da San Gimignano (mort en 1323) rédigea une encyclopédie destinée aùx prédicateurs dans laquelle il donnait, pour servir d'exemples dans les sermons, la description de nombreux sujets techniques : agriculture, pêche, culture des herbes, moulins à vent et à eau, naviz:es, peinture et enluminure, fortifications, armes, feu gré­geois, maréchalerie, verrerie, poids et mesures. Le nom de deux autres Dominicains, Alessandro della Spina (mort en 1313), et Salvino degl' Armati (mort en 1317) est attaché à l'invention des lunettes. Au xve siècle, on trouve une série fort intéressante de traités relatifs à la technologie militaire. Commençant par le Bellifortis, écrit entre 1395 et 1405 par Konrad Kyeser, elle comprend ensuite un traité de Giovanni de' Fontana (vers 1410-1420), le Feuerwerksbuch (vers 1422), un traité dû à un officier du génie anonyme pendant les gnerres hussites (vers 1430), et le soi-disant Mittelalterliches Hausbuch (vers 1480). La série continue au xvre siècle avec les traités de Biringuccio et de Tartaglia. Ceux-ci décrivent la fabrication des canons et de la poudre ainsi que des problèmes de génie militaire, dont on trouve également la discussion chez des auteurs contemporains comme Alberti et Léonard de Vinci. Certains de ces ouvrages traitent aussi de sujets techniques généraux comme la construction des navires, des barrages et des rouets.

La lignée des traités de chimie pratiqne qni au début du Moyen Age comprenaient surtout des recettes de pigments se poursuit aux xive et xve siècles avec des exposés de distillation et d'autres techniques pratiques et se prolonge au Xvie siècle avec les livres de Hieronymus Brunschwig sur la distillation, le Probierbüchlein métallurgique et le De Re Melallica d'Agricola (v. ci-dessus pp. 112 et suiv., et ci-après pp. 191 et suiv.). On pour­rait en fait multiplier Considérablement les exemples de l'intérêt témoigné par les savants du Moyen Age pour la technique. Ils démontrent non seulement que ceux-ci avaient le désir abstrait de dompter la nature que Roger Bacon avait exprimé, mais aussi qu'ils étaient capables d'acquérir le genre de savoir qui les condui­rait à des résultats utiles dans la pratique.

Une des raisons de cet intérêt des savants pour la technique se trouve dans l'éducation qu'ils ont reçue. Le populaire manuel d'Hugnes de Saint-Victor (mort en 1141), Didascalicon de Studio Legendi, montre qu'au xne siècle les sept arts libéraux avaient

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subi une extension et une- spécialisation qui leur permettaient d'inclure-diverses sortes de connaissances techniques. Naturelle­ment, les questions mathématiques constituant le quadrivium avaient un objet pratique au moins depuis l'époque de Bède, mais depuis le xne siècle· se manifestait une tendance à la spécia­lisation toujours accrue. Dans son Didascalicon, Hugues de Saint­Victor suit une version renouvelée de la classification des sciences issue traditionnellement d'Aristote et de Boèce; il divise l'en­semble des connaissances en théorie, pratique, mécanique et logique. Dans son exposé pseudo-historique de l'origine des sciences, il déclare qu'elles ont d'abord pris naissance pour répondre aux besoins des hommes sous forme de pratiques ordinaires qui furent ultérieurement réduites à des règles for­melles. L'homme commença, dans ces pratiques, par imiter la nature ; par exemple, il fabriqua ·ses vêtements à l'imitation de l'écorce dont la nature recouvrait leS arbres, ou de la coquille dont elle revêtait les coquillages. C'est ainsi que prit naissance chacun des arts (( mécaniques >> qui constituèrent la science <( bâtarde >> de la :r;nécanique, pourvoyeuse de ces objets rendus nécessaires par Ia faiblesse du corps humain. Et Hugues inclut sept sciences dans la mécanique : la fabrication des tissus et des armes, et la navigation, qui subvenaient aux besoins exté­rieurs du corps, l'agriculture, la chasse, la médecine et la science des représentations théâtrales, qui pourvoyaient aux besoins intérie~rs. De chacune de ces activités, il donne une brève description.

Plus tard, au xue siècle, paraît une autre classification popu­laire des sciences : De Divisione Philosophiae de Dominicus Gundissalinus. Elle est fondée en partie sur des sources arabes, en particulier al-Fârâbi, alors que Hugues n'avait fait appel qu'aux sources latines traditionnelles. Suivant une autre forme de la tradition aristotélicienne, Gundissalinus classe les sciences en théOriques et pratiques. Les subdivisions des premières sont -la physique, les mathématiques, et la métaphysique ; quant aux secondes, on y trouve la politique, ou art du gouvernement civil, l'art du gouvernement familial, qui comprend l'initiation aux arts libéraux et mécaniques, et l'éthique ou l'art de se gou­verner soi-même. Les arts « artisanaux >> ou « mécaniques » sont ceux qui s'occupent d'obtenir de la matière quelque chose d'utile à l'homme, et cette matière pouvait provenir d'êtres vivants, comme le bois, la laine, la toile et les os, ou bien des choses inanimées, comme l'or, l'argent, le plomb, le fer, le marbre ou les pierres précieuses. Ces arts mécaniques fournissaient donc

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les moyens de subvenir aux besoins de la f~mille. ~t ~ chacu~ des arts mécaniques correspondait une science theonque qm étudiait les principes fondamentaux que l'art mécanique mettait en pratique. Ainsi, l'arithmétique théorique étudie les principes fondamentaux des nombres utilisés dans les calculs avec le boulier comme dans le commerce ; la musique théorique étudie dans l'~bstrait les harmonies produites par les voix et les instru­ments; la géométrie théorique s'occupe -des principes fonda~ mentaux mis el). pratique dans la mesure des corps, l'arpentage, l'utilisation des résultats fournis par l'observation des mouve­ments des astres au moyen de l'astrolabe et autres instruments astronomiques ; la science des poids s'intéresse aux principes fondamentaux de la balance et du levier. Enfin, la science des « procédés mathématiques » tire parti des résultats obtenus par toutes les autres sciences mathématiques pour mesurer et sou­lever les corps, pour les instruments de musique et d'optique, et pour la charpenterie. .

Au xiiie siècle, ces idées sont reprises par un certmn nombre d'auteurs connus, Roger Bacon, Thomas d'Aquin et Gilles de Rome, par exemple. Les traités de Michel Scot et de Robert Kilwardby méritent une mention particulière. Michel Scot soutient que chacune des sciences pr~tique~ se ratt~che à _un.e science théorique dont elle est la manrfestatwn pratique. Amsr, à différentes branches de la physique théorique correspondent des sciences pratiques telles que la médecine, l'agriculture, l'alchimie, l'étude des miroirs et de la navigation ; aux différentes branches des mathématiques théoriques correspondent des a~ts pratiques comme les affaires relatives à l'argent, la charpenterie, la maréchalerie, et la maçonnerie, le tissage, la fabrication des chaussures. Quant au traité de Robert Kilwardby, De Orlu Scientiarum, dont la popularité s'étendit sur plusieurs g~néra­tions, il exprime la même certitude de l'importance que presente le côté utilitaire de la science. Kilwardby offre également un intérêt particulier pour son exposé pseudo-historique des sciences théoriques données comme étant nées ~e :problèmes ?oncrets particuliers rencontrés en essayant de sabsfar~e les besoms p~y­siques du corps ; témoin, par exemple, sa versiOn de la tradrbon grecque antique, selon Iaquell~ la géométrie f-rit naiss.ance c~mme art pratique chez les Égyptiens parce qu 1ls devaient fa1re le relevé du terrain après les inondations du Nil, et fut transformée par Pythagore en une science théorique et ?émonstrati~~· Parmi les sciences<< mécaniques))' il fait entrer l'agrrculture, la vrticulture, la médecine, la fabrication des tiss-us, l'armurerie, l'architecture

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et.le_c~mmerce .. Quant à Roger Bacon, il fournit des descriptions detarlle~s d_es dr~erses sciences pratiques, et affirme avec vigueur que la Justr~catwn des sciences théoriques se trouve dans leurs résultats utiles ; de même il insiste sur la nécessité d'inclure l'étude des techniques des artisans et des alchimistes pratiques dans tout système d'enseignement.

B~en ~~e ce fût ~eulement dans les corporations d'artisans que 1 exper~e.nc~-pratique des arts mécaniques pouvait s'acquérir, les buts utrhtarres des théoriciens de l'instruction médiévale se reflétaient, à un point souvent surprenant, dans les programmes des cours que l'on pouvait suivre à l'université. Tel est le cas par exemple, pour l'école de médecine de Salerne au xne siècle' où .le.s. règleme?ts _du roi Roger II de Sicile et de l'empereu; Fre~eric I! exrgearen~ que l'étudiant suivît un cours de cinq ann~es qu~ comp,re~mt l'anatomie et la chirurgie humaines. Apr~s avOir passe 1 examen de fin d'études l'autorisation de pratiquer ne lui était accordée que lorsqu'il 'avait effectué une aut~e. anné? de stage d'apprentissage auprès d'un praticien experr~ente. A dater de la fin du xine siècle, les étudiants en m~decrne de Bologne furent astreints à assister au moins une f~1s par an à c< une anatomie n, et au xrve siècle l'école de méde­cme de l'univers.ité se consacra de plus en pl~s à la chirurgie. Il s~mble en, fait que l'on ait exigé une certaine expérience pratique de 1 anatomie dans la plupart des écoles de médecine dès la fin du xm• siècle (v. plus haut pp. 141 et suiv., etci-aprè~ pp. 209 et smv.).

. ~a~s les cours d' << Arts )) de la plupart des universités les drsczphnes mathématiques étaient souvent orientées vers' un objectif pratique. Au xue siècle à Chartres une liste de livres qu~ recommandait Th~erry ?e Chartres pour' les études, compre­nait une forte ~roportro~ d ouv~ages relatifs à l'arpentage, aux mesures et à 1 astronomie pratique ; une liste de manuels en usa~e. à Pari.s. au_ xne siècle montre que s'y poursuivait la même tra~rtron u~rht~Ire. Au début du XIIIe siècle, le cours d'Arts à Pans prenart srx ans, et la licence ès Arts n'_était pas décernée avant l'â~ de .20 ans, encore qu'à Paris et dans la plupart des autres umversrtés la durée de six ans ait été ultérieurement ré~uit~, parfois même j~_squ'à quatre années. Le cours se- compo­Sait _generalement de !etude des sept arts libéraux, complétée e~surt~ ~ar le~ <c trOis philosophies ll, philosophie naturelle (c est-a-d1re ~c1ences naturelles), éthique et métaphysique. A Pans, s~ mamfe~te. a~ xnie siècle, la tendance à réduire le temps consacre aux d1Sc1phnes mathématiques, au profit des autres

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arts, comme la métaphysique. A Oxford, on accorde une place considérable au domaine mathématique, les manuels prescrits comprenant par exemple, non seulement l'Arithmétique de Boèce et les Éléments d'Euclide, mais aussi l'Optique d'Alhazen, la Perspective de Witelo, et l'Almageste de Ptolémée. Le cours d'arts à Oxford présente aussi un intérêt, car il comprend l'étude du De Animalibus d'Aristote outre les ouvrages plus répandus : Physica, Meteorologica, De Caelo, et d'autres ouvrages de « philo­sophie de la nature ll. On retrouve cette même mise en valeur des mathématiques dans le programme de Bologne, où les matières prescrites comportent un ouvrage sur l'arithmétique connu sous le titre de Algorismi de Minutis et Integris, Euclide, Ptolémée, les Tables alphonsines, un livre de règles_rédigé par Jean de Linières pour l'emploi des tables astronomiques en vue de déterminer les mouvements des astres, et un ouvrage sur l'emploi du qua­drant. Certaines universités germaniques semblent également avoir cultivé sérieusement l'étude de l'arithmétique, de l'algèbre, de l'optique, de la musique et d'autres sciences mathématiques. II paraît peu probable que les cours d'arts d'aucune université médiévale aient comporté un véritable enseignement pratique ou de laboratoire, mais il existe des preuves que l'on dispensait des cours spéciaux d'astronomie à Oxford au xrve siècle. Chaucer écrivit son traité sur l'astrolabe pour expliquer à son fùs, selon la préface, l'emploi de l'instrument qu'il lui avait envoyé lors de son séjour à Oxford. II est certain que les Fellows (professeurs) de Merlon College se livrèrent à des observations astronomiques, et dans un cas au moins, celui de Richard de Wallingford et de son planétaire, on sait avec certitude qu'un savant fabriqua lui-même ses instruments.

Cet entraînement mathématique dispensé par l'instruction au Moyen Age eut pour résultat important de favoriser l'habitude d'exprimer les événements physiques sous forme d'unités abs­traites et de rendre évidente la nécessité d'unifier les systèmes de mesures. Sans cette habitude de pensée, la physique mathé­matique serait impossible. Lewis Mumford a décrit de façon vivante comment elle se développa d'abord en relatwn avec le règlement purement pratique des affaires. La nécessité de mesurer le temps pour les institutions rigoureuses de l'Églis~ et la routine de la vie monacale aboutit à cet intérêt soutenu qur se manifeste au Moyen Age pour le calendrier, et à la division en heures canoniques inégales de la journée, tandis que les besoins séculiers de l'administration et du commerce conduisirent à la prédominance dans la vie civile du système des 24 heures égales

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pour la journée. L'invention de l'horloge mécanique à la fin. du xrne siècle, où les aiguilles traduisaient le temps en unités d'es­pa~e sur le c~dr~n, a?heva le remplacement du temps« organique» crOI~sant et 1rrevers1ble tel qu'il est éprouvé, par le temps mathé­mabqu_e conçu d'après des unités portées sur une échelle, et qui appartient au monde de la science.

L'espace également es~ soumis à l'abstraction pendant la fin du Moyen Ag~. En pemture, l'arrangement symbolique des SUJets, selon leur 1mportance- dans la hiérarchie chrétienne cède la place, à p_artir du milieu du xive siècle en Italie, à une di~ision en un qua?r~llage abstrait conformément aux règles de la perspec­tive. A cote des cartes sy.mboliques, comme la Mappa Mundi de Hereford (1314), on vmt paraître des cartes établies par des cartographes, s~r. lesq?eii~s le voyageur, ou le marin, pouvait retrouver sa pos1hon d apres un système abstrait de coordonnées de latitude et longitude. ·

Au cours du Moyen Age, le commerce passe d'une économie d~ troc, fondée sur ~es marchandises et les services, à une économie d argent reposant,-·sur des unités abstraites d'abord en monnaie d'or et d'a;rgent, et plu~ tard aussi.en lett.res de crédit ou de change. Les prohlemes souleves pa_r la dissolutiOn d'associations (on en t~?u':e .. des ~races en Itahe, dès le xne siècle), et les calculs d mtérets, d escompte et de change, furent l'un des premiers sti­mulants des :echer~hes mathématiques. Les problèmes de réforme de la .monnaie deviennent le sujet de traités dus à des mathé­matiCiens universitaires comme Nicole Oresme au xrve siècle et Copernic deux siècles plus tard. Ce processus d'abstraction a ,co~?entré l'attention sur les systèmes d'unités employées. J?es 1 epoque _anglo-saxonne on relève en Angleterre des tenta­tive~ pour umÇter les poids et mesures ; plus tard, la législâtion du re~n~ de RI.chard Jer montre l'effort accompli pour remplacer les un1tes fondees sur le corps humain, comme le pied et l'empan, par des mesures-étalons en fer. On trouve aussi des tentatives pourét.ablir le rapport entre les différents systèmes existant dans les ddfe_rents pa~! et m~m~ à l'intérieur d'un même pays. Toute une s~ne de tra1tes est ecrite par des docteurs qui s'intéressent à I'umficati?n des unit~s de poids et ?e volume en pharmacie.

La musique offre 1 exemple fort mtéressant d'un art qui élabo~e un langage abstrait qui lui est propre afin de faire conna1tre la façon de produire un effet pratique déterminé. Au MoJTen Age, l'étude de la théorie musicale fait partie du qua~r1vmm, on chante des chants religieux à l'église, on y joue des Instruments ; on connaît la musique profane à partir de

A. c. CROMBIE, I 11

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l'an 1100 environ, et certaines universités décernent des diplômes 0-e musique, comme Salamanque au XIve siècle et Oxford au xve. Si bien que pendant plusieurs siècles les savants auront une connaissance approfondie des aspects théorique autant que pratique de cet art. La base de la musique médiévale est le sys­tème grec des modes, dont la gamme majeure de d? est la seule qui ait un aspect familier au xxe siècle. La musique. grecque était entièrement mélodique. Si les Grecs employaient des chœurs de voix d'hommes et de jeunes garçons qui chantaient à une octave d'intervalle, pratique connue sous le nom de-grand chant et aussi des harpes dont ils jouaient en octaves simultanées, tout ~ela ne s'élevait guère à l'harmonie, dont ils n'avaient pas de conception réelle. Pour transcrire une ligne mélodique, les Grecs employaient -des lettres pour indiquer la montée o~ la descente du ton ; au yue siècle de notre ère, dans la musique d'église, ceci était marqué par des accents placés a.u-dessus d~s mots qui eux-mêmes réglaient le rythme. C'est de !a que n~qmt le système des «neumes » inscrits sur une portée de hgnes honzon­tales parallèles pour indiquer le ton, comme on le trouve dans le Micrologus de Disciplina Ariis Musicae, écrit, vers- 1030, par Guy d'Arezzo. C'est celui-ci qui offre l'intérêt d'être le créa.~eur du système qui désigne les notes de la .gamme par le~ prem1ere,s syllabes des six vers d'un hymne à samt J eau-Baptiste, ut, re, mi, fa, sol, la. . .

Toute la musique du début du Moyen Age était du plam­chant, dans lequel la valeur temporelle des notes était fluide ; la musique mesurée ou figurée, où les durées des notes ont entre elles un rapport exact, semble avoir été inventée en Islam. Un certain nombre d'auteurs arabes, parmi lesquels al-Fârâbï fut l'un des plÙs distingués, ont écrit sur la musique mesurée ; puis aux xie et xne siècles la connaissance de la musique mesurée pénétra dans le monde chrétien par l'Espagne et grâce au',' tra­ductions d'ouvrages musicaux arabes par des ,savants chre~I.ens comme Adélard de Bath ou Gundissalinus. C est au XII8 s1ecle qu'apparaît dans le monde chrétien le système de notation où la durée exacte de chaque note est indiquée par des carrés et des losanges noirs munis d'une petite hampe.' ainsi q_u'il est. expliqué dans un traité dû à John de Garland, qm fit ses etudes a Oxford, au début du xm• siècle et de façon plus complète dans !'Ars Gant-us Mensurabilis, at-lribué à Francon de Cologne, qui vécut pendant la seconde moitié du xn.I 8 ~iècle. Des cro?hets furent attachés aux carrés noirs pour tenu heu de notre nOire moder.ne, des notes blanches furent ajoutées, et finalement, la notatwn

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dite franconienne évolua jusqu'au système d'aujourd'hui, complétée vers 1600 par les barres de mesure, puis par les signes de clé vers 1700. Le nouveau système de notation rythmique donna la possibilité de chanter sur des rythmes précisément définis et, grâce à 1 'introduction de notations spéciales pour les instruments, de jouer concurremment deux rythmes différents. C'est grâce à ces moyens que l'on put commencer également à mettre en œuvre toutes les possibilités de l'harmonie.

L'harmonie débute en Occident par le chant d'un même air à deux tons différents, généralement en quarte ou en quinte. Ce système était au point vers l'an 900, dans le monde chrétien, et il était connu sous le nom d'organum ou «diaphonie ». Il est possible qu'un système similaire se soit développé indépendam­ment en Islam où, par exemple, al-Fârâbî, au xe siècle, reconnais­sait déjà la tierce majeure et la tierce mineure comme accords. Au xe siècle, il existe plusieurs tràités en latin sur l' organum, l'un des plus connus étant écrit aux Pays-Bas par un certain Hucbald. Ver 1100, l'Anglais John Cotton et l'auteur, probable­ment français, du traité anonyme Ad Organum Faciendum, exposent un nouvel organum où les voix passent périodiquement du chant de la même mélodie en différents tons au chant de mélodies différentes, de façon à produire un ensemble soigneu­sement varié d'accords admis. A la fin du xne siècle, le déchant est né, puis les deux parties commencent à suivre un mouvement de contrepoint. C'est un siècle plus tard environ que le « nouvel art » s'est suffisamment développé pour qu'on assiste à l'appa­rition du célèbre« canon)) anglais à six parties Sumer is icumen in [L'été a fait son entrée], qui est l'un des plus anciens. Vers le milieu du XIve siècle, on était parvenu à une polyphonie très compliquée ainsi qu'en témoigne la Messe pour .quatre voix composée par Guillaume de Machaut pour le sacre de Charles V, à Reims, en 1364. Puis la polyphonie est encore davantage approfondie par des compositeurs comme J obn Dunstable et Josquin des Prés au xv8 siècle et Palestrina au xvie. Outre le développement qu'ils apportèrent à la musique vocale, ces compositeurs de la fin du Moyen Age commencèrent à comprendre les possibilités offertes par les instruments. Flûtes, trompettes, instruments à cordes que l'on pinçait étaient connus depuis les temps les plus anciens, et l'orgue, que les Grecs connaissaient déjà, reparut en Occident au Ix• siècle, et il semble avoir été accordé dans· la gamme moderne, les clés étant désignées d'après les lettres de l'alphabet. C'est vers la même époque que l'intro­duction de l'archet rend possible la production d'une note

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soutenue sur un instrument à cordes (PL. IX b, face p. 256); et au xrve siècle, on commence à jouer d'instruments à cordes munis d'un clavier fixe.

Tout au long de ces développements, le théoricien et le compositeur de musique travaillaient en étroite collaboration, et les musiciens se distinguaient souvent dans d'autres branches de la science. Des résultats caractéristiques de ce contact soutenu entre théoricien et praticien se trouvent dans les écrits d'un mathématicien et astronome anglais du début du xrve sièCle, Walter d'Odington, qui illustra son important traité théorique sur la musique d'exemples extraits de ses propres compositions. Son contemporain, le mathématicien Jean de Murs, s'efforça d'ordonner le système mesuré selon une règle unique reliant les longueurs des notes successives du système, et expérimenta de nouveaux instruments qui préfiguraient le clavicorde. Le théoricien musical le plus remarquable au xive siècle est Philippe de Vitry (1291-1361), qui apporta des contributions aux méthodes et à la notation utilisées pour établir les rapports entre les notes de longueur différente que l'on admettait alors (maxima ou duplex longa, longa, brevis, semibrevis, minima et semim.inima), et à des questions comme l'augmentation ou la diminution. La plupart des compositions personnelles de Philippe de Vitry sont aujourd'hui perdues, mais la Messe de Guillaume de Machaut contient des illustrations pratiques d'un grand nombre de ses innovations théoriques.

C'est grâce à cette combinaison de la théorie et de la pratique à la fin du Moyen Age, que la musique rythmique et harmonique moderne a réalisé les possibilités de l'Organum et de l'Ars Cantus Mensurabilis, et s'est développée au point de devenir un art dont on peut dire qu'il caractérise la civilisation moderne de l'Occident autant que les sciences de la nature qui se développent à la même époque.

• • • f La plupart des techniques fondamentales sur lesquelles repo­

sait la vie économique classique et médiévale ont été inventées 1 à l'époque préhistorique. C'est l'homme préhistorique qui a · découvert l'emploi du feu, les outils et l'agriculture, qui a élevé,

domestiqué et harnaché les animaux, inventé la charrue, la poterie, le filage et le tissage, l'usage des pigments organiques et minéraux, travaillé les métaux, construit des navires et des véhicules à roues, inventé l'arc en architecture, inventé des machines comme le treuil, la poulie, le levier, le moulin à bras,

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la perceus~ _à archet ~t le tour, inventé les nombres et posé les bases empu1ques de 1 astronomie et de la médecine.

A_ces :onnaissances pratiques fondamentales, le monde gréco~l romam ~mt_ appo~te~ certaines additions d'importance. Bien que la contnbutwn pnnCipale de la civilisation classique à la science D:e rel~vât pas du domaine technique, mais de la pensée spécula­tive, 1 un des apports les plus considérables qui ait jamais été fait à la technologie est dû aux Grecs. C'est la tentative qu'ils firent pour donner une explication rationnelle des machines des autres inventions et des découvertes de leurs prédécesseurs' q~i :endit possible ?'~n général~ser et d'en étendre l'emploi: Amsi, les Grecs ont ete les premiers à développer les méthodes pra:iques. ~t .techn~ques de calcul et de mesure, telles qu'elles a':aient ete. elaborees e~ Mésopotamie et en Égypte, pour en fax_re _les sCiences abstraites que· .sont l'arithmétique et la géo­me~rie, et ce sont eux qui, les premiers, ont tâché d'expliquer ratwnnellement les phénomènes observés en astronomie et en médecine. En combinant observation et théorie ils étendirent ~onsidérablement. les usages pratiques de ces s~iences. Depuis j 1 aut~ur,, o~ les , auteurs, de la Mécanique aristotélicienne et Archi~ed~ Jusqu à Héron d'Alexandrie, les auteurs grecs se sont efforc~s d expliquer le levier et d'autres mécanismes. Héron fourmt un exposé complet des cinq machines << simples » grâce auxq~elles on peu_t déplacer un poids donné avec une force donn~e, et de certames de leurs combinaisons : la roue et l'essieu le levier, la p~uli.e, le coin et la vis sans fin. Jusqu'au x1xe siècle: on les _consxderait comme la base de toutes les machines. Aux G~ecs egalement est dû le développement des principes élémen­taires. de l'hydrostatique. Certains écrivains hellénistiques et r~mains sont les premi~rs à avoir donné des descriptions de diverses sortes de machmes qui étaient alors utilisées dans la ~ratiq~e. Parmi celles-ci, certaines des plus importantes étaient 1 arbalet~, l~s cata~u.ltes, ~~ _d'autres appareils de balistique, des moulms a eau utilisant !Importante méthode de transmission de l'éner?ie p~r des roues dentées, et peut-être le moulin à vent, le p~essoir à VIS et le marteau à bascule, des siphons, des pompes à VIde, des pompes foulantes et la vis d'Archimède l'orgue à souf!Jet et l'orgu~ à e~u, une turbine à vapeur et un 'théâtre de manon~ettes actwnnees par la chute de poids, l'horloge à eau, et des Instruments de mesure importants comme le cyclomètre ou , hod~mèt~e, des appareils d'arpentage -comme le dioptre . (t~eodol~te depourvu de télescope décrit par Héron), et le gonio­metre, 1 astrolabe et le quadrant qui demeurèrent les instru-

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ments astronomiques fondamentaux jusqu'à l'invention du téles­cope au xvn• siècle. La plupart de ces appareils sont en fait des inventions grecques.

En d'autres domaines techniques, en médecine et en agri­culture (où les Romains semblent avoir introduit la méthode de l'assolement) par exemple, le monde classique vit s'accomplir d'importants progrès. Mais qu'ils décrivent des techniques nou­velles ou simplement héritées de civilisations moins riches en documents, égyptienne, babylonienne ou assyrienne, ces écrits techniques gréco-romains n'ont pas manqué ~'exercer une influence très importante comme source de connaissances tech­niques aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens du Moyen Age. Dans le monde occidental chrétien cette influence se fait sentir jusqu'au cœur du xvue siècle. .

( Pendant la période qui suivit l'effondrement de l'Empire Romain en Occident, il y eut une perte considérable de savoir technique ; mais ceci fut légèrement comp·ensé par l'introduction de techniques nouvelles apportées par l'invasion des tribus germaniques. Cependant, à partir du xe siècle environ, on assiste à un progrès continu des connaissances techniques dans-le monde occidental chrétien. Ce progrès est dû en partie aux procédés et aux écrits (souvent d'origine classique) des mondes byzantin et arabe, et en partie à une lente mais croissante activité de l'invention et de l'innovation en Occident même. Ainsi les gains acquis au cours du Moyen Age n'ont jamais été perdus, et il est caractéristique du monde chrétien au Moyen Age qu'il ait tiré un parti industriel de procédés techniques que, dans la société classique, l'on avait connus mais presque sans les util-iser ou en les considérant comme de simples divertissements. Le résultat est que dès le xnre siècle, l'Occident se servait de nombreuses techniques qui étaient inconnues ou embryonnaires sous l'Empire Romain. En l'an 1500, les pays les plus avancés d'Occident étaient dans la plupart des aspects de la technique nettement

L supérieurs à aucune société antérieure.

2) L'agriculture

L'occupation fondamentale pendant tout le Moyen Age et, en fait, jusqu'à la fin du xvrne siècle, fut l'agriculture, et c'est en agriculture que furent introduits au Moyen Age les pre­miers perfectionnements des méthodes classiques. L'agriculture romaine, à en juger d'après les descriptions de Caton et de Varron aux ne et rer siècles av. J .-C., avait atteint un nive~u élevé à

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certains égards ; on pratiquait de façon intensive la culture de la vigne et de l'olivier, et on avait fort bien compris comment accr?ître l~s. récoltes .en alternant la, cult':lre d'une_légumineuse et d une cereale. A pres la chute de 1 Empire Romam on assiste d'abord à un déclin des méthodes d'agriculture, mais, à partir du rxe ou xe siècle, le progrès commence- et il s'est poursuivi sans arrêt jusqu'à l'époque moderne. La' première réalisation d'importance de la population agricole du Moyen Age fut la gran~e en~~epnse de la colomsation agricole. Les dirigeants aux pr~miers Siecles du Moyen Age, Théodoric le Grand en Italie, les rms lombards des vu• et vm• siècles, Alfred le Grand et Charle­magne, avaient pour politique, selon les termes d'Orosius « de diriger l~s barbares vers la charrue », de les amener à (( haïr le glaiv~ » .. La colonisation agricole de l'Europe, esquissée à l'époque carolingienne, l'abattage des forêts germaniques à l'Est les t;.~vau~ de déb~isement, de drainage et de mise en cultur~ qui s etendirent de 1 Angleterre boisée et des marécages inondés des Pays-Bas aux collines arides de Sicile et de l'Espagne chrétienne t~utes. ces entreprises qui s'effectuèrent sous la conduite de~ Cisterciens et des Chartreux, des seigneurs féodaux et des com­munes urbaines, étaient pratiquement achevées au xrve siècle. ~e~~a?-t ce _temps, non seulement l'Europe était occupée et CI':"Ihsee, mais. encore la p_roduction agricole augmenta énor­meme~t par sm te du perfectiOnnement des méthodes. C'est ce qui ent:eb~t un~, augmentation continue de la population, tout au ~oms Jusqu a la Peste du xrve siècle, et le développement des villes. Il en résulta que certaines régions se spécialisèrent dans des c~ltures et des élevages différents, dans la production de la laine et de la soie, du chanvre, du lin, des plantes à teintures et d'autres matériaux destinés à subvenir aux besoins croissants de l'industrie.

En agriculture, les premiers progrès sont dus à l'introduction de la lourde charrue saxonne munie de roues, et à un nouveau système d'assolement, qui étaient tous deux en usage dans le Nord­Ouest de l'Europe aux rxe et xe Siècles. Le remplacement de la charrue romaine légère par la lourde charrue à roues, équipée d'un coutr~, d'u~ soc horizontal et d'un versoir (PL. X a, face p. 257) permit la mise en culture de sols plus lourds et plus riches épargna d.u t.rav~il en rendant superflu le labourage transversal, 'et donna ams1 na1~sance en Europe septentrionale au système de division du terram en bandes, qui se distingua de l'ancien système médi­terranéen des lots étendus .. C'est parce qu'il fallait six ou hUit bœufs pour la tirer que l'emploi de cette charrue conduisit

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peut-être au groupement de la population rurale en villages dans le Nord-Ouest de l'~urope, et à l'organisation de l'agriculture selon des méthodes communales, comme on le voit dans le système seigneurial. Tandis que se répandait l'usage de la charrue lourde, le système de l'assolement s'améliorait dans le Nord de l'Europe occidentale. Au lieu de deux champs, on en avait trois, dont l'un restait en jachère. Dans le système à deux champs, une moitié de la terre restait en friche tandis que l'autre était Cultivée en grain. Avec les trois champs, l'un était en jachère, le deuxième planté en grain d'hiver (blé ou seigle) et le troisième recevait une culture de printemps (orge, avoine, haricots, pois, vesces). La rotation complète avait ainsi lieu tous les trois ans. Ce système des trois champs ne gagna pas le Sud des Alpes et de la Loire, apparemment parce que ce n'est que dans le Nord que les étés étaient assez humides pour rendre avantageuses les semailles de printemps, qui sont la grande innovation de ce système. Même dans le Nord, les deux systèmes persistèrent côte à côte, jusqu'à la fin du Moyen Age. Pourtant le système des trois champs accrftt nettement la productivité, et, une fois employé conjointement avec la charrue, plus efficace, -il peut bien avoir été une des raisons du déplacement vers les· plaines du Nord, à l'époque de Charlemagne, du centre de la civilisation européenne. L'un de ses résultats semble, en tout cas, d'avoir rendu possible l'emploi croissant du cheval, plus rapide mais bien plus coftteux en gpain, en remplacement du bœuf nourri de fourrage, comme animal de trait et de charrue.

Le Moyen Age assista également plus tard à l'apparition d'autres perfectionnements dans les méthodes agricoles. Le soc fut fabriqué en fer, et la herse tirée par un cheval remplaça les anciennes méthodes où l'on brisait les mottes à l'aide de râteaux et de pioches. L'emploi des pompes et des réseaux de canaux et de vannes vint également améliorer les méthodes de drainage des terres basses ; le Rhin et le Rhône, dans leurs cours inférieur, furent confinés à leur lit par des levées de terre ; et le long des côtes des Pays-Bas de vastes superficies de terre furent récupérées sur la mer. Les plantations d'osier arrêtèrent les dunes de sable sur les· bords de la mer du Nord, et au Portugal, le roi Dinis o Lavrador, qui gouverna jusqu'en 1325, planta des forêts de pins sur les dunes de Leiria. En Espagne et en Italie on fait appel à la science de l'hydraulique pour édifier des ouvrages d'irrigation. Les plus remarquables sont les barrages et les réservoirs d'Espagne orientale, et le célèbre « Naviglio Grande )) en Lombardie, construit entre 1179 et 1228, qui acheminait

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à. trav:ers 35 000 ha l'eau du lac Majeur pour irriguer les terres r1verames de l'Oglio, de l'Adda et du Pô. Sous la direction d'agro­nomes éclairés, les méthodes monastiques, royales et urbaines d'enrichissement et de récupération du sol subirent aussi des améliorations. Thierry d'Hireçon, qui dirigea les domaines de Mahout, comtesse d'Artois et de Bourgogne, et mourut en 1328 évêque d'Arras, en est un exemple remarquable.

Les données de la théorie contemporaine en agriculture se trouvent dans les ouvrages d'Albert le Grand, avec son point de vue de botaniste, de Walter de Henley en Angleterre et de Pierre de Crescenzi en Italie, et de plusieurs autres auteurs qui s' effor­cèrent d'aboutir à des méthodes rationnelles en combinant l'étude des sources romaines antiques et de la science arabe avec la pratique contemporaine du monde chrétien. C'est ~insi que Walter de Henley discute du marnage et du sarclage, et Albert le Grand de la fumure des terres. L'œuvre de Walter de Henley, Hosebondrie (vers 1250), demeura l'ouvrage fondamental en ce domaine en Angleterre jusqu'à la parution de l'Husbandrie [L'agriculture] de Sir Anthony Fitzherbert en 1523. Le meilleur de ces traités d'agriculture du Moyen Age est certainement le Ruralia Commoda (vers 1306) de Crescenzi. L'ouvrage jouit d'une ~mmen~e popularité sur le continent ; traduit en plusieurs langues, 1l en existe un grand nombre de manuscrits, et il fut maintes fois réim:primé. Crescenzi avait étudié à Bologne la logique, la physique, la médecme, et enfin le droit. Après avoir occupé toute une série de charges juridiques et politiques, il se retira dans son domaine, près de Bologne, et rédigea son Ruralia Commoda à un âge avancé. C'est là une œuvre de compilation critique de lectures et d'observations, écrite en vue de fournir au fermier intelligent un exposé rationnel et pratique de tous les aspects de ses occupations, depuis la biologie végétale (empruntée à Albert le Grand) jusqu'à l'aménagement des bâtiments de ferme et l'approvisionnement en eau. On y trouve traités des sujets comme la culture des céréales, des pois et des haricots ; les vignes et leurs vins, leurs variétés, leurs maladies et leurs remèdes ; la préser­vation des bois; l'élevage de toutes sortes d'animaux de ferme, grands et petits ; les chevaux et leurs maladies ; la chasse et la pêche. Les parties les plus originales de son traité sont peut-être sa discussion approfondie de la greffe de la vigne et des autres arbres, et sa description des larves d'insectes qui détruisent les plantes. Son exposé de l'apiculture montre que les méthodes ro~aines n'étaient pas tombées dans l'oubli.

En ce qui concerne les méthodes d'enrichissement du sol au

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Moyen Age, on appréciait pleinement l'emploi du fumier animal : on menait le bétail dans les éteules des champs arables ; on parquait les moutons, dont le fumier était recueilli, puis épandu. On utilisait aussi la chaux, la marne, la cendre, le gazon et le sable calcaire. Et bien que persistât, dans la plus grande partie de l'Occident chrétien, la culture extensive avec rotation triennale et jachère, il était devenu commun au xrve siècle aux Pays-Bas, dans le Nord de la France et le Sud de l'Italie, d'abandonner l'année de la mise en jachère pour y planter des végétaux à racines et des légumes. Outre l'enrichissement du sol épuisé, cette méthode avait pour avantage de rendre possible la subsis­tance d'un plus grand nombre d'animaux pendant l'hiver; au début du Moyen Age il fallait abattre la plus grande partie du cheptel à l'entrée de l'hiver et .!W saler les viandes, et l'on nourris­sait de foin et de paille les attelages de charrue que l'on gardait. Pourtant, malgré ces progrès, les récoltes attendues dans la plupart des régions du monde chrétien médiéval demeuraient fort basses en comparaison de celles du xxe siècle. Pour 2 bois­seaux de semence de blé par arpent, la récolte espérée en Angle­terre était de 10 boisseaux ; et pour 4 boisseaux d_e __ semence d'avoine on escomptait une récolte de 12 à 16 boisseaux. Il ne se produisit d'amélioration marquée du rendement qu'avec la« rota­tion scientifique » de la révolution agricole, au xvnie siècle.

Mais l'agriculture médiévale ne marqua pas de progrès seule­ment dans les méthodes de culture et de fertilisation du sol. On portait une attention croissante à la culture des arbres frui­tiers, des légumes et d~s fleurs dans les jardins, et l'on vit intro­duire de nouvelles cultures à des fins particulières : le blé noir ou sarrazin, le houblon, le riz et la canne à sucre, cultivés pour l'alimentation et la fabrication des boissons ; les plantes oléagi­neuses, pour la nourriture et l'éclairage, le chanvre et le lin, le chardon à foulon, les plantes tinctoriales, le pastel, la garance et le safran et, même, en Sicile et en Calabre, le coton et l'indigo, cultivés pour la fabrication des textiles. Le lin devint la source de la papeterie, qui s'étendit progressivement ver_s le nord pendant deux siècles apr~s avoir pénétré en Europe méridionale au xne siècle, en provenance de l'Orient. Au XIIIe siècle, l'Italie perfectionne la méthode espagnole de fabrication du papier. Au XIIIe siècle également, on cultive le mûrier et on élève le ver à soie en quantités industrielles en Italie méridionale et en Espagne orientale. A partir du XIve siècle de vastes étendues sont consa .. crées, en Italie, Angleterre et Espagne, à l'élevage du mouton, si bien que déjà la Prusse, la Pologne et la Hongrie commencent à les

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remplacer comme productrices de grain. A bien des égards, Je mouton constitue le bétail le plus important au Moyen Age; il fournit la matière première la plus importante pour les textiles; il donne de la viande et constitue la source la plus considérable de fumier animal pour les champs. On en élève différentes races à des fins diverses, et on se livre à quelques tentatives pour améliorer les variétés par le croisement et par la sélection des béliers. Quant au reste du cheptel, on apprécie surtout les bestiaux comme animaux de trait, bien qu'ils fournissent aussi le cuir, la viande, et le lait qu'on transforme en beurre et en fromage. C'est avec l'introduction des plantes fourragères aux Pays-Bas, au XIve siècle, que l'on tente les premières expériences de croi­sement. Le porc fournit la principale ressource pour la viande, mais on l'élève aussi pour son lard, et le suif qui sert à la fabri­cation des chandelles. La volaille est abondante, et la pintade a été introduite au xnie siècle. On élève les abeilles pour leur miel, qui tient lieu de sucre, et pour leur cire qui sert à l'éclairage.

Une autre source importante de nourriture, au Moyen Age, est donnée par le poisson, en particulier le hareng, pêché et vendu sur les marchés par les populations maritimes installées autour de la mer.du Nord et dans la Baltique. Le hareng forme la base de l'alimentation pour les populations pauvres ; l'industrie du hareng fait un progrès important grâce à une méthode nouvelle de conserve et d'emballage des poissons en tonneaux, inventée au xive siècle. Au XIIIe siècle, les marins de la mer du Nord et les marins basques se livrent à la chasse à la baleine, et, sur les côtes, on organise des parcs à huîtres et à moules.

De tous les animaux auxquels le Moyen Age s'intéresse, le cheval est celui dont l'élevage reçoit les plus grands soins. C'est le cheval qui est une des sources principales d'énergie non humaine: il tire la charrue ; sellé ou attelé, il sert aux transports par voie de terre ; o'n le monte pour la chasse à courre ou au faucon ; et surtout il est le principal engin de guerre. Dans l'Antiquité classique, la cavalerie n'avait qu'une importance secondaire en raison des méthodes insuffisantes de harnachement ; mais tout l'art vigoureux de l'équitation, en temps de paix comme en temps de guerre, fut transformé au début de l'époque médiévale par l'apparition des étriers. On a des preuves de leur utilisation en Chine au ye siècle de notre ère, en Hongrie au vie siècle, et peu après ils furent recommandés pour la cavalerie byzantine. Dans le nord-ouest de l'Europe, on les trouve pour la première fois dans des tombeaux de Vikings en Suède. Au 1xe siècle, on peut observer des étriers sur les pièces du jeu d'échecs quel' on suppose avoir été

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offert à Charlemagne par Harûn al-Rash!d. Au XI' siècle, l'étrier­est d'un usage répandu, la selle se creuse, et l'on utilise les éperons à pointes et la gourmette. Grâce à ces moyens de contrôler la mon­ture, les charges de cavalerie à la lance deviennent possibles, et elles resteront la base de la tactique pendant des siècles. L'armure s'alourdit, et l'un des buts principaux de l'élevage consiste à obtenir des animaux puissants, capables de porter ce poids énorme. L'élevage des chevaux subit fortement l'influence des méthodes arabes, et les meilleurs ouvrages relatifs à ce sujet et à la médecine vétérinaire du cheval sont écrits en langue arabè jusqu'au XIve siècle. Des seigneurs comme les comtes de Flandre, les ducs de Normandie et les rois des Deux-Siciles installent des haras. Les rois de Castille édictent des lois réglant l'élevage en général. Si les Arabes établissaient les pedigrees par la mère, la méthode occiden­tale semble avoir été, dès le xne siècle, d'établir la généalogie par le père; il est d'autre part certain que l'on importait de temps à autre des étalons arabes. Au XIIIe siècle plusieurs ouvrages sont composés en espagnol sur l'élevage du cheval et l'art vétérinaire; un autre est dû à l'un des conseillers de Frédéric II en Sicile. Au xive- siècle, le traité de Crescenzi comporte une section relative au cheval, et, à une époque ultérieure du même siècle, on trouve d'autres ouvrages de médecine vétérinaire en Italie et en Allemagne.

En fait, la valeur du cheval comme animal de trait dépendait de l'introduction d'un harnachement nouveau qui permît à l'animal de recevoir le poids sur les épaules au moyen d'un collier rigide et rembourré au lieu de le traîner avec le cou comme précé­demment (PL. X b, face p. 257). A l'époque gréco-romaine, si l'on en juge par la sculpture, on harnachait les chevaux de telle sorte que l'effort était reçu par une courroie passée autour du cou, si bien que, plus l'animal tirait, plus il risquait d'être étranglé. Le collier de cheval moderne apparaît en Occident à la fin du rxe siècle ou au début du xe, venu peut-être de Chine. C'est de la nième époque que datent deux autres inventions : la ferrure à clous, qui améliore la traction, et l'extension des traits latéraux pour l'attelage en tandem, qui permettait d'atteler deux chevaux l'un derrière l'autre, de sorte qu'on pouvait en utiliser un nombre indéfini pour transporter de lourdes masses. Ceci était impossible avec l'attelage en paire classique. Un autre progrès, datant de la même période, est l'invention du joug multiple pour les bœufs. Toutes· ces inventions ont transformé la vie de l'Occident, aux xre et xne siècles, de façon comparable à la transformation apportée par la machine à vapeur au xrxe siècle. Elles ont rendu possible

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l'installation du cheval pour tirer la lourde charrue à roues la première r~prés_entation d'un cheval- ainsi occupé apparaiss~nt dans la t~~Isser~e de B~yeux. Peut-être en raison du changement des ,con~Ibons ec~nor~nques, peut-être en raison de 1 'opposition de 1 Égl~~e, la ~mn-d ~uvre composée d'esclaves qui servait de base à lindustne classique, était devenue de plus en plus rare au. cours des premiers siècles du Moyen Age. Les nouvelles me~hodes ~e harna.chement d~ l'énergie animale, et d'exploitation tOUJOUrs developpee de la pmssance de l'eau et du vent finirent par rendre l'esclavage superflu. '

3) Mécanisation de l'industrie

L'extension considérable. de l'emploi des moulins à eau et à vent que l'on constate pendant la fin du Moyen Age corrélative­ment _avec le développement de l'industrie, amena une étape essentiellement nouvelle dans la technique mécanique. C'est de cette époque qu'il faut dater cette mécanisation croissante de la vi.e et d~ l'indust~ie, fondée sur -l'exploitation toujours plus developi?ee de _fo_r~es_ nouvelles de l'énergie mécanique qui caractense la CIVlhsahon moderne. Les étapes initiales de la révolution industrielle, antérieurement à l'emploi de Ia vapeur ont pour origine l'énergie du cheval et du bœuf de l'eau et d~ ~ent .. L~s, appareils et procédés mécaniques in~entés pendant l Anbqmte : pompes, presses et catapultes, roues motrices, engrenages et :n:artinets, et les cinq «chaînes >>cinématiques (vis, roue, came, chquet et poulie), furent appliqués à la fin du Moyen Age à un point inconnu dans les société's antérieures. La dernière << chaîne >> cinématique apparemment inconnue dans l'Antiquité, la manivelle, apparaît pour la première fois pendant le Haut Moyen Age dans des mécanismes simples comme la meule tournante décrite dans le Psautier d' Uirechl du milieu du 1xe siècle. Bien qu'il soit difficile de suivre son histoire ulté­ri,eure, le mécanis~~ à manivelle était certainement d'un emploi repa~?u au_ xve s_Iecle. Grâce à la manivelle, il était pour la prem1ere fms possible de transformer un mouvement alternatif en mouveme~t ?e rotation et vice versa- technique sans laquelle tout le machimsme moderne est inconcevable.

_Les premiers moulins à eau furent utilisés pour moudre le gram, hie~ qu'antérieurement il eût été fait usage, dans la Sumer antique, de roues hydrauliques actionnant des chaînes de go?ets pour élever l'eau. Ces moulins à grain primitifs sont de trOis sortes. Les meules disposées sur un arbre vertical entraîné

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par une masse d'eau qui s'écoule par des vannes attachées au pied de l'arbre sont connues depuis le ve siècle de notre ère en Irlande, en Norvège, en Grèce et en d'autres pays, -encore qu'il n'y ait pas de témoignage direct que cette sorte de moulin ait existé pendant l'Antiquité. Un second type de moulin, décrit par Pline, comporte une roue hydraulique, mue en dessous, qui entraîne un pilon par l'intermédiaire d'un mécanisme à martinet. Vitruve décrit une roue hydraulique en dessous qui actionne une meule au moyen d'engrenages, et c'est le premier exemple connu de l'emploi d'engrenage pour la transmission de l'énergie. Quatre siècles plus tard, Pappus d'Alexandrie donne la description d'une roue dentée tournant sur une hélice ou engrenage à vis sans fin. On possède la preuve que les Romains utilisaient aussi des roues en dessus, qui offrent l'avantage mécanique d'être entraînées aussi bien par le poids de l'eau que par la· force du courant.

De la Méditerranée, les moulins à eau se répandirent ve~s le nord-ouest, et au rve siècle de notre ère, leur usage s'était généralisé dans toute l'Europe pour moudre le blé et presser les olives. Au rve siècle, Ausone décrit une scie mue par l'énergie hydraulique qui servait, sur la Moselle, à couper le marbre. Au xre siècle, le Domesday Book recense 5 000 moulins à eau rien qu'en Angleterre. Le premier témoignage que nous_ ayons du type de moulin en usage dans la chrétienté médiévale date du xne siècle, époque où la roue verticale en dessous était généralement utilisée. Les roues en dessus n'apparaissent pas avant le xive siècle dans les illustrations (PL. Xc, face p. 257) et même à la fin du xvre siècle elles n'avaient pas encore évincé complètement les roues en dessous.

Coïncidant avec l'extension des moulins à eau apparaissent des perfectionnements dans les méthodes de transmission de l'énergie et de conversion de leur mouvement circulaire à des fins particulières. Dès le xne siècle, les illustrations montrent que le rapport de la couronne et du pignon constituant l'engre­nage était adapté de façon à donner à la meule une grande vitesse de rotation même dans des courants peu rapides ; et le méca­nisme général de l'engrenage fut adapté à des moulins actionnés par d'autres formes d'énergie. Entre la fin du xure sièCle et le xvre les illustrations nous montrent de tels mécanismes dans des mo~lins actionnés par des chevaux, des bœufs, ou à la main, et des illustrations du Xve siècle nous les montrent dans des. moulins à vent. Déjà au xne siècle, le mouvement circulaire de la roue à aubes était transformé pour actionner des martinets

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pour le foulage (1) et le concassage du pastel, de l'écorce de chêne (pour le tannage du cuir) et d'autres substances, et au xive siècle, le même mécanisme était utilisé pour les marteaux de forge. C'est également au XIve siècle que le marteau à pédale (cc oliver.» en Angleterre) fait son apparition, et au xve siècle qu'on trouve la description d'un bocard pour le broyage du minerai. A la fin du xure siècle, le moulin à eau est aussi adapté pour actionner les soufflets à forge (fig. 23), et, si un mécanisme dessiné par Villard de Honnecourt représente un appareil véritablement utilisé, des scies pour couper le bois. Il est en tout cas certain que des scieries actionnées par l'énergie de l'eau existaient au siècle suivant. Au xrve siècle, on se sert de roues à eau et aussi de roues entraînées par un cheval pour actionner les meules destinées à faire des outils tranchants ; au xve siècle, on les utilise pour le pompage dans les mines et les carrières de sel, pour le levage dans les mines au inoyen de manivelles ou de treuils, et pour actionner les laminoirs et les appareils d'étirage ; a ti xvr6 siècle, elles actionnent les· usines à soie.

Les moulins à. vent se répandirent beaucouP plus tard que les moulins d'eau. Les premières certitudes que l'on possède à ce sujet sont fondées sur les écrits des géographes arabes qui voya­gèrent en Perse au xe siècle, bien qu'il soit possible qu'il en ait existé dans le pays avant cette époque. Ces récits décrivent des moulins à ailes horizontales actionnant un arbre vertical comman­dant une meule horizontale fixée à sa base. Les moulins à vent ont donc pu pénétrer de la Perse en Occident par l'intermédiaire des Arabes d'Espagne, des croisades ou du commerce entre la Perse et la Baltique, dont on sait qu'il traversait la Russie. II est sûr en tout cas que les premiers moulins du monde chrétien apparurent dans le Nord-Ouest, encore qu'ils eussent des ailes verticales qui actionnaient un arbre horizontal. Mais quels qu'aient été ses débuts en Occident, le moulin était très répandu à la fin du xue siècle en Angleterre, aux Pays-Bas et dans le Nord de la France ; on l'utilisait en particulier dans les régions dépour­vues d'eau. Le principal problème de mécanique que posait le moulin à vent provenait dela nécessité de présenter les ailes au vent et, dans les premiers moulins, tout l'édifice tournait autour d'un pilier central (PL. X d, face p. 257). Cela signifie que les moulins

(I) Lors un peu plus loin, contournant la pointe d'un rocher, ils découvrirent sans erreur possîl:Jle six énormes marteaux à foulon qui battaient alternative­ment plusieurs pièces de drap, et faisaient ce bruit terrible qui avait causé cette nuit-là toutes les angoisses de don Quichotte et les ennuis de Sancho (Don Quichotte, 1604-5, Jxe Partie, liv. 3, section 6).

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devaient rester petits, et ce n'est qu'à par'tir de la fin du xve siècle que le moulin à vent prend des dimensions plus importa-ntes et uné forme réellement efficace. L'arbre est alors -disposé pour former un petit angle avec le sol, les ailes sont calculées pour saisir le-moindre souffie de vent, on adapte un frein, et des leviers pour ajuster la position des meules. Le type de moulin « en. tourelle », où seule la partie supérieure est orientable, qui fut mis ·au point en Italie vers la fii1 du xve siècle, représente le dernier perfectionnement d'importance avant l'invention de la machine à vapeur.

