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Édouard DOLLÉANS (1877-1954) (1939) Histoire du mouvement ouvrier Tome II ** 1871-1936 Un document produit en version numérique par Jean-Claude Bonnier, bénévole, professeur d'histoire et d'économie au Lycée de Douai, dans le département du nord de la France Courriel: [email protected] dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Histoire du mouvement ouvrier tome 2

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Page 1: Histoire du mouvement ouvrier tome 2

Édouard DOLLÉANS (1877-1954)

(1939)

Histoiredu mouvement

ouvrierTome II

**1871-1936

Un document produit en version numérique par Jean-Claude Bonnier, bénévole,professeur d'histoire et d'économie au Lycée de Douai, dans le département du nord de la France

Courriel: [email protected]

dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Claude Bonnier, bénévole, professeur d'his-toire et d'économie au Lycée de Douai, dans le département du nord de la Franceà partir de :

Édouard DOLLÉANS

Histoiredu mouvement ouvrierTome II

** 1871-1936

édition originale : 1939

Édouard DOLLÉANSHistoire du mouvement ouvrier (tome 2 : 1871-1936)Paris, Librairie Armand Colin, 1948, 404 pages.Collection Économies, sociétés, civilisations

Édition électronique réalisée à l’automne 2003 à partir du texte de la troisième édition (1948).

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 11 décembre 2003 à Chicoutimi, Québec.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 3

Table des matièresAvant-propos de 1946Avant-propos de 1939

Première partie : Retours et anticipations (1871-1905)

Chapitre I: La renaissance du syndicalisme (1871-1902). Fernand PelloutierChapitre II : Lénine, Trotsky et la Révolution de 1905

Deuxième partie : Les temps héroïques du syndicalisme

Chapitre I: Internationale politique ou internationale syndicale ?(1889-1900-1909)

Chapitre II : Victor Griffuelhes et la Charte d'Amiens (1902-1908)

Troisième partie : L'élan rompu par la guerre (1909-1916)

Chapitre I: La crise du syndicalisme français et l'approche de la guerre (1909-1914)

Chapitre II : L'Internationale ouvrière et la guerre (1914-1915-1916)

Quatrième partie : Guerre ou paix (1917-1918)

Chapitre I: Lénine et la Révolution d'octobreChapitre II : La paix américaine (1917-1918)

Cinquième partie : Démons de guerre et d'après-guerre (1919-1933)

Chapitre I: A la croisée des chemins les frères ennemis (1919)Chapitre II : De la Troisième Internationale au fascisme (1920-1933)

La fin d'un mondeIndex général

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 4

Avant-propos 1946

« Que serait une humanité où la force brutale tiendrait lieu deforce morale et qui aurait perdu avec le sens de la justice la no-tion de la vérité ? »

HENRI BERGSON

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Cette nouvelle édition est une simple réimpression. Nulle étude n'a paru depuis1939 qui oblige à des modifications notables. Et les événements n'ont fait que confirmerle sentiment et les conclusions de l'auteur. Ils ont mis en relief l'importance historique dumouvement ouvrier et le rôle décisif joué dans la résistance par la classe ouvrière fran-çaise.

Je me réserve de décrire, dans un autre volume, ce nouvel acte de l'épopée dutravail dont les journées de novembre 1831 ont été la première expression et « Vivre entravaillant ou mourir en combattant » le premier cri.

Dès à présent je tiens à rappeler que les militants de l'une et de l'autre zoneétaient en parfait accord dans leur lutte contre l'envahisseur et contre un gouvernementdécidé à briser toute renaissance et même toute survie du syndicalisme. Ils répondaientaux sentiments des travailleurs. Dans les profondeurs de leur conscience, ceux-ci se trou-vaient en présence d'un choix entre la civilisation humaine et sa caricature, la pseudo-civilisation mécanique. L'existence des âmes fières et libres était en jeu.

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Face au dessein nazi les travailleurs, dans leur existence quotidienne, les organi-sations syndicales et politiques, dans leur action clandestine, - aussi bien que les groupesde combat F.T.P. et F.F.I., - ont mené le combat contre l'occupant, combat qui a coûté à laCGT le sacrifice de sept mille de ses militants responsables fusillés et huit mille déportés.Et le syndicalisme peut être fier de la place qu'il a occupée dans l'organisation, l'unifica-tion de la résistance et dans la libération de 1944.

Le peuple de France pressentait ce que seraient « une humanité où la force bru-tale tiendrait lieu de force morale, et une société qui obéirait à un mot d'ordre mécani-quement transmis et qui réglerait sur lui sa science et sa conscience ».

« La Révolution sociale, a écrit Émile Pouget, ne s'accomplira pas, si l'on ne serend pas compte de la grandeur de l'effort à accomplir, de la tâche considérable à laquelleon doit besogner sans cesse. »

La volonté de sacrifice qu'elle réclame de l'individu rend plus difficile la tâchedes militants. D'abord parce que leur regard devra embrasser, par delà les motifs immé-diats, les grandes causes profondes et leurs répercussions. Surtout, s'ils ne renoncent pas àleurs visées personnelles, ils n'auront pas la force d'entraîner les autres, par delà la paressedes petits calculs et les mobiles de l'égoïsme, jusqu'à la vision d'un intérêt général.

Dans la France victorieuse, mais épuisée, un effort immense, un courage de cha-que instant, aussi urgent sinon aussi exaltant peut-être que l'héroïsme des combats, s'im-posent à tous et singulièrement aux jeunes. Ceux-ci doivent appliquer une volonté tendueet tenace à édifier une société décidée à se libérer des fatalités qui l'assaillent.

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Avant-propos 1939

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« Il nous a fallu faire de l'histoire pour voir clair... » Ainsi s'exprimaient de jeu-nes enquêteurs que leur fervente équité avait amenés à éclairer leur route à la lumière del'histoire.

L'histoire n'est pas un herbier dont les fleurs décolorées s'effritent. Elle est uneforêt, coupée de jungles et de clairières, une forêt dont l'ombre tantôt protège tantôt écraseles jeunes pousses. L'histoire est actuelle, vivante.

Des événements contemporains, qui étonnent l'ignorance, ne sont que l'explo-sion de forces apparaissant soudain avec une puissance accrue par le temps qui en acontenu l'élan. Le mouvement ouvrier est semblable à ces sources qui cheminent dans lesol et restent invisibles sur un long espace de leur cours. L'élan des masses est en effetsujet à des périodiques découragements. L’œuvre interrompue doit être sans cesse reprisepar les militants, plus lucides et plus obstinés que leurs frères. Par delà les déceptions etles reculs, leur persévérant courage a relié entre eux des efforts qui se heurtent aux cir-constances économiques et à la résistance des individus dont l'incompréhension expliquele manque d'équité.

Les militants ouvriers ont une importance non anecdotique, mais historique : ilsincarnent les sentiments, les révoltes et les espoirs de tant d'obscurs travailleurs qui for-ment les masses laborieuses.

Les militants ouvriers ont été à la fois des interprètes et des créateurs ; car touthomme d'action n'est jamais ni complètement libre ni complètement esclave ; car il vit

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dans son temps et de son temps ; mais, si son humanité est profonde, il découvre en elle lavision des lendemains possibles et entre lesquels il choisit.

La volonté du militant avait été trempée par les épreuves subies par lui ou parles siens ; elle empruntait sa vigueur au spectacle d'une misère humaine totale, parcequ'autant spirituelle que matérielle. Son action efficace s'inspire de son accord avec lesmasses. Mais parfois les militants doivent agir à contre-courant et dire courageusementaux masses des vérités qui les irritent.

Un récit objectif tient compte des conditions économiques et politiques ; mais,parce que sa force vient de l'intérieur, le mouvement ouvrier ne s'éclaire que du dedans.Le mystère de son histoire ne peut être attiré en pleine lumière que grâce aux humblesartisans de cette épopée.

L'erreur des écrivains a été d'abord de mettre l'accent sur les vedettes de l'his-toire, puis de souligner la « primauté » des forces économiques et de présenter celles-cicomme « l'expression moderne de l'antique fatalité » (Joseph Calmette). L'historien doitse garder de ces deux excès. La technique du cinéma, comme l'étude des inventions, meten relief le fait que, de toute oeuvre qui dure, l'honneur se partage entre les camaradesd'une équipe ; mais ce caractère collectif n'implique pas le renoncement à la personnalité.Tout au contraire, chacun a sa part ; celle-ci dépend de ce qu'il apporte.

En interrogeant les traces laissées par les militants ouvriers, en relisant leurs ap-pels, leurs tracts, apparaissent les raisons des progrès qui marquent les étapes du mouve-ment ouvrier. Il existe en effet une littérature dispersée qui est l’œuvre des obscurs. Pen-dant tout le XIXème siècle, des générations ouvrières se sont formées grâce à leur volontéde culture personnelle et sans que les institutions aient rien fait pour cela.

Utiliser le témoignage des militants, raviver leurs visages effacés, faire réenten-dre leurs voix, n'est-ce pas le plus sûr moyen de rendre à l'histoire ouvrière sa significa-tion ? Expliquer les faits en peignant les hommes. Et dévoiler les raisons profondes encédant souvent la parole aux artisans, connus ou obscurs, du mouvement.

A côté de ces militants, il serait injuste de ne pas rappeler deux penseurs qui ontproposé des méthodes nouvelles, permettant de cerner de plus près la réalité : MaximeLeroy (La Coutume ouvrière, 1913), et Emmanuel Lévy (Les Fondements du droit, 1896à 1933, et sa préface à la thèse de Laurent, Lyon, 1913). Ils ont pressenti les transforma-tions profondes qui échappaient à la cécité de leurs contemporains. Sans doute, dès 1905,la verve impulsive de Joseph Caillaux, dans un débat parlementaire, avait répliqué à Jau-rès : « C'est le Conseil d'État qui fera la révolution sociale. » Cette réplique semble d'uneétonnante actualité ; pourtant, elle n'a pas la même portée que les réflexions en fuséesd'un Maxime Leroy ou d'un Emmanuel Lévy. Car elle est le signe d'une confusion entre laforme et le fond d'une révolution. Mais cette saillie souligne la part que prennent les ju-ristes aux transformations du droit. Ce rôle apparaît aux époques de transition, où les for-mes ne traduisent plus la réalité sociale, lorsque la sève de l'arbre a fait craquer l'écorce.Un contraste évident existe entre le monde qui a changé et les individus surpris par deséclosions brusques : « Une civilisation naît au moment où les hommes sans génie croientqu'elle est perdue. » (Thomas MANN.)

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Entre 1871 et 1936, l'histoire ouvrière est complexe, parfois déconcertante, su-jette à des ascensions et à des chutes ; les unes et les autres ne se produisent pas toujoursau même moment dans les différents pays - manque de synchronisme qui explique la fai-blesse de l'internationalisme ouvrier.

Cette complexité, cette richesse, autant que les nécessités de l'édition, obli-geaient à choisir parmi les événements psychologiques, économiques, politiques et autres.Ce choix, qui pourrait paraître arbitraire, a été guidé par la volonté de mettre en reliefl'élan des masses et l'action des militants, c'est-à-dire la force collective et les forces indi-viduelles. L'histoire ouvrière est souvent éclairée par certains traits de l'histoire politiqueou générale. Une histoire du mouvement devait retenir de la condition et de la législationdu travail les faits qui se rattachent étroitement au mouvement ouvrier.

A côté de cette sélection intentionnelle, deux omissions volontaires sont à si-gnaler. Quelque importante qu'ait été l'influence de F. Roosevelt sur la transformation dusyndicalisme américain, celle-ci n'est encore qu'amorcée en 1936. Pour une tout autreraison, la tragédie espagnole dépasse les étroites barrières des quelques pages qui auraientpu lui être consacrées. « Il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux. » Ce cri de l'Es-pagne républicaine aurait dû révéler la grandeur d'un drame dont l'ampleur et la significa-tion universelles n'ont pas encore été mesurées [en 1939]. Pourtant ce drame est tout pro-che de nous et les affreuses images que le cinéma offre à nos regards devraient hanternotre esprit. L'indifférence qui les accueille, et plus encore les jugements expéditifs parlesquels s'exprime une passion partisane révéleraient l'inhumanité de notre temps si latragédie espagnole n'avait bouleversé certaines consciences ; si, par exemple, un JacquesMaritain, un Georges Bernanos n'avaient voulu... « chasser le crime de cette ombre où ils'était tapi au pied de la croix ».

L'indifférence à la souffrance des hommes et à leur aspiration vers une conditionplus humaine ne donne pas le droit à un historien de se dire objectif. En face des luttespériodiques qui entrechoquent individus, groupes et nations, l'historien qui se veut objec-tif n'est pas condamné à un exposé résigné du fait accompli, des positions perdues ou ac-quises. L'historien constate les progrès et les reculs de la barbarie et de la culture. Aussidoit-il marquer les étapes du combat, préciser le conflit qui existe entre les révolutions-puissance et les révolutions-capacité, selon la forte expression de Proudhon.

De 1860 à nos jours, l'histoire ouvrière, vibrante de vie douloureuse, contraintaux examens de conscience. La flamme qui l'a animée a pu vaciller, mais ne s'est jamaiséteinte. Elle disparaîtrait si, uniquement préoccupées de leurs intérêts matériels, les mas-ses n'écoutaient plus la voix des militants. Ceux-ci doivent garder une valeur éminentepar le travail, par leurs connaissances, par l'acharnement qu'ils ont mis à acquérir ce sa-voir, par l'énergie qu'ils mettent à faire entendre aux masses la vérité virile et par l'exem-ple que donne leur existence. Les militants n'ont pas cessé de répéter aux masses, aujour-d'hui plus que jamais ils doivent leur redire ces vérités qui peuvent parfois leur déplaireen réclamant un effort sur soi et le souci de la responsabilité personnelle.

Les améliorations matérielles ne sont pas un but, mais une condition deconquêtes plus élevées : la culture et la capacité. Selon les expressions qui étaient coutu-mières à Eugène Varlin, à Pelloutier, à Merrheim, la classe du travail ne peut apporter àla société un élément de régénération, si elle n'affirme pas une supériorité morale, si ellen'a que des appétits et non des goûts et des aspirations. Tant que l'atelier absorbait toutes

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les forces et toutes les heures de l'existence ouvrière, privée de ces loisirs « dont l'esprit etle cœur ont surtout besoin », l'objectif immédiat pouvait être l'amélioration de la condi-tion matérielle. A présent, un souci exclusif de ces avantages temporels conduirait laclasse du travail à partager cette soif de bien-être, cette vanité d'avoir raison même contrel'équité, ce penchant vers la sécurité somnolente et à tout prix garantie, cette paresse d'es-prit qui sont les signes de la décadence actuelle. La classe du travail se détournerait decette culture de soi-même, indépendante du savoir ; car elle est la condition d'une nou-velle jeunesse du monde. Sans ces vertus et sans cette volonté éducatrice, les obscurs nepourront jamais gravir la route rude qui les mènera à leur plus haut destin.

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Première partie

Retours et anticipations (1871-1905)

« Nous sommes les ennemis irréconciliables de tout despotismemoral ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures y compriscelle du prolétariat, et les amants passionnés de la culture de soi-même. La mission révolutionnaire du prolétariat éclairé est depoursuivre plus méthodiquement, plus obstinément que jamais,l'œuvre d'éducation morale, administrative et technique néces-saire pour rendre viable une société d'hommes fiers et libres »

FERNAND PELLOUTIER (1er mai 1895)

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Chapitre premier

La renaissance du syndicalisme (1871-1902)Fernand Pelloutier

« En France (en 1878) la classe ouvrière, si active en 1869, setrouve dénuée de toute organisation propre. C'est ainsi protégéeque la plus bourgeoise des républiques installera son pouvoir...[A l'Exposition] il est entendu qu'on ne parlera pas des problè-mes de la classe ouvrière. »

DANIEL HALÉVY

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Le 22 mai 1871, Thiers, chef du pouvoir exécutif, déclare à l'Assemblée Natio-nale : « Nous avons atteint le but. L'ordre, la justice, la civilisation ont enfin remporté lavictoire » ; il télégraphie aux préfets : « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacleaffreux servira de leçon. »

La répression de la Commune a été en effet implacable ; elle a fait plus de centmille victimes. Au lendemain de la Commune, les militants ont été frappés, fusillés, pros-crits ; les organisations ouvrières, déjà désorganisées par la guerre, paraissent avoir dispa-ru. Les lois semblent insuffisantes pour achever l'œuvre que s'était proposée le chef dupouvoir exécutif. Aussi, le 14 mars 1872, afin de donner aux pouvoirs publics de nouvel-les armes, l'Assemblée Nationale vote-t-elle une loi punissant l'affiliation à l'Internatio-nale de peines diverses : amende, prison, privation des droits civils et civiques, surveil-lance de la haute police.

Dans les intentions des législateurs de 1872, la loi du 14 mars n'avait pas seule-ment pour objet la répression de la Première Internationale, mais « la protection des po-pulations ouvrières » contre les grèves auxquelles ces populations peuvent se laisser en-

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traîner, lorsque la grève est « le résultat d'une mauvaise pensée, le résultat d'un complotcontre l'ordre social » (discours de Depeyre à l'Assemblée Nationale, 6-7 mars 1872).

En 1872, en effet, la Première Internationale n'était plus que l'ombre d'elle-même 1. En juillet 1876, la Conférence de Philadelphie adopte la proposition de suspen-dre pour un temps indéterminé l'Association Internationale des Travailleurs ; elle marque,par cette résolution, la disparition de la Première Internationale, qui ne survit jusqu'en1880 que dans les sections encore vivantes de cette Fédération Jurassienne, exclue depuisquelques années déjà par le Conseil Général de l'Internationale 2. Si le Bulletin de la Fé-dération Jurassienne nous apprend la création de nouvelles sections, ces sections ne sontpas des groupements ouvriers, mais des groupes purement révolutionnaires. Les hommesqui y participent sont de tempéraments si opposés qu'ils formeront, quelques annéesaprès, des mouvements antagonistes : le guesdisme et l'anarchisme.

La loi du 14 mars 1872 révèle la volonté qu'ont les autorités de prévenir par lapeur la reconstitution du mouvement ouvrier en France, tel qu'il s'est développé de 1864 à1870. Car l'Assemblée Nationale et son pouvoir exécutif n'ont pas la tolérance qu'a mon-trée le Second Empire vis-à-vis des organisations ouvrières. Pendant un certain temps, lacrainte qui pèse sur les ouvriers les empêche de reconstituer leurs organisations : « L'œilde l'état de siège les guettait. Au moindre de leurs mouvements ils étaient cités devant unconseil de guerre. » (Barberet.)

Lorsque, le 28 août 1872, vingt-trois associations ouvrières se hasardent à créerun cercle de l'Union Syndicale Ouvrière, ce cercle est dissout par le préfet de police, bienque ses statuts aient limité son activité à l'enseignement professionnel, au progrès moralet matériel des travailleurs ; mais le préfet de police se défie de tout groupement réunis-sant les Chambres syndicales, car, dit-il à Barberet, « il est bon de prévoir ce qu'ellespourraient amener dans l'avenir ». L'année suivante, l'Assemblée Nationale repousse uneproposition de Tolain demandant un crédit afin d'envoyer une délégation ouvrière à l'Ex-position Universelle de Vienne 3. En 1874, à Lyon, l'Union des Ouvriers sur Métaux est,elle aussi, condamnée.

En même temps qu'elle adoptait la loi du 14 mars 1872, l'Assemblée Nationaledécidait de nommer une Commission d'enquête sur les conditions du travail en France ;les séances de la Commission commencent le 3 mai 1872 et se terminent le 27 décembre1875 4. La Commission envoie trois questionnaires en 2.000 exemplaires ; elle reçoit 402réponses dont 32 de chambres de commerce, 31 de chambres consultatives, 12 de conseilsd'hygiène, 327 d'employeurs industriels. On consulte les comices agricoles, les préfets, lesconseils de prud'hommes. Seuls, les salariés sont absents de cette enquête ; on ne songemême pas à interroger ceux qui ont pu connaître, d'une façon plus proche, la condition

1 Cf. t. I de l'Histoire du mouvement ouvrier, partie VI, chapitre n, pp. 315-360.2 Le dernier congrès de la Fédération Jurassienne est le Congrès Régional de La Chaux-de-Fonds (9-10

octobre 1880).3 Pourtant, grâce aux souscriptions ouvertes par des journaux, 105 délégués ouvriers se rendent à Vienne.

Rapports publiés en 1874, 1875, 1876.4 Rapport Ducarre (1875). Archives Nationales, C. 30 18-3026. Les procès-verbaux de la Commission

d'enquête sont classés en 4 volumes : 1° séances du 3 mai au 11 juillet 1872, dépositions ; 2° déposi-tions du 11 juillet 1872 au 23 janvier 1873 ; 3° dépositions 1873 (dont celles de Devinck, Mame, Le-roy-Beaulieu, Michel Chevalier) ; 4° dépositions. Le rapport général de Louis Favre se trouve dans les3ème et 4ème volumes.

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ouvrière. Presque le seul, Audiganne, qui vient de publier ses Mémoires d'un ouvrier deParis, est entendu par la Commission d'enquête.

La timidité avec laquelle les ouvriers tentaient de reconstituer leurs Chambressyndicales ne doit pas laisser de doute sur leurs sentiments : ils avaient peur ; mais cettecrainte n'avait rien effacé de leur esprit. Entre 1871 et 1878 reparaît un état d'esprit quiavait déjà existé au lendemain du coup d'État du 2 décembre 1851 1. Pendant ces premiè-res années de la frêle IIIème République, le feu couve sous la cendre des organisationsouvrières détruites. En l'absence même des militants traqués et en dépit d'une policeguettant tout geste révélateur, un certain nombre d'ouvriers conservent une « espèce decroyance, de religion politique », dont la crainte est impuissante à les guérir. Ces senti-ments attendront les années 1880 pour se manifester ouvertement ; mais, dès les lende-mains de la Commune, ils existent dans la profondeur des cœurs ouvriers. Parmi les clas-ses dirigeantes, seuls quelques rares esprits étaient assez subtils et assez détachés pour serendre compte du réel état d'âme des populations ouvrières. Deux d'entre eux, qui ont eucette intuition, méritent d'être cités : Gaston de Saint-Valry, le conservateur hérétique 2,et Michel Chevalier. « L'obstacle que vous reconnaissez, déclarait Chevalier devant laCommission d'enquête, est principalement celui des passions dont un déplorable concoursde circonstances a rempli le cœur d'une partie des populations ouvrières, de cette partiequi mène tout le reste... »

Le concours de circonstances, c'est la guerre, la Commune ; les passions dont estrempli le cœur des populations ouvrières, ce sont les sentiments secrets des militants ou-vriers.

Pendant les premières années de la Ille République le mouvement ouvrier est ca-ractérisé par un double fait. D'abord, la modestie et même la timidité de sa première re-naissance, au Congrès de Paris, en 1876, et au Congrès de Lyon, en janvier 1878. Cesdeux premiers congrès sont organisés par d'obscurs délégués ; leurs résolutions s'inspirentd'un esprit mutuelliste, coopératiste et réformiste. Puis, brusquement, à l'occasion de l'Ex-position Universelle de 1878, en septembre, la tentative avortée d'une conférence interna-tionale va mettre en relief la personnalité de Jules Guesde ; les doctrines collectivistesvont triompher, à une énorme majorité, au Congrès ouvrier socialiste de Marseille, enoctobre 1879. Le Congrès de Marseille diffère, par sa composition, des deux premierscongrès uniquement ouvriers : il réunit à la fois des représentants des organisations ou-vrières et des délégués des groupes socialistes nouvellement formés. La forte personnalitéde Jules Guesde domine le Congrès de Marseille. Guesde cherche à établir une union in-dissoluble entre le mouvement ouvrier et le mouvement socialiste. Aussi, pendant cettepériode, existe-t-il un certain parallélisme entre l'histoire du mouvement ouvrier et celledu mouvement socialiste. Mais cette union est troublée par des divisions qui, en morce-lant les partis socialistes, divisent les organisations ouvrières.

La tentative de Guesde a pu successivement servir, puis desservir l'essor dumouvement ouvrier. La timidité faite de crainte qui, jusqu'en 1878, paralysait le mouve-ment ouvrier, l'énergie de Guesde l'a transformée en une volonté d'action et d'organisa-tion. En voulant subordonner aux formes politiques de l'action les syndicats ouvriers,

1 Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, pp. 256 à 262.2 Le qualificatif est de Robert Dreyfus, dans une étude de La Revue de Paris, 15 novembre 1937. DANIEL

HALÉVY avait déjà noté tout ce que Saint-Valry a du conservateur anglais, espèce si rare en France. Cf.La République des Ducs, Paris, Grasset, 1937.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 14

Guesde provoque de la part des organisations ouvrières des résistances et, peu à peu, unevolonté d'indépendance absolue.

La volonté de soumettre les syndicats à un parti politique a eu, de 1880 à 1890,un effet certain. Elle a été la cause d'une éclipse des grands militants ouvriers 1 ; cetteéclipse s'explique aussi par l'évolution que subit la structure de la France entre 1871 et1902.

De 1871 jusqu'après l'Exposition Universelle de 1878, la classe ouvrière necompte pas : « ... La France est encore, par sa légende et l'idée qu'elle se fait d'elle-même,un pays d'artisans et de paysans. »

Dans la consolidation de la République, c'est la paysannerie qui a joué le rôledécisif. La classe ouvrière apparaît à peine ; elle est mise à l'écart par ceux-là mêmes,parmi les républicains radicaux, qui s'imaginent être les démocrates les plus sûrs, les ré-publicains les plus intransigeants. L'année qui précède l'Exposition Universelle, les répu-blicains ne font pas appel à l'appui de la classe ouvrière pour assurer le triomphe de laRépublique. En 1877, les radicaux parlent bien de donner, dans la future Exposition de1878, un rôle important aux problèmes ouvriers, mais « il n'y a là que paroles. Les effetsn'en paraîtront pas. Il est au contraire entendu qu'on ne parlera pas des problèmes de laclasse ouvrière 2. »

La victoire républicaine n'a pas été obtenue, même partiellement, grâce auconcours de la classe ouvrière ; celle-ci ne profitera qu'indirectement de cette victoire,grâce aux garanties qu'offrent les libertés politiques. Gambetta, la grande vedette politi-que de l'heure, emploie une expression, « le peuple », qui est le signe d'une confusion. Pasun instant il ne songe à la classe ouvrière, mais à la France, pays des petits ateliers et despetits domaines ; Gambetta veut parler de la nouvelle couche sociale bourgeoise 3 : petitsavocats, avoués, médecins, pharmaciens, vétérinaires, marchands.

Cette nouvelle couche ne diffère des anciennes classes dirigeantes qu'au point devue politique : elle garde mêmes croyances, même fidélité au Code civil. C'est la mêmesociété qui se continue ; et, si la législation va introduire des limitations au droit de pro-priété, celles-ci ne transformeront pas d'une façon profonde les relations entre les indivi-dus. Ces rapports resteront contractuels, individualistes. Il faudra cinquante ans encorepour que, en dépit des lents progrès de la législation du travail, l'édifice juridique se lé-zarde et qu'un jour s'insinue la notion neuve des besoins humains et du salaire vital 4.

1 « Avant Pelloutier des militants avaient déjà accompli une Oeuvre considérable d'organisation ou-

vrière », dit A. Zévaès, et il cite Jean Dormoy à Montluçon, Basly dans le Bassin d'Anzin, Carrette etDelory à Roubaix et à Lille, Pédron à Reims, J.-B. Clément dans les Ardennes. Mais ceux-ci étaientplutôt des militants politiques que des militants syndicalistes. Cf. le débat du 13 mai 1937, dans leBulletin 5 de la Société d'Histoire de la IIIème République, débat auquel Zévaès a apporté une très inté-ressante contribution.

2 DANIEL HALÉVY, La République des Ducs, pp. 334, 335, 339. - Voir aussi La Fin des Notables, Grassetéd., 1930.

3 « De même qu'en 1830 il s'était formé une nouvelle bourgeoisie, il s'est constitué aujourd'hui, en pro-vince, une nouvelle couche sociale bourgeoise qui dépossède, à son tour, celle de 1830. Si on perd devue ce phénomène d'ascension des couches nouvelles, on ne comprendra rien au mouvement actuel »(SAINT-VALRY, 26 mai 1877).

4 cf. loi du 11 mars 1932 sur les Allocations familiales.

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Période de transition pendant laquelle la proportion des travailleurs de la grandeindustrie va s'élever au détriment de la population artisanale ; mais les survivances politi-ques et sociales resteront prédominantes. Sous la frondaison des arbres centenaires, il seradifficile d'apercevoir les tiges fragiles des neuves floraisons.

En 1878, la classe ouvrière n'apparaît pas parmi les forces dont dépend l'opinionpublique ; et, sauf quelques rares exceptions, les républicains démocrates l'ignorent.

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I

Un premier congrès ouvrier se tient à Paris du 2 au 10 octobre 1876 ; son prési-dent, Chabert, prend l'engagement, à la séance d'ouverture, que le Congrès restera sur leterrain purement ouvrier, économique et corporatif. Le Congrès revendique pour les seu-les ouvrières la journée de huit heures, la suppression du travail de nuit dans les manu-factures et l'égalité du salaire. Le Congrès réclame aussi l'organisation de retraites pourles vieux, mais avec l'aide des chambres syndicales et sans l'intervention de l'État. La plushardie de ses revendications est l'éducation nationale, professionnelle et gratuite à tous lesdegrés. Pourtant, le Congrès de Paris affirme déjà une tendance qui va se développer dansles années suivantes : il adopte à l'unanimité le principe de la candidature ouvrière 1.

Tandis que le Congrès de Paris recueille les éloges de la presse conservatrice 2,il est violemment attaqué par les réfugiés de Londres qui, en signe de protestation, pu-blient un manifeste Les Syndicaux et leur congrès.

Par contre, le Bulletin de la Fédération Jurassienne reconnaît que le Congrès deParis reste un « fait important... parce qu'en lui-même et indépendamment de tout le reste,le seul fait d'avoir réuni des ouvriers en congrès à Paris est une bonne chose »... Et JulesGuesde, dans Les Droits de l'homme, le 15 octobre 1876, écrit :

Que l'on ait vu le Congrès avec sympathie ou avec effroi, amis ou ennemis ontété à peu près unanimes à reconnaître son importance... C'était la première fois qu'il étaitdonné au prolétariat de faire entendre sa voix... La première parole des délégués, leurpremier acte, avant même de parler et d'agir, a été pour se séparer, pour se distinguer detous les partis politiques existants, en excluant de leurs délibérations tout ce qui n'était pastravailleur manuel, délégué de travailleurs également manuels.

Un second congrès ouvrier se tient à Lyon, le 28 janvier 1878. Ses résolutions etses tendances sont semblables à celles du Congrès de Paris. La majorité des déléguésreste attachée aux tendances corporatistes, mutuellistes, coopératistes.

Grâce au développement des chambres syndicales, Guesde espère organiser unparti ouvrier socialiste ; il entend utiliser deux des décisions du Congrès de Lyon : lescongrès ouvriers, dont on a décidé la périodicité, et la Conférence internationale, que lessyndicats parisiens ont reçu mission d'organiser à l'occasion de l'Exposition Universelle.Quelques semaines avant le Congrès de Lyon, Jules Guesde vient en effet de créer lepremier journal nettement socialiste, L'Égalité, dont le premier numéro paraît le 18 no-vembre 1877. Jusqu'au Congrès de Saint-Étienne (septembre 1882), Jules Guesde vaexercer sur le mouvement ouvrier en France une influence dominante, qui s'explique parsa puissante personnalité. Jules Guesde a compris la force que représente la classe ou-vrière, et, cette force, il a voulu la transfuser dans le parti socialiste ; mais il n'a pas eu,comme Jaurès, l'intuition que cette force débordait les cadres d'un parti. Enfin, Jules

1 Déjà revendiquée sous le Second Empire. Cf. Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, pp. 279 à 281.2 Le Figaro : « Le Congrès fait l'effet d'être dirigé par des hommes sages... » ; La Défense : « Tout ce

monde, je vous l'assure, avait digne tenue et grand air. On se sentait au milieu de bons, braves et hon-nêtes gens... », etc.

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Guesde a compris la nécessité du contact international ; mais, oubliant que la PremièreInternationale avait été d'abord et avant tout ouvrière 1, il tentera de faire rentrer l'interna-tionalisme ouvrier dans l'armature étroite d'une Internationale politique.

Jules Guesde, étudiant républicain, mais non encore socialiste, est condamné en1871 pour avoir exprimé ses sympathies pour la Commune. Il part pour l'exil et revient enFrance à l'automne de 1876. A Paris, un réfugié allemand, Hirsch, le met en relations avecBebel et Liebknecht. Lorsqu'il fonde L'Égalité, journal hebdomadaire, il veut en faire unefeuille internationale ; il s'assure la collaboration de Bebel, de Liebknecht, comme ausside César de Paepe, qui a participé aux congrès de la Première Internationale. Et, le 9 juin1878, L'Égalité publie une adresse des socialistes français aux socialistes allemands ré-unis en congrès à Gotha.

Jules Guesde est capable de concevoir grand ; mais ses qualités éminentes sontl'honnêteté et la pureté de son caractère : « Une grande humanité et dignité dans la vie, ditde lui Paul Alexis... Très fier, n'ayant jamais fait de tort à personne, malgré sa nombreusepetite famille. Crèverait de faim plutôt que d'entrer dans un journal suspect... »

Guesde est de médiocre santé, menacé d'une maladie nerveuse. Mais il a unevolonté de fer, et c'est elle qui le soutient dans sa mission de propagandiste. Il parcourt laFrance, multiplie les conférences ; et si, dans ses discours, il n'est pas un grand orateur, ilsupplée aux dons qu'il n'a pas par une conviction passionnée : « Une voix chaude, déchi-rante et criarde... Toute une gesticulation passionnée des bras... Un peu hirsute, courbé ettoussotant 2. » Car, si les foules françaises aiment l'éloquence naturelle, elles sont sensi-bles aussi à la force morale qui triomphe des moyens physiques.

À une période où l'action des républicains ignorait la classe ouvrière, Guesde asu galvaniser quelques jeunes hommes et faire entendre une voix nouvelle, dont L'Égalitéétait l'organe. Mais la diffusion de L'Égalité est limitée à un cercle étroit, aux étudiants duQuartier Latin ; la candidature d'Émile Chausse, le 6 janvier 1878, n'obtient que 391 voix.L'occasion qui permet à Guesde d'étendre son influence est le projet confié à quelquessyndicats parisiens de réunir une conférence internationale à Paris pendant l'ExpositionUniverselle.

Le Cabinet Dufaure interdit la conférence internationale ouvrière. La majoritédes délégués se résignent ; mais une minorité proteste contre l'interdiction par sa présenceà la salle de la rue des Entrepreneurs : le 15 septembre, 38 délégués sont arrêtés et, le 24octobre, Jules Guesde prononce leur défense collective devant le tribunal. Cette défense,propagée sous forme de brochure, « fournit un premier aliment aux jeunes fortes têtes,aux jeunes cœurs passionnés qui, çà et là, dans les faubourgs, rêvaient d'une autre sociétéet d'une autre justice 3 »...

Ce ne sont plus seulement des intellectuels qui signent le manifeste de Guesde,répandu à un million d'exemplaires. Ce manifeste, qui porte 500 signatures, est signé pardes ouvriers de province ; par ces artisans de Paris, tailleurs, mécaniciens, corroyeurs,

1 Voir Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, pp. 226 et suiv.2 Zola, qui l'a entendu et a eu plusieurs entretiens avec lui, lorsqu'il préparait la documentation de La

Terre. Cf. Commune, février 1937 : Zévaés, Emile Zola et Jules Guesde.3 DANIEL HALÉVY ajoute . « Leur jour viendra » (République des Ducs, p. 335).

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bijoutiers, aiguiseurs, imprimeurs, etc., qui avaient formé les cadres de la Première Inter-nationale.

Jules Guesde s'est rendu compte de la position qu'occupe la paysannerie dans lastructure de la France, et du rôle qu'elle a joué dans la paysannerie de la classe ouvrière.Dans le manifeste il donne une large place aux « intérêts et aux droits » des classespaysannes et des petites classes moyennes. Jules Guesde fait appel à la fois aux prolétai-res industriels et agricoles, aux paysans propriétaires, aux petits industriels et aux petitscommerçants :

Avec l'appropriation collective du sol, de la mine, de la manufacture abandon-nés directement à votre activité créatrice, votre situation se trouve retournée : d'outils quevous étiez jusqu'alors, vous voilà hommes, propriétaires de tout le fruit de votre travail,c'est-à-dire aussi riches, aussi heureux que vous êtes misérables aujourd'hui, et maîtresd'augmenter votre bien-être en augmentant votre production...

Se tournant vers les paysans, Jules Guesde leur dit - et c'est là une vision, à cettedate, originale, la prescience du bloc ouvriers-paysans-classes moyennes :

Vous que l'on prétend avoir été affranchis par la Révolution de 1789 et qui nepossédez que nominalement le lopin de terre que vous fécondez de vos sueurs - dépouillésque vous êtes par l'impôt, par l'hypothèque, par l'usure du plus clair de votre produit... - lanationalisation du sol livre à votre activité laborieuse la partie du sol actuellement détenuepar les propriétaires qui ne cultivent pas eux-mêmes, en même temps qu'elle vous laisse,exempts de tout prélèvement - dans son intégrité - le fruit de votre travail. La terre, qui estvotre passion, toute la terre vous appartient réellement, elle appartient à vos efforts asso-ciés.

Le congrès qui se tient le 23 octobre 1879 à Marseille a admis les délégués descercles d'études sociales, à côté des représentants des associations ouvrières de 45 villes,et des anarchistes dont certains deviendront plus tard des anarcho-syndicalistes. JeanGrave est délégué par la Chambre syndicale des ouvriers cordonniers de Marseille.

Le Congrès décide l'organisation des travailleurs en parti de classe : « Avanttoute chose, le prolétariat [doit] faire une scission complète avec la bourgeoisie. » Lesreprésentants ouvriers devront s'abstenir de toute compromission, quelle qu'elle soit, avectous les partis politiques.

Jules Guesde, au printemps de 1880, va à Londres, afin de soumettre à KarlMarx un projet de programme électoral qui est ratifié, en juillet, par la Fédération duCentre, réunie à Paris. Mais à peine l'union paraît-elle réalisée que déjà des scissions seproduisent.

Entre le 14 et le 22 novembre 1880 se réunit au Havre le Congrès National, quidoit adopter 1'ensemble du programme. Première scission : celle des groupements etchambres syndicales à tendances mutuellistes et coopératistes. Puis une seconde scission :le départ des anarchistes ; une troisième, la formation de l'Alliance socialiste républi-caine ; enfin une quatrième, préparée par Paul Brousse, qui fonde le parti possibiliste(Congrès de Saint-Étienne 25 au 30 septembre 1882). A partir de cette date, guesdistes etpossibilistes (ou broussistes) deviennent acharnés adversaires.

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Ainsi, entre 1880 et 1882, quatre scissions. Une cinquième devait se produirequelques années plus tard 1 au sein de la Fédération des Travailleurs socialistes deFrance (possibilistes) : une rupture entre les opportunistes broussistes et les éléments ou-vriers fidèles au socialisme et se groupant autour de Jean Allemane. Chacune de ces scis-sions a divisé les organisations ouvrières, qui se partagent entre le parti ouvrier guesdiste,la Fédération des travailleurs socialistes de France et le parti ouvrier socialiste révolution-naire (allemaniste). Si bien que la division socialiste produit la désunion ouvrière.

II

Le syndicalisme révolutionnaire, qui, entre 1892 et 1914, entraîne le mouvementouvrier, a ses origines dans la période de 1884 à 1892, lorsque les syndicats ouvriers pa-raissent subordonnés à la politique des partis.

Le syndicalisme révolutionnaire se définit positivement par un appel à la volontédes travailleurs ; il se caractérise par une double opposition : opposition aux partis politi-ques, opposition à l'État et aux gouvernements opportunistes et radicaux qui tentent d'as-sujettir par la législation le mouvement ouvrier.

Le 4 juillet 1876, une proposition de loi est présentée à la Chambre par un radi-cal, Lockroy, - proposition tendant à la reconnaissance légale des syndicats profession-nels, et encourageant les conventions collectives. Elle est vivement critiquée par leCongrès ouvrier de Paris, en octobre 1876. Le représentant de la Chambre syndicale desmécaniciens de Paris compare la proposition « à la loi sur les livrets, avec des circonstan-ces aggravantes, à une loi de police d'un nouveau genre ». Et, en effet, la déclaration desnoms et adresses de tous les membres du syndicat n'était pas exigée sous le régime detolérance dont jouissaient les chambres syndicales ouvrières depuis le 30 mars 1868.

Le 30 mars 1878, une Commission est nommée par les délégués de 62 chambressyndicales ouvrières de Paris ; elle est chargée d'élaborer un projet exprimant l'opiniondes ouvriers disposés à accepter une législation spéciale pour les associations profession-nelles. Dans son projet, le 1er juillet, la Commission demande que la seule déclarationexigible soit celle des statuts et du nombre des membres, et qu'à Paris la déclaration soitfaite, non à la Préfecture de Police, mais à la Préfecture de la Seine.

Le gouvernement Jules Ferry dépose un projet de loi le 21 novembre 1880 ; àl'encontre du projet de la Commission ouvrière, ce nouveau projet conserve la déclarationobligatoire des noms et adresses des membres du syndicat ; il retire la faculté d'entrerdans le syndicat aux ouvriers étrangers et aux ouvriers français privés de leurs droits ci-vils.

Le 15 mars 1881, le député Allain Targé présente son rapport. A cette date, ditcelui-ci, il existe en France 138 associations patronales avec 15.000 affiliés et 500 cham-bres syndicales ouvrières, dont 150 à Paris, avec un effectif de 60.000 syndiqués.

1 Au Congrès de Châtellerault (9-15 octobre 1890).

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Le rapporteur Allain Targé réclame l'abrogation des articles 414, 415 et 416 duCode pénal ; il justifie ainsi cette abrogation :

Les mises à l'index, les proscriptions d'atelier sont... l'usage extrême et sansménagements de la liberté d'association... D'ailleurs, nous avons souvent entendu parlerdes mesures d'intolérance prises d'accord contre des citoyens dont le travail est le seul ga-gne-pain, et non seulement par des chefs d'entreprise, par des administrations industriellesentre lesquelles l'entente secrète et à demi-mot est trop aisée, mais parfois même par descoteries locales, animées d'implacables passions politiques ; et la preuve de ces persécu-tions est trop difficile pour faire que l'action publique ne renonce pas à poursuivre chez lestravailleurs ce qu'elle est impuissante à poursuivre plus haut. Il n'est pas bon de donner àla justice l'apparence de la partialité.

Après de longues discussions et une navette entre la Chambre et le Sénat, leprojet de loi devient la loi du 21 mars 1884, qui abolit à la fois l'article 416 du Code pénalet la loi Le Chapelier du 14-27 juin 1791. Les syndicats professionnels peuvent désormaisse constituer librement, sans l'autorisation du gouvernement, aux conditions suivantes :dépôt des statuts et indication des noms de ceux qui sont chargés de l'administration ou dela direction. Les administrateurs de syndicats doivent être français et jouir de leurs droitscivils. Les syndicats ont le droit d'ester en justice et de posséder seulement les immeublesnécessaires à leurs réunions, à leurs bibliothèques et à des cours d'instruction profession-nelle. Le 25 août 1884, Waldeck-Rousseau recommande, par une circulaire aux préfets,de prêter leur concours à l'organisation des associations professionnelles.

Lors de la première tentative faite par les syndicats ouvriers afin de se constitueren Fédération Syndicale à Lyon, en octobre 1886, la loi de 1884 est l'objet d'un débat ; lerapporteur Dumay critique vivement la loi : « Dans cette loi, tout est piège, c'est pourquoinous n'en voulons pas. On parle de la modifier, à quoi bon modifier ce qui est foncière-ment mauvais... Cette loi peut-elle, dans certains cas, rendre des services à la classe ou-vrière ? Je crois qu'elle ne peut rendre des services qu'au gouvernement. »

Par contre, la loi est défendue par le délégué des tisseurs et le délégué des typo-graphes, Ferra, qui représente l'Union des 34 Chambres syndicales des Bouches-du-Rhône : « Le principe de la loi est... le premier pas fait vers la réalisation des revendica-tions ouvrières. » Ferra ajoute que, dans les Bouches-du-Rhône, la loi a permis aux syndi-cats ouvriers de se développer : sur 50 syndicats, 40 approuvent la loi, car ils espèrent queles militants, connus par le patronat pour leur activité syndicale, seront moins exposés à larépression patronale dans les syndicats légalisés que dans les autres.

Malgré ces arguments, le Congrès de Lyon condamne la loi de 1884 par 74 voixcontre 29 et 7 abstentions. Et la majorité du Congrès de Lyon suit le rapporteur Dumay etrejette cette loi de « fabrication opportuniste qui n'est qu'un traquenard tendu aux travail-leurs ».

Les partis socialistes, et notamment le parti ouvrier, ont une tendance à condam-ner la loi de 1884, épée de Damoclès suspendue sur la tête des syndicats (Jules Guesde).

Le 20 septembre 1887, Spuller, et, le 17 novembre 1891, Jules Roche, ministresdu Commerce, refusent aux fonctionnaires le bénéfice de la loi de 1884 ; le 31 août 1892,Léon Bourgeois déclare : « Les fonctionnaires, en cherchant à peser sur le législateur,abuseraient de la parcelle d'autorité publique dont ils sont les dépositaires pour servir

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leurs intérêts particuliers. » Mais, le 22 mai 1894, la Chambre des Députés donne sonapprobation à la distinction formulée par Arthur Fontaine, et déclare que « la loi de 1884s'applique aux ouvriers et employés des exploitations de l'État aussi bien qu'à ceux del'industrie privée ».

Le 8 février 1894, Jules Guesde dépose devant la Chambre des Députés uneproposition de loi tendant à organiser le droit de grève. Dans l'exposé des motifs, Guesdeécrivait :

La loi a reconnu, a dû reconnaître le droit de grève que ceux-là mêmes sontobligés d'admettre en théorie, qui s'efforcent de l'annuler dans la pratique. Mais elle ne l'apas organisé ; et c'est à sa non-organisation, à l'état d'anarchie dans lequel il a été systé-matiquement laissé que doivent être attribués tous les désordres, toutes les violences aux-quelles, du dedans et du dehors, il donne lieu ou sert de prétexte. Qui dit grève dit actionou inaction collective. On ne fait pas grève individuellement : un travailleur isolé qui serefuse au travail n'est pas un gréviste. La grève, c'est le refus collectif du travail, qu'il ré-sulte des réclamations des salariés non satisfaits par les salariants ou des exigences dessalariants non acceptées par les salariés. Elle est le droit collectif.

Le droit de grève ne peut donc être exercé que collectivement ; la loi des majo-rités doit régir la corporation. Cette loi des majorités, qui s'applique aux décisions dessociétés anonymes, doit s'appliquer à la grève. Et Jules Guesde propose que...

... lorsque éclate un différend entre les ouvriers d'une usine, d'une concession minière,d'un chantier, et leurs employeurs, une réunion générale ait lieu de ces associés de faitdans le travail : travail commun, misère commune, ne permettant qu'une défense com-mune : que le cas leur soit soumis et qu'après délibération, si la grève est déclarée. votée àbulletins secrets, elle devienne, de par la loi des majorités, obligatoire pour tous... La mar-che ou la continuation de la grève, du conflit désormais pacifique, sera réglée, comme safin, de la même façon, par le même procédé organique : la volonté de la majorité deman-dée au scrutin 1...

La proposition de Jules Guesde fut critiquée par certaines fédérations ouvrières,acceptée par d'autres et notamment par la Fédération des Mineurs.

La législation qui devait susciter la plus forte opposition ouvrière est celle quevoulaient introduire, en 1899 et 1900, MM. Millerand et Waldeck-Rousseau. Un premierprojet du 14 novembre 1899 a été repris ensuite par M. Millerand sous forme de proposi-tion de loi, le 12 juin 1906 : il tendait à étendre la capacité des syndicats et notamment àles doter de la capacité commerciale. Le second projet, déposé par M. Millerand, est du15 novembre 1900. Ce projet de loi créait des conseils d'usine, organisait l'arbitrage etréglementait la grève. Dans tout établissement d'au moins 50 ouvriers, le patron pouvaitproposer aux ouvriers, au moment de l'embauche, de soumettre leurs différends éventuelsà l'arbitrage. Lorsqu'un conflit éclatait, les délégués ouvriers, élus par tout le personnelayant un certain temps de service, étaient reçus par le patron. En cas de désaccord, desarbitres étaient désignés de chaque côté, et le différend porté devant le Conseil régionaldu travail. La grève ne pouvait être décidée qu'en cas de refus du patron, si toutefois elleétait votée par la moitié plus un des ouvriers représentant le tiers des électeurs appelés à

1 « Plus de Ricamarie ! Plus d'Aubin ! Plus de Fourmies ! dissipé le cauchemar du sang français versé

par des mains françaises, qui pèse aujourd'hui sur notre armée - devenue enfin nationale, c'est-à-direconsacrée exclusivement à la défense de la nation » (Exposé des motifs : Le Mouvement socialiste, le7juillet 1901). Cf. projets élaborés en janvier 1938 par le ministère Chautemps sur l'organisation démo-cratique de la grève.