Le développement et l'application de ces formes d'énergie produisent le même genre de dislocations et de changements économiques et sociaux au Moyen Age que ceux qui devaient se.reproduire sur une échelle plus grande aux XVIIIe et XIxe siècles. Dès le xe siècle, les maîtres du manoir commencent à revendiquer le monopole pour leurs moulins à grain, qui leur fournissaient une source de revenus, et ceci aboutit à une lutte prolongée entre les seigneurs et la commune. Les moines de Jumièges, en tant que seigneurs du manoir, détruisirent les moulins à main de Viville en 1207; les moines de Saint-Albans menèrent campagne .contre les moulins à main, de la fin du XIIIe siècle à la cc Révolte des Paysans », le grand soulèvement des communautés rurales d'Angleterre conduit par. Wat Tyler en 1381. La mécanisation du foulage au XIIIe siècle conduit à un déplacement massif de l'industrie anglaise du drap des plaines -du sud-est aux collines du nord-ouest où l'eau existe en abondance. Des colonies de tisserands s'installent autour des moulins de foulage de la région des Lacs, de l'Ouest du Yorkshire et de la vallée de la Stroud, et l'industrie textile déclina dans les villes comme York, L.incoln, Londres et Winchester, qui fournissaient le drap fin, production principale de l'industrie. anglaise au xne siècle. Les propriétaires qui construisirent ces usines exigeaient que le drap leur fût apporté et qu'il ne fût pas foulé à la main ou aux pieds à domicile, et cela aboutit à une longue lutte dont on trouve une description vivante dans Piers Plowman (1 ), cette action des propriétaires de moulins fut sans doute aussi une des causes de la Révolte des Paysans.

Si les autres procédés qu'impliquait la fabrication du tissu

(1) Piers-Plowman (vers 1362), contient une description de l'industrie du drap (éd. W.-W. Skeat, Oxford, 1886, p. 466, texte B, Passus XV, vers 444 et sq.) : Le drap qui vient du tiss~ge n'est aucunement convenable à porter, avant qu'il ne-soit foulé, aux pieds ou sous les marteaux, bien lavé à l'eau, gratté avec des chardons, tiré et tendu, sous la main des tailleurs.

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,Des~ins_ d'araignées_ el d'insectes, autrefois attribués à Cybon d'Hyères D apres le manuscrit Additional 28841 (xrve siècle), au British Museum

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n'atteignirent pas, avant le XVIIIe siècle, la mécanisation complète réalisée dans le foulage au XIIIe, les premiers pas vers cette réalisation datent également du Moyen Age. Les étapes principales de la fabrication. primitive du drap étaient le cardage et le peignage à la main, le filage à la main de la quenouille à un fuseau libre, et le tissage _du fil ainsi obtenu en un <{ tissu ll sur un _métier actionné à la main Ou au pied. Puis le tissu était foulé dans l'eau et se feutrait. Après le foulage, le drap passait auX mains du « rebrousse ur » qui relevait le poil avec des chardons_ â foulon, puis du tondeur qui coupait les fils pendants et enfin, quand les petits défauts étaient réparés, le drap était prêt pour la vente. La .mécanisation du filage débute au xure siècle quand le rouet à main fait son apparition (PL. XI a, face p. 272). Les méthodes de torsion de la soie et de l'enroulement sur des dévidoirs passent pour avoir été mécanisées à Bologne en 1272. On filait sans doute certaines sortes de fils avec -des rouets, à la fin du xure siècle et c'est vers la mê:ffie époque qu'apparut le bobinage sur canette, grâce à quoi le fil était enroulé régulièrement sur la canette que l'on plaçait dans la navette pour le tissage. Plusieurs illustrations du xrve siècle montrent ce rouet en service. Au point de vue mécanique, il offre l'intérêt d'être un des premiers essais pour employer le mouvement circulaire continu. A la fin du xve siècle, Léonard de Vinci envisageait d'autres perfectionnements du mécanisme du ·filage et du tissage; en effet, il a fait l'esquisse d'une« ailette» qui permettait à ces deux actions de s'accomplir simultanément ; et il sèmble qu'il ait songé à un mécanisme· de grandes dimensions entraîné par l'eau ou un treuil à cheval. Il a également dessiné une échardonne use actionnée parr énergie hydraulique pour redreSser le duvet du drap avec de __ s cardères. En fait, on n'a jamais trouvé de remplaçant satisfaisant ppur le chardon à -foulon, bien qu'on ait vainement tenté d'utiliser des peignes -en fer dès le milieu du xve·siècle. Le volant entra vérita­blement en usage vers 1530, dans une roue qui comportait aussi une autre innovation : l'entraînement par pédale et manivelle. Les cc moulins à filer>> et les échardonneuses à énergie hydraulique paraissent avoir été d'un emploi extrêmement répandu 'en Italie dans l'industrie de la soie à dater de la fin du xvre siècle, et Zonca (1607) en donne des descriptions complètes (fig. 21 A et B).

Dans le tissage, les progrès réalisés entre la fin de l'Empire Romain et la renaissanCe de l'industrie de la soie au xrve siècle, furent accomplis surtout hors d'Occident, à -Byzance, en Égypte, en Perse et en- Chine, bien 'qu'ils ·fussent rapidement: adoptés en Occident à la fin du Moyen Age. Ces perfectionnements furent

A. C. CROMBŒ, I 12

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_FILATOIO DA AQ_VA, .I.

FIG. 21. - Filature de soie actionnée par l'énèrgie hydraulique d'après V. ZoNCA, Nova Teatro di Machine et Edificii, Padoue, 1607

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introduits surtout pour permettre le tissage de soieries à motifs, pour lesquelles il fallait pouvoir distinguer les fils particuliers de la chaine à déplacer. A cette fin, le métier reçut deux perfec­tionnements : d'abord, un métier à pédales comportant de meilleures lices, et, ultérieurement, un châssis en roseau pour fournir un chemin de roulement à la navette ; ensuite, le métier à damasser. Ces deux systèmes semblent avoir existé en Égypte vers le vi• siècle de notre ère, et ils pénétrèrent probablement dans le monde chrétien, par 1' Italie, peut-être dès le xre siècle. De l'industrie de la s~ie, leur utilisation gagna d'autres branches de l'industrie textile.

On peut noter quelques perfectionnements secondaires dans la technique du tissage en Europe aux xrve et xve siècles ; une machine à tricoter est inventée au xvre siècle, l'invention du tricotage à la main remontant au siècle précédent ; et un métier à tisser les rubans apparaît vers 1621. Cependant, les perfection­nements majeurs, en matière de tissage, devaient attendre l'invention de la navette volante et du métier mécanique qui, marchant de pair avec les progrès réalisés dans la mécanisation du filage, allaient transformer l'industrie textile, notamment en Angleterre, au XVIIIe siècle et au début du XIxe siècle. · Une autre industrie qui se mécanise rapidement à la fin du

Moyen Age est la production des livres. Parmi les divers éléments qu'impliquait l'imprimerie, la fabrication du papier toilé semble avoir commencé au 1er -siècle de notre ère en Chine, d'où elle se répandit vers l'ouest par les pays soumis à l'Islam, pour pénétrer dans le monde chrétien par l'Espagne et le midi de la France au xne siècle. Ce papier offrait à l'imprimerie un matériau plus approprié que l'ancien parchemin coûteux et le papyrus fragile. Les encres à base d'huile employées en imprimerie furent mises au point d'abord par les peintres plutôt que par les calligraphes. Les presses étaient déjà connues pour la fabrication du vin et l'impression des tissus. L'élément le plus important, le caractère, dut sa naissance à l'habileté acquise par les graveurs sur bois et les orfèvres qui avaient perfectionné la technique pour couler le métal. L'histoire des caractères comporte trois étapes, en Chine d'abord, puis en Europe, bien que, en raison des grandes différences de technique entre ces deux régions, il soit difficile de dire à quel point l'une influa sur l'autre. -En Chine, l'impression à partir de formes en bois, une planche séparée étant gravée pour chaque page, apparaît au vre siècle de notre ère : l'impres­sion à.l'aide de caractères mobiles en bois au xie siècle, et à l'aide de caractères mobiles en métal (en Corée) au XIV6 siècle. En

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Europe, l'emploi de bois gravés pour les lettres initiales ornées des manuscrits fait son apparition pour la première fois dans un monastère d'Engelberg en Ii47; l'impression à la planche parue à Ravenne en 1289, est répandue dans toute l'Europe au xve siècle ; les caractères mobiles en métal-pénètrent à la fin du XIve siècle, apparaissent à Limoges en 1381, à Anvers en 1417, et à Avignon en 1444. L'avantage qu'offraient les caractères en métal moulé était qu'on pouvait tirer des centaines d'exemplaires d'un moule unique au lieu d'avoir à les graver séparément comme avec les caractères en bois. Bien que ce soit aux Pays-Bas qu'on note pour la première fois cet usage, c'est à Mayence que l'emploi de caractères mobiles en métal exactement composés atteignit la perfection. En effet, c'est là que Gutenberg et ses associés, entre 1447 et 1455 remplacèrent d'abord l'ancienne méthode, où l'on coulait les caractères -dans le sable., par des matrices adaptables en métal pour produire des caractères en plomb, puis perfectionnèrent les matrices et réalisèrent des caractères en cuivre. Telles furent les inventions stratégiques dans le domaine de l'imprimerie, _qui rendirent possible la multiplication de livres sur une grande échelle.

C'est peut-être dans les édifices que l'on découvre les résultats les plus spectaculaires de la technique mécanique au Moyen Age, car nombre des procédés employés par les maçons de cette période pour résoudre les problèmes statiques posés par la construction des grandes églises étaient entièrement nouveaux. Il est impos­sible de dire jusqu'à quel point le constructeur médiéval était purement empirique, et à quel point il était capable de mettre à profit les résultats des œuvres théoriques en matière de sta­tique, mais il est significatif qu'à la fin des xne et XIIIe siècles, précisément au moment où l'édification des grandes cathédrales donnait lieu aux problèmes pratiques les plus difficiles, Jordan us Nemorarius et d'autres apportaient d'importantes contributions à la sta-tique théorique ; un architecte du XIII6 siècle au moins, Villard de Honnecourt, témoigne d'une connaissance de la géo­métrie. Les développements originaux de l'architecture gothique sont nés de la tentative effectuée pour mettre un toit de pierre sur les minces murailles de la partie centrale d'une basilique, qui était la forme ordinaire de r église chrétienne depuis l'époque romaine. Les Romains n'avaient jamais eu à affronter les diffi­cultés qui se posaient au maçon médiéval car ils construisaient le tambour, ou les voûteS à arêtes qui surmontaient leurs thermes-eh ciment, et les dômes, comme celui du Panthéon, en assises réglées, horizontales, de brique et de mortier - quand le ciment

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ou le mortier avaient pris, la poussée du toit sur le mur était fort petite. Mais tel n'était pas le cas pour les édifices du Moyen Age où l'on n'employait pas ce ciment ou ce mortier.

Les maçons des xe et xre siècles, en Bourgogne, s'efforcent de couvrir leurs nefs de voûtes en tambour, à la romaine, mais ils s'aperçoivent que l'énorme poussée exercée sur les murs-latéraux, si épais fussent-ils, tendait à les écarter. Pour surmonter cette difficulté, la première tentative consiste à élever les bas-côtés presque à la même hauteur- que la nef, et de les couvrir de voûtes à arêtes formées par deux voûtes qui se coupent à angle droit. Ces voûtes à arêtes des bas-côtés contrariaient la poussée de la _yoûte en tambour de la nef et n'exerçaient elles-mêmes qu'une Poussée très minime, sauf aux angles, où elle pouvait être sou­tenue par des piliers massifs. L'inconvénient œun tel dispositif était que l'intérieur n'était éclairé que par les fenêtres des bas­côtés ; et, comme dans de nombreuses églises clunistes, lorsqu'on éleva le toit de la nef pour ménager des ouvertures au-dessus des bas-côtés, les murs s'effondrèrent faute de soutien. La solution fut trouvée à Vézelay et Langres : on employa des voûtes à arêtes pour la nef, en utilisant deux cintres semi-circulairef;l_ en bois pour y construire les diagonales de la voûte. De cette façon, l'architecte du XIe siècle put édifier une toiture voûtée pour couvrir n'importe quel espace, carré ou oblong, en édifiant une voûte séparée au-dessus de chaque baie qui reposait sur des arches transversales semi-circulaires séparant les baies.

Ce dispositif présentait toujours de sérieux défauts. La forme de l'arche semi-circulaire, dont la hauteur devait être la moitié de la largeur, était absolument dépourvue de souplesse, et il y avait toujours cette formidable poussée vers l'extérieur, de sorte que les arcs transversaux tendaient à s'affaisser. On obtint une souplesse de forme considérable, et on réduisit la poussée vers l'extérieur en adoptant l'arche ogivale qui apparut ·en Occident d'abord à Vézelay et dans d'autres églises clunistes, à la fin du XIe siècle, et plus tard en Ile-de-France. On suppose que cette innovation en Europe provenait d'Asie Mineure, où elle était répandue déjà au Ixe siècle. Des demi-arches de ce genre servirent au xne siècle pour étayer les murs de plusieurs églises françaises ; c'étaient en réalité des arcs-boutants, mis à part le fait qu'ils étaient dissimulés sous le toit du triforium.

Une nouvelle mesure acheva le passage de la toiture romaine à la voûte gothique : c'est la construction d'arches en diagonale au.,.dessus des cintres de bois utilisés pour construire les arêtes, et leur utilisation comme membrures permanentes (issues des

)

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eolonnes) pour édifier sur elles la surface de la voûte. Il semble que ceci ait été réalisé en différentes parties de l'Europe au xie siècle et au début du xne, et que cette invention ait donné naissance au merveilleux style gothique d'Ile-de-France au xne siècle. La voûte en prit une grande souplesse de forme, et cela signifiait également que n'importe quel espace, de n'importe quelle forme, pouvait facilement être recouvert d'une voûte du moment qu'il pouvait se diviser en triangles, et aussi que l'on pouvait maintenir au niveau souhaité le sommet de toutes les arches et de toutes les voûtes. Cette liberté s'accrut encore lorsqu'on se rendit compte que les nervures diagonales n'avaient pas besoin d'être des arceaux complets, mais que l'on pouvait utiliser deux demi-ner­vures ou davantage qui s'étayaient entre elles au sommet d'une toiture en ogive. A la suite de l'introduction de la nervure fixe, les différentes méthodes de remplissage de la surface de la voûte aboutirent à une divergence frappante dans l'édification des voûtes entre la France et l'Angleterre. La méthode française consistait à cintrer chaque caisson de la voûte et à le doter de supports indépendants. Les Anglais, de leur côté, ne rendaient pas leurs caissOns indépendants, de sorte qu'il fallait leur adjoindre d'autres nervures pour les- soutenir, et ceci aboutit aux nervures en éventail dont on trouve de bons exemples dans la cathédrale d'Exeter et dans la chapelle de King's College, à Cambridge.

Le plus spectaculaire peut-être de tous les procédés inventés pour résoudre les problèmes créés par la construction des voûtes, est l'arc-boutant qui fait son apparition en Ile-de-France au xne siècle. Contrairement aux c_onstructeurs anglais, qui conser-­vèrent d'abord la tradition normande des murs épais, les Français réduisent. leurs murailles à n'être guère que des encadrements à leurs vitraux et, ce faisant, il leur faut inventer un ·moyen de contrebalancer la poussée du toit de nef. Ils y parviennent, à Poissy en 1135, et plus tard à Sens et à Saint-Germain-des-Prés, en élevant un demi-arc au-dessus du toit du bas-côté, à la jonction de la toiture et du mur de la nef. Mais, par la suite, on se rendit compte que la poussée de voûte se propage jusqu'à une certaine hauteur du mur, et on doubla alors l'arc-boutant pour_ faire face · à cette poussée inférieure, comme on le voit à Chartres et à Amiens. En neutralisant ainsi cette poussée du toit, on créait cependant un autre problème, car on exposait l'édifice à un effort considérable d'est en ouest. Pour le lier ensemble dans cette direction, on donna une puissance particulière aux arcs des murs et aux pignons situés au-dessus des verrières. C'est ce qui donna aux fenêtres des églises françaises, comme la Sainte-Chapelle

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à Paris, une importance qu'elles n'ont jamais eue en Angleterre. Il est probable que nombre de procédés inventés aux xne et

xrue siècles par les architectes ont été purement empiriques, car la grande période architecturale du Moyen Age manque singu~ lièrement de traités sur ce point. M'ais le carnet de notes de Villard de Honnecourt, qui dessina des parties des cathédrales de Laon, Reims, Chartres et d'autres, montre que l'architecte pou­vait posséder une plus grande habileté à généraliser les problèmes de tension et d'élévation des poids qui- lui incombaient que ne pourrait le faire croire la pauvreté des écrits théoriques. L'Archi­teitura d'Albertimontre qu'au xve siècle les architectes possédaient certainement une bonne connaissance de la mécanique. Cette culture devient plus évidente encore à la fin du xve et au début du xvre, lorsque Léonard de Vinci calcule le poids que peut porter sans danger un pilier ou un groupe de piliers de diamètre donné et essaye également de déterminer la charge la plus grande que peut soutenir une poutre de portée donnée. Vitruve exerçait déjà une grande influence sur la construction, au xvre siècle, mais ses admirateurs, comme Palladio, qui publia son Architeitura en 1570, lui étaient très supérieu-rs- dans le domaine scientifique. Au xvne siècle les problèmes tels que la résistance des matériaux et la stabilité des arcs étaient devenus le sujet de recherches de la part de mathématiciens profes­sionnels : Galilée, Wren et Hooke ; ces deux derniers firent aussi œuvre d'architectes.

La construction des navires est également un domaine où s'accomplirent des progrès considérables au Moyen Age, en vue de tirer un meilleur parti de l'énergie du vent. Les deux types ordinaires de vaisseaux européens descendaient respectivement de la galère romaine et de la longue nef norroise, qui possédaient un certain nombre de traits communs : l'une et l'autre étaient longues et étroites, avaient le fond plat, un mât unique et une voile carrée, et elles étaient dirigées au moyen d'une rame placée à l'arrière, sur le côté du navire. Le premier progrès réalisé sur ces dispositions fut le gréement aurique, tel qu'on peut le voir dans la voile latine qui apparaît soudain dans les miniatures grecques du rxe siècle. Ces voiles latines étaient fréquentes en Méditerranée au xne siècle, et c'est de là qu'elles gagnèrent l'Europe septentrionale. En même temps, les navires prirent de plus grandes dimensions et de la hauteur sur l'eau, le nombre de mâts s'accrût, et au xrne siècle apparut le gouvernail, fixé à l'étambot, qui est lui-même un prolongement de la quille (PL. XI b, face p. 272). Grâce à ces perfectionnements, il devient possible

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de virer de bord vent debout, les rameurs deviennent inutiles, et la portée des explorations s'étend. Un exercice primitif de mécanisation des navires, sans nécessairement représenter quelque chose qui ait véritablement été construit, paraît au xve siècle dans les dessins de navires à aubes dus à Konrad Kyeser et à l'ingénieur Siénois, Jacopo Mariano Taccola. Ramelli nous a laissé également une figure de bateau à aubes, en 1588, et, autre innovation, un sous-marin fut authentiquement construit et utilisé avec succès dans la Tamise, en 1614.

L'amélioration du transport par eau douce est rendue pos­sible au xrve siècle par l'institution de portes d'écluses sur les canaux. Les transports par terre voient s'ouvrir de nouvelles possibilités grâce à la confection des routes en cubes de pierre sertis dans de la terre meuble ou du sable, et grâce au perfection­nement des véhicules à roues, y- compris (au xrne siècle) l'inven­tion de la brouette. On remarque aussi un essai de mécanisation pour les véhicules terrestres, dès 1420, où Fontana donne la description d'un vélocipède. A la fin du xvre siècle aux Pays-Bas on construit apparemment des chariots actionnés par des voiles et par des mécanismes actionnés par les hommes. Le vol dans ]es airs avait attiré l'attention de l'Occident dès le xre siècle au moins, où Olivier de Malmesbury passe pour s'être brisé les jambes en voulant planer depuis le haut d'une tour avec des ailes attachées aux pieds et aux mains. Roger Bacon également s'intéressa au vol, et Léonard de Vinci a bel et bien dessiné une machine volante mécanique qui battait des ailes comme un oiseau.

Il faut associer à ces perfectionnements dans les méthodes de transport un progrès important qui est l'apparition des premières bonnes cartes que l'on ait eues en Occident depuis l'époque romaine. Lorsque des cartes exactes vinrent s'ajouter au gouver­nail et à la boussole, entrée en usage au xne siècle (v. plus haut, pp. 103 et sq.) on put effectivement conduire les navires hors de vue des terres, et, comme l'a dit Mumford, l'exploration fut encouragée pour tenter de combler les vides que faisait apparaître l'attente rationnelle d'espace. Les premières cartes véritables, aU Moyen Age, sont les portulans, ou cartes marines, destinées aux navigateurs. Le premier portulan connu, Carte pisane, date de la fin du xnre siècle, mais sa perfection technique relative donne à penser que d'autres l'ont précédée, qui ont disparu. On raconte que des marins génois ont montré au roi saint Louis sa position sur une carte alors qu'il traversait pour gagner Tunis, en 1270. Certains témoignages tendraient à prouver que ces

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portulans étaient d'origine scandinave, mais les Arabes possé. daient des cartes marines dès une date reculée, et les Byzantins, les Catalans et les Génois mirent aussi des cartes au point. L'emploi de la legua catalane pour exprimer les distances sur tous les portulans connus, vient peut-être appuyer la reven­dication catalane de priorité, mais cet usage a pu être introduit plus tard pour des ·raisons de commodité, et, en fait, la. question de l'origine des portulans reste pendante. En comparaison des anciennes mappae mundi traditionnelles et symboliques, les portulans apportaient cette innovation qu'ils devaient servir de guide pour une zone déterminée. Établis par des esprits pratiques et fondés sur la détermination directe des distances et des azimuts par l'emploi du loch et de la boussole, ils se réduisaient- généralement à la ligne côtière. Dépourvus d'indi­cations de longitude et de latitude, ils sont couverts de réseaux de lignes -de rhumb qui donnent le relèvement au compas des lieux indiqués. Ces lignes de rhumb rayonnent à partir d'un certain nombre de points disposés en cercle, et correspondant aux points marqués sur la rose des vents.

Il existe également des cartes exactes représenta_nt les régions intérieures aussi bien _que les côtes et dues à des hommes ins­truits qui se manifestèrent dès le xrue siècle, époque où des éru­dits comme Roger Bacon s'intéressaient à la géographie authen­tique. Bacon n'a pas apporté de contribution pratique personnelle à la cartographie, mais la certitude qu'il avait qu'il n'y avait pas de grande largeur d'océan entre l'Europe et la Chine passe pour avoir influé sur Christophe Colomb, qui la trouva répétée dans des œuvres de Pierre d'Ailly et Aeneas Sylvius. Dès les environs de 1250, Mathieu Paris dessinait quatre cartes très reconnais­sables de la Grande-Bretagne où l'on retrouve des détails comme la Muraille romaine, les routes et les villes. Entre 1325 et 1350, un cartographe inconnu établit une carte d'Angleterre remar­quablement~détaillée et exacte, dénommée "cart~ de Gough ))' et conservée à la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford, qui porte les routes et les distances, probablement d'après l'estimation des voya­geurs (PL. XII, face p. 273). C'est vers la même époque qu'Opi­cinus de Canistris, mort vers 1352, donna de bonnes cartes de l'Italie du Nord; et en 1375, l'école de cartographes dite de Majorque établit pour Charles V de France la célèbre Mappemonde catalane qui associait les mérites des portulans et des cartes ter­restres et comprenait l'Afrique du Nord et des portions de l'Asie (cf. PL. XIII, face p. 384). Le centre de Majorque avait réuni une énorme quantité de renseignements maritimes et commerciaux, et

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fut le précurseur de l'institut colonial et naval fondé par le prinoe Henri le Navigateur à Sagres, vers 1437. Ces premières cartes ne portent pas d'indication de latitude et de longitude encore que la latitude de nombreuses villes eût été déterminée avec l'astrolabe (v. plus haut, pp. 76 et sq.). Mais dans sa Géographie, Ptolémée avait dessiné des cartes sur un réseau complet de parallèles et de méridiens. Telle qu'elle nous est parvenue, l'œuvre semble être, au moins en partie, une compilation de date ultérieure, et les cartes, dans les manuscrits existants, sont probablement dues à des artistes byzantins des xure et xive siècles. Cet ouvrage fut retrouvé et traduit en latin par Giacomo d'Angelo, qui dédia sa traduction, accompagnée d'excellentes cartestedessinées d'après l'original grec par un artiste florentin, au pape Grégoire XII en 1406 et au pape Alexandre V, en 1409. Après cela, les carto­graphes commencèrent à adopter la méthode de Ptolémée. D'autres bons exemples sont fournis par la carte d'Europe d'Andrea Bianco, en 1436, et la carte de l'Europe centrale trouvée parmi les manus­crits de Nicolas de Cuse (1401-1464)etimprimée en1491. L'atlas du monde de Ptolémée fut de nombreuses fois réimprimé à partir de 1477, où la Geographia fut publiée, pour la première fois avec les cartes de Ptolémée, à Bologne. Ces cartes furent redessinées par des cartographes italiens (cf. PL. XIV, face p. 385). Il trans­forma progressivement la cartographie en mettant en lumière la nécessité d'une mesure linéaire exacte de l'arc du méridien, qui est le fondement essentiel pour une cartographie terrestre exacte.

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle le matériau le plus important pour les machines et la construction en général demeura le bois. La plupart des pièces des moulins à vent et à eau, des rouets, des métiers, des presses, des navires et des véhicules, étaient en bois, et c'est le bois qui servit pour les engrenages d'un grand nombre de machines jusqu'au xixe siècle. C'est ainsi que les premières machines-outils mises au point étaient destinées au travail du bois, et, même- dans les outils proprement dits, seule la partie coupante était en métal. Parmi les perceuses, la drille à archet, connue depuis 1 '_époque néolithique, dans laquelle le foret est actionné rapidement par une cordelette enroulée autour et attachée à chaque extrémité d'un arc que l'on soumet à un mouvement de va-et-vit:mt, fut remplacée pendant la dernière partie. du Moyen Age par le vilebrequin, et l'on connaissait aussi une machine pour forer les tuyaux de pompe dans les troncs d'arbre pleins. Il est possible que la plus importante des machines­outils pour le travail de précision, le tour, ait été connu sous une forme ou une autre dans l'Antiquité, mais le tour à perche est

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TERTIVM TOR.'NI G'f.NVS.SV&TILITATE NON CARENS.AD INSCVLPENDAM Pl.D.CT.ENTJM·COCHLEAM. CVIVSVIS FORM/i.,IN AMBJTVN CYIVSCVNQVf't, f1GVR!i. f\.OTVWDI'I:.

I.T SOl.ID/i.,VE.t. tTIAM. OVALIS•

FIG. 22. - Tour à fileter D'après le Theatrum Insf:rumentorum el Machinarum, Lyon, 1569

(1re éd., 1568)

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probablement une invention du Moyen Age. La première repré­sentation que l'on en connaisse n'apparaît que dans des esquisses de Léonard de Vinci, mais ces appareils ont dû être en usage avant cette époque. L'arbre était entraîné par une corde enroulée autour de lui comme dans la drille à archet, et attachée en bas à une pédale, et en haut à une perche élastique qui ramenait la corde vers le haut lorsque le pied quittait la pédale. Léonard représente aussi un tour rotatoire entraîné par des courroies venues d'une roue, hien que les tours rotatoires actionnés par vilebrequin ne se soient répandus qu'à dater du xvne siècle. Dans ce_s premiers tours, on faisait tourner la pièce entre des centres fixes, mais au milieu du xvie siècle Besson inventa un tour à arbre où la pièce était fixée à un mandrin auquel il appliqua de l'énergie. Il réalisa aussi un tour à fileter assez fruste (fig. 22) qui subit des perfectionnements au xvne siècle, en particulier l'innovation introduite par les horlogers qui, au lieu de déplacer la pièce sur un outil immobile, déplaçait l'outillui-même tandis que la pièce ne faisait que tourner. C'est ainsi que, partant de machines-outils .primitives inventées pour travailler le bois, on réalisa des outils capables d'un travail de précision sur les métaux.

Les premières machines construites entièrement en métal étaient les armes à feu et l'horloge mécanique, et celle-ci en parti­culier est le prototype des machines automatiques moderries où toutes les pièces sont précisément réalisées pour produire un résultat exactement contrôlé. Dans l'horloge mécanique, l'utili­sation d'engrenages, point d'intérêt principal des machines primi­tives, était parfaitement au point.

Les horloges à eau, comme la clepsydre, qui mesuraient le temps à l'écoulement de l'eau par un petit orifice, avaient été en usage chez les Égyptiens de l'Antiquité, et les Grecs les avaient perfectionnées en y adaptant des appareils pour indiquer l'heure au moyen d'une aiguille mobile sur une échelle, et pour-régulariser le mouvement. Les horloges à eau mises au point par les Arabes et les Chrétiens du monde latin étaient fondées sur des procédés grecs et aussi sur ceux du théâtre des marionnettes automatique qui connut une telle popularité au Moyen-Age. Leur succès était tel que ces horloges demeurèrent en usage jusqu'au XVIIIe siècle. Leur fonctionnement dépendait d'un flotteur suspendu dans un bassin rempli et vidé par un mécanisme régulateur, et le mouve­ment du flotteur était transmis, par des cordes et des poulies, à l'indicateur qui était généralement une sorte de spectacle de marionnettes. En Islam, ces horloges étaient parfois de très grandes dimensions, et disposées de façon à être visibles au

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public ; dans le monde chrétien, des horloges plus petites étaient en usage dans les monastères, où leur surveillance était confiée à un gardien particulier qui avait, entre autres fonctions, à régler l'horloge la nuit d'après des observations d'une étoile. Une horloge de ce genre passe pour avoir été réalisée par Gerbert pour le monastère de Magdebourg. D'autres horloges primitives étaient actionnées par la descente d'un poids que contrôlait la résistance créée par le passage du mercUre· à travèrs de petites ouvertures. On trouve la mise au point de systèmes similaires dans la longue série des mécanismes astronomiques - plané­taires, cartes stellaires à rotation mécanique, etc. - qui sont une partie aussi essentielle de l-'ascendance des horloges méca­niques que les appareils de mesure du temps proprement dits. Aucun de ces dispositifs ne comportait d'engrenages.

Les traits essentiels de l'horloge mécanique étaient les sui­vants : entraînement par la descente d'un poids qui met en mou­vement un jeu de roues. à engrenages, et mécanisme d'échappe­ment oscillant qui empêche l'accélération de la chute en l'arrêtant

. à intervalles rapprochés. L'illustration la plus ancienne, tout·au moins en Occident, d'un mécanisme à échappement apparaît au milieu du XIIIe siècle dans un dispositif dessiné par Villard de Honnecourt pour assurer la lente rotation d'un ange de sorte que son doigt montrait toujours le soleil (PL. XV, face p. 400) ; et il se peut que les premières horloges mécaniques aient été fabriquées peu de temps après. On trouve des allusions à des objets qui sem­blent avoir été des horloges mécaniques d'un genre ou d'un autre à Londres, Canterbury, Paris et d'autres lieux, au cours de la seconde moitié du xnie siècle, et à Milan, Saint-Albans, Glastonbury, Avignon, Padoue, etc., pendant la première moitié du xive siècle. Certains de ces appareils étaient des planétaires destinés à mon­trer le mouvement des astres, plutôt que des horloges. Les· pre­mières horloges authentiques dont le mécanisme est connu avec précision sont probablement l'horloge du château de Douvres, généralement datée de 1348, mais vraisemblablement postérieure (PL. XVI, face p. 401 ), et l'horloge de Henri de Vick installée à Paris, au Palais-Royal, qui est maintenant le Palais de Justice, en 1370. Ces horloges étaient réglées par un échappement à roue de rencontre avec un balancier à foliot. Les éléments essentiels de ce mécanisme étaient une couronne à dents de scie qui étaient alternativement engagées par deux. petites plaques ou palettes montées sur une tige, de sorte que la roue était successivement arrêtée et libérée. Le foliot était un mécanisme destiné à régler la vitesse de rotation de la -couronne, ou roue (( d'échappement »,

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et, par suite, de toute la série de rouages terminés par l'axe portant les aiguilles de l'horloge. La perfection de cet échappe­ment à roue de rencontre et de balancier à foliot marque une limite ~ans · la conception horlogère sur laquelle, en matière' d'e~acbtude, aucun progrès réel ne sera réalisé avant l'appli­cation du pendule aux horloges au xvue siècle, bien qu'avant cette époque on soit arrivé à des raffmements considérables dans la construction. En réalité ces horloges primitives étaient pour la plupart de très grandeS dimensions, et les pièces étaient l'œuvre de forgeron. L'horloge de de Vick était actionnée par un poids de 500 livres qui descendait de 32 pieds en 24 heures et avait le poids sensationnel de trois quarts de tonne. Au xve siècle, les horloges deviennent plus petites, et entrent dans l'usage domes­tique ; on emploie des vis pour l'assemblage des pièces, et la fin du siècle voit paraître les premièreS (( montres à sonnerie J> à ressort.

Ces premières horloges étaient d'une exactitude raisonnable si on les réglait le soir après l'observation d'un astre; et, vers l'an 1500, la plupart des villes possédaient des horloges publiques installées sur le :rn_ur extérieur des monastères, ou des cathédrales, ou de tours particulières. Tantôt elles sonnaient l'heure simple­ment, tantôt aussi elles l'indiquaient sur un cadran circulaire portant 12 ou 24 divisions. Cette disposition des horloges dans les lieux publics eut pour effet de remplacer complètement les sept heures liturgiques variables par les 24 heures égales de l'horloge. En fait, dès une date reculée de l'Antiquité, les astronomes avaient divisé la journée en 24 heures égales, en prenant pour base les heures de l'équinoxe. Et pendant tout le Moyen Age ce système se perpétua, en particulier dans la vie civile, côte à côte avec le système ecclésiastique. Charles V prit une mesure décisive en 1370 lorsqu'il ordonna à toutes les églises de Paris de sonner les heures et les quarts conformément à l'heure donnée par l'horloge de de Vick; à partir de ce moment l'égalité des heures se répandit. C'est également au XIve siècle que se généralisa la division de l'heure en 60 mn et de la minute en 60 s ; elle était assez fréquente dès 1345. L'adoption de ce système de division vint compléter les premières étapes de la mesure scientifique du temps ; sans lui, les progrès ultérieurs tant de la physique que du machinisme n'auraient guère été possibles.

4) La chimie industrielle

Si le bois, comme l'a brillamment indiqué Lewis Mumford, « a fourni les exercices de virtuosité au nouvel industrialisme »,

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le développement du machinisme· moderne, des instruments de précision. et des appareils scientifiques est inconcevable dans la multiplication des produits artificiels de l'industrie chimique et surtout des métaux et du verre (cf. ci-dessus, pp. 112 et sq.).

Le métal dont le travail a fait le plus de progrès au Moyen Age est le fer. Déjà à l'époque romaine, Gaulois et Ibères étaient devenus d'habiles ferronniers, dont la science ne fut pas perdue. Au xnie. siècle, on travaillait le fer en de nombreux gisements européens, ~n Biscaye, dans ~e Nord de la France, aux Pays-Bas,_ dans les monts du Hartz, en Saxe et en Bohême, dans la forêt de Dean, le Weald du Sussex et du Kent, le comté. de Derby et Furness. Les progrès remarquables accomplis au Moyen Age dans le tra:vail du fer provenaient de l'emploi de fours plus efficaces qui donnaient deS: températures plus élevées pour la fusion. Pour celle-ci, le combustible pri:ricipal, pendant l'Antiquité comme au Moyen Age, était le charbon de bois. Bien que le charbon de terre soit mentionné par Nequam, et qu'il fût exploité près de Liége et de Newcastle (d'où on le transportait à Londres dans des bateaux à fond plat) et en Écosse à la fin du xn• siècle, et dans la plupart des bassins d'Europe à la fm du xm• siècle, ce n'est pas avant le xvne siècle que se développa une méthode d'utilisation de la houille pour le travail du fer. Celle-ci fut inventée par Dud Dudley vers 1620. Au Moyen Age, l'un des principaux usages du charbon était la chaufournerie, et déjà en 1307 à Londres les fumées étaient devenues si gênantes que l'on essaya d'en interdire. l'usage dans la -ville. Les progrès réalisés dans la fabrication des fours au Moyen Age étaient dus non à un .meilleur combustible, mais à l'introduction de méca- .. nismes de soufflerie ; et la production du charbon de bois pour les besoins toujours croissants de la métallurgie en vue de fournir aux demandes d'épées et d'armures, de clous et de fers à cheval, de charrues et de bandages de roues, de cloches et de canons, demeura une menace sérieuse pour les forêts d'Europe jusqu'au xvrne siècle.-En Angleterre, il semble que ce soit la disparition des futaies qui ait tué la métallurgie dans le Weald du Sussex et du Kent,

De bonne heure, le tirage des fours fut assuré par des machines à air munies de soufflets à main comme auxiliaires. Telle était la méthode employée d3ns le procédé dit du« fer spongieux», où l'on chauffait le minerai de fer avec du charbon de bois dans de petits fours où la température n'était pas assez élevée pour fondre le fer, mais produisait une fleur spongieuse sur la sole du fourneau. En chauffant et en martelant alternativement, lorsque le marteau

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Peintures zoologiques

. D'après !'_ouvrage de _Petrus CANDIDUS, De Omnium Animan­ilum_ N_atur.ts, manuscrit Urbinato Latino 276 (A.D 1460) · la B1bhotheque du Vatican · ' a

C) Al rorpûces (fourmis non identifiables); B) Castor (Castor fi ber) . . o 1gmes (call!lar, Loligo vulgaris) et Locusta maris (langouste'

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llm_ur(us vulgans); D) Rombus (carrelet, spec. Rhombus) et RaUl~ ve rUis pastenague, Lophius piscatorius). '

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de forge mécanique entra en usage, la fleur de ·fer était façonnée en barres de fer forgé, que l'on pouvait rouler et couper ou fendre pour en faire des plaques, ou étirer à travers les trous de plus en plus petits d'une plaque d'acier trempé pour obtenir du fil de fer. On n'ignorait pas la fabrication de l'acier dans le monde chrétien médiéval, bien que le meilleur acier vînt de Damas, où le procédé de fabrication était probablement d'origine indienne. Par la suite, on fabriqua d'excellent ader à Tolède.

FIG. 23. - Soumets de forge actionnés par l'énergie hydraulique D'après V. BIRINGUCCIO, PiNlechnia

Le procédé de souffierie marqua un progrès quand on ~om­mença: à insufller dans le fourneau de Pair soumis à la· pression' d'une charge d'eau,:méthode déjà utilisée en Italie et enEspagrie avant le XIve siècle. On produisait aussi cette insufflation au moyen d'un jet de vapeur provenant du long goulot d'un récipient empli d'eau et chauffé, ou bien de soufflets coinmandés par des pédales qu'actionnaient des chevaux. Mais le progrès le plus remarquable fut l'apparition de soufflets actionnés par l'énergie hydraulique (fig. 23). Les fourneaux à souffierie firent leur apparition dans la région de Liège en 1340 et gagnèrent rapi-' dement le bassin inférieur du Rhin, le Sussex et la Suède. Ces nouveaux modèles de foUrs devinrent beaucoup plus gTands que les anciens, et ils permirent pour la première fois d'atteindre des températures capables de fondre le fer, que l'on pouvait ainsi obtenir directement et non plus sous forme d'efflorescence qu'il fallait travailler au marteau. Mais, et c'était le point le plus

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important, les nouveaux fourneaux permirent pour la première fois de produire de la fonte à l'échelle industrielle.

Quant aux autres métaux, plomb et argent, or, étain et cuivre, on-les exploitait dans diverses régions du monde chrétien médiéval. Les fours. à coupellation, munis de soufflets actionnés par l'énergie hydraulique, et destinés à séparer l'argent du plomb, apparaissent dans le_ DeVonshire à la fin du xrne siècle. On oxydait le plomb en le chauffant pour former de la litharge, qui était ensuite écrêmée ou absorbée par le foyer poreux. On exploitait l'or en Bohême, en Carinthie et dans les Carpathes. L'étain, dont la soUrce principale était les mines de Cornouaille, servait, avec le cuivre, à faire du bronze, et, avec le cuivre et la calamine (silicate de zinc hydraté), à fabriquer l'airain des cloches, des canons et la « dinanderie >> monumentale et orne ... mentale, et avec le plomb à fabriquer les ustensiles d'étain domestiques. Le travail spécialisé des métaux amena au déve .. loppement des corporations distinctes des orfèvres d'argent et d'or, des potiers d'étain, des forgerons, des fondeurs, des fabri ... cants de lames, d'éperons et d'armures ; et l'habileté mani!estée dans la soudure, le martelage, le polissage, le ciselage et le repoussage atteignit un niveau très élevé. Les spécialistes produi ... saient aussi des aiguilles, des ciseaux, des cisailles, des dés à coudre, des fourches, des limts, des outils tranchants pour les constructeurs, des clous, des écrous, des boulons, et des clés à écrous, des horloges et des serrures, et l'on s'efforça d'atteindre une certaine unification. L'invention ùu fil de cuivre remonte au xre siècle et, au xive, l'étirage du fil d'acier était réalisé avec l'énergie hydraulique. Ces techniques spécialisées permirent la fabrication d'objets dont la valeur dépendait d'une finition précise. Le soin apporté aux procédés de finition eux-mêmes donna la possibilité de produire des instruments de précision comme l'astrolabe et l'horloge mécanique. La nécessité reconnue de contrôler la teneur des alliages utilisés aboutit au dévelop­pement de l'essai, qui posa les bases de la chimie quantitative. L'essai familiarisa les métallurgistes avec l'emploi de la balance, et conduisit également au développement d'autres branches spécialisées de la chimie, dont une des plus importantes fut la production des acides minéraux.

Parmi les procédés métallurgiques dont on exigeait, au Moyen Age, un produit d'une finition parfaite, la fonte des cloches et des canons est peut-être la plus intéressante. Le premier exposé de la fonte des cloches nous est donné, en Europe, au début du xn• siècle par Théophile le Prêtre ; et après cette

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époque l'art de fondre le bronze et le cuivre se développa rapi­dement pour donner les bronzes monumentaux des XIIIe et XIve siècles et des œuvres aussi délicates que le portail méridional du baptistère de Florence, par Andrea Pisano en 1330, et les autres portails encore plus merveilleux, dus à Ghiberti, environ un siècle plus tard. On commença à fabriquer de grosses cloches de bronze au XIIIe siècle ; et elles se multiplièrent au XIve. Le grand. problème était de produire des cloches qui sonnent juste. La note d'une cloche dépend des proportions et de la quantité de_ métal utilisé, et, bien qu'on puisse réaliser l'accord définitif en meulant le bord si la note est trop sourde, et en meulant la surface intérieure de la chape si la note est trop élevée, il est nécessaire que le fondeur sache calculer la dimension et les proportions exactes pour donner quelque chose qui approche de la note correcte avant de commencer à coUler la cloche. !:'our cela, chaque fondeur devait avoir son système empirique personnel, par exemple le système selon lequel des cloches donnant des notes séparées par les- intervalles de la tonique, de la tierce, de la quinte, et de l'octave étaient produites tm prévoyant des dia­mètres ayant des rapports de 30, 24, 20 et 15 et des poids variant dans les rapports de 80, 41, 24 et 10 respectivement. La tournure d'esprit scientifique de l'époque apparaît dans la tentative faite par Walter d'Odington (fin xm• ou début XIv•' siècle) pour mettre sur pied un système rationnel suivant lequel chaque cloche pèserait les 9/10 de sa voisine immédiatement supérieure en poids. En pratique ce système était nettement inférieur aux méthodes empiriques utilisées dans la réalité par les fondeurs de cloches.

L'apparition des premières armes à feu en Occident remonte à la première moitié du XIve siècle, mais il semble qu'on en ait fabriqué en Chine environ un ~iècle plus tôt. Auparavant, des progrès considérables avaient été réalisés dans ces deux parties du monde en ce qui concerne d'autres formes d'engins de jet. En Occident, vers la fin du xne siècle, le trébuchet actionné par des contrepoids avait commencé à supplanter les formes anciennes d'engins d'artillerie à tension et à torsion venus des Romains ou des Norois; au début du xive siècle l'arbalète était devenue une armé de grande efficacité, munie d'organes de visée et d'un méca .. nisme de détente, et .J'arc n'était pas moins précis et puissant. L'emploi de la poudre à canon comme force propulsive dans un canon efficace ne fut que le dernier en date d'un certain nombre de perfectionnements, et les armes à feu ne remplacèrent pas immédiatement les autres armes de jet, bien qu'à la fin du

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XIve siècle elles fussent devenues le principal engin d'artillerie. Il se peut que l'on ait fait usage de canons, en Occident, au siège de Berwick en 1319 et que les Anglais s'en soient servis à Crécy en 1346. La description de la flotte française qui devait envahir l'Angleterre en 1338 signale qu'elle avait« un pot de fer à traire garros à feu))' et il est certain que l'on utilisa des canons l'année suivante aux sièges de Cambrai et de Puy-Guillaume en Péri­gord. Il est certain aussi que les Anglais les utilisèrent pour prendre Calais en 1347, et que, selon Froissart, ils-- employèrent 400 canons, probablement de petits mortiers, pour assiéger Saint­Malo en 1378.

Quant aux ingrédients composant la poudre, il semble que les Chinois aient connu le salpêtre antérieurement au 1er siècle av. J.-C. et que c'est également en Chine que la connaissance des propriétés explosives d'un mélange en proportions convenables de salpêtre, de soufre et de charbon de bois ait été mise au point vers l'an 1000 de notre ère. Il est probable qu'en Occident on ait fait usage de mélanges inflammables à la guerre au moins dès le vne siècle, époque où l'on estime que le « feu grégeois », qui était probablement un mélange de chaux vive, de naphte, de poix et de soufre, fut utilisé contre la flotte musulmane au siège de Constantinople en 673. La connaissance de la poudre à canon se répandit en Occident pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, peut-être après avoir été apportée de Chine par les Mongols.

Dans ses Opus Majus et Opus Tertium, Roger Bacon men­tionne une poudre explosive, et déclare qu'on en augmenterait la puissance en l'enfermant dans un instrument fait d'un matériau résistant. La recette de poudre à canon la plus ancienne que l'on connaisse en Occident se trouve dans un manuscrit latin d'envi­ron 1300 du Liber lgnium attribué à un certain Marc le Grec, dont on ne sait rien.

Ayant appris les propriétés explosive et propulsive de la poudre à canon, l'Occident distança rapidement la Chine dans la fabrication des armes. Les premiers canons occidentaux étaient coulés en bronze, semblable à celui qui servait pour les cloches, et- souvent par le même fondeur. Les principaux centres de fabrication étaient les Flandres, 1 'Allemagne et, à un moindre degré, l'Angleterre. La première figure représentant un canon que l'on connaisse en Occident est celle d'un petit vaso ou pol de fer, comme on les appelait, qui se trouve dans un manuscrit d'une œuvre de Gautier de Milemete dédiée à !l:douard III, en 1327 (PL. XI c, face p. 272). Certains des premiers canons étaient aussi constitués de barreaux de fer forgé assemblés .par

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des rubans de fer, mais, au cours de la seconde moitié du XIve siècle, on commença à les faire en fer moulé. Au xve siècle ces canons de fer atteignent des dimensions considérables ; les deux plus grands que 1' on connaisse sont « Mad Meg », fabriqué en 1430 et qui se trouve aujourd'hui à Gand ; il a 502 cm de long, un diamètre de 63 cm et pèse environ 340 kg; l'autre est « Mons Meg ))' qui se trouve au château d'Édimbourg, et a des dimensions plus réduites. Tous ces canons primitifs se chargeaient par la gueule, et tiraient, au début, de gros boulets de pierre, remplacée plus tard par de la fonte. Les projectiles de plomb furent utilisés à partir du xive siècle pour des engins plus petits. On tenta de réaliser le chargement par la culasse de très bonne heure, mais il était impossible d'assurer une finition suffisamment précise des surfaces métalliques ·pour obtenir un verrouillage absolument étanche aux gaz. on introduisit une forme primitive de rayure dans les canons en bronze, et au cours du xve siècle commença de s'établir une unification des canons et des projec­tiles, qui aboutit à la bouche à feu réglementaire répandue par les écoles d'artillerie de Burgos et de Venise au début du xvie siècle.

A cette même époque, la fabrication des canons accomplit un grand progrès grâce à l'institution d'une méthode d'alésage des canons de bronze moulé ou de fer de sorte qu'on pouvait leur donner une finition précise. Les machines à forer le bois étaient connues depuis une époque lointaine et, dès 1496, le mécanicien allemand Philippe Monch avait dessiné le plan détaillé d'une aléseuse à canons actionnée par des chevaux. Léonard de Vinci a également laissé le dessin d'une aléseuse pour le travail des métaux, et Biringuccio en a décrit une, entraînée par une roue hydraulique, qui illustre sa Pirotechnia (1540). Lorsque appa­rurent les canons à alésage précis, une ère nouvelle s'ouvrit dans l'histoire des pièces d'artillerie, qui dura jusqu'au x1xe siècle.

L'expérience acquise dans la production des métaux à la fin du Moyen Age se transmit à d'autres sortes d'exploitation minière et l'ampleur de la demande des produits minéraux en général eut des répercussions frappantes dans les domaines économique, politique et industriel. Au XIve siècle, outre les métaux et le charbon, on observe une exploitation minière à échelle relati­vement importante des sulfates en Hongrie, du sel gemme en Transylvanie, de la calamine et du salpêtre en Pologne, du mercure en Espagne et, au xve siècle, de l'alun en Toscane et dans les !l:tats pontificaux. Le pompage, la ventilation et le herchage dans des veines toujours plus profondes faisaient de cette industrie une entreprise coûteuse que seuls pouvaient lancer

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les financiers pourvus de. capitaux. Aussi voit-on dès 1299 Édouard Jer louer des mines de plomb argentifère du Devonshire aux Frescobaldi, famille de négociants et banquiers florentins, qui, en retour, financèrent les rois Édouard Jer et Il d'Angleterre ainsi que Philippe le Bel en France. Mais l'exemple le plus frap­pant de la fortune et de la puissance acquises dans l'exploitation minière est peut-être celui des Fugger : après d'humbles débuts au XIve siècle, les Fugger avaient tiré de tels capitaux des mines de plomb argentifère de Styrie, du Tyrol et d'Espagne, qu'ils devinrent capables de financer la grosse artillerie et les troupes de mercenaires à l'échelle exigée par un monarque européen comme l'empereur Charles Quint.

Parmi les conséquences industrielles entraînées par la demande croissante de métaux, les plus frappantes sont peut-être les progrès réalisés dans les pompes, et finalement, à la fin du xvue siècle, l'emploi de l'énergie de la vapeur pour pomper l'eau du sous-sol, les expériences réalisées en métallurgie dans l'emploi du charbon de terre pour pallier la pénurie croissante de charbon de bois, et l'effort accompli pour trouver des remplaçants pour des métaux comme l'étain qui, avant la mise en exploitation des mines du Nouveau Monde et d'Extrême-Orient, devenait toujours plus rare. De ces remplaçants, le plus important pour-la science fut le verre qui, à dater du xive siècle, fut fabriqué pour remplacer l'étain dans. les instruments domestiques.

La fabrication du verre était bien connue de l'Antiquité, et, en différentes parties de l'Empire Romain, on fabriquait des récipients d'excellente qualité, des vases, des coupes, des flacons et d'autres ustensiles domestiques en verre souillé; et l'art de graver le verre fut mis au point. Pendant les premiers siècles dU: Moyen Age, une technique perfectionnée dans la fabrication du verre se poursuivait à Byzance, en divers centres arabes, et égale­ment, mais de façon plus obscure, en Occident:. Ce n'est qu'au XIIIe siècle que la verrerie commence à renaître de façon générale en Occident, encore que l'un des meilleurs traités se trouve dans l'ouvrage de Théophile le Prêtre au début du xu• siècle. Le centre le plus célèbre d'Occident était Venise; mais si, à partir du XIIIe siècle, l'industrie du verre fit des progrès considérables en Espagne, en France et en Angleterre, ce n'est qu'au xvie siècle qu'on produisit de la verrerie sur une grande échelle hors d'Italie.

La plus grande partie du verre, au Moyen Age, était souillé (PL. XVII, face p. 448). On fondait ensemble dans un four les matériaux, par exemple le sable, le carbonate de potasse et le minium et, lorsque la pâte s'était assez refroidie pour devenir

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visqueuse, on recueillait une goutte à l'extrémité d'une longue tige et on la faisait tourner, ou on la soufflait pour la travailler avec de grandes pinces, jusqu'au moment où le récipient ou l'objet désiré était formé. On pouvait le réchauffer pour en modifier la forme. Les points essentiels de cette technique étaient la dextérité, la rapidité et le contrôle de la température à laquelle était exposé le verre qui se refroidissait ; de tout cela dépendait sa résistance finale. Pour le verre à glace, le sable devait être exempt d'oxyde de fer et il fallait du carbonate de chaux, du sulfate de soude et du carbure sous telle ou telle forme. Pour fabriquer ce verre laminé, la méthode consistait à souffler une grosse bulle que l'on façonnait en un long cylindre creux suspendu à la plate-forme, sur laquelle se tenait le verrier, pour être en fin de compte fendu, ouvert, et aplati. Cette méthode réduisait la dimension de la feuille de verre.

Au Moyen Age, on emploie surtout le verre pour les fenêtres et les récipients domestiques. Les vitraux d'église apparaissent au début du xiie siècle et le verre peint au xive. Si les récipients de verre dome13tiques ne se répandent guère avant le xvie siècle l'étain et la poterie vernissée étant les matériaux habituels pou; la vaissellerie, le verre devient d'un emploi plus fréquent à partir du XIve siècle. Dès le XIIIe siècle on trouve des allusions à l'emploi du verre dans l'appareillage scientifique : Grosseteste et d'autres mentionnent des expériences d'optique avec un urinal sphérique, et, au début du xv• siècle, les appareils de distillation se font en verre. Comme l'a indiqué Mumford, le développement de la chimie aurait été sérieusement contrarié par l'absence de réci­pients de verre, qui restent neutres au cours de l'expérience, sont transparents, supportent des températures relativement élevées et_s?nt faciles à n~ttoyer et à sceHer. Les instruments d'optique utilisant des lentilles et les sciences qui, après le début du xvne siècle, se développèrent grâce à eux, auraient évidemment été impossibles sans le verre. Les Arabes fabriquaient des lentilles dès le XIe siècle et on trouve des études sur les lentilles chez les grands auteurs d'éCrits sur l'optique en latin au XIIIe siècle. Si le verre d'optique du Moyen Age ne possédait pas la perfection de celui qu'on a produit depuis le xviiie siècle, pour lequel on a utilisé des ingrédients particulièrement purs, il était assez bon pour permettre l'invention des lunettes, à la fin du XIIIe siècle (v. ci-dessous, pp. 208-209).