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désigner le Conseil d'usine. En ce cas, la grève était obligatoire pour tout le personnel ;mais le vote se renouvelait chaque semaine en vue de la continuation de la grève.

Les projets Millerand sont critiqués par les syndicalistes et dans leur esprit etdans leurs dispositions particulières. La capacité commerciale apparaît aux organisationsouvrières comme un moyen de détourner les syndicats de leur rôle essentiel ; la loi quiferait du syndicat une société de commerce, d'industrie et d'échange serait une loi de dé-sorganisation syndicale et ouvrière 1 :

La Fédération des Bourses du Travail, après avoir examiné les modifications àla loi du 21 mars 1884 proposées par le gouvernement, considérant : 1° que celles d'entreelles qui ont pour objet d'autoriser les syndicats à faire de leurs ressources un usage com-mercial auraient pour effet de dénaturer le rôle des organisations corporatives en y attirantles hommes exclusivement inspirés par l'esprit de lucre et en écartant ceux qui considèrentle syndicat comme devant être, avant tout, une société de résistance à l'exploitation capi-taliste ; 2° que le droit d'ester en justice, accordé aux unions de syndicats, loin d'être pourelles un accroissement de liberté, est le meilleur moyen que puisse trouver le gouverne-ment de les frapper, puisque ce droit les soumettra à la réparation civile à laquelle elleséchappent sous le régime actuel, et les contraindra ainsi, en cas de grève, à la neutralité ouà des poursuites dûment garanties par les saisies légales et partant ruineuses...

... La Fédération des Bourses demande le retrait pur et simple du projet de loi ;et, considérant que, dans l'état de lutte auquel l'inégalité économique réduit la classe ou-vrière, celle-ci n'a nul souci de l'ordre social, réclame, avec l'abrogation des lois du 7 juin1848 sur les attroupements, de 1872 contre l'Internationale et des articles 414 et 415 duCode pénal, la liberté complète de réunion et d'association.

Cet ordre du jour est envoyé à toutes les Bourses, qui, sauf quatre, se prononcentcontre le projet de loi ; elles préfèrent à la sollicitude de l'État la liberté qu'elles conquiè-rent elles-mêmes. C'est également la position prise par la Fédération des Bourses à sonVIIIème Congrès National, tenu à Paris du 5 au 8 septembre 1900.

Dans une circulaire, la Fédération des Bourses, le 21 mai 1901, critique le projetsur la réglementation des grèves :

...S'il plaît aux travailleurs d'organiser leurs grèves, de faire usage de referendum, libreà eux ; ils n'ont nullement besoin d'une loi réglementant, avec toutes sortes de complica-tions, cette façon d'agir, d'une loi dont ils ne sont pas les auteurs, mais dont ils peuventêtre les dupes et dont ils seront certainement les victimes.

La capacité commerciale dénaturerait l'action des syndicats ; elle les amènerait àimmobiliser dans des entreprises industrielles et commerciales leurs fonds, qui ne seraientplus disponibles au moment des grèves ; ce serait faire courir aux syndicats les risquesdes entreprises commerciales, alors que leur activité doit se concentrer essentiellement surleur oeuvre de défense et d'émancipation.

Le rapport sur la proposition de loi Millerand est déposé par M. Colliard le 22décembre 1904 ; l'arbitrage obligatoire soulève d'aussi violentes critiques que la capacitécommerciale :

Les 33 articles du projet adopté par la Commission de la Chambre, et qui sontle texte à peine amendé de M. Millerand, peuvent se résumer en ces trois propositions : 1°

1 La critique du projet de loi du 14 novembre 1899 a été d'abord faite par le Comité fédéral des Bourses,

le 9 mars 1900, et reprise au Congrès des Bourses à Paris, en septembre 1900.

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entraves à l'organisation syndicale par l'institution de délégués d'usine et la localisationdes revendications ouvrières ; 2° délais d'atermoiements pour amortir le choc des explo-sions grévistes et parlementarisation du mouvement : en somme impossibilité pratique dela grève ; 3° arbitrage : celui-ci est une « guillotine sèche » et il a pour but de mettre finaux rares grèves qui malgré tout auraient éclaté 1.

En 1905, comme en 1906 à Amiens et en 1908 à Marseille, le syndicalisme ré-volutionnaire est hostile à l'arbitrage obligatoire. Celui-ci est le plus sûr moyen d'entraverle développement spontané des grèves : « Plus de cette atmosphère de bataille qui, àl'heure présente, excite les ouvriers à défendre avec acharnement leurs intérêts... ; un néo-rondecuirisme va assagir le prolétariat. »

La réglementation de la grève est destinée à empêcher la grève d'abord, à l'étouf-fer ensuite... Le lotissement du pays industriel en infimes circonscriptions électorales,c'est la création d'un inévitable particularisme ouvrier, c'est la substitution des revendica-tions d'usine et d'atelier aux revendications de classe ou seulement de corporation... « Lesabstractions de la géographie politique remplacent les préoccupations démodées de cons-cience de classe et d'action autonome des minorités révolutionnaires. » En résumé, uneirréductible opposition existe entre les méthodes de la démocratie économique, calquéesur celles de la démocratie politique. et les conceptions du syndicalisme révolutionnaire :autonomie syndicale et action des minorités agissantes.

III

Entre 1880 et 1890, le mouvement ouvrier s'exprime par des grèves dont la vio-lence est le signe apparent de la révolte ouvrière 2. Deux d'entre elles, notamment, ému-rent profondément l'opinion publique : la grève d'Anzin (1884) 3 et celle de Decazeville,qui se prolongea du 26 janvier au 14 juin 1886. Celle-ci avait eu pour origine l'étrangecontrat passé entre le sous-directeur Watrin et la Compagnie des Houillères et Fonderiesde l'Aveyron : Watrin recevait un pourcentage de 10 pour 100 sur les réductions progres-sives de salaires. La grève se termina par la démission du président de la Compagnie,l'ancien ministre des Finances Léon Say, et par des avantages obtenus par les grévistes,grâce à l'appui d'une opinion publique favorable aux mineurs de Decazeville 4.

Entre 1880 et 1892, le développement des organisations ouvrières est assez lent.Le 15 mars 1881, le nombre des chambres syndicales ouvrières, selon Allain Targé dansson rapport à la Chambre des Députés, aurait été de 500. Au 1er juillet 1890, l'effectif

1 ERNEST LAFONT, Le Mouvement socialiste, du 1er et du 15 mars 1905. Cf. Le Mouvement socialiste,

1er et 15 janvier, 1er février, 15 mars, 1er avril et 1er mai 1901.2 Cf. sur ces grèves, dont le cadre étroit de cette étude ne permet pas de retracer l'histoire : les 4 volumes

de l'Office du Travail sur les associations professionnelles ouvrières, t. f, 1899 (mines) ; tome 2, 1901(textiles) ; tome 3, 1903 (métaux) ; tome 4, 1904 (bâtiment).

3 Rapport présenté à la Commission d'enquête parlementaire (grève d'Anzin), par G. CLEMENCEAU

(1884, Chambre des Députés, no 2695).4 Cf. la presse de 1886, Le Petit Méridional (3 févier 1886), Le Cri du Peuple et les articles de RO-

CHEFORT dans L'Intransigeant (6 et 11 février 1886). - A. ZEVAES, La Nouvelle Revue (13 février1937).

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syndical est de 139.692 syndiqués, répartis entre un millier de chambres syndicales. Ils'élève à 288.770 (1.589 syndicats) en 1892, à 419.172 (2.163 syndicats) au 1er juillet1895, et à 492.647 syndiqués (2.685 syndicats) au 31 décembre 1899 1. L'accroissementdes effectifs est donc surtout sensible entre 1890 et 1895 ; cet accroissement paraît dûprincipalement à l'influence et à la propagande des Bourses du Travail et de leur Fédéra-tion.

Au reste, c'est une minorité seulement de ces effectifs syndiqués qui se rallie auxBourses du Travail, et, dans les premières années de son existence, à la Confédération duTravail. Celle-ci ne compte encore à son Congrès de Montpellier, en septembre 1902,qu'un sixième des 614.000 syndiqués. Or, à cette date, sur le total des effectifs ouvriers del'industrie (3.285.911), 17 pour 100 à peine sont syndiqués : c'est à la fois une minoritéouvrière et une minorité syndicale qui sont confédérées.

Mais, dans l'histoire ouvrière de cette époque, le trait le plus significatif est laformation des fédérations nationales de métiers qui, après 1900, vont être la charpente dela Confédération du Travail. La formation des fédérations de métiers est, elle aussi, trèslente. Sauf de rares exceptions, les fédérations créées entre 1880 et 1890 ont été soitéphémères, soit vacillantes et fragiles. C'est entre 1892 et 1902 qu'elles se constituent plussolidement et d'une façon plus durable 2.

Ces créations éphémères et la date à laquelle les fédérations commencent à seconsolider s'expliquent par les tâtonnements du syndicalisme ouvrier jusqu'en 1892. Lesorganisations ouvrières ont été ballottées entre des courants contraires ; les partis socia-listes se sont disputé l'adhésion des chambres syndicales ; pourtant, dès 1886, à Lyon,celles-ci cherchent déjà à échapper à la tutelle des partis politiques.

C'est vers 1886 qu'un obscur militant, l'ouvrier Joseph Tortelier, lança le premierdans les réunions ouvrières l'idée d'une grève générale de tous les ouvriers dans tous lesmétiers ; et il rendit cette idée populaire, grâce à son éloquence, simple, persuasive,émouvante, parce que sans aucune recherche de l'effet 3.

1 Il y a eu un changement de date, en 1897, dans l'Annuaire des syndicats professionnels.2 Par ordre chronologique, il faut citer tout d'abord la Société générale des ouvriers chapeliers de France,

ébauchée en février 1876 et constituée le 21 décembre 1879 ; - la Fédération française des travailleursdu Livre (3 août 1881) ; une première Fédération du Bâtiment est l'objet de tentatives éphémères (en1882 et 1892) : jusqu'en 1907, le Bâtiment est divisé en fédérations de métiers. - La Fédération des ou-vriers mineurs de France, ébauchée elle aussi en octobre 1883, n'est définitivement constituée qu'enseptembre 1892. - La Fédération des Cuirs et Peaux apparaît sous une première forme en mars 1883,puis disparaît en 1888 ; et la seconde Fédération, créée en novembre 1893, voit en face d'elle se cons-tituer en 1895 une Fédération nationale des ouvriers mégissiers. - La Fédération lithographique, crééeen 1884, reste purement parisienne, jusqu'en 1889 ; elle ne se développe qu'entre 1892 et 1898. - Lesouvriers des métaux se partagent en fédérations de métiers : mouleurs de cuivre, métallurgistes, méca-niciens, ferblantiers-boîtiers ; en 1899, seuls les métallurgistes sont partisans de la création d'une puis-sante fédération d'industrie. - Dès avril 1889 on voit se constituer un syndicat professionnel des em-ployés de Chemins de fer ; mais le syndicat national des cheminots date d'avril 1895. - La Fédérationdu textile, qui naît en 1891, doit attendre le Congrès de Cholet, en 1895, pour se constituer définitive-ment. - Enfin, il y a lieu de signaler aussi le rôle des égoutiers et des balayeurs de Paris : c'est en 1887que se créent les Chambres syndicales des égoutiers et des balayeurs mais la Fédération des travailleursmunicipaux ne se forme qu'en octobre 1892

3 Paul Delesalle, qui l'a connu, dit de lui qu'il était l'un des meilleurs propagandistes de l'époque où s'estpréparé le syndicalisme : « Il fut le type le plus parfait de l'orateur prolétarien ; ce qu'il exprimait à latribune, on avait la sensation qu'il le ressentait profondément et, dans des envolées qui n'étaient qu'à lui,lorsqu'il disait les misères des travailleurs, l'on sentait que c'était sar propre misère d'exploité qu'il dé-

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Le 11 octobre 1886, à Lyon, est créée la Fédération des syndicats et groupescorporatifs. Sans doute, pendant les années suivantes, les partis socialistes cherchent àannexer cette Fédération, dont le premier programme a été l'autonomie. Mais, si la Fédé-ration glisse peu à peu sous l'influence guesdiste, le Congrès de Lyon reste un point dedépart qui marque la naissance d'un syndicalisme ouvrier indépendant.

A son troisième Congrès, au Bouscat (28 octobre au 4 novembre 1888), la Fédé-ration adopte deux résolutions notables ; l'une affirmant l'autonomie du mouvement ou-vrier 1 ; l'autre déclarant « que la grève partielle ne peut être qu'un moyen d'agitation etd'organisation ». Le Congrès déclare « que, seule, la grève générale, c'est-à-dire la cessa-tion complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leurémancipation ».

Le cinquième Congrès de la Fédération des syndicats se tient à Marseille, du 19au 22 octobre 1892. Le Congrès de Marseille est resté célèbre grâce au rapport d'AristideBriand sur la grève générale. Quelques semaines avant ce congrès, le 4 septembre 1892,les Bourses du Travail de Nantes et de Saint-Nazaire avaient fait adopter au Congrès deTours une résolution proclamant la nécessité, comme moyen révolutionnaire, de la grèvegénérale : « la suspension universelle et simultanée de la force productrice », la suspen-sion du travail dans le plus grand nombre d'industries possible, surtout dans les industriesessentielles à la vie sociale, est, « parmi les moyens pacifiques et légaux, celui qui doithâter la transformation économique et assurer, sans réaction possible, le succès du qua-trième État ».

La proposition de grève universelle avait été présentée par Fernand Pelloutier auCongrès régional de Tours ; c'était ce projet de résolution, rédigé par Pelloutier, qui, enoctobre, à Marseille, avait été repris et commenté par Aristide Briand.

Sur la grève générale, le Congrès de Marseille n'avait fait que suivre les déci-sions prises par les Bourses du Travail. Celles-ci avaient une origine récente, puisque lapremière, la Bourse du Travail de Paris, avait été inaugurée le 3 février 1887. En 1892, lesBourses étaient au nombre de quatorze, mais leur influence sur le mouvement ouvriers'était singulièrement développée. Leur importance s'était accrue aux dépens de la Fédé-ration des syndicats, à laquelle les militants reprochaient de se laisser dominer par lesguesdistes. Les Bourses attiraient les syndiqués par les services qu'elles leur rendaient : leplacement professionnel, l'organisation d'une caisse de secours pour les ouvriers de pas-sage, les caisses de chômage, l'enseignement. Ces unions de syndicats entendaient pour-suivre leur œuvre économique en dehors de toute tutelle d'école. Généralement bien ad-ministrées, les Bourses se rendaient compte qu'isolées elles ne pouvaient échanger lesleçons de leurs expériences ; c'est là l'une des deux raisons qui leur suggèrent l'idée de sefédérer, l'autre étant de défendre et d'organiser l'autonomie du mouvement ouvrier.

Aussi, le 7 février 1892, quatorze Bourses du Travail s'étaient-elles réunies àSaint-Étienne afin de se fédérer et de déclarer « que les travailleurs devaient repousser

crivait. Et, parce qu'elles jaillissaient de l'existence ouvrière, ses images, accessibles à la foule, avaientsur elle une action incomparable. » J. Tortelier était membre du Syndicat des menuisiers de la Seine.

1 « Le Congrès engage les travailleurs à se séparer nettement des politiciens qui les trompent. » Cf. « LeMouvement ouvrier en France en 1882 », par HUBERT LAGARDELLE, dans le Mouvement socialiste, 15décembre 1908.

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d'une façon absolue l'influence des pouvoirs administratifs et gouvernementaux »... Car« les Bourses doivent être absolument indépendantes pour rendre les services qu'on enattend ». Cette déclaration d'indépendance est la première manifestation collective parlaquelle s'exprime la volonté des militants de créer des institutions ouvrières entièrementautonomes. Mais la date du 7 février 1892 est, pour une autre raison encore, une date dé-cisive dans l'histoire du mouvement ouvrier en France ; la création de la Fédération desBourses est le point de départ et la première étape d'un acheminement vers l'unité : « Leprolétariat conscient, dit le manifeste des Bourses, oubliant les néfastes divisions quiavaient paralysé ses efforts, est uni... autour de la Fédération des Bourses, toutes les for-ces ouvrières ne formeront qu'un seul bloc, uni par des intérêts communs, aimanté par lasolidarité. Solidarité. Unité 1. »

Les militants ouvriers des années 1890 avaient tant souffert des divisions politi-ques entre leurs organisations qu'à leurs yeux l'autonomie syndicale était la condition del'unité ouvrière.

Aux adeptes des partis politiques, ils reprochent leur passion partisane, qui apour conséquence de désunir les masses ouvrières. Ils leur reprochent aussi la stérilité deleurs efforts sur le plan parlementaire. Les militants ouvriers restent sceptiques à l'égardde l'action parlementaire et le deviennent chaque jour davantage, au fur et à mesure queles socialistes pénètrent dans les municipalités et commencent à former un groupe à laChambre. Les militants constatent la lenteur et la timidité de la législation protectrice dutravail. Entre 1871 et 1892, deux lois seulement sont intervenues. La loi du 19 mai 1874ne s'est occupée que des enfants et des mineurs de seize ans et tolère sans limite le travailde nuit des ouvrières majeures. La loi du 2 novembre 1892 crée une situation plus défavo-rable encore, puisqu'elle autorise la coexistence de quatre régimes légaux différents dansla même industrie 2. Le Parlement apparaît responsable d'une législation grâce à laquelleles industriels peuvent tourner la loi. La majorité des employeurs en effet réalisent l'unifi-cation sur la base de la journée de travail la plus longue ; il faudra, pour faine cesser cesabus, la loi du 30 mars 1900.

Pendant les années 1890 à 1900, les ouvriers, préoccupés d'action et d'organisa-tion syndicales, ont un préjugé antipolitique et antiparlementaire ; mais ces syndicalistesne viennent pas tous, comme Émile Pouget et Paul Delesalle, des milieux anarchistes 3.Un grand nombre d'entre eux ont d'abord passé par un parti politique. Fernand Pelloutier aété guesdiste ; Victor Griffuelhes viendra du blanquisme et Bourderon de l'allemanisme.Et, lors même qu'ils conservent avec tel ou tel parti des contacts, ils ne sont pas les moinsacharnés à défendre leur organisation syndicale contre toute immixtion politique 4.

1 Histoire des Bourses du Travail, par FERNAND PELLOUTIER. Préface de Georges Sorel, Paris, Schlei-

cher frères, éditeurs (1902). Cf. aussi l'historique des Bourses du Travail dans le Compte rendu duCongrès corporatif tenu à Paris en juillet 1893 (Imprimerie J. Allemane) ; PELLOUTIER, Le Comité fé-déral des Bourses du Travail, Le Mouvement socialiste, 1899.

2 Enfants (10 heures) ; adolescents de 16 à 18 ans (soixante heures par semaine) ; femmes (11 heures) ;hommes adultes (12 heures) ; la présence d'adultes dans le même établissement encourage la fraude.

3 ÉMILE POULET, dans l'Almanach du Père Peinard de 1897 ; et PAUL DELESALLE, L'action syndicale etles anarchistes, Les Temps nouveaux 1901.

4 Seule, peut-être, une certaine sympathie entoure les allemanistes, en raison de leurs tendances ouvrié-ristes, antiparlementaires et antimilitaristes ; en raison aussi de la personnalité de Jean Allemane : sescamarades de lutte voient en lui un compagnon de travail dont ils aiment le cœur chaleureux et la bon-homie malicieuse ; ils confient à cet imprimeur typographe l'édition de leurs brochures et de leurscongrès.

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Pour des raisons diverses les militants, déçus, se défiant de l'action politique, sesentent attirés par les Bourses, qui servent de lien entre les organisations de leur localité etde leur région. Nouant des relations permanentes et solides entre ces organisations, lesBourses leur permettent ainsi cette entente, cette éducation dont l'absence a été jusqu'alorsl'insurmontable obstacle à leur développement et à leur efficacité. Les Bourses organisentles premières bibliothèques, des cours professionnels, des conférences économiques,scientifiques et techniques, un service d'hospitalisation. Chaque syndicat a donc pu, grâceaux Bourses, faire l'économie de services nécessaires ou qu'il ne possédait pas tant qu'ilétait isolé. Grâce aux Bourses encore, les syndiqués peuvent comparer avec les ressourcesparticulières de leur industrie la durée de leur labeur et le taux de leur salaire. Les syndi-cats peuvent se fédérer, sans distinction de métier, pour réfléchir sur leur condition, dé-gager les données générales du problème économique, bref chercher dans le système so-cial actuel les éléments d'un système nouveau.

Ces paroles sont de Fernand Pelloutier : c'est ainsi qu'il définit l’œuvre de la Fé-dération à laquelle il va s'attacher tout entier. Les services pratiques des Bourses devaientattirer les militants préoccupés d'action quotidienne ; leurs visées d'avenir devaient sé-duire les militants soucieux de réfléchir sur leur condition. Rien d'étonnant que les uns etles autres se soient tournés vers la Fédération des Bourses.

IV

Entre 1887 et 1892, le mouvement ouvrier s'éclaire par l'histoire générale de laFrance. Pour comprendre l'état d'esprit des militants qui créent le syndicalisme révolu-tionnaire, il faut rappeler le dégoût soulevé par les scandales qui marquent cette époque.L'année 1892 est celle pendant laquelle apparaissent, dans une lumière crue, les compro-missions de Panama. Et, depuis 1887, les ministères successifs n'ont songé qu'à étoufferle scandale et à faire classer une affaire dont ils craignent les répercussions sur le régimeou sur eux-mêmes. Le 11 juin 1891, le garde des sceaux Fallières confie à Gaston Bois-sier sa satisfaction d'avoir vu choisir un juge d'instruction qui met cinq ans à instruire laplus petite affaire. Et le président du Conseil Loubet dit au procureur général qu'il aconvoqué dans son cabinet : « Cette affaire m'empêche de dormir 1. » 150 députés figu-rent parmi les chéquards ; la plupart des journaux ont touché.

Et, tandis que ces gouvernements font preuve d'une indulgence singulière àl'égard des parlementaires compromis, ils répriment, avec brutalité, les manifestationsouvrières. Le ministre de l'Intérieur, Constans, profite du 1er mai pour s'affirmer unhomme à poigne.

Le 1er mai 1891 reste une date inoubliable : c'est l'affreuse journée de Fourmies.La population ouvrière avait coutume de fêter le Mai fleuri qu'on allait cueillir, puisplanter sur la place où l'on dansait, selon les traditions de la région : les ouvriers se propo-

1 ADRIEN DANSETTE, Les affaires de Panama, Perrin, 1934.

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saient de fêter le renouveau par une matinée théâtrale et un bal. Les industriels avaientrefusé de fermer les usines ce jour-là, et ils avaient demandé au gouvernement d'envoyerdeux compagnies d'infanterie et des renforts de gendarmerie. Dans l'après-midi, sur laplace de l'église, des enfants, des jeunes gens et des jeunes filles s'avancent, curieux devoir les soldats. En tête, une jeune fille de dix-huit ans, Maria Blondeau, tenant en chan-tant une branche de gui au-dessus de sa tête. Le commandant Chapuis ordonne de tirer.Ainsi que d'autres, Maria Blondeau tombe sous les balles ; elle a tout le haut du crâneemporté. Au bruit de la fusillade, l'abbé Margerin, le curé de Fourmies, accourt. Il em-porte dans ses bras une jeune fille de dix-sept ans ; puis il s'avance vers la troupe et sup-plie le commandant Chapuis de cesser le feu : « Ah ! je vous en conjure, ne tirez plus,voyez ces cadavres... » Et le commandant répond : « Je ne demande pas mieux 1. »

L'histoire est faite du contraste entre la lumière et les ombres. En cette époquetrouble, Fernand Pelloutier personnifie la clarté. Par sa pureté, il a voulu introduire unnouveau climat. Contre un régime d'inertie sociale et de corruption, Pelloutier, incarnantl'âme des militants ouvriers, a dressé la protestation d'un peuple. Au scepticisme du ré-gime, il oppose en antithèse l'énergie ouvrière, la volonté des travailleurs ; il a mis sonespoir dans les masses. Pelloutier veut révéler aux masses leur propre capacité ; il veutleur apprendre à vouloir, les instruire par l'action. C'est grâce à l'énergie et à la vitalité desclasses laborieuses que la société peut être régénérée, revitalisée. Ainsi, Pelloutier rejointVarlin qui, au procès de 1868, avait vu dans la classe du travail l'élément rénovateur de lasociété.

Pelloutier lie à l'action constructive l'action éducatrice. On n'obtient des hommesqu'un effort éphémère lorsque cet effort se borne au seul souci de leurs intérêts matérielsou corporatifs. Pour susciter l'enthousiasme des travailleurs, Pelloutier propose aux orga-nisations ouvrières un objectif plus large. Il a découvert les deux sources profondes dusyndicalisme révolutionnaire, les forces animatrices de l'épopée ouvrière. D'abord, l'élandes masses, et leur volonté de conquérir un droit nouveau. Mais l'énergie ouvrière a unecondition individuelle sans laquelle elle se dépense en vain : « LA CULTURE DE SOI-MÊME ». L'union de ces deux forces, collective et individuelle, est indispensable pourédifier une société d'hommes fiers et libres. Fernand Pelloutier 2 appartient à une famillemonarchiste ; mais, enfant, il ne songe qu'à suivre l'exemple de son grand-père, LéoncePelloutier, qui, à l'encontre des traditions familiales, avait pris parti pour la République.En 1885, à dix-huit ans, après avoir fait ses études classiques, il entre dans la lutte. Rienen lui de ces jeunes intellectuels qui, après une flambée de révolte, tisonnent, le reste deleur vie, les cendres de rêves sans lendemains. Fernand Pelloutier rompt, sans regret, avecles servitudes de son milieu. Il connaît une souffrance précoce. Dès l'âge de treize ans, aupetit séminaire de Guérande, il a contracté une maladie contre laquelle il devra défendresa force morale. Cette épreuve a trempé sa personnalité.

1 A. ZÉVAÉS, La Fusillade de Fourmies (Bureau d'Éditions) ; - GABRIEL DEVILLE, Historique du Premier

Mai, Le Devenir Social, avril 1896 ; - PAUL LAFARGUE, Le 1er mai 1891, Neue Zeit ; - É. DRUMONT. LeSecret de Fourmies.

2 MAURICE PELLOUTIER, Fernand Pelloutier, sa vie, son œuvre (1867-1901), Paris, Schleicher frères,1911 ; ÉDOUARD DOLLÉANS, Fernand Pelloutier, L'Homme Réel, n° 19, juillet 1935 ; Pelloutier et leréveil du syndicalisme, débat du 13 mai 1937 à la Société d'Histoire de la IIIème République (discus-sion : A. Zévaès et Daniel Halévy). Cf. aussi G. YVETOT, La Vie Ouvrière, 20 mai et 5 juin 1911

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Entre 1885 et 1895, Pelloutier a été d'abord radical, puis guesdiste, puis anar-cho-syndicaliste. Sa rupture avec Guesde date de novembre 1892 ; mais sa transformationprofonde se produit entre 1890 et 1892.

En 1885, il collabore à La Démocratie de l'Ouest, journal radical. La même an-née,. il entre en relations avec Aristide Briand, - prenant part avec lui à la campagne enfaveur de la liste républicaine (élections législatives d'octobre 1885). De 1886 à 1888, LaDémocratie de l'Ouest est dirigée par Briand. Pelloutier y collabore et, en même temps, ilfonde une série de petites revues éphémères : L'Épingle, Ruy Blas, La Plage. Au com-mencement de l'été de 1889, Fernand Pelloutier, atteint d'un lupus facial, est obligé d'allerse reposer dans un jardin que possède son père à Sautron, à quelques mètres de la mer ; ilreste là cinq mois dans une inaction presque absolue. En face de l'océan ont commencéces longues méditations solitaires qui vont mûrir sa personnalité. A l'automne, Pelloutierrentre à Saint-Nazaire. « Son ami Aristide Briand, dont il est l'inséparable depuis quatreannées 1 », se présente dans la première circonscription, avec l'étiquette de républicainradical-socialiste.

Pelloutier dirige L'Ouest Républicain, journal fondé pour soutenir la candidaturede Briand. C'est Pelloutier qui rédige les affiches, le manifeste électoral ; treize ans après,Briand reprendra les articles écrits par Pelloutier sur la séparation des Églises et de l'État.Briand est battu. Rien ne prouve - comme on l'a prétendu - que, pendant la campagne lé-gislative de 1889, Briand et Pelloutier « aient quelque peu flirté avec le boulangisme 2 ».Ce qui est certain, c'est que, comme le dit Maurice Pelloutier, son frère avait laissé unegrande partie de ses illusions sur l'honnêteté et l'efficacité des luttes politiques. Durant lesannées de repos absolu que lui a prescrit son médecin, du commencement de 1890 à1892, Pelloutier se replie sur lui-même, revise ses idées et cherche sans trêve un moyend'action qui, pourvu d'un caractère nettement économique, met surtout en œuvre l'énergieouvrière. Ces années décident de sa vie. Un homme nouveau naît de cette longue cure desolitude.

Fernand Pelloutier s'est évadé de sa classe, mais non en égoïste qui reste soli-taire. Sa propre souffrance lui fait mieux sentir la souffrance des autres hommes. Sa sen-sibilité blessée trouve un refuge parmi les obscurs. Son cœur est proche du leur. Leur in-timité lui donne ce que sa nature réclame : l'endurance silencieuse, le dévouement sansfaste, l'héroïsme quotidien ; mais aussi ces brusques sursauts de colère et de violence, cesrévoltes de l'instinct contre l'injustice individuelle et collective. Les obscurs lui offrentplus encore : une raison de vivre ; ne pourrait-on, par une lutte obstinée, gagner, ne fût-cequ'une portion de soleil, sur l'ombre des taudis ?

Fernand Pelloutier possède la ferveur tenace du constructeur. A la passion, quise contente de combattre pour détruire, il préfère l'effort patient, jour par jour poursuivi,d'autant plus pénible qu'il est sans éclat et souvent décevant. A côté des murs lézardés quilentement s'abattent, et sans craindre de donner à ceux-ci, pour les ébranler, un coupd'épaule, Fernand Pelloutier aperçoit les coins de terre fertile où planter une végétationnouvelle. Il veut édifier. Il sait qu'on n'édifie pas avec des pierres, mais avec des hommes.Pour que des bâtiments aérés et clairs résistent à la salissure des passions malignes, pourque, dans ces logis, la joie s'installe, il faut qu'y habitent des hommes fiers et libres.

1 MAURICE PELLOUTIER, op. cit., p. 282 A. Zévaès, au cours du débat du 13 mai 1937 à la Société de la Troisième République, op. cit.

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La tâche à laquelle il va consacrer désormais son existence est l'action éduca-trice. Si on lui objecte que les hommes ne sont pas, pour la plupart, capables d'un grandeffort, il répond qu'on obtiendra cet effort en donnant aux hommes confiance en eux-mêmes, en leur faisant crédit. En visant haut, on a moins de chance de manquer le butqu'en donnant à l'action un objet terre à terre. Il espère ainsi obtenir des travailleurs undon de soi plus complet et plus riche : de leur héroïsme, il attend la conquête d'un droitnouveau.

Le 15 juillet 1891, Pelloutier complète sa cure 1 dans un hameau d'une vingtainede feux, à la Forge-Neuve, où il se livre aux travaux de l'exploitation rurale que dirige lafamille de sa future femme. Il reprend confiance dans ses forces et, le 2 janvier 1892,rentre à Saint-Nazaire. Le propriétaire de La Démocratie de l'Ouest lui confie la rédactiondu journal. Pelloutier choisit pour collaborateurs des écrivains appartenant à toutes lesfractions du socialisme, Jules Guesde, le blanquiste Édouard Vaillant, le possibilisteCaumeau. Attiré d'abord par le guesdisme, il s'affilie à la section locale du parti ouvrier.Mais, déjà, son premier souci est de réaliser par l'organisation l'unité ouvrière ; il contri-bue à la création de la Bourse du Travail à Saint-Nazaire.

Le 4 septembre 1892, délégué par les Bourses au Congrès régional de Tours, ilfait voter une résolution en faveur de la grève générale, moyen de lutte qui lui paraît supé-rieur à tout autre parce qu'il est d'ordre purement économique, « excluant la collaborationdes socialistes parlementaires pour n'emprunter que l'effort syndical ». Son évolution duguesdisme au syndicalisme ouvrier est donc presque complètement achevée : aussi est-ilaccusé d'avoir commis un acte d'indiscipline et d'avoir « voulu semer des germes de divi-sion dans le parti ». Une polémique avec Guesde l'amène à donner sa démission. Afin dedébarrasser Saint-Nazaire d'une personnalité gênante, le sous-préfet demande au ministrede l'Intérieur de déplacer le père de Pelloutier, fonctionnaire de l'État qui, tel son fils, estprésenté comme « un dangereux révolutionnaire ». Fernand Pelloutier quitte Saint-Nazaire et arrive à Paris au commencement de 1893. Il n'a pas encore rompu personnel-lement avec Guesde, qui songe à créer un journal quotidien 2.

A Paris, Pelloutier trouve une atmosphère toute différente de celle qui l'envelop-pait à Saint-Nazaire. Daniel Halévy a remarqué que « 1892 est une grande date pour lemonde ouvrier parisien ». Pelloutier représente bien la génération d'alors. Celle-ci« n'était nullement marxiste. Paris ignorait le marxisme... On peut dire qu'à Paris, en1892, il n'y avait pas de grande industrie. Il y avait une multitude de petites entreprises etun artisanat très intelligent, très liseur, dont l'élite pouvait frayer avec un bourgeois enrupture de ban tel que Pelloutier ».

Fernand Pelloutier pouvait comprendre ce monde des faubourgs parisiens et êtrecompris par ceux en qui vivaient encore les traditions de la Première Internationale et dela Commune. La personnalité rayonnante de Pelloutier devait toucher ces ouvriers socia-listes et libertaires. Leur influence achève sa conversion et l'éloigne définitivement despartis politiques. Ses premiers contacts avec les écrivains libertaires l'amènent à collabo-rer à L'Avenir Social et à L'Art Social, ainsi qu'à L'Enclos de Lumet, à La Revue Socia-

1 PIERRE MONATTE, La Vie Ouvrière, mars 1912.2 A. Zévaès a dit au débat de la Société d'Histoire de la Troisième République qu'il avait rencontré Pel-

loutier pour la première fois eu avril 1893, chez Jules Guesde, 26, avenue d'Orléans.

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liste, à La Société Nouvelle de Bruxelles, aux Temps Nouveaux de Jean Grave 1. Il ren-contre Paul Delesalle, qui, lorsqu'il deviendra secrétaire adjoint de la Section des Bourses,sera un collaborateur admirable et restera fidèle à l'esprit de Pelloutier 2.

Le 4 avril 1893, Charles Dupuy constitue son premier ministère ; il prétend êtreun ministre énergique. Le 6 juillet, il fait fermer la Bourse du Travail et les brigades cen-trales chargent les étudiants, au Quartier Latin, et les ouvriers, place de la République. Du3 au 5 juillet, les militants ouvriers gardent « pour ainsi dire militairement » la Bourse,résolus à « opposer la force à la force » ; Pelloutier est parmi eux. Délégué au Comitéfédéral des Bourses, il s'associe aux syndicalistes qui préconisent une grève des corpora-tions parisiennes et votent le principe de la grève générale (à l'unanimité moins une voix)au Congrès corporatif tenu à Paris du 12 au 16 juillet 1893 3.

En 1894, Fernand Pelloutier devient, secrétaire adjoint de la Fédération desBourses et, à ce titre, assiste au Congrès de la Fédération des syndicats, à Nantes (17-22septembre 1894). Le 20 septembre, le Congrès vote la grève générale par 67 voix contre37 et 9 abstentions. Ce vote provoque la rupture avec les guesdistes qui, selon le rite tra-ditionnel, se retirent. Jules Guesde avait protesté contre la participation au Congrès desBourses, qui ont grisé les ouvriers, parce qu'en fait leur action tend à détacher les organi-sations ouvrières des partis politiques.

Au Congrès de Nantes, le rapporteur de la grève générale avait été AristideBriand, qui comparait celle-ci « au coup de pouce décisif, au levier puissant, permettantde faire sur la société capitaliste les pesées nécessaires ». Mais l'argumentation de Pellou-tier, que Guérard (des cheminots) devait reprendre au Congrès de Limoges, avait eu uneinfluence décisive. Et c'est pour répondre aux critiques guesdistes que Pelloutier publiealors avec Henri Girard : Qu'est-ce que la Grève générale4 ? Au printemps de 1895, soninfluence grandissante le fait nommer secrétaire de la Fédération des Bourses.

V

Au second congrès de la Fédération des Bourses, à Toulouse (en 1893), les mi-litants ouvriers avaient songé à créer un organisme qui fédérerait les unions de métiers etles unions locales : ils avaient le souci de réaliser l'union ouvrière grâce à la formationd'une vaste confédération syndicale 5. Ce rassemblement est la préoccupation dominante

1 VICTOR DAVE : « A Paris, Pelloutier est séduit par les idées libertaires qu'il ignorait presque au fond de

sa province... »2 PAUL DELESALLE, Les Temps Nouveaux, 23 mars 1901.3 Compte rendu du congrès tenu à Paris en juillet, pp. 22, 25, 35, 38, 48-49, publié par la Fédération des

Bourses du Travail (Imprimerie J. Allemane). Cf. le rapport d'Hamelin, militant du Livre, sur la grèvegénérale, pp. 63 à 66.

4 Brochure de 10 centimes, en vente à la Librairie Socialiste, 51 rue Saint-Sauveur, Paris . Colloque entreouvriers, un samedi soir, après la paie.

5 FERNAND PELLOUTIER, Les Syndicats en France, p. 16, Librairie Ouvrière, brochure, Paris, 1897 :« Pour la première fois, on y examina s'il ne serait pas possible soit de diminuer le nombre des congrèsqui épuisent les ressources des syndicats, soit de tenir désormais (ce qui allait précipiter la disparition

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 32

de Pelloutier, pendant les années suivantes, et c'est elle qui explique sa réserve vis-à-visde la première forme que prend, à Limoges, la Confédération du Travail. Car il veut quel'unité ouvrière soit une force réelle, et non apparente ; elle ne peut devenir « une puis-sance qu'à l'image du Comité fédéral des Bourses, qui compte le plus grand nombre dereprésentants des diverses écoles socialistes, élément même de sa vitalité, parce que, dèsqu'ils y prennent place, ces délégués abdiquent leurs préférences politiques et se livrentsans partage aux seules discussions corporatives 1 ».

Enfin, pour qu'une fédération ouvrière soit une véritable Confédération du Tra-vail, elle doit accueillir et gagner au syndicalisme Les travailleurs de la terre. Aussi Pel-loutier forme-t-il, parmi les militants des Bourses, des propagandistes initiés aux condi-tions de l'existence paysanne. Mais ces propagandistes ne doivent pas s'adresser directe-ment aux cultivateurs. Afin d'éviter des défiances probables, les syndicalistes prendrontcontact d'abord avec les artisans des villages : charrons, menuisiers, maréchaux-ferrants,parce que ceux-ci, vivant parmi eux, ont la confiance des paysans. Groupés en unionsagricoles, les artisans des campagnes feront l'éducation syndicaliste du paysan. AinsiPelloutier songeait-il à préparer le rassemblement du Travail en rapprochant la classe ou-vrière et la paysannerie.

La Fédération des syndicats et groupes corporatifs, depuis sa création à Lyon en1886, avait été affaiblie, d'abord par ses attaches avec le guesdisme, puis par la scissionqui se produisit à Nantes entre les éléments corporatifs et politiques. En préparant lecongrès qui devait se tenir à Limoges, en septembre 1895, Édouard Treich espérait ren-forcer la représentation ouvrière en invitant, à côté des délégués des Chambres syndicales,ceux des Bourses du Travail. Mais la Fédération des Bourses ne sera pas représentée àLimoges, et Pelloutier n'assistera personnellement à aucun des trois premiers congrès dela C.G. T. Cette réserve a été reprochée à Pelloutier. On a voulu y voir le signe d'une hos-tilité qu'il n'a jamais eue pour la jeune Confédération. Seulement celle-ci, sous sa pre-mière forme, réunit, sans les coordonner, les organisations entre lesquelles s'émiettent lessyndiqués. Jusque-là, en France, les organisations ouvrières obéissent à un particularismedésordonné ; c'est pourquoi le Congrès de Limoges ne présente qu'une fraction des orga-nisations ouvrières existant en 1895. La situation ne s'est pas améliorée entre Limoges etle deuxième congrès, réuni à Tours, en septembre 1896 2.

définitive de la Fédération des syndicats)... un congrès général des Bourses du Travail, des Chambressyndicales et (autres) groupes corporatifs. »

1 PELLOUTIER au congrès de la Fédération des Bourses à Nîmes, 9 au 12 juin 1895.2 Sur les 31 organisations inscrites à la C.G.T. en décembre 1895, 7 organisations n'ont rien versé,

« n'ont donné aucun signe de vie » ; 7 organisations ont versé un mois de cotisation sur onze ou dixmois ; une organisation a versé deux mois de cotisation ; une autre a versé trois mois ; les autres ontversé six ou sept mois. Cinq syndicats ou groupes ont versé régulièrement leurs cotisations ; ce sont : laFédération française du Livre, le Syndicat des employés de chemins de fer, le Cercle corporatif desmécaniciens de France, la Fédération des porcelainiers et la Fédération du gaz. A. Keufer, secrétaire dela Fédération du Livre, remarquait dans son rapport de trésorier fédéral : « Il n'y a aucun commentaire àajouter à la démonstration de ces chiffres. Dans ces conditions, aucune organisation, aussi utile, aussiindispensable fût-elle, ne peut vivre.... C'est facile de voter dans un congrès, de discuter, d'élaborer desprojets ; il est plus difficile de faire les efforts nécessaires pour assurer le fonctionnement de la Confé-dération, en versant régulièrement les cotisations. Sans devoirs sérieusement remplis, il ne faut passonger à posséder une organisation puissante. » Parmi les fédérations, les fédérations nationales qui ap-puient la C.G.T. à l'origine sont : le livre, les cuirs et peaux, la métallurgie, le bâtiment, les travailleursmunicipaux, les mouleurs en métaux (VIIIème Congrès National Corporatif, pp. 52-53. - Compte rendudes travaux du Congrès, du 14 au 19 septembre 1896. Tours, 1896, Imprimerie Debenay-Lafond, p.180).

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Le principe de la grève générale est voté au IIIème Congrès de la C.G.T., à Tours(17 septembre 1896), sur un rapport de Guérard (des Cheminots). Les militants ouvriers,qui désiraient se libérer de la tutelle politique, s'étaient attachés à la grève générale 1. Lesguesdistes prenant position contre la grève générale, les militants se servent de celle-ciafin de dissocier des éléments purement syndicalistes les éléments politiques préoccupésde la conquête des pouvoirs publics 2.

À Tours, le rapport confédéral reconnaît que c'est grâce à deux grandes organi-sations ouvrières, la Fédération du Livre et. le Syndicat national des Chemins de fer, quela Confédération du Travail avait pu se constituer ; le trésorier Keufer conclut son rapporten disant : « Pas de découragement, de la discipline, afin d'arriver à ce résultat qui doitêtre notre but suprême : une organisation centralisée, bien coordonnée, groupée avec mé-thode, tout en respectant l'autonomie des groupes. » C'est là aussi l'opinion de FernandPelloutier. Mais les statuts de la C.G.T., tels qu'ils avaient été votés à Limoges, ne favori-saient pas la fédération puissante des forces ouvrières que souhaitaient Keufer et Pellou-tier. La Confédération admettait les syndicats, Bourses du Travail, les unions ou fédéra-tions locales, les fédérations départementales, régionales, nationales, les syndicats natio-naux, les fédérations nationales de syndicats de diverses professions, la Fédération natio-nale des Bourses du Travail. Par suite, les mêmes organisations pouvaient être plusieursfois représentées ; et chaque syndicat, pouvant s'affilier directement, n'était pas obligéd'adhérer à l'union ou à la fédération à laquelle il appartenait corporativement.

L'émiettement des forces ouvrières épuise les ressources financières des syndi-cats, obligés de donner plusieurs cotisations aux organisations diverses auxquelles ilspeuvent s'affilier. Cet émiettement, aux yeux de Fernand Pelloutier, nuit à la force de l'or-ganisation confédérale : il craint que la C.G.T. ne soit que l'agglomération d'une poussièrede syndicats. Et c'est pourquoi, réclamant, sans l'obtenir, la reconstruction de la C.G.T., ilveut préserver l'indépendance de la Fédération des Bourses.

La Confédération du Travail a donc des débuts très modestes ; sa faiblesse tientà la constitution adoptée à Limoges, à la présence, à côté d'elle, d'une organisation forte etqui se développe parce qu'elle est bien conduite par un homme de grande classe, tandisque la C.G.T. est administrée par le médiocre Lagailse. Parmi les organisations ouvrières,les seuls éléments capables de contrebalancer l'influence des Bourses sont les fédérationsnationales de métier et d'industrie. Or, les fédérations de métier - sauf de rares exceptions-viennent de se constituer, leur histoire entre 1880 et 1894 a montré que celles qui ont sur-vécu auront encore pendant quelques années une existence fragile.

En 1896, Pelloutier a une vision compréhensive du syndicalisme révolution-naire ; il veut l'unité des forces ouvrières ; mais cette unité, il la conçoit sous une formefédérative. Il souhaite que la Fédération des Bourses et la Confédération du Travail s'en-tendent, se développent et s'entr'aident ; il y a place, dans le mouvement ouvrier, pourdeux puissantes organisations entre lesquelles s'établira une division du travail. Chacuned'elles a ses fonctions propres et distinctes. Les Bourses doivent créer des organismes de

1 FERNAND PELLOUTIER. La grève générale (Historique), La Vie Ouvrière, 20 janvier 1910. - Cf. le

compte rendu du Congrès de Limoges, op. cit., pp. 68 à 72 : la discussion a lieu à la séance du 27 sep-tembre.

2 Pendant les premières années, les syndicalistes révolutionnaires ont obéi surtout à ces raisons pragma-tiques. Cf. SOREL, Réflexions sur la violence, pp. 155 et suiv.

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remplacement, en vue d'une éventuelle disparition de la société capitaliste ; elles doiventse préparer à étudier les régions qu'elles embrassent, à comparer avec leurs besoins lesressources industrielles, les zones de culture, la densité de la population ; devenir desécoles de propagande, d'administration et de gestion, etc..

L'idée du contrôle ouvrier, qui se développera vingt-cinq ans après, est un destraits de la conception que Pelloutier a du mouvement ouvrier. Le contrôle ouvrier forme-ra la capacité de la classe ouvrière ; il donnera au prolétariat conscience de ses facultésintellectuelles et de sa dignité, afin qu'il arrive à « ne puiser qu'en lui la notion du devoirsocial ».

VI

Une des raisons de la faiblesse de la C.G.T. à ses débuts tient à l'atmosphère quirégnait pendant ces premières années. Le romantisme révolutionnaire avait substitué auxmots d'ordre blanquiste : barricades, fusils, attaques, assauts, les expressions : grève géné-rale, bras croisés, paralysie sociale. On croit, dans les milieux syndicalistes de la C.G.T., àune révolution proche, c'est-à-dire « à une catastrophe pouvant éclater demain et pourlaquelle il faut se préparer aujourd'hui1 ». « Tout pour et par la grève générale. » Les grè-ves partielles apparaissent comme une dispersion des efforts, un gaspillage des forces. De1895 à 1899, - car, à partir du mois d'octobre 1898, l'échec de la grève des chemins de ferva faire réfléchir les militants syndicalistes, - le Comité d'organisation de la grève géné-rale se réunissait régulièrement, afin de surveiller les événements ; une grève imprévuepouvant entraîner la révolution, il fallait s'employer pour que, de toute grève, pût naître lagrève générale « N'allez pas croire, écrivait plus tard Griffuelhes, que les bons camaradesde ce fameux Comité étaient des gens inactifs ! Non pas. Ils luttaient ferme, ils se débat-taient, convaincus de voir la révolution. Ils étaient des croyants, car ils croyaient en larévolution et rien qu'en elle. » Ce romantisme révolutionnaire a donné sa couleur et soncaractère au mouvement ouvrier pendant les premières années de la C.G.T. Il a eu sonutilité, en préparant les militants à la tâche qu'allait s'imposer le syndicalisme : la pratiquede l'organisation et de l'action syndicales.

Dans la seconde moitié de 1898, la grève générale du bâtiment, puis une tenta-tive de grève des chemins de fer donnent aux « grèvegénéralistes » l'occasion de greffersur une grève corporative partielle la grève générale.