DanS les autres industries chimiques aussi bien que dans la métallurgie et la verrerie, les artisans du Moyen Age acquirent des connaissances empiriques considérables. Une habileté remar-

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quable se manifeste dans la maîtrise des procédés mis en jeu pour ce qui concerne la poterie, la fabrication des briques et des tuiles, le tannage et la fabrication du savon, dans les méthodes de maltage, d'adjonction de levure, et de fermentation impliquées dans la brasserie, dans la fermentation du vin et la distillation des alcools. La production du sel, obtenu en dissolvant dans l'eau la matière brute en provenance de la mine, en faisant bouillir la saumure et en faisant précipiter les cristaux dans des récipients ouverts, tout cela était déjà connu des Romains, et se pratiqua au Moyen Age en différents endroits, y compris Droitwich et Nantwich en Angleterre. On peut relever aussi la dextérité remarquable qui se manifeste dans la teinture de la laine, de la soie et du lin au moyen de colorants d'origine végétale, comme la guède (pastel), la garance, la gaude (réséda), des lichens, et une teinture rouge tirée de la << greyne n, insecte qui ressemble à la cochenille, et en fixant la teinture avec des mordants dont les plus communs étaient l'alun, la potasse extraite des cendres de bois, le tartre déposé par la fermentation du vin, le sulfate de fer et les (( cineres >> ("<lui étaient peut-être de la barille, ou du carbonate de soude). Les traités portant.sur la préparation des pigments, des colles, des siccatifs et des vernis, écrits entre le vrne et le xvre siècle contiennent une grande variété de recettes donnant des instructions pratiques pour préparer les substances chimiques. Au début du xn• siècle le traité de Théophile le Prêtre mentionne les peintures à l'huile; mais ce n'est pas avant les Van Eyck, au début du xve siècle, que l'on perfectionna les propriétés siccatives des peintures à l'huile au point qu'elles séchaient assez rapide­ment pour que l'on put appliquer plusieurs couleurs en même temps. Les peintres et les enlumineurs du Moyen Age arrivent a préparer une grande variété de couleurs d'origine végétale et minérale, et on ajoutait continuellement de nOuvelles recettes, par exemple celle de l'or mussif, un sulfure d'étain, qui fut découvert aux environs de 1300. L'encre noire ordinaire des manuscrits moyenâgeux était généralement du noir de fumée mélangé à de la colle. L'habileté pratique que l'on acquit dans ces industries contribua à poser les bases de la chimie moderne.

5) Médecine

De tous les arts pratiques du Moyen Age, la médecine est peut-être bien celui où la main et l'esprit, l'expérience et la raison se soient associés pour produire les résultats les plus frappants. Dans les facultés supérieures de théologie, de droit et de médecine

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des universités médiévales, ce n'est qu'en médecine qu'il était possible d'obtenir un entraînement plus poussé dans les sciences naturelles après la graduation, et nombre des pionniers· de la science, depuis Grosseteste au xnre siècle, jusqu'à William Gilbert au xvre, avaient étudié la médecine (v. ci-dessus, pp. 141 et suiv., pp. 159 et suiv.). Des médecins comme Grosseteste, Petrus His pan us et Pietro d' Abano, se fondant sur les œuvres logiques de Galien, d'Ali ibn Ridwan et d'Avicenne, aussi bien que d'Aristote, apportèrent certaines des contributions les plus impor­tantes à la logique de l'induction et de l'expérience qui exercèrent une influence profonde sur la science jusqu'à l'époque de Galilée (v. ci-après, pp. 221 et suiv.). Et il est certain que, dans le domaine de la médecine pratique, les docteurs du Moyen Age apportèrent une solution empirique à certains problèmes importants, et éta­blirent l'attitude scientifique fondamentale qui caractérise la pratique médicale moderne.

Après la décadence de l'Empire Romain, la médecine occi­dentale était en grande partie de la médecine populaire, mais une certaine connais13ance de la médecine grecque se retrouve chez des écrivains comme Cassiodore et Isidore de Séville, et dans les monastères bénédictins. On connaissait des traductions latines de certaines parties d'Hippocrate, de Galien, et de Dioscoride, et la tradition gynécologique de Soran us (ne siècle de notre ère) sur­vivait partiellement dans les ouvrages destinés aux sages-femmes. Un réveil du- savoir médical 'se produit à l'époque carolin­gienne, à Chartres et dans d'autres écoles ; au xe siècle appa­raissent les Leech-Books [Livres du médecin] en Angleterre anglo­saxonne, et au xre les écrits de Hildegarde de Bingen en Allemagne. La véritable renaissance de la médecine occidentale commence au xre siècle où l'école de médecine de Salerne, qui avait progres­sivement pris corps un ou deux siècles auparavant, commence son activité reconnue. Que ce soit à cause de sa population grecque ou juive, ou en raison de ses contacts avec les Arabes de Sicile, toujours est-il qu'avant 1050 Gariopontus emprunte de larges citations à Hippocrate, et que Petroncello a écrit sa Praclica; vers la même époque, Alphanus, archevêque de Salerne, traduit du grec une œuvre physiologique de Nemesius sous le titre de Premnon Fisicon ; et avant 1087 Constantin l'Africain traduit de l'arabe !'Ar! de la médecine et la Thérapeutique de Galien, ainsi que diverses œuvres de Haly Abbas et du médecin juif Isaac Israeli. L'école de Salerne acquit une réputation considérable, et Sudhoff a émis l'hypothèse que ses professeurs étaient des médecin·s praticiens qui enseignaient la médecine par des dissections d'ani-

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maux. Il est certain que I'Anaiomia Ricardi (xne siècle) insistait sur la llécessité ct·e connaître l'anatomie, et que l'Anatomia Parei attribuée à Copho décrivait la dissection publique d'un porc. A la fin du xne siècle Salerne produit le premier grand chirurgien d'Occident, Roger de Salerne, dont Roland de Parme (PL. XVIII, face p. 449) poursuit l'œuvre au début du xm• siècle. C'est de la même époque, à peu près, que date le célèbre Regimen Sanitaiis Salerniianum, qui devait demeurer un des classiques du savoir médical jusqu'au XVIe siècle.

C'est au xne siècle que Montpellier commence aussi à prendre de l'importance comme centre médical, et au XIIIe siècle que les écoles de médecine d'université de Montpellier, de Bologne, de Padoue et de Paris supplantent peu à peu Salerne. Dans ces écoles universitaires, l'enseignement est fondé sur diverses œu­vres de Galien et d'Hippocrate, de docteurs arabes et juifs, dont la traduction en latin fut la principale cause de la renaissance de la médecine occidentale aux xne et XIIIe siècles. De ces ouvrages arabes et juifs, les plus importants sont 1 'encyclopédique Canon de la médecine d'Avicenne, l'œuvre classique d'Isaac Israeli sur les fièvres, et les œuvres de Rhazès qui contiennent des descriptions de maladies comme la petite vérole et la rougeole. Le Maure espagnol Albucasis (x• siècle) fournit le premier et le principal manuel de chirurgie, et les œuvres de Hunayn ibn Ishâq et Haly Abbas sont les sources importantes qui font connaître l'ophtalmologie arabe. D'autres œuvres importantes sont celles du Byzantin Théophile (vu• siècle) sur le pouls et l'urine, dont l'examen était la méthode de diagnostic la plus connue au Moyen Age, et le De Materia Medica de Dioscoride.

Le traitement médical, au Moyen Age, lorsqu 'il ne se réduit pas simplement à la méthode hippocratique de tenir le malade au lit et de laisser la nature suivre son cours, est fondé sur les plantes. Selon la médecine grecque, la théorie physiologique qui servait de base à l'emploi des plantes était que la maladie était due à un déséquilibre entre les quatre humeurs ; aussi adminis­trait-on des médicaments << rafraîchissants » pour compenser l'excès de chaleur chez le malade, des médicaments « séchants )) pour s'opposer à l'humidité excessive, etc. (fig. 19). Les effets supposés de ces médicaments fondés sur cette théorie étaient parfois fantaisistes, mais les docteurs de l'Antiquité, depuis l'époque égyptienne, avaient accumulé des connaissances empi­riques sur les effets d'un nombre considérable de médicaments à base de plantes comme la menthe, la graine d'anis, le fenouil, l'huile de ricin, la scille, le pavot, la jusquiame, la mandragore,

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ainsi que d'un petit. nombre de médicaments d'origine- minérale comme l'alun, le nitre, l'hématite et le sulfate de cuivre. On préparait communément un fumigatoire en brûlant de la corne avec du fumier pour produire du gaz ammoniac. A la liste grecque, les Arabes ajoutèrent certaines herbes originaires de l'Inde telles que le chanvre, le séné, le datura, et des médicaments minéraux comme le camphre, le naphte, le borax, l'antimoine, l'arsenic, le soufre et le mercure. Les médecins occidentaux apportèrent aussi leurs contributions.

Dès le xne siècle, le soi-disant AntidolariumNicolai, ouvrage sur les médicame_nts composé à Salerne avant 1150, recommande l'emploi de la spongia soporifera pour provoquer l'anesthésie, et Michel Scot, qui fit ses études à Salerne, donne pour recette un mélange en parties égales d'opium, de mandragore, et de jus­quiame, pilés et mélangés avec de l'eau. «Quand vous voulez scier ou découper un homme, plongez Ùn chiffon dans ce mélange et appliquez-le à ses narines. )) Les expériences modernes donnent à entendre que cela ne pouvait être un anesthésique très puissant; et-diverses tentatives eurent lieu, au cours du Moyen Age, pour le perfectionner, y compris, au xvie siècle, l'emploi des vapeurs d'alcool. L'extraction des principes actifs des herbes au moyen de l'alcool pour donner ce que l'on entend aujourd'hui par une teinture, a été découverte par Arnaud de Villeneuve (vers 1235-1311). Les minéraux comme l'oxyde arsénieux, les sels d'anti­moine et de mercure étaient régulièrement utilisés par les méde­cins de Bologne, Hugues (mort vers 1252-58) et Théodoric Borgognoni (1205-98), ainsi que par Arnaud de Villeneuve et d'autres. Diverses maladies de peau avaient pour remèdes parti­culièrement populaires des onguents au mercure, dont on remar­quait l'effet sur la salivation.

Mais c'est dans l'observation des effets des différentes mala­dies, cette autre branche de la médecine, que se révèle sous un heureux jour l'empirisme de l'esprit médiéval. Les médecins grecs et arabes avaient authentifié et décrit un grand nombre de maladies, et à cet ensemble de connaissances vinrent s'ajouter, entre autres additions, les consilia rédigés, ou études cliniques qui devinrent fréquentes à partir de Taddeo Alderotti, de Bologne, au XIIIe siècle. Cette pratique de rédiger des consilia fait partie du mouvement général qui tend à l'exactitude dans la présen­tation des témoignages en théologie autant que dans les sciences profanes, et ·elle aboutit parfois à un excès d'insistance sur la forme logique aux dépens de l'observation, lorsque, par exemple, les consilia étaient préparés et les conseils médicaux fournis

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d'après des déclarations de malades non soumis à l'examen. Lorsqu'elle était convenablement utilisée et fondée sur des examens cliniques personnels, ainsi que c'était le cas de médecins comme Alderotti et Arnaud de Villeneuve au xrne siècle, de Bernard de Gordon et de Gentile da Foligno au XIv•, et de Ugo Benzi au xve, cette pratique aboutit à d'excellentes descriptions des symptômes et de l'évolution des maladies, telles que la peste bubonique et pneumonique, la diphtérie, la lèpre, la phtisie, la rage, le diabète, la goutte, le cancer, l'épilepsie, une maladie de peau connue sous le nom de scabies grossa ou scabies variola, que certains historiens ont identifié avec la syphilis, la maladie de la pierre; et de nombreuses interventions chirurgicales. Un grand nombre de ces consilia ont été imprimés à la fin des xve et xvie siècles. Ils sont à l'origine de nos ouvrages d'études cliniques modernes.

La limite principale des médecins du Moyen Age n'était pas, en vérité, leur impuissance à diagnostiquer les maladies, mais leur incapacité à les guérir. Ils n'avaient que fort peu de lumières sur la physiologie normale ou morbide, ou sur les causes de la plupart des maladies ; de plus, ils étaient souvent égarés par l'habitude, héritée de la philosophie d'Aristote, de considérer chaque symptôme particulier, et même les blessures, comme des manifestations d'une « forme spécifique )) distincte.

On peut se faire une idée du niveau des connaissances médi­cales au xive siècle d'après les opuscules écrits par les médecins au moment de la Peste Noire. Cette- épidémie semble avoir com­mencé en Inde vers 1332, où un médecin arabe en a fait le récit, et s'être propagée vers l'ouest, atteignant Constantinople, Naples et Gênes vers 1347. Elle parvint à son point culminant dans le bassin méditerranéen en 1348, dans le Nord en 1349, et en Russie en 1352. C'est alors qu'elle s'éteignit, mais des pestes de moindre envergure continuèrent à se reproduire en Occident à intervalles assez rapprochés jusqu'à la fin du xive siècle et de façon moins fréquente au cours des trois siècles suivants. Plus de vingt mémoires écrits à différents endroits pendant les années de la Peste Noire montrent les caractéristiques qui se retrouvent communément dans la médecine de la fin du Moyen Age : une approche méthodique des problèmes des symptômes, de l'évolu­tion, des causes, de la contagion, de la prévention et du traite­ment, où l'on voit une combinaison de réflexion intense fondée sur des causes qui ne sont plus admises au xxe siècle et d'idées très saines sur lesquelles se fondaient des mesures pratiques et efficaces. On y reconnaissait en général l'origine orientale de

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l'épidémie, et certains de ces ouvrages contiennent d'abondantes descriptions des symptômes, notamment l'opuscule écrit par Gentile da Foligno à la requête de l'Université de Pérouse en 1348, et la Chirurgia Magna écrite en 1360 par Guy de Chauhac, élèv~ éminent de Montpellier et de Bologne, et médecin du pape à Avignon. Ces symptômes comprenaient la fièvre, une doul.eur dans la poitrine ou le flanc, de la toux, l'essoufilement e~ _l'accélération du pouls, des vomissements de sang, et l'appa­nbon de bubons aux aines, aux aisselles ou derrière les oreîlles. On savai: distinguer la peste bubonique et la peste pneumonique. Comme signes avant-coureurs de l'attaque de la maladie, certains ouvrages mentionnent la pâleur et une expression d'inquiétude, une amertume dans la bouche, l'assombrissement du teint chez les personnes au visage rouge, et un picotement de la peau à l'emplacement des abcès naissants qui provoquaient de forts élancements lors des accès de toux.

Quant aux causes naturelles de l'épidémie, on prêtait une attention co~sidérable aux influences astrologiques, et on tentait de prédire les pestes futures d'après les conjonctions planétaires. Ces causes lointaines, supposait-on, agissaient par l'intermédiaire de causes rapprochées, et, en particulier, occasionnaient la corruption de l'air, hien que l'on mentionnât aussi d'autres causes de corruption, comme les exhalaisons des tremblements de terre de 1347, et l'état anormal et très humide du temps. Tandis que l'on notait les signes météorologiques et astrologiques comme indications du début de la peste, certains auteurs au contraire insistaient sur l'absence totale de relation entre les uns et les autres et les épidémies.

Pour la prévention, on peut observer une incertitude consi­dérable : la plupart des médecins conseillaient la fuite comme seule précaution sûre, et, si cela était impossible, telle ou telle forme de protection contre l'air corrompu : éviter les lieux humides, brûler du bois aromatique dans les maisons, s'abstenir d'exercices violents, qui attirent l'air dans le corps, et des bains chauds qui ouvrent les pores de la peau. Puisque les vapeurs corrompues passaient pour causer la peste en agissant comme poison dans le corps, une des méthodes pour s'en garantir était de prendre divers antidotes contre le poison, par exemple de la thériaque, du mithridate ou de l'émeraude pulvérisée. La saignée pour réduire la chaleur naturelle du corps était également recom­mandée. Les méthodes de traitement ordinaires consistaient à saigner, pour extraire le poison, à administrer des purgatifs, à inciser ou cautériser le§i }m}Jons ou à y appliquer des emplâtres

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puissamment attirants. On prenait aussi grand soin de soutenjr le cœur.

Si les médecins qui eurent à traiter la Grande Peste étaient à bien des égards médiocrement équipés pour cette tâche, leur expérience les fit réfléchir sérieusement à des problèmes jamais abordés précédemment. Comme l'exprime Jean de Bourgogne dans un passage de son Trailé sur la maladie épidémique écrit vers 1365, et d'après la traduction du texte latin édité par Mlle A. M. Campbell dans son ouvrage sur The Black Death and Men of Learning [La Grande Peste et les hommes de science, 1931, p. 122] :

Partout dans le monde entier, les maîtres modernes sont plus expé~ rimentés dans les maladies pestilentielles épidémiques que tous les docteurs de l'art médical et toutes les autorités depuis Hippocrate, si nombreux qu'ils puissent être. Car ... nul d'entre eux n'a vu une épidémie aussi générale et prolongée, et ils n'ont pas mis leurs efforts à l'épreuve d'une longue e;x:périence, mais les opinions et les traitements présentés par la plupart d'entre eux au sujet des épidémies sOnt des emprunts aux déclarations d'Hippocrate. C'est pourquoi les maîtres d'aujourd'hui ont eu une plus grande expérience en ces maladies que tous ce_ux qui nous ont précédés, et il est vrai de· dire que de l'expérience vient le savOir. -

Les idées nouvelles les plus frappantes qu'avancent les méde­cins de la Grande Peste concernent la méthode de transmission de la maladie par contagion. De cela, les Grecs semblent n'avoir guère eu idée, car ils attribuaient toutes les épidémies à une cause générale unique, les miasmes. Au Moyen Age, l'idée que des maladies spécifiques pouvaient se gagner par contagion ou infection, se trouve d'abord mise en œuvre à l'égard de la lèpre, puis, au xrue siècle, on l'applique à d'autres maladies comme l'érysipèle, la petite vérole, l'influenza, la diphtérie et la fièvre typhoïde. Une maladie nerveuse, la danse de Saint-Guy, qui se répandit dans les pays germaniques à la fin du XIve et au xve siècle fut aussi reconnue comme contagieuse. La ségrégation des lépreux avait pour origine l'isolement rituel décrit dans la Bible, et se pratiqua dans le monde chrétien au moins dès le ve siècle. La lèpre était enCore une menace sérieuse au xue siècle où elle semble avoir pris une certaine ampleur, et l'on raconte qu'en France, au moins une personne sur 200 en était atteinte ; mais, après la fin du xnie siècle, le mal commença à décliner. Les médecins apprirent à en reconnaître les symptômes de façon plus exacte; au milieu du xnre siècle, Gilbert l'Anglais décrit l'insensibilisation locale de la peau qui est l'un des signes les

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plus sûrs du diagnostic, et, un siècle plus tard, Guy de Chauliac attire l'attention sur l'état excessivement graisseux de la peau. Les méthodes de diagnostic et d'isolement furent si efficaces qu'au xvre siècle l'Europe était presque exempte de la lèpre, et l'on prenait des mesures préventives analogues à l'encontre d'autres maladies infectieuses.

Parmi les opuscules écrits pendant la Grande Peste, il en est deux, composés par des Maures espagnols, qui contiennent les jugements les plus remarquables au sujet de l'infection. Ibn Khatima d'Alméria signale que les gens qui entraient en contact avec des personnes atteintes de la peste avaient tendance à contracter les mêmes symptômes que les malades, et Ibn al-Khatib de Grenade affirme que l'infection pouvait se produire par les vêtements et les objets domestiques, par les navires en provenance d'un endroit contaminé, et par des personnes qui portaient la maladie tout en étant elles-mêmes indemnes. A peine moins remarquable est le consilium sur la peste, d'une date légè~ rement antérieure, dû à Gentile da Foligno, qui emploie les termes« semences (semina) de maladie >l (que l'on trouve aussi dans des œuvres de Galien et d'Haly Abbas} qui représentent ce que l'on appellerait aujourd'hui des microbes, et reliquae pour les traces infectieuses laissées par les malades. Certaines formes d\nfection suggérées par les médecins de la Grande Peste parais~ sent assez étranges au xxe siècle : l'une d'elles, par exemple, est fondée sur la théorie optique de la «multiplication des espèces >>, et, selon elle, la peste pouvait se contracter par le regard des yeux d'un malade. Lorsque celui-ci était à l'agonie, les ((espèces >J

infectieuses étaient expulsées du cerveau par les nerfs optiques concaves. Mais, bien longtemps avant qu'on ait convenablement compris la théorie microbienne de la maladie, les médecins en avaient suffisamment appris sur la contagion pour conseiller les gouvernements sur les précautions à prendre.

La première commission d'hygiène publique fut organisée en 1343 à Venise, et en 1348 Lucques, Florence, Pérouse, Pistoia et d'autres villes édictèrent des lois pour interdire l'entrée des personnes ou de marchandises contaminées. Les premiers efforts systématiques pour isoler les porteurs de germes de peste datent des règlements édictés par Raguse en Dalmatie, Avignon et Milan à la même époque. En 1377, Raguse publie une nouvelle loi ordonnant l'isolement de tous les voyageurs venant des régions contaminées pendant 30 jours (appelé trentina) et Marseille en 1383 étend cette période à 40 jours pour les navires entrant dans le port, instituant ainsi la quarantaine. Venise ouvre un

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hôpital de quarantaine, et met en vigueur des règlements sur l'aération des maisons contaminées, le lavage et l'exposition au soleil de la literie, le contrôle des animaux domestiques et d'autres questions d'hygiène. L'hygiène militaire avait attiré l'attention depuis les premières croisades où les pertes avaient été lourdes en· raison de l'ignorance de l'hygiène élémentaire, et, au XIIIe siècle, divers ouvrages insistaient sur les précautions à prendre parmi les soldats et les groupes importants de pèlerins. Les plus remarquables étaient un ouvrage écrit par Adam de Crémone pour l'empereur Frédéric II, un court traité d'hygiène militaire par Arnaud de Villeneuve, et le Régime du Corps d'Aldo­brandino de Sienne. Les règlements de Venise marquent le début de l'intérêt porté par les municipalités aux questions d'hygiène.

Mais c'est en ophtalmologie que le Moyen Age accomplit certains progrès sensationnels. On connaissait depuis l'Antiquité des opérations comme celle de la cataracte, et les Arabes avaient acquis une maîtrise remarquable dans le traitement des maladies des yeux, faisant usage de pommades à base de zinc, et réalisant des opérations difficiles comme l'ablation d'un cristallin opaque. L'ouvrage latin le plus populaire d'ophtalmologie était -l'œuvre d'un Juif du XIIe siècle, Benvenutus Grassus, et était fondé sur des sources orientales. Au XIIIe siècle, Petrus Hispanus décrivait en grand détail différents états de la cataracte et faisait une descrip­tion de l'opération avec des aiguilles d'or.

Le progrès le plus marquant qu'ait accompli l'Occident est l'invention des lunettes. La faiblesse de la vue, et en particulier la difficulté éprouvée à lire le soir, étaient une gêne sérieuse ainsi qu'en témoigne le nombre de baumes et de lotions prescrit~ comme remèdes ; mais, si les lentilles étaient connues depuis quelques siècles tant en Italie qu'en Occident, ce n'est qu'à la fin du XIIIe siècle que l'on trouve des preuves de l'emploi de verres convexes pour compenser la presbytie. Roger Bacon l'avait proposé dans son Opus Ma jus en 1266-67. La tradition associe l'invention des lunettes véritables aux noms de certains Domi­nicains de l'Italie septentrionale, mais il est plus probable que les premières lunettes furent l'œuvre d'un inventeur inconnu, peu après 1286, et que cette invention fut rendue publique par un moine, Alessandro della Spina, de Pise, qui en vit fabriquer, et construisit ensuite les siennes. La fabrication des lunettes est de bonne heure liée à l'industrie vénitienne du verre et du cristal, et, en réalité, les lunettes étaient parfois faites de cristal ou beryllus~ La plus ancienne apparition connue d'un terme désignant les lunettes se trouve dans les règlements complémentaires de la

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corporation des ouvriers vénitiens du cristal, en 1300, qui font allusion à des roidi da ogli (((disques pour les yeux l>); et l'année suivante il est fait mention de la fabrication de viireos ab oculis ad legendum (((verres oculaires pour la lecture>>). En 1300 également, il est question de lapides ad legendum, qui semblent être des' loupes. Un peu plus tard, on trouve de nouvelles allusions dans d'autres documents italiens ; par exemple, en 1322, un évêque florentin (cité par E. Rosen dans un article du Journal of the History of Medicine, 1956, vol. II, p. 204) lègue en héritage« une paire de lunettes, à monture de vermeil >>. On a cru jadis qu'une déclaration de Bernard de Gordon, en 1303, se rapportait à des lunettes, mais la première allusion médicale absolument certaine est de beaucoup postérieure : c'est en 1363 que Guy de Chauliac, en effet, prescrit comme remède le port de lunettes, après l'échec des onguents et des lotions. Aeette époque l'emploi des lunettes était en fait devenu assez répandu et Pétrarque (1304-1374), par exemple, écrit dans ses Lettres d la postérité autobiographiques :

J'ai eu longtemps une vue perçante, mais, contrairement à mes espérances, elle· m'a abandonné lorsque j'ai dépassé la soixantaine, de sorte qu'à ma grande contrariété, j'ai dû recourir à l'aide des lunettes.

Ces premières lunettes étaient-toutes, semble-t-il, munies de verres convexes ; nous savons que c'est au xvie siècle seulement que l'on a utilisé les verres concaves pour remédier à la myopie. Du monde chrétien, les lunettes gagnèrent l'Islam et la Chine.

En ce qui concerne la chirurgie, les progrès commencent en Occident, avec la Praciica Chirurgica de Roger de Salerne- (fin du xne siècle). Celui-ci semble avoir subi davantage l'influence de médecins byzantins, comme Aëtius et Alexandre de Tralles (vie siècle) et Paul d'Égine (vue siècle) que par les Arabes. Il manifeste une grande acuité d'observation, et une solide expé­rience clinique. Il brise et remet des os mal joints, traite l'hémor­ragie au moyen de styptiques et de ligatures, utilise une méthode efficace de bandage et décrit une technique remarquable d'opéra­tion de la hernie. Son successeur Roland de Parme (xnie siècle) témoigne d'une habileté particulière en ce qui concerne les blessures à la tête, et décrit comment utiliser le trépan et lever les enfoncements. Dans la plus grande partie de leur œuvre, ces deux médecins étaient des (( chirurgiens de blessure D, et, en traitant ces plaies, ils suivaient l'avis de Galien et favorisaient la suppuration au moyen d'onguents gras.

Ce traitement des blessures rencontra au xnie siècle l'oppo­sition de deux chirurgiens du Nord de l'Italie, Hugues et Théo-

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doric Borgognoni, et, au début du XIv• siècle, celle du Français Henri de Mondeville qui, comme les précédents, avait fait ses études à Bologne. Ils déclaraient qu'il n'était pas seulement superflu, mais aussi dangereux de faire naître le pus,. et qu'il fallait seulement laver la plaie avec du vin, en rapprocher les lèvres avec des points de suture, puis laisser la nature assurer la guérison. Un autre chirurgien italien du XI ne siècle, Bruno de Longoburgo, répéta cette nécessité de maintenir les blessures sèches et propres et parlait de guérison « pa:r première et seconde intention». D'autres progrès sont également dus à l'Italien Lan· franc de Milan, auteur de la Chirurgia Magna (1296) où il déclare qù'il faut recoudre ensemble les extrémités des nerfs coupés, et au Flamand Jan Yperman (mort vers 1330), chirurgien militaire comme Mondeville, qui décrit de nombreux cas différents tirés de son expérience personnelle et insiste sur l'importance de

-'l'anesthésie. Mondeville~ pour sa part, a inventé un instrument destiné à extraire les flèches, et il retirait de la chair les morceaux: de fer au moyen d'un aimant. Les progrès se poursuivent dans ces directions pendant tout le xive et le xve siècle, mais, au milieu du XIve siècle, Guy de Chauliac abandonne malheureusement le traitement antiseptique des blessures, et, sous l'influence de ·ses écrits, les chirurgiens revinrent aux onguents et aux suppurations de Galien.

Si la chirurgie médicale s'intéressait surtout aux blessures et aux fractures, on reconnaissait la nécessité d'un traitement chirurgical pour certains autres maux et,. dans certaines opéra­tions, on acquit une habileté remarquable. L'opération de la pierre et la césarienne étaient connues depuis l'Antiquité clas­sique, et les Arabes avaient mis au point des instruments de chirurgie spécialisés, scalpels, aiguilles et fil, scies, seringues auri­culaires, leviers et forceps de toute sorte. Dès le milieu du xm• siècle, Gilbert l'Anglais, recteur de Montpellier en 1250, reconnaissait l'importance du traitement chirurgical du cancer, et, à .la fin du xm• siècle, le chirurgien italien, Guillaume de Saliceto, décrivait le traitement· de l'hydrocéphalie infantile par ponction du liquide grâce à un petit orifice ménagé dans le crâne au moyen d'un cautère. Au début du XIv• siècle, Mondeville décrit la guérison des blessures à l'intestin par la méthode anti­septique,- et insiste sur la nécessité de ligaturer les artères en cas d'amputation. Mondino donne d'excellentes descriptions d'opéra­tions de hernies avec et sans castration ; mais la difficulté de l'opération nous est montrée par la préférence que manifeste Bernard de Gordon pour le bandage herniaire dont il donne la

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p~emière desc~ption moderne. Gentile da Foligno observe qu'il n ~xist~ pas d çmvrage ancien sur la rupture de la paroi abdo­mmale mterne, pour laquelle médecins et chirurgiens devaient se fier à leur propre expérience. Dans sa Chirurgia Magna, de 1360, Guy de Chauliac se révèle chirurgien habile et observateur excellent, et son traité demeurera un ouvrage classique jusqu'à l'époque d'Ambr_oise Paré, au xvie siècle. Il se sert de la spongia sopo~tfera et fait preuve d'une adresse particulière pour les her?Ies et_ les fractures, remarquant l'échappement du liquide cérebro-spinal dans les fractures du crâne et l'effet de la pres­sion sur la respiration ; il étire les membres fracturés avec des poulies et des poids. Un chirurgien anglais contemporain, John A;d~rne (1307-77), qui a décrit la Grande Peste en Angleterre, decnt une seringue nouvelle et d'autres instruments utilisés dans le traitement de la fistule; son compatriote John Mirfeld (mort en 1407) décrit un tor nell us destiné -à réduire certaines dislocations. En Italie au xve siècle, les Branca utilisent la chirurgie esthétique pour réparer le nez, les lèvres et les oreilles, selon une technique suggérée par le médecin romain Celse. Pour le nez, une bride de peau était empruntée à la partie supérieure du bras à laquelle une extrémité de la greffe restait attachée jusqu'à ce que celle-ci fût solidement attachée au nez. La chirurgie esthétique est de même pratiquée par le chirurgien militaire allemand Heinrich von Pfolspeundt à qui l'on doit aussi des descriptions de blessures par armes à feu (1460) ; un autre chirurgien militaire allemand, Hans Gersdorff, décrrt en 1517 certains appareils mécaniques compliqués pour le traitement des fractures et des dislocations.

Le Moyen Age vit aussi des progrès dans une branche parti· culière de la chirurgie, la dentisterie. Les médecins byzantins et arabes reconnaissaient les caries, soignaient et << plombaient » les dents gâtées et pratiquaient les extractions. Le chirurgien anglais John de Gaddesden (mort en 1361) décrit un nouvel instrument d'extraction dentaire. Guy de Chauliac prescrit une poudre à base d'os de seiche et d'autres substances pour le nettoyage des dents, et décrit le remplacement des dents disparues par des morceaux d'os de bœuf ou des dents humaines attachés par des fils d'or aux dents saines. Des auteurs moyenâgeux ultérieurs décrivent l'enlèvement des parties gâtées à la lime ou à la fraise et l'obturation de la cavité avec de l'or en feuille.

Cette activité dans le domaine chirurgical pendant la fin du Moyen Age concentra l'attention sur la nécessité d'étudier l'ana .. toruie, et on voit tous les grands chirurgiens, à partir du x.ne siècle reconnaître qu'il était impossible de faire de bonne chirurgie et

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même de bonne médecine sans connaissance de l'anatomie (v. ci-dessus, pp. 148-152). Depuis de nombreuses années l'Église interdisait aux clercs de_ répandre le sang et par conséquent de pratiquer la chirurgie; c'est pourquoi celle-ci ne fut jamais reconnue en tant que discipline dans les universités médiévales comme l'était la médecine. Cela signifiait que, s'il recevait quel­ques notions d'anatomie, l'étudiant en médecine devait chercher ses véritables connaissances en anatomie, de même qu'en chi­rurgie, en travaillant avec un chirurgien praticien, suivant le conseil de Mondeville. Le résultat de cette exclusion de la chi­rurgie des universités, en particulier en France et en Angleterre, était que la chirurgie était parfois reléguée au rang de métier manuel appartenant aux barbiers itinérants qui opéraient de la pierre, de la hernie ou de la cataracte et n'avaient d'autre pratique que leur apprentissage auprès d'un barbier. Ce n'est qu'en Italie que la chirurgie était en faveur dans les universités ; à Bologne en particulier on pratiquait l'autopsie pour déceler la cause de la mort, et pendant la Grande Peste, pour découvrir les effets de cette maladie. Au xve siècle, la plupart des grands chirurgiens étaient Italiens, et c'est en Italie que--l'étude de l'anatomie commença à accomplir des progrès rapides à dater de la fin de ce siècle (v. plus bas, pp. 470 et suiv.).

Une des institutions médiévales qui contribua grandement au traitement des malades autant qu'à accroître les connaissanceS fournies par l'observation des traitements médicaux et chirur­gicaux était l'hôpital. Dans l'Antiquité, les médecins grecs soignaient leurs patients chez eux et il existait des temples d'Esculape où les malades se rassemblaient pour y recevoir des soins ; les Romains avaient construit des hôpitaux militaires et les Juifs avaient organisé des maisons pour les nécessiteux. La fondation de nombreuses institutions charitables pour le soula­gement des pauvres et le traitement des malades est un produit de la civilisation chrétienne. C'est à l'empereur Constantin que l'on attribue le premier hôpital de ce genre, dont le nombre fut très grand à Byzance, l'un d'eux en particulier, fondé au XI6 siècle, ayant un total de 50 lits répartis en services séparés pour les diverses catégories de malades, et chaque service com­portant deux médecins ainsi que d'autre personnel. On retrouve l'imitation de ces ~ôpitaux byzantins chez les Arabes qui, dès le x• siècle, disposaient d'un hôpital avec 24 médecins à Bagdad. Au xnre sièèle il existe au Caire un hôpital divisé en quatre ailes assignées respectivement aux malades atteints de fièvres, d'affec­tions des yeux, de blessures et de diarrhée ; il y avait aussi une aile

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sé~arée ~our les fem~es, et chaque service était équipé pour la prepa_ratiOn des remedes, et alimenté par l'eau courante d'une fontame.

~n Occident: la plupart des monastères possédaient des infir­m~n.es et des a.slles, et les hôpitaux furent fondés par des ordres speciaux de freres hospitaliers comme l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et les frères du Saint-Esprit. Un grand nombre étaient des léprose~ies ; les c~oi~ades ava~e~t donné une grande impulsion à_la fondab_on ?es h?pitaux, mais Il se peut que ces expéditions aient contnbue à repandre la lèpre. Lors de la fondation de l'hôp,it~l Saint-Barthélèmy à Londres en 1123, il existait déjà 18hopitaux en. Angleterre. En 1215, à la fondation de l'hôpital Saint-Thomas, Il y en avait environ 170. Au XIIIe siècle 240 nou­veaux hôpitaux furent ouverts ; au xrve siècle 248 et au xve siècle 91. On assiste à la -~ême activité en d'autr~s pays. E~ 1145, les Frères. ~u Saint-Esprit fondent à Montpellier un hopital qm devmt celebre, et, à partir du début du xiire siècle sous l'impulsion du pape Innocent III on voit s'ouvrir de~ hôpitaux du Saint-Esprit dans presque 'toutes les villes de la· chrétienté. En 1225, le roi de France Louis VIII fait don de 100 so~s.à chacune des 2 ?OO léproseries situées dans son royaume. Ces hopitaux du XIIIe Siècle comportent généralement un seul étage, de vastes salles au sol carrelé -munies de grandes baies · les lits sont placés dans des cellules sé~arées ; il y a un approvislon­:r;tement en e~u. abondant et des dispositifs d'évacuation par e~outs. Les hopitaux antérieurs s'occupaient surtout de l'entre­he~ des malad.es e_t d~s infirmes, plutôt que de leur traitement, mais ~ans les msb~utwns ultérieures on séparait les différentes maladies. et o? ~ssiste à l'apparition de traitements spécialisés.

C;rtams ~o~1taux du Moyen Age avaient ceci de remarquable que 1 on 1 faisait e~ort ,pour comprendre et soigner les déments, et que 1 on essayait d y donner un traitement aux désordres mentaux. Dès l~ viie siècle Paul d'Égine exposait longuement les causes et le traitement de la « melancholia >> et de la << mania )). En 1203, on recevait des furiosi frenetici dans un hôpital rattaché à la c?t.hé?rale du Mans, et, par la suite, on voit certains hôpitaux se spema~Iser dans les maladies mentales, comme l'hôpital Royal de Bethlehem, ou Bedlam, à Lon,dres, à la fin du XIIIe siècle. On attribue les troubles mentaux à trois sOrtes de causes : physique, comme dans la rage et l'alcoolisme; mentale, comme dans la «.mela~choli_a »et l'aphasie; et spirituelle, comme dans la posses­sion demomaque. Le traitement se divise de même en trois classes, et, dans chaque cas, la méthode adoptée pour essayer de

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guérir le malade consiste, sous sa forme la plus évoluée, à tenter de faire percevoir à sa conscience rationnelle la cause de son mal. Mais il ne faudrait pas exagérer l'efficacité de la « médecine mentale » au Moyen Age; il est hors de doute qu'à l'égard des malades mentaux l'attitude qui n'était que trop fréquente était une vaine incompréhension, associée à la brutalité et à un pieux; désespoir. En 1671 encore, dans son manuel intitulé La physique divisée en trois tomes, René Bary nous dit que les malades mani ... lestent surtout leur folie à la pleine lune, qu'à l'église de Nazareth de Londres les Anglais battent les déments le 14• jour de la lune, et que les Mathurins de la Beausse, qui font de même, désha· billent les fous, les pincent, et les recommandent à Dieu. Il est peu douteux que trop souvent le médecin médiéval était aussi loin que cela de l'analyse scientifique et compatissante des dérangements psychologiques pratiquée par le contemporain de Bary, qui fut un pionnier de la psychiatrie moderne, Thomas Sydenham.

Dans son ensemble, la médecine médiévale est donc un pro .. duit remarquable de cette intelligence empirique qui se manifeste de façon générale dans la technique occidentale au Moyen Age. Les connaissances et les traitements médicaux, de lll_ême que les autres techniques et les autres procédés qui ont pris naissance, donnent à l'homme d'Occident le pouvoir de dominer la nature et d'améliorer les conditions de sa propre existence à un point qu'aucune société antérieure n'a connu. Derrière cet esprit d'invention se cache sans doute le motif d'une nécessité physique et économique ; mais, comme Lynn White l'a fait remarquer dans un- article paru dans Speculum en 1940, (( cette <( nécessité >> est inhérente dans toute société, et pourtant elle n'a trouvé son expression inventive qu'en Occident >J. La nécessité ne peut être un mobile que lorsqu'elle est reconnue, et, parmi les raisons les plus importantes de sa· reconnaissance en Occident, il faut inclure la tradition activiste de la théologie occidentale. En affirmant la valeur et la responsabilité infinies de chaque personne, cette théologie imposait une valeur au soin de chaque âme immortelle, et par conséquent au soulagement charitable de la souffrance physique, donnait de la dignité au travail et un motif d'inno­vation. L'esprit d'invention qui en résulte a engendré l'habileté pratique et la souplesse d'esprit, visibles dans la solution des problèmes techniques, et dont la science moderne est l'héritière.

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CHAPITRE V

LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE ET LES PROGRÈS DE LA PHYSIQUE

A LA FIN DU MOYEN AGE

l) La méthode scientifique des derniers scolastiques

L'activité intellectuelle et manuelle qui s'est manifestée dans J'accumulation de faits scientifiques et le développement de la technologie réalisés au cours deS xrne et xive siècles se révèle également dans les critiques purement théoriques de la conception de la science et des principes fondamentaux élaborée par Aristote, qui se firent jour à la même époque et aboutirent plus tard au rejet de tout son système. Une bonne part de cette critique a pris corps à l'intérieur même du système scientifique d'Aristote, et on peut considérer Aristote comme une sorte de héros de tragédie arpentant la scène de la science médiévale. De Grosseteste à Galilée, il occupe le centre du plateau, séduisant les esprits par la promesse ensorceleuse de ses conceptions, excitant leurs passions et les divisant, et, à la fin, les forçant à se tourner contre lui à mesure que les conséquences réelles de son entreprise se révèlent peu à peu sous leur vrai jour ; et cependant, des profondeurs de son propre système, il leur fournit une grande partie des armes qui servent à l'attaquer.

Les plus importantes de ces armes résultent du développement des idées concernant la méthode scientifique, et, en particulier, l'induction et l'expérience, et le rôle des mathématiques dans l'explication des phénomènes physiques - cat elles ont progres­sivement conduit à une conception entièrement différente du genre ·de questions à poser dans , les sciences de la nature, le genre de questions, en fait, auxquelles les méthodes expérimentale et mathématique étaient en mesure de fournir une réponse. Le domaine où cette nouvelle sorte de questions allait produire ses

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effets les plus importants à partir du milieu du xvr• siècle est celui f de la dynamique et/ce sont précisément les idées d'Aristote sur

l'espace et le mouvement qui furent l'objet de la critique la plus radicale à la fin du Moyen Age. Cette critique scolastique a eu pour résultat de saper les bases de tout son système de physique (à l'exception de la biologie) et ainsi d'ouvrir la voie au système nouveau élaboré par les méthodes expérimentale et mathéma­tique. A la fin de la période médiévale, les mathématiques reçoivent une nouvelle impulsion grâce à la traduction de certains

l textes grecs antérieurement inconnus. Il faut toujours se rappeler, en lisant les textes scientifiques du

Moyen Age, que ceux-ci furent composés, tout comme un article scientifique moderne est composé, dans-le contexte d'une manière acceptée de discussion, et d'un nœud donné de problèmes. Le contexte académique des discussions de logique et de méthode; de mathématiques et de sciences de la nature, était en premier lieu le cours des facultés d'arts, et les étudiants qui poursuivaient leurs études en médecine recevaient des notions plus étendues dans certaines branches scientifiques. Le genre normal de discus­sion avait la forme d'un commentaire dont le développement aboutit, au xive siècle, à la méthode consistant à proposer et à discuter des problèmes spécifiques, ou quaesliones (v. plus haut, pp. 12, 128, 159-60, 200). Le lecteur moderne peut bien être déconcerté par un commentaire ou un traité qui reprend la discussion d'un problème au milieu et suppose, non seulement la connaissance de l'arrière-plan, mais encore le caractère approprié de la manière et des méthodes de proposer une solution. Certai­nement, les écrits scientifiques du Moyen Age ne sont pas toujours explicites en soi, ni de lecture facile. Nombre d'entre eux semblent presque être particulièrement destinés à fourvoyer le lecteur du xxe siècle. Et nous ne manquerons pas de nous laisser égarer si nous ne nous rendons pas compte que le commentaire n'était pas simplement un exposé du texte d'Aristote ou d'une autre cc autorité », mais qu'il était (et les quaesliones l'étaient plus encore) la manière de présenter des critiques et de proposer des résultats et des solutions originaux. Et nous nous égarerons égale­ment si nous traduisons les parti~s d'allure moderne de ces solu­tions originales en termes du xxe siècle, et si nous négligeons le contexte de conjectures et de conceptions dans lequel on les proposait, et les questions véritables auxquelles elles étaient offertes en réponses. Le fait que tant de questions des sciences médiévales (et antiques) empiètent sur des questions similaires situées dans le contexte des sciences modernes peut se présenter

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comme le plus grand obstacle à la compréhension historique. La grande idée qu'a retrouvée le xne siècle et qlii a rendu l

possible le développement immédiat de la science à partir de cette époque, était l'idée de l'explication rationnelle, sur le modèle de la démonstration formelle ou géométrique; c'est-à-dire l'idée qu'un fait particulier s'explique quand on peut le déduire d'un principe plus général. Cela avait pris corps grâce à la récupération progressive de la logique d'Aristote et des mathématiques grec­ques et arabes. En fait, cette idée de la démonstration géomé­trique avait été la grande découverte des Grecs dans l'histoire des sciences, et avait servi de base, non seulement à leur apport considérable dans le domaine propre des mathématiques, et dans les sciences physiques comme l'astronomie et l'optique géomé­trique, mais encore dans une partie importante de leur biologie et de leur médecine. Il était çonforme à la tournure d'esprit hellénique de concevoir la science; dans la mesure du possible, comme une affaire de déduction à partir de prémisses indé-montrables. ·

Au xne siècle: cette conception de l'explication rationnelle se développe d'abord parmi les logiciens et philosophes dont le principal intérêt n'est aucunement les sciences de la nature, mais qui se préoccupent de saisir et d'exposer les principes, en premier lieu, de la logica velus, ou <c logique ancienne>) fondée sur Boèce, et,. plus tard dans le siècle, des Seconds Analytiques d'Aristote et de diverses œuvres de Galien. Ce qu'ont fait ces logiciens consiste donc à utiliser la distinction, provenant en fin de compte d'Aristote, entre la connaissance fondée sur l'expérience d'un fait, et la connaissance rationnelle de la raison, ou de la cause, de ce fait; ils entendent par celle-ci la connaissance d'un principe antérieur ou plus général d'où ils peuvent déduire ce fait. Le) développement de cette forme de rationalisme fait en réalité partie d'un mouvement intellectuel général au xne siècle, et ce ne sont pas seulement les écrivains scientifiques comme Adélard de Bath et Hugues de Saint-Victor, mais encore des théologiens comme Anselme, Richard de Saint-Victor et Abélard qui essaient d'organiser la matière qu'ils traitent selon la méthode de la déduction mathématique. En effet, pour ces philosophes du) xne siècle, les mathématiques sont la science modèle, et, en bons disciples de Saint-Augustin et de Platon, ils sont persuadés que les sens sont trompeurs, et que seule la raison peut donner la vérité.

Pourtant, si l'on considère les mathématiques comme la science modèle au xne siècle, ce n'est pas avant le début du XIIIe siècle que les mathématiques occidentales deviennent dignes

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l de cette réputation. Les mathématiques pratiques maintenues vivantes dans les monastères bénédictins pendant les premiers siècles du Moyen Age, et, enseignées dans les écoles de monastères et de cathédrales fondées par Charlemagne à la fin du vm' siècle, étaient fort élémentaires et se réduisaient à ce qui était nécessaire pour la comptabilité, le calcul de la date de Pâques, et pour mesurer le terrain à des fins cadastrales. Au début du x• siècle, Gerbert fait renaître l'intérêt pour les mathématiques, ainsi que pour la logique, en rassemblant les traités de Boèce relatifs à ces sujets. Mais si le traité d'arithmétique de Boèce contient une idée élémentaire du traitement des problèmes théoriques fondés sur les propriétés des nombres, la soi~disant Géométrie de Boèce n'est en fait qu'une compilation ultérieure d'où a disparu la plus grande partie de son apport personnel. Elle contient certains des axiomes, définitions et conclusions d'Euclide, mais comporte surtout une description de l'abaque, système généralement employé pour les calculs, ainsi que des méthodes pratiques d'arpentage, et d'autres choses semblables. Les œuvres de Cassiodore et d'Isidore de Séville, qui étaient les autres sources des connaissances en mathématiques à l'époque, ne contenaient rien de _nouveau (v. ci-dessus, pp. ll-12).

Gerbert lui-même écrivit un traité de l'abaque et en perfec .. tionna même le type courant en introduisant des apices ; il y eut quelques autres additions aux mathématiques pratiques au cours

(des XIe et xue siècles, maisJ jusqu'à la fin du xue siècle, les mathématiques occidentales demeurèrent presque entièrement une science pratique. Les mathématiciens de cette époque étaient capables d'utiliser, à des fins pratiques, les conclusions des géo ... mètres grecs, mais ils étaient incapables de démontrer ces conclu ... sions, bien que les théories du premier livre des Éléments d'Euclide fussent connues pendant le XI' siècle et que la totalité de cette œuvre eût été traduite par Adélard de Bath au début

l du xue siècle. On peut citer comme exemples de cette géométrie du XIe siècle . la tentative de Francon de Liége pour réaliser la quadrature du cercle en découpant des morceaux de carton, et la correspondance entre Ragimboldus de Cologne et Randolfus de Liége où chacun essayait vainement de surpasser l'autre dans une tentative pour démontrer que la somme des angles d'un triangle était égale à deux droits. Jusqu'à la fin du xu' siècle on ne trouve guère de meilleur travail.

En arithmétique, la situation était passablement meilleure, grâce à la conservation du traité de Boèce sur ce sujet, et, par exemple, Francon lui-même était capable de démontrer qu'il est

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impossible d'exprimer rationnellement la racine carrée d'un nombre qui n'est pas un carré parfait. Les progrès marquants qui! se produisent en Occident, dans le domaine des mathématiques, au début du XIIIe siècle, ont d'abord lieu en arithmétique et e·n algèbre/ et ceci est dû en grande partie au développement de J cette tiadition antérieure par deux savants originaux. Le premier est Léonardo Fibonacci de Pise, qui a laissé le premier exposé complet, en latin, du système numéral arabe ou indien dans son Liber Abaci en 1202 (v. plus haut, p. 40). Dans ses œuvres ulté· rieures, il a apporté certaines contributions extrêmement origi .. nales à l'algèbre théorique et à la géométrie, ses connaissances fondamentales étant empruntées avant tout à des sources arabes, mais aussi à Euclide, Archimède, Héron d'Alexandrie, ainsi qu'à Diophante, le plus grand algébriste grec, du m' siècle de notre ère. En certaines occasions, Fibonacci remplace les nombres par des lettres afin de généraliser sa démonstration. Il a développé l'analyse indéterminée et la suite de nombres tels que chacun est égal à la somme des deux précédents (ce que l'on appe!le aujour­d'hui<< suites de Fibonacci )l), a assimilé un résultat négatif à une dette, utilisé l'algèbre pour résoudre des problèmes de géométrie, ce qui est _une innovation frappante, et donné la solution de divers problèmes impliquant des équations du 4' degré.

Le second mathématicien original du xnie siècle est Jordanus Nemorarius, chez qui on ne trouve point trace d'influence arabe, mais qui a développé la tradition arithmétique gréco-romaine de Nicomaque et Boèce, en particulier la théorie des nombres. Jordanus a coutume d'utiliser les lettres à des fins de généra~ lisation dans les problèmes d'arithmétique, et il a développé certains problèmes d'algèbre qui -conduisent à· des équations linéaires et du second degré. Il est également géomètre original. Ses traités contiennent la discussion de problèmes anciens, tels que la détermination du centre de gravité d'un triangle, et aussi la première démonstration générale de la propriété fonda­mentale de la projection stéréographique, à savoir que les cercles sont projetés sous forme de cercles (v. plus haut pp. 98-103).

Après Jordanus, la géométrie occidentale, ainsi que d'autres parties des mathématiques, marquent un progrès graduel, par l'addition d'un certain nombre d'idées originales importantes. Dans une édition des J!:Umenls d'Euclide qu'il publie vers 1254 et qui devait rester un manuel classique jusqu'au xvie siècle, Campan us de N avare fait entrer une étude des « quantités conti­nues >, auxquelles il avait abouti en considérant l'angle de contingence entre une courbe et sa tangente comme plus petit

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que tout angle compris entre deux lignes droites. Il a également démontré, par une induction mathématique aboutissant à une réduction à l'absurde, l'irrationalité du nombre d'or, c'est-à-dire la division d'une droite de telle sorte que le rapport de la petite section à la plus grande soit égal à celui de la grande à la totalité ; il a de même calculé la somme des angles du pentagone étoilé. Au xive siècle, la compréhension du principe de la démonstration géométrique rendit possible les perfectionnements introduits en trigonométrie par John Maudith, Richard de Wallingford et Levi ben Gerson (v. plus haut pp. 82-83), et dans la théorie des proportions par Thomas Bradwardine et ses successeurs à Merton Col!ege, Oxford, et par Albert de Saxe et d'autres, à Paris et à Vienne. Ce travail sur les proportions, de même que l'ouvrage remarquable de Nicole Oresme sur l'emploi des coordonnées et l'emploi de courbes pour représenter le dévelOppement d'une fonction, fut mis au point surtout en relation avec certains pro­blèmes de physique ; on y reviendra par la suite. C'est aussi aux XIII~ et xive siècles que l'on assiste à des perfectionnements d'une importance considérable dans les méthodes de calcul utilisant le système des chiffres indiens. Les méthodes de multi­plication et de division utilisées par les Indiens et les Musulmans étaient fort incertaines. C'est de Florence que vient la méthode de multiplication moderne, et c'est aussi de la fin du Moyen Age que date la technique moderne de la division. Cela fit de la division une opération banale pour la maison de commerce, alors que précédemment elle présentait des difficultés formidables, même pour des mathématiciens expérimentés. Aux Italiens également on doit l'invention de la comptabilité en deux parties, et l'on peut observer la nature commerciale de leurs préoccupa­tions dans leurs livres d'arithmétique, où les problèmes mettent en jeu des questions pratiques comme l'association, le change, les intérêts simples et composés, et l'escompte.