Une grève du bâtiment a lieu à Paris du 13 septembre au 2 novembre 1898 ; le1er octobre, les corporations du bâtiment déclarent la grève générale et cette décision estsuivie par différentes corporations ; le 3 octobre, 7.000 ouvriers maçons et tailleurs de

1 VICTOR GRIFFUELHES, Romantisme révolutionnaire, L'Action directe, 23 avril 1908. Griffuelhes évo-

que la fièvre qui s'emparait des militants lorsque éclatait la moindre grève partielle ; il rappelle l'atmos-phère des discrètes manifestations de la maison Jules, auxquelles il assistait en ces temps-là : « Qui di-sait : la grève, devait vouloir dire grève générale. Un atelier de quelques travailleurs fermé portait en luila révolution. Il eût fallu, pour d'aucuns, que le Comité d'organisation se réunisse afin de la réaliser.Elle se faisait souvent au café Jules ; le ministre d'aujourd'hui, Briand, était présent à ces réunions à dixou quinze. »

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pierre y participent et ils ne reprennent le travail que le 17 octobre. Mais voici que, pen-dant le même mois d'octobre 1898, s'annonce la grève des cheminots ; le Conseil nationalde la C.G.T. adresse aux organisations syndicales un appel en leur faveur 1 :

Un événement d'une importance considérable paraît être sur le point de se pro-duire : c'est la grève des chemins de fer. Cette grève, depuis longtemps désirée par les mi-litants qui préconisent la grève générale, entraînerait rapidement l'arrêt du travail de nom-breuses industries. Seule, par conséquent, la grève des chemins de fer peut déchaîner danstoute la France un mouvement dont les conséquences seront redoutables pour le capita-lisme.

La circulaire rappelle que tous les congrès nationaux depuis 1892 ont voté « lagrève générale de tous les métiers ». Et elle ajoute : « Dans ces conditions, ne convient-ilpas de considérer la grève des chemins de fer comme devant être le signal de la grèvegénérale ? »

Si la grève se généralise, la C.G.T. s'engage à faire aboutir les revendicationsformulées par les congrès corporatifs. Et la grève ne cessera que lorsque tous les travail-leurs sans exception auront obtenu : la retraite pour tous les travailleurs âgés ou infirmes,la journée de huit heures, la fixation d'un minimum de salaire, la suppression du mar-chandage, la suppression des amendes, la réforme des prud'hommes. Tel est le pro-gramme que, dès 1898, trace la C.G.T. ; il comprend les réformes qui, depuis 1848, ontété les revendications essentielles du mouvement ouvrier. Pour cette raison, la circulairede la C.G.T. a une importance historique, à cette date de 1898. Mais la C.G.T., en 1898,ne représente pas le monde syndical ouvrier. Depuis le Congrès de Limoges, ses effectifssyndicaux, très limités, n'ont pas augmenté, en raison surtout de la personnalité de sonsecrétaire général Lagailse, qui écarte de la C.G.T. les meilleurs militants ouvriers.

En juillet 1898, les compagnies de chemins de fer avaient refusé d'entrer en re-lation avec le Syndicat national. Le Conseil du Syndicat consulte les groupes qui se pro-noncent ainsi : 36 pour la grève, 34 contre la grève, 18 hésitants. Par 13 voix contre 12, et2 abstentions, le Conseil déclare la grève 2. Une demi-heure après la déclaration de lagrève, - que le Comité central tenait encore secrète, - le ministère de l'Intérieur la connais-sait et, en une heure et demie, faisait télégraphier à tous les bureaux de poste l'ordre d'in-tercepter les correspondances adressées aux employés de chemins de fer 3.

La grève est un échec complet : 135 employés ou ouvriers seulement restent engrève pendant trois jours, du 14 octobre au 17 octobre. Le 19, le Conseil d'administrationdu Syndicat national donne sa démission. Dès le début de la grève, la Fédération généraledes mécaniciens avait adressé à ses membres une circulaire les engageant à ne pas parti-ciper à la grève. Les perquisitions du 13 octobre et les poursuites engagées contre les ad-ministrateurs aboutiront à un non-lieu 4. Pourtant, Émile Pouget estime que la grève deschemins de fer a eu son utilité : celle de « prouver que la crise peut éclater dans un avenir

1 Il faut tenir compte du fait que, parmi les effectifs de la C.G.T., le plus important, alors, était celui du

Syndicat national des chemins de fer, dont les 75.000 membres pesaient d'un grand poids sur les déci-sions de la C.G.T.

2 Syndicat national des chemins de fer : Tentative de grève d'octobre 1898. Rapport du Conseil d'admi-nistration, brochure, p. 72, Paris, 1899.

3 ÉMILE POUGET. La Conquête de la journée de huit heures, Le Mouvement socialiste, 15 mars 1905, p.369.

4 Non-lieu du 7 février 1899. Statistique des grèves de 1898, pp. 263 et suiv.

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peu éloigné :... le Syndicat des chemins de fer a fait du parlementarisme au lieu d'agir ; enperdant son temps à interroger les syndicats, il a laissé passer l'heure de l'action. »

Les circonstances qui avaient accompagné cette courte grève permettaient demettre en cause l'action de la C.G.T. et la conduite de son secrétaire général Lagailse. Lanuit où la grève est déclarée, le Comité confédéral se réunit à nouveau ; on questionneLagailse ; à la grande surprise des délégués présents, Lagailse déclare que la grève géné-rale n'aurait aucune suite parce que les cheminots n'étaient pas prêts.

Deux ans après, en 1900, au Congrès de Paris, le rapport confédéral affirme qu'« un traître s'était glissé parmi l'organisation, car immédiatement le gouvernement futinformé de la décision prise 1 ». Sans le nommer, c'est clairement Lagailse qu'accuse lerapport de Copigneaux, alors secrétaire général. Et en effet, à la suite de la grève d'octo-bre 1898, Lagailse s'incrustant dans ses fonctions, la Confédération périclitait sans cesse.Le Syndicat des chemins de fer finit par déposer contre lui une plainte formelle d'accusa-tion de trahison, à la suite de quoi le Comité confédéral le remplaça par Copigneaux, se-crétaire de la Fédération des travailleurs municipaux. Le départ de Lagailse permit auxmilitants cégétistes, qui n'assistaient plus aux séances, d'y revenir. Débarrassée de ce se-crétaire compromettant, la Confédération du Travail allait-elle prendre enfin son élan ?

VII

Fernand Pelloutier avait proposé de réformer la constitution de la C.G.T. en lasimplifiant, la C.G.T. ne devant plus réunir que les organisations centrales : fédérations demétier ou d'industrie, Fédération des Bourses et syndicats nationaux. Mais Fernand Pel-loutier ne va pas pouvoir réaliser la réforme constitutionnelle de la C.G.T., grâce à la-quelle il espérait créer une puissante confédération ouvrière ; le dur travail qu'il mènedepuis des années a épuisé ses forces. À trente-trois ans, à l'heure où le mouvement ou-vrier a plus que jamais besoin de lui et où l'autorité grandissante de la Fédération etl'équipe de militants ouvriers groupés autour de 1'œuvre commune lui donnent le droitd'espérer, Fernand Pelloutier disparaît. En vain, contre le mal qui le mine depuis long-temps, il a lutté, avec l'anxiété qui possède celui qui combat pour d'autres que soi-même.Jamais une plainte, ni contre la souffrance physique, ni contre l'injustice humaine, nicontre la misère. La misère : sa pauvreté est telle que la revue qu'il a fondée en 1897, ildoit la composer lui-même. Ses fonctions à la Fédération des Bourses lui imposent untravail épuisant. Fernand Pelloutier poursuit sa tâche avec la même énergie que s'il devaitvivre de longues années encore. Jusqu'au bout. L'année qui précède sa mort, FernandPelloutier a mis sur pied le viaticum ou secours de route et l'office ouvrier de statistiqueet de placement. En 1900, paraît aussi La Vie ouvrière en France 2, qui retrace la condi-tion du travail, le bilan d'une vie difficile, qui côtoie sans cesse la misère, où les joies sontrares, le chômage et la vieillesse proches. Ses dernières forces, Pelloutier dut les em-

1 Congrès de Paris, tenu à la Bourse du Travail du 10 au 14 septembre 1900. Rapport du Comité confé-

déral (du 15 juillet 1900), pp. 23-24.2 Écrite en collaboration avec son frère, MAURICE PELLOUTIER, La Vie ouvrière en France, Paris, 1900

(Schleicher frères, éditeurs). Livre admirable qui a donné à l'auteur de cette Histoire sa première etlointaine volonté de raconter le mouvement ouvrier.

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ployer, victorieusement du reste, mais non, sans amertume, à se défendre contre les criti-ques qui lui étaient adressées pour avoir accepté de collaborer à l'Office du Travail 1.Après un vote de confiance du Congrès 2, courageusement, Pelloutier poursuivit la dis-cussion et fit adopter par les Bourses l'organisation du viaticum et de l'office ouvrier deplacement. Suprême amertume qui n'entrave pas l'action. Ainsi s'acheminait vers sondestin la vie douloureuse de Pelloutier 3.

Depuis le mois d'avril 1899, Pelloutier occupait aux Bruyères-de-Sèvres un petitpavillon dans lequel il avait apporté ses livres. L'atmosphère de la forêt de Meudon luiavait donné l'illusion qu'il reprenait des forces. Mais une seconde hémoptysie ne lui laissaplus aucun doute sur la dure certitude qu'il eut alors d'être obligé d'abandonner son œuvreinachevée. Une toux incessante le minait, interrompue par des crises d'étouffement. Unevolonté stoïque seule lui permit d'assister, en septembre 1900, au Congrès des Bourses, àParis. Puis, pendant près de six mois, « il endura un véritable martyre 4 ». Pour être prèsde ses livres, il s'installa dans sa bibliothèque ; et il meurt, le 13 mars 1901.

Une foi a inspiré la pensée et l'action de Pelloutier. Il a fait confiance aux mas-ses ouvrières, à leur élan, à la fraîcheur de leurs sentiments. Il croit que c'est parmi lesobscurs que se retrempe et se renouvelle la jeunesse du monde.

Fernand Pelloutier a eu du mouvement ouvrier une conception complexe, édu-catrice autant que constructive ; il souhaitait l'entente entre ouvriers et paysans ; il voulaitformer des militants capables de faire face à de nouvelles responsabilités. Déjà, pendantles années de lutte entre 1895 et 1900, des militants tels qu'Émile Pouget et Paul Dele-salle 5, devenu en 1899 son secrétaire adjoint à la Fédération, ont soutenu de toute leurvolonté ardente Fernand Pelloutier.

L'influence qu'avait eue sa personnalité allait persister après lui. Avant commeaprès la guerre, c'est Pelloutier qu'invoqueront les diverses tendances : Pierre Monatte,comme Jouhaux. En pleine guerre, aux heures tragiques de 1917, Pierre Monatte, dans lestranchées, a pu écrire : « Pelloutier, notre grand Pelloutier mort, en 1901, la Fédération

1 « A l'Office du Travail, on n'est pas employé du Ministère du Travail, on est enquêteur temporaire... Je

donnerai la preuve qu'à aucun point de vue, ni par le genre de travail auquel je suis astreint à l'Office duTravail, ni par mon indépendance, qui est connue, je n'ai manqué à aucun des devoirs de révolution-naire en acceptant cette situation... Je suis entré à l'Office du Travail dans des circonstances bien mal-heureuses pour moi ; l'année dernière, j'étais atteint d'une hémorragie. J'étais couché et presque mou-rant. C'est alors qu'un ami commun, - Georges Sorel, le publiciste connu, - alla trouver Jaurès et luidit : »Ne pourriez-vous pas trouver une situation à Pelloutier ? » J'étais sans situation, très gravementmalade ; il fallait tirer d’embarras… » Et, avec quelque tristesse, Pelloutier ajoute : « Je ne croyais pasque mes opinions, qui sont connues, et les services que j'ai rendus pussent permettre le moindre soup-çon, sauf à ceux qui, depuis des années, m' ont toujours combattu... »

2 Le Congrès vote à l'unanimité cet ordre du jour : « après avoir entendu les explications du secrétairefédéral, lui maintient sa confiance et déclare que la situation qu'il occupe à l'Office du Travail n'est pasincompatible pas avec ses fonctions de secrétaire fédéral » (VIIIème Congrès des Bourses du Travail, 5-8 septembre 1900, Paris, Imprimerie J. Allemane, pp. 86-92).

3 Ce n'est qu'en 1902 que put être publiée son Histoire des Bourses du Travail, par laquelle Pelloutiervoulait « faire profiter ses camarades de la grande expérience qu'il avait acquise dans la pratique desorganisations ouvrières ».

4 VICTOR DAVE, dans la notice qui précède, avec une préface de SOREL, l'Histoire des Bourses du Tra-vail.

5 Ouvrier mécanicien, né en 1870, P. Delesalle avait travaillé depuis l'âge de 15 ans de son métier et deplusieurs autres, voyageant et gagnant sa vie en trimardant, afin de se perfectionner dans son métier,lorsque, revenu à Paris en 1895, il construit pour Lumière le premier appareil cinématographique.

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des Bourses du Travail n'était plus qu'un grand arbre blessé dont chaque année une bran-che flétrie tombait sur le chemin... » Mais ces paroles ont été écrites par Monatte dans uneheure de désespérance. Car l'âme de Pelloutier n'a pas cessé de prolonger son rayonne-ment à travers les plus purs de ces militants dont la volonté et le cœur sont la force dusyndicalisme.

VIII

1900. La révolution dreyfusienne 1 s'enlisait dans les compromis ourdis par legouvernement Waideck-Rousseau-Millerand ; elle allait sombrer, deux ans après, dans lecombisme. Pourtant, Jaurès avait compris la signification révolutionnaire du cas Dreyfus.Il avait cherché à montrer, par delà les socialistes, aux militants ouvriers que ce n'est pas« seulement servir l'humanité, c'est servir directement la classe ouvrière que de protestercontre l'illégalité ». Mais en face de lui se dressait l'intransigeance idéologique de Guesde,auquel pourtant, en janvier 1898, ses sentiments avaient arraché ce cri : « La lettre deZola, c'est le plus grand acte révolutionnaire du siècle 2. »

En fait, si à Paris les travailleurs des faubourgs étaient venus nombreux aux ré-unions dreyfusistes, les masses ouvrières, en dehors des militants, étaient peu remuées parl'Affaire ; elles étaient restées indifférentes aux discussions byzantines du congrès d'unitéorganisé, du 3 au 8 décembre 1899, par les différentes fractions du parti socialiste 3. Onne trouve aucune répercussion de l'Affaire dans les congrès ouvriers de l'époque, soit auCongrès de Rennes (septembre 1898), tenu peu après la découverte du faux Henry, nipendant l'été de 1899 (procès de Dreyfus à Rennes), ni au Congrès de la C.G.T. à Paris(septembre 1900). Par contre, l'année 1900 est marquée par nombre de grèves, certainessanglantes : en janvier, grèves de Saint-Étienne et du Doubs ; en février, grève de la Mar-tinique, où neuf ouvriers sont tués, quatorze blessés ; en juin, grève de Châlons-sur-Marne, où trois ouvriers sont tués, plusieurs blessés ; en novembre, grève de Calais, -suivies, en 1901, de février à mai, par la grève de Montceau-les-Mines.

Pendant les années 1900 et 1901, bien qu'un ouvrier honnête, Copigneaux, aitremplacé Lagailse comme secrétaire général de la C.G.T., l'organisation confédérale nesemble pas s'être développée, ni au Congrès de Paris, en 1900, ni à celui de Lyon, en1901 4 ; une partie seulement des syndicats ouvriers est représentée à ces congrès 5.

L'état stationnaire de la Confédération est constaté par la circulaire qui, le 15juillet 1900, est adressée aux délégués ouvriers du prochain congrès par le secrétaire gé-néral de la C.G.T., Copigneaux, Guérard et Thierrart, secrétaire du syndicat des lignes

1 L'expression est de GEORGES SOREL, qui interprète à sa manière la Révolution dreyfusienne dans une

brochure publiée par Rivière en 1911.2 Conférence de Jaurès à Lillle, 20 novembre 1900.3 Congrès général du parti socialiste français, par FERNAND PELLOUTIER (P. V. Stock, Paris, 1900).4 Vème Congrès de la C.G.T., tenu à la Bourse du Travail de Paris, du 10 au 14 septembre 1900. - VIème

Congrès de la C.G.T., tenu à Lyon du 23 au 27 septembre 1901.5 La proportion elle-même des ouvriers syndiqués est fort diverse selon les métiers : dans les mines, 60

% ; livre, 31 % ; métallurgie, 21 % ; cuirs et peaux, 14 % ; bâtiment, 11 % ; alimentation, 10 % ; ettextiles, 9 %. [Chiffres donnés par Maynier, du Livre, au Congrès de Lyon.]

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télégraphiques et téléphoniques : « Cinq années nous séparent de sa constitution et ilsemble qu'elle n'existe pas... A quoi pouvons-nous attribuer la nonchalance de la marcheen avant de la Confédération ? Luttes intestines,... des décisions rarement suivies,... troppeu de militants s'occupant de la Confédération et assistant aux réunions, et par suite sur-chargés de travail. » « L'organisation, chez nous, est à l'état rudimentaire... », a dit Gué-rard. Et Émile Pouget explique les raisons de cette insuffisance : « Nous sommes tropportés à considérer que tout est fait et qu'il n'y a qu'à laisser aller les choses dès qu'unedécision est prise ; nous manquons de la ténacité et de l'esprit de suite qui seuls rendentpossibles les œuvres efficaces et durables. »

Aucun progrès non plus dans la voie de l'unité ouvrière. A Paris, en septembre1900, les Bourses décident que la Fédération des Bourses ne pourra adhérer à la C.G.T.Au Congrès de Rennes, en 1898, un délégué de Paris avait fait remarquer que, le jour oùPelloutier ne serait plus, la Fédération des Bourses n'existerait plus. C'est ce qui allait seproduire. Entre le Congrès de Lyon et le Congrès de Montpellier, par la disparition dePelloutier, la situation allait se transformer ; la Fédération des Bourses, dont Pelloutiervoulait maintenir l'autonomie, allait apporter à la C.G.T la force qu'elle représentait.L'unité devait avoir pour avocat, au sein même de la, Fédération des Bourses, Niel, se-crétaire de la Bourse de Montpellier, et qui va la faire accepter par les Bourses dans leursdeux congrès de Nice et d'Alger 1. Entre le Congrès de Nice et le Congrès d'Alger, Nielfait une vigoureuse propagande en faveur de l'unité ; il publie des articles dans La Voix duPeuple 2. Il profite du mécontentement d'un certain nombre de délégués des Bourses qui,représentant aussi des fédérations, s'irritent des inconvénients et des frais que leur causeun double voyage.

À Nice (17 au 21 septembre 1901), Niel aborde de front le fond du problème :« Ce que nous voulons, c'est la reconstitution de l'Internationale du Travail... » Le syndi-calisme morcelé ne permet pas le rapprochement international des forces ouvrières. AuCongrès d'Alger, c'est Niel qui, quelques jours avant le Congrès de Montpellier, entraînela majorité des 65 Bourses représentées à affirmer la nécessité de l'unité. Le Congrèsd'Alger décide que la Fédération des Bourses et les fédérations de métier ou d'industrieformeront les deux sections autonomes d'une seule Confédération du Travail. Niel étaittoutefois chargé de défendre l'autonomie administrative et financière de la Fédération desBourses.

A Montpellier, du 22 au 26 septembre 1902, se réunissent 165 délégués repré-sentant 122.000 syndiqués 3 : soit 56 Bourses, 29 fédérations d'industrie ou de métier et373 syndicats. Grâce à l'appui de la majorité des délégués des Bourses, l'unité ouvrière seréalise à Montpellier.

La Confédération affirme l'indépendance de l'organisation générale des travail-leurs à l'égard des partis politiques et de toutes les écoles idéologiques. C'est une nouvelle

1 IXème Congrès des Bourses du Travail, 17-21 septembre 1901 (Imprimerie et Stéréotypie niçoise, p.

176) ; - Xème Congrès des Bourses à Alger, septembre 1902.2 Notamment le 9 juin 1901. Yvetot avait remplacé Pelloutier au secrétariat de la Fédération.3 Cf. compte rendu du Congrès de Montpellier (22 au 26 septembre 1902). Cf. CHARLES RIST, Le

XIIIème Congrès national corporatif de Montpellier (Le Musée Social, Mémoires et documents), A.Rousseau. Paris, 1903.

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affirmation de l'autonomie syndicale, posée déjà par l'article premier de la constitution de1895 1.

Paul Delesalle, qui est rédacteur aux Temps Nouveaux, marque nettement le sensde cette indépendance ; en effet, il s'oppose aux syndicalistes qui, allant jusqu'au bout deleur pensée, voulaient mettre les mots de « société collectiviste et communiste » à la placede « la suppression du salariat » :

Non, disait Delesalle, cela donnerait une couleur politique que nous n'avonspas le droit de donner... Mettons des termes économiques qui auront peut-être pour résul-tat de faire une société nouvelle, mais mettons des mots qui restent dans notre domaine :salariat et patronat...

L'article 3 apporte un changement important à la constitution de Limoges :

Nul syndicat ne pourra faire partie de la C.G.T. s'il n'est fédéré nationalementet adhérent à une Bourse du Travail ou à une union de syndicats locale, départementale ourégionale. Nulle organisation ne pourra être confédérée, si elle n'a au moins un abonne-ment à La Voix du Peuple.

Contre le principe de la représentation proportionnelle, soutenu par Guérard,l'article 4 maintient que chaque Bourse et chaque fédération n'aura qu'un délégué au Co-mité confédéral. Et les partisans de la représentation proportionnelle continueront à êtrebattus aux congrès suivants.

Désormais, la Confédération sera composée de deux sections autonomes : lasection des Bourses du Travail et celle des fédérations d'industrie ou de métier et des syn-dicats isolés.

Le Comité confédéral, qui possède le pouvoir exécutif, est constitué par le Co-mité des Bourses et celui des fédérations (article 21).

Le Comité confédéral représente les syndicats et les Bourses ; mais ce n'estqu'en 1918 que le Congrès de Paris réalisera la fusion totale en faisant disparaître les deuxsections.

Les congrès, qui doivent se tenir tous les deux ans, représentent les syndicatsqui, sur la proposition d'Émile Pouget, auront voix délibérative, alors que les fédérationset les Bourses n'auront que voix consultative.

Bien que le Comité confédéral eût cherché à préparer la discussion sur la grèvegénérale, en envoyant à tous les syndicats un questionnaire préalable, les débats de Mont-pellier s'étaient concentrés sur les discussions relatives à la constitution ; et le congrèsn'eut que le temps de voter à nouveau le principe de la grève générale.

1 Il n'est pas possible de faire l'histoire du syndicalisme sans citer l’œuvre originale de MAXIME LEROY,

qui publie en 1913 ses deux volumes sur La Coutume Ouvrière (Giard et Brière). Maxime Leroy a misen sous-titre : Doctrines et institutions, et il a noté dans sa préface qu'« écrit par un juriste, ce livre n'estpas une histoire du mouvement ouvrier et qu'il n'y faut pas chercher des renseignements complets surl'évolution syndicale ». La modestie de Maxime Leroy ne lui a pas permis de dire que l’œuvre du ju-riste est ici nourrie de réalité vivante, puisqu'il a été pendant des années en contact avec les grands mi-litants de la C.G.T. et notamment avec Merrheim et Griffuelhes.

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Ainsi, sauf sur certains points (représentation multiple, fédérations d'industrie etde métier), le Congrès de Montpellier avait adopté une constitution qui était en singulierprogrès sur la constitution de Limoges. L'unité ouvrière était réalisée. La Confédération -et son pouvoir exécutif, le Comité confédéral - étaient fortifiés. Un homme allait utilisercette force. C'était le secrétaire de la section des fédérations, Victor Griffuelhes, que cettefonction désignait comme secrétaire général de la C.G.T. Griffuelhes possède luciditéd'esprit et puissance combative ; il a le souci de développer toutes les forces de l'organi-sation ouvrière ; mais peut-être n'a-t-il pas la même préoccupation que Pelloutier del’œuvre d'éducation morale, administrative, technique ? Pourtant la tradition de Pelloutierva se continuer, grâce aux admirables et énergiques militants qui entourent Griffuelhes :parmi ceux-ci, un certain nombre resteront fidèles à l'esprit de Pelloutier et à cette culturede soi-même, seule capable de perpétuer l'âme du syndicalisme.

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Chapitre II

Lénine, Trotsky et la révolution de 1905

« Pour la Russie, la Révolution de 1905 fut la répétition généralede 1917. Et elle eut la même signification pour moi personnelle-ment. Je m'engageai dans les événements de 1917 avec résolu-tion et en toute assurance parce que je n'y voyais que la conti-nuation et le développement de l’œuvre interrompue par l'arres-tation des membres du Soviet de Pétersbourg, le 3 décembre1905. »

TROTSKY (Ma Vie)

« On voit croître et s'élargir, à côté d'un formidable mouvementouvrier, la révolte paysanne. »

LÉNINE

(27-14 mai 1905, Le Prolétaire)

« Nous, Soviet des Députés ouvriers, nous vous disons, soldats,au nom des ouvriers de Pétersbourg : vos peines sont nos peines ;vos besoins sont nos besoins ; notre victoire sera votre victoire. »

Manifeste du Soviet(novembre 1905)

Retour à la table des matières

Le 1er mars 1887, Alexandre Oulianov est pendu : il a été arrêté avec quelquescamarades pour complot contre la vie d'Alexandre III. Un télégramme apprend à la fa-mille Oulianov l'exécution d'Alexandre ; on rapporte qu'à cette nouvelle son frère cadet,Vladimir Iliitch, se frotte le front et dit : « Eh bien, nous allons chercher une voie plusefficace. » Et l'on donne à ces paroles une interprétation tendancieuse lorsqu'on raconteque, peu de temps avant son arrestation, Alexandre avait remis à Lénine le premier tomedu Capital : « Ainsi Alexandre Oulianov instituait non seulement son successeur, maisl'héritier et le continuateur de Karl Marx. »

Combien l'événement psychologique qui bouleverse l'âme de Lénine adolescentest plus émouvant ; il donne une note plus juste que la légende d'une mission confiée aucadet par le frère aîné au moment où celui-ci, ayant préparé l'attentat, savait que son acte

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pouvait le conduire à la mort. En fait, cette légende est peu vraisemblable ; car aucuneintimité n'existait entre les deux frères, en dépit de la vie familiale commune, qui rappro-chait pourtant étroitement Vladimir Iliitch de sa sœur Anna. Anna se plait à bavarder avecVladimir, mais elle sent qu'Alexandre ne participe pas volontiers à leurs entretiens, « etqu'il les tolère à peine 1 » Une différence profonde de nature oppose les deux frères etVladimir refoule l'admiration qui, tout enfant, le portait vers son aîné. Les deux frères ontchacun un caractère si tranché que, dans une atmosphère familiale plutôt chaude, ils vi-vent isolés l'un de l'autre. Ils s'ignorent à tel point que Lénine, interrogé sur l'affaire du 1er

mars, répond : « Pour nous tous, la participation d'Alexandre à un acte terroriste fut tout àfait inattendue. » Son frère lui avait caché la pensée la plus importante de sa vie secrète.Lénine dut s'en vouloir de ne pas lui avoir accordé assez d'attention, d'avoir, vis-à-vis delui, accentué d'une façon provocante son attitude d'indépendance.

La vénération qu'enfant Vladimir avait eue pour son frère allait être « sublimée,aiguisée » par un sentiment de culpabilité vis-à-vis d'Alexandre ; en apprenant la nou-velle, « le garçon turbulent, jovial, s'était transformé en un homme mûr, qui réfléchissaitprofondément ». Un portrait d'alors laisse apparaître sur le visage du jeune Oulianov ladouleur ressentie par lui de ne pouvoir réparer sa faute vis-à-vis de son frère - et aussi lahaine à l'égard des bourreaux, la vengeance nécessaire. Ces sentiments éclairent la psy-chologie de Lénine 2.

I

Lorsqu'en mars 1887 Vladimir Iliitch Oulianov apprend la mort de son frère, iln'a pas encore dix-huit ans ; car il est né le 10 avril 1870, à Simbirsk. L'inspecteur desécoles primaires Ilya N. Oulianov avait deux enfants, les aînés de Vladimir Iliitch : unefille, Anna, et un fils, Alexandre ; après Vladimir naquirent Olga, puis Dmitri et Maria.Ilya Nikolalevitch Oulianov était originaire de la petite bourgeoisie d'Astrakan ; sespommettes saillantes et ses yeux bridés rappelaient le sang mongol des Tartares dont secompose une partie de la population d'Astrakan. La mère de Vladimir, Maria Alexan-drovna, dont le père était un médecin marié à une Allemande, était d'une famille de petitenoblesse rurale, qui possédait une petite propriété dans le gouvernement de Kazan.

En décembre 1887, à l'Université de Kazan, où se trouve Lénine, éclate un mou-vement d'étudiants : exclu de l'Université pour des raisons « d'hygiène politique », Vla-dimir Iliitch reçoit l'autorisation de loger dans l'ancien domaine de son grand-père mater-nel, à quarante verstes de Kazan, sous la surveillance de la police. Il vit à la campagne,s'adonnant aux plaisirs du ski et de la chasse avec une fougue passionnée. Au printempsde 1888, Vladimir essaie de rentrer à l'Université ; mais le curateur scolaire de Kazanconstate que, « malgré des capacités remarquables et des renseignements excellents, Ou-lianov ne peut être pour l'instant reconnu comme une personne sûre ni au moral ni aupoint de vue politique ». Enfin, à l'automne, Vladimir est autorisé à rentrer à Kazan. Étu-

1 LÉON TROTSKY, Vie de Lénine, Jeunesse, trad., Éditions Rieder, 1936, pp. 166-173 : « Alexandre non

seulement ne participe pas à de tels entretiens, mais Anna le surprend à jeter sur elle des regards désap-probateurs ».

2 C'est pendant son exil en Sibérie, vers 1898, que Vladimir Ilitch Oulianov prit le nom de Lénine, em-prunté sans doute à celui du plus grand fleuve de Sibérie, la Léna.

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diant exclu, il fréquente le club d'échecs et aussi les cercles clandestins. Sa mère achèteune ferme dans le gouvernement de Samara : elle espère transformer son fils en agri-culteur et l'arracher ainsi aux entraînements de la politique. Mais Lénine constate qu'il estimpossible de réaliser des bénéfices à la ferme sans faire alliance avec les koulaks et sansexploiter implacablement les pauvres. Pourtant pendant l'été, Vladimir passait ses vacan-ces à la petite ferme. Lénine goûte l'intimité de la nature 1. Dans le jardin, à l'ombre destilleuls, Vladimir goûte aussi ses longues heures d'étude dans un coin protégé du soleil. Ils'adonne au sport et cherche - trait significatif de son caractère - à maintenir un heureuxéquilibre entre ses forces physiques et ses forces intellectuelles. A l'automne, il regagne laville. C'est à cette époque, selon Trotsky, que Vladimir devient marxiste. Pendant un sé-jour à Pétersbourg en 1890, il se procure l'Anti-Dühring d'Engels. La Révolution accom-plie par Dühring dans la science et La Situation de la classe ouvrière en Angleterre de-viennent ses lectures favorites. Vladimir travaille avec acharnement. « Pareille persévé-rance, dit Iasnéva, pareille obstination, je n'en ai jamais vu chez personne comme chezVladimir Iliitch dès ce temps-là (1891). » Mais il reste bruyant, bavard, rieur et gai : sapassion au travail est égale à son entrain pendant les heures de récréation. À Pétersbourg,il passe ses examens au printemps et à l'automne de 1891, il est le premier des 134 étu-diants de la promotion.

A la suite d'un été très chaud qui brûla les emblavures et les prés dans vingt pro-vinces, la population russe connut la famine exceptionnelle de 1891-1892 ; cette famine, -qui exerça une influence certaine sur l'évolution politique de la Russie, - avait atteint du-rement la grande masse de la paysannerie. Depuis l'abolition du servage, le développe-ment rapide de l'industrie avait eu pour conséquence un appauvrissement des massespaysannes et leur croissante exploitation par les koulaks : « Soudain... le moujik se jeta àplat ventre et se mit à hurler d'une voix agonisante d'affamé 2. » En face de cette famine,Lénine prend une attitude toute différente de celle des libéraux, des populistes et des cer-cles de l'intelligentsia. Lénine se réjouit de la famine qui, « en détruisant l'économiepaysanne... crée un prolétariat et contribue à l'industrialisation du pays ».

La famine de 1891-1892 marque une étape dans la formation de Lénine et ac-centue la forme intransigeante, cassante, acerbe, de son attitude révolutionnaire.

Cependant, il s'inscrit au barreau .de Samara, en juillet 1892, et manifeste sonaptitude à apprécier les côtés forts et faibles de son adversaire, comme à débrouiller unesituation compliquée et à utiliser les arguments les plus subtils pour défendre sa proprethèse. Mais, ces qualités, il va les employer désormais à la propagande révolutionnaire.

Lorsqu'au début de l'automne 1893 Lénine arrive à Pétersbourg, son caractère etses idées sont déjà mûris, grâce à l'existence de repliement et de silence qu'il a vécue entre1887 et 1893.

Pour comprendre cette maturité précoce, il faut revenir à l'événement qui a mar-qué d'un trait ineffaçable son âme d'adolescent.

1 TROTSKY, op. cit., p. 221 : « La vie libre de la steppe, le calme de la steppe un vieux jardin inculte,

descendant par un ravin au ruisseau, l'étang où l'on se baignait à cœur joie, et la forêt où l'on cueillait laframboise. »

2 TROTSKY, op. cit., p. 253.

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A l'âge où la sensibilité d'un homme est disponible, Vladimir Illitch reçoit uneblessure qui l'atteint dans sa chair comme une écharde impossible à arracher. Léninen'oubliera jamais. Car il a ressenti ce besoin de vengeance qui, chez une nature profonde,se transpose du plan individuel sur le plan social. Injustice et cruauté particulières qui nesont pas susceptibles de réparation individuelle. Elles déterminent une âme passionnée àn'être satisfaite que par une réparation totale, le redressement de l'injustice et de la cruautécollectives.

A dix-sept ans, un événement, une douleur bouleversent, colorent et fixent lasensibilité de Lénine. Le coup brutal, il l'a reçu presque sans paroles, en serrant les dents.En un instant, devenu homme, il s'est fait à lui-même un serment et est prêt, pour le tenir,à s'imposer les disciplines les plus dures. D'où l'un des contrastes de son caractère : l'asso-ciation d'une passion ardente et du sang-froid au service de cette passion.

D'où, aussi, cet autre contraste, le goût des joies quotidiennes, la malice qui pé-tille sur son visage, et une gravité qui en impose à ses camarades. Semenov rapporte que,en face de lui, « nous nous retenions... : une conversation frivole, une plaisanterie gros-sière étaient impossibles en sa présence ». Dès Kazan et dès Samara, Lénine possède déjàsur les autres cette autorité qui les soumet.

D'où, enfin, son obstination et son caractère inexorable. Lénine est inexorable ;il est possédé par son dessein. Celui-ci est le guide de ses sentiments. Dans la discussion,comme dans l'action, il va droit à l'idée peu lui importe si les individus sont traversés parle trait qui veut y atteindre. Aucune qualité personnelle ne peut l'attacher quand il s'agitd'un adversaire, et son attitude varie brusquement si un individu, hier de son camp, estaujourd'hui d'un autre. Vladimir Iliitch est implacable, parce que sa partialité est dictéepar les intérêts de la cause. L'homme - et voici l'ombre sur ce puissant visage - n'est pourlui qu'un instrument, jamais un but.

Lénine, en arrivant à Pétersbourg, s'affilie au groupe L'Union combattante dePétersbourg pour la libération de la classe ouvrière 1. Ce qui le préoccupe avant tout,c'est l'action quotidienne ; ce qui l'intéresse, ce sont les conditions de l'existence journa-lière des travailleurs. Il enseigne à ses camarades ouvriers les éléments du marxisme ; en1894 et 1895, Lénine écrit un certain nombre de brochures et de tracts tirés à la polycopieet qui circulent clandestinement. Mais Lénine reçoit de ses camarades ouvriers beaucoupplus encore qu'il ne leur donne ; car il apprend d'eux les conditions concrètes de leurexistence laborieuse.

En 1894, Lénine précise les relations qui, selon lui, doivent s'établir entre lesintellectuels marxistes et les ouvriers (Qui sont les amis du peuple et comment combattentles social-démocrates) :

C'est sur la classe ouvrière industrielle que les social-démocrates concentrentleur attention et leur activité. Lorsque les membres -les plus avancés de cette classe [ou-vrière] auront assimilé les idées du socialisme scientifique et l'idée du rôle de l'ouvrierrusse dans l'histoire, lorsque les ouvriers auront créé des organisations solides qui trans-formeront la guerre économique en lutte de classe consciente, alors l'ouvrier russe, sedressant à la tête de tous les éléments démocratiques, renversera l'absolutisme, conduira le

1 E YAROSLAVSKI, Histoire du parti communiste de l’U. R. S. S., pp. 82 et suiv. (Bureau d'Éditions,

1931).

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prolétariat russe, à côté du prolétariat de tous les pays, sur la voie rectiligne de la lutte po-litique déclarée vers une révolution communiste victorieuse 1.

Ainsi, dès 1894, ,Lénine formule avec netteté les idées essentielles qui inspire-ront son action politique : la mission historique du prolétariat russe et le rôle décisif assi-gné à l'état-major des révolutionnaires intellectuels.

Pendant l'été de 1895, Lénine voyage et il rend visite à Plekhanov en Suisse. Ason retour à Pétersbourg, il publie une revue illégale La Cause des travailleurs ; mais, le 8décembre, la police l'arrête avant que les premiers numéros du journal soient distribués.Lénine est en priser. lorsque éclatent les grèves de mai 1896 et c'est à cette époque qu'ilcommence à écrire : Le Développement du capitalisme en Russie. En janvier 1897, Lé-nine est envoyé pour trois ans en Sibérie Orientale ; pendant son exil, il achève Le Déve-loppement du capitalisme en Russie et écrit Les Tâches des social-démocrates russes(1898). C'est aussi durant son exil que se réunit à Minsk, le 1er mars 1898, le premiercongrès du parti ouvrier social-démocrate russe : parmi les délégués, il n'y a qu'un seulouvrier 2.

Lénine rentre en Russie au commencement de 1900, mais repart aussitôt pourMunich, où il rédige les premiers numéros de la revue L'Étincelle (Iskra). En juin 1902,Lénine quitte Munich pour Londres, où, au mois d'août, vient le rejoindre un jeune révo-lutionnaire évadé de Sibérie, Léon Trotsky 3

Dès cette première prise de contact à Londres, Trotsky note ce trait du caractèrede Lénine, le plaisir avec lequel il accueillit ce jugement de Vera Ivanovna : « Plekhanovest un lévrier ; il mordille bien, mais il finit toujours par lâcher ; vous, vous êtes un boule-dogue. Quand vous mordez, vous ne lâchez plus. - Je mords et je ne lâche plus ?... C'estça » répétait Lénine avec satisfaction.

Lénine publie, en mars 1902, une brochure : Que faire ? 4 dans laquelle il étudie« les questions brûlantes de notre mouvement » : « la lutte intérieure donne au parti laforce et la vitalité ; la plus grande faiblesse est cet amorphisme et l'absence de frontièresnettement délimitées. En s'épurant, le parti se renforce. »

Lénine distingue les deux éléments qui conditionnent le mouvement ouvrier ré-volutionnaire : les éléments matériels et spontanés et les éléments idéologiques ou cons-cients. Abandonnés à eux-mêmes., les éléments spontanés ne peuvent aboutir à rien.L'activité révolutionnaire consciente s'oppose à l'évolution spontanée, ou plutôt la pre-mière doit guider la seconde. L'idéologue doit marcher en avant du mouvement spontanéet élever « la spontanéité jusqu'à la conscience »

1 V.-I. LÉNINE, Œuvres complètes, t. I, trad. (Éditions sociales internationales, Paris)2 E YAROSLAVSKI, op. cit., p. 45.3 Leur première rencontre fut suivie d'une longue promenade à travers Londres, « promenade qui avait

pour but de faire connaissance et, dit Léon Trotsky, de me soumettre à un examen... Et l'examen portasur les matières du cours... (la Polémique Bernstein-Kautsky - la lecture du Développement du capita-lisme en Russie) ». Cf. Léon Trotsky, Lénine, Librairie du Travail, pp. 9, 11 et suiv., 1924. Trotskyavait alors vingt-trois ans.

4 La brochure développe les idées exprimées dans un article de mai 1901 Par quel bout commencer ? Cf.LÉNINE, Œuvres complètes. t. IV, pp. 409-584.

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Par suite, les deux conditions de toute action révolutionnaire, aux yeux de Lé-nine, sont d'abord la primauté du révolutionnaire conscient, car le mouvement ouvrier abesoin de directeurs de conscience sociale. Cette nécessité d'un état-major révolution-naire, première condition, entraîne la seconde : l'organisation forte et centralisée d'un partipolitique de combat. Dans leur poussée spontanée, les masses marchent à l'aveuglette :« Tant qu'elle ne prendra pas en mains la direction de tout le mouvement démocratique, lasocial-démocratie ne pourra pas renverser l'autocratie. »

En 1901-1902, Lénine estime que, jusque-là, les guides se sont traînés à la re-morque du mouvement ouvrier. Le parti social-démocrate russe doit être l'avant-garde duprolétariat auquel il indique le chemin. Car le prolétariat russe a une mission historique :ouvrir la route à la révolution mondiale.

Lénine a ainsi donné une définition neuve de l'idéologie révolutionnaire. Lemarxisme, à la fois doctrine et méthode 1, permet aux révolutionnaires de faire l'éducationpolitique du prolétariat. Marxisme, critérium sûr, servant, à chaque moment, à distinguerde l'erreur une vérité pratique, pragmatique, la tactique qui répond aux conjonctures. Lesguides doivent posséder l'énergie révolutionnaire : « Petit groupe compact, nous chemi-nons par une voie escarpée, nous tenant fortement par la main ; nous sommes entourésd'ennemis de toutes parts et il nous faut marcher presque constamment sous leur feu. »Mais l'Intelligentsia révolutionnaire, grâce à la lumière du marxisme, guidera avec sûretéla classe ouvrière qui, par ses propres efforts, ne peut développer qu'une conscience syn-dicaliste...

Lénine, dès 1901-1902, dans Que faire ? voit avec netteté les objectifs de la ré-volution russe et la tactique pour les atteindre. Cette méthode de pensée va inspirer sonaction pendant les années suivantes. Par ses arêtes idéologiques, cette pensée léninistes'oppose au syndicalisme révolutionnaire français qui, à cette même date, affirme soninfluence dominante sur le mouvement ouvrier en France. Que faire ? paraît en brochureen mars 1902 chez Dietz, à Stuttgart, tandis qu'en France le congrès d'unité se tient àMontpellier du 22 au 27 septembre 1902, et que Victor Griffuelhes, secrétaire de la sec-tion des Fédérations, prend en mains la conduite de la C.G.T. Victor Griffuelhes, à l'op-posé de Lénine, considère que « la vie agissante [de la classe ouvrière] rejette naturelle-ment un tas de formules, de solutions spéculatives et abstraites et elle va placer au pre-mier plan, après les avoir extraits des milieux ouvriers, les moyens de lutte qui sont dudomaine exclusif de la classe des travailleurs. L'action de la classe ouvrière n'a pas étédavantage une manifestation se déroulant selon un plan prévu par nous d'avance. » VictorGriffuelhes insiste sur l'action spontanée et créatrice de la classe ouvrière.

Lénine allait tirer un enseignement personnel de la révolution russe de 1905.

1 L'indifférence à la théorie est une des raisons pour lesquelles le mouvement trade-unioniste anglais

progresse si lentement. Aussi Lénine oppose-t-il « politique trade-unioniste et politique social-démocrate ».Cf. LéNINE, Œuvres complètes, t. IV, pp. 460-501. Au lieu de rétrécir « nos objectifs auniveau des besoins directs et immédiats du mouvement purement ouvrier », la social-démocratie doit« toujours et inlassablement étendre l'action du mouvement ouvrier et diriger non seulement la lutteéconomique des ouvriers, mais la lutte politique du prolétariat, elle ne doit pas un instant perdre de vuenotre but final, toujours propager... et perfectionner l'idéologie prolétarienne, la doctrine du socialismescientifique, c'est-à-dire le marxisme •. Cf. LÉNINE, L'agitation politique et le point de vue de classe,Iskra, n° 16, 1er février 1902 (Œuvres complètes, t. IV, pp. 405, 406, 407, 408).

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 48

II

L'éveil de la classe ouvrière, en Russie, date des années de 1880. En 1878 et1879, à Pétersbourg, éclatent des grèves impétueuses. marquées de violences, sacs defabriques et d'usines. Ces grèves se renouvellent et atteignent leur apogée en 1884-1886.Le gouvernement tsariste répond par une répression cruelle : emprisonnement allant jus-qu'à quatre mois pour tout gréviste et à huit pour les meneurs ; mais à ceux-ci la policeaccordait un complément de punition en les internant dans leur village natal ou en lesdéportant en Sibérie. Les grèves avaient pourtant forcé le gouvernement a adopter lespremières mesures de législation ouvrière : en 1882, réglementation du travail des en-fants ; en 1884, création de l'inspection des fabriques ; en 1885, interdiction du travail desfemmes et des mineurs dans plusieurs branches d'industries. La loi du 3 juin 1886 avaitsuivi les grandes grèves textiles et, première atteinte à l'arbitraire patronal, elle avait im-posé aux patrons l'obligation de payer en argent liquide les salaires à des dates fixes.

Les origines de la révolution en Russie ne sont pas liées principalement à lacondition ouvrière et à l'éveil du prolétariat industriel : elles ne s'éclairent que par l'his-toire de la paysannerie et de sa misère.

L'acte du 19 février 1861, abolissant le servage, n'avait eu pour conséquence quela substitution à la servitude féodale de la servitude économique. Les affranchis avaientdû acheter ou louer des terres estimées au double de leur prix réel ; les paysans payaientleur libération par l'endettement. Le découpage des lopins de terre a été fait de telle sorteque l'ancien serf doit le plus souvent affermer des parcelles sans lesquelles il ne pourraitpas vivre 1.

Sa misère est telle que, dès le début de l'année, forcé d'attendre la récolte pourpouvoir manger à sa faim, le paysan est obligé de mélanger sa farine avec de l'écorce desarbres ou de la balle de blé, avec de la tourbe dans les contrées marécageuses ou avec desglands.

Pendant les quinze années qui précèdent la révolution de 1905, des famines seproduisent régulièrement, à des intervalles rapprochés. La grande famine de 1891-1892est suivie par celles de 1895-1896, de 1897, de 1898 et de 1901.

1 En 1900, le prix des céréales a augmenté sur le marché mondial ; les propriétaires fonciers ont doublé

le prix du fermage. La population rurale au augmenté depuis 1861 : les paysans, qui disposaient enmoyenne de 5 déciatines de terre, ne possèdent plus en 1900 que 2 déciatines _ ; 70 pour 100 des culti-vateurs ont une quantité de terre insuffisante pour nourrir leurs familles. Dans les campagnes, sept mil-lions de travailleurs adultes ne trouvent pas l'emploi de leurs forces. Une minorité parmi eux constituela réserve de l'armée industrielle. Les charges croissantes du budget de l'État pèsent sur la paysannerie.Les impôts directs ou indirects absorbent de 50 à 100 pour 100 du revenu net d'une famille d'agri-culteurs.

L'endettement et la misère sont encore aggravés par le caractère arriéré de la technique agricole.Alors que la récolte de froment est en Grande-Bretagne de 26,9 hectolitres à l'hectare et en Allemagnede 17, elle n'est en Russie que de 6,7. Les champs qui appartiennent aux paysans ont une productivitéinférieure de 46 pour 100 à celle des terres appartenant aux propriétaires nobles. Et, lorsque le paysansa un surplus de production, celui-ci est absorbé par le fermage et par les impôts. Lorsque survient la di-sette, le paysan, accablé de dettes et dépourvu de réserves est dans l’impossibilité de nourrir sa famille :même dans les années moyennes, il souffre d’une demi-famine.

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Cette misère de la paysannerie ne peut, en aucun pays, être confrontée avec uneconcentration foncière semblable à celle que présente la société russe.

L'industrie s'est développée en Russie sous l'influence des capitaux étrangers ; saconcentration atteint un degré plus élevé que celui de l'industrie allemande. La grandeindustrie n'a pas en face d'elle une classe moyenne ; car sa concurrence élimine les petitsmétiers. Pris entre la grosse industrie et le prolétariat ouvrier, les artisans constituent« une classe obscure, affamée, aigrie », qui donne un personnel de combat aux pogroms etaux démonstrations des bandes de Cent Noirs.

La grande bourgeoisie capitaliste n'a en face d'elle que le prolétariat industriel,concentré dans quelques grands centres, que la poussée rapide du capitalisme a gonflés.Elle n'a pas en face d'elle, pour lui résister, cette aristocratie ouvrière qui se rencontre enGrande-Bretagne ou en France parmi les artisans et les ouvriers qualifiés. Comment dureste cette résistance pourrait-elle être organisée ? Aucune organisation syndicale ; aucundroit ni de coalition, ni de réunion, ni de parole. Les ouvriers n'ont pas de droits.

La journée de travail varie de 10 à 14 heures. Dans le sud, à Briansk, les ou-vriers métallurgistes gagnent, en 1898, 70 kopeks par journée de 12 heures. Les ouvriersdu textile gagnent de 14 à 18 roubles par mois. Le salaire de l'ouvrier est plus bas et sajournée de travail plus longue que partout ailleurs en Europe.