( La redécouverte de l'idée d'une science démonstrative où un fait s'explique lorsqu'on peut le déduire d'un principe anté­rieur et plus général, et les grands progrès accomplis par l'Occi­dent dans la technique mathématique au cours du XIIIe siècle, sont les principales réalisations intellectuelles qui ont rendu la ' science de cette époque vraiment possible. Mais les physiciens du Moyen Age ne s'en tinrent pas là dans leurs réflexions sur la méthode scientifique. Les procédés nouveaux, en fait, firent, naître d'importants problèmes de méthode que jamais les Grecs· ou les Arabes n'avaient convenablement envisagés : le problème, par exemple, de savoir comment on pouvait arriver, dans les

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sciences de la nature, aux principes antérieurs ou à la théorie générale d'où devait découler la démonstration du fait parti­culier ; et comment, entre plusieurs théories possibles, distinguer entre les fausses et la vraie, l'insuffisante et la complète. En se penchant sur ces problèmes, les philosophes du Moyen Age étudiaient les liens logiques existant entre les faits et les théories, les données et les explications, les procédés d'acquisition des connaissances scientifiques, l'emploi de l'analyse expérimentale et inductive pour réduire un phénomène complexe à ses éléments constituants, le caractère de la vérification et de la réfutation des hypothèses, la nature de la causalité. Ils commencèrent à élaborer la conception des sciences physiques comme étant, en principe, inductives et expérimentales aussi bien que mathé­matiques, et à développer les démarches logiques de la recherche expérimentale, qui caractérisent avant tout la différence existant entre la science moderne et la science antique. )

Parmi les écrivains de la Grèce antique qu'a connus le début du xnre siècle, seuls Aristote et certains écrivains médicaux, en particulier Galien, avaient discuté sérieusement l'aspect inductif de la science, et Aristote, pour sa part, était médecin, naturellement. Certains de ses disciples au Lycée et à Alexandrie, en particulier Théophraste et Straton, avaient fort clairement compris certains des principes généraux de la méthode expé­rimentale, .et il semble que des membres de l'école d~ médecine d'Alexandrie pratiquaient des expériences de façon assez générale. Mais les œuvres de ces auteurs étaient inconnues au Moyen Age, et même de leur temps leurs méthodes ne produisirent pas sur la science grecque cet effet transformateur que les méthodes inaugurées au Moyen Age devaient avoir dans le monde moderne.

Chez les Arabes, un certain nombre d'écrivains scientifiques avaient réalisé des expériences: par exemple, al-Kindî et Alhazen, al-Shirazi et al-Farisi, en optique, et Rhazès, Avicenne et d'au­tres en alchimie ; et certains médecins arabes, en particulier Aly ibn Ridwân et Avicenne, avaient apporté leurs contributions à la théorie de l'induction. Mais, pour une raison ou une autre, la science arabe ne parvint pas à acquérir une perspective entièrement expérimentale, bien que ce soit certainement l'exemple du travail accompli par les Arabes qui ait donné l'impulsion à certaines des expériences réalisées par des auteurs chrétiens, par exemple Roger Bacon, Thierry de Freiberg et peut-être aussi Pierre de Maricourt, dont on a parlé plus haut.

La science expérimentale qui ne devait atteindre sa maturité l

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qu'au début du xvn• siècle, avec Galilée, Harvey, ~t. leurs contemporains, se développa donc dans une trad1hon d1fi~re~te à la fois de celle de la Grèce et de l'Islam. Elle est née de l muon des habitudes manuelles de la technique et des habitudes ration­nelles de la logique et des mathématiques qui se prod~isit dans le monde chrétien au xnre siècle. Elle fut nourne a Oxfor~, à Paris, en Allemagne aux xrne et xrve siècles, elle gran~ht dans l'Italie des xve et xvre siècles; elle échappa aux mmns dominatrices de ses derniers tuteurs scolastiques au xvne siècle et

l conquit l'Europe ent~ère. Les exemple~ de l'emploi de la méthode expérimentale qm Illustrent son developpement se trouv~nt décrits ailleurs en cet ouvrage ; aussi ne donner~-t-on ICI qu_ un rapide exposé de la théorie de la science expérimentale qm se développa aux xnre et xrve siècles, en particulier à Oxfordr et à laquelle nous devons les débuts de la prise de conscience explicite de la nature de l'entreprise où s'engageait la science nouvelle. . .

(' Il ne faudrait pas supposer que cette concept~on ph~losoph1que des- sciences expérimentales, en grande partie elaboree dans des commentaires sur les Seconds Analytiques d'Aristote- et les pro­blèmes qu'ils contiennent, s'accomp~gnait d'une con,fiance entière à l'égard de la méthode expenmentale, telle qu ?". la trouve au xvne siècle. La science médiévale demeurait en general dans le cadre de la théorie aristotélicienne de la nature, et les déductions opérées à partir de cette théorie étaient loin d'être toujours rejetées, même lorsque venaient. les eontr~d1re les résu-1 ... tats des nouvelles procédures mathématiques, logiques et expé· rimentales. Même au milieu de travail excellent d'autre pa~t, les savants du Moyen Age montraient parfois une étrange md1f· férence pour les mesures précises, e~ pouvaient se re,ndre cou­pables d'affirmations erronées de fmts, ?ouvent fondes. s~r ~es expériences purement imaginaires cop1é~s sur de~ ecr1':a1~S antérieurs et que l'observation la plus s1mple aurait rectifies. Il ne faut pas supposer non plus que l'applicati.on é;rentuelle des nouvelles méthodes expérimentale et mathematique aux problèmes scientifiques était toujours le résultat .~e dts~uss~ons

l théoriques de méthode. En fait_ les. exe';'ples. d mve~tlgatwn~ scientifiques entreprises e~ apphcatwn d u~~ c.o~cep~wn. cons ciente d'une méthode offraient souvent peu d mteret SCientifique, tandis que certains des traités scientifiques l_~s plus intéressants, en particulier ceux qui furent écrits au XIIIe s1ecle ~ par exemple, ceux de Jordan us sur la statique, de Gérard de Bruxelles sur la cinématique, de Pierre de Maricourt sur le magnétisme -

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contiennent peu ou pas de problèmes de méthode. Ceci ne veut pas dire que leurs auteurs échappaient nécessairement à l'in­fluence des discussiOns méthodologiques; en vérité, l'œuvre de Gérard de Bruxelles reflète une influence d'un genre assez diffé­rent, bien qu'apparenté- à savoir celle du modèle d'Archimède! le plus grand des physiciens mathématiciens helléniques, dont les écrits ont joué un rôle dans le développement de la pensée scientifique médiévale, qui est encore l'objet de recherches historiques (1 ).

Au XIve siècle, l'influence des discussions philosophiques de 1 méthode sur !'.étude approfondie des problèmes est à la fois évidente et importante. Mais les exemples donnés montrent) bien qu'au Moyen Age, de même qu'aux autres époques, les discussions méthodologiques et les recherches scientifiques véri­tables appartenaient à deux cOurants distincts, même si leurs eaux étaient si souvent et si étroitement mêlées, comme elles le furent indiscutablement dans toute la période qu'embrassent les pages qui suivent.

Un des premiers à comprendre et à utiliser la théorie nouvelle 1. de la science expérimentale, Robert Grm~seteste est le vrai fondateur de là tradition de la pensée scientifique à Oxford, et, à certains égards, de la tradition intellectuelle moderne en Angleterre. Grosseteste mit dans son œuvre personnelle les traditions expérimentale et rationnelle du xne siècle, et il exposa une théorie systématique de la science expérimentale. Il semble avoir étudié la médecine ainsi que leS mathématiques et la philosophie, de sorte qu'il était bien équipé. Sa théorie de la science se fonde d'abord sur la distinction d'Aristote entre la connaissance du fait ( demonstraiio quia) et la connaissance de la raison de ce fait (demonslralio propler quid). Elle comporte trois aspects essentiellement différents qui, en réalité, caractéri­sent tOutes les discussions de méthodologie jusqu'au xvne siècle, et même jusqu'à l'époque actuelle : les aspects inductif, expé­rimental, et mathématique.

Grosseteste déclare que le problème de l'induction consiste à découvrir la cause d'après la connaissance de l'effet. Et, suivant Aristote, il dit que la connaissance de faits physiques particuliers s'obtient par les sens, et que ce que les sens perçoivent sont des objets composés. L'induction pratique la décomposition de ces objets en principes ou éléments qui les produisent ou causent

(1) Ce fort important sujet est étudié de façon exhaustive par le pr Marshall CLAGETT.: voir}si3, 1953, VOl. 44, pp. 372,374.

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leur façon d'être, et il conçoit l'induction comme un processus ascendant d'abstraction partant de ce qu'Aristote disait « nous être le plus connaissable n - c'est-à-dire les objets composés perçus par les sens - pour arriver à des principes asbtraits, antérieurs dans l'ordre de la nature, mais d'abord, moins connais­sables pour nous. Il faut donc procéder par induction des effets aux causes, avant de pouvoir procéder par déduction de la cause à l'effet. Pour expliquer un ensemble particulier de faits observés, il faut par conséquent parvenir à l'énoncé ou à la définition du

l principe, ou << forme substantielle n, qui les a causés. Comme Grosseteste l'écrivait dans son commentaire non imprimé sur la Physique d'Aristote :

Comme on cherche à savoir et à comprendre d'après les principes, il faut, afin de connaître et de comprendre les choses naturelles, déter­miner d'abord les principes appartenant à toutes choses. Or le procédé naturel pour nous, pour parvenir à la connaissance des principes, est d'avancer d'après les tendances universelles vers ces principes eux-mêmes et d'après les ensembles qui sont constitués par ces principes mêmes ... Donc comme, d'une manière générale, le procédé de connaissance est d'après les ensembles universels mélangés vers des espèces plus déter­minées, de même d'après des ensembles entiers que l'on perçoit en mélange ... , il est possible de revenir à ces parties elles-mêmes par lesquelles on peut déterminer l'ensemble lui-même et, par cette déter­mination, revenir à une connaissance déterminée de l'ensemble ... Tout ce qui agit possède en soi, en quelque manière, l'œuvre à accomplir, décrite et formée, et, par suite, « la nature » agissante possède pax quelque moyen, décrites et formées en elle, les choses naturelles qui doivent se produire en elle ; donc la description et la formation existant

..; dans la nature même des choses à faire avant qu'elles se fassent, portent le nom de connaissance de la nature (1).

( Toutes les discussions de méthode scientifique doivent pré-supposer une philosophie de la nature, une conception des sortes de causes et de principes que la méthode découvrira. Malgré l'influence platonicienne manifeste dans l'importance fonda­mentale qu'il donne aux mathématiques dans l'étude de la physique, le cadre de la philosophie de la nature chez Grosseteste est essentiellement aristotélicien. Il voit la définition des principes expliquant un phénomène, en fait une définition des conditions nécessaires et suffisantes pour le produire, entièrement dans les

l catégories des quatre causes aristotéliciennes. Comme il l'écrit

(1) Voir A. C. CROMBIE, Robert Grosseleste and the Origins of Experimental Science, 1100-1700, Oxford, 1953, p. 55.

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dans DeNatura Causarum (publié par L. Baur dans son édition des Œuvres philosophiques de Grosseteste dans Beilrage zur Geschichle der Philosophie des Mittelalters, Münster, 1912, vol. 9, p. 121) :

Ainsi, nous avons quatre genres de causes et, à partir de celles-ci lorsqu'elles existent, il doit y avoir une chose causée dans toute so~ existence. Car une chose causée ne peut découler de l'existence d'aucune autre cause que ces quatre-là, et cela seul est une cause de l'existence de laquelle découle quelque chose d'autre. C'est pourquoi il n'y a pas d'autres causes outre celles-ci, et par conséquent il y a dans ces genres un nombre de caus~s qui est suffisant.

Pour arriver à une telle définition, Grosseteste décrit d'abord ·1 un procédé double- qu'il nomme « résolution et composition ». Ce, sont là le~ éq_uivalents latin~ d~s termes « analyse » et « syn­these » des geometres grecs, de Gahen, et d'autres écrivains de la fin de l'Antiquité classique (1). Si le principe central de sa méthode est en. fait empru,nté à Aristo~e, ~rosseteste le développe plus completement qu Anstote ne l a fait. La méthode suit un ordre d~fini. Par le prèmier procédé, la résolution, il montre comment trier et classer, par, r_essemblance .et différence, les principes co.mposants, ou les elements constituant un phénomène. Ceci lm donne ce qu'il appelle la dé finition nominale. Il commence par rassemble~ des ex;~mples ~u phénomène considéré et par noter }es a~tnbuts qu Ils possedent tous en commun, jusqu'à ce qu Il arnve à la « formule commune >l qui énonce la relation empirique observée, une relation causale étant soupçonnée lorsq':l'on trouve des attributs fréquemment associés ensemble . Ensmte, ~a~ le procédé opposé de la composition, en reclassant les propositiOns de telle sorte que les plus particulières semblent se déduire des plus générales, il démontrait que le rapport du général au particulier était une relation de cause à effet. Autre­ment dit, il disposait les propositions par ordre causal. Pour)

.. (1) Pou_r l'histoire de ces termes, et de la méthode de a résolution et compo­Sit~on », VOir A. C. CROMBIE, Robert Grosseteste and the Origins of Experimental Sczence, 1100-1700, Oxford, 1953, en particulier pp. 27-29 52-90 193-4 297-318. ?our _la mé~hode ut_ilisée dans la dialectique de PLATor-:, par e~empl~ dans la R_epubllque, l1v. 6,. VOir L. BRUNSCHVICG, Les étapes de la philosophie mathé­l}lalrque, 3e éd., Paris, 1947, pp. 49 et suiv. II y a aussi d'autres discussions Importantes .. de la mét~ode chez les Grecs: par GALIEN, Techné ou Ars Medica, éd. C. G. ~UHN (Medworum c:aecorum OP,era), Leipzig, 1821, vol. ·I; et par PAPPus n ALEX~NDRIE, Collectw mathematlca, VII, I-3, trad. en anglais par T. L. HEATH, Hzstory of Greek. Mathematics, Cambridge, 1921, vol. 2, pp. 400-1. Cf. aussi H~PPOC~ATE, Techne [The Art], trad. en anglais par W. H. s. JoNES (Loeb Class1cal L1brary), Londres et Cambridge (Mass.), 1923; et ARCHIMÈDE, Method, trad. en anglais parT. L. HEATH, Cambridge, 1912.

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226 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL:eE

illustrer sa méthode, il montrait comment_arriver au principe commun qui fait que certains animaux ont des cornes. Dans son commentaire sur les Seconds Analytiques, livre III, chapitre 4, il dit que <( cela est dû à l'absence de dents à la mâchoire supé~ rieure chez ces animaux auxquels la nature ne fournit pas d'autres moyens de préservation que leurs cornes », comme elle en accorde au cerf avec sa fuite rapide et au chameau avec sa taille. Chez les animaux à cornes, la matière terrestre qui avait servi à former les dents allait au contraire servir à former les cornes.· Et il ajoute : « Le fait de n'avoir pas de dents aux deux mâchoires est aussi la cause de l'existence de plusieurs estomacs», corrélation qu'il attribuait à la mastication médiocre des animaux pourvus d'une seule rangée de dents.

r Outre ce procédé méthodique grâce auquel on arrive au ! principe causal par la résolution et la composition, Grosseteste

envisage, comme Aristote avant lui, la possibilité qu'une théorie ou un principe expliquant des faits fréquemment observés soit atteint par un bond soudain de l'intuition ou imagination scientifique. Dans un _cas comme dans l'autre, se présente ensuite le problème de la distinction entre les théories vraies et fausses. C'est de là que provient l'emploi d'expériences spécia­lement conçues, ou, lorsqu'il n'est pas possible d'intervenir dims les conditions naturelles (par exemple dans l'étude des comètes ou des corps célestes) le relevé d'observations capables de fournir la réponse à des questions déterminées.

Grosseteste affirmait qu'il n'est jamais possible, dans les sciences de la nature, d'arriver à une définition complète ou à une connaissance absolument certaine de la cause, ou forme, d'où les effets découlent, ainsi qu'il est possible de le faire, par exemple, pour les objets abstraits de la géométrie, comme les triangles. On peut donner une définition complète d'un triangle par certains de ses attributs, par exemple en le définissant comme une figure limitée par trois lignes droites ; de cette définition peuvent se déduire analytiquement toutes ses autres propriétés, de sorte qu'il y a réciprocité entre la cause et l'effet. Mais cela n'est pas possible pour les objets matériels, parce que le même effet peut provenir de plus d'une cause, et que l'on ne peut jamais

l connaître toutes les causes possibles.

Une cause peut-elle s'ensuivre de l'efiet 'produit de même que l'effet s'ensuit de la cause ?

écrit-il au !iv. II, cha p. 5, de son Commentaire sur les Seconds Analytiques.

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 227

Pourrait~il se produire qu'il y ait plusieurs causes à un seul phéno• mène ? En effet, si de l'effet produit il n'y a pas une seule cause délimitée puisqu'il n'y a aucun effet sans cause, il s'ensuit que l'effet, quoiqu~ ayant une cause, peut en avoir une autre, et ainsi qu'il peut y avoir pl~sieurs causes à ce fait.

L'i.d~e de Grosseteste semble être qu'il peut y avoir une J plurahte apparente de causes, que les méthodes et les connais­sances dont nous disposons peuvent ne pas nous mettre en mesure de les réduire à une cause réelle unique où l'effet est préfiguré de façon univoque. Dans les sciences de la nature, écrit-il au ) livre I, cha p. 11, en raison de l'éloignement des causes de 'l'obser­vation immédiate et en raison de la mutabilité des choses de la nature, il y a ainsi une minor certitudo. Les sciences de la nature offrent leurs explications ·

de f~çon probable plutôt que scientifique ... Ce n'est qu'en mathématiques que l'on trouve de la science et de là démonstration, au sens le plus strict. C'est précisément parce qu'elles sont cachées dans la nature des choses, cachées à notre examen direct, qu'une méthode scientifique est nécessaire po_ur mettre en lumière, avec autant de certitude que possible, ces causes qui sont plus connaissables dans la nature, mais non pour nous.

En opérant des déductions à partir des diverses théories l avancées, et en éliminant les théories dont l'expérience contredit les conséquences, il est possible, selon Grosseteste, de s'approcher davantage des causes ou des formes qui sont véritablement. responsables des événements qui se produisent dans le ~o'nde l

que nous observons. ·~ \ ) Comme ille dit dans son commentaire des Seconds Analytiques

!iv. I, chap. 14 :

Voici donc la façon dont on atteint l'universel abstrait à partir de faits singuliers par l'intermédiaire des sens ... Car, lorsque les sens· observent à plusieurs reprises deux événements singuliers, dont l'un est la cause de l'autre, ou lui est rattaché de quelque autre façon, et qu'ils ne voient pas la relation qui existe entre eux - comme, par exemple, lorsqu'on remarque fréquemment que l'ingestion de scammonée s'accompagne d'une évacuation de bile rouge, et qu'on ne voit pas que c'est la sGammonée qui attire et évacue la bile rouge --alors, de l'obser­V'ation constante de ces deux faits observables, on commence à supposer un troisième fait inobservable, à savoir que la scammonée est la cause ·qui évacue la bile rouge. Et c'est à partir de cette perception répétée à. mainte reprise, et emmagasinée dans la mémoire, et de la connaissance sensorielle qui élabore cette perception, que le raisonnement commence ~ fonctionner. La raison active commence donc à se demander et à

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228 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

considérer si les faits sont réellement conformes à ce que prétend le souvenir sensible, et ces deux opérations suggèrent à la raison cette expérience : administrer de la scammonée après que toutes les autres causes d'expulsion de la bile rouge aient été isolées et exclues. Quand on a maintes fois administré de la scarnmonée à l'exclusion de toutes les autres causes qui expulsent la Dile rouge, il se forme dans la raison cette idée universelle que la scammonée par sa nature évacue la bile rouge, et telle est la manière dont la raison parvient de la sensation à un principe expérimental universel.

( Cette méthode d'élimination ou de réfutation se fonde chez Grosseteste sur deux présomptions concernant la nature de la réalité. La première est le principe de l'uniformité de la nature, ce qui signifie que les formes sont toujours uniformes dans les effets qu'elles produisent:« Les choses de même nature produisent les mêmes opérations selon leur nature ))' dit-il dans son opuscule De Generatione Stellarum (publié par Baur dans son édition des œuvres philosophiques de Grosseteste). On retrouve l'affirmation du même principe chez Aristote. Le second principe préalable de Grosseteste est le principe d'économie, qui est une généra­lisation de diverses affirmations d'Aristote. Grosseteste l'emploie à la fois comme décrivant Une aspiration caractéristique de la nature et comme principe pragmatique. « La nature agit selon le plus court chemin possible ))1 écrit-il dans son De Lineis, Angulis et Figuris, et il s'en sert comme d'un argument à l'appui de la loi de la réflexion de la lumière et de sa propre théorie de

l_la réfraction. 1.1 décl~re également, dans son commentaire des Seconds Analytzques, hv. I, cha p. 17:

telle démonstration est la meilleure, toutes choses égales d'ailleurs, qui nécessite la réponse à un nombre moindre de questions pour obtenir une démonstration parfaite, ou qui exige un nombre moindre de suppositions et de prémisses d'où découle la démonstration ... parce qu'elle nous donne la connaissance plus rapidement.

Grosseteste a fait explicitement appel à cette méthode de réfutation dans plusieurs de ses opuscules, lorsqu'elle s'y prêtait, par exemple, dans ses études sur la nature des étoiles, sur les comètes, la sphère, la chaleur, et l'arc-en-ciel. On en trouve un bon exemple dans le De Cometis où il considère tour à tour quatre théories différentes avancées par ses prédécesseurs pour expliquer l'apparition des comètes. La première est celle d'obser­vateurs qui croyaient les comètes produites_ par la réflexion des rayons solaires sur un corps céleste. Cette hypothèse est démentie, déclare Grosseteste, par deux considérations : d'abord,

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 229

selon une autre théorie physique, parce que les rayons réfléchis ne seraient pas visibles, à moins d'être associés à un milieu transparent de nature terrestre et non céleste ; et deuxièmement parce que, selon les observations :

la queue de la comète ne s'étend pas toujours dans la direction opposée au soleil, alors que tous les rayons réfléchis iraient dans la direction opposée aux rayons incidents, à angles égaux.

Il examine les autres hypothèses de la même façon, selon la « raison et l'expérience n, rejetant celles qui sont contraires soit à ce qu'il considère comme une théorie établie vérifiée par l'expé­rience, soit aux faits d'expérience (Isla opinio falsificatur, dit-il), pour aboutir à sa définition finale, qu'il estime survivre à ces épreuves, qu'une «comète est du feu sublimé assimilé à la nature de l'une des sept planètes ». Cette théorie lui sert ensuite à expliquer divers autres phénomènes, parmi lesquels l'influence astrologique des comètes.

Plus intéressante encore est la méthode qu'emploie Grosse­teste pour tenter d'expliquer la forme de l'arc-en-ciel (v. plus haut, p. 87) lorsqu'il s'empare de phénomènes plus simples que l'on peut étudier expérimentalement - la réflexion et la réfrac­tion de la lumière- et s'efforce de déduire, des résultats de leur étude, l'aspect de l'arc-en-ciel. L'œuvre personnelle de Grosseteste sur l'arc-en-ciel est assez élémentaire, mais l'étude expérimentale de la question entreprise par Thierry de Freiberg est véritable­ment remarquable tant pour sa précision que pour la prise de conscience qu'il témoigne des possibilités de la méthode expé­rimentale (voir ci-dessus pp. 94 et suiv.). Les mêmes caractères se retrouvent dans l'œuvre d'autres expérimentateurs postérieurs à Grosseteste, par exemple Albert le Grand, Roger Bacon, Pierre de Maricourt, Witelo et Them on J udaei, même si presque tous ces écrivains pouvaient aussi commettre des erreurs élé­mentaires. L'influence de Grosseteste est particulièrement remar­quable chez ceux qui ont étudié l'arc-en-ciel. Par exemple, les recherches initiales de Roger Bacon et Witelo avaient pour but la découverte des conditions nécessaires et suffisantes pour produire ce phénomène. La partie « résolutive » de leurs recher­ches leur fournit une réponse partielle en définissant l'espèce à laquelle appartenait l'arc-en-ciel, et en le distinguant des espèces auxquelles il n'appartenait pas. Il appartenait à une espèce de couleurs spectrales produite par la réfraction différentielle du soleil traversant des gouttes d'eau ; comme Bacon l'indique, eela diffère, par exemple, de l'espèce comprenant les couleurs

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230 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

que l'on voit dans les plumes iriSées. De plus, uil autre attribut qui définit l'arc-en-ciel est le fait qu'il est produit par un grand nombre de gouttes discontinues. « Car, comme l'écrit Themon dans ses Questiones super Quatuor Libros Metheorum, au liv. III, question 14, là où de telles gouttes sont absentes, il n'apparaît pas d'arc-en-ciel, même partiellement, bien que toutes les autres conditions requises soient suffisantes. »- On peut, dit-il, éprouver ceci au moyen d'expériences avec des arcs-en-ciel dans de la poussi~re d'eau artificielle. Roger Bacon avait fait de telles expériences. Posant les conditions requises - le ~oleil à une position définie par rapport aux gouttelettes et à l'observateur­il en· résultait un arc-en-ciel.

Ces conditions définies, le but de l'étape suivante de l'inves­tigation était de découvrir comment elles produisaient en fait l'arc-en-ciel, c'est-à-dire de découvrir comment édifier une théorie qui les incorporerait de telle sorte que P on pourrait en déduire un énoncé décrivant les phénomènes. Les deux problèmes essentiels étaient d'expliquer, d'abord, comment les couleurs étaient for­mées par les gouttes d'eau, et ensuite, comment elles étaient renvoyées à l'observateur, sous la forme et dans l'ordre où celui-ci les recevait. Toute cette enquête eut pour traits parti­culièrement -importants l'emploi de reproductions de gouttes de pluie, sous forme de ballons de verre remplis d'eau, et les méthodes de vérification et de réfutation auxquelles chaque théorie fut soumise, en particulier par les auteurs de théories rivales. Par exemple, la découverte de la réfraction différentielle ayant montré)a voie de la solution du premier problème, Witelo essaya de résoudre le second en supposant que la lumière solaire se réfractait en traversant une goutte d'eau de par:t en part, et que les couleurs résultantes revenaient alors vers l'obServateur, après réflexion sur les surfaces extérieures convexes d'autres gouttes situées derrière. Thierry de Freiberg montra que cette théorie ne produirait pas les effets observés, mais que ceux-ci s'ensuivraient de la théorie qu'il fondait sur sa propre découverte de la réflexion interne de la lumière à l'intérieur de chaque goutte. Ainsi résolut-il par la théorie et l'expérience le problème qu'il se posait. Car, comme il l'écrit dans la préface du De ]ride,

~la fonction de l'optique est de déterminer ce qu'est l'arc~en~ciel, parce que, ce faisant, elle en montre la raison dans la mesure où s'ajoute à la description de l'arc~en~ciella façon dont cette sorte de concentration peut être produite dans la lumière qui va d'un corps céleste lumineux à un endroit déterminé d'un nuage, et puis qui est dirigée, par des réfractions et réflexions particulières des rayons, de cet endroit déterminé à l'œil "·

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LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 231

L'emploi des mathématiques dans les sciences de la nature était différent, bien qu'en de nombreuses enquêtes (celles de Galilée lui-même, en fait), il se distinguât à peine de la méthode expéri­mentale et de la mise au point d'observations spéciales destinées à vérifier ou à réfuter des théories. Grosseteste lui-même, à cause de sa« cosmologie de la lumière" (v. plus haut, pp. 60, 85 et suiv.) déclare, dans son petit ouvrage De Nalura Locorum, qu' « à partir des règles des principes et des données fondamentales ... fournis par les possibilités de la géométrie, l'observateur attentif des faits naturels peut donner la cause de tous les effets naturels». Et, développant cette idée dans le De Lineis, il déclare :

L'utilité de considérer les lignes, les angles et les figures est des plus grandes car il est impossible de comprendre la philosophie de la nature sans eux ... Car toutes les causes des effets naturels doivent être exprimées au moyen de lignes, d'angles et de figures, car autrement il serait impos­sible d'avoir connaissance de la raison de ces effets.

Grosseteste considère en fait les sciences physiques comme j subordonnées aux sciences mathématiques, en ce sens que les mathématiques peuvent fournir la raison de phénomènes phy­Siques observés, alors que, en même temps, il maintient la distinction aristotélicienne entre les propositions physiques et mathématiques d'une théorie donnée, et affirme qu'elles sont toutes deux nécessaires à une explication complète. Une attitude essentiellement identique se retrouve chez la majorité des savants pendant tout le Moyen Age et, à vrai dire sous une forme diffé­reJ1te, chez la plupart des écrivains du xvn• siècle. Si les mathé­matiques peuvent décrire ce qui se produit, peuvent établir les relations entre les variations concomitantes des événements observés, elles ne peuvent rien dire des causes efficientes et autres qui produisent le mouvement, parce qu'il e~) en fait explicitement abstrait de ces causes (v. plus haut p. 61 ). ~Telle est aussi l'attitude que l'on peut observer à la fois en optique et en astronomie au xm• siècle (v. plus haut, pp. 85, 66 et suiv.).

Avec le temps, le maintien d'explications causales, <c physi­ques n, ce qui signifiait généralement des explications empruntées à la physique qualitative d'Aristote devint de plus en, plus gênant. L~ grand avantage des théories mathématiques était simplement q(ù'on pouvait les utiliser pour établir la corrél:ition entre leS variations concomitantes d'une série d'observations faites avec des instrume-nts de mesure, de sorte que l'on pouvait aisément déterminer par expérience la vérité ou la fausseté de ces théories et les occasions précises où elles tombaient dans l'erreur. Et

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bE SAINT AUGUSTIN A GALiL~E

c'est- précisément cette considération qui a amené le triomphe de l'astronomie de Ptolémée sur celle d'Aristote à la fin du XIIIe siècle (v. plus haut, p. 75). Mais si l'on comprenait clairement ce rôle des mathématiques dans l'investigation scientifique, il était difficile de voir l'usage d'une théorie des causes « physiques », si néces­saires qu'elles pussent théoriquement paraître pour une expli­cation complète des événements observés. De plus, bien des aspects de la philosophie physique .d'Aristote étaient de véri­tables obstacles à l'emploi des mathématiques. Aussi assiste-t-on dès le début du xive siècle à des tentatives pour tourner ces difficultés en inventant de nouveaux systèmes de physique, en partie sous l'influence d'une renaissance du Néoplatonisme, et en partie sous l'influence du nominalisme ressuscité par William of Ockham (Guillaume d'Occam).

La théorie de l'induction a fait quelques progrès grâce à cer­tains auteurs postérieurs à Grosseteste, et l'intérêt considérable et soutenu dont jouit cette question purement théorique et logique témoigne assez bien du climat intellectuel dans lequel étaient menées les sciences de la nature avant le milieu du xvne siècle.

· Cela contribue peut-être à expliquer pourquoi les brillants débuts de la science expérimentale que l'on remarque au XIIIe et au début du XIve siècle n'ont pas immédiatement abouti à l'éclosion de ce qui ne s'est produit, en fait, qu'au xvne siècle. Pendant quelque quatre cents ans après le début du xnie siècle, la question qui oriente l'investigation scientifique est la découverte du réel, du permanent, de l'intelligible derrière le monde changeant de l'expéri~nce sensible, que cette réalité soit quelque chose de qualitatif, ainsi qu'on l'a conçue au début de cette période, ou quelque chose de mathématique, comme Galilée et Kepler devaient la considérer à la fin. Certains aspects de cette réalité pouvaient être révélés par la physique ou les sciences naturelles, d'autres par les mathématiques, d'autres encore par la méta­physique, et pourtant, bien que tous ces différents aspects fussent tous des aspects d'une réalité unique, on ne pouvait tous les explorer de la même façon ou les connaître avec la même certi­tude. C'est pour cette raison que l'essentiel était d'exposer clai­rement les méthodes de recherche et d'explication légitimes dans chaque_ cas, et ce que chacune pouvait révéler de la réalité sous-jacente. Dans la plupart des écrits scientifiques jusqu'à l'époque de Galilée, on mène la discussion de méthodologie de front ·avec l'exposé de l'investigation concrète- et c'était là une partie indispensable de l'entreprise, dont la science moderne est le résultat. Mais, du début du xive au début du xvie siècle, on trouve

tA PHYStQUÈ A LA FIN DU MOYEN AGE 233

chez les esprits les plus distingués une tendance à s'intéres-ser toujours davantage aux problèmes de logique pure séparée de la pratique expérimentale, de même que, dans lill autre domaine, ils s'intéressaient davantage à faire des critiques purement théo­riqUes- bien qu'également nécessaires- de la physique d'Aris­tote sans se donner la peine de pratiquer des observations (v. ci-j après, pp. 244 et sq.).

Le premier écrivain postérieur à Grosseteste qui ait étudié sérieusement le problème de l'induction est peut-être Albert le Grand. S'il en comprenait convenablement les problèmes géné­raux comme on les entendait alors, l'œuvre accomplie par Roger Bacon offre un intérêt plus grand. Voici ce qu'il écrit dans son Opus Majus, VIe Partie, cha p. 2 : << De la science ex péri-· mentale » :

Cette science expérimentale a tro:ÎS gr9-ndes prérogatives à l'égard des autres sciences. La première est qu'elle met à l'épreuve de l'expérience les nobles conclusions de toutes les sciences. Car les autres sciences savent découvrir leurs principes par des expériences, mais parviennent à leurs conclusions par des arguments fondés sur les principes découverts. Mais, s'il leur faut une expérience détaillée et complète de leurs conclu­sions, il est alors nécessaire qu'elles fassent appel à l'aide de cette noble science. II est vrai, en effet, que les mathématiques ont des expériences universelles à l'égard de ses conclusions dans la représenta­tion et le calcul, qui s'appliquent de même à toutes les sciences et à cette science expérimentale, parce qu'il est impossible de connaître aucune science sans mathématiques. Mais, si nous tournons notre attention vers les expériences qui sont particulières et complètes et entièrement vérifiées dans leur propre discipline, il est nécessaire de procéder par les considérations de cette science que l'on appelle expé­rimentale.

La première prérogative de la science expérimentale, pour Roger Bacon, est donc de confirmer les conclusions du raison­nement mathématique; la seconde est d'ajouter à la science déductive une connaissance à laquelle elle ne pourrait parvenir elle-même, comme par exemple en alchimie ; et la troisième est de découvrir des domaines jusque-là inexistants du savoir. Il reconnaît que sa science expérimentale est autant une science appliquée, à part, où l'on met à l'épreuve de l'utilité pratique les résultats des sciences naturelles spéculatives, qu'une méthode inductive. La tentative pour découvrir la cause de l'arc-t:n ciel (v. plus haut, pp. 92 et sq.) dont il illustre la première préro tive de la science expérimentale, montre qu'il avait saisi les pr· cipes essentiels de l'induction par lesquels le chercheur passe des faits

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234 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

observés à la découverte de la cause et isole la cause véritable en éliminant les théories contredites par les faits.

Avec Roger Bacon, le programme de la ~athé~ati_satio~ de la physique et le transfert, pour l'objet de linvestigatwn s?Ien­tifique, de l'a « nature n ou « forme » aristotélicien~e aux lms d_e la nature dans un sens visiblement moderne, deviennent expli­cites (cf: ~i-dessous, pp. 290 et suiv. ). Faisant .écho à Grosse~este, il écrit par exemple dans l'Opus Majus, partie IV, distmctwn 4, chapitre 8 : << Dans les choses de -ce monde, pour_ ce qui es~ de leurs causes efficientes et génératrices, on ne peut nen conna1~re sans Je pouvoir de la géométrie. » Le langage qu'il emploie en discutant de la « multiplication des espèces » semble reher ce p~ogramlll;e général, sans équivoque possible, à la r,echerche d~s l01~ ?e, pre­diction. Dans Un fragment inédit de l Opus Tertwm. edit_e par Duhem (p. 90), il écrit : " Que les lois (leges) de.la reflexwn et de la réfraction sont communes à toutes l~s actwns, naturelle~, je l'ai montré dans le traité sur la géométn~. )) Il preten~ avOir démontré la formation de l'image dans l'œil « par la loi de la réfraction », remarquant que « l'espèce de la cho~e vue » dOit ~e propager dans l'œil de telle sorte « qu'elle ne VIole pas les l01s que la nature maintient dans les corps de ce monde_ ». Nor~a­lement les « espèces n de la lumière se prop~gent ~~ hgn~ droite, mais dans les méandres des nerfs (( le pouvOir de l ame fait ahan~ donner à ces espèces les lois communes de la nat~~e (leg~s com~u­nes nalurae), et les fait se comporter de la maniere qui convient à ses opérations » (ibid., p. 78). . . . .

Au cours des quelque trois cents ans qm s':Ivent le mi}JeU du XIIIe siècle on trouve une fort intéressante séne de discussions de l'induction' chez des membres des différentes écoles médic~les, et l'on y observe que la ten_da~ce ~ la .. logique pur~ ?e';ent très marquée. Galien reconnaissait lu1-r:neme _la n~cessite d une méthode pour découvrir les ca~se~ q~1 _expliquaient les, effets observés, lorsqu'il traçait la d1stmctwn en~re la ~ m~thode d'expérience net la ((méthode rationnelle n. II denomn;ait ~ s~gnes » les effets ou symptômes, et disait que la «méthode d expene~ce » devait procéder par induction de ces ~i~nes. au~ cau~es qui les produisaient, et que cette méthode precedait n~cessauen;ent la « méthode rationnelle >> qui opérait par syllogisme ~a dem?ns­tration des causes aux effets (1). Les idées de Gahen avaient

·(1) Le syllogisme est une forme de raisonnement où, partant de deux pro~ positions données, O';I prémisses,. ~omportant un. term~ moyen ~u commun, l'on déduit une troisième proposition, la conclus10n1 ou sont ums ~es t~r~es non communs. Par exemple de la majeure 11 tout obJet perd sa lumière Bl 1 on

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 235

été développées par Avicenne dans son Canon de la médecine, qui contenait une discussion intéressante des conditions à observer en induisant à partir de leurs effets les propriétés des médica­ments. Ce sujet est repris au XIIIe siècle par le médecin portugais Petrus Hispanus, qui mourut en 1277 sous le nom du pape Jean XXI, dans ses Commentaires sur Isaac, qui est un ouvrage sur les régimes et les médicaments. D'abord, dit-il, -lè remède administré doit être exempt de toutes substances étrangères. Ensuite, le patient qui le reçoit doit avoir la maladie pour laquelle ce médicament est particulièrement désigné. En troisième lieu, celui-ci doit être administré seul, sans mélange avec un autre remède. Quarto, il doit être du degré opposé à celui de la maladie (1 ). Cinquièmement, l'épreuve ne doit pas être faite une fois seulement mais à de multiples reprises. Sixièmement, il faut faire les expériences avec le corps approprié, celui d'un homme, et non celui d'un âne. A propos de la cinquième condition, un contemporain, Jean de Saint-Amand répète l'avertissement qu'un médicament qui a produit un effet échauffant sur cinq personnes n'aura pas nécessairement toujours un effet échauffant, car tous les hommes en question peuvent fort bien avoir une constitution froide et tempérée, alors qu'un homme de nature chaude ne trouverait pas le remède échauffant.

Après le début du· xiv• siècle le sujet de l'induction est repris à l'école de médecine de Padoue et là, sous l'influence des Aver­roïstes qui ont fini par dominer l'université, le climat philoso .. phique est entièrement aristotélicien. De l'époque de Pierre d'Abano dans son célèbre Conciliator en 1310, jusqu'à Zabarella au début du xvie siècle, ces logiciens médicaux développent les méthodes de« résolution et composition n pour en faire une théorie de la science expérimentale très différente .de celle qui consistait sim ... plement à observer des événements ordinaires et quotidiens dont s'étaient contentés Aristote et certains des scolastiques antérieurs pour vérifier leurs théories scientifiques. Partant..àe-sôbservationS, le fait complexe était « résolu » en ses parties constituantes :

la fièvre en ses causes, puisque toute fièvre provient de l'échauffement de l'humeur, ou des esprits, ou des membres; et de nouveau l'échauffe~

interpose un corps opaque entre l'objet et sa source de lumière», et de la mineure "un corps opaque est interposé entre la lune et sa source de lumière», la conclu­sion s'ensuit « donc la lune perd sa lumière », c'est-à-dire, subit une éclipse. De cette façon, l'éclipse de lune s'explique comme exemple d'un principe plus général. · ·

(1) C'est~à-dire, si la maladie cause l'excès d'une qualité comme la chaleur, le remède doit causer une diminution de cette qualité, autrement dit, produire un effet refroidissant (cf. plus haut pp. 142 et sq.),

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ment de l'humeur est ou bien celle du sang ou bien celle de la pituite, etc. ; jusqu'à ce que l'on arrive à la cause spécifique et distincte et à la connais· sance de cette fièvre,

eomme le dit Jacopo da Forli (mort en 1413) dans son commen­taire Super Tegni Galeni, comm., texte 1. On imagine ensuite une hypothèse d'où à nouvea~ les observations peuvent se déduire, puis ces conséquences déduites suggèrent une expérience qui permettra de vérifier l'hypothèse. Cette méthode sert de directive aux médecins de l'époque dans les autopsies pratiquées pour découvrir l'origine d'une maladie ou les causes du décès, et dans l'étude clinique des cas médicaux ou chirurgicaux enregistrés dans leurs consilia. On a montré que Galilée lui-même a emprunté une grande partie de la structure logique de sa science à ses prédé­cesseurs padouans, dont il reprend les termes techniques (v. ci­après, pp. 345 et sq.), bien qu'il n'aille point jusqu'à admettre la conclusion d'un des derniers membres de cette école, Agostino Nilo (1506), qui prétendait que, puisque les hypothèses des sciences concrètes reposaient simplement sur les faits qu'elles servaient à expliquer, il s'ensuivrait que toute science naturelle était purement conjecturale et hypothétique. ·

A ce double procédé de résolution et de composition, on donnait à Padoue le nom averroïste de regressus. En discutant de cette <c régression », et en commençant par la recherche de la cause d'un effet observé, Nifo écrivait dans son Expositio Super Oclo Aristotelis Libros de Physico, publié à Venise en 1552, !iv. I, commentaire 4 :

Lorsque je considère plus attentivement les paroles d'Aristote, et les commentaires d'Alexandre et Thémistius, de Philoponus et de Simplicius, il me semble que, dans la régression effectuée dans les démonstrations des sciences de la nature, le premier procédé, au moyen duquel on met la découverte de la cause sous forme de syllogisme, est un simple syllogisme hypothétique (coniecturalis) ... Mais le second procédé, par lequel on met sous forme de syllogisme la raison pour laquelle l'effet est tel grâce à la cause découverte, est la démonstration propter quid - non qu'elle nous fasse connaître simpliciter, mais conditionnel~ lement (ex conditione), pourvu que cela soit réellement la cause, ou pourvu que les propositions soient vraies qui la représentent comme la cause, et ·que rien d'autre ne puisse être la cause ... Alexandre ... affirme que la découverte des cercles des épicycles et des excentriques d'après les apparences que nous voyons est conjecturale ... Le procédé opposé, dit~il, est une démonstration, non parce qu'il nous fait connaître simpli~ citer, mais conditionnellement, pourvu que ces choses soient réellement la cause et que rien d'autre ne puisse être la cause; car, si ces choses existent, il en est de même des apparences, mais nous ne savons pas

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simpliciter si quelque autre chose peut être la cause ... Mais on objectera qu'en ce cas la science de la nature n'est pas du tout une science. A quoi O? pe.u~ répondre que la science de la nature n'est pas une science s1.mplwtter~ comme les mathématiques. Pourtant, c'est une science propter quid, parce que la cause découverte, obtenue par un syllogisme hypothétique, est la raison qui fait que l'effet est tel... Il ne peut jamais être· aussi certain qu'une chose soit la cause qu'un effet existe (quia est)-; car l'existence d'un effet est connue des sens. C'est le fait qu'il soit la cause qui demeure conjectural ...

L'ensemble de la tradition prégaliléenne de la méthode scien­tifique à Padoue a été finalement résumé par Jaco po Zab a­relia (1533-89) dans une série de traités sur ce sujet. Il partageait la conception qui se développait depuis le xnie siècle, et selon la~u.elle le~ ~xplic~tions scientifiques de la nature sont hypo­thetiques ; Il ecrivait au chapitre 2 du De Regressu, publié dans ses Opera Logica à Bâle en 1594 :

les démonstrations sont faites par nous, et pour nous seuls, et non pour la nature.

Et il continuait, au chapitre 5 :

Il Y a là, à mon avis, deux choses qui nous aident à connaitre distinc~ ternant la cause. L'une est de savoir qu'elle est, et cela nous prépare à découvrir ce qu'elle est. Car, en élaborant quelque hypothèse sur le problème en question, nous sommes en mesure de le fouiller à fond et d'y découvrir quelque chose d'autre ; là où nous ne formons aucune hypothèse, nous ne découvrirons rien ... Ainsi, en trouvant la suggestion de cette cause, nous sommes en état de rechercher et de découvrir ce qu'elle est. L'autre chose qui nous aide, et sans laquelle la première ne suffir~it pas, est la comparaison de la cause découverte avec l'effet qui a pe~Is cette découverte, non pas, en vérité, en sachant sans réserve que ceCI est la cause et cela l'effet, mais rien qu'en comparant ceci et cela. Ainsi, il arrive que nous sommes peu à peu conduits à connaître les conditions de cette chose ; et une fois découverte une des conditions ceci nous aide à en découvrir une autre, jusqu'à ce que nous sachion~ que ceci est la cause de cet effet-là ... La « régression » comporte donc trois p~rties. La p~emière constitue la « démonstration que », qui nous mène dune connru.ssance confuse de l'effet à une connaissance confuse de la ~aus;. La deuxi.ème est cette « considération mentale », qui nous condmt d une connru.ssance confuse de la cause à en acquérir une co~naissance précise. La troisième est la démonstration, au sens le plus str1ct du terme, qui nous conduit finalement de la cause précisément connue à la connaissance précise de l'effet ... De ce qui précède, il apparait clairement qu'il est impossible de savoir entièrement que ceci est la cause de tel effet, à moins de connattre la nature ·et les conditions de cette cause, qui lui permetten-t de produire cet effet.

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Mais également importantes ~?ur l'ensemble des sciences de la nature sont les discussions sur l1nductwn qm ont pour auteurs deux moines franciscains d'Oxford qui vécurent à la fin d~ xrne siècle et au début du xrve siècle. C'est avec eux, et ~n parti­culier avec le second, que commença-l!a-tta-que la plus radicale, du point de vue théorique du système d'Aristote. Tous deux se préoccupèrent des fond;~ents naturels de la certitude dans la connaissance, et le premier, John Duns Scot !vers 1266-130~) peut être considéré comme résuman~ la trad1t~on d~ la pensee oxonienne sur << la théorie de la smence » qui a debute avec Grosseteste, avant que cette tradition soit pr~jetée vio~emment dans d'autres directions par son successeur, Gu1llaume d Ockham (vers 1284-1349). Ils exposèrent chacun d~ bonne heure leur point de vue essentiel dans une œuvre théologique, leurs Commen­taires des Sentences de Pierre Lombard.

La contribution principale apportée par Scot au problème de l'induction est la distinction très claire qu'il ét~bht entre le~ l01s causales et les généralisations empiriques. Scot dit que la certl~ude des lois causales découvertes dans l'examen du monde phys1qu_e est garantie par le principe de l'uniformité de 1~ nature, _qu'Il considère comme une présomption évidente en soi de la sCience inductive. Même s'il n'était possible d'avoir qu'un échantillon ?es événements en rapport que l'on étudie, la certitude del~ relatiOn causale sur laquelle se fonde la corréla~ion o_bs~rvé~ étmt connue du chercheur déclare-t-il (dans ce que 1 on a mtitule §On Corr:men­taire d'Oxford, sur les Sentences, liv. 1, distinction 3, question 4, art. 2) « par la proposition suivante qui repose dans l'âme.: Tout ce qui se produit comme dans u~ gra~d no.mb:e de c~s ~ parllr d'une cause qui n'est pas une cause lzbre (c est-a-due, qm n ~st pas du libre-arbitre) est l'effel naturel de cette cause. » La connaissance scientifique la plus satisfaisante est celle où la cause est connue, comme par exemple dans le cas de ~'éclipse de ~une, qu~ l'on peut déduire de la proposition : <<un obJet opaque Interpo_se _entre un objet lumineux et un objet éclairé arrête la transm~sswn de la lumière à cet objet éclairé >l. Même lorsque la cause est Inconnue et , qu'il faut s'arrêter à quelque vérité qui est valable. dans de nombreux cas, où les termes extrêmes [de la proposi\wn] ~ont fréquemment expérimentés ensemble, comme .. par exemp e, .qu une herbe de telle ou telle espèce est ch~ude >> ; men;e, par.co,nse_que?-t, lorsqu'il est impossible de parvemr au d~là d une generahsatw.n empirique, la certitude qu'il y a ~ne relatiOn sau:al~ .. ~st ga9nbe par l'uniformité de la nature. (~Ok) J d g 1 J :7 4 1- . ..!:

( Guillaume d'Ockhamçd'à)ltl:e·par~~fait preuve de scepticisme

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LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 23\J

quant à la possibilité de jamais connaître les relations causales particulières ou de jamais pouvoir définir les substances parti­culières, bien qu'il ne nie pas l'existence des causes ou de la substance comme étant l'identité persistant à travers le change­ment. Il croit, en fait, que les relations établies empiriquement ont une validité universelle en raison de l'uniformité de la nature qui, pour lui comme pour Scot, est un principe évident en soi de la science inductive. Son importance dans l'histoire des sciences provient en partie des quelques perfectionnements qu'il intro­duisit dans la théorie de 1 'induction, mais bien davantage de l'attaque qu'il livra contre la physique et la métaphysique contemporaines en conséquence des principes méthodologiques adoptés par lui.

Le traitement de l'induction se fonde chez Ockham sur deux. principes. Le premier est selon lui que la seule connaissance certaine que l'on ait du monde de l'expérience est ce qu'il appelle une« connaissance intuitive >l obtenue par la perception des objets individuels au moyen des sens. Ainsi, comme il le dit dans la Summa Toiius .Logicae, Ille Partie, 2, chap. 10, « lorsqu'un objet sensible a été saisi par les sens, ... l'esprit aussi peut le saisir» et seules les propositions concernant les objets individuels ainsi p_erçus se trouvent incluses dans ce qu'il appelle <c la science réelle ». Tout le reste, toutes les théories élaborées pour expliquer les faits observés, renferment << la science rationnelle ))1 où les noms représentent seulement des concepts et non quoi que ce soit de réel.

Le second principe est celui de l'économie, surnommé « le rasoir d'Ockham ll. Il avait déjà été énoncé par Grosseteste, et Duns Scot et d'autres Franciscains d'Oxford avaient dit .qu'il était« vain de travailler avec plus d'entités quand il était possible de trayailler avec moins ». Ockham a exprimé ce principe de J différentes façons dans toutes ses œuvres, une des formes ordi­naires étant celle que l'on trouve dans ses Quodlibela Seplem, quodlibet 5, question 5 : « Il ne faut pas affirmer une pluralité sans nécessité. » La formule célèbre Enlia non sunl mulli­plicanda praeier necessitatem n'a été introduite qu'au xvue siècle par un certain John Ponce de Cork, qui était un disciple de Duns Scot.

Les progrès qu'a fait faire Ockham à la logique de l'induction l se fondent principalement sur sa reconnaissance du fait que (( la même espèce d'effets peut résulter de nombreuses causes diffé­rentes », ·comme il le dit dans le même chapitre de la Summa Tatius Logicafque l'on a cité plus haut. Pour établir des liens de )

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Il 240

DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

articuliers il a formulé des règles, comme causalité dans les cas p 1 ' dans le passage suivant de son celle que l'on trouve, parSexe!mp!.e, m livre 1 distinction 45, Super Libros Quatuor en en zaru ' ' question I, D : ,

. d dire de façon universelle ce qu est une Bien que je n'aie pas de_sseu~ e. ''l uffit pour qu'une chose soit

cause immédiate, _nêanmoms, ~: ~::l~u:stsprés~nte, l'effet s'ensuiv~, et une cause immédiate, que, lo f t tes les autres conditions et dtspo-que lorsqu'elle n'est pas présen e,' ou 've pas De là toute chose ayant

• A l'effet nes ensm · ' · b' sitions étant les memes, h en est la cause immédiate, wn cette relation avec telle autre ~ ose, Le fait que ceci suffise pour que ce ne soit peut-être P~8 ç~~i~:rs:~ quelque autre chose est ela~, qu'une chose sOit la cause Im~ "l ' t point d'autre façon de savm.r parce que, dans le cas contr~Ire, I . n :s de telle autre chose. Il s'ensuit que telle chose est la cause ~mmédiat la cause particulière, l'effet ne se que si •. en retir~nt la c~u~e um~;~s~I:eo:'est la cause totale, mais chacune produit pas, des lors ml une m a . l'une ni l'autre de ces choses, est plutôt une cause partielle, parced~e ~!effet n'est la cause efficiente, dont aucune isolément ne peu~ pr~a u:a~se tot~le. Il s'ensuit aussi que et par conséquent, aucune n est m est une cause immédiate, parce

• · td"gnedeceno ---- · toute cause vraimen I . t At e absente ou présente, sans avmr qu'une soi~disant cause qm peu e r , Il t présente dans d'autres

l' li t et qui lorsqu e e es ne d'influence sur e e ' ' t être considérée comme u conditions, ne produit pas c~t :ffeth n:e;e:e passent pour toute cause cause ;- mais voilà ~omT?-e~ es. c .o l'induction le fait clairement autre- que la cause Immediate, runsi que apparaître. ,

t Ml! devait appeler la Methode Ceci revient à ce q~e .J. Stuar uis I ue le même effet peut avoir

de l'Accord et de la Dlf'feyence. p . q · e d'éliminer les hypo-d Ïf. t s Il est necessan

des causes I eren e.' d"t "1 d ns le même ouvrage, prologue, thèses rivales. « Aussi, I -I a question 2, G : è

. . . . les herbes de telle et telle esp ce posons ceci comme premier. pr~ncri-~~e Ceci ne peut être démontré par guérissent une personne qm a a. ~ .lus connue mais ceci est connu syllogisme à partir ~'un~ prop~slt~~~-ftre celle de' nombreux exemples. par la connrussance mtmtive e, p è l'" gestion de ces herbes le mala~e Car, puisque l'on ~ observ~ qu :~r :te ~~utre cause de guérison, on salt guérissait et que lon ~ é~mmété ~a cause de la guérison, et on a donc la évidemment que ce~te etrale ~'une relation particulière. connaissance expér1men e

r 1 déjà cité de cet ouvrage, A la fm du passage du Ivre ' ro rem~nt dites sont des

Ockham ajoute : « Tout_es les ?~~se~i~se ~rouver, soit à partir de causes immédiates.)) Il nie q~e l , . p 'un effet donné quel­principes premiers ou de l experience, qu

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 241

conque· ait une cause finale.« La caractéristique particulière d'une cause finale - dit-il dans ses Quodlibeta Sepiem, quodlibet 4, question 1 -est qu'elle est capable de causer quand elle n'existe pas»;« d'où il s'ensuit que ce mouvement vers une fin n'est pas réel, mais métaphorique )) (dit-il en conclusion dans le Super Quatuor Libros Senlentiarum, livre 2, question 3, G). En fait, cette formule était une affirmation courante, que l'on trouve utilisée par Albert le Grand et Roger Bacon. Pour Ockham, seules les causes immédiates ou rapprochées sont réelles, et la « cause totale » d'un événement est l'agrégation de tous les antécédents qui ont suffi à amener cet événement. . ·

Les attaques d'Ockham contre la physique et la métaphysique l contemporaines eurent pour effet de détruire la croyance à la plupart des principes sur lesquels était fondé le système de la physique au x1ue siècle. En· .particulier, il s'est. attaqué aux catégories aristotéliciennes de ((relation» et de cc substance » et à la notion de causalité. Il prétendait que les relations, telle que celle d'une chose placée au-dessus d'une autre dans l'espace, n'avait pas de réalité objective hors des choses perceptibles, individuelles, entre lesquelles on trouvait cette relation. Les relations, selon lui,_ étaient simplement des concepts formés par l'esprit. Cette vue > était incompatible avec l'idée aristotélicienne du cosmos qui avait un principe objectif d'ordre selon lequel étaient disposées ses substances constitutives, et elle ouvrait la voie à l'idée que tout mouvement était relatif dans un espace géométrique indifférent, _.. dépourvu de différences qualitatives.