En comptant l'ensemble de la famille ouvrière, le prolétariat (industriel et rural)représente 27,5 pour 100 de la population totale ; si la paysannerie est dispersée, les ou-vriers industriels sont groupés dans de grands centres ; ils forment le noyau de la popula-tionurbaine. Aussi Léon Trotsky peut-il dire :

L'insignifiance du petit métier, et, en général, de la petite production, et le ca-ractère très développé de la grosse industrie russe ont eu pour résultat, en politique, de re-pousser la démocratie bourgeoise, au bénéfice de la démocratie prolétarienne. La classeouvrière, en assumant les fonctions productrices de la petite bourgeoisie, s'est chargéeégalement du rôle politique que cette bourgeoisie avait détenu jadis et des prétentionshistoriques que cette bourgeoisie avait eues à diriger les masses paysannes, à l'époque oùcelles-ci s'émancipèrent du joug de la noblesse et du fisc.

Une nouvelle période de grèves commence en 1896 et en 1897. Le a grèves dutextile à Pétersbourg, en 1896 et 1897, marquent une étape nouvelle du mouvement ou-vrier par le calme et la discipline dont font preuve les grévistes. Les grèves se terminentpar une conquête ouvrière : la loi du 2 juin 1897 réduit la journée de travail à 11 heures _en semaine, à 10 heures le samedi et la veille des grandes fêtes, et elle établit le reposdominical hebdomadaire. Pourtant le gouvernement tsariste reste aveugle en présence dumouvement qui se développe sous ses yeux. Il espère venir à bout de la classe ouvrièrepar la répression 1.

1 Fusillades des grévistes à Jaroslaw en 1895, à Dombrowa en 1897, à Riga et à Marioupol, en 1899, à

Pétersbourg en mai 1901 : le 1er mai 1901 a été suivi d'une grande grève textile ; de nombreux ouvriersdu textile sont blessés et il v a 6 morts et 8 blessés parmi les ouvriers des usines d'Oboukhow. En octo-bre 1901, la grève des chemins de fer est sauvagement réprimée :on arrête 1500 grévistes à Tiflis ; puis,en février 1902, on fusille les grévistes des mines de pétrole Rothschild à Batoum : 10 morts et 10 bles-sés ; en novembre 1902, on fusille les grévistes des chemins de fer à Rostov, sur le Don, et à Tikhorets-kaïa : 11 morts et 29 blessés grièvement. En mars 1903, on fusille les grévistes de Zlatoost : 69 morts et100 blessés ; en mai 1903, on fusille les ouvriers du textile à Kostroma.

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En juillet 1903, et en août, une grève générale s'étend sur toute la Russie méri-dionale, préfigurant les événements de 1905. La grève entraîne 240.000 ouvriers de toutesles professions : 100.000 à Bakou, à Batoum et à Tiflis ; 50.000 à Odessa, 30.000 à Kiev,30.000 à Ékaterinoslav, 20.000 à Élizavetgrad. 10.000 à Nicolaïew. Les revendicationsdes grévistes sont la journée de huit heures ; la fixation d'un salaire minimum ; des aug-mentations de salaires. Mais cette grève générale ne fut pas uniquement corporative. Ellefut une explosion de révolte révolutionnaire. Sa portée se mesure à l'ampleur qu'elle aprise, en l'absence de toute organisation syndicale, de toute presse ouvrière, à laquellesupplée la distribution des feuilles volantes, des appels et des manifestes imprimés clan-destinement.

Le bilan de la grève générale était : 36 morts à Tiflis ; 15 morts et 200 blessés àKiev ; 24 morts dont 2 enfants à Ékatérinoslav ; un mort et de nombreux blessés à Niko-laiew ; plusieurs morts et de nombreux blessés à Kertch.

Le mouvement ouvrier, en Russie, a un caractère particulier, qui vient de l'ab-sence presque complète d'organisations syndicales. Dans la plupart des grèves, et notam-ment dans la grève générale de 1903, ce sont les organisations social-démocrates qui fontfonctions de Chambres syndicales ; ce sont les révolutionnaires politiques qui organisentl'explosion des forces ouvrières. Aussi, en Russie, à la différence des autres nations euro-péennes, est-il difficile de dissocier, pour les étudier séparément, le mouvement ouvrier etle mouvement politique ; il n'y a pas d'autonomie syndicale ; ce fait éclaire les doctrineset la tactique de Lénine ; il explique pourquoi les bolcheviks ont pu endiguer à leur usagele mouvement ouvrier.

III

La Révolution russe, en 1905 comme en 1917, se lie étrangement à la défaitedes armées russes.

En février 1904, le mouvement révolutionnaire reçoit l'aide inattendue d'uneautocratie aveugle et ignorante de sa faiblesse. La guerre russo-japonaise va révéler l'in-curie et la corruption qui règnent à tous les échelons de l'administration. Mais ses réper-cussions ne portent pas seulement atteinte au prestige extérieur de la Russie ; elles se fontsentir profondément dans le pays lui-même, dans un pays en dérive. Jouet de son entou-rage et des coteries grands-ducales, Nicolas II n'est que faiblesse teintée de cruauté 1.

Nicolas II dut s'étonner des événements communément groupés sous l'appella-tion de la Révolution russe de 1905. En face de la défaite, les seules classes qui réagirentfurent celles qui souffraient du régime. D'abord le prolétariat industriel ; puis, avec unretard, la paysannerie : ce n'est qu'à la fin de 1905 que commencent les révoltes depaysans, lorsque le mouvement insurrectionnel du prolétariat est écrasé.

1 À un général qui avait apaisé une révolte militaire sans fusiller personne, 1e tsar avait répété : « Il faut

toujours faire fusiller, disons un homme sur dix, pour donner l'exemple ».

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Aux classes rurales comme aux populations industrielles dénuées de droits, ladébâcle militaire avait appris, en même temps que l'impuissance, la fragilité de l'autocra-tie russe. De la guerre allait naître, une première fois, la révolution.

Le 23 juillet 1904, le ministre de l'Intérieur von Plehve est tué par une bombejetée sous sa voiture blindée. Son successeur, le prince Sviatopolk Mirsky, essaie de lou-voyer entre les divers partis politiques ; contre -la camarilla qui gouverne le tsar, il cher-che à s'appuyer sur les Zemstvos ; mais, en novembre 1904, leur conférence est interdite ;elle est obligée de se réunir clandestinement dans un appartement privé. Par une majoritéde 70 voix contre 30, cette conférence réclame, les 6 et 8 novembre, les libertés publi-ques, l'inviolabilité de l'individu et une représentation populaire. Quelque temps après, uncongrès de paysans réclame la répartition des terres.

Les étudiants manifestent contre la guerre ; ils adoptent dans diverses villes desrésolutions réclamant l'amnistie, la fin de la guerre et la convocation de la Constituante.L'attitude trop prudente et à leurs yeux équivoque des Zemstvos est dénoncée par les in-tellectuels radicaux, qui veulent donner à la campagne commencée en novembre un ca-ractère plus révolutionnaire 1.

Le 28 novembre et les 5 et 6 décembre, deux grandes manifestations se produi-sent dans la rue, à Pétersbourg et à Moscou. Ces manifestations, dont la nouvelle esttransmise télégraphiquement au monde entier, révèlent la gravité de la situation intérieurenée de la guerre. Sous ses deux formes, la protestation contre la guerre et la grève, lemouvement gagne toutes les régions de la Russie.

A partir de décembre, la révolte ouvrière commence à s'affirmer par des mee-tings, puis par des grèves : le 3, meeting ouvrier à Saratov ; le 11, grand meeting ouvrier àBielostock. Du 21 au 27, à Riga, la population ouvrière proteste contre la guerre et unegrève se déclenche. Le 26, la grève générale commence à Bakou, grève générale qui de-vait provoquer, le 7 janvier, des collisions entre les ouvriers et la troupe. La grève finira le18 janvier : elle aura duré plus de trois semaines.

IV

Le 2 janvier 1905, Port-Arthur a capitulé.

Le 9, le renvoi de quatre ouvriers des usines de Poutilov provoque une réunionextraordinaire de l'assemblée des ouvriers russes des fabriques et des usines de la ville dePétersbourg. La grève des usines Poutilov commence. 12.000 ouvriers demandent la ré-vocation du directeur de l'usine, qui a refusé de reprendre les quatre ouvriers congédiés.Le 20, la grève devient générale à Pétersbourg c'est un mouvement qui s'étend, entraînantjusqu'à 140.000 ouvriers appartenant à la filature Néva, aux chantiers de construction desnavires Nevski et à d'autres entreprises : grève de solidarité avec les ouvriers de Poutilov,accompagnée de revendications économiques (salaires, huit heures). 1 Léon TROTSKY, 1905, 876 pp. Trad. Parijanine (Librairie de L'Humanité, 1923), et Ma vie, t. II, pp. 9-

25.

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Le dimanche 22 janvier, sous la conduite du prêtre Georges Gapone, placé à latête des ouvriers de Pétersbourg par la police, un grand cortège de travailleurs se dirigevers le palais impérial, afin de présenter au tsar une pétition exprimant les revendicationspopulaires :

Sire,Nous, travailleurs de Saint-Pétersbourg, nos femmes et nos enfants et nos pa-

rents, vieillards sans ressources, sommes venus à vous, ô Tsar, en quête de justice et deprotection. Nous avons été réduits à la mendicité, opprimés, écrasés sous le poids d'untravail excessif, abreuvés d'outrages. Nous ne sommes pas considérés comme des êtreshumains, mais traités ainsi que des esclaves qui doivent subir en silence leur triste desti-née... O Empereur ! nous sommes ici plus de trois cent mille. Et cependant, nous ne som-mes des êtres humains qu'en apparence. Car. en réalité, on nous prive de tout droit hu-main. Il nous est interdit de parler, de penser, de nous réunir pour parler de nos besoins etde prendre des mesures pour améliorer notre condition. Quiconque parmi nous ose éleverla voix en faveur de la classe ouvrière est jeté en prison ou exilé. La possession d'un boncœur, d'une âme sensible est punie en nous comme un crime... Délivrez votre peuple del'intolérable oppression bureaucratique.

Des milliers de manifestants, pacifiques, sans armes, bannières et icônes en têtedu cortège, ainsi qu'un grand portrait du tsar, s'approchent de la porte de Narva :

... Tout à coup, à deux cents pas devant eux, apparurent les troupes. Des sec-tions d'infanterie barraient la route, et devant elles un escadron de cavalerie se tenait ran-gé, les sabres flamboyant au soleil. Puis les cosaques, au galop, s'avancent, sabre au clair.Un grand cri d'alarme s'élève. Les rangs de front se brisant s'ouvrent devant eux, et dansce passage ils lancent leurs chevaux, frappant à droite et à gauche : les hommes, les fem-mes, les enfants tombent un à un, comme des arbres sous la cognée, tandis qu'une clameurfaite d'imprécations et de gémissements emplissait l'air...

Les manifestants continuent à avancer. Soudain, sans avertissement préalable,sans sommation, sans une minute de délai, le craquement sec d'un feu de salve 1.

Dans la réalité, Gapone n'avait été qu'une ombre éphémère :

La signification essentielle du 22 janvier ne réside pas dans le cortège symbo-lique qui s'avance vers le Palais d'Hiver. La soutane de Gapone n'était qu'un accessoire.Le véritable acteur, c'était le prolétariat. Il commence par une grève, s'unifie, formule desexigences politiques, attire à lui toutes les sympathies, tout l'enthousiasme de la popula-tion, se heurte à la force armée et ouvre la révolution russe. (Léon Trotsky.)

Le 22 janvier - le dimanche sanglant - il y avait eu quatre cortèges à Pétersbourget chacun d'eux avait été aussi cruellement massacré. Neuf cents tués, cinq mille blessés,tel est le tableau de cette journée.

Les ouvriers de Pétersbourg s'emparent d'une typographie et y impriment un ap-pel aux armes. A travers toute la Russie, la répercussion de ce massacre est immédiate : lelendemain, 23 janvier, la grève générale commence à Moscou ; puis, le 24, elle s'étend àVilno, à Kovno, à Jaroslaw ; le 25, à Riga, Revel, Saratov, Kiev, Minsk, Mohilev ; le 26,

1 Cf. Les Mémoires du pope Gapone, chapitre XV : Le massacre de la porte de Narva, pp. 207-209. Au-

mônier d'une prison, agitateur parmi les ouvriers avec l'autorisation bienveillante de la police, Gapones'était trouvé soudain à la tête d'une multitude d'hommes. Il devait se déconsidérer définitivement parl'argent reçu du comte Witte.

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à Tiflis, Libau, Vitebsk. Le même jour, une mutinerie éclate parmi les marins à Libau. Le27, la grève générale gagne à Varsovie, Lodz, Mitau, Dvinsk, Bielostock, Polotsk. Latroupe entre en collision avec les grévistes à Varsovie. Le 28 et le 29, grève à Briansk,grève des cheminots en Sibérie ; des barricades s'élèvent à Varsovie, et les grèves s'éten-dent dans le nord-ouest, tandis qu'en Mandchourie l'armée du général Grippenberg bat enretraite. Le 30 et le 31 janvier, la grève commence à Batoum, à Kharkov, au port de Win-dau, à Samara, Lublin, Brest-Litovsk et Tomsk. Et, pendant les premiers jours du mois defévrier, elle devait gagner la région de Dombrowa, puis Sosnowice, Pietrkow, Toula, leCaucase et le Donetz.

Le 24 janvier, Trépov est nommé gouverneur général de Pétersbourg ; le 30, lesétablissements d'enseignement supérieur de la ville sont fermés et cette fermeture est sui-vie de celles d'autres universités. Le 1er février, Nicolas II reçoit une députation de trente-deux ouvriers, organisée par la police sur l'initiative du général gouverneur Trépov.

En février et pendant plusieurs mois, les grèves se sont étendues à 122 villes,aux mines du Donetz, à dix compagnies de chemins de fer. Un million d'hommes sontengagés dans une action spontanée, sans organisation ni plan préalables, avec, pour seulguide, un double sentiment : la révolte contre la guerre et l'instinct de solidarité.

Le 27 mai, la flotte russe est battue par la flotte japonaise à Tsoushima.

Le 31 mai, le congrès paysan du gouvernement de Moscou crée l'Union pan-russe des paysans ; à partir de cette date, le mouvement paysan se généralise ; il a été pré-cédé et préparé - de février à mai - par des troubles agraires et des grèves de journaliersagricoles. Enfin, il faut signaler des révoltes dans l'armée et surtout parmi les marins. Le27 juin, l'équipage du cuirassé Potemkine se mutine ; puis, le 29, les fusiliers de la marineà Riga ; puis, le 30, l'équipage du cuirassé Georges- Pobiédonossetz. L'escadre de la merNoire, envoyée à Odessa contre le Potemkine, refuse de le combattre. Mais, le 8 juillet, lePotemkine se rend aux autorités roumaines de Constanza.

Le massacre du 22 janvier avait suscité, dans les pays démocratiques, des mee-tings de protestation contre les fusillades de Pétersbourg. En général, la signification dumouvement ne paraît pas avoir été comprise, sauf par certains socialistes. C'est ainsi queLe Mouvement socialiste 1, dès le 1er février 1905, publie un article qui mesure la portée àlongue distance de la première révolution russe : « L'entrée en action des masses ouvriè-res a radicalement changé la situation générale en Russie, les rapports des diverses forcesen lutte contre le tsarisme et la perspective du plus prochain avenir. Le combat a changéd'âme, la victoire va changer de camp. »

V

Les événements de janvier 1905 sont pour Lénine une expérience qui va luipermettre de formuler des doctrines et une tactique qui paraîtront extraites de la réalitémême.

1 Le Mouvement socialiste du 1e r février : « Le Prolétariat russe et la Révolution ruse », par B.

KRITCHEWSKY (31 janvier 1905).

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En janvier 1905, Lénine est à Genève ; il prépare la réunion du troisièmecongrès du P.O.S.D.R. (Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe), qui se tiendra en avril ; àl'occasion de la capitulation de Port-Arthur, il commence une campagne contre la guerrepar un article de sa nouvelle revue, Vperiod (En avant), qui combat les tendances de l'Is-kra, trop opportunistes à son avis. A une réunion des bolcheviks à. Genève, le 26 janvier,Lénine commente les événements du dimanche sanglant. Pendant ce mois de janvier, ilest occupé à traduire les Mémoires de Cluseret sur la tactique des barricades ; il relit lesarticles de Marx sur l'insurrection. Et, dans le numéro du Vperiod du 21 février, il de-mande au parti bolchevik de concentrer son attention sur la nécessité de préparer techni-quement l'insurrection 1.

Au commencement de février, dans un projet d'article qui n'a été publié qu'en1926, Lénine dégage les premières leçons d'un mouvement qui s'est affirmé, dès le 9 jan-vier, par la grève des usines Poutilov : « La Révolution grandit et mûrit avec une promp-titude qui nous était inconnue jusqu'au 9 janvier... » Et, rappelant le mot d'ordre formulé àla fin de sa brochure Que faire ? (1902) « l'insurrection armée du peuple entier », Lénineécrit :

De façon générale, le mouvement gréviste et les manifestations s'y rattachantse rapprochent, de plus en plus, dans la pratique, de l'insurrection armée du peuple entierdont la social-démocratie révolutionnaire parlait depuis si longtemps. Dans le Vperiod,nous tirions cette conclusion des événements du 9 janvier. Cette conclusion, les ouvrierspétersbourgeois la tirèrent eux-mêmes, directement, tout de suite, des événements. Le 10janvier, ils faisaient irruption dans une typographie légale, y composaient une proclama-tion, en faisaient un tirage de plus de 10.000 exemplaires, et la répandaient par toute laville.

Lénine a mis l'accent sur l'aspect essentiel de l'événement.

Dans le Vperiod du 14 février, « Deux tactiques », Lénine oppose la tactique« du suivisme » à la tactique bolchevik telle qu'il l'a définie dans Que faire ? : « La datede la révolution populaire ne peut pas être fixée d'avance. Celle de l'insurrection peut êtrefixée si ceux qui la fixent ont de l'influence sur les masses et savent apprécier le momentavec justesse. » En l'absence de toute organisation syndicaliste, en l'absence des militantsouvriers, les sociaux-démocrates bolcheviks doivent prendre sur les masses une influencequi leur permettra les initiatives organisées.

Le 21 février, toujours dans le Vperiod, parait un autre article, « Devons-nousorganiser la révolution ? » : « Partout où il y a des classes opprimées, luttant contre l'ex-ploitation, la parole socialiste les arme toujours, et avant tout, du besoin brûlant de s'ar-mer... »

Le 8 mars, pendant la bataille de Moukden (4-9 mars), toujours dans le Vperiod,« Nouveaux objectifs, forces nouvelles 2 », Lénine formule le mot d'ordre de la révolutionde 1905 : la dictature du prolétariat et des paysans. Le parti bolchevik n'est pas seulementl'état-major de la révolution ; il est l'interprète des protestations ouvrières ; il doit« dominer les événements dans sa conscience et dans son activité », afin de ne pas êtredompté, écrasé par eux. Au lieu de se tenir à la remorque des événements, le parti bol-

1 LÉNINE, Œuvres complètes, t. VII, pp. 146-153 : D'un accord stratégique pour l'insurrection.2 LÉNINE, Œuvres complètes, t. VII, pp. 175-182. La bataille de Moukden, qui coûta 100.000 hommes à

l'armée russe, se transforme en désastre du 4 au 9 mars 1905

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chevik donnera au torrent révolutionnaire une direction organisée ; il prendra en main,fermement et fortement, le mouvement ouvrier, afin de « sauvegarder, vis-à-vis de la dé-mocratie bourgeoise, l'indépendance ouvrière ».

Au troisième congrès du P.O.S.D.R., qui se tient à Londres, en avril et mai, Lé-nine est préoccupé, avant tout, de préciser l'attitude du P.O.S.D.R. à l'égard de l'insurrec-tion à main armée : il exige que Lounatcharsky 1 lui soumette son discours écrit avant dele prononcer. Lénine y apporte quelques corrections. Le projet de résolution est écrit toutentier par Lénine :

Le prolétariat étant, de par sa situation, la classe révolutionnaire la plus avan-cée... est par là même appelé à jouer dans le mouvement révolutionnaire démocratique deRussie le rôle de chef et de guide... Le prolétariat ne peut remplir ce rôle qu'organisé sousle drapeau de la social-démocratie en une force politique indépendante agissant dans lesgrèves et dans les manifestations avec l'unité la plus achevée.

Le prolétariat conduit le mouvement révolutionnaire ; mais il est lui-même gui-dé et dirigé par le parti bolchevik.

Le Congrès de Londres charge ses comités et ses organisations d'aborder la pré-paration des grèves politiques de masse. On doit organiser des groupes spéciaux « pourl'acquisition et la répartition des armes, l'élaboration du plan de l'insurrection armée et ladirection immédiate de celle-ci ».

C'est en vue de l'éventualité d'une insurrection que Lénine avait eu avec Gaponedes contacts qui avaient pour objet l'envoi d'armes en Russie. Le premier entretien a lieuau milieu de février, le second au début de juillet ; Lénine, rentré à Genève le 15 mai,incite Gapone à aller à Londres, où l'on organise l'armement de la révolution. Et, enmême temps, Lénine envoie Vassiliev Ioujine à Odessa pour organiser la liaison avec lesgroupes social-démocrates qui ont suscité les mutineries de la flotte, les 27 et 30 juin ;mais c'est le 8 juillet que le Potemkine se rend aux autorités roumaines.

Le 2 mai au troisième congrès, Lénine avait prononcé un discours sur le soutiendu mouvement paysan ; le 3 mai, un discours sur les rapports entre les intellectuels et lesouvriers dans les organisations social-démocrates. Le 8 mai, il était élu au Comité central,qu'il présidait le 10 : il était nommé rédacteur responsable du Prolétaire, dont le premiernuméro paraît le 27 mai.

Deux documents, à cette date, éclairent peut-être plus qu'aucun autre la visionque, dès 1905, Lénine avait des conditions préalables et nécessaires de la Révolutiond'octobre 2. D'abord un article paru dans le Vperiod du 12 avril : « La dictature révolu-tionnaire démocratique du prolétariat et des paysans » ; puis le projet de résolution sur lesoutien du mouvement paysan, lu à la séance du Congrès de Londres, le 3 mai 1905, parKrassine, et dont la minute avait été écrite de la main même de Lénine. Ces deux docu-ments montrent l'importance décisive que Lénine attache au rôle que doit jouer, à sesyeux, la paysannerie dans la révolution. Sans doute sentait-il que, sans elle, la victoire duprolétariat industriel aurait été sans lendemain : « Élever le mouvement paysan à la plushaute conscience de ses fins, organiser immédiatement des comités révolutionnaires 1 LOUNATCHARSKY, Les bolcheviks en 1905, dans Prolétarskaïa Révoloutsia, n° 11, 1925. - Cf. LÉNINE,

Œuvres complètes, t. VII, pp. 294-2982 LÉNINE, Œuvres complètes, t. VII, p. 322-327 (rapport et résolution).

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paysans,... recommander aux paysans le refus du service militaire, le refus complet dupaiement de l'impôt et de la reconnaissance des autorités, afin de désorganiser l'autocratieet de soutenir contre elle l'offensive révolutionnaire. »

Lénine est un réaliste. L'expérience de 1905 enrichit ses conceptions doctrinales.Sans doute, Lénine se plaît à se référer souvent à Marx. Mais l’œuvre de Marx et d'Engelsest pour lui assez semblable à une Bible dont les pasteurs non conformistes tirent destextes sacrés propices aux enseignements quotidiens de la morale évangélique. La scienceet l'action sont sur deux plans différents. Au lieu de violenter les faits pour les faire entrerdans le cadre de la doctrine marxiste, au lieu de forcer la réalité, il assouplit la doctrine,ou plutôt il l'interprète, toute révérence due à Marx auquel Lénine ne refuse jamais ungeste de dévotion.

Il agit de même vis-à-vis du mouvement ouvrier. Le prolétariat industriel enRussie ne possède ni organisation ni tradition. Lénine lui offre une direction organisée enéchange de l'appui de sa force révolutionnaire.

La Révolution de 1905 avait été pour Lénine l'occasion d'expériences qu'il n'ou-bliera pas : la révolution pouvant naître d'une défaite militaire qui se tournait en désastre,- la nécessité d'engager les soldats et les marins dans la voie révolutionnaire, - l'impor-tance enfin décisive des masses paysannes, qu'il fallait lier au sort de la révolution.

VI

Le 5 septembre 1905, le traité de Portsmouth terminait la guerre russo-japonaise ; la Russie évacuait la Mandchourie ; elle transférait au Japon le bail de Port-Arthur et lui reconnaissait le droit d'étendre son protectorat sur la Corée. Surtout, lestroupes de l'armée russe revenaient d'Extrême-Orient exténuées et déçues, et ayant tropsouffert de l'incurie du commandement et de l'intendance pour ne pas prêter une oreilleattentive à l'agitation révolutionnaire.

La grève des compositeurs de l'imprimerie Sytine, à Moscou, le 19 septembre1905, gagne bientôt les autres industries.