En discutant de la « substance », Ockham déclare que 1 'expé­rience ne s'obtient que des attributs, et qu'il est impossible de démontrer que des attributs observés donnés sont causés par une <dorme substantielle >)particulière. Il soutient que les successions

. ré'gulières d'événements sont simplement des successions de fait, et que la fonction première de la science est d'établir ces succes­sions par l'observation. Il est impqssible d'avoir une certitude à propos d'aucune relation causale particulière, car l'expérience ne fournit de connaissances évidentes que d'objets ou d'événements individuels et jamais de la relation existant entre eux comme cause et effet. Par exemple, la présence du feu et la sensation dej brûlure se trouvent associées ensemble, mais on ne peut démon­trer qu'il y ait aucune relation causale entre elles. On ne peut prouver que tel homme particulier est un homme, et non un cadavre animé par un ange. Dans le cours naturel des choses, une sensation ne provient que d'un objet existant, mais Dieu peut nous donner nne sensation sans objet. Cette attaque contre la

A. C. CROMBIE, 1 16

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242 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL!l:E

causalité devait conduire Ockham à faire des déclarations sensa­tionnelles au sujet du mouvement (v. plus loin, pp. 268-70).

Un niveau encore plus élevé d'empirisme philosophique, tel qu'on. ne devait le retrouver qu'au xvnre siècle dans les œuvres de David Hume, fut atteint par un contemporain français d'Ockham, Nicolas d'Autrecourt (mort après 1360). Celui-ci met­tait en doute la possibilité de connaître aucunement l'existence de la substance ou des relations causales. Comme chez Ockham, d'une limitation de la certitude des évidences à ce que l'on connaît par « l'expérience intuitive >l et les implications logique­ment nécessaires, il conclut, dans un passage publié par J. Lappe dans Beitriige zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters (1908, vol. 6, II• Partie, p. 9*) : « du fait que l'on sait qu'une chose existe, on ne peut avec évidence, en conclure qu'une autre chose existe ll, ou n'existe pas ; d'où il s'ensuit que de la connaissance des attributs il est impossible d'inférer l'existence des substances. Et il dit, selon la traduction d'un passage de l'édition par J. R. O'Donnell de 1'Exigit Ordo E:xecu!ionis, publiée dans Mediaeval Studies (1939, vol. I, p. 237) :

à propos de choses connues par l'expérience, de la même manière que l'on dit qu'il est connu que la rhubarbe guérit le choléra ou que l'aimant attire le fer, nous n'avons là qu'une habitude conjecturale, mais non une certitude. Quand on dit que nous avons une certitude à l'égard de ces choses, en vertu d'une proposition qui repose dans l'âlne, que ce qui se produit de même dans de nombreux cas, par suite d'un déroulement non libre, est l'effet naturel de. celui~ci, je vous demande ce que vous entendez par cause naturelle, c'est~à~dire, prétendez~vous que ce qui a produit dans le passé comme dans de nombreux cas et jusqu'à présent produira dans l'avenir, s'il demeure et est appliqué ? Dès lors la [pré­misse] mineure est inconnue, car, en admettant que quelque chose a été produit comme dans de nombreux cas, on ignore néanmoins qu'il devra être produit ainsi dans l'avenir.

Et c'est pourquoi il déclare, dans un passage publié par Hastings Rashdall dans les Proceedings of lhe Arislolelian Society, nouvelle série, vol. 7 :

Quelles que soient les conditions que nous prenions qui puissent être la cause d'un effet quelconque, nous ne savons pas de façon évidente que, lorsque ces conditions seront posées en principe, l'effet admis s'ensuivra.

L'effet de cette recherche de la connaissance évidente sur la philosophie en général a été de détourner l'intérêt, dans les

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE

discussions des écoles, des problèmes traditionnels· de la méta­physique au profit du monde de l'expérience. Le nominalisme l d'Ockham ou, comme on peut l'appeler d'un terme plus appro­prié, son« terminisme », avait pour objet de montrer que dans le monde naturel tout était -contingent, et, par conséquent, que les. observations étaient indispensables pour découvrir quoi que ce soit de lui.

Les rapports de la foi et de la raison demeureront un problème central dans la pensée médiévale, et on trouve .des attitudes variées à cet égard chez les Augustiniens, les Thomistes, les Averroïstes et les Ockhamistes. « L'esprit et l'entreprise » de la) philosophie du début du Moyen Age, comme le dit R. McKeon dans ses Selection~ from Medieval Philosophers (vol. 2, pp. Ix-x), furent « ceux de la foi occupée à se comprendre elle-même >>.

Entre saint Augustin et Thomas d'Aquin la philosophie avait l passé d-e la conception de la vérité comme reflet de Dieu à la vérité dans les relations des choses entre elles et avec l'homme, laissant à la théologie leurs relations avec Dieu. Ockham lui-m:ême séparait fermement la théologie de la philosophie, la première tirant sa connaissance de la révélation, et la seconde de l'expé­rience sensible qui êtait sa seule origine. Et, tandis que les Averroïstes étaient conduits à maintenir la possibilité d'une « double vérité » (v. plus haut, p. 51), les Ockhamistes, comme Nicolas d'Autrecourt, recherchaient une solution au problème dans leur doctrine du « probabilisme ». Ils entendaient par cela que la philosophie de la nature (la physique) pouvait offrir un système probable, mais non pas nécessaire, d'explications, et que là où ce système probable contredisait les propositions nécessaires de la révélation, il se trompait. En tentant personnellement ,~'atteindre au système de physique le plus probable, Nicolas d'Autrecourt a réalisé l'attaque la plus complète du système d'Aristote et abouti à la conclusion que le système le plus probable avait une base atomistique. Après cette époque, on n'assiste plus à de nouvelles tentatives pour construire ration­nellement des systèmes qui fassent la synthèse aussi bien de la foi que de la raison. On voit commencer, au contraire, une période de confiance croissante· envers la parole littérale de la Bible au lieu de l'enseignement d'une Église d'institution divine, une période de mysticisme spéculatif avec Eckhart (vers 1260-1327) et Henri Suso (vers 1295-1365), et d'empirisme et de scepticisme qui appa­raissent chez Nicolas de Cuse (1401-64) et Montaigne (1533-92). j Nicolas de Cuse, par exemple, soutenait qu'il était impossible d'approcher toujours plus près de la vérité, qu'il n'était jamais

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p_ossihle de la saisir de façon définitive, tout comme il était pos­sible de tracer des figures qui s'approchent de plus en plus près d'un cercle parfait, sans qu'aucune figure tracée soit si parfaite qu'un cercle plus parfait ne puisse être tracé. Montaigne était

( encore plus sceptique. En fait, depuis le xrve siècle le courant d'empirisme sceptique- s'était répandu avec force dans la philo­sophie européenne, _et il a accompli son œuvre : diriger l'attention vers les conditions de la connaissance humaine, qui a fait naître certaines des clarifications les plus importantes de la méthodologie l scientifique.

2) La matière et l'espace en physique à la fin du Moyen Age

( Les attaques les plus radicales qu'on ait lancées au xrve siècle contre l'ensemble du système physique d'Aristote intéressaient ses doctrines relatives à la matière et à l'espace, et au mouvement. Aristote niait la possibilité d'existence des atomes du vide de l'infini et de la pluralité des mondes, mais la condam~ation de'son déterminisme strict par les théologiens en 1277 ouvrit la voie à la réflexion sur ces problèmes. En affirmant l'omnipotence divine, les savants prétendaient que Dieu pouvait créer un corps mobile dans l'espace vide ou un univers infini, et ils se mirent en devoir

l d'en tirer les conséquences si cela était réalisable. Cela peut paraître une étrange manière d'arriver à la science, mais il est hors de doute que c'est vers la science qu'ils se dirigeaient. Leurs discussions avaient pour thèmes la possibilité de la pluralité des mondes, les deux infinis, et le centre de gravité ; et ils discutaient aussi de l'accélération des corps tombant en chute libre, du vol des projectiles, et de la possibilité du mouvement de la terre.

( Non seulement les critiques d'Aristote firent-elles disparaître un grand nombre des restrictions métaphysiques et « physiques » qu~ son srstème avait imposées à l'emploi des mathématiques, ~ais encore beaucoup de concepts nouveaux auxquels elles par­VInrent tantôt furent incorporés directement dans la mécanique du xvue siècle, et tantôt devinrent le germe des théories qui allaient s'exprimer dans le langage nouveau créé par les techni­ques mathématique et expérimentale.

Au centre de toute la discussion sur la matière l'espace et la gravitation, aux XIIIe et XIve siècles, se situaient de~x conceptions de la spatialité qui venaient d'une part des atomistes et de Platon, et d'Aristote d'autre part (v. ci-dessus, pp. 27-29, 60-65). Dans le Timée, Platon avançait une conception clairement mathé­matique de l'espace, qu'il concevait comme un système de

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 245

dimensions indépendantes des corps, mais dans lequel les corps pouvaient exister et aussi se mouvoir; l'espace était, en fait, le réceptacle de toutes choses, aussi réel que les idées éternelles et plus réel que les corps qui l'occupent. La partie de l'espace occupée par les dimensions d'un corps ~tait le« lieu» du corps ; la partie qui n'était pâs ainsi occupée était un vacuum. C'était là essentiellement l'opinion des atomistes.

A cette conception, Aristote objecte, dans sa Physique (!iv. IV), que les dimensions ne peuvent exister en dehors des corps ayant des dimensions ; il conçoit les dimensions comme des attributs quantitatifs des corps, et nul attribut ne peut exister en dehors de la substance à laquelle il est inhérent (v. ci-dessus, pp. 55-66). En outre, Aristote soutient que la conception de l'espace défendue par Platon et les atomistes est inutile dans l'explication des mouvements réels des corps : __ par exemple, pourquoi un corps donné irait-il vers le haut plutôt-que vers le bas, ou vice versa? L'explication qu'il donne quant à lui des différents mouvements réellement observés dans les corps est fonction de sa conception du « lieu )). Celle-ci comporte deux caractéristiques essentielles. A 1 'origine, c'eSt l'entourage physique du corps, l' « enveloppe la plus intérieure » de tout ce qui contient le corps. Aristote affirme que les corps qui composent l'univers sont tous contigus entre eux, constituant ainsi un plenum. La préférence innée d'un corps pour un entourage physique particulier à l'intérieur de ce plenum est la cause des mouvements naturels que l'on peut observer dans tous les corps (cf. ci-dessus, pp. 56-57, 98-99). A cette notion de lieu, ambiance physique déplaçant chaque corps selon sa nature, par une causalité finale, Aristote ajoute aussi une caractéristique géométrique de l'espace. Pour lui,

'-chaque lieu de l'univers est lui-même immobile; et, dans le De Caelo, il attribue à chacun des lieux constituant l'univers dans sa totalité une position dans l'espace absolu, relative au centre de la terre, considérée comme le centre de l'univers. Ceci lui fournit une conception du << haut» et du « bas » comme directions absolues en partant du centre vers la circonférence de la sphère la plus extérieure.

Les conceptions de la spatialité et du lieu, chez Aristote, sont de bons exemples de l'aspect empirique concret qui est si remar­quable -dans toute sa pensée. Au contraire, le caractère de la physique au xive siècle résulte en grande partie d'un nouveau retour à la pensée plus abstraite de Platon et des atomistes.

La forme d'atomisme que l'on trouve dans le Timée de Platon et le De Rerum Natura de Lucrèce (v. p. 306), ainsi que dans les

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DE SAINT AUGUSTIN A GAL!Lf:E

œuvres de plusieurs auteurs (1) de la Grèce antique, avait été développée par certains philosophes du xxne siècle. Grosseteste disait, par exemple, que l'espace fini du monde était produit par la «multiplication» infinie des points de lumière, et il considérait

(1} Le développement de la théorie atomistique dans l'Antiquité après Platon et Aristote (pour son développement jusqu'à Platon, v. note p. 26) est en grande partie l'œuvre d'Epicure (340-270 av. J.-C.), de Straton de Lampsaque (qui fle_urit vers 288 av. J.-C.), de Philon de Byzance (ne siècle av. J.-C.), et. d'Héron d'Alexandrie (Ier s. av. J.-C.). La théorie d'Epicure a été exposée par LucRÈCE (vers 95-55 av. J.-C.) dans son poème De Rerum Natura. Epicure a apporté deux changements dans la théorie de Démocrite. Il soutient, en premier lieu, que c'est en raison de leur poids, que les atomes tombent verti­calement dans l'espace vide et, en second lieu, que les interactions entre eux qui ont pour résultat la formation des corps se produisent par suite de a décli­naisons » qui ont lieu par hasard et aboutissent à des- collisions. Il présume qu'il existe un nombre limité de formes, mais un nombre infini d'atomes de chaque forme. Les différentes sortes d'atomes ont des poids différents, mais ils tombent tous à la même vitesse. Epicure pose également un principe, déjà soutenu par certains atomistes antérieurs, à savoir que tous les. corps, quel que soit leur poids, tombent dans le vide à la même vitesse. Les différences de vitesse de corps donnés dans un milieu donné, l'air par exemple, sont dues aux proportions différentes de la résistance de ce milieu au poids. Lors de leur collision, les atomes s'accrochent ensemble par de petites branches ou andouillers; seuls les atomes de l'âme sont sphériques. Pour répondre à l'objection d'Aris­tote fondée sur les changements de propriétés des corps _composés, il admet qu'un u corps composé » formé par une association d'atomes peut acquérir des facultés particulières dont sont démunis les atomes individuels. Le nombre infini des atomes produit un nombre infini d'univers dans un espace infini. Il semble que le traité Du vide de STRATON ait servi de base à l'introduction de la Pneumatique de HÉRON. Straton combine les conceptions atomistiques et aristotéliciennes, et envisage de façon empirique l'existence du vide, dont il se sert pour_ expliquer les différences de densité existant entre les différents corps. Il est suivi en cela par PHILON dans son De Ingeniis Spirilualibus (qui fut assez peu connu au Moyen Age) et par Héron, qui nie l'existence d'un vide continu et étendu, mais fait appel à des vides interstitiels entre les particules des corps pour expliquer la compressibilité de l'air, la diffusion du vin dans l'eau, et autres phénomènes semblables. Ces auteurs ont aussi pratiqué des expériences pour démontrer l'impossibilité d'un vide étendu. Aristote avait prouvé que l'air avait un corps en montrant qu'un récipient doit être vidé de son air avant de pouvoir être empli d'eau. Philon et Héron ont l'un et l'autre réalisé l'expérience, décrite également par Simplicius, montrant que dans l'horloge à eau ou clepsydre, l'eau ne peut évacuer un- récipient s'il n'y a pas de moyen pour l'air d'y pénétrer. Philon a exposé également deux autres expériences qui aboutissent aux mêmes conclusions. Fixant un tube à un ballon contenant de l'air, il plongeait l'extrémité du tube dans l'eau,' et montrait qu'en chauffant le ballon l'air était chassé, et quand il refroidissait,~l'air en se contractant faisait monter l'eau dans le tube à sa suite. L'air et l'eau restaient en contact, et empêchaient le vide. Il montrait aussi qu'en plaçant une chan­delle allumée dans un verre retourné sur de l'eau, celle-ci montait à mesure que l'air s'épuisait. En dehors de ces écrivains et de certains auteurs d'Alexan­drie, comme le médecin Erasistrate et les membres de la secte Méthodique/l'ato­misme ne fut guère en -faveur dans l'Antiquité. Les Stoiciens lui marquèrent de l'opposition, bien qu'ils crussent à l'existence possible du vide à l'intérieur de l'univers, et à celle du vide infini au delà de ses limites; d'autres écrivains comme Cicéron, Sénèque, Galien et saint Augustin exprimèrent aussi leur opposition. Mais l'atomisme fut l'objet d'une brève discussion chez Isidore çle Sé_ville; Bède, Guillaume de Conches, et plusieurs écrivains arabes et juifs comme- Rhazès (mort vers 924) et Maimonide (1135-1204).

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 247

aussi la lumière comme due à une dispersion de parties molé­culaires consécutive au mouvement. Même Roger Bacon, bien qu'il demeurât fidèle à Aristote et tentât de montrer que l'atomisme aboutissait à des conséquences qui contredisaient les enseigne­ments des mathématiques - par exemple l'incommensurabilité de la diagonale et du côté d'un carré (v. plus haut, p. 26, note) s'accordait avec Grosseteste pour considérer la chaleur comme une forme de mouvement violent. Vers la fin du XIIIe siècle, on voit plusieurs auteurs adopter la proposition atomistique, encore que Duns Scot les réfute en discutant de la question de savoir si les anges peuvent se déplacer d'un endroit à l'autre avec un mouve .. ment continu. Au début du XIve siècle de nouveau, Thomas Bradwardine (vers 1295-1349) réfute des propositions identiques, à savoir que la matière continue se compose ou bien d'indivi­sibilia, c'est-à-dire d'atomes discontinus séparés les uns des autres, ou de minima, c'est-·à:...dire d'atomes rattachés ensemble de façon continue, ou d'un nombre infini de points existant réellement.

Au tournant du XIII 6 siècle, une forme complète d'atomisme est présentée par Gilles de Rome (1247-1316) qui en a emprunté les bases à la théorie de la matière d'Avicebron, qui la considère comme une extension spécifiée successivement par une hiérarchie de formes (v. plus haut, p. 60). Pour Gilles de Rome, on peut considérer la grandeur de trois façons : comme abstraction mathématique, comme étant concrétisée dans une substance matérielle non spécifiée, ou spécifiée. Un pied cube abstrait et un pied cube de matière non spécifiée sont alors virtuellement divisibles à l'infini, mais dans la division d'un pied cube d'eau on arrive à un point où il cesse d'être de l'eau pour devenir autre chose. Les arguments géométriques qui s'opposaient à l'existence de minima naturels sont par conséquent hors de propos. L'impos­sibilité de démontrer qu'il y a dans un morceau de pain autre chose que ses accessoires sensibles conduisit Nicolas d'Autrecourt à abandonner complètement l'explication des phénomènes en termes de formes substantielles et à adopter une physique entiè; rement épicurienne. Il en arriva à la conclusion probable qu'un continuum matériel se composait de points indivisibles, mini­maux, infra-sensibles, et le temps d'instants discrets, et il affirma que tout changement dans les objets naturels était dû à un mouvement local, c'est-à-dire à l'agrégation et à la dispersion des particules. Il croyait aussi que la lumière était un mouvement de particules, doué d'une vitesse finie. Le fait que certaines de ces conclusions furent proposées à propos d'une discussion de la

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doctrine théologique de la transsubstantiation montre quelle étroite relation existait entre toutes les questions cosmologiques, et ce fut d'autre part une des raisons pour lesquelles il fut obligé de rétracter certaines de ses thèses.

On voit ces discussions survivre dans l'enseignement nomi­naliste des xve et xv16 siècles, et dans les écrits de Nicolas de Cuse et de Giordano Bruno (1548-1600), et aboutir finalement à faire servir la théorie atomistique à expliquer les phénomènes

l chimiques au xvne siècle. A propos du problème du vide, dû en partie à la question

débattue pour savoir s'il y avait une pluralité des mondes- car, s'il en était ainsi, qu'y avait-il entre eux ? - des écrivains de la fin du XIII6 et du début du xive siècle comme Richard de Middleton, dit de Mediavilla (qui fleurit vers 1294) et Walter Burley (1275-1344) allèrent jusqu'à affirmer que c'était contre­dire la puissance infinie de Dieu que de dire qu'Il ne pouvait maintenir un vide véritable. Nicolas d'Autrecourt alla plus loin et affirma l'existence probable du vide : « Il y a quelque chose où aucun corps n'existe, mais où certain corps peut exister », dit-il dans un passage publié par J. R. O'Donnell dans Mediaeval Studies (1939, vol. I, p. 218). La plupart des auteurs admettaient les arguments d'Aristote et rejetaient rexistence d'un vide authentique (v. plus haut, p. 57), encore qu'ils pussent admettre la description donnée par Roger Bacon du vide comme abstraction mathématique. « Dans un vide, la nature n'existe pas», dit-il dans l'Opus Majus, partie 5, partie I, distinction 9, chapitre 2.

Car le vide convenablement conçu est simplement une quantité mathématique étendue dans les trois dimensions, existant en soi sans chaleur Ili froid, tendre et dure, rare et dense, et sans aucune qualité naturelle, occupant simplement l'espace, comme les philosophes l'ont soutenu avant Aristote, non seulement dans les cieux, mais au delà.

Certains des arguments de physique opposés à l'existence du vide étaient empruntés à des auteurs grecs antiques comme Héron et Philon dont les expériences avec la chandelle et l'horloge à eau ou clepsydre étaient parvenues à la connaissance de plu­sieurs écrivains, en particulier Albert le Grand, Pierre d'Auvergne (mort en 1304), Jean Buridan (mort probablement en 1358) et Marsilius d'Inghen (mort en 1396). Certains de ceux-ci men­tionnent aussi une autre expérience montrant que l'eau monte dans un tube en J quand on aspire l'air de la branche longue tandis que la branche courte est plongée dans l'eau. On trouve aussi une autre expérience avec l'horloge à eau qui montre que

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l'eau ne s'écoule pas par les orifices du fond quand on bouche le trou du haut avec le doigt. Ceci était contraire au mouvement naturel de l'eau vers le bas, et Albert le Grand expliquait que cela était dû à l'impossibilité du vide, ce qui signifiait que l'eau ne pouvait s'écouler à moins que l'air ne pût entrer et maintînt le contact avec elle. Cette explication négative ne satisfaisait pas Roger Bacon. Pour lui, la cause finale du phénomène était l'ordre de la nature, qui n'admettait pas le vide, mais la cause efficiente était une « force de la nature universelle positive », adaptation de la << corporéité conimune » d'Avicebron {v. plus haut, p. 60), qui exerçait une pression sur l'eau et la maintenait en haut. C'était là une explication semblable à celle qu'avait donnée Adélard de Bath. Plus tard, Gilles de Rome lui substitua une autre force positive, tractatus a vacuo, ou succion par le vide, attraction universelle qui maintenait les corps en contact et empêchait la discontinuité. Pour_ lui c'était la même force qui faisait attirer le fer par l'aimant. Un autre écrivain du xive siècle, John Dumbleton (florissant vers 1331-49), déclarait que, pour maintenir le contact, les astres abandonnaient, s'il était néces­saire, leurs mouvements circulaires en tant que corps particuliers et suivaient leur nature universelle, ou << corporéité l>, même si cela impliquait un mouvement rectiligne contraire à la nature. Aux xve et xvre siècles, la théorie complète de Roger Ba:con était oubliée à Paris, et ramenée à la formule << la nature a horreur du vide » qui provoqua les sarcasmes de Torricelli et de PascaL

La possibilité d'additionner ou de diviser les grandeurs à l'infini a conduit à d'intéressants débats sur les fondements logiques des mathématiques. Richard de Mediavilla, comme plus tard Ockham, affirme que l'on ne peut assigner de limites aux dimensions de l'univers qui est virtuellement infini (v. plus haut, p. 60). Mais il n'est pas réellement infini, car nul corps sensible ne peut être réellement infini. Richard de Mediavilla a essayé de montrer également que cette dernière conclusion était incom­patible avec la doctrine de l'éternité de l'univers d'Aristote, dont Albert le Grand et Thomas d'Aquin disaient qu'on ne pouvait ni la prouver ni la réfuter avec la raison, mais qu'on pouvait la démontrer fausse à l'aide de la révélation. Selon Richard, puisque des âmes humaines indestructibles étaient continuelle­ment engendrées, si l'univers avait existé de toute éternité, il y aurait maintenant une multitude infinie de ces êtres. Une multi­tude réellement infinie ne pouvait exister, donc l'univers n'exis­tait pas de toute éternité. Toute la discussion aboutissait à un examen du sens du mot « infini ». Le développement des para-

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doxes géométriques qui naîtraient de l'affirmation catégorique d'un infini existant réellement - tel celui dont parle Albert le Grand en se demandant s'il pouvait y avoir une ligne spirale infinie sur un corps fini, amena Grégoire de Rimini (1344) à essayer de donner une signification précise aux expressions cc tout» «partie Jl, cc plus grand», «plus petit)), II fait valoir qu'elles ont un sens différent selon qu'elles se rapportent à des grandeurs finies ou infinies, et que l' << infini » a une signification différente selon qu'on.l'emploie da_ns un sens distributif ou collectif. On retrouve la discussion de ce problème dans le Centiloquium Theologicum, autrefois attribué à Ockham, mais dont o~ ne connaît pas l'auteur avec certitude. La Conclusion 17, C, montre que l'auteur est parvenu à une subtilité logique que l'on ne devait retrouver qu'aux XIxe et xxe siècles dans la logique mathé4

matique de Cantor, Dedekind et Russell.

II n'y a pas d'objection à ce que la partie soit égale au tout, ou à ce qu'elle ne soit pas plus petite, parce que ceci se trouve, non seulement intensivement mais aussi extensivement, ... car dans tout l'univers il n'y a pas davantage de parties que dans un haricot, parce que dans un haricot il y a un nombre infini de parties.

Ces discussions de l'infini et d'autres problèmes, tels que la résistance maxima qu'une force pourrait vaincre, et la résistance minima qu'elle ne pourrait pas surmonter, posèrent les bases logiques du calcul infinitésimal. Les mathématiques médiévales étaient limitées en portée, et ce n'est que lorsque les humanistes eurent attiré l'attention sur les mathématiques grecques, et en particulier sur Archimède, que les développements qui eurent réel­lement lieu en mathématiques au xvne siècle devinrent possibles.

A côté du problème des grandeurs infinies se posait celui de la pluralité des mondes. En 1277, l'évêque de Paris, Étienne Tempier, condamnait la proposition suivant laquelle il est impossible à Dieu de créer plus d'un seul univers. La discussion du problème de l'existence possible de plusieurs univers était ordinairement associée à celle de la gravité et du lieu naturel des éléments (v. plus haut, pp. 62-63, Ill).

Dans le De Caelo (liv. I, chap. 8), Aristote examinait briève­ment la possibilité qu'il y eût une explication mécanique de la gravitation par des forces extérieures tirant ou poussant les corps, mais il la rejetait pour la raison qu'elle était rendue superflue par toute la conception selon laquelle les mouvements de la gravité et de la légèreté sont les mouvements spontanés d'une «nature» vers son lieu naturel (v. plus haut, pp. 56-57, et

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ci-après pp. 254 et suiv.). C'est à cette conception qu'Averroès prêta son autorité, faisant de la gravité une tendance intrinsèque appartenant à la (( nature n, ou « forme n, d'un corps, et causant ainsi son mouvement. Cette conception de la gravité et de la légèreté comme propriétés intrinsèques causant un mouvement naturel, devint la conception normale au XIIIe siècle, admise par Albert le Grand et Thomas d'Aquin, par exemple, encore que les opinions différassent sur la façon précise dont la a forme » causait le mouvement d'un corps.

Mais, déjà au XIIIe siècle, certains physiciens considéraient que, par-delà la spontanéité naturelle de la forme et la causalité finale du lieu naturel, il était nécessaire de rechercher une autre causalité efficiente de la gravitation. Certains auteurs la conce­vaient comme une cause externe. Bonaventure et Richard de Mediavilla, par exemple, suggéraient qu'il fallait attribuer une force d'attraction (virius loci atiraheniis) au lieu naturel, et une force de répulsion au lieu non naturel. Roger Bacon élabora une théorie complète du « champ >l pour expliquer la gravitation (v. plus haut pp. 60, 84-85, et ci-après, p. 264). Il proposait de dire que le lieù naturel exerçait, non seulement une causalité finale, mais encore une causalité efficiente au moyen d'une virius immaierialis, force immatérielle provenant des corps célestes et emplissant tout l'espace. La gravité et la légèreté étaient des forces immatérielles diffuses qui, bien que dérivées de la a vertu céleste n, produisaient leurs effets en se concentrant plus inten­sément en divers lieux naturels. On retrouve cette explication dans la Summa Philosophiae du pseudo-Grosseteste.

Il semble qu'une forme encore plus poussée de cette explica­tion au moyen de forces extérieures ait été avancée au XIve siècle par certains auteurs, qui concevaient le lieu naturel comme cause efficiente totale de la gravitation. Par exemple, dans ses Quaes­liones de Caelo el Mundo (liv. II, question 12), Buridan signale l'opinion de ((quelqu'uns n (aliqui) qui ((disent que le lieu est la cause motrice du corps lourd par le moyen de l'attraction, tout comme l'aimant attire le fer )). Et il attaque cette opinion en se fondant sur l'expérience. Puisque les corps lourds prennent de la vitesse à mesure qu'ils "tombent, dit-il, il faut qu'il y ait un accroissement de la force motrice proportionné à l'augmentation de la vitesse (cf. plus haut, pp. 64, 98-99, et ci-après, pp. 272 et suiv.). Ceux qui prétendent que la force motrice est l'attraction par le lieu naturel doivent donc supposer que celle-ci est plus grande près du lieu naturel que loin de lui, comme c'est le cas pour l'aimant. Mais si on laisse tomber deux pierres d'une tour,

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l'une du sommet et l'autre de plus bas, la première a une vitesse bien plus grande que l'autre lorsqU'elles atteignent, par exemple, un point situé à un pied du sol. En conséquence, ce n'est pas uniquement la proximité du lieu naturel qui détermine la vitesse, mais, quelle qu'en soit la cause, la vitesse dépend de la longueur de la chute.<< Et cela n'est pas pareil au cas de l'aimant et du fer, dit-il en conclusion, car si le fer est près de l'aimant, il commence immédiatement à se mouvoir plus rapidement que s'il était plus éloigné; mais tel n'est pas le cas des corps lourds par rapport à leur lieu naturel. )) Une autre objection à l'idée que 1~ lieu naturel exerce une sorte de force, une vis trahens sur le corps qui se dirige vers lui, est due à Albert de Sax~ (vers 13~6:90). Il fait valoir qu'à une telle force un corps lourd ofinrmt une resistance plus grande qu'un corps léger, et ainsi qu'il tomberait plus len­tement qu'un corps plus léger, ce qui est contraire à l'expérience.

Ces arguments fournissent un exemple intéressant de l'extrême difficulté que les problèmes de dynamique, dont nous considérons aujourd'hui la solution comme allant de soi, présentaient à ceux qui s'y attaquèrent les premiers. . . . , .

Tous ces chercheurs admettaient en prmcipe-que-1 action à distance était proprement impossible, et ceux qui proposaient l'analogie avec l'aimant avaient généralement en tête l'expli­cation de son action que donne Averroès (v. plus haut, p. 105). Selon cette théorie la force qui meut le fer est une qualité induite dans le métal par la species magnetica qui ~ort de l'ai~a.nt, traverse le milieu ambiant, et modifie le fer, lm donnant ams1 la faculté de se mouvoir de lui-même. Ainsi était conservé le principe essentiel de la dynamique aristotélicienne, selon laquelle la force motrice doit accompagner le corps en mouvement.

Mais William d'Ockham fait exception. Déclarant qu'il n'est pas nécessaire, pour <c sa~ver les _appar~n~e~ n, de postuler l'exis­tence d' « espèces >> et d agents Intermediaires umquement pour éviter l'obligation d'accepter l'action à distance, il affirme coura­geusement qu'il n'y a pas d'objection à l'action ~ dista!lce en tant que telle. Le soleil, en éclairant _la terre, agit à di_stance immédiatement. Dans son Commeniazre des sentences (hv. Il, question 18), il déclare que l'aimant ".attire [~e fer] immédia­. tement, et non grâce à un pouvOir existant d une façon quel: conque dans le milieu environnant ou dans le fer; c'est Rourqu?I l'aimant agit à distance immédiatement, et non par 1 mterme­diaire d'un milieu n. Quant au principe général qui veut que la force motrice doive accompagner le corps en mouvement, l'at­taque d'Ockham contre l'ensemble de la conception contem-

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poraine du mouvement, le rejette tout entier comme une prémisse aux explications dynamiques (v. ci-après, pp. 268-70) .

. f!n autre auteur du XIve siècle au moins, John Baconthorpe, SUIVIt Ockham en admettant la possibilité de l'action à distance, affirmant, .selon le passage cité par Mme le Dr Maier dans so:ri. livre An der Grenze von Scho/aslik und Nalurwissenschafl (p. 176, note) que l'aimant« attire effectivement le fern (allrahit ferrum effective). Mais l'opinion générale sur la gravitation, au xive siècle, comme au XIIIe, rejetait à la fois l'action à distance et les forces extérieu.res de quelque sorte qu'elles fussent, et suivait la conceptwn d'Aristote et d'Averroès qui la présentait comme une tendance intrinsèque. Telles étaient les vues adoptées par Jean de Jandun, Walter Burley, Buridan, Albert de Saxe et Marsilius d'Inghen, par exemple. La tentative faite par Buridan et d'autres, pour donner une précision quantitative à cette cause intrinsèque du_ mouvement, ~boutit à l'élaboration de théories dynamiques qui sont les plus mtéressantes avant celles de Galilée (v. ci-après, pp. 272 et suiv., 360 et suiv.).

Alors se p9sa la question de savoir quel était le lieu naturel d'un élément, la terre par exemple, où il était au repos ? En abordant ce problème, Albert de Saxe distingua entre le centre de volume et le centre de gravité. Le poids de chaque parcelle de matière était concentré en son centre de gravité et la terre était à son lieu naturel quand son centre de gravité était au centre de l'univers. Le lieu naturel de l'eau était dans une sphère entourant la terre de sorte qu'elle n'exerçait pas de pression sur la surface terrestre qu'elle recouvrait.

Bien que des aristotéliciens comlne Buridan et Albert de Saxe. eussent rejeté l'explication de la gravité par des forces exté:Ieures, l'explicati:m aristotélicienne ne demeura pas seule en hce. Avec la renaiSsance du platonisme, en particulier au xve siècle, on trouva un argument favorable à la pluralité des mo?~es dans la conception de la gravité exposée par les pytha­goriCiens et Platon.

Héraclide du Pont et les Pythagoriciens soutiennent que chacune des étoiles constitue un monde, qu'elle se compose d'une terre entourée d'air, et què le tout flotte dans un éther sans limite,

écrivait Joannes Stobaeus, écrivain grec du ve siècle de notre ère au chapitre 24 de ses Eclogarum Physicorum. Selon la théorie de 1~ pesanteur empruntée au Timëe, le mouvement naturel rl'un corps était de rejoindre l'élément auquel il appartenait, en quelque monde qu'Il se trouvât, alors qu'un mouvement violent avait

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l'effet contraire (v. plus haut, p. 27). Cette explication de la gravité comme tendance de tous les corps semblables à se rassembler, comme une inclinatio ad simile, fut g~néralement adoptée par ceux qui rejetaient la conception aristotélicienne de l'espace absolu. L'objection aristotélicienne que s'il y avait plura­lité des mondes il n'y aurait pas de lieu naturel, perdait ainsi sa valeur. La matière tendrait simplement à se diriger vers le monde le plus proche. Cette théorie se retrouve mentionnée chez Jean Buridan, qui avait lui-même critiqué l'espace absolu d'Aristote mais non pas, naturellement, celle du lieu naturel. Elle fut adoptée par Nicole Oresme (v. ci-après, pp. 271, 279-87) ainsi que, plus tard, par le platonicien le plus marquant <;lu xve Siècle, Nicolas de Cuse, qui déclare que la gravitation est un phénomè.ne local et chaque étoile a un centre d'attraction capable de mam­tenir unies ses différentes parties. Nicolas de Cuse croit également que chaque étoile est habitée, comme la terre. Albert de Saxe avait conservé la structure essentielle de l'univers d'Aristote ; Ockham, tout en soutenant, comme Avicebron que la matière des corps élémentaires et des corps célestes était la même, disait que seul Dieu pouvait corrompre la substance céleste. Pour Nicolas de Cuse, il n'y avait absolument aucune distinction entre la matière céleste et la matière sublunaire et, puisque l'univers, tout en n'étant pas véritablement infini, n'avait pas de limites, ni la terre ni aucun autre corps ne pouvait être son centre. Il n'avait pas de centre. Chaque astre, et notre terre en était un, se composait de quatre éléments disposés concentriquement autour d'une terre centrale, et chacun était suspendu séparément dans l'espace sans limites par l'équilibre exact de ses éléments lourds et légers.

3) Dynamique - terrestre et œ'leste

La dynamique d'Aristote contient plusieurs assertions qui subirent toutes le feu de la critique à la fin du Moyen Age. En premier lieu, il y a la conception aristotélicienne du mouvement local qui, de même que toutes les sortes de changement, le décrit comme un processus par: lequel les puissances de mouve­ment d'un corps sont actualisées par un agent moteur (v. plus haut, pp. 57-59, 64, 98-99). Dans le mouvement naturel, cet agent est un principe intrinsèque agissant, soit comme cause efficiente - par exemple : « l'âme l> dans les êtres vivants (v. plus haut, p. 121) - soit comme un principe produisant un ~ouvement spontané caractéristique dans un entourage particulier, comme dans le mouvement des corps vers leur « lieu naturel >. Chacune

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des. sphères célestes est également mue par une « âme >, qui deVIent, chez les écrivains ultérieurs, une « Intelligence » qui pousse la sphère dans un mouvement circulaire. Dans le mouve­ment non naturel, ou forcé et «violent n, l'agent est toujours un moteur extérieur qui accompagne le corps en mouvement et lui impose sa forme -étrangère de mouvement. Mais que le ~ouve­ment soit produit par l'activité naturelle de la <c nature ll, ou « for~e n, ou soit imposé par un agent extérieur, le principe essentiel est cons~rvé : cc Tout ce qui est mû doit être mû par quelque chose. )) S1 la cause cesse, l'effet cesse de même. Au fond de toute cette conception du mouvement naturel se _trouve l'idée qu'il tend vers une fin, un but, par exemple la terre comme but d'une pierre tombant naturellement. Le mouvement' non naturel est l'imposition d'un mouvement étranger au but naturel, et un t~l mouvement ne continue qu'aussi longtemps que l'agent exté­neur demeure en contact avec le corps mû. Aristote déclare en outre que la vitesse d'un corps en mouvement est directement ~roportionnelle à la puissance motrice et inversement propor­tiOnnelle à la résistance du milieu dans lequel le mouvement a

1. C · d 1 1 · · puissance motrice (p) 1eu. ec1 onne a 01 : vitesse (v) = k ~-7==-:-:----,-.,---"--" résistance (r) ·

C'est une ~estriction importante, due à la conception grecque de la ~roportwn, qu'Aristote n'ait pas exprimé lui-même, en fait, sa « lm n selon la forme où, par commodité, elle est présentée à la ligne précédente. Selon la conceptiOn grecque, une grandeur ne peut résulter que d'une proportion (( vraie n, c'est-à-dire d'un r~pport entre quantités (( semblables ll, par exemple entre deux distances ou deux temps. Un rapport entre deux quantité-s «dissemblables, telles que la distance (s) et le temps(!) n'aurait donc pu être considéré comme une grandeur, de sorte qu'en fait les Grecs ne donnaient pas une définition métrique de la vitesse comme une grandeur représentant un rapport entre l'espace

et le temps, c'est-à-dire v = k.;. Cette définition métrique est

l'une des réalisations des mathématiciens scolastiques du xrve si~cle. Aristote ne peut quant à lui exprimer le rapport de la vitesse avec la puissance et la résistance qu'en prenant le

problème à des étapes séparées. Ainsi ~ = ~' c'est-à-dire la 52 l2

vitesse est uniforme quand Pi = p2 et r1 = r2• ; .!.: = P1 quand . ~ ~ ~ ~ l, = t, et r, = r, ; - = - quand 11 = t, et p1 = p,.

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La « loi » d'Aristote exprime sa croyance que tout accrois­sement de la vitesse dans un milieu -donn·é ne peut être produit que ·par un acCroissement de la -force motrice. De cette « loi » il- résulte aussi que dans le vide les corps tomberaient avec une vitesse instantanée ; -comme cette conclusion lui paraissait absurde, il l'a employée comme argument contre la possibilité d1:1 vide. Il pense que dans un milieu donné les corps èonstitués de substances différentes, mais de même forme- géométrique et de mêmes dimensions, tomberaient à des vitesses proportionnelles à lèurs différents poids.

Cette conception et cette classification du mouvement sont fondées sur l'observation directe, et maint phénomène quotidien les confirme~ Mais trois phénomènes présentaient des difficultés qui devaient, en fin de compte, se révéler fatales. D'abord, selon la «loi » d'Aristote, il devrait y avoir une vitesse finie (v) pour toutes valeurs finies de la puissance (p) et de la résistance (r) ; et pourtant, en fait, si la puissance était plus petite que la résistance, elle pourrait ne pas mouvoir le corps du tout. Aristote lui-même reconnaît ceci, et fait des réserves pour sa loi par. exemple dans le cas d'un homme qui essaye de moUVoir un poids lourd, et n'y réussit pas.

En deuxième lieu, quelle est la source de l'accroissement de la puissance motrice. nécessaire pour produire l'accélération des corps tombant en chute libre ? Ayant vu les corps tomber verti­calement dans .l'air avec une vitesse régulièrement croissante, Aristote pense que ceci est dû à ce que le corps se meut plus rapidement à mesure qu'il se rapproche de son lieu naturel: but et accomplissement de son mouvement naturel.

Troisièmement, quelle est la puissance motrice qui maintient un projectile en mouvement, après qu'il a quitté l'agent de projection ? Si le ·mouvement d'une pierre vers le haut n'est pas dû à la pierre élie-même, mais à la main qui l'a lancée, qu'est-ce qui est responsable du mouvement qui se continue après qu'elle a cessé d'être en contact avec la main ? Qu'est-ce qui maintient la flèche en vol, après qu'elle a quitté la corde de l'arc ? Aristote lui-même propose ce problème dans la Physique (!iv. VIII), et discute deux. solutions, cellè de Platon et la sienne. Dans le Timée, Platon donnait aux corps un seul mouvement propre, celui qui les dirigeait vers leur lieu propre dans l'espace conStituant le réceptacle de toutes choses, et il expliquait ce mouvement par la forme géométrique des corps élémentaires et l'ébranlement du réceptacle par l'Ame du Monçle. Tous les autres mouvements, il les attribuait à la collision et au remplacement mutuel, anlipe-

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A Dessin d'une fourmilière dans un champ de blé

D'après le manuscrit royal 12. C. XIX {fin du xne siècle), au British Museum

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au British Museum

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Charrue saxonne à bœufs D'après le manuscrit Julius A. VI (vme siècle)

au British Museum

Attelage équipé de colliers et'de traits latéraux el muni de fers .à clous D'après le Psautier de Lultrell

Manuscrit Additional 42310 (xive siècle), au British Museum

MoulinJ.à eau, avec des nasses à anguilles D'après le Psautier de Lutlrell

Moulin à vent D'après le manuscrit Bodley 264 (xiVe siècle)

à la Bibliothèque bodléienne, Oxford

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 257

risiasis : le projectile, par exemple, au mo nient de la .. décharge, comprimait l'air situé en face, qui circulait ensuite vers l'a.rrière du projectile et le poussait en" avant, ·et ainsi de süite, en tour­billon. Aristote oppose à cette explication qu'à moins que le moteur originel ne donne à ce qu'il meut, non seulement le mouvement, mais encore le pouvoir d'être-lui-même un moteur, le mouvement cessera. Aussi propose-t-il l'idée que la corde de l'arc ou la main communique une certaine qualité, ou « pouvoir d'être un mouvant», comme ille dit dans la Physique (267, a, 4), à l'air en contact avec elle, que celui-ci transmet l'impulSion à la couche d'air voisine, et ainsi de Suite, maintenant de la sorte la flèche en mouvement .jusqu'à diminution progressive de la puissance. Cette puissance, dit-il, provient du fait qu~ l'air (et l'eau), étant. des éléments intermédiaires, sont à la fois lourds et légers, selon leur entourage véritable. L'air peut ainsi mouvoir un projectile vers le fla ut, de s·on _propre mouvement naturel. Si l'espace véritable était du vide, arguait-il au livre IV de la Physique, le mouvement forcé ne serait- même pas possible ; ainsi il serait impossible à un projectile de se maintenir dans l'espace vide.

Ainsi qu'il apparaît à la lumière de la mécanique classique complétée au xvne siècle, le défaut notoire dé la mécanique d'Aristote est son incapacité à traiter convenablement de l'accélération en la distinguant de la vitesse. Du point de vue de ces conceptions ultérieures, les difficultés fondamentales d'Aris­tote provenaient du fait qu'en analysant le mouvement uni­quement en fonction de vitesses persistant _pendant une période de temps, il n'était pas en mesure de .traiter des vitesses initiales, ou de la force néces_saire pour mettre le corps en mouvement. Son idée de la force ou de la puissance se réduit à ce qui· cause des mouvements persistant pendant une période de temps. Toutes les difficultés rencontrées en traitant ainsi le problème disparurent lorsqu'on analysa le mouvement en fonction de la vitesse d un instant donné. En faisant appel à cette conception, Newton a pu montrer que la même force initiale qui met le corps en mouvement, si elle continue d'agir, produit non pas seulement une vitesse persistante, mais le même changement constant de vitesse, c'est-à-dire une accélération constante. Les différentes étapes parcourues avant Newton vers la clarification de ces problèmès seront étudiées dans ce qui suit.

Déjà dans l'Antiquité des membres .d'autres écoles de pensée critiquaient certaines parties de la dynamique d'Aristote. Les atomistes grecs considéraient comme un axiome que tous les

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corps, quel que fût leur poids, tombaient dans le vide à la mê~e vitesse, et que les différences de vitesse entre des corps donnes dans un milieu donné, par exemple l'air,. étaient dues aux diffé­rences de rapport entre résistance et poids (v. plus haut, p. 246, note). Les mécaniciens d'Alexandrie et les stoïciens admettaient aussi la possibilité du vide, mais Philon disait que les différences dans la vitesse de chute étaient dues à différentes <(forces-poids» correspondant à différentes « masses » ; et, de cela, Héron tira le corollaire que si l'on fondait ensemble deux corps d'un poids donné la vitesse de chute du corps unifié serait plus grande que c~lle de chaque corps séparé. Le néoplatonicien chrétien, Jean le Philopon d'Alexandrie, qui a écrit au vre siè~le de notre ère, rejette à la fois les lois d'Aristote et des atomrstes sur la chute des corps, et il soutient que dans le vide un corps tombe à une vitesse finie caractéristique de sa gravité, tandis que dans l'air cette vitesse di'minue proportionnellement à la résistance du milieu. La rotation des sphères célestes fournissait un exemple de vitesse finie qui se produisait en l'absence de toute résistance. Pbilopon indique aussi que les vitesses de corps tombant dans l'air ne sont pas simplement proportionnelles à l_eur poids, car, lorsqu'on laisse tomber un corps lourd et un corps moins lourd d'une·même hauteur, la différence entre leurs temps de chute est bien plus petite que la différence entre leurs poids. Pbilopon accepte bien la théorie d'Aristote pour expliquer l'accélération continue des corps tombant en chute libre, mais d'autres physi­ciens grecs d'époque récente la récusent. Certains avancent une adaptation de la conception platonicienne de}'antiperislasis, selon laquelle le corps tombant refoulait l'air qui entraînait alors ~e corps après lui et ainsi de suite; et la graVlté naturelle recevait l'aide continuellement accrue de la traction de l'air et causait continuellement une augmentation de Cette aide.

Philopon, semble-t-il, est le premier à avo~r mont.ré g-ue l~ milieu ne peut être la cause du mouvement dun proJectile. 81 c'est réellement l'air qui porte la pierre ou la flèche dans son déplacement, pourquoi, demande-t-il, faut-il que la main touche la pierre si }>eu que ce soit, ou que la flèche soit placée s?r l'arc ? Pourquoi un violent battement de l'air n'emporte-t-il pas la pierre ? Pourquoi peut-on jeter une pierre lourde plus loin qu'une pierre très légère ? Pourquoi, _pour être déviés, deux _corps doi­vent-ils se heurter et non pas simplement passer tout près l'un de l'autre dans l'air ? Ces observations de faits quotidiens, qui devaient fournir leur principal élément aux critiques de la dyna• mique .d'Aristote jusqu'à l'époque de Galilée lui-même, condui·

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sirent Philopon à proposer une explication de remplacement du mouvement « forcé » des projectiles. Évidemment, l'air ne produit pas le mouvement, mais lui résiste ; et l'auteur avance l'idée originale que l'instrument de projection communique une puissance motrice, non pas à l'air, mais au projectile lui-même : (( une certaine puissance motrice immatérielle doit être donnée au projectile dans le jet », dit-il dans son commentaire sur la Physique d'Aristote (!iv. IV, chap. 8). Mais cette puissance motrice, ou'' énergie» (energeia), n'est qu'empruntée, et elle est diminuée par les tendances naturelles du corps et par la résistance du milieu, de .sorte que le mouvement non naturel du projectile finit par se terminer.

Certains savants, et notamment Duhem, ont prétendu que la théorie de Philopon était à l'origine de certaines conceptions médiévales que l'on a supposé avoir donné naissance, à leur tour, à la conception moderne de l'inertie, qui devait servir de base à la révolution du xvue siècle dans le domaine de la dynamique (v. ci-après, p. 270, n. 1). Nous verrons ultérieurement que cette théorie d'une continuité complète peut être mise en doute en· se fondant sur 1a dérivation historique authentique, et sur le caractère des conceptions du mouvement en question. Mais la théorie selon laquelle le mouvement non naturel peut être maintenu par une puissance motrice communiquée au corps même soumis à un mouvement non naturel était une innovation d'importance, et on la retrouve mentionnée chez plusieurs auteurs, avant qu'elle reparaisse sous la forme de la théorie de l'impetus au xrve siècle. Philopon lui-m_ême fut l'objet des attaques de Simplicius· (mort en 549) dans les Digressions contre Jean le Grammairien, annexées en appendice à son cOmmentaire_ personnel de la Physique. Simplicius s'en prend particulièrement à la négation par Philopon du principe fondamental selon lequel tout ce qui est soumis à un mouvement non naturel doit être mû par un agent extérieur en contact avec lui. Sa propre explication du mouvement des projectiles est une forme développée de la théorie de l'antiperistasis: il déclare que le projectile et le milieu agissent alternativement l'un sur l'autre jusqu'à ce que, finale­ment, la puissance motrice soit épuisée. En même temps, il avance une explication de l'accélération des corps tombant en chute libre par la supposition que leur poids s'accl-oît à mesure qu'ils s'approchent du centre dU monde.

Le premier auteur arabe connu qui ait repris la théorie de Philopon est Avicenne, qui définit la puissance communiquée au projectile, selon la traduction donnée par S. Pines dans son

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important article de la revue Archeion (1938, vol. 21, p. 301), comme ({ une qualité par laquelle le corps repousse ce qui l'em­pêche de se mouvoir dans une direction quelconque>>. Il l'appelle également " force empruntée n, une qualité donnée au projectile par le projecteur, comme la chaleur est donnée à l'eau par le feu. Avicenne a apporté deux modifications importantes à cette théorie. D'abord, alors que Philopon prétendait que, même dans le vide, si cela.était possible, la force empruntée disparaîtrait progressivement et le mouvement« forcé» du projectile cessera~t, Avicenne prétend qu'en l'absence de tout obstacle cette pms­sance, et le mouvement « forcé » qu'elle produit, persi~teront indéfiniment. En deuxième lieu, il essaye d'exprimer la pmssance motrice sous une forme quantitative, disant en effet que les corps mus par une puissance donnée se déplaceront à des vitesses inversement proportionnelles à leurs poids, et que des corps qui se déplacent à une vitesse donnée parcourront {contre la résistance de l'air) des distances directement proportionnelles à leurs poids. Cette théorie se trouve encore développée chez un continuateur d'Avicenne au xu• siècle, Abû'l-Baragât al-Baghdâd!, qui pro­pose une explication de.l'accélération de la chute d~s. corps par l'accumulation d'accroissements successifs de puissance avec des accroissements successifs de vitesse.

Les principaux points débattus entre la conception aristoté­licienne du mouvement et cette conception, en définitive néopla­tonicienne, exposée pour la première fois par Philopon, furent repris par Averroès dans une discussion qui devait déterminer les grandes lignes du débat ouvert en Occident au XIIIe siècle. Philopon soutenait que, dans tous les cas, dans la chute des corps et dans les projectiles, la vitesse est proportionnelle unique­ment à la puissance motrice, et que la résistance du milieu ne la réduit que d'une vitesse finie précise. Cette <<loi du mouvement n

fut défendue au xu• siècle par l'Arabe espagnol Ibn Badga, ou Avempace, comme on l'appelait en latin, comme une alternative à celle d'Aristote. Elle consistait à substituer à la loi du mouve­ment d'Aristote la formule : vitesse (v) = puissance (p) - résis­tance (r). Avempace prétendait que même dans le vide un corps se meut à une vitesse finie, parce que, malgré l'absence de résistance, le corps aura toujours à parcourir une distance. Comme Phi­lopon, il citait le mouvement des sphères célestes en e~emple d'une vitesse finie sans résistance. Dans son commentaire sur la Physique d'Aristote, Averroès attaque, non seulement ce qu'Avempace donne comme l'exposé du mo~vement (qu'il croit être original), mais encore toute la conceptiOn des « natures »

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sur laquelle il est fondé. L'erreur d'Avempace, déclare-t-il, est·de traiter la« nature>> d'un corps lourd comme si elle était une entité distincte de la matière du corps, et comme si la matière était mue par la « forme » agissant comme cause efficiente, de la même façon qu'une Intelligence immatérielle meut sa sphère céleste, ou que «l'âme » cause les mouvements d'un organisme vivant. Averroès s'en prend particulièrement au principe adopté par Avempace selon lequel le milieu est un obstacle au mouvement naturel, car cela voudrait dire que tous les corps réels se meuvent de façon non naturelle, puisque tous se meuvent en fait à travers des milieux matériels.

Ce qui servit de point de départ naturel pour les commenta­teurs scolastiques de la Physique et du De Caelo d'Aristote, ce furent les commentaires d'Averroès qui accompagnaient les plus populaires des premières traductions latines. L'exposé et la critique qu'il faisait d'Avempace devinrent ainsi la source d'une divergence majeure entre les différentes tentatives pour formuler une loi reliant les vitesses des mouvements naturels. Mais son influence ne se horne pas là. On a prétendu que l'œuvre entreprise par Averroès rèflétait une grave fissure dans la conception de la nature, qui s'étend à travers toute l'histoire de la philosophie. Philopon et Avempace suivaient Platon, en recherchant les natures réelles et les causes des phénomènes non pas dans l'expérience immédiate, mais dans des facteurs extraits, par la raison, de l'expérience. Il se pouvait que le mouvement de tous les corps observés fût accompli en fait par l'intermédiaire d'un milieu ; la loi de leur mouvement devait néanmoins être recher­chée, non pas dans l'expérience immédiate, mais par une analyse abstraite qui découvrait le monde réel et intelligible comme une idéalisation, dont la multiple diversité du monde de l'expérience est le produit composite et, en un sens, ((l'apparence n. En opposi­tion à cette interprétation, Averroès identifie le monde réel à ce qui est directement observable et concret, et recherche la loi du mouvement tout près des données de l'expérience dans toute leur diversité immédiate.

La conclusion de la ligne d'argument d'Averroès serait d'attribuer les facteurs àbstraits auxquels notre faculté d'analyse réduit l'expérience immédiate à nos façons de. penser plutôt qu'aux choses envisagées, de considérer ces facteurs comme de simples concepts ou même de simples noms, et non comme des découvertes dè quelque chose de réel. Tel fut le point en litige entre les a nominalistes >l et les« réalistes)) au Moyen Age, entre les 1t empiristes » et les « rationalistes » aux xvne et XVIIIe siècles.

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Il représente une différence majeure, non seulement dans la philosophie de la nature, mais encore dans· la méthode scien ... tifique. Averroès et ses successeurs occidentaux virent certai­nement leur empirisme étroit comme une expression authentique des méthodes aristotéliciennes, tandis qu'Avempace était qualifié de platonicien par Albert le Grand et Thomas d'Aquin, et que Galilée_ devait proclamer que sa méthode d'idéalisation mathé­matique était une victoire éclatante de Platon sur Aristote. Les méthodes appliquées des différents côtés de la discussion aux xnre et xrve siècles peuvent être vues de ces deux points de vue, bien que les contributions positives au problème du mouvement ne vinssent absolument pas toutes du même côté.

Au xnre siècle, ce sont surtout les problèmes philosophiques mis en cause qui déterminèrent les termes de la discussion du mouvement, mais ceci fit place, au xrve siècle, à une attention plus grande pour la formulation mathématique et quantitative des lois du mouvement. L'attention commença à se détourner du « pourquoi ? )) vers le « comment ? ».

Pratiquement sans exception - la plus importante fut Ockham - les physiciens de cette période fondèrent leurs discussions sur le principe aristotélicien admis suivant lequel le fait d'être en mouvement signifie être mû par quelque chose. Les différences d'opinion concernaient la nature de la puissance motrice dans les différents cas, et les relations quantitatives entre les différents déterminants de la vitesse.

C'est Albert le Grand qui, parmi les philosophes scolastiques, fut le premier à reprendre le débat qui avait opposé Averroès à Avempace. Il prit résolument parti pour Averroès, et fut suivi dans cette attitude par Gilles de Rome et d'autres, jusqu'à ce que Thomas Bradwardine, au xrve siècle, publiât une version originale de la loi aristotélicienne, exprimant la proportionnalité entre la vitesse, la puissance et la résistance. Averroès avait repris les réserves personnelles d'Aristote au sujet de la loi v = k (pfr ), dans le cas où la puissance ne réussit pas à vaincre la résistance, ni à produire de mouvement (v. plus haut, p. 255). En essayant de surmonter cette difficulté, il disait que la vitesse suivait l'excès de puissance sur la résistance, et certains auteurs latins du xnre siècle supposaient que le mouvement ne surgissait que si pfr était plus grand que 1. Dans son Traètatus Proportionum (1328), Thomas Bradwardine limite ses comparaisons du rapport de la puissance à la résistance aux·cas où il en est ainsi. Il s'efforce, dans ce qui semble être une des premières tentatives pour utiliser les fonctions algébriques pour décrire le mouvement, de montrer comment la

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variable dépendante v était rattachée aux deux variables indé­pendantes p et r.

La formulation métrique comme fonction de la • loi du mouvement » aristotélicienne, de sorte qu'elle devenait quanti .. tativement réfutable, fut une réalisation de la plus grande impor. tance, même si Bradwardine ni ~ucun de ses contemporains. ne découvrit d'expression qui s'adaptât aux faits, ou ne les soumit en réalité à aucune épreuve quantitative expérimentale. La première nécessité était de donner une définition métrique de la vitesse comme grandeur représentant up_ rapport entre l'espace et le temps. Aristote non seulement ne l'avait pas fait, mais encore sa méthode d'expression n'avait pas marqué clairement la dis­tinction entre l'analyse statique du rapport reliant la force (p), la résisÜnce (r) et la distance (s), où l'on ne tient pas compte du temps (1), par exemple quand il est question de soulever des poids, et l'analyse dynamique-cinématique où l'on tient compte du temps (cf. ci·dessus, pp. 99·100). Le premier auteur, en Occident tout au moins, qui ait tenté une analyse purement cinématique du mouvement semble être Gérard de Bruxelles, dont l'important traité De Motu fut peut-être composé, selon Clagett, entre 1187 et 1260. D'une façon ou une autre, il semble a-Voir été associé aux activités de J ordanus, et il montre la forte influence d'Euclide et d'Archimède, car il utilise le genre de démonstration carac­téristique de celui-ci, le raisonnement par l'absurde (ou preuve per impossibile), et sa méthode d'épuisement. Traitant des mouve· ments de rotation, Gérard les aborde d'une façon qui est devenue caractéristique de la cinématique moderne, en voyant comme objectif fondamental de l'analyse la représentation de vitesses non uniformes par des vitesses uniformes. Bien qu'il n'ait pas été jusqu'à définir la vitesse comme un rapport de quantités dissemblables, son analyse implique inévitablement la notion de vitesse, et il semble avoir admis que l'on peut attribuer à la vitesse d'un mouvement un nombre ou une quantité qui en fait une grandeur comme l'espace ou le temps. Bràdwardine a préci­sément discuté certaines des propositions de Gérard, et il paraît probable que le De Motu a dirigé l'attention des mathématiciens d'Oxford au xrve siècle vers la description cinématique des mouvements variables, et la définition métrique de la vitesse nécessaire pour les traiter (cf. ci·après, pp. 292 et suiv.).

Utilisant sa formulation métrique, Bradwardine fut en mesure de montrer que l'amilyse d'Aristote et d'autres formules COU·

rantes1 y compris celle d'Avempacet ne s'appliquaient pa& aux faits des corps en mouvement, comme il les comprenait. Il les réfuta

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donc toutes, parce qu'elles ne satisfaisaient pas à ses conjectures physiques préalables ou qu'elles n'étaient pas vérifiées pour tou_tes les valeurs. Pour les remplacer, il proposa une interpré­tatiOn fondée sur le théorème donné par Campanus de Novare dans son commentaire du 5• livre d'Euclide, où il était démontré que si ajb = bjc, donc afc = (bfc) 2• Bradwardine prétend que la loi d'Aristote signifie que, si un ràpport donné pfr ~produit une vitesse v, en conséquence le rapport qui doublera cette vitesse n'est pas 2 pjr, mais (p/r) 2, et le rapport qui donnera la moitié est V pfr. Cette fonction exponentielle par laquelle il relie les varia­bles peut s'écrire, selon la terminologie moderne, V = log (p/r). Puisque le logarithme de 1/1 est zéro, la condition que, lorsque la force et la résistance sont égales, aucun mouvement ne résulte est sa~isfaite. La formule a une valeur pleinement générale, dÙer­mmant une valeur de v pour toute valeur de pfr. Bien que la façon dont Bradwardine traite la dynamique ait le défaut - qui n'est pas du tout un cas unique à l'époque- qu'il n'ait pas mis sa «loi » à l'épreuve en faisant des mesures, sa formulation -des pro­blèmes sous la forme d'une équation où la complexité des rapports impliqués était reconnue apporta une contribution importante aux méthodes de la physique mathématique. En déplaçant le terrain de la discussion du mouvement de la question « pour~ quoi ? » à la question « comment ? », il exerça une influence immédiate et durable. Son équation fut acceptée par Buridan, Albert de Saxe et Nicole Oresme, et, jusqu'au xvi• siècle elle fut . . , presque umversellement adm1se comme la véritable « loi du -mouvement » aristotélicienne.

. Mais le premier et le plus important critique d'Aristote, du pomt de vue d'Avempace, est Thomas d'Aquin. La principale question litigieuse était de savoir si un corps se déplace dans le vide à une vitesse finie. Dans son commentaire sur la Physique, Thomas d'Aquin appuie l'argument d'Avempace selon lequel, même sans aucune résistance, tout mouvement doit prendre un certain temps parce qu'il parcourt une distance étendue. C'est pourquoi il adopte la « loi » d'Avempace : v= p- r. Il était même prêt à accepter l'affirmation d'Averroès disant que cela impliquerait un « élément de violence » dans tous les mouvements naturels véritables, car ils parient tous d'un lieu non naturel. Roger Bacon, Pierre Olivi (1248/9-98), Duns Scot et d'autres auteurs du XIIIe siècle emboîtèrent le pas à Thomas d'Aquin pour défendre Avempace. Au XIv• siècle pourtant cette loi fut rejetée de façon générale, sous l'influence d'Averroès et de Bradwardine mais nil défenseur se leva en sa faveur, à la fin du siècle, en.l~

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personne d'un certain Magister Claius. Celui-ci prétendait que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers dans le vide, mais qu'aucun n'atteint une vitesse infinie. C'est la formule du mouvement d'Avempace que Galilée devait utiliser à Pise dans seS premiers travaux_ sur la dynamique.

On trouve aussi, associées à l'analyse quantitative du mouve­ment d'Avempace, de nouvelles tentatives, au XIIIe siècle, pour expliquer la cause de l'accélération des corps tombant en chute libre et de la vitesse soutenue des projectiles. Il était clair que le milieu ne pouvait être d'aucun secours si on les considérait in vacuo. La question reste débattue de savoir si Thomas d'Aquin admettait pour sa part la théorie selon laquelle l'agent originel imprime au projectile une certaine puissance, une certaine vis impressa, qui agit comme l'instrument de son mouvement soutenu. Il est certain qu'il a discuté de c_~tte théorie, mais aussi qu'il a fait clairement la distinction entre leS puissances motrices naturelles, comme la puissance intrinsèque de croissance donnée à la semence par le père dans la reproduction, et la puissance extrinsèque non naturelle qui m·eut un projectile. Il semble en réalité avoir attribué celle-ci' au milieu. Quant à Olivi, il propose en fait une explication du- mouvement des projectiles par ce qu'il appelle, dans ses Quaestiones in secundum librum Sentenliarum, (( de violentes impulsions ou inclinaisons données par le projecteur », comparables aux impulsions naturelles de la lourdeur et de la légèreté. L'explication d'Olivi a pour contexte le problème de l'action à distance situé dans une discussion de la causalité en général. II cite le mouvement des projectiles comme un exemple de l'action causée, non par le contact direct, ou par le milieu1

mais par des « espèces ll, ou des « similitudes », ou des << impres­sions n imprimées par l'agent de projection au projectile ou le poussant, après qu'il s'est séparé du lanceur. En fait, l'explication d'Olivi est une application de la théorie de la ((multiplication des espèces » de Grosseteste et de Roger Bacon (cf. ci-dessus, pp. 60, 85-86, 251 et suiv.). Au fond, c'est une émanation du néopla­tonisme et un de ses éléments essentiels est qu'elle se meut :vers un but.

Quant au premier physicien scolastique qui ait avancé une théorie de la «force imprimée_» comme puissance motrice aristo­télicienne, une vis moirix déterminée non par le but, mais par l'agent projecteur, il semble avoir été un successeur italien de Duns Scot, Franciscus de Marchia ou François de la Marche. Dans son commentaire sur les Sentences, écrit vers 1320 à Paris, Marchia suit Thomas d'Aquin en discutant du problème de la causalité ins-

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trumentale. L'arrière-plan de ce problème, passant par analogie de la th~ologie ~la physi~ue, est caractéristique d'une bonne partie de la philosophie scolastique de la nature. En se demandant s'il réside un pouvoir de produire la grâce dans les sacrements eux-mêmes ou s'il v~ent seulement de Dieu directement, Marchia soulève la questwn du mouvement des projectiles afin de montrer que, dans les sacrements comme dans les projectiles, il y a une certaine puissance résiduelle qui est capable de produire des effets. Rejetant la théorie d'Aristote qui attribue à l'air la cause du mouvement des projectiles, il conclut qu'il faut rexpliquer, selon la traduction du passage cité par le Dr Anneliese Maier dans l'ouvrage qu'elle a consacré à Zwei Grundprobleme der Scholas­lischen Naturphilosophie (p. 174) «par le mouvement ou l'impul­sion d'une puissance laissée (virlus derelicia) dans la pierre par le moteur premier», c'est-à-dire, par la main, ou la corde de l'arc. Marchia prend soin d'indiquer que cette puissance n'est pas innée ou permanente. C'est une qualité accidentelle qui est extérieure et violente, et, étant opposée aux inclinations naturelles du corps, elle ne dure qu'un certain temps. La puissance motrice d'un projectile, dit-H, est une « force » qui n'est ni -entièrement permanente, comme la blancheur, ou la chaleur du feu, ni entié­rement passagère {fluens, successiva), comme le processus de l'échauffement ou du mouvement, mais quelque chose d'inter­médiaire qui dure un temps limité.

L'existence dans les écrits de Philopon et d'Avempace, et des scolastiques des xnre et xrve siècles, d'une « loi du mouve~ ment » similaire et de conceptions analogues de la puissance motrice, a naturellement conduit les historiens à rechercher entre elles un lien historique possible. Il est certain que presque tous ces auteurs appartiennent à la tradition néoplatonicienne, mais- on n'a pu retrouver aucune véritable dérivation documentaire. Pour autant que l'on sache, les œuvres personnelles de Philopon n'étaient pas connues au Moyen Age, et la connaissance directe que l'on. possédait à l'époque de ses prises de position était en grande partie limitée à la présentation incomplète et pas très claire qu'en avait donnée Simplicius, dont le commentaire sur la Phlfsique fut traduit en latin au xm• siècle. La discussion par AVIcenne du mouvement des projectiles et de la « puissance imprimée >> n'apparaît pas dans· la partie de son commentaire traduite en latin sous le nom de Srrfficienlia Physicorum (Kitab al-Shifa}, qui ne contient que les quatre premiers livres (cf. ci­dessus, p.35). Alpetragius, on le sait, subitprofondémentl'inlluenee d'un disciple d'Avempace, Ibn Tofail, et la traduction latine de

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l'œuvre d'Alpetragius, réalisée en 1528 et publiée à Venise en 1531 sous le titre de Theo rica planetarum, expose clairement la théorie de Philopon, sans cependant la donner sous son nom. Mais, dans la traduction médiévale faite en 1217 par Michel Scot sous le nom de ----Liber Aslronomiae, la théorie est abrégée au point d'être réduite à rien dans le passage en question. Selon les données que l'on possède, le Dr Maier a conclu que la théorie de la« puissance imprimée », et celle de l'impetus qui lui succéda. au xrv8 siècle, furent développées indépendamment l'une de l'autre par les scolastiques, surtout grâce à leurs discussions de la causalité instrumentale dans la reproduction et dans les sacrements.

, Tous les physiciens des xure et xrve siècles n'acceptèrent pas cette conception de la cause du mouvement des projectiles, et il y en eut un grand nombre, par exemple Gilles de Rome, Walter Burley et Jean de Jandun, qui continuèrent à admettre l'expli­cation d'Aristote, si peu satisfaisante qu'elle fût, parce que les alternatives offertes les satisfaisaient moins encore. Ils refusaient d'admettre, comme également impossibles, aussi bien l'action à distance par l'inteTinédiaire de la « multiplication des espèces », que la « puissance imprimée ». L'auteur du De Ratione Ponderis, de l'école de Jordanus Nemorarius (v. plus haut, pp. 102-3) soutenait que l'air cause à la fois la vitesse soutenue et une accé­lèration initiale supposée des projectiles ; jusqu'au xvre siècle, cette théorie fut encore admise en partie par des physiciens comme Léonard de Vinci, Cardan et Tartaglia.

Beaucoup de philosophes continuèrent à expliquer l'accéléra­tion des corps tombant en chute libre comme le faisait Aristote, au moyen de l'air et de l'antiperistasis, mais Roger Bacon avança une explication originale (cf. ci-dessus, pp. 249 et suiv.). Il dit en effet que, dans un corps lourd, chaque particule tend naturel­lement à tomber en suivant le trajet le plus court jusqu'au centre de l'univers, mais que chacune est détournée de sa route directe par ses voisines. Ce qui en résulte, l'interférence mutuelle des différentes particules, agit comme une résistance interne qui ferait prendre au mouvement dans le vide, où il n'y a pas de

. résistance externe, un certain temps, et il ne serait pas instantané comme le prétendait Aristote.

Quant à la nature de la « forme "• qui est la cause physique du moUvement, de la puissance motrice que toutes ces théories supposaient au préalable nécessaire pour l'état d'être en mouve­ment, on trouve au moins deux théories différentes fiévreusement discutées au xrve siècle. La première théorie, généralement associée au nom de Duns Scot,: est celle où le mouvement est une

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«forme fluente», ou forma fluens. Selon cette théorie, le mouve­ment est un écoulement incessant dans lequel il est impossible de séparer ou d'isoler un état, et un corps en mouvement est succes­sivement déterminé par une forme distincte à la fois du corps en mouvement lui-même et du .lieu qu de l'espace à travers lequel il se meut. Jean Buridan et Albert de Saxe adoptèrent ce point de vue. Selon la deuxième théorie, le mouvement est un (( flux de forme »

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ou fluxas formae, selon le quelle mouvement est une série continue d'états susceptibles de distinction. On trouve une des formes de cette théorie chez Grégoire de Rimini qui identifie le mouvement à l'espace acquis pendant le déplacement, et déclare qu'au cours du mouvement le corps mobile acquiert d'un instant à l'autre une série d'attributs de lieu distincts.

Ockham a avancé une troisième conception du mouvement partant d'un point de vue radicalement différent. L'un des prinCi­paux objets de ses recherches logiques est de définir les critères selon lesquels on peut affirmer qu'une chose existe (cf. ci-dessus, pp. 239-41 ). Rien n'existe réellement, déclare-t-il, sauf ce qu'il appelle res absolutae, ou res permanentes, les choses individuelles, les substances déterminées par . des qualités observables .. <c En dehors des res absolutae, c'est-à-dire les substances et les qua­lités, dit-il dans la Summa Tatius Logicae, partie 1, chap. 49, aucun objet n'est imaginable, ni en acte, ni en puissance. ll Les mots comme le (( temps )) ou le cc mouvement l> ne désignent pas des res absolutae, mais des relations entre des res absolutae. Ils désignent ce qu'Ockham appelle des res respectivae, dépourvues d'existence réelle. C'est cette analyse scrupuleuse des rapports entre les termes qui forme un trait si frappant de l'œuvre d'Ockham, et c'est grâce à cette méthode que les autres « termi­nistes n et lui-même firent tant pour clarifier- de nombreuses questions dans la philosophie du xrv• siècle. Comme il le dit dans son Summulae in libros Physicorum, liv. III, chap. 7,

si nous recherchions la précision en employant les mots comme «moteur», «mû », « mobile », et d'autres semblables, au lieu de termes comme « mouvement », « mobilité », et d'autres du même genre, qui, selon la forme du langage et l'opinion répandue ne semblent pas repré~ senter des choses permanentes, bien des difficultés et des doutes seraient éliminés. Mais à présent, à cause de ceux-ci, il semble que le mouvement soit chose indépendante, et entièrement distincte des choses permanentes.

Appliquant ces distinctions aux problèmes de dynamique, Ockham rejeta entièrement le principe fondamental d'Aristote

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que le mouvement était une puissance réalisée. Pour lui, la défi­nition du rrwuvement .est l'existence successive, sans repos intermédiaire, d'une identité continue existant en différents endroits; et le mouvement lui-même un concept dépourvu ·de réalité en dehors des corps en mouvement que l'on peut percevoir. Il êst superflu de postuler aucune forme pour causer le mouve­ment, aucune entité réelle distincte du corps en mouvement, aucun flux ou écoulement. Tout ce qu'il est nécessaire de dire est que d'un instant à l'autre un corps en mouvement a une relation spatiale différente avec un autre corps. Chaque effet nouveau exige une cause, mais le mouvement n'est pas un effet nouveau, puisqu'il n'est rien d'autre que le fait que le corps existe successi­vement en différents lieux. Ockham rejette donc les trois explica­tions courantes de la cause du mouvement des projectiles, l'impulsion de l'air, l'action à distanc~ par l'intermédiaire des « espèces n,, et la « puissance 'imprimée » communiquée au projectile lui-même (cf. ci-dessus, p. 252). « Je dis par consé­quent, écrit-il dans son Commentaire des sentences, liv. II, question 26, M,

que ce qui se meut de soi~même (ipsum moçens), dans un mouvement de cette sorte, après la séparation du corps mobile de son projecteur originel, est ce même corps mû de lui~même (ipsum motum secundum se), et non par aucun pouvoir existant en lui ou attaché à lui ( virtus absoluta in eo vel respectiça), car on ne peut distinguer ce qui donne le mouvement et ce qui est mû (moçens et motum est penitus indistinctum). Si vous dites qu'un nouvel effet a une cause et que le mouvement local est un nouvel effet, je dis que le mouvement local n'est pas un nouvel effet au sens d'u.n effet réel ( effectus noçus absolutus nec respectiçus), ... parce qu'il n'est rien d'autre qUe le fait que le corps en mouvement est en différentes parties de l'espace, de telle manière qu'il n'est pas dans une partie unique donnée, puisque deux choses contradictoires ne peuvent être vraies à la fois ... Bien que n'importe quelle partie de l'espace que traverse le corps en mouvement soit nouvelle par rapport au corps en mouvement, étant donné que· le corps se meut à présent à travers ces parties, et ne le faisait pas précédemment, pourtant cette partie n'est pas nouvelle à proprement parler ... Il serait en vérité étonnant que ma main causât quelque puissance dans la pierre par le simple fait que, par suite du mouvement local, elle est entrée en contact avec la pierre (1).

On retrouve cette conception développée par Ockhaln, avec une application du principe d'économie, dans rouvrage tradi-

{1) Traduit du latin publié par le or Anneliese MAIER, Zwef Grundprobletn~ der Scholastischen Naturphilosophie, Rome, 1951, pp. 157-8.

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tionn~lement intitulé Traciafus de Successivis qu'a édité Boehner. Ockham y affirme, dans la Ire Partie (p. 45) :

. ~e mouve~ent n'est pas une sorte de chose qui est entièrement d1stmcte en, sm. ~u corps permanent, parce qu'il est futile d'employer beaucoup d enbtes quand on peut en employer peu ... En ·considérant séparér~tent les diverses parties du mouvement, on voit clairement que sans ra.Jouter une chose de ce genre on peut sauver le mouvement et tout ce que l'on dit à son sujet. Car il est clair que le mouvement local doit se concevoir comme il suit : admettant que le corps est dans un endroit et plus tard dans.un autre.e~droit, procédant ainsi sans aucun repos et s~ au:une c~ose mtermédiall'e autre que le corps luiMmême et l'agent lui~ meme qm est en mouvement, nous avons réellement un mouvement local. C'est pourquoi il est superflu de postuler d'autres choses de ce genre.

~a. même c~ose s'applique, dit-il, au changement dans la quahte, com~e a la cr01ssance et à la décroissance {cf. ci-dessus, p. 59). Il contmue, dans la III• Partie (pp. 121-2) :

On yoit clairement comment il faut appliquer « maintenant avant »

et a: mru.ntenant après», en traitant d'abord« maintenant»: cette partie ~u corps ~n mo~veme~t est maintenant dans cette position; et plus tard Il. e~t vrru. de d1r~ qu elle est maintenant dans une autre position, et runs1 de S~It?. Et Il ~st cl~ir que « maintenant >> ne désigne pas quelque ch~se de d1stin~t, mrus d~s1gne toujours le corps en mouvement lui-même, qm res~~ le meme ~n soi, .de ~ort~ qu'il n'acquiert rien de nouveau pas plus qu !J ne perd ~Ien qm ex1sta1t en lui. Mais le corps mobile ne reste pas _tOUJO~rs l_e meme par rapport à ce qui l'entoure, et ainsi iJ est pos.sible d attribuer « avant et après », ou encore de dire : « ce corps est mamtenant ~n A et non en B », et plus tard il sera vrai de dire : « ce CO;"PS est ma.mtena.nt en B et non en A », de sorte que deux contradic­to.rres sont successivement vérifiées.

. Cer~~il!s historiens ont prétendu qu'en rejetant le principe aristotelicien ~ondamental exprimé par la formule omne quod m~vel.ur ab,. alto. movetur,. Ockham a fait le premier pas vers Je prmc1~~ d merbe ( 1) ~m devait révolutionner la physique au xvne Siecle. Il est certam qu'en affirmant la possibilité du mouve-

(1) Selon la th~orie de ~'inertie, un corps reste à l'état de repos ou de mou~ vFent avec une VItesse um~orme en ligne droite à moins qu'il ne subisse l'action d une force. Cette conceptwn a s~ryi de base à la mécanique newtonienne. Pour Newton, le ~ouvement rectiligne uniforme était une condition ou un éta~ du .corps équrvalent au. repos~. et ~ucune force n'était nécessaire pour mamt~nrr. cet état. La théorie de I merbe était donc directement opposée à celle d Aristote selon laquelle le mouvement n'était pas un état mais un pro­cessus, et un corps en mouvement cesserait de se mouvoir à moins de eubir continuellement l'action d'une force motrice,

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ment sous l'action d'aucune puissance motrice, possibilité formel~ lement exclue par le principe aristotélicien, Ockham a ouvert la voie au principe d'inertie et à la définition qu'a donnée le xvn• siècle de la force comme ce qui modifie l'état de repos ou de vitesse uniforme, en d'autres termes, ce qui produit une accélé­ra!ion. L'accord de la conception du mouvement chez Ockham avec les idées du xvu• siècle paraît encore plus suggestif quand on la_ prend conjointement avec les idées de certains autres écrivains du xrve siècle, Nicolas d'Autrecourt, par exemple, la rattache à la conception de la nature atomique d'un con!inuum et du temps. Marsilius d'Inghen, tout en rejetant la conception du mouvement d'Ockham, la discute par rapport à la conception de l'espace infini, qui est une idée étroitement apparentée à la «géométrisation de l'espace» au xviie siècle. Chez Nicole Oresme (mort en 1382), bien qu'il retienne la forma fluens pour expliquer le mouvement, est mise en avant cette idée que l'on ne peut définir le mouvement absolu que par rapport à un espace infini immuable, situé au delà des étoiles· et identifié avec l'infini de Dieu. Il ne. semble pas qu'il y ait très loin entre de tels passages et Newton, tant comme physicien que comme théologien de la nature.

Mais le rapport, à la fois logique et historique, entre la concep­tion du mouvement d'Ockham et le principe d'inertie, n'est pas du tout direct. Si nous sommes tentés de lire ses déclarations à la lumière· de l'affirmation similaire de Descartes, disant qu'il ne faisait aucune distinction entre le mouvement et le corps en mouvement, nous devons aussi nous rappeler que, pour Descartes, et pour Newton, le changement dans les relations spatiales par le passage d'un état de repos à un état de mouvement était un effet nouveau. C'était'" un effet nécessitant, pour se produire, non seulement une cause, mais encore une cause nettement déter­minée. D'après la conception du mouvement chez 'Ockham, il n'est pas possible de déduire certaines propriétés essentielles de la conservation de la vitesse et la direction impliquées par le principe moderne de l'inertie. Pourtant Ockham n'avait pas négligé les aspects dynamiques du mouvement. Dans son Expo­sitio super Libros Physicorum, lorsqu'il discute de la controverse entre les partisans d'Averroès et ceux d'Avempace, il défend Th~ mas d'Aquin affirmant que là où il n'y a pas de résistance le mouvement prendra du temps, la longueur de ce temps dépendant de la distance. Mais là où il y a résistance matérielle, il dit que le temps dépendra de la proportion de la puissance motrice à la résistance, C'est ainsi qu'il fait la distinction entre ce que nous

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272 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

appellerions aujourd'hui la mesUre cinématique de la vitesse, et la mesure dynamique de la puissance motrice, ou force, en fonction du travail accompli. La confusion de ces mesures offre un atitre exemple de la difficulté avec laquelle les notions de mécanique les plus élémentaires (à nos yeux) étaient saisies, une difficulté que même la totalité du xvne siècle ne surmonta pas entièrement.

Lorsque Bradwardine rejeta la« loi du mouvement>> d'Avein­pace, il employa des arguments semblables à ceux d'Ockham, et il est difficile de ne pas voir une relation dans le déplacement du problème du « pourquoi ? » au « comment ? » effectué à la fois par Ockham comme logicien et par Buridan comme physicien mathématique.

En l'occurrence, ce n'est pas Ockham qui mit au jour la nouvelle théorie dynamique la plus significative et la plus influente au xive siècle, mais un physicien dont la perspective était profondément opposée à celle des « terministes », Jean Buridan, deux fois recteur de l'Université de Paris entre 1328 et 1340. Buridan a discuté les problèmes classiques du mouvement dans ses Quaestiones super ocio libros Physicorum et dans ses Quaestiones de Caelo et Mundo. Aux critiques ex;istantes des théories platonicienne et aristotélicienne du mouvement . des projectiles, il ajoute que l'air ne peut expliquer la rotation de la meule ou du disque, car le mouvement se poursuit quand on place, tout près de ces corps, un objet qui les recouvre et empêche ainsi l'arrivée d'air. Il rejette également l'explication de l'accélé­ration des corps qui tombent en chute libre par leur attraction vers leur lieu naturel, parce qu'il soutient que le moteur doit accompagner le corps mû (v. plus haut, pp. 251 et suiv.). La théorie de l'impeius, qui lui sert à expliquer les divers phénomènes du mouvement continu et accéléré, est fondée, comme la théorie antérieure de la virtus impressG, sur les principes d'Aristote selon lesquels d'abord tout mouvement exige une puissance motrice, et ensuite la- cause doit être proportionnée à" l'effet. En ce sens, la théorie de l'impetus est la conclusion historique d'une ligne de développement à l'intérieur de la physique aristotélicienne, plutôt que le début d'une nouvelle dynamique de l'inertie, dont (puis­qu'elle appartenait à l'avenir) Buridan lui-même ne savait natu­rellemen~ rien. Mais, sous l'influence de Brad:wardine, Buridan a formulé sa théorie avec une précision quantitative beaucoup plus grànde qu'aucun de ses prédécesseurs. C'est cet aspect de certain~s de ses définitions essentielles qui regarde vers l'avenir.

Puisque les autres explications de la persistance du mouve­ment d'un corps, après la séparation du moteur originel, abou-

A Rouet

D'après le manuscrit royal 10. E. IV {xive siècle) au British Museum

B Peinture de navires

faisant apparaître la construction, le gréement et le gouvernail D'après le Psautier de Lultrell

c Chevalier tirant le canon contre un château forl

D'aprèS GAUTIER DE MILEMETE De Nobilitalibus Sapientiis et Prudentiis Regum, manuscrit n° 9Z

à Christ Church, Oxford

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tissent à un échec, Buridan en conclut que le moteur devait imprimer au corps lui-même un certain impelus, une puissance motrice grâce à laquelle il continuait de se mouvoir jusqu'à ce qu'il fût soumis à l'action de forces indépendantes. Dans les projectiles cet impetus était progressivement réduit par la résis­tanCe de l'air et le gravité naturelle exercée vers le bas ; dans la chute des corps il est -progressivement accru par la gravité naturelle agissant comme force accélératrice, qui ajou te des augmentations successives d'impetus', « gravité accidentelle ))," à celui qui est déjà acquis. La mesure de I'impetus d'un corps est la quantité de matière qu'il contient multipliée par sa vitesse.

C'est pourquoi il me semble, écit Buridan dans ses Quaestiones super octo libros Physicorum, liv. VIII, question 12, que nous devons en conclure qu'en ·mouvant un corps, un moteur lui imprime un certain impetus,.une certaine puissance capable de mouvo_ir ce corps dans· la direction vers laquelle le moteur l'a mis en mouvement; que ce soit·vers le.haut, vers le bas, de côté ou en cercle, et de la même quantité dont le moteur déplace ce corps rapidement, de cette même quantité est plus puissant l'impetus qui lui est imprimé.· C'est par cet impetus que la pierre- est mue après que le lanceur cesser de la mouvoir; mais, à cause de la résistance· de l'air et aussi de la pesanteur 'de la pierre, qui l'incline à se déplacer dans une direction opposée à celle vers laquelle I'impetus tend à la mouvoir~ cet impetus s'affaiblit continuellement. C'est pow:quoi le mouvement de la pierre deviendra continuellement plus lent, et à la fin cet impetus est si diminué ou détruit que la pesanteur de la pierre l'emporte ·et entraîne la pierre vers le bas, vers son lieu naturel. On peut, je crois, accepter cette explication parce que les autres ne paraissent pas vraies, tandis que tous les phénomènes s'accordent avec celle-ci.

Car, si l'on demande pourquoi je veux lancer une pierre plus loin qu'une plume, et un morceau de fer ou de plomb adapté à la ·m_ain plus loin qu'un morceau de bois de la même dimension, je déclare que la cause en est que la réception de toutes les formes et dispositions natu­relles est dans la matière et en raison de la matière. D'où, plus grande_est la quantité de matière qu'un corps contient, plus il peut recevoir d'impetus et plus grande est l'intensité avec laquelle il peut la recevoir; Or, dans :un Corps dense et léger (in denso et leçi}, il y a, toutes ~hases égales d'ailleurs, plus de materia prima que dans un corps peu dense et léger (in ra.ro et leei) (1). C'est pourquoi un corps dense et lourd perçoit

(1) Comme celle du Timée, la maleria prima de BuRIDAN était déjà étendue avec des dimensions. La quantité de matière était doilc proportionnelle. au volume et à la densité. Dans ses Eludes sur Léonard de Vinci (36 série, 1913, pp. 46-49), DuHEM suggère que Buridan est arrivé à la notion de densit~ par· celle du poids spécifique, auquel elle est proportionnelle. L'ouvrage grec .du PSEUDO-ARCHIMÈDE, Liber Archimedis de Ponderibus, définissait le poids spécifique et montrait comment comparer les poids spécifiques des différents corps avec la balance hydraulique ou aréomètre. Ceci était bien connu aux xme et XIV8 siècles.

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274 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

davantage d'impetus et Je reçoit avec plus d'iutensité [qu'un corps léger et peu dense]. De la même façon une certaine quantité de fer peut recevoir plus de chaleur qu'une quantité égale de bois ou d'eau. Une plume reçoit un impetus si faible qu'il est bientôt détruit par la résistance de l'air; de même, si l'on projette avec.une vitesse égale un morceau de bois léger et un lourd morceau de fer de mêmes dimensions et forme, le morceau de fer ira plus loin parce que l'impetus qui lui est imprimé est plus intense et qu'il ne se détériore pas aussi vite que l'impetus plus faible. C'est pour la même cause qu'il est plus difficile d'arrêter une grosse meule, animée d'un mouvement rapide, qu'une meule plus petite ; il y a dans la grosse ;meule, toutes choses égales d'ailleurs, plus d'impetus que dans la petite. En vertu de la même cause, on peut lancer plus loin une pierre d'une livre ou d'une demi-livre que la millième partie de cette pierre : dans la millième paJ'tie l'impetus e~t si petit qu'il est bientôt entièrement vaincu par la résistance de l'air.

Ceci me semble être aussi la cause pour laquelle la chute naturelle des corps lourds prend une accélération continuelle. Au début de la chute, la gravité seule animait le corps, alors sa chute était plus lente ; mais au cours du mouvement cette pesanteur imprimait au corps lourd un impetus, lequel impetus en vérité meut le corps en même temps que la gravité. C'est pourquoi le mouvement devient plus rapide, et plus rapide il devient, plus intense devient l'impetus. Il est ainsi évident que le mouvement continuera à s'accélérer continuellement:

Quiconque veut sauter loin, recule à une grande distance de façon à courir plus vite et acquérir ainsi un impetus qui, pendant le saut, l'emporte à, une grande distance. De plus, tandis qu'il court et saute, il ne sent pas que l'air le. meut, mais il sent devant lui l'air résister avec force.

On ne trouve pas dans la Bible qu'il y ait des Intelligences chafgées de communiquer aux sphères célestes leur mouvement propre ; il est donc possible de montrer qu'il n'est pas nécessaire de supposer l'existence de telles Intelligences. On pourrait dire, en fait, qu'en créant l'univers, Dieu a mis. en mouvement chacune des sphères célestes comme il lui plaisait, imprimant à chacune un impetus qui l'a maintenue en mouve~ ment depuis. Dieu n'a donc plus à mouvoir ces sphères, sauf en exerçant une influence générale semblable à celle par laquelle il apporte sa contribution à tous les phénomènes. C'est ainsi qu'il a pu se reposer le 79 jour de l'œuvre qu'il avait réalisée, confiant aux choses créées leurs causes et effets mutuels. Ces impetus que Dieu a imprimés aux corps célestes n'ont pas été réduits ou détruits par le passage- du temps, parce qu'il n'y avait pas de résistance pour corrompre ou restreindre ces impetus. Tout ceci, je ne le donne pas comme certain ; je demande seulement au~ théologiens de m'apprendre comment toutes ces choses ont pu se produire (1) ...

(1) Traduit du latin publié par Anneliese MAIER, Zwei G-rt,zndprobleme der scholastischen Naturphilosophie, Rome, 1951, pp. 211-2.

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 275

Il poursuit en définissant le rapport de sa théorie de l'impelu• ~vec d'autres théories contemporaines du mouvement. D'abord ~~ :a;ai~tient que si l'impefus d'un projectile est un principe 1n~rn~sequ~ de mouvement inhérent a-u corps qu'il meut, c'est un pnnc1pe ':1~lent et no~ naturel qui est imprimé au corps par un age_nt ex~eneur, et qm est ~~posé à la gravité naturelle du corps. Ma1s, qu est-ce donc que lzmpelus ? On ne peut l'identifier au ~o~v~ment lui-même, déclare-t-il en jetant évidemment un coup d œil a Ockham, car le but de cette théorie est de proposer une cause du mouvement. C'est donc quelque chose de distant du corps e.n ~o~vement. Et ce ne peut être quelque chose de pure­m~nt ephemere, com:ne le mouvement lui-même, car celui-ci ex1ge un agent continu pour le produire. Donc, conclut-il :

cet impetus est une chose durable (res naturae permanentis) distincte du mou:vement local, qui fai~ ~ou;_oir le projectile ... Et il est Probable que cet tmpetus. est _une .qualite creee par la nature pour mouvoir le corps auquel e~le est 1mpr1mée, tout comme on dit qu'une qualité imprimée par un rumant sur un morceau de fer meut le fer vers l'aimant. Et il est probable que, de même que cette qualité est imprimée par le moteur sur le corps mobile en même temps que le mouvement, de même aussi il décr01t, se corrompt et est entravé, tout comme l'est le mouvement par la résistance (du milieu) ou la tendance (naturelle) contraire. '

On~ prétendu q~'en faisant de l'impelus une res permanens, une pUissance motnce durable qui maintiendrait le corps en mouvem~nt sans changement aussi longtemps qu'il ne subirait pas l'action de forces qui en causeraient l'accroissement ou la di~i~ution, ~.urid~n accomplis~ait une avance stratégique vers le J?rlllCipe de l1n~rbe. De ce pomt de vue, il est certain que son lmpetus m~qu~It un pr?grès sur la virlus de François de la Marche qm ne durait qu ad modlcum fempus. Il est certain aussi qu'il y a des ressemblances frappantes entre certaines des définitions essen­tielles chez Buridan et dans la dynamique du xvue siècle. La mesure pa~ ~uridan ~~ l'impetus d'un corps comme proportionnel à la qu~n~Ite d~ matiere et à la vitesse fait songer à la définition par Gahlee de l Lmpelo ou momento, à la quantité de mouvement de De~cartes, et même au inomenium défini par NeWton comme le prodmt.de la masse multipliée par la vitesse. Il est vrai qu'en l'absence de forces extérieures, l'impefus de Buridan durerait en cercle dans les corps célestes, aussi bien qu'en ligne droite pour les corps terrestres, tandis que le momenlum de Newton ne persisterait qu'en ligne droite pour tous les corps, et exigeait une force po~r le courber en cercle. Mais, en ce domaine, Galilée est avec Bundan, et non avec Newton.

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11 y a une certaine ressem~lanc_e a~s~i. entre l'impel~s de Buridan et la <t force vive >> ou energie Cinetique de Le1bmz: En expliquant l'accélération des corps tombant en chute. hbre, Buridan déclare, dans ses Quaestion'es de Caelo et Mundo, hv. Il, question 12, qu'

il faut imaginer qu'un corps lourd acquiert de son premier mo.teur, .~ savoir de sa gravité, non pas seulement u~ mouvement, mats qu Il acquiert aussi en lui un certain impetus en meme temps que ce mouve~ ment qui a la faculté de mouvoir ce même corps, en même temps que la graviié naturelle constante. Et parce que ce~ impetus s'acquiert de façon proportionnelle à ce mouvement, plus rap1de est le mouvement, plus grand et plus fort est l'impetus. Ainsi, par c?nséquent, le corps lourd _est ·mû, à l'origine, uniquement par sa graVIté :r:aturelle,. et, par sm te, lentement ; mais plus tard, il est mû par cette meme gravité naturelle, et simultanément par l'impetus qui a été acquis, de sorte que le mouvement est plus rapide ; ... e~. ait;si de nou;~au .il subit .un m?uven:.ent plus rapide, et il est soumis a une acceleratiOn contmue, JUsqu a la fin.

Certains, dit-il en conclusion, appellent cet impetus la« gravité accidentelle >>.

Il est toujours intéressant de rechercher des antJ.logies é~tre les termes qui apparaissent dans des syst~mes de" dynamtque aussi largement séparés dans le temps, ma1s ces memes termes peuvent aussi nous cacher l'abîme qui pe~t séparer le~r contenu. Peut-on vraiment dire que la formulatwn par. Bundan d.~ la théorie de l'impetus impliquait la définition, étabhe au xvne_siecle de la force comme ce qui ne mai~tient p.as _simpl~r;nent la :1t~sse, mais la modifie ? Tout ce que Buridan a ecrit sur lzmpelus Indique qu'il le proposait comme une cause aristotélicienne du ~ou~e­ment qui devait être proportionnée à l'effet; c'es~ pourquoi, s1la vitesse s'accroissait comme dans la chute hbre des corps, l'impeius devait fair~ de même. Il est vrai que, comme _rés~ltat de son effort pour parvenir à des formulations quantitatives, l'impetus de Buridan peut apparaître comme quelque chose ~e plus qu'une cause aristotélicienne, comme une force ou un pou~mr que possède un corps, du fait qu'il est en mouvement, de modifier l'état de repos ou de mouvement d'autres corps sur son p~ssage. Il est vrai aussi qu'il y a trop de ressemblance entre ceci et, la définition de l'impeto ou momento, donnée par Galilée dans _se~ Deux sciences nouvelles pour que l'on puisse sup:f?OSer que ?e~ui-Cl ne devait rien à Buridan (cf. pp. 359 et suiv.). Ma1s, en con~Iderant les faits dans leur période propre,- et non comm~ un p:ec~rseur de faits appartenant à l'avenir,_il est clair q~e Buridan_lui-men:e a vu sa théorie comme une solutiOn des problemes classiques qut se

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 277

présentaient dans le contexte de la dynamique aristotélicienne, dont il ne s'est jamais libéré.

Ceci est illustré par la très suggestive question 9 du livre XII de ses Quaestiones in libros Metaphysicae:

Bien des gens _posent en principe, écrit~ il, que le projectile, après avoir quitté le projecteur, est mû par un impetus donné par le projecteur, et qu'il est mû aussi longtemps que l'impetus reste plus fort que la résis .. tance. L'impetus durerait indéfiniment s'il n'était pas diminué par une résistance contraire ou par une tendance à un mouvement contraire. Et dans le mouvement céleste il n'y a pas de résistance contraire, de sorte que quand Dieu, à la création, ayant mis une sphère en mouvement à la vitesse qu'il désirait, cessa de la mouvoir, le mouvement s'est perpétué depuis à cause de l'impetus imprimé à cette sphère. Et de là vient que l'on dit que Dieu s'est repOsé le septième jour de tous les travaux qu'il avait accomplis.

Cela veut-il dire que l'impetus durera à jalnais, en fait, dans tous les corps, en l'absence de forces opposées 1 Buridan ne l'affirme que pour les corps célestes, dont le mouvement continu est naturellement circulaire. Mais, dans les corps terrestres, l'impetus imprimé violemment, à un projectile par exemple, sera toujours soumis à l'opposition de la tendance naturelle du corps à gagner son lieu naturel, pour y arriver au repos. En outre, selon la loi dynamique fondamentale (que Buridan accepte telle que Bradwardine l'a formulée) qui veut que la vitesse soit propor­tionnelle à la puissance et à la résistance, s'il n'y avait pas de résistance, la vitesse serait infinie. Partageant l'empirisme commun à tous les aristotéliciens, Buridan n'envisage pas d'abs­traire les effets de l'impelus seuls de ceux de son interaction avec les tendances naturelles, et avec la résistance. Il demeure tout près du monde réel tel qu'ille voit. Il n'a pas conçu le prin­cipe du mouvement d'inertie dans l'espace vide. Mais, dans un sens profond, Buridan et ses contemporains ont très réellement anticipé la grande réforme cosmologique des xvie et xvne siècles. La théorie de l'impelus de Buridan est une tentative pour inclure à la fois les mouvements terrestres et célestes dans un même système de mécanique. En cela il fut suivi par Albert de Saxe, Marsilius d'lnghen et Nicole Oresme ; encore qu'Oresme, étant d'avis que dans la région terrestre il n'y a que des mouvements accéléré ou retardé, ait adapté la théorie de l'impetus à cette supposition, et semble l'avoir considérée, non comme res naturae permanentis, mais comme quelque chose qui « ne dure qu'un certain temps ». Sous une forme ou sous une autre, la théorie

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278 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

finit par être largement adoptée aux xive, xve et xvre siècles en France, en Angleterre, en Allemagne et en Italie.

Quant aux questions de dynamique terrestre, Buridan lui­même expliquait le rebondissement d'une balle, par analogie avec la ~éflexion de la lumi~re, en disant que l'impelus initial compri­mait la balle par la violence lorsqu'elle frappait le sol et lors­q~'el_Ie rebo~dissait cela lui communiquait un nouvel impe'tus qui la faiSait bondir vers le haut. Il donnait une explication identique pour la v1bratwn des cordes pincées, et l'oscillation du pendule.

Albert de Saxe ':tilise la théorie de Buridan pour expliquer la traJectOire d'un proJectile par I'impetus composé, idée qui remon­tait elle-même à l'astronome grec Hipparque (n'siècle av. J.-C.), dont on retrouve l'exposé dans le commentaire de Simplicius sur le De Gael o. Selon les principes d'Aristote, un corps élémentaire ne pouvait avoir qu'un ~eul mouvement simple à la fois, car une substance ne pouvait avoir simultanément deux attributs puisque, si elle en avait deux, l'un détruirait l'autre. Albert de Saxe déclare que la trajectoire d'un projectile se divise en t~ois périodes : 1) Une période initiale de mouvement purement vwlent pendant laquelle l' impetus annihile la pesanteur naturelle · 2) Une période intermédiaire d'impetus composé pendant laquell~ le mouvement est à la fois violent et naturel ; 3) Une période

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FIG. 24

finale de mouvement purement naturel à direction verticale vers le bas après que la pesanteur naturelle et 1a résistance de l'air l'?I_It emporté s~r !'impetus donné (fig. 24). Il considère que la resistance de l air possède une valeur de frottement définie mêJ?e quand le projectile est au repos. Dans un projectile lancé horizontalement, le mouvement au cours de la première période "?. pr?duit selo.n une ligne droite horizontale, jusqu'à ce qu'il s mchne soudain au cours de la deuxième pour tomber verti-

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 279

calement dans la troisième. Lorsqu'il est lancé verticalement vers le haut, le projectile arrive à l'état de repos pendant la 2e période (ou quies media) puis redescend lorsque la pesanteur naturelle l'emporte sur la résistance de l'air. Cette théorie fut acceptée par Blaise de Parme (mort en 1416), Nicolas de Cuse, Léonard de Vinci et d'autres successeurs d'Albert de Saxe puis elle fut modifi?e selon les principes des mathématiques: d'abord par Tartagha au xvi• siècle, et finalement par Galilée au xviie siècle.

Les développements les plus importants de la dynamique nouvelle dans la région céleste se produisirent dans son appli­cation à la possibilité de la rotation diurne de la terre (cf. ci-dessus, p. 76). C'est au xm' siècle que deux astronomes persans, al-Katibi et al~Shirazi, avaient discuté et rejeté cette possibilité, mais on n'a établi aucune relation entre eux et les écrivains latins du XIV6 siècle. Pour ceux-ci la qu~stion impliquait, non seulement l'explication dynamique de la persistance du mouvement, niais encore les conceptions de l'espace et de la gravitation. Les auteurs les plus importants qui aient discuté la possibilité de la rotation de la terre, et qui l'aient rattachée à ces problèmes apparentés, sont Buridan et Oresme. L'insistance avec laquelle ils font allusion aux condamnations parisiennes de 1277, illustre une fois de plus leur importance dans les spéculations scientifiques des années suivantes (cf. ci-dessus, p. 244).

Dans ses Quaestiones de Caelo et Mundo, Buridan mentionne le fait que bien des gens tiennent pour probable la rotation diurne de la terre, mais il ajou te qu'ils proposent cette possibilité comme e~ercice de scolastique. Il se rendait compte que l'observation directe des corps eux-mêmes ne pouvait décider si c'était le ciel ou la terre qui était en mouvement, mais il rej etait le mouvement ~e_Ia ~erre en se fondant sur d'autres observations. Par exemple, Il Indique qu'une flèche tirée verticalement vers le haut retombe à l'endroit d'où elle est partie. Si la terre tournait cela serait impossible ;.et, à la suggestion que l'air, en tournant, 'emporterait la flèche smvant un cercle, il répond que l'impetus de la flèche résisterait au mouvement latéral de l'air.

L'étude faite par Oresme de la rotation diurne de la terre est beaucoup plus poussée. Il discute ce problème dans son Livre ·du ciel "et du monde, commentaire en français sur le De Caelo ?'Aristote, écrit en 1377 sur l'ordre de Charles V, qui chargea egalement Oresme de traduire du latin en français l'Éthique, la Politique et l'Économie. Épris de culture et de sa propre langue, Charles V possédait au Louvre un cabinet qui contenait un grand

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DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

nombre d'ouvrages traduits en français sur son ordre, dont il encourageait la lecture par les membres de son entourage, pour leur instruction et leur plaisir. Bien qu'il ait conclu son Livre du ciel en prenant parti pour le système géostatique, l'analyse que fait Oresme de toute la question est la plus détaillée et la plus pénétrante que l'on trouve entre les astronomes classiques et Copernic. La façon dont l'ouvrage traite du mélange de problèmes scientifiques, philosophiques et théologiques posés, est une anti­cipation des œuvres de controverse de Galilée.

Parmi les questions abordées par Oresme dans son exposé du système géostatique, un élément important est le problème du mouvement constant des sphères. Puisque sa version de la théorie de l'impetus ne peut expliquer le mouvement continu, il se rejette sur une vague théorie d'équilibre entre des « qualitez et vertus motivez n que Dieu a données aux sphères lors de la création pour correspondre à la << pesanteur )) des corps terrestres, et des<< résistences n proportionnées qui s'opposent à ces<< vertus n.

En fait, il dit que ces forces ont été édifiées par Dieu, à la création, dans les << Intelligences >) qui meuvent les corps célestes ; les Intelligences se meuvent avec les corps dont elles_ causent le mouvement, et sont reliées à eux comme l'âme humaine l'est au corps. Comparant la machine céleste à _une horloge, il conclut, au !iv. II, cha p. 2, de son ouvrage Le livre du ciel :

Et sont ces vertus contre ces résistances telement modérées, attrem­pées [ = adaptées] et acordées que les mouvements sontfaitsanz violençe; et excepté la violence, c'est aucunement semblable quant un honme a fait un horloge et ille lesse aler et estre meü par soy. Ainsi lessa Dieu les cielz estre meüz continuelement selon les proporcions que les vertus motivez ont aus resistances et selon l'ordenance establie.

Mais était-il possible d'accepter les hypothèses qui servaient de base au système géostatique et aux objections traditionnel­lement opposées au mouvement de la terre ? L'une des assomp­tions essentielles de-la cosmologie d'Aristote était qil'il devait y avoir au centre de l'univers un corps fixe autour duquel tour­naient les sphères, et par rapport auquel les mouvements naturels des corps terfestres se produisaient. A ceci, Oresme oppose que les directions de l'espace, le mouvement, la gravitation et la lévi­tation naturelle, doivent toUtes, dans la mesure où 1 'on peut les observer, être considérées _·-comme relatives.

Oresme est d'accord avec ceux qui prétendent que Dieu, par sa puissance infinie, p_ourrait créer un espace infini, et autant d'univers qu'ille voudrait.

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 281

Et donques, écrit-il au Iiv. I, chap. 24, de son Liçre du ciel, hors le ciel est une espasce vide incorporelle d'autre manière que n'est quelconque espace pleine et corporelle, tout aussi comme la duracion temporelle appellée éternité est d'autre manière que n'est duracion temporelle, meïsmes qui seroit perpétuelle ... _ Item, cette espasse dessus dicte est infinie et indivisible, et est le immensité de Dieu et est Dieu meïsmes, aussi çomme la duracion de Dieu appellée eternité est infinie et indivi­sible et Dieu meïsme ...

Quant à distinguer des directions dans notre univers, Oresme montre que la droite et la gauche, devant et derrière,

ne seraient ces lili différences au ciel absolument ne realment distinctes, mais seulement en relacion comme dit est (Iiv. II, chap. 6).

Ce n'est que le haut et le bas que l'on peut dire absolument et réellement distincts, mais alors ce n'est que par rapport à un univers particulier. Nous pourrions par exemple distinguer le haut et le bas selon le mouvement des corps légers et des corps lourds.

Je dy donques que haut et bas en ceste ... maniere ne sont autre chose fors [ = excepté] l'ordenance naturelle des choses pesantes et des legieres, laquelle est telle que toutes les pesantes, selonc ce qu'il est possible, soient au milieu des Iegieres sanz determiner a elles autre lieu immobile (!iv. I, chap. 2lo).

En combinant cette théorie pythagoricienne ou platonicienne de la gravité, avec la conception de l'espace infini, Oresme était de ce fait en mesure de se passer du centre fixe de l'univers auquel se rattachaient tous les mouvements naturels de la gravitation. La gravité est simplement la tendanc~ des corps lourds à se diriger vers le centre des masses sphériques de matière. Les mouvements sont produits par la gravité, mais seulement par rapport à un univers particulier; il n'y a pas de direction· absolue de la gravité s'appliquant à tout l'espace.

Il n'y avait _donc pas de raison de prétendre, en supposant que les cieux étaient soumis à une révolution, que la terre devait nécessairement être fixée au centre. Se référant à l'analogie de la roue qui tourne, Oresme montra qu'il était seulement nécessaire dans un mouvement circulaire qu'un point mathématique au centre fût immobile, comme on le supposait en fait dans la théorie des épicycles. Il disait en outre qu'il n'entrait pas dans la définition du mouvement local qu'il fallait le rapporter à un point fixe ou à un corps fixe. Par exemple,

hors Ie monde est une espace ymaginée infinie et immobile, ... et est possible sans contradiction que tout le monde fust meü en celle espace

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282 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

de mouvement droit. Et de dire· le contraire est un article -condampné à Paris. Et ce posé, nul autre corps ne serait auquel le monde se eüst autrement selon lieu ... Item, posé par ymaginacion que la terre fust meüe par l'espace d'un jour de mouvement journal et que le ciel reposast et après ce temps la chose fust si comme elle est (!iv. II, chap. 8) : alors tout serait comme il était avant.

Au chapitre 25 du livre II du Livre du ciel, Oresme dit que : souz toute correction il lui semble possible de maintenir l'opinion que la terre est meüe de mouvement journal et le ciel non. Et premièrement, je veul declairer que l'en ne pourrait monstrer le contraire par quel~ cunque experience ; secondement, que ne par raisons ; et tiercement metray raisons à ce.

Les objections que cite Oresme contre le mouvement de la terre avaient toutes été mentionnées par Ptolémée et devaient être utilisées contre Copernic ; il leur oppose des arguments qui devaient resservir à Copernic et à Bruno.

La première objection empruntée à l'expérience est que l'observation montre que les cieux tournent réellement autour de l'axe polaire. A cela Oresme réplique que le seul mouv:ement observable est le mouvement relatif.

Je suppose que mouvement local ne peut estre sensiblement apparceü fors en tant comme l'en apparçoit un corps soy avoir autrement au resgart d'autre corps. Et pour ce, se un homme est en une nef appelle a qui soit meüe très souef[.;= doucement], isnelement [ = rapidement] ou tardivement, et que cest homme ne voie autre chose fors une autre naïf appellee b qui soit meüe du tout semblablement comme a en quo y il est, je di que il samblera a cest homme que l'une et l'autre naif ne se meüe. Et se a repose et b est meüe, il lui appert et semble que b est meüe ; et se a est meüe et b repose, il lui semble comme devant que a repose et que b est meüe. Et ainsi se a reposait par une heure et b fust meüe, et tantost en l'autre heure ensuiant fust, e conçerso, que a fust meüe et b reposast, cest homme ne pourrait apparce:voir ceste mutacion ou variacion, mes continuelement il semblerait que b fust meüe; et ce appert par experience ... Et il appert ou quart livre de La perspectiçe de Witelo que l'en ne apparçoit mouvement fors telement comme l'en apparçoit i corps soy avoir autrement ou resgart d'un autre ... Et nous sambleroit continuelment que la partie ou nous sommes reposast et que l'autre fust toujours meüe, aussi comme il semble a un homme qui est en une naif meüe que les arbres dehors sont meuz. Et samblablement, se un homme estoit ou ciel, posé que il soit meü de mouvement journal, ... il lui sambleroit que la terre fust meüe de mouvement journal, aussi comme il samble du ciel a nous qui sommes en terre. Et samblablement, se la terre estoit meüe. de mouvement journal et le ciel non, il nous sambleroit que elle reposast et que le ciel fust meü ; el ce peut ymaginer legieremenl ehascun qui a bon entendement.

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 283

La deuxième objection fondée sur l'expérience est que si la terre tournait à travers les airs, de l'ouest vers l'est, il devrait perpétuelleme~t -souffier un vent fort venant de l'est .. A cela, Oresme rip,oste que l'air et l'eau part.iciperaient à~~ ,rotabo~ d~ la terre, de sorte que ce vent n'existerait pas. La trmsieme ob~ecbon est celle qui avait convaincu Buridan : si la terre tourna~t, ~ne flèche ou une pierre, lancée en l'air verticalement, tomberait bie_n en arrière à l'ouest, alors qu'en réalité elle tombe à l'endroit d'où on l'a lancée. La réponse d'Oresme sur ce point a une profondeur significative. Il dit que la flèche

est meüe vers orient très isnelment J = rapidement] aveques l'aer parmi lequel elle passe, et aveques toute la masse de 1~ basse partie du monde devant designee qui est meüe de mouvement JOurnal ; et pour ce~ la seëtte ( ~ flèche] rechiet [ ~ retombe] au lieu de terre dont elle parti.

En fait, la flèche n'avait pas un mouvement, mais deux, l'un vertical en quittant l'arc, et un autre circulaire du fai~ que l'on est sur le globe terrestre animé d'une rotation. Le traJet actuel de la flèche, dit-il, serait comparable à celui d'une particule de feu (a) qui s'élèverait d'une position à un~ autre plus_ éle~é~ et P,lus proche des sphères célestes. Et Oresme Illustre cee! ,à, 1 md~ d un schéma montrant que la particule de feu ne s eleverait pas seulement jusqu'à une position b située directement au-dessus de a mais lors de son ascension, serait déportée latéralement par le m~uve~ent circulaire jusqu'à la position c, située à l'écart de b.

Je di .que aussi comme il seroit ~e la s~ëtte ou c.as desus mis, il convient en cestui que le mouvement de a sOit compose de mouvement droit et, de partie, de circulaire, car la region de l'aer et l'espace de feu par lesquelles a passa sont meües, selon Aristotle, de ~ouveme~t circulaire. Et donques se il ne estaient ainsi meüs, a montermt t~ut dr?It en haut par la ligne ab ; mes pour ce que par mouvement CI~culrur.e et journal b est entretant translaté siques [ = jusque] endrOit c, Il appert que a en montant descript la ligne ac et est le ~ouvement de a composé de mouvement droit et circulaire. Et ainsi sero_It_ le mouv~m?nt de la secte[= flèche] comme dit est, et de tele compositiOn ou mixcion [ = mélange] de mouvemens ...

Ainsi, de même que pour une personne située sur un navire _en mouvement tout mouvement rectiligne par rapport aux parties , 1 . du navire semble rectiligAne, de même :pour une per~onne _P a~e~ sur la terre la flèche parait tomber verticalement à 1 endroit d ou on l'a tirée. Les mouvements paraîtraient semblables à un obser­

-vateur placé sur la terre, que la terre tourne ou soit immobile.

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284 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

Je conclu donques que l'en ne pourrait par quelcunque experience monstrer que le ciel fust meü d_e mouvement journal et que la terre ne fust ainsi meüe.

Ce concept de la composition des mouvements devait devenir un des plus féconds de la dynamique de Galilée.

Les objections « par raisons » opposées à la rotation de la terre venaient surtout du principe d'Aristote, utilisé plus tard par Tycho Brahé contre Copernic, selon lequel un corps élémen­taire ne peut avoir qu'un seul mouvement simple, qui, pour la terre, est rectiligne et descendant. Oresme affirme que chacun des éléments, sauf les cieux, peut fort bien avoir deux mouve­ments naturels, l'un étant la rotation en cercle lorsqu'il se trouve dans son lieu naturel, et l'autre étant un mouvement rectiligne grâce auquel il rejoint son lieu naturel, lors qu'il en est éloigné. La « vertu » qui meut la terre en rotation est sa « nature » ou « forme », tout comme ce qui la meut dans une direction rectiligne pour regagner son lieu naturel.

Quant à l'objection que la rotation de la terre réduirait l'astrologie à néant, Oresme répond à cela que tous ~es_calculs et les tables seraient aussi justes qu'auparavant.

Les principaux arguments positifs qu'Oresme présente en faveur de la rotation terrestre ont tous pour centre l'idée que ceci serait plus simple et plus parfait que l'hypothèse contraire, et ils se présentent une fois de plus comme une anticipation frappante des arguments, d'inspiration platonicienne, qui devaient servir à Copernic et Galilée. Si la terre tournait, dit-il, tous les mouve­ments célestes apparents se produiraient dans le même sens, d'est en ouest ; la partie habitable du globe se trouverait sur la face convenable la plus noble ; les cieux jouiraient de l'état plus noble d'immobilité, et cette tèrre vile se déplacerait ; les corps célestes les plus éloignés accompliraient leurs révolution- propor­tionnellement de façon plus lente que ceux qui sont plus proches de la terre, et non plus rapidement, comme dans le système géo­centrique. En outre,

touz philosophes dient que pour nient[= rien] est fait par.pluseurs ou par grandes operacions ce qui peust estre fait par moins d'operacions ou par plus petites. Et Aristotle dist ... que Dieu et nature ne font rien pour nient ... Et donques puisque touz les efietz que nous voions peuent estre. faiz et toutes apparences salveez pour mettre en lieu de ce une petite operacion, ce est a savoir le mouvement journal de la terre qui-est tres petite ou resgart du ciel, sans multeplier tant de operacions si diverses et si outrageusement grandes, il s'ensuit que Dieu et nature les auraient pour nient faites et ordenées i et ce est inconvenient, comme dit est.

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 285

Entre autres avantages de simplicité, il se trouvait que la neuvième sphère devenait superflue.

Dans toute sa discussion, Oresme, qui était après tout évêque de Lisieux, tenait compte du soutien apparent qu'apportaient au système géostatique de nombreux passages des Écritures, mais il tournait ceux-ci en remarquant, par exemple :

l'on dirait que elle se conforme en ceste partie a la maniere de commun parler humain aussi comme elle fait en plusieurs lieus, si comme la ou il est escript que Dieu se repenti et que il se courrousa et rapaisa et teles choses qui ne sont pas ainsi du tout comme la lettre sonne.

Ceci, une fois de plus, nous rappelle Galilée, et c'est dans le même esprit qu'Oresme traite du célèbre problème du miracle de Josué, et affirme qu'on ne peut trouver d'arguments s'opposant au mouvement de la terre.

Quant Dieu fait aucun miracle, l'en doit supposer et tenir que ce fait Il sanz muer le commun cors de nature fors au moins que ce peüst estre. Et donques se l'en peust salver que Dieu aloinga [ = allongea] le jour au temps de Josué par arrester le mouvement de la terre ou de la

·region cibas seulement laquelle est si tres petite et aussi comme un point ou resgart du ciel, sanz mettre que tout le monde ensemble fors ce petit point eüst esté mis hors de son commun cours et de son ordenance et meïsmement tielz corps comme sont les corps du ciel, ce .est moult plus raisonable ... Et semblablement pourrait l'en dire du retour du soleil ou temps de Ezechias.

Après avoir, pour finir, passé en revue tous les arguments qu'il a présentés contre la cosmologie généralement admise, il est quelque peu surprenant de voir Oresme conclure son chapitre en y revenant une fois de plus :

Et neanmoins touz tiennent et je cnide que il [le ciel] est ainsi meu et la terre non: Deus enim firmavit orbem terre, qui non commovebitur (1), nonobstans les raisons au contraire, car ce sont persuasions qui ne concludent pas evidanment. Mais consideré tout ce que dit est, l'en pourrait par ce croire que la terre est ainsi meüe et le ciel non; et n'est pas evidant du contraire; et toutevoies [ = toutefois], ce semble de prime facie autant ou plus contre ·raison naturelle comme sont les articles de nostre foy ou touz ou pluseurs. Et ainsi ce que je ay dit par esbatement en ceste maniere peut aler valoir a confuter et reprendre ceulz qui voudraient nostre foy par raysons impugner ( = attaquer].

(1) Psaume 92: t: Aussi la terre habitable a été affermie, tellement qu'elle ne sera jamais ébranlée. D

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286 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

Cette dernière remarque se rattachait-elle au but pour lequel, dans son chapitre final, Oresme disait avoir composé Le livre du ciel :

pour animer, ex ci ter et esmouvoir les cuers des jeu nes hommes qui ont subtilz et nobles engins ( = caractères] et desir de science, afin que Il estudient a dire encontre et a moy reprendre pour amour et affection de vérité ? ·

Sur ce problème si délicat, si fondamental et si passionné dans la pensée occidentale, depuis la venue du nouvel Aristote, au xnre siècle, jusqu'aux controverses de Galilée, portant sur les rapports entre raison et révélation, entre la cosmologie des sciences de la nature et celle des Écritures, Oresme semble avoir adopté une position qui n'est pas rare chez ses conternporains qui étaient à la fois des chrétiens croyants et des sceptiques en philosophie. Oresme était prêt à soumettre sans condition la raison à la révélation, et en même temps, à utiliser la raison pour confondre la raison.

Et tout ce que je di et met sans affermer a grant humilité et cremeur [=tremblement] de cœur, salve tousjours la majesté-de-la foy catho­lique, et pour reprimer la curiosité ou presompcioh d'aucuns qui, par aventure, la voudraient calumpnier ou impugner ou trop avant enquerir a leur confusion.

Mais, quelles qu'aient été les raisons pour lesquelles Oresme a finalement r~jeté la cosmologie de la rotation terrestre en faveur de laquelle il avait apporté tant d'arguments, il ne nous laisse aucun doute quant à sa position définitive : <t Mais onques de fait ne fu et ja [=jamais] ne sera fors que un seul monde corporel», déclare-t-il au livre 1, chapitre 24, du Livre du ciel ; c'est là le monde géostatique accepté d'Aristote et de Ptolémée. Et, en fait, comme ille comprenait bien, aucun des arguments d'Oresme ne prouvait ·positivement le mouvement de la terre ; il déclare simplement, comme Galilée devait le déclarer trois siècles plus tard, qu'il est impossible de prouver le contraire. Mais la concep­tion du mouvement chez Oresme ne contient pa~ en puissance toutes les possibilités dynamiques que devait exploiter Galilée, sans succès cependant, dans le débat cosmologique. Sa conception du mouvement relatif ressemble en fait à celle de Descartes en ce sens qu'elle ne tient pas compte de ce que l'on -a ultérieurement appelé les propriétés d'inertie de la matière. Elle ne lui a fourni aucun critère pouf décider entre des systèmes astronomiques possibles et impossibles du point de vue de la dynamique. En

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 287

outre, Oresme n'a p~~ réellement mis- au point en détaille moyen de c~lculer les positions des corps célestes sur la base de la rotatwn terrestre.

Albert de Saxe disait, dans ses Quaesliones in Libros de Caelo el Mundo, livre II, question 26 :

nous ne pouvons d'aucune manière, par le mouvement de la terre et le repos du ciel, préserver les conjonctions et oppositions des planètes, pas plus que les éclipses du soleil et de la lune.

. En fait, ces phénomènes n'auraient pu être préservés par le simple m_ou:vement _dmrne de la terre défendu par Oresi1J-e. Pas pl_us celm-m que Nicolas de Cuse (1401-64) qui lança l'idée, au s1ecle S~Ivant~ que toutes les 24 he~res la ge sphère accomplissait deux re~ol~hons, autour de ses poles tandis que la terre n'en acco_mphssait qu une seule, ils n 1offrirent de système mathé­matique pour remplacer celui de Ptolémée. Et c'est ainsi que les a~tronomes, tout en se rendant compte de ses défauts, conser­verent naturellement l'hypothèse bien au point de Ptolémée en attendant la publication d'une autre. Le traité d'Oresme n'a jamai~ été imprimé, et l'on ignore si Copernic en a jamais eu co~na1ssance. La question de la pluralité des mondes, où l'on v01t, par exemple, Léonard de Vinci prendre parti pour Nicolas de C_use contre Albert de Saxe, continua de soulever des débats pass_w~nés à la fin ~u xve siècle et longtemps après, et ces auteurs se lisaient en Itahe du Nord du temps que Copernic était à Bologne et à Padoue. Nicolas de Cuse avait donné une tournure platonicien~e à la théorie de Buridan en attribuant la permanence de ~a r~tatwn céleste à ~a for:ne ~arfaitement sphérique des spheres , le mouvement Circulaire d une sphère autour de son centre se poursuivra indéfiniment, écrit-il dans son De Ludo . Globi, et de même que le mouvement imprimé à une boule de billard se poursuivrait indéfiniment si la boule était une sphère parfa_Ite, de mê;n_e D_ieu n'a eu qu'à donner à la sphère céleste son_ zmpetus ongmel, et elle a continué de tourner depuis et maintenu les autres sphères en mouvement. Cette explication a été adoptée par Copernic. Et lorsque celui-ci finit par offrir une alternative mathématique au système de Ptolémée et eut à en;isag~r l~ gr~vitation et le~ ~utres problèmes d~ physique qu elle •mphqumt, son œuvre etait un développement direct de celle de ses prédécesseurs.

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~ DE SAINT AUGUSTIN A GALIL~E

4) La physique mathématique à la fin du Moyen Age

r L'un des changements les plus importants qui aient facilité l'emploi toujours plus répandu des mathématiques en physique, fut celui qui introduisit la théorie que toutes les différences réelles pouvaient être réduites à des différences dans la catégorie de quantité ; par exemple, l'intensité d'une qualité comme la chaleur pouvait se mesurer exactement de la mêm~ façon que 1~ g_rand.eur d'une quantité. Ce changement est ce qm a surtout d1stmgue la physique du xvn• siècle de la physique qualitative d' Aris~ote. C'est avec les scolastiques de la fin du Moyen Age qu Ii a commencé. Comme pour tant de concepts scientifiques au Moyen Age, le problème fut tout d'abord discuté dans un. contexte théologique, et les principes qui y furent élaborés se v_uent plus

l tard appliqués à la physique. C'est Pierre Lombard qm ouvntl~ discussion en affirmant que la vertu théologale de la chante pouvait augmenter et diminuer chez l'homme, et être plus_ o~ moins intense à différentes époques. Comment cela pouvait-Il se comprendre ? Deux écoles de pensée se développèrent, l'u_ne soutenant la conception aristotélicienne du rapport_ de la qualité à la quantité, et l'autre s'y opposant.

Î Pour Aristote, quantité et qualité appartiennent à des, ca té­, garies absolument différentes. Un changement de quantite, par

exemple la croiSsance, est amené par l'addition de parties homo­gènes continues (longueur) ou discontinues (nombre). Le pl~s grand contient actuellement et réellement le plus petit, et 1! n y a pas de changement d'espèce. Même si une qualité, la chaleur par exemple, peut exister à différents degrés d'intensité, l'addition ou la soustraction de parties ne produit pas de changement de qualité. Si l'on ajoute un corps chaud à un autre, l'ensemble ne devient pas plus chaud. Un changement d'intensité dans une qualité entraîne donc la perte d'un attribut, c'est-à-dire, d'une espèce de chaleur, et l'acquisition d'un autre. Telle était, par exemple, la conception de Thomas d'Aquin. _ .

Ceux qui, au xive siècle, prirent le contrepied d'Aristote dans cette discussion du rapport de la quantité à la qualité, ?u, comme on l'appelait, "du développement et de la diminution des qualités ou formes» (intensio et remissio qualitatum seu formarum) préten­daient qu'en mettant deux corp~ chauds e~ ~onta~t, no~. seul~­ment les températures, mais auss1les corps s aJoutaient. S Il était possible d'abstraire la chaleur d'un corps po~r l'aj?.u~er ~eule ~un autre, celui-ci deviendrait plus chaud. De meme, s Il etmt possible d'abstraire la pesanteur d'un corps et de l'ajouter à la masse d'un

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autre, celui-ci deviendrait plus lourd. C'est ainsi qu'il était affirmé et soutenu par l'autorité de Duns Scot et d'Ockham, que l'intensité d'une qualité comme la chaleur était susceptible de mesure en degrés numériques, tout comme "la grandeur d'une quantité.

Aristote avait poussé l'analyse des phénomènes physiques à des espèces qualitatives irréductiblement différentes, mais la physique mathématique réduit les différences qualitatives d'es­pèces à des différences de Structure géométrique, de nombre et de mouvement, en d'autres termes à des différences de quantité, et, en mathématiques, une quantité est la même qu'une autre. J

Je prétends qu'il n'existe dans les corps extérieurs rien qui puisse exciter en nous des goûts, des odeurs et des sons, sinon des dimensions, des formes, des multitudes et des mouvements lents ou rapides,

bille devait être la proclamation célèbre de Galilée dans Il Saggia­iore (question 48}, qui rivalise avec l'exclamation également célèbre de Descartes :

Qu'on me donne-l'étendue et le mouvement, et je vais refaire le . monde ... L'univers entier est une machine où tout se fait par figure et mouvement.

L'origine de cette idée se trouve chez Pythagore dans le -1 Ti mée de Platon, qui fut si bien connu pendant tout le Moyen Age, et c'est aux platoniciens surtout que l'on doit son développement au Moyen Age et, plus tard, au xvn• siècle. )

Grosseteste, par exemple, en mettant au point sa théorie de la «multiplication des espèces» (cf. plus haut, pp. 60-61, 85, 231), distingue entre l'activité physique qui permet la propagation des espèces ou virtus dans tout le milieu, et les sensations de lumière et de chaleur qu'elles produisent en agissant sur les organes sensoriels appropriés d'un être sensible. L'activité physique est indépendante, comme ille dit dans son De Lineis de

tout ce qu'elle peut rencontrer, que ce soit une chose capable de percep~ tian par les sens, ou qu'elle en soit dépourvue, qu'elle soit animée ou inanimée, mais les effets varient selon la diversité de qui les reçoit (1). Car, poursuit~il, lorsqu'elle est reçue. par les sens, cette puissance produit une opération en quelque sorte plus spirituelle et plus noble ; d'autre part, lorsqu'elle est reçue par la matière, elle produit une opération

(1) Uno mOdo agit, quicquid occurrat, sive sit sensus, sîve sit aliud sive animatum, sive inanimatum; sed propter diversitatem patientis diversificàntur effectus. ·

A.. C. CROHBIE, 1 19

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290 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

matérielle, comme le soleil, par la même puissance, produit des effets divers chez des suJets différents,- car il solidifie la boue et liquéfie la glace.

Dans ce passage,- Grosseteste implique en effet la distinction entre les qualités primaires et secondaires de la même manière frelatée qu'on devait le faire au xvne siècle ; cette distinction prit une importance méthodologique et métaphysique lorsque les qualités premières furent attribuées à une activité physiquè qui n'avait pas besoin d'être directement observable (cf. ci­après, pp. 349, 500 et suiv.).

Le mode physique de propagation de la substance matérielle et de la puissance fondamentales, qu'il prétend être la lumière, se fait, selon lui, grâce à une succession de battements ou d'ondes, d'une façon analogue au son, et il s'efforce d'exprimer cette activité et ces effets variés sous une forme mathématique (cf. plus haut, p. 87). On retrouve une distinction similaire entre la lumière sensation, et la lumière activité physique, externe, à exprimer sous forme géométrique, chez Roger Bacon, Witelo et Thierry de Freiberg. Bien qu'aucun écrivain médiéval ne semble ·avoir conçu l'idée fondamentale que les différentes couleurs; telles qu'on les perçoit, se rattachent à quelque chose qui correspond à la <{longueur d'onde>> de la lumière, les auteurs d'œuvres d'optique proposaient bel et bien la notion que les différences dans les effets qualitatifs de la lumière étaient produits par des différences quantitatives dans la lumière elle-même. Par exemple, Witelo et Thierry de Freiberg disent que les couleurs du spectre -'- dont chacune est une espèce· différente de couleur, selon les vues aristo­téliciennes strictes - sont produites par l'affaiblissement pro­gressif de la lumière blanche par la réfraction (cf. ci-dessus, pp. 93-97). Grosseteste, pour sa part, relie l'intensité de l'éclai­rement et de la chaleur à l'angle sous lequel les rayons sont reçus, et à leur concentration. John de Dumbleton devait essayer de formuler une loi quantitative exprimant la relation entre l'inten­sité de l'éclairement et la distance.

Comme Roger Bacon a exprimé le problème dans son Opus Majus (partie IV, distinction 1, chap. 2) :

toutes les· catégories dépendent d'une connaissance de la quantité, dont s'occupent les mathématiques, et par conséquent toute l'excellence de la logique dépend des mathématiques.

C'est également dans les ouvrages médicaux qu'il devint banal de discuter la suggestion de Galien de représenter la chaleur et le froid en degrés numériques. En de nombreux domaines on

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 291

note une tendance générale à trouver le moyen de représenter les différences qualitatives par des concepts que l'on pourrait exprimer quantitativement et traiter par les mathématiques. Il est rare que l'intérêt des scolastiques se tourne uniquement vers la solution de problèmes scientifiques concrets. Presque toujours, ils s'intéressent en premier lieu à quelque question de principe, dans la philosophie de la nature ou la méthode, et si l'on s'attaque à des problèmes scientifiques particuliers, c'.est presque toujours, pour ainsi dire, accidentellement, à titre d'illustration d'un point quasi philosophique plus général. Mais il est néanmoins possible de voir dans les discussions du xiv8 siècle les origines de certains des procédés les plus puissants de la physique mathématique qui ne produisirent tout leur effet qu'au xvn8 siècle. C'est à la même époque que l'on traite le mouvement, où la géométrie grecque de conception statique s'était montrée impuissante, de façon mathématique pour la première fois, ce qui conduit à poser les bases de la cinématique, c'est-à­dire l'analyse du mouvement en unités de distance et de temps.

Les nouvelles méthodes de physique mathématique furent 1 élaborées en premier lieu en relation avec l'idée des rapports fonctionnels. C'est là le complément naturel d'une conception systématique des variations concomitantes entre la cause et l'effet ; en exprimant le phénomène à expliquer (la variable dépendante, comme on l'appelle aujourd'hui) sous forme de

. fonction algébrique des conditions nécessaires ·et suffisantes pour la produire (les variables indépendantes), on peut montrer avec précision comment les changements dans l'une sont liés aux changements dans l'autre. Pour être efficace en pratique, la méthode dépend de l'établissement de mesures systématiques, et celles-ci restent rares et espacées avant le xvne siècle, encore qu'on en réalisât certaines, par exemple en astronomie (fig. 25}, et comme l'exposé par Witelo·de la variation systématique des angles de réfraction avec les angles d'incidence de la lumière (voir plus haut, p. 93). Au x1v• siècle, l'idée des rapports fonctionnels se développa sans mesures authentiqUes et seulement en prin­cipe ; cela représente tout l'intérêt que les contemporains por­taient à cet aspect, comme à la plupart des autres, de la méthode 1 scientifique. /

On voit se développer deux méthodes principales d'expression des rapports fonctionnels. La première est « l'algèbre de mots », utilisée en mécanique par Bradwardine à Oxford, dans laquelle on parvient à la généralisation par l'emploi de lettres de l'alphabet au lieu de nombres pour représenter les quantités variables,

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292 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL:É:E

tandis que les opérations d'addition, de division, de multiplica­tion, etc., faites sur ces quantités, sont décrites par des mots au lieu d'être représentées par des symboles, comme en algèbre

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moderne (cf. ci-dessus, pp. 262 et suiv.; ci-après pp. 335-36). A la suite de Bradwardine, cette méthode a été utilisée à Oxford par de nombreux· auteurs de traités sur les « proportions », et par un groupe de ~avants de Merton College, durant la période de 1330-1340, connus sous le nom de calculalores, parmi lesquels William de Heytesbury (vers 1313-1372), Richard Swineshead (qui fleurit vers 1344-54), auteur de Liber Calculalionum, désigné

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particulièrement sous le nom de Calculalor (1 ), et John de Dumbleton (qui fleurit vers 1331-49). Aucun de ces écrivains d'Oxford ne semble s'être intéressé aux aspects dynamiques du mouvement; en fait, sous l'influence d'Ockham et de Bradwar­dine, semble-t-il, Swineshead et Dumbleton rejetèrent spécifi­quement la théorie de la vis impressa, sans pour cela adopter la théorie proposée en alternative par Buridan, de l'impetus. C'est à Paris que se développent les théories de Bradwardine dans le contexte d'une théorie dynamique physique, et tous les écrivains qui s'occupent de l'impetus montrent son influence directe et utilisent sa fonction dynamique : Buridan lui-même, Oresme, Albert de Saxe, Marsilius d'Inghen.

Appliquée au problème de l'expression quantitative des chan­gements de qualité, le problème de l'inlensio el remissio qualilalum seu formarum, ou de la« latitude des formes» (lali!udo formarum) comme on l'appelait, le but de la méthode élaborée à Oxford était d'exprimer les quantités dont une qualité, ou « forme », croît ou décroît par rapport à une échelle fixe. Une « forme » était une quantité, ou une qualité, variable quelconque de la nature, par exemple le mouvement local, la croissance et la décroissance, les qualités de toute sorte, ou la lumière et la chaleur. L'intensité (intensio) ou ((latitude» d'une forme était la valeur numérique qu'on devait lui attribuer, et ainsi, il était possible de parler de l'allure à laquelle l'inlensio de la vitesse ou de la chaleur, par exemple, changeait par rapport à une autre forme invariable connue sous le nom d' «extension» (extensio) ou« longitude» (longitudo), comme la distance, ou le temps, ou la quantité de matière. Un changement était qualifié d'« uniforme» quand, dans un mouvement local uniforme, des distances égales étaient cou­vertes dans des intervalles de temps successifs égaux, et de difforme >> quand, dans un mouvement accéléré ou retardé, des distances inégales étaient parcourues dans des intervalles de

{1) C'est à mon ami, le Dr J. A. Weisheipl, que je dois la note suivante qui fait la distinction entre notre Richard Swineshead et deux de ses contem­porains, John et Roger, qui portent aussi le nom de lieu de Swineshead. Il paraîtrait que John, également « Fellow :. de Merton College (vers 1343-55), devint juriste, mais on ne connaît aucune œuvre de lui. Quant à Roger, il est l'auteur d'un traité, De Motivus Naturalibus • datus Oxonie ad utilitatem studiencium » (Erfurt MS Amplon, F 135, f. 47), et probablement du manuel de logique bien connu De Insolubilibus et Obligationibus, avant 1340; on ne sait rien de lui, mais il est possible qu'il soit devenu moine bénédictin à Glas­tonbury, et maitre en théologie sacrée, le « subtilis Swynyshed; proies Glas­toniae », dont parle le poème de Richard TRYVYTLAM, dans Collectanea (vol. 3. éd. M. Burrows). Le manuscrit du British Museum (MS Arundel 12, f. 80) donne 1365 comme date de sa mort.

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temps sueeessifs égaux. On qualifiait d'« uniformément difforme» un changement <( difforme » quand l'accélération ou le ralentis­sement était uniforme ; autrement1 il était « difformément difforme n.

C'est cette conception du rapport entre I'iniensio et l'exiensio des formes qui a donné naissance à la seconde méthode d'expres­sion. des rapports fonctionnels au xrve siècle, méthode géomé­trique utilisant les courbes. Les Grecs et les Arabes avaient parfois utilisé l'algèbre en rapport avec la géométrie, et l'idée d'établir la position d'un point par rapport à des coordonnées perpendiculaires était familière aux géographes et aux astronomes depuis l'époque classique. La représentation graphique des degrés de l'intensio d'une forme par· opposition à I'extensio, au moyen de coordonnées rectilignes, était devenue assez fréquente tant à Oxford qu'à Paris dès les premières années du xive .siècle. En représentant l' extensio par un droite horizontale (longitudo), chaque degré de l'intensio correspondant à une extensio donnée était représenté par une verticale perpendiculaire (latitudo vel altitudo) d'une hauteur spécifiée. La ligne reliant les sommets de ces « latitud~s n pouvait donc prendre des formes différentes. Par exemple, si ron figurait graphiquement la vitesse (cc intensité ou latitude de mouvement») en opposition au temps («longitude»), une vitesse uniforme se trouvait représentée par une ligne hori­zontale située à une hauteur correspondant à la vitesse ; la vitesse uniformément difforme (c'est-à-dire une accélération ou· une retardation uniformes), par une ligne faisant un angle avec l'horizontale; une vitesse difformément difforme (c'est-à-dire une accélération ou une retardation changeantes), par une courbe.

L'un des premiers qui aient employé cette méthode géomé­trique est Dumbleton, qui étudie ce sujet dans sa Summa Logicae et Philosophiae Naturalis, large discussion critique de la plupart des questions importantes de la physique de sori temps. Dans la Deuxième Partie de cet ouvrage demeuré inédit, Dumbleton fait une distinction intéressante entre les changements de qualité « en réalité et en nom », affirmant qu'en fait aucune espèce de qualité ne change réellement, mais que chaque degré d'inten­sité est une espèce différente ; les méthodes_ mathématiques ne donnent guère qu'une représentation quantitative et <c nominale» de telles différences. Dans la Cinquième Partie de la Summa, il applique cette méthode au problème de la variation de l'intensité ou de la force de l'action de la lumière selon la distance de sa source. A quelque époque que ce soit, il ne peut y avoir beaucoup d'écrivains dont la thèse soit plus difficile à suivre que celle de

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Dumbleton, mais tout au long d'une succession de propositions, ·d'objections, d'objections aux objections, qui se suivent presque à l'infini, il a vraiment commencé l'analyse de certaines questions fondamentales d'optique qui ne trouvèrent leur réponse qu'au xvne siècle. Il dit, par exemple, que l'intensité d'éclairement d'un point donné est -proportionnelle à la puissance lumineuse de la source, et inversement proportionnelle à la « densité >> du milieu. Avec une source et un milieu donnés, il déclare .que l'intensité de l'éclairement décroît avec la distance, mais non pas de façon « unifOrmément difforme n, c'est-à-dire non pas dans un rapport simple. C'est Kepler qui, dans son Ad Vitellionem Paralipo­mena (1604), a le premier formulé la loi photométrique selon laquelle l'intensité d'éclairement est proportionnelle à l'inverse du carré de la distance à la source (voir ci-après, p. 397-98).

La méthode de représentation graphique de la « latitude des formes n fut utilisée à Paris en rèlatiOn avec les problèmes de cinématique par Albert de Saxe et Marsilius d'Inghen, mais les progrès les plus marquants furent l'œuvre d'Oresme. Les exemples abondent de son originalité comme mathématicien : c'est Oresme, en e'ffet, qui a conçu la notion de puissances frac­tionnaires, mises au point par Stevin (cf. ci-après, p. 336), et énoncé les règles de leur utilisation. On a prétendu qu'il a devancé Descartes dans l'invention de la géométrie analytique. Si nous laissons de côté -}'obscure question de savoir si Descartes a eu quelque connaissance réelle, directe ou indirecte, des travaux d'Oresme, il apparaît clairement, d'après ceux-ci, qu'Oresme avait d'autres fins en vue que celles du mathématicien du xvne siècle.

Oresme suit la pratique courante, et représente l'extensio par une droite horizontale et fait varier la hauteur des perpendi­culaires proportionnellement à l'intensio. Le but était de repré­senter la « quantité d'une qualité )> au moyen d'une figure géo­métrique d'aire et de forme équivalentes. Selon lui, les propriétés de la figure représentative pouvaient représenter des propriétés intrinsèques à la qualité elle-même, mais seulement lorsque celles-ci demeuraient des caractéristiques invariables de la figure au cours de toutes les transformations géométriques. Il allait même jusqu'à proposer l'extension de ces méthodes à des figures à trois dimensions. Ainsi chez Oresme, la longitudo horizontale n'équivaut pas exactement à l'abscisse de la géométrie analytiq:ue cartésienne ; il ne s'intéresse pas à l'agencement des positions des points par rapport aux coordonnées rectilignes, mais à la figure elle-même. On ne trouve dans son œuvre aucune association

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systématique d'uue relation algébrique avec une représentation graphique, où il apparaît qu'une équation à deux variables détermine une courbe spécifique formée par les valeurs variables simultanées de la longiiudo et de la latitudo, et vice versa. Néan­moins, son œuvre marque un pas vers l'invention de la géométrie analytique et vers l'introduction en géométrie de l'idée de mouve­ment qui avait fait défaut à la géométrie grecque. Il fit un usage correct de sa méthode pour représenter le changement linéaire de vitesse.

Selon les définitions données ci-dessus, la vitesse d'un corps se déplaçant avec une accélération uniforme serait uniformément difforme par rapport au temps.

Prenant l'accélération comme « la vitesse d'une vitesse :o, Heytesbury définissait clairement, dans ses Regulae Solvendi Sophismata, l'accélération uniforme et la retardation uniforme comme un mouvement dans lequel des accroissements égaux de vitesse s'acquièrent ou se perdent en des périodes de temps égales. Il donnait aussi une analyse et une définition de la vitesse instan­tanée, dont il donnait pour mesure (comme Galilée devait le faire plus tard) l'espace que décrirait un point si on le laissait se mouvoir pendant un temps donné à la vitesse qu'il avait à l'instant donné. Utilisant de telles définitions, et d'autres sem­blables, Heytesbury et ses contemporains de Merton College ont donné des descriptions cinématiques de diverses formes de mouvement, mais l'une d'elles fut appelée à avoir une importance particulière. Il fut démontré à Oxford, un peu avant 1335, qu'un mouvement uniformément accéléré ou retardé équivaut, en ce qui concerne l'espace parcouru en un temps donné, à un mouve­ment uniforme dont la vitesse est égale du début à la fin à la vitesse instantanée possédée par le mouvement uniformément accéléré à l'instant médian du temps. La preuve arithmétique en fut donnée par Heytesbury, Richard Swineshead et Dumbleton, et on peut lui donner le nom de Loi de la Vitesse moyenne de Merton College. Oresme, dans son De Configuralionibus lnten­sionum, ou De Configuratione Qualitatum (3• partie, chap. 7), donna par la suite la démonstration géométrique de cette loi. Il écrit :

Toute qualité uniformément difforme a la même quantité que si elle animait uniformément le même sujet selon le degré du point médian. Par l'expression « selon le degré du point médian » je veux dire : si la qualité est linéaire. Si elle était superficielle, il faudrait dire : « selon le degré de la ligne médiane » ...

Nous allons démontrer cette proposition pour une qualité linéaire.

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Soit une qualité que l'on peut représenter par un triangle, ABC (fig. 26). C'est une qualité uniformément difforme qui au point B se t~rmine à zéro. Soit D le milieu de la ligne représentant le sujet ; le degré d'intensité qui affecte ce point est représenté par la ligne DE. La qualité qui aura partout le degré ainsi désigné peut donc être représentée par le quadri­latère AFGB. .. Mais, en vertu de la 26e proposition d'Euclide, livre 1, les deux triangles EFC et EGB sont égaux. Le triangle qui représente la qualité uniformément difforme, et le quadrilatère AFGE, qui représente la qualité uniformé, selon le degré du point médian, sont donc égaux ; les

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FIG. 26

deux qualités que l'on peut représenter, l'une par un triangle, et l'autre paf le quadrilatère, sont donc aussi égales entre elles, et c'est ce que nous nous proposions de démontrer.

Le raisonnement est exactement le même pour une qualité unifor­mément difforme qui se termine à un certain degré ...

A propos de la vitesse, on peut dire exactement la même chose que pour une qualité linéaire, mais, au lieu de dire point médian, il conviendrait de dire : instant médian du temps de durée de la vitesse.

II est alors évident que toute qualité (ou vitesse) uniformément difforme a pour égale une qualité (ou,une vitesse) uniforme (1).

Le traitement des problèmes de cinématique· au xve siècle demeure en pratique entièrement daris le domaine de la théorie. A Oxford en particulier, on pose les problèmes secundum imagi­nationem, comme des possibilités imaginaires d'analyse théorique et sans application empirique. A Paris, l'arrière-plan physique et

(1} Traduit du latin publié par H. WIELEITNER, Bibliotheca Mathematica, 3• série, 1914, vol. 14, pp. 230-31.

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dynamique de la discussion dirige bien l'intérêt vers la ciné­matique du mouvement ·naturel et réel, mais on le traite en grande partie sans se référer à l'observation ni à l'expérience. Nous en avons un bon exemple quand Albert de Saxe s'occupe de la cinématique des corps tombant en chute libre, dans ses Quaes­!iones in Libros de Caelo (!iv. II, question 14). Après avoir discuté les diverses façons possibles dont la vitesse naturelle d'un corps tombant librement peut s'accroître avec le temps et la distance parcourue, il conclut que la vitesse de chute s'accroît propor­tionnellement à la distance de chute (1). Cette opinion erronée devait également séduire Galilée avant qu'il ne se soit décidé pour la solution juste, à savoir que la vitesse s'accroît propor­tionnellement à la durée de la chute, ou, en d'autres termes, qu'un corps tombant librement se meut conformément à la définition de la vitesse accélérée donnée par Heytesbury {v. ci-après, pp. 352-55). Cette solution correcte, on la trouve en fait impli­citement admise ailleurs par Albert de Saxe lorsqu'il déclare, comme Buridan, que plus le mouvement prend de temps, plus il acquiert d'impelus, et ainsi plus il acquiert de vitesse. Mais il ne formule- pas cela en discutant le problème de cinématique; et 1 'on n'a aucune preuve qu'il se soit personnellement rendu compte de touteS les implications cinématiques que _comportait sa dyna­mique. La loi correcte de la chute libre a été donnée, de façon fort confuse, par Léonard de Vinci, puis plus tard par le scolas­tique espagnol Domingo de Soto, et finalement par Galilée.

Les deux premiers de ceux-ci ont certainement fondé leur œuvre, directement ou indirectement, sur celle de leurs prédéces­seurs d'Oxford et de Paris en XIve siècle, et Galilée lui aussi eut directement connaissance de la cinématique et de la dynamique du XIVe siècle. Les calculalores de Merton College jouirent d'une popularité durable, en fait, d'abord à Paris et en Allemagne, puis en Italie et particulièrement à Padoue aux xve et Xvie siècle, et de nouveau à Paris au xvie siècle. Entre 1480 environ et 1520, les nouvelles presses à imprimer, de Venise et de Paris en particulier, publièrent des éditions des écrits de Heytesbury, Richard Swi­neshead et Bradwardine, ainsi que de Buridan et d'Albert de Saxe. Quant aux principales œuvres d'Oresme, elles ne furent pas publiées, mais on avait une connaissance indirecte de ses théo­rèmes de cinématique. Dans ses « Juvenilia »1 qui semblent être

(1) Certains commentateurs ont supposé qu'Albert de Saxe proposait la loi correcte de la chute des corps comme une possibilité de rechange, mais le langage technique qu'il emploie ne permet pas cette interprétation. Voir :U. CLAGETT1 Isis, 1953, vol. 44, p. 401.

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des notes prises au cours de conférenees de son maitre Franeeseo Bonamico à Pise, Galilée mentionne entre autres écrivains sur la physique, les noms de Heyteshury, d'Albert de Saxe, de Calculator et de Marliani. Il cite aussi Ockham et de Soto, Philopon et Avempace; mais on ne rencontre pas le nom de Buridan ni d'Oresme.

Chassant les hésitations d'Albert de Saxe, de Soto, en 1545, prit la vitesse de la chute libre comme proportionnelle au temps, et la déclara « uniformément difforme )) 7 c'est-à-dire uniformément accélérée. Le mouvement violent d'un projectile lancé verti­calement vers le haut était, selon lui, << uniformément difforme » également, mais, dans ce cas, uniformément retardé. A ces deux mouvements il applique la Loi de Vitesse moyenne reliant la distance et le temps, et transcendant ainsi la différence qualitative entre mouvement naturel et mQuvement violent, grâce aux mathématiques (1). Lorsque Galilée formula finalement la loi exacte de la chute libre, et élucida clairement <c la relation intime existant entre le temps et le mouvement ))' comme il le dit dans le Troisième Jour de ses Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciènces nouvelles {1638), il se servit du théorème d'Oresme pour exposer sa démonstration.

Mais il y a un abîme entre la discussion par Galilée de la chute libre et celle de ses prédécesseurs scolastiques, et la direction générale que suit l'intérêt de ceux-ci ne peut recevoir de meilleure illustration que ce contraste : alors que les scolastiques du "1 XIve siècle discutaient des genres possibles de mouvement en ne se référant que très accidentellement à la réalité empirique, Galilée dirigea fermement son attention vers les mouvements que l'on trouve réellement dans la nature comme étant l'objet réel dont l'élucidation était le principal, sinon le seul, but de l'analyse cinématique théorique.

Entre le XIve et le xvne siècle, l'attention des penseurs scien­tifiques s'était portée des questions de principe et de possibilité à des questions de faits réels. cc Car n'importe qui peut inventer J un type arbitraire de mouvement et en discuter les propriétés », écrit Galilée dans un passage célèbre du Troisième Jour des Deux sciences nouvelles ; et les propriétés que possèdent ces mou ... vements et ces courbes en vertu de leurs définitions, peuvent être intéressantes, même si on ne· les rencontre pas dans la nature.

II) Un autre aspect fondamental de la chute des corps, que l'accêlération ·est a même pour tous les corps de n'importe quelle substance, ne fut pleine­ment appréciée pour la première fois que par Galilée,

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Mais nous avons choisi de considérer les phénomènes des corps tombant avec accélération telle qu'elle se produit réellement dans la nature et de faire ressortir par cette définition du mouvement accéléré les traits essentiels des mouvements accélérés observés.

Et cela, dit-il en conclusion, il a finalement réussi à le faire, et il a été confirmé dans cette croyance par l'accord exact de sa définition théorique avec les résultats d'expériences réalisées avec une boule qui descend sur un plan incliné (voir ci-après, pp. 353 et suiv.).

La tentative qu'a faite le xrve siècle pour exprimer l'équi­valent quantitatif de différences qualitatives a conduit à de véritables découvertes à la fois au sujet des mathématiques et des faits physiques. On peut noter leur extension dans ce domaine grâce aux encouragements accordés à la mesure physique, encore qu'ici les idées eussent de l'avance sur les possibilités pratiques que déterminaient la portée et l'exactitude des instruments disponibles. Par exemple, Ockham déclare que l'on ne peut considérer le temps objectivement que dans le sens où, en énumé­rant les positions successives d'un corps animé d'un mouvement uniforme, on peut faire appel à ce mouvement pour- mesurer la durée du mouvement ou de l'immobilité d'autres choses. On peut se servir du mouvement du soleil pour mesurer des mouvements terrestres mais l'ultime référence de tout mouvement est la sphère d~s étoiles fixes, dont le mouvement est le plus rapide et le plus_ uniforme qui soit. D'autres auteurs ont mis au point des systèmes pour mesurer le temps en fractions (minulae) et la division de l'heure en minutes et secondes existait au début du xive siècle. Si lès horloges mécaniques avaient fait leur apparition au cours du xine siè'Cle, elles étaient trop peu précises pour mesurer de petits intervalles de temps, et on continuait d'utiliser l'horloge à eau et le sablier. La mesure exacte d'intervalles très courts fut en réalité impossible avant l'invention de J'horloge à pendule par Huygens en 1657.

L'idée de représenter la chaleur et le froid en degrés numé­riques était aussi familière aux médecins. Comme point zéro, Galien avait proposé une <c chaleur neutre » qui n'était ni chaude ni froide. Comme Je seul moyen de déterminer le degré de chaleur était la perception sensorielle directe, et qu'une personne ayant une température plus chaude percevait cette « chaleur neutre » comme froide, et vice versa, il avait proposé comme degré étalon de chaleur neutre un mélange de quantités égales de ce qu'il considérait comme les substances la plus chaude (J'eau bouil­lante) et la plus froide (la glace) possibles. A partir de ces idées,

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les médecins arabes et latins développèrent l'idée d'échelles de degrés, et une échelle populaire s'étendait de 0 à 4• de chaleur ou de froid. On supposait aussi que les médicaments possédaient quelque chose d'analogue à un effet échauffant ou refroidissant, et on leur attribua une place sur l'échelle. Les physiciens adoptèrent une échelle de go pour chacune des quatre qualités premières. Mais bien que l'on sût, dans ces tentatives pour évaluer les degrés de chaleur, que celle-ci causait la dilatation, le seul ther­momètre demeurait toujours les sens.

Outre l'horloge à eau et le sablier, l'horloge inécanique, les instruments d'astronorriie préc~demment décrits, et des (c instru­ments mathématiques » comme la règle à araser, l'équerre, la boussole, le compas à pointes sèches, les seuls autres instruments de mesure scientifique disponibles aux xive et xve siècles étaient, en fait, les règles, mesures, balances et poids pour l'emploi des unités de longueur, capacité et poids admis dans le commerce. Les balances des deux types, à bras égaux et la balance romaine, datent de l'Antiquité et elles servaient aux alchimistes comme aux essayeurs de la métallurgie.

On assiste à de nouveaux efforts, au xve siècle, pour utiliser les mesures et les expériences dans le domaine de la science, quand la direction scientifique passe des universités anglo-françaises en Allemagne et en Italie. Le XIve siècle avait tenté d'exprimer graphiquement sur une carte le rapport entre les éléments, et d'énoncer-les proportions des éléments et les degrés des qualités primaires pour chacun des métaux, des esprits (mercure, soufre,

-arsenic, sel ammoniac), etc. Dans le quatrième livre de son Idiota, intitulé De Staticis Experimentis, Nicolas de Cuse propose que l'on résolve ces problèmes par la pesée. Ses conclusions impliquent l'idée de la conservation de la matière.

L'IDIOT~ - Car, en pesant un morceau de bois, puis en le brûlant complètement, et ensuite en pesant les cendres, on sait combien d'eau il y avait dans le bois, car il n'y a rien qui ait un poids lourd sauf l'eau et la terre. On sait en outre par la différence de poids du bois dans l'air, l'eau et l'huile, de combien l'eau qui est dans le bois est plus lourde ou plus légère que de l'eau pure de source, et ainsi combien d'air il y a dedans. De même par la différence de poids des cendres, combien il y a de feu en elles ; et la quantité des éléments peut être obtenue par une conjecture plus approchée, bien que la précision soit toujours inac­cessible. Et ce que j'ai dit du bois peut être de même fait avec des herbes, de la chair et d'autres choses.

L'ORATEUR.- On dit communément qu'on ne trouve aucun élément pur. Comment démontrer cela avec la balance ?

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L'IDIOT._- Si ~'on met cent livres de terre dans un grand pot de terre,. et pms que 1 o~ p:enne des herbes, et des graines, dont on pèse eent livres, pour ensuite Jeter celles~ci dans la terre, et si par la suite on pèse de nouvea:u la terre, on verra que la terre a diminué en peu de te~ps. De quOI ~n p,ourra déduire que les herbes qu'on y a. mêlées détiennent un pOids d _eau ~lus important. C'est donc que les eaux, qui se sont engrossées [ou Impregnées] dans la terre, ont attiré une« terres~ tréité », et, par l'activité solaire, se sont condensées en herbe. Si l'on réduit ensuite ces herbes en cendres, ne peut~on, par conjecture d'après la différence des poids, constater ·que l'on trouvera plus de cent livres de terre, et conclure de là que l'eau a apporté cette augmentation ? Les éléments peuvent se conVertir l'un en l'autre par espèces, comme nous le découvrons en mettant un verre dans la neige : nous voyons l'air se condenser en eau sur le verre, et le liquide collier sur celui-ci.

Les Expériences de statique (De S!aticis Experimentis) pro­posent plusieurs autres applications de la balance. L'une de cell~s-c_i, la comparaison du poids des herbes avec celui du sang ou de l urme, a pour but de comprendre l'action des remèdes. On retrouve le même souci, mais sous forme de recherche différente dans le Liber Dis~illandi publié à Strasbourg en 1500 par Hiero­nymus Brunschwig. On reconnaît ici que l'action des- remèdes dépend de principes purs, «esprits » ou <<quintessences >) que l'on peut extraire par distillation à la vapeur et d'autres méthodes chimiques. Chez Nicolas de Cuse on trouve la suggestion d'utiliser comme. étalon de ~omparaison des vitesses du pouls le temps nécessaire à un pOids donné d'eau pour s'écouler à travers un orifice donné. Il dit aussi que l'on peut découvrir la pureté d'~chantillons d'or et d'~utres métaux en déterminant leur poids spec~fi~ue selon le pnnCipe d'Archimède. La balance peut aussi servir a mesurer la « vertu » d'une pierre d'aimant qui attire un morceau de fer, et, sous la forme d'un hygromètre composé

_ d'un morceau de laine équilibrant un poids à déterminer le <poids. n de l'air. Le même dispositif est décrit 'par Léon Battista Alberti (1404-72) et Léonard de Vinci (1452-1519). Selon Nicolas de Cuse, l'air peut aussi être <(pesé» en déterminant l'effet de la résistance de l'air sur des poids qui tombent tandis que le te?'ps est mesuré par le poids de l'eau qui s'écoule par un petit on fiee.

Ne pourrait-on pas, en laissant tomber une pierre d'une haute tour et en laissan_t s'éco~ler e11: même temps de l'eau par un petit orific~ dans un petit bassm; pms, en pesant l'eau qui s'est écoulée et en fais~nt d~ même a:rec un ~orceau de bois d'égale grosseur, arri~er par la diversité des poids de J eau, du bois et de la pierre à connaitre le poids de l'air ? '

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 303

Les suggestions de Nicolas de Cuse étaient parfois un peu vagues, et il nous paraît assez décevant que cette dernière expé­rience soit décrite sans allusion à la dynamique de la chute des corps. Nous retrouvons ce problème, repris de façon suggestive mais inadéquate, par le docteur italien Giovanni Marliani (mort en 1483). Marliani, dont l'étude de l'intensité de la chaleur dans le corps humain implique certaines observations sur la régulation thermique, a poussé plus avant la modification apportée par Bradwardine à la loi du mouvement d'Aristote.

Dans sa critique de la loi d'Aristote, Marliani cite des expé­riences fondées sur les déductions dynamiques tirées de la statique de Jordallus Nemorarius, qui était restée vivante à Oxford et que Blaise de Parme (mort en 1416) avait fait connaître en Italie par son Tractatus de Ponderibus. Marliani démontre dans so.n De Proportione Motuum in Velocitate que la période d'un pendule décroît avec une diminution de sa longueur et que l'allure à laquelle des balles descendent en roulant sur des plans inclinés s'accroît avec l'angle d'inclinaison. Mais il n'a pas déterminé les rapports quantitatifs précis que cela. implique. Ses principales critiques des lois du mouvement d'Aristote et de Bradwardine ont pour but de relever leur inconséquence interne, et la plupart des expériences qu'il décrit étaient sans aucun doute des << expé­riences imaginées )).

On doit de meilleur ouvrage, en astronomie, à Georg Peur­bach (1423-61) et à Johannes Müller, ou Regiomontanus (1436-76). Peur bach, qui occupa une chaire professorale à Vienne, participa à une révision des Tables alphonsines, et, comprenant l'avantage qu'offrait l'emploi des sinus au lieu des cordes, comme certains auteurs du XIve siècle, il établit une table _des sinus de 10' en 10'. Regiomontanus, qui connaissait l'œuvre de Lévi ben Gerson (v. plus haut, p. 83), rédigea un traité systématique de trigono­métrie qui devait avoir une grande influence, calcula une table des sinus pour chaque minute, et une table des tangentes- pour chaque degré ; et il acheva un manuel commenCé par Peurbach et fondé sur des sources grecques, l'Epitome in Ptolemq.ei Alma­gestum, qui fut imprimé à Venise en 1496. L'élève de Regio­montanus, Bernard Walther (1430-1504), qui fut son collabo­rateur à l'observatoire construit à Nuremberg, est le premier qui ait utilisé à des fins de mesures scientifiques une horloge entr·aînée par un poids suspendu. La roue des heures était munie de 56 dents de sorte que chaque dent représentait un peu plus d'une minute.

La manière précise dont, en admettant l'importance primor-­diale de la révolution conceptuelle qui accompagna la dynamique

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de l'inertie, il y a continuité de développement historique entre la physique mathématique du XIve siècle et celle des xvie et xvne siècles, présente un problème délicat auquel les savants ont consacré beaucoup de recherches. Des différences fondamentales de buts et de méthodes philosophiques associés à la dynamique nouvelle, de ces changements dont l'introduction fut l'œuvre de Galilée, il ne peut être question, comme il apparaîtra dans l'étude plus approfondie qu'on trouvera plus loin. Mais, en comparaison de la physique du xvne siècle, celle du XIve était aussi bien limitée dans sa technique tant expérimentale que mathématique. L'incapacité de mettre en pratique générale la méthode expé­rimentale qui avait si brillamment débuté au XIIIe siècle, et la passion excessive pour la logique qui atteignit la science tout entière, signifiait que la base matérielle des discussions théoriques était parfois très mince. L'expression mathématique de l'intensité qualitative dans « l'art des latitudes », comme on l'appelait, donna ainsi lieu aux mêmes excès naïfs que les tentatives analo­gues qu'elle engendra, pour aboutir à un mécanisme de compé­tence universelle aux xvne et :xvnie siècles. C'est ainsi, par exemple, qu'Oresme étend la théorie de l'impe/us à la p&ychologie. Un de ses successeurs, Henri de Hesse (1325-97), tout en doutant que l'on puisse connaître en détailles proportions et intentions des éléments d'une substance donnée, considère sérieusement comme possible la génération d'Une plante ou d'un animal à partir du cadavre d'un chien. Car si le nombre des permutations et des combinaisons était énorme, au cours de la décomposition d'un cadavre, les qualités premières pouvaient s'altérer et atteindre les proportions dans lesquelles elles se trouvaient chez un autre être vivant. Dumbleton et d'autres auteurs avaient longuement discuté des latitudes des qualités morales comme la vérité, la foi et la perfection. Gentile da Foligno (mort en 1348) appliqua cette méthode à la physiologie de Galien, et on la retrouve sous une forme développée au xve siècle chez Jacopo da Forli et d'autres, qui traitent la santé comme une qualité semblable à la chaleur et l'expriment en degrés numériques. Ces applications erronées, d'une subtilité recherchée et d'une stérilité complète, furent en butte aux moqueries d'humanistes comme Luis Vives (1492-1540) et Pic de La Mirandole (1463-94), et faisaient gémir Érasme (1467-1536) au souvenir des conférences qu'il avait dû subir à l'Uni­versité. Le même idéal géométrique devait être à nouveau exprimé en 1540 par Rheticus qui déclarait que la médecine pouvait atteindre la perfection à laquelle Copernic avait amené l'astronomie, et également par Descartes.

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A. c. CROMBIE, I >O

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des siècles précédents ; d'autres, comme Archimède, Apollonhis et Diophante étaient disponibles dans des traductions antérieures,

-mais n'étaient généralement pas étudiés. ,paqni les œuvres relatives aux mathématiques appliquées, la COsmographie et la

r:~:) -\LV Géogra hie de Ptolémée furent réim rimées plusieurs fois, mats

l'Alma geste ne fut pas publié, et il n y eu que peu edit~s d'ouvrages d'astronomie arabes. Les œuyres d'Aristote ÛJretLt beaucoup plus éditées que celles de n'importe quel autre auteur, et elles étaient souvent accompagnées des gloses d'Averroès et d'autres commentateurs.

[ Ce ne sont pas seulement les mathématiques et les sciences physiques, mais aussi la biologie, qui ont tiré profit des tra­ductions publiées par les humanistes. Toute la conception de la nature fut affectée par l'atomisme systématique exposé dans le texte complet du De Rerum N atura de Lucrèce, découvert en 1417 dans un monastère par un humaniste érudit, Poggio Bracciolini. Les idées de Lucrèce-n'étaient certes pas inconnues avant cette date. Elles se font jour, par exemple, dans les œuvres de Hraban Maur, Guillaume de Conches et Nicolas d'Autrecourt. Mais le poème de Lucrèce semble n'avoir été connu qu'en partie, par des citations d'ouvrages de grammairiens. Il fut imprimé plus tard, au xve siècle, et mainte fois par la suite.

L'imprimerie humaniste rendit immédiatement disponibles les œuvres de biologistes qui avaient été antérieurement inconnus, comme Celse (qui fleurit vers 14-37 de notre ère), ou qui, comme Théophraste, n'étaient connus que par l'in~ termédiaire de sources secon~aires, ainsi que des traductions nouvelles d'Aristote, de Galien et d'Hippocràte. Celui-ci finit par remplacer Galien comme principal guide médical, pour le plus grand profit de la pratique empirique. L'Histoire naturelle de Pline a de multiples éditions, et le De Ma!eria Medica de Dioscoride en a deux ; et l'on imprime de nombreuses traductions latines d'ouvrages médicaux d'auteurs arabes, Avicenne, Rhazès, Mesue, Serapion. Les nouveaux textes eurent un effet stimulant sur l'étude de la biologie en un sens d'abord très curieux, car un des mobiles les-plus importants des érudits humanistes était, dans leur adulation excessive de l'Antiquité, d'identifier les animaux, plantes et minéraux mentionnés par les écrivains classiques. Les limites de ce mobile se révélèrent finalement dans les études biologiques mêmes qu'il inspira, car celles-ci mirent au jour les limites des connaissances classiques, ce qui fut démontré plus encore par la faune et la flore nouvelles que l'on découvrit à la suite d'explorations géographiques, par les connaissances pra-

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tiques toujours plus étendues qu'acquéraient les chirurgiens, et par les brillants progrès réalisés dans l'illustration biologique sous l'impulsion de l'art naturaliste. Ce mobile original des humanistes attire l'attention sur un aspect de la science, du xvie et au début du xvne siècle, dans presque toutes ses branches, que les historiens des sciences d'une génération antérieure à celle-ci auraient été tentés d'associer plutôt aux siècles précédents ;_s.a.[ c'est précisément ce respect démesuré des Anciens._cette déyotion

. ôür les textes d'Aristote ou de Galien qui ont provo ué l'hostilité et les sarcasmes es savants contemporains qui s'e orçaient d'utiliser leursJtenx-JTOür regarâer le monde d'une façon nouvelle. Et le début de cette renaissance scientifique date du XIIIe siècle.

On peut résumer comme suit les contributions originales apportées au cours du Moyen Age au développement des sciences de la nature :

1) Dans le domaine de la méthode scientifique, l'idée retrouvée de l'explication rationnell~ sous sa forme « euclidienne », et en particulier de l'emploi des mathématiques a soulevé le problème de la façon d'édifier et de vérifier ou de réfuter les théories. La conception fondamentale de l'explication scientifique admise par les physiciens du Moyen Age venait des Grecs, et elle était essentiellement la même que celle de la science moderne .. Une fois un phénomène décrit exactement, de sorte que ses caractéris­tiques étaient convenablement connues, on l'expliquait en le rattachant à un ensemble de principes ou de théories généraux reliant tous les phénomènes similaires. Le problème de la relation entre la théorie et l'expérience préselltée par la forme « eucli­dienne » de l'explication scientifique fut analysé par les scolas­tiques dans l'élaboration de leur méthode de « résolution et composition ». On trouve des exemples de l'emploi des méthodes scolastiques d'induction et d'expérimentation en optique et en magnétisme aux XIIIe et XIve siècles. Ces méthodes impliquaient des observations de faits quotidiens ainsi que des expériences spécialement conçues, de simples idéalisations, et des « expé­riences de pensée »,mais on y trouve aussi mention d'expériences imaginaires et irréalisables.

2) Une autre contribution d'importance à la méthode scien­tifique se trouve dans l'extension des mathématiques à l'ensemble des sciences physiques, du moins en principe, Aristote ayant restreint l'usage des mathématiques dans sa théorie de la subor­dination d'une science à une autre en établissant une démarcation très nette entre les rôles explicatifs des mathématiques et de la

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« physique ». L'effet de ce changement n'est pas tant d'avoir détruit cette distinction ~n principe que d'avoir changé le genre d.e questwn que se posaient les savants. Une des raisons prin­Clp~l~s de ce changement fut l'influence de la·conception néopla­toni?Ienne de la nature comme étant, en fin de compte, mathé­matique, conception exploitée dans la notion que l'on devait trouver la clé du monde physique dans l'étude de la lumière. !l est certain que les savants du Moyen Age ne poussèrent pas · JUsqu'au bout leur théorie, mais il se développa néanmoins une tendance à montrer moins d'intérêt pour la question de cause • physique " ou métaphysique, et à poser la sorte de questio~ que pouvait résoudre une théorie mathématique à portée de la vérification expérimentale. On rencontre des exemples de cette méthode dans la statique, l'optique et l'astronomie des xm• et XIVe siècles.

3) A côté de ces idées sur la.méthode, bien qu'elle soit souvent en relation étroite avec elles, une conception radicalement nou­velle de la question d'espace et de mouvement se fait jour à la fin du XIIIe siècle. Les mathématiciens grecs avaient élaboré une mathématique du repos, et le XIIIe siècle avait réalisé- d'ilnpor­tants progrès en statique, progrès favorisés par la méthode d'Archimède consistant à agir avec des quantités idéales telles que la longueur du bras dépourvu de poids d'une balance. Le XIve siècle assista aux premières tentatives pour édifier une mathématique de changement et de mouvement. Des divers éléments qui ont contribué à cette dynamique et à cette ciné­~abque nouvelles, les idées selon lesquelles l'espace pouvait être 1nfin~ et vide, et l'univers dépourvu de centre, sapèrent le coSmos

_ d' Anstote avec ses directions qualitativement différentes et aboutirent à l'idée de mouvement relatif. Quant au mouvem~nt la principale notion nouvelle était celle de 1'impetus et les carac~ téristi~~es, .les plus. s~gnificativ~s de ce concept 'sont que la quantite d <mpe!us etmt proportiOnnelle à la quantité de ma!eria p~ima du corps et à la vitesse qui lui était communiquée, et que l'tmpetus communiqué persisterait indéfiniment sans la résistance de l'air et l'a~tion de la pesanteur. L'impelus était toujours une cause « phys1que » au sens aristotélicien, et en considérant le mou~ement comme un état qui n'exigeait aucune cause efficiente continue, Ockham fit un autre pas vers l'idée du mouvement d'-inertie du xviie siècle. La théorie de l'impetus servit à expliquer de nombreux phénomènes différents, par exemple le mouvement des projectiles et la chute des corps, le rebondissement des balles, le mouvement des pendules et la rotation des cieux ou de la terre.

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Que celle-ci fût possible, cela était suggéré par le concept du mouvement relatif, et les objections qu'on lui opposait d'après l'argument des objets détachés rencontrèrent l'opposition de l'idée du mouvement composé avancée par Oresme. L'étude cinématique du mouvement accéléré prit également corps au xive siècle, et la solution d'un problème particulier, celui d'un corps animé d'une accélération uniforme, devait plus tard être appliqué à la chute des corps. C'est enfin au XIve siècle également que commencèrent les discussions sur la nature du continuum et des maxima et minima.

4) Dans le domaine de la technologie, le Moyen Age a assisté à des progrès remarquables. Commençant par de nouvelles méthodes d'exploitation de l'énergie animale, hydraulique et éolienne, on a mis au point des machines nouvelles destinées à toute une série d'us~ges, et qui exigeaient souvent une précision remarquable. Certaines inventions techniques comme l'horloge mécanique et les verres grossissants devaient être utilisés comme instruments scientifiques. Les instruments de mesure comme l'astrolabe et le quadrant reçurent des perfectionnements consi­dérables par suite de la demande d'appareils de mesure précis. En chimie, la balance devint d'un emploi répandu. Des progrès

, empiriques furent réalisés et l'habitude expérimentale conduisit :1 à la mise au point d'appareils spéciaux.

5) Dans les sciences biologiques, on assiste aussi à des progrès techniques. On rédige des ouvrages importants sur la médecine et la chirurgie, les symptômes des maladies, ainsi que des descrip­tions de la faune et de la flore de différentes régions. On note un commencement de classification, et l'art naturaliste fournit la possibilité d'avoir des illustrations exactes. La contribution la plus importante du Moyen Age à la biologie théorique est peut-être la mise au point de l'idée d'une échelle de la nature animée. En géologie, on peut relever que des observations furent faites, et que certains auteurs comprirent la véritable nature des fossiles.

6) Quant à la question du but et de la nature de la,science, on peut mettre en lumière deux contributions médiévales parti­culières. L'une est l'idée, exprimée explicitement pour la première, fois au XIIIe siècle, que le but de la science est de conquérir sur la nature un pouvoir utile à l'homme. La seconde est l'idée reprise souvent par les théologiens que ni l'action de Dieu ni la spécula­tion de l'homme ne peuvent être enfermées dans un système particulier de pensée scientifique ou philosophique. Quels qu'aient pu être ses effets dans d'autres domaînes de la pensée, Cette idée

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a eu pour résultat de faire naître la relativité de toutes les théories scientifiques et Je fait qu'elles aient pu être remplacées par d'autres, q~i réussissent mieux à remplir les exigences des méthodes rationnelle et expérimentale.

. Ainsi les méthodes expérimentale et mathématique appa­raissent-elles comme une croissance, au cœUr du système médiéval de pensée scientifique, qui allait détruire de l'intérieur, pour finalement en jaillir, la cosmologie et la physique aristotéliciennes. Si la résistance à cette destruction de l'ancien système se montra énergique chez certains des derniers scolastiques, et en particulier chez ceux que leur humanisme avait imbu d'un respect excessif pour les textes anciens, ou c;hez ceux qui rattachaient trop étroitement le système ancien aux doctrines théologiques, il ne peut guère y avoir de doute que ce soit le développement de ces méthodes expérimentale et mathématique des xnre et xrve siècles qui a pour le moins -inauguré le mouvement historique de la Révolution Scientifique dont Je point culminant fut atteint au l XVII8 siècle.

Mais, tout bien considéré, la science de Galilée, de Harvey et de Newton n'est pas la même que celle de Grosseteste, d'Albert le Grand et de Buridan. Non seulement leurs buts diffèrent tantôt de façon subtile, tantôt de façon évidente, et les réalisa~ t:on_s .de la science_ ultérieure sont infiniment plus grandes ; en ~e~hte ces deux sciences ne sont pas reliées par une continuité

( mmterrompue de développement historique. Vers la fin du XIv•. siècle, la période brillante de J'originalité scolastique se terr~nne. Pendant le-siècle et demi qui suit, tout·ce que produisent Pa~1s et Oxford sur l'astronomie, la physique, la médecine. ou la log:tque ne sont que de ternes résumés d'écrits antérieurs. Un ou deux penseurs originaux comme Nicolas de Cuse et Regio­montanus font leur apparition au xv• siècle en Allemagne. L 'Itali~ es~ J?lus fav~risée, mais plutôt grâce au nouveau groupe de~ « I~gen1eurs-art1stes », comme Léonard de Vinci,' qu'aux un1~ers1tés. L'intérêt et l'originalité intelleCtuelle se dirigent vers la littérature et les art• plastiques plutôt que vers les sciences

l de la nature. Tout le reste mis à part, les réalisations et la confiance infi­

nlment plus grandes des savants du xvn• siècle montrent clai­rement qu'ils ne poursuivaient pas simplement les méthodes antérieures, bien qu'ils en fissent meilleur usage. Mais, s'il n'est pas besoin d'insister sur le fait historique d'une révolution scientifique au xvn8 siècle, il ne peut y avoir non plus aucun doute sur l'existence d'un mouvement scientifique orfginal aux

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xm• et XIv• siècles. Le problème concerne les relations qui existent entre eux. Quoi qu'il ait pu se produire antérieure­ment, faut-il après tout considérer le renouveau scientifique du xvn8 siècle comme un début complètement nouveau, comme l'ont prétendu certains historiens anciens ? Est.,.ce que la philo­sophie nouvelle, Je Physico-Malhemalical Experimental Learning de la Royal Society à ses débuts, avait jailli sans préavis du cerveau de Galilée, de Harvey, de Francis Bacon et de Descartes ? En admettant les grandes et fondamentales différences entre la j science au Moyen Age et au xvne siècle, les similitudes sous-j acentes également frappantes, sans tenir compte des autres témoignages, indiquent que c'est adopter une vision plus exacte de cette seconde période que de la considérer comme-la deuxième phase d'un mouvement scientifique en Occident, qui a commencé lorsque les philosophes du xm• siècle ont lu et digéré, dans des traductions latines, les grands auteurs scientifiques, de la Grèce j et de l'Islam. ·

On peut se demander, dès lors, ce que les savants des xvre et xvne siècles connaissaient réellement des œuvres du Moyen Age, et comment on peut caractériser les ressemblances et les différences des butl? qu'ils recherchaient.

En ce qui concerne la première question, les produits des premières presses à imprimer montrent que l'on rendit sans doute aisément disponibles les principaux écrits scientifiques du Moyen Age ; et ceci, à son tour; indique qu'ils étaient demandés par le monde universitaire. Les données que nous possédons démon­trent, comme on pouvait s'y attendre, que les premières presses de la fin du xv• et du début du xvi• siècle, à Venise et à Padoue, à Bâle et à Paris, par exemple, ont continué de reproduire par le nouveau procédé d'imprimerie les mêmes sortes d'ouvrages que l'on reproduisait auparavant à la main. Une proportion impor- ., ~ .~ante. d .. ~ . .Qes. "'. uvres imprim .. ées était de éaractère scientifique, et_ 0 7J elles Se~.~J?.O!~~,!?:.t Ü e4lfiôn des œuvres classiqueS des au~ .. / a_gfl'li!fs, arabes_((!ans_ç!~sJora<lJI!'tiQ;!!.~ .. ~J."c!.ii>L'l.t mQy~nfum1I'l;· La publication d'opera omnia, sous forme d'éditions groupées, marqua un progrès considérable sur les anciens exemplaires manuscrits. Bien que l'on relève de notables exceptions, la plupart des œuvres scientifiques médiévales les plus importantes furent mises à la disposition du public sous forme imprimée. Sans entrer dans des détails techniques, ces éditions comprennent, parmi les auteurs plus nettement philosophiques, les .principaUx écrits relatifs à la méthode scientifique et à la philosophie des sciences par Grosseteste, Albert Je Grand, Thomas d'Aquin,

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Roger Bacon, Duns Scot, Burley, Ockham, Nicolas de Cuse, et les averroïstes italiens, de Pietro d'Abano à Nifo et à Zabarella, au début du xvie siècle. Les ouvrages de dynamique et de cinéma­tique de Bradwardine, Heytesbury, Richard Swineshead, Buridan Albert de Saxe et Marliani furent imprimés plus d'une fois, de même que certaines des œuvres mathématiques d'Oresme, à l'exception de l'important De Configuraiionibus Intensionum et du Livre du ciel. Les œuvres de Dumbleton restèrent aussi à l'état de manuscrits. En statique, le De Ratione Ponderis de « l'école n de Jordanus Nemorarius fut publié par Tartaglia en 1565. En optique, les œuvres de Grosseteste, Roger Bacon, Witelo (conjointement au traité d'Alhazen), Pecham et Themon Judaei ont toutes trouvé des éditeurs. L'exception la plus notable est le De !ride de Thierry de Freiberg, mais on publie, en 1514, à Erfurt, un exposé de sa théorie de l'arc-en-ciel, avec les schémas les plus importants. Bien que n'ayant pas trouvé d'édi­teur non plus, l'Epistola de Magnele de Pierre de Maricourt, est connue de Gilbert, qui la cite. L'œuvre astronomique la plus populaire fut la Sphère de Sacrobosco, ·mais les tables astrono-miques et les ouvrages mathématiques correspondants, ___ comme ceux de Jean de Linières, Jean de Murs, Peurbach et Regio­montanus furent également imprimés en quantité significative~ Le Trea!ise on the Astrolabe [Traité de l'astrolabe] de Chaucer fut imprimé, mais non pas les manuscrits de Richard de Walling­ford. Léonard Fibonacci est un autre mathématicien important dont les œuvres ne furent pas publiées.

Le biologiste le plus important du Moyen Age est Albert le Grand ; son De Animalibus fut imprimé, de même que ses œuvres de géologie et de chimie. Parmi les autres ouvrages de biologie qui ont été imprimés, on relève l'Art de la fauconnerie de l'empereur Frédéric II, et les écrits de Thomas de Cantimpré, Pierre de Crescenzi et Conrad von Megenburg. Si les herbiers de Rufinus et Rinio ne furent pas imprimés, d'autres ouvrages dans ce domaine le furent, notamment les Pandectae de Matthaeus Sylvaticus, de même que de nouveaux herbiers en Jatin ou en langue populaire (v. plus loin, pp. 464 et suiv.). C'est le livre de Barthélémy l'Anglais, On the Proper!ies of Things [Des propriétés des choses], qui fut l'ouvrage d'histoire naturelle le plus populaire. Dans le domaine de l'anatomie, de la chirurgie et de la médecine, les traités de Mondino, Guy de Chauliac, Arnaud de Villeneuve, Gentile da Foligno et John de Gaddesden, par exemple, eurent de nombreuses réimpressions, et, dans certains cas, en plusieurs langues. Pourtant, il n'y eut pas de publication d'autres excellents

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ouvrages en ce domaine, comme ceux de Henri de Mondeville, et Thomas de Sarepta. En chimie et en alchimie, les œuvres d'Arnaud de Villeneuve, et celles qui furent attribuées à Raymond Lull furent imprimées. Il en est de même pour un certain nombre de­traités pratiques relatifs à des sujets divers, ceux de Brunschwig, d'Agricola et de Biringuccio comportant une part importante de pratique de la chimie antérieure.

Les savants de l'époque manifestaient à l'égard de ces traités moyenâgeux un intérêt très variable selon les individus. Au xvie siècle, les fortes tendances classiques d'hommes comme Copernic ou Vésale les empêchèrent peut-être de prêter grande attention aux auteurs imprimés du Moyen Age, mais d'autres savants de premier plan s'intéressèrent certainement à eux. Par exemple, les anatomistes italiens Achillini et Berengario da Carpi ont tous deux écrit de"s commentaires sur l'anatomie de Mondino (v. plus loin, p. 472). La théorie de l'impe/us, et d'autres aspects de la dynamique, de la cinématique et de la statique, furent étudiés et enseignés par des mathématiciens et des philosophes tels que Tartaglia, Cardan, Benedetti, Bonamico, et le jeune Galilée lui-même. En Angleterre, le Dr John Dee rassembla les manuscrits, en particulier ceux des œuvres de mathématiques et de physique de Grosseteste, Roger Bacon, Pecham, Bradwardine et Richard de Wallingford, tandis que Robert Recorde recom­mandait les œuvres de Grosseteste et d'autres écrivains d'Oxford aux étudiants en astronomie. Dee, Recorde, Thomas et Leonard Digges furent de bonne heure partisans de la théorie de Copernic, et tous considérèrent leur œuvre comme une renaissance des jours glorieux d-'Oxford aux XIIIe et XIve siècles. Leonard Digges, en décrivant l'œuvre de pionnier de son père dans le domaine des lunettes astronomiques, saluait Roger Bacon comme une autorité en matière d'optique. Léonard de Vinci, Maurolyco, Marc Antonio de Dominis, Giambattista della Porta, Johann Marcus Marci, et Christophe Scheiner invoquent tous, dans leurs ouvrages, Roger Bacon,_ Witelo et Pecham. Kepler écrivit un commentaire sur Witelo, où il corrigeait ses tables des angles de réfraction ; l'œuvre de Snell sur la loi de la réfraction semble avoir été stimulée par l'édition de Witelo et d'Alhazen par Frédéric Risner en 1572; et bien d'autres auteurs de livres d'optique du xvne siècle, comme Descartes lui-même, Fermat, James Gregory, E:mmanuel Mai­gnan et Grimaldi, utilisèrent la même source. Descartes, pour sa part, mentionnait rarement ceux auxquels il empruntait, mais son livre sur-Ies Météores suit exactement l'ordre des matières de la Météorologie d'Aristote, et c'est là, à plus d'un égard, un des

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derniers commentaires moyenâgeux de cette œuvre qui en fut souvent l'objet (cf. plus loin, pp. 453- ).

( Ce qui précède suffit à montrer qu les sav~nt~ de . des xv1e et xvne siècles, non s~ulemen _connarssarent, mars encore se servaient des écrits de leu_ rédéCess_eurs du Mo en ~ BIFpUùrrâllOrépe er a même chose à l'égard de la biologie, où Albe.rt le Grand fut le principal auteur du Moyen Age. Dans les conceptions de la méthode et de l'exp~ication scie_n~ifiques, l'élément médiéval de l'ascendance est egalement vrs1ble, en particulier, par exemple, dans l'empl?i par Gal!lée des méthodes de« résolution et composition» pour tirer au clau le rapp?r~ entre théorie et expérience, et pour développer la forme « eu~hdrenne » de l'explication scientifique. Il en est de mêm~, aussi, dans la conception néoplatonicienne de la nature, qui est, en fin de compte, mathématique, d'abord exploitée au Moyen A:g.e dans la « cosmologie de la lumière » par Grosseteste, et vrsrble sous différents aspects dans la pensée de. Ga~ilée, de Kepler~ ~~ de

L Descartes. Mais les savants, et en par~lC.uher ceux du xvn. srecle, ont-ils simplement accepté et poursmv1 les buts et les metho_des des scolastiques ? Il apparaîtra de façon p_lus détaillée ~u c~ap1tre suivant qu'ils ont fait beaucoup plus. Ma•s on peut déjà det~cher un tr~it caractéristique qui indique une di.fférence essenb~lle.

Les doctrines centrales de la science médiévale se sont deve­loppées presque entièrement dans un ensembl~ de disc~ssions académiques fondées à telle ~u telle étape, de pres ?u de Jorn, sur les livres utilisés dans l'enseignem~nt des uniVersités. Les ~om­mentaires et les quaestiones sur les sujets trai~.s dans ces .livres peuvent avoir fait bien du chemin depuis les o_rigm~ux d'~ristote, de Ptolémée d'Euclide d'Alhazen ou de Gahen; Ils nes en sont jamais com~lèteme~t {chappés. Il est vrai q':'e les applic,ations des sciences universitaires - comme les apphcatwns de l astro­nomie pour déterminer le calendrier et faire des propositions pour sa réforme ou de l'arithniétique dans les travaux du trésor public. et des ~aisons de commerce, ou de l'ana!omie, de la physiologie et de la chimie en chirurgie ~t. en médecme - !':'rent mises en pratique en dehors des universites. I~ es! vr~I aussi. que dans des domaines entièrement étrangers aux Insbtutwns umver­sitaires, par exemple dans les techniqueS de di~erses sortes, dans l'art et l'architecture avec leurs tendances touJours plus grandes au réalisme, on assisÎ.e à des développements qui deva~ent avoir une importance profonde pour la science. ~l es! certain que les raisons du progrès des sciences dans les m;nversit~s, d!l ~évelop­pement et de l'extension de l'organisatiOn uniVersitaire elle-

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même, doivent être reliées aux raisons du développement d'états politiques nationaux fondés sur un capitalisme commercial en expansion, qui pouvait offrir des emplois aux hommes respon­sables de ces activités techniques et artistiques extérieures. Ceux-ci, qui devinrent les « ingénieurs-artistes » des xve et xvre siècles, les virluosi et les gentilshommes indépendants d'esprit scientifique du xvne siècle, devaient prendre en main la direction du mouvement scientifique, et en faire plutôt une activité de l'Academia dei Lincei, de la Royal Society ou de l'Académie royale des Sciences, que des universités. Et cela était vrai, même si, dans ces assemblées scientifiques, les universitaires l'emportaient par le nombre, qui devaient ramener en réalité la science nouvelle au sein des universités.

Mais, aux xrne et xive siècles, c'est dans le cadre de la Faculté d'Arts de l'Université, dont le programme s'élargit pour inclure des .tc~duct.ions nouvelles_ du_ grec et de l'arabe et de certains traités techniques sur les mathématiques appliquées, et des facultés supérieures de médecine et de théologie, que les concep­tions centrales de la science furent cultivées. Ceux qui les culti­vaient étaient des ecclésiastiques et des maîtres de l'Université. L'exercice scolaire n'était jamais dans un arrière-plan très éloigné des traités que ces hommes nous ont laissés, ces écrits peu littéraires qui forment les grandes collections de manuscrits et des premières œuvres imprimées, où nous apparaissent leurs façoris de penser. Beaucoup d'entre eux étaient certainement des penseurs originaux et ingénieux. Mais ils considéraient rarement comme purement scientifiques· les problèmes cosmologiques dont ils s'occupaient. Le plus grand de tous ceux-ci était le rapport entre la cosmologie de la théologie chrétienne, fondée sur la révélation, et la cosmologie de la science rationnelle dominée par la philosophie d'Aristote. Bien qu'une partie du meilleur travail scientifique du Moyen Age ait été faite à propos de problèmes étudiés sans aucune allusion à la théologie, à la philosophie, ou même à la méthodologie, c'est dans un cadre général de philo­sophie étroitement apparentée à la théologie, et plus particuliè­rement dans un système d'études universitaires dirigées par des ecclésiastiques, que le noyau des sciences médiévales s'est développé. "

Il en résulte qu'au Moyen Age la science fut presque toujours en même temps une philosophie des sciences. Il n'est pas douteux que les mêmes caractères apparaîtraient à toute époque qui est toujours préoccupée de déterminer la direction et les objectifs de ses recherches, comme cela s'est produit de façon remarquable

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au xviie siècle, par exemple dans la pensée et les controverses · ( scientifiques de Galilée, de Descartes et de Newto,n. Contrastant

aussi bien avec les savants du Moyen Age qu avec ceux du xvue siècle, les chercheurs du xx6 siècle savent en gén~ral comment ils vont traiter les problèmes, le genre des questiOns qu'ils poseront à la nature, et les méthodes à utiliser pour obtenir leurs réponses ; ce n'.est que dan~ les P,robl~me~ les plus profon~s et les plus généraux, lorsqu'une _hgne d ~xphcatwn sembl_e abo~b~ à une impasse, que la philosophie a besOin de t~ou~ler anJOnrd ?ni le cours régulier de l'ensemble des travaux scientifiques que l on accomplit réellement.

Mais il y a une différence fondamentale entre les b':'ts de ~a philosophie médiévale des sciences e~ ceux de toute la _Ph1losoph1e des sciences depuis Galilée. Celle-ci s'occupe .essenl_ze~lemenl de clarifier et de faciliter les procédés et les progres ulténeurs de la science elle-même. Depuis Galilée, l'intérêt des savants s'est porté principalement sur l'étendue to?jours plus grande des problèmes concrets que la science peut re_soudre,_ et, SI l,es sa':a~ts entre­prennent des investigations p~Ilos?ph1ques, c est gene~al_ement parce que certains problèmes scient_Ifiq~es concrets et spec~fiques ne peuvent être résolus de façon satisfaisante qu~ par une.refor_me complète des principes fondamentaux. Les ~ss.ais à por~ee philo­sophique de Galilée et de Newton ~u.rent ecnts essentlelle:ne~t dans cette intention. Mais les physiCiens du Moyen Age s mte­ressaient fondamentalement, non pas tant aux problèmes conc~ets du monde de l'expérience qu'au genre de savoir que re~résenta~ent les sciences de la nature à la façon dont elles cadraient avec la structure générale de le~r métaphysique, et, si elles s'étendaient jusque-là, aux rapports qu'elles avaie':t avec la théolo_gie. L_a discussion de nombreux problèmes scientifiques se prese~ta1t comme une analogie capable d'éclairer un problème théol?gi_que, comme c'est le cas de la causalité instrumentale et de la theone de

ll'impetus. Soulevés dans l'intér_êt d'une autre cause, c'est là sans ~doute qu'il faut voir une de~ ra~sons pour le,squelles, _da ... ns le cours du développement, il arriva1t s1 souvent qu on les la1ssat péremp-toirement tomber. _-

Il s'agit d'un contraste de mise en valeur générale, qui n'est certainement pas exclusif. Au XVIIIe siècle, par exemp_le, Berkele?'" et Kant ne s'intéressaient primitivement pas aux sciences, _mais au rapport de la cosmologie newtonienne avec la métaphysi_que, alors qu'au XIIIe siècle, Jordanus, Gérard de Bruxelles et Pierre de Maricourt nous paraissent avoir été absolument purs de tout intérêt philosophique et ne s'être préoccupés que des problèmes

T 1

1 LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 317

scientifiques immédiats; Mais si ce qui vient d'être dit caractérise vraiment l'ambiance intellectuelle générale de la science médié­vale, cela explique une bonne part de ce qui est déconcertant et paraît foncièrement pervers dans une œuvre par ailleurs excel­lente. Cela contribue à expliquer, par exemple, l'abîme qui sépare l'insistance à revenir de façon répétée sur le principe de la vérification empirique et les nombreuses assertions générales que l'observation n'a jamais mises à l'épreuve ; plus grave est le fait que l'on se soit satisfait d'expériences imaginaires, incorrectes ou irréalisables ; et pire encore, les chiffres faux donnés, par exemple, par des savants du calibre de Witelo ou de Thierry de Freiberg prétendûment comme résultats de mesures qui n'ont visiblement jamais été effectuées. Il y a bien entendu des exem­ples dans la science médiévale qui ne sont pas entachés de tels défauts, mais c'est une particularité de cette -époque qu'ils peuvent se manifester au cours de reCherches qui sont même les mieux conçues. L'impression qui nous reste est que le chercheur ne s'intéressait pas vivement à de simples détails de fait et de mesures. Il est certain que l'intérêt très fort qui attirait les savants vers la théorie et la logique de la science expérimentale et les conceptions philosophiques de la nature qui s'y ratta­chaient, et qui s'est maintenu constant depuis Grosseteste jusqu'au seuil des activités de Galilée, fait un contraste frappant avec la rareté relative des recherches expérimentales véritables. Ceci devient intelligible si nous considérons les physiciens du Moyen A~, non comme des savants modernes manqués, mais ~ comme des philosophes .avant tout. Ils exposaient souvent leurs J recherches expérimentales comme un exercice de ce que l'on pouvait faire dans une branche donnée de la philosophie, par opposition aux autres. Et ceci eut sans doute pour effet souhai- . table de clarifier les problèmes des sciences de la nature, et de contribuer à les dégager des broussailleux arrière-plans de la métaphysique et de la théologie. A ce que l'expérience permettait réellement de découvrir, ils portaient moins d'.intérêt.

Mais c'était là une direction de leur intérêt qui aurait pu être fatale à la science occidentale. Si excellente qu'ait pu être une grande partie de leur caractérisation générale de la méthodologie de la science expérimentale, elle signifiait que les méthodologistes ne mettaient jamais leurs méthodes à l'épreuve de la pratique. Ainsi, ils ne les ont jamais rendues vraiment précises et vraiment appropriées. Les expériences sans fil conducteur et les simples observations quotidiennes abondent dans l'œuvre des savants du Moyen Age. Ils n'ont jamais appris, il n'y a pas eu de tendance

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318 DE SAINT AUGUSTIN A GALILÉE

générale, à concevoir l'investigation expérimentale eomme u:ao mise à l'épreuve continue d'une série d'hypothèses conçues sous une forme précise et quantitative, poussant à la formulation nouvelle de toute une zone de la théorie. Les exemples de recherches expérimentales, même les meilleures d'entre e~Ies,

demeurèrent isolés, sans effet général sur les doctrines admises de la lumière ou de la cosmologie. On les trouvait suffisants pour illustrer la méthode, et la méthodologie était une fin en soi. Cela aurait abouti à une impasse si Galilée et ses contemporains1

renouvelant la direction de leur intérêt, n'avaient poursuivi pour eux-mêmes les sujets des exemples. C'est grâce au sérieux qu'ils apportèrent en les étudiant, à l'attention qu'ils prêtèrent aux. données détaillées de l'expérience, des mesures et des fonctions mathématiques, dont la nature donnait de véritables illustrations, que Ies savants du xvne siècle aboutirent à leur révolution radicale dans tout le cadre théorique de la physique et de la cosmologie, où les physiciens du Moyen Age n'avaient fait que

L réviser quelques sections limitées. · S'il est vrai qu'on peut relever un changement fondamental de

l'intérêt des savants et de la conception de la science vers l'époque de Galilée, un autre point indiquerait un détail supplémentaire

( des lignes générales de ce changement. ~~ tr51U le plus marquant · . peut-être de la philosophie des sciencê"s · "t

/': ëXèrethnrrinfilTëiD:lrp o on e et continue au début du xvn• siècle .... .-· eSt1'laèë":JièQ.:QJ!'t:f9.l!!C_!~!!:Q:~~~"X.?~BQ1.1Yait-en. .. derntêr-e-.:ailaJ,YSe'

~;'{i~'t~:Ï~~s11·Îfui~,K~~n1~"-i~1l~~ITq;!l_q~~~ ~~n ~o~~;l~i~:, ~~~~! · croyance. Dans l'ambiance du platonisme, encouragés par le récit du premier jour de la création dans la Genèse, les principaux penseurs des xrne et xrve siècles concentrèrent leur attention sur l'étude de la lumière, clé des mystères du monde physique, et ils accomplirent en optique une partie de leur meilleur travail scientifique. Mais, comme dans la classification aristotélicienne, l'optique demeurait, avec l'astronomie et la musique, l'un des . mathematica media, une des sciences mathématiques appliquées au monde physique, distincte, d'une part, des mathématiques pures, et, 4e l'autre, de la physique, science des << natures n et des causes. Les savants d~ Moyen Age semblent n'avoir aucune­ment ressenti le désir ni le besoin impérieux de se passer de ces distinctions philosophiques. La physique mathématique ne devint jamais réellement une science universelle rendant superflue la

l physique aristotélicienne. Peut-être était-il explicite de la part de Descartes, le plus

1

\

l

LA PHYSIQUE A LA FIN DU MOYEN AGE 319

médiéval des grands savants du xvne eièele, en ee eens qu'il était le plus dominé par une philosophie de la nature, d'intituler son. ouvrage réformateur sur la cosmologie, Le monde, ou Traité de la lumière. Mais la philosophie de Descartes ne se fondait pas sur une théorie de la lumière ; la vérité est plutôt que sa théorie de la lumière se fondait sur sa conception du mouvement. C'est dans '1 l'étude du mouvement, et non, de la lumière, que les savants du xvn• siècle ont cherché la clé de la physique. Et c'est bien là qu'à leur grande satisfaction ils la trouvèrent. )

1, Il est certain qu'en accordant une importance particulière à l'étude du mouvement comme entité distincte des autres aspects de l~ nature, les physiciens du xvne siècle ont fait un choix heurèux. Mai~_ .... ce_ n'était pas un choix fortuit, pas plus que le succès aVec .. 1equel il fut exploité. En considérant sérieusement comme un problème les phénomènes empiriques du mouvement, et en menant à bien, jusqu'au bout, la solution, ces chercheurs n'avaient d'autre alternative que de réformer la cosmologie dans son ensemble, d'inventer de nouvelles techniques mathématiques au cours de ce processus, et de fournir cet exemple éminent aux méthodes de l'ensemble des sciences. Tels furent, suggérons-nous, les progrès accomplis par les virtuoses séculiers du xvne siècle, sur les. clercs des universités médiévales auxquels ils devaient tant par ailleurs.

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TABLE DES PLANCHES HORS-TEXTE DU TOME PREMIER

PLANCHE I. -Astrolabe gothique (Musée d'Histoire des Sciences, Oxford) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80

PLANCHE II. - (a) Utilisation d'un astrolabe, ms. anglais Bodley 614, Oxford {xu• siècle) . . . . . . . . 81

(b) Richard de Wallingford, ms. Cotton Clau-dius E. IV (xrv• siècle), au British Museum . . . . . . 81

PLANCHE III. - (a) Expérience sur la réfraction de la lumière, d'après Thierry de Freiberg, De !ride, ms. F. IV. 30 {xrve siècle), à la Bibliothèque de )'Uni-versité de Bâle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96

(b) Schéma expliquant la formation de l'arc-en-ci~!, d'après Thierry .de Freiberg, De If ide, ibid. . 96

(c) Schéma illustrant l'explication de l'arc-en-ciel, d'après Jodocus Trutfetter, Tatius Philoso- . phiae Naluralis Summa, Erfurt, 1514........... 96

PLANCHE IV. - Comment les oiseaux protègent leurs petits, d'après le De Arte Venandi cum Avibus, de l'Empereur Frédéric II, ms. Palatino Latina 1071 {xm• siècle), à la Bibliothèque Vaticane . . . . . . . 97

PLANCHE V. - Dessins d'araignées et d'insectes, autre-fois attribués à Cybon d'Hyères, ms. Additio-nal 28841 {xrv• siècle), au British Museum . . . . . . . 176

PLANCHE VI. - Peintures botaniques : (a) Ronce, d'après le Code:e Vindobonensis

(A. D. 512) à la National Bibliothek de Vienne. . . 177 ( b) Iris, d'après Benedetto Rinio, Liber de Sim­

plicibus, ms. Màrciano Latina VI. 59 (A. D. 1410), à la Biblioteca N azionale di S. Marco, Venise . . . . 177

PLANCHE VII. - Peintures zoologiques, d'après Petrus Candidus, De Omnium Animanlium Nafuris, ms. Urbinato Latina 276 {A. D. 1460), à la Biblio­thèque Vaticane :

(a) Fourmis; (b) Castor; (c) Calmar et lan-gouste; ( d) Carrelet et pastenague . . . . . . . . . . . . 192

A, C. CROMBIE, I 21

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322 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL~E

PLANCHE VIII. - Dissection, d'après Guido de Vige­vano, Analomia. D'après le ms. Chantilly 569 (xiv• siècle) ................................ .

PLANCHE IX. - (a) Fourmilière dans un champ de blé, d'après le ms. Royal 12. C. XIX (fin du xu•.siècle), au British Museum .......................... .

(b) Instrument à cordes et à archet, d'après le ms. Additional 11695 (xu• siècle), au British Museum ................................... .

PLANCHE X. - (a) Charrue saxonne à bœufs, d'après le ms. Julius A. VI. (vm• siècle), au British Museum

(b) Attelage avec colliers, traits latéraux et fers à clous, d'après le Psautier de Lutlrell, ms. Additional 42310 (xiv• siècle), au British Museum.

(c) Moulin à eau (Psautier de Luttrell) ..... ( d) Moulin à vent, d'après le ms. Bodley 264

(xiv• siècle), à la Bibliothèque Bodléienne, Oxford. PLANCHE XI.- (a) Rouet, d'après le ms. Royal 10. E. IV

(x1v• siècle), au British Museum .............. . (b) Navires, d'après le Psautier de Luttrell .. ( c) Chevalier tirant le canon contre un château­

fort. D'après Gautier de Milemete : De Nobili­latibus Sapientiis et Prudentiis Regum, ms. 92, à Christ Church, Oxford ........................ .

PLANCHE XII. - Partie de la carte de Gough (1325-30), à la Bibliothèque Bodléieune, Oxford ......... .

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TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER

AVANT-PROPOS •.•.......••••• , ••••••••• , •••• , •••••••. , • • • VI

PRÉFACE DE L'ÉDITION FRANÇAISE.......................... VIl

INTRODUCTION ••••••• ,., •••••••••••••••• -,_, •••••••• , •• , ••• , 1

CHAPITRE PREMIER. - La science dans le monde occidental chrétien jusqu'à la renaissance du XII' siècle . . . . . . . . . . . . . . 9 Adélard de Bath (9-10). Les·encyclopédistes latins: Pline, Boèce, Cas­

siodore, Isidore de Séville (10-13). La philosophie de la nature au début du christianisme : néoplatonisme, symbolisme, astrologie ; Augustin d'Hippone (13-17). L'empirisme pratique : Cassiodore; cosmologie de Bède le Vénérable, le calendrier ; médecine anglo-saxonne, le comput (17-23); Le nominalisme; Abélard (23-24). Adélard de Bath; la physique à Chartres ; le Timée (24-29).

CHAPITRE II. - Propagation de la science gréco-arabe dans le monde occldental chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . 30 Transmission de la science, des Grecs aux Arabes et à l'Occident

-latin (30-39). Mathématiques indiennes (39-41 ). Domination de la nature par la magie et la science; Roger Bacon (41-44). Physique grecque et christianisme : Aristotélisme, Averroès, Augustin, écoles du xme siècle (44-52).

CHAPITRE III. - Le système de pensée sclentlllque au XIII• slècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . 53

1) Explication du changement et notion de substance . . . . 53 Sommaire de l'exposé (53-54). La notion de substance ; Platon et

Aristote ; physique, mathématiques, métaphysique (54-57). Expli­cation du changement chez Aristote, la u nature B, les- quatre causes (57-59). Les quatre sortes de changement; conceptions néoplatoniciennes de la u matière originelle » ; classifications des sciences, les mathé­matiques et la physique (59-61).

~- 2) Cosmologie et astronomie ..............••...... o o o o • • 62 Cosmologie d'Aristote; lieu naturél et mouvement naturel (62.65)o

L'astronomie selon Aristote et selon Ptolémée (66-75)o La théorie astronomique latine (75-76}.- Astronomie pratique, instruments, trigo .. nométrie (76-83)o

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324 DE SAINT AUGUSTIN A GALIL:tl:E

3) Météorologie et optique ............................ . La région sublunaire selon Aristote; William Merlee (83-85).

Optique grecque et arabe ; Alhazen (85-87): Gross~teste (85-86, 87-88). Roger Bacon (88-93). Witelo, Summa Phllosophwe, Pecham (93-94). Thierry de Freiberg, explicat~on de l'arc-en-ciel (94-97). ~uteurs arabes sur l'optique, la chambre noue (camera obscura), la pemture (97-98).

4) Mécanisme et magnétisme ......•.•.................. Mécanique aristotélicienne; Jordanus (98-103). _Magnétisme: Pierre

de Maricourt, Jean de Saint-Amand (103-106).

5) Géologie .......................................... . Géologie grecque (106-107). Avicenne, Albert le Grand (107-109).

Autres géologues latins, les marées; Ristoro d'Arezzo, Albert de Saxe 109-111).

6) Chimie ................................ --·-········· Chinûe pratique, alchimie grecque, théorie d'Aristote (112-1.14).

Alchimie et chimie arabes; Jabir, Avicenne, Rhazès (114-16). Alchtmte et chimie latines; la tradition de Geber (116-21).

7) Biologie .......•.................................... Biologie chez Aristote ( 121-22). Biologie latine didactique et pratique;

FrédéFic II (122-24). Gravures et illustrations naturalistes (125-26). Les herbiers (126-28). Albert le Grand : la botanique, les nouvelles espèc~s ( 128-32); zoologie ( 132-37). La biolo~ie al! xivesi~cle ( 137 -4~ ). Physiol_ogte et anatomie : Galien (141-48); chirurgiens latms, Mondmo, xve Siècle (148-52). Place de l'homme dans la nature (152-53).

CHAPITRE IV. - Technique et science au Moyen Age ....... . 1) Technique et enseignement ......................... . Auteurs latins d'ouvrages techniques (154-56). Classifications des

sciences : Hugues de Saint-Victor, Dominicus Gundissalinus, Michel Scot Robert Kildwardby (156-59). Les sciences pratiques dalli! les univ~rsités : médecine, anatomie,_ mathématiques {159-61). Mustque (161-64). Technique gréco-romaine (164-66).

2) Agriculture ...................................... · . Agriculture romaine et médiévale ; la charrue j ouvrages sur

l'agriculture; les cultures ; les animaux (166-73).

3) Mécanisation de l'industrie ...••.•................... Machines primitives; moulins à eau et à vent (173-76). Textiles (1?7-

80). Papier et imprimerie {180-81 ). Architecture. (181-84). Construction des navires, transports (184-85). Cartographie {185-87). Horloges mécaniques (187-91).

4) Chimie industrielle ...•.......•................•..... Fer, (!harbon,.fours (191-~~). Métallurgie, c~oches, canon~, poudre

à canon (194-97). Industrie mmière (197). Verrerie (198-99). Temtures et peintures (200).

5) Médecine .... ' ' .........•.......................... La médecine au début du Moyen Age ; traitements et remèdes (200-

203). Théories des maladies· la Peste noire; quarantaine (203·208). Ophtalmologie, lunettes (208-2o9). Chirurgie, denti'sterie, anatomie (209· 12). Hôpitaux, maladies mentales (212·14).

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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE V. - La méthode et les progrès de la physique à la fln du Moyen Age .•...................................

1} La méthode scientifique des derniers scolastiques ..... . Aristote, Euclide, et la conception de la démonstration (215-17).

Arithmétique et géométrie latines, Fibonacci, Jordanus (218-20). Forme et méthode de la science expérimentale : Grosseteste, l'arc-en­ciel, mathématiques et physique (220-33). Roger Bacon; lois de la nature (233·34). Galien, l'école de Padoue (234-38). Duns Scot et Ockham (238-42). Nicolas d'Autrecourt (243-44).

2) La matière et l'espace en physique à la fin du Moyen Age Notions de dimensions (244·45). Atomisme (245-48). Le ·vide (248-

49). L'infini (249-50). Pluralité des mondes, lieu naturel, gravitation 250-54).

3) Dynamique - terrestre et céleste ...•................ Dynamique d'Aristote (254-57). Dynamique à la fin de l'époque

hellénique; Platon; Jean le Philopon (257-59). Dynamique arabe : Avicenne, Avempace, Averroès {259-61). Gérard de Bruxelles, Brad­wardine {262-64). Olivi, F. de La Marche, théories du mouvement des projectiles et chute libre des corps, force imprimée (264·68). Ockham 268-72). "Buridan, l'impelus dans la dynamique terrestre et céleste (272-78). Albert de Saxe, projectiles (278-79). Mouvement de la 'terre : dis­cussions chez les auteurs persans, Nicole Oresme, Albert de Saxe, Nicolas de Cuse (279-87).

~) La physique mathématique à la fin du Moyen Age .... Représentation quantitative du changement (288-91). Fonctions :

Bradwardine et Merton College, Oxford,« algèbre des mots n (291-93); intention et rémission des formes, représentation graphique, Oresme (293-96). Loi de Vitesse moyenne de Merton College; preuve d'Oresme (296-98). Chute des corps : Albert de Saxe; de Soto (298-99). Unités de mesure : temps, chaleur, poids (299-301). Nicolas de Cuse, Expériences de Statique (301-303). Dynamique et astronomie au xve siècle : Marliani, Blaise de Parme, Peurbach, Regiomontanus ; physique scolastique ultérieure (303-304).

5) Continuité de la science du Moyen Age au xvue siècle . Humanisme et science (305-307). Exposé sommaire des apports du

Moyen Age au mouvement scientifique (307-310). Continu et discontinu: impression des textes scientifiques médiévaux (310-14). Comparaison du cadre institutionnel et philosophique des sciences au Moyen Age et au début de l'époque moderne (314-19).

TABLE DES PLANCH.ES HORS-TEXTE DU TOl\lE PREMIER ••••••• ,,,

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