Le 30 septembre, à Pétersbourg et à Kiev, les Universités servent de lieu d'asileaux premiers meetings ; car, exclues de la rue dont elles sont chassées par la police, lesréunions populaires peuvent se tenir librement dans les salles de cours des Universités.Les amphithéâtres et les salles de conférences se remplissent de tout un auditoire de tra-vailleurs « venus directement de l'usine à l'Université ». Les journaux bien pensants sescandalisent de voir s'y entasser pèle-mêle les étudiants et un ramassis de gens de touteespèce et de va-nu-pieds 1.

1 Un chroniqueur du journal La Russie décrivait ainsi cet étrange spectacle : « Savez-vous ce qui m'a le

plus frappé au meeting de l'Université ? C'est l'ordre merveilleux, exemplaire, qui régnait... J'allai rôderdans le corridor. Le corridor de l'Université, c'est maintenant la rue tout entière. Tous les amphithéâtresqui donnaient sur le corridor étaient pleins de monde ; on y tenait des meetings particuliers, par frac-

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 57

Le 2 octobre, à Pétersbourg, les compositeurs font trois jours grève de solidaritépour leurs camarades de Moscou.

Le 3 octobre, à Moscou, des délégués ouvriers de différentes corporations (im-primeurs, mécaniciens, menuisiers, tabac, etc...) constituent un Soviet des travailleurs deMoscou. Le 4 et le 5, le travail reprend dans les imprimeries de Moscou.

Mais voici que s'annonce la grève générale des chemins de fer. Le 10 octobre,Moscou va être isolé du reste de la Russie. Le 9 octobre, le Congrès des cheminots à Pé-tersbourg formule ces revendications : les huit heures, les libertés civiques, l'amnistie,l’Assemblée Constituante.

Grève générale à la fois économique et politique.

La grève étend une main dominatrice sur toute l'étendue du pays... Elle ouvreune typographie quand elle a besoin de publier les bulletins de la révolution, elle se sert dutélégraphe pour envoyer ses instructions ; elle laisse passer les trains qui conduisent lesdélégués des grévistes ; elle mène les convois de voyageurs jusqu'à la gare la plus voisineou jusqu'à destination, s'il y a lieu... Elle met tous les moyens en oeuvre... Elle veut arriverà ses fins, coûte que coûte 1...

Le 10 octobre, à Moscou, les cheminots, réunis à l'Université, décident de pour-suivre la grève jusqu'à complète satisfaction de leurs revendications. Et la grève des che-mins de fer s'étend de réseau en réseau. Et, progressant de proche en proche, la grève ga-gne les lignes de l'Asie Centrale et de la Sibérie : le 15 octobre, Bakou, le 17, Odessa. Acette date, il y a 750.000 cheminots en grève. La grève s'étend, paralyse bientôt la vieéconomique tout entière.

Le 13 octobre, à Pétersbourg, se forme le Conseil des députés ouvriers. Le So-viet de Pétersbourg va devenir le centre et le foyer de la révolution à l'automne 1905 ; ilsert d'exemple aux autres Soviets, qui se forment à Moscou, à Odessa notamment.

Le 13 octobre, le Soviet se constitue et tient sa première séance ; il se composed'une quarantaine de députés. A la mi-novembre, 562 députés, dont 6 femmes, représen-tent 147 fabriques, 34 ateliers et 16 syndicats : sur 562 délégués, 362 sont ouvriers desmétaux, 57 ouvriers du textile, 32 ouvriers imprimeurs ou ouvriers du papier, 12 em-ployés de commerce, 7 comptables et ouvriers pharmaciens. La prédominance des délé-gués des métaux est un fait notable. Le Conseil des députés ouvriers crée, le 17 octobre,un Comité exécutif de 31 membres ; sur ces 31 membres, il y a 22 délégués ouvriers,mais aussi 6 représentants des deux fractions social-démocrates et 3 socialistes révolu-tionnaires. Les partis politiques sont donc représentés à côté des corporations ouvrières ;mais ils sont une minorité. Le Soviet de Pétersbourg est une organisation directe de la

tions... Le couloir lui-même était bondé, la foule allait et venait... On fumait, on causait à mi-voix...L'assemblée était plus nombreuse et plus sérieuse que dans les réceptions ordinaires... Et cependant,c'était là le peuple, le vrai peuple, le peuple aux mains rouges et toutes crevassées par le travail, au vi-sage terreux comme l'ont les gens qui passent leur vie dans les locaux fermés et malsains. Et tous lesyeux brillaient, enfoncés dans les orbites... Pour ces hommes de petite taille, maigres, mal nourris, quiétaient venus de l'atelier où l'on trempe le fer, où l'on coule la fonte, où l'on suffoque de chaleur et defumée, pour tout ce monde, l'Université était un temple aux hautes murailles, aux larges espaces, où lacouleur blanche étincelait...

1 Léon TROTSKY, 1905, pp. 81-82.

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classe ouvrière ; c'est là son originalité historique et la raison de son influence pendant lessemaines du 13 octobre au 3 décembre. C'est aussi la raison du nom que lui donnèrent lapresse et les masses : « gouvernement prolétarien ». Le Conseil des délégués ouvriersétait composé d'un délégué par groupe de 500 ouvriers ; les petites entreprises industriel-les s'unissaient pour former des groupes d'électeurs.

Cette institution ouvrière, née spontanément, répondait au besoin qu'avaient lesmasses disséminées et dépourvues de liaison de posséder une organisation d'une autoritéindiscutable, libre de toute tradition, confluent pour tous les courants révolutionnaires àl'intérieur du prolétariat. Aucune autre organisation existante n'était capable de remplirce rôle. Le Soviet était le lien d'unité ; l'appel, voté le 13 octobre, convie à la grève géné-rale politique « toutes nos forces disponibles, unifiées sous l'égide de notre commun So-viet ».

Le Soviet comprend une majorité de délégués des métaux, parce que ceux-ciprennent une part prépondérante à ces événements. À chaque étape du mouvement ou-vrier, il en est ainsi de certaines corporations, différentes selon l'heure ou le pays ; enFrance, par exemple, les ouvriers du bâtiment, les bronziers et les ouvriers imprimeurs ontjoué entre 1840 et 1870 le rôle essentiel. En Russie, en 1905, dès le 13 octobre, jour de laformation du Soviet, les ouvriers des métaux définissent ainsi leurs objectifs : « Nousdéclarons la grève politique et nous lutterons jusqu'au bout pour la convocation de l'As-semblée Constituante sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret, dans ledessein d'instituer en Russie la république démocratique. » Programme semblable à celuides Chartistes de Grande-Bretagne, de 1837 à 1843 1.

Le 14 octobre, les ouvriers typographes considèrent « que c'est trop peu de ces-ser le travail et qu'il faut transformer les troupes de la classe ouvrière en grève en unearmée révolutionnaire, c'est-à-dire organiser immédiatement des compagnies de com-bat ». Les compagnies de typographes armées vont s'emparer des grandes imprimeriesdestinées à publier les Izvestia (Les Nouvelles du Soviet), dont le premier numéro paraîtle 17 octobre.

Le 15 octobre, le Soviet convertit à la grève les fabriques textiles qui travaillentencore ; le lendemain, elles ont toutes cessé le travail. De nombreux comités de grève(ingénieurs, avocats, fonctionnaires du gouvernement) décident de s'inspirer des décisionsdu Soviet. « En s'assujettissant les organisations indépendantes, le Soviet unifia autour delui la révolution. »

Trépov, qui avait recommandé aux troupes et à la police de ne pas tirer à blancet de ne pas ménager les cartouches, doit céder la place au comte Witte, et la peur arracheau pouvoir le manifeste du 17 octobre. La grève des chemins de fer et du télégraphe avaitdésorganisé le mécanisme gouvernemental. Le 18 octobre, à Pétrograd, les esprits étaientpartagés entre l'étonnement et la crainte : « d'immenses foules allaient et venaient, d'un airégaré, par les rues. On avait obtenu une constitution. Que se passerait-il ensuite 2 ? »

Le comte Witte, qui avait signé le traité de Portsmouth, en suggérant au tsar designer le manifeste du 17 octobre, avait voulu obtenir un armistice de quelques jours oude quelques semaines, - il avait voulu laisser passer la vague, afin de voir venir le vent. 1 Voir Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, pp. 111-169.2 TROTSKY, 1905, pp. 99 et 101.

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Le Soviet répond au manifeste en réclamant l'amnistie, le désistement de la po-lice du haut en bas, l'éloignement des troupes, la création d'une milice populaire. Enmême temps il déclare que la grève générale continue. « La grève se transforme en unedémonstration de défiance. » Pourtant le Soviet décide la reprise du travail à Pétersbourgpour le 21 octobre.

La lutte pour l'amnistie commence par toute la Russie. Et, le 22 octobre, le gou-vernement paraît céder à la pression ouvrière. Le même jour, le Soviet de Pétersbourgrenonce à la manifestation projetée à l'occasion des obsèques des victimes 1.

Le Soviet de Pétersbourg prend en main la défense de la liberté de la presse ; ilest soutenu par le syndicat des ouvriers de la presse ; l'un et l'autre s'entendent pour abolirle censure en posant ce principe : « Lorsque le texte ne contient pas un appel direct à laviolence et aux pogroms, l'impression aura lieu sans empêchements. »

Cette volonté de liberté et le souci de ne pas faire appel à la violence sont recon-nus par une des grandes organisations capitalistes : le Comptoir consultatif des Métallur-gistes constate (dans une lettre au comte Witte, qui réclame une amnistie complète), que,« du côté des masses révolutionnaires, la violence ne s'est manifestée que dans des limitestrès étroites et ces masses ont su observer une discipline vraiment incroyable... La classeouvrière, qui a manifesté avec tant de force sa conscience politique et sa discipline departi, doit prendre part à l'administration des affaires publiques ». Les 26 et 27 octobre,une mutinerie militaire éclate à Cronstadt et elle est sauvagement réprimée. Cette répres-sion fait rebondir la grève d'octobre.

Le 1er novembre, le Soviet invite le prolétariat de Pétersbourg à manifester par lagrève générale politique sa solidarité avec les soldats de Cronstadt. Et le lendemain, avantmidi, toutes les usines qui ont des représentants au Soviet se mettent en grève. Les petiteset moyennes entreprises industrielles envoient des représentants au Soviet. Les cheminsde fer interrompent le trafic.

Le 5 novembre, le comte Witte ayant promis qu'aucune Cour martiale ne jugerales marins de Cronstadt, le Soviet décide de cesser la manifestation de grève le 7 novem-bre. L'attitude du Soviet avait eu sur les soldats une influence qui avait pénétré mêmeparmi les régiments de la garde. Cette influence s'accroît à la suite du manifeste que leSoviet adresse aux soldats :

Le gouvernement avait décidé que les matelots et les soldats de Cronstadt pas-seraient en Cour martiale ; les ouvriers de Pétersbourg ont immédiatement cessé tout tra-vail. Ils consentent à endurer les tortures de la faim, mais ils ne veulent pas considérer ensilence les tourments que l'on inflige aux soldats.

Nous, Soviet des députés ouvriers, nous vous disons, soldats, au nom de tousles ouvriers de Pétersbourg : Vos peines sont nos peines ; vos besoins sont nos besoins ; la

1 La révolution de 1905 a eu un grand nombre de victimes : 15.000 morts, 18.000 blessés, 70.000 empri-

sonnés. Ajoutez les pogroms d'octobre, à travers la Russie - il y en eut dans cent villes - et qui firent4.000 massacrés, 10.000 mutilés. Mais, à Pétersbourg, s'il n'y a pas de pogroms, les Cent Noirs atta-quent les passants ;avec des fouets, des couteaux et des casse-tête. En face de ces bandes noires, les ou-vriers s'arment de revolvers, de fusils, de piques ; des compagnies de protection se forment, qui pa-trouillent la ville, la nuit, afin de protéger les passants paisibles et de maintenir l'ordre contre les CentNoirs.

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lutte que vous menez, c'est bien celle que nous avons entreprise. Nous sommes attachés àla même chaîne. Ce n'est qu'en unissant leurs efforts que le peuple et l'armée briserontcette chaîne.

La révolte du Potemkine, au début de l'été, avait été punie par les travaux forcéspour quelques dizaines de marins, la corde pour deux autres, et le poteau d'exécution pourquatre autres. Ces sanctions ont eu pour effet d'attiser l'esprit de révolte. Dans tout le paysse réunissent des meetings de soldats ; à partir du 20 novembre, dans nombre de villes, lessoldats fraternisent avec les ouvriers. Le 2 et le 3 décembre, la garnison de Moscou orga-nisera des cortèges dans les rues en chantant la Marseillaise.

Le 28 octobre, des délégués décident d'instituer, par l'action directe, la journéede huit heures. Dès cette date, les grosses usines métallurgiques ne travaillent plus quehuit heures. Le 29 octobre, le Soviet des délégués ouvriers invite les ouvriers à établireux-mêmes, dans leurs usines, la journée de huit heures. Le 31 octobre, les Izvestia an-noncent que les ouvriers des usines d'un certain rayon, après avoir travaillé huit heures,ont quitté leurs ateliers et sont partis en cortège dans les rues en chantant la Marseillaise.

Le 1er novembre, la plupart des fabriques de textiles et toutes les usines métal-lurgiques appliquent la décision des huit heures. Mais la grève du début de novembrearrête cette campagne. Et, le 7 novembre, lorsque le travail est repris, le gouvernementferme les usines de l'État ; et son exemple est suivi par un certain nombre d'entreprisesprivées, qui ferment leurs portes afin d'empêcher l'institution des huit heures.

La majorité du Soviet décide, le 12 novembre, de conseiller l'abandon de la re-vendication des huit heures. Mais, pendant cette séance, une longue et violente discussionse poursuit entre les délégués de l'usine Poutilov, qui appuient l'abandon des huit heures,et les représentants qui veulent maintenir cette revendication ; l'un des plus passionnés estune tisserande de la fabrique Maxwell, une femme d'un certain âge, au beau visage clair :sa voix pénétrante, vibrante d'émotion, crie aux délégués de Poutilov :

Vous avez habitué vos femmes à bien manger et à bien dormir, et voilà pour-quoi vous craignez de perdre votre gagne-pain. Mais nous, cela ne nous fait pas peur.Nous sommes prêtes à mourir pour obtenir la journée de huit heures. Nous lutterons jus-qu'au bout. La victoire ou la mort ! Vive la journée de huit heures !... Nous ne pouvonsplus accepter ce surmenage qui progressivement épuise nos forces physiques et morales.

Le 15 novembre, éclate la grève des postes et télégraphes. Le 23,.elle est sus-pendue pour permettre les communications entre tous les réseaux de chemins de fer. Eneffet, un certain nombre de fonctionnaires poursuivis pour propagande révolutionnairedevaient être exécutés, le 23 novembre, à minuit. Le Congrès des cheminots avait faitsavoir au gouvernement que, si avant huit heures du soir il n'avait pas rapporté la sen-tence, tous les chemins de fer suspendraient le trafic. Dès réception de l'avis télégraphi-que, le ministre de la Guerre donne l'ordre de suspendre l'exécution de la sentence. C'est« la dernière victoire de la révolution ».

Dès le 14 novembre, on avait arrêté, à Moscou, le bureau de l'Union despaysans. A Pétersbourg, le 26 novembre, le président du Soviet, Khroustalev, est arrêté etremplacé, le 27, par Léon Trotsky.

Le Soviet adresse un appel aux soldats et rédige un manifeste. Le 2 décembre,les huit journaux qui ont publié le manifeste sont suspendus ; un décret paraît, qui menace

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d'emprisonnement les membres des syndicats de cheminots, de postiers, télégraphistes ettéléphonistes. Le 3 décembre, le gouvernement fait cerner le bâtiment de la Société Éco-nomique par des troupes de gendarmerie-et des cosaques à cheval. Tandis que le Comitéexécutif délibère, les soldats qui sont dans le corridor entendent un des députés ouvriersqui s'écrie : « Le résultat de la nouvelle et décisive action du prolétariat - la grève géné-rale - dépendra des troupes. Qu'elles prennent donc la défense de la patrie ! Même à tra-vers les portes fermées, les soldats entendront le fraternel appel des ouvriers, la voix dupays épuisé dans les tourments. » Les portes s'ouvrent, les membres du Comité exécutif etdu Soviet sont arrêtés.

Léon Trotsky et Lénine ont participé à la révolution de 1905 ; leurs écritscontemporains montrent l'influence qu'elle a eue sur eux. Quel a été leur rôle ? Lénine,qui arrive à Pétrograd en novembre, ne prend pas part directement aux travaux du Soviet :« … Il suivait attentivement chaque démarche du Soviet [dont] il influençait la politiquepar l'intermédiaire des représentants de la fraction bolchevik... Il expliquait l'action duSoviet dans son journal, La Vie Nouvelle (Novaia Jizn). Sur aucune question, Lénine nese trouva en désaccord avec la politique du Soviet 1 ». Trotsky ajoute que, lorsque laCommission fédérative des délégués bolcheviks et mencheviks le chargea de parler enson nom devant le Comité exécutif, « aucun conflit ne se produisit alors ». Et, lorsqueTrotsky fut nommé président du Soviet, Lénine se serait écrié : « Pourquoi pas ? Trotskya conquis cette situation par un labeur inlassable et brillant. »

L'accord entre Trotsky et Lénine en 1905 présage et prépare leur entente pen-dant les journées d'octobre 1917 ; la légende d'un conflit existant entre eux en 1905 mé-connaît le fait qu'une des forces de la révolution russe a été l'entente entre Lénine etTrotsky ; elle appauvrit la réalité historique. Aux yeux de Lénine et de Trotsky, la révolu-tion de 1905 avait la même signification ; cette importance, Trotsky l'a marquée, peuaprès la première révolution, dans un très beau livre : 1905, qu'il publie en russe dès 1907sous le titre de Notre Révolution 2.

Léon Trotsky, qui a vécu la révolution d'octobre 1905, constate le caractère es-sentiel de cette révolution : « Ce ne fut, écrit-il, ni l’opposition de la bourgeoisie libérale,ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels quiforcèrent le tsarisme à s'agenouiller : ce fut la grève ouvrière. » La révolution russe de1905 - et par là elle se distingue de la révolution de 1917 - a un caractère ouvrier.

Le Soviet ou Conseil des députés ouvriers, qui émanait de la classe ouvrière, futl'organisation-type de la révolution. « Le Soviet sortit organiquement du prolétariat aucours de la lutte directe... » Les masses ouvrières et la presse lui donnèrent le nom degouvernement prolétarien. Les députés au Soviet étaient les représentants de la classeouvrière ; quelques conseillers politiques, à peine une vingtaine sur 562, représentaientseuls les partis socialistes.

Pour Trotsky et pour Lénine, la grève de 1905 fut la répétition générale de 1917.Lénine, à côté du mouvement ouvrier, avait vu « croître et s'élargir la révolte paysanne » ;il avait senti qu'elle était le poids qui devait faire pencher la balance en faveur de la révo-lution. Léon Trotsky, lui aussi, estimait que le mouvement de l'automne 1905 lui avait

1 TROTSKY, Ma Vie, t. II, pp. 18-19 (citation de Lounatcharsky).2 Une édition allemande (1908-1909) paraît .à Vienne. Une nouvelle édition russe, traduite en français en

1923, a paru à Moscou en janvier 1922.

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appris qu'il fallait organiser la campagne et la relier à la ville - se rattacher étroitement àl'armée - prendre les armes : « Telles sont, écrit-il, les simples et considérables déductionsqu'imposèrent au prolétariat la lutte et la victoire d'octobre 1905. »

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Deuxième partie

Les temps héroïquesdu syndicalisme

« Ce sont des combats qui se livrent dans l'âme des travailleurs.Ils obéissent a la voix de l'honneur syndical... Ces ouvriers sont,à leur façon, des personnages cornéliens ; il s'établit dans leurconscience le débat qui s'établit dans le cœur des personnages deCorneille. »

EDOUARD DRUMONT

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Chapitre premier

Internationale politiqueou internationale syndicale ?

(1889-1900-1909)

« Le marxisme orthodoxe était essentiellement la philosophied'un socialisme mi-bourgeois, mi-ouvrier, d'un socialisme politi-que, parlementaire et doctrinaire, qui voyait dans le prolétariatune arme matérielle que devait manier la pensée incarnée dansun état-major d'intellectuels bourgeois. »

EDOUARD BERTH.

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La guerre franco-allemande et les conflits entre idéologues, au sein des sectionsde la Fédération internationale, avaient rompu la Première Internationale. Le Congrès del'Internationale à La Haye (2 au 7 septembre 1872) avait achevé son déclin en votant letransfert du siège du Conseil Général à New York. C'est la Fédération Jurassienne qui estdésormais le centre de propagande révolutionnaire. La Fédération Jurassienne suscite laformation en France de nouvelles sections de l'Internationale, sections plus révolutionnai-res qu'ouvrières. La Fédération française de l'Internationale se réunit en congrès à LaChaux-de-Fonds en août 1877. Les résolutions de ce congrès sont influencées par les ten-dances anarchiques. La cinquième résolution décide que la Fédération profitera de tousles mouvements populaires pour développer dans les limites du possible son programmecollectiviste et anarchiste : « partout, dès que la force de l'organisation rendra la chosepossible, la propagande par le fait 1 »...

1 Deuxième résolution : « ... pour les villes une active propagande par le livre, le journal, la brochure ;

...partout, dès que la force de l'organisation rendra la chose possible, la propagande par le fait... »

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Programme collectiviste et anarchiste... On sait que la Première Internationaleavait été divisée par l'antagonisme entre deux tendances 1 : la tendance marxiste et le so-cialisme ou communisme anti-autoritaire. Or, vers 1876, les deux tendances changent denom. Les marxistes adoptent la dénomination de collectivistes, que les fédéralistes aban-donnent. La dernière réunion du Conseil Général de l'Internationale réfugiée à New Yorkest celle de Philadelphie (juillet 1876). La Fédération Jurassienne manifeste son activitéjusqu'en 1880. En septembre 1877, les internationaux jurassiens publient un manifeste,affiché clandestinement dans quelques villes françaises : « Que fera, en novembre 1877,l'Assemblée des 363 (députés républicains) ? Rien. Elle s'aplatira ou sera chassée, à moinsque vous ne soyez là avec vos armes... Vous devez vous préparer à passer de la parole àl'acte, de l'urne à la barricade, du vote à l'insurrection. Le combat inévitable aura donclieu. » Mais, les 9 et 10 octobre 1880, la Fédération Jurassienne tient à La Chaux-de-Fonds son dernier congrès. Les hommes qui l'avaient animée, depuis 1871, forment dé-sormais les différents groupes et écoles anarchistes.

Les survivants de la Fédération Jurassienne organisent le mouvement commu-niste anti-autoritaire. Leurs journaux (L'AvantGarde, Le Révolté, La Révolte) se placentsur le terrain de l'anarchie ; Élisée Reclus, James Guillaume, Pierre Kropotkine, Malatestasont rejoints par Jean Grave, qui représente au Congrès de Marseille la Chambre syndi-cale des Ouvriers Cordonniers, et par Émile Pouget, qui, dès l'âge de vingt ans, en 1880,va prendre une part ardente à la fois à la propagande anarchiste et à l'organisation dessyndicats ouvriers.

Un an après le dernier congrès régional de la Fédération Jurassienne, Élisée Re-clus, Johann Most, Enrico Malatesta organisent une nouvelle Internationale à Londres :l'Alliance internationale ouvrière, appelée l'Internationale noire, qui déploie son activitésurtout en Italie, en France, aux États-Unis. Les organisateurs de l'Internationale noirecroyaient la révolution imminente et espéraient hâter sa venue en organisant, parmi lesouvriers et les révolutionnaires, la propagande par le fait.

En 1889 apparaît une nouvelle Internationale. Les relations complexes entre lemouvement socialiste et le mouvement ouvrier s'expliquent par l'existence de quatregrands courants : une tendance (qui est surtout celle de la social-démocratie en Allemagneet du guesdisme en France), attachée surtout à l'action politique et à la conquête des pou-voirs publics ; une autre tendance, qui cherche à lier l'action politique et l'action économi-que, et à concilier aux partis socialistes les bonnes grâces du mouvement syndical ; unetendance anarchiste ; une quatrième tendance enfin, purement syndicaliste, cette tendanceest apolitique, anti-étatiste. Selon les pays, le mouvement ouvrier est influencé diverse-ment par chacune de ces tendances.

1 Voir t. 1, Histoire du mouvement ouvrier, VIe Partie, chapitre II, pp. 315 à 360 ; cf. MAX NETLAU, Der

Anarchismus von Proudhon zu Kropotkin, 1859-1880 (Berlin, 1927), et Anarchismus und Sozialrevo-lutionäre. 1880-1886 (Berlin. 1931).

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I

De 1860 à 1870, grâce à la politique prudente et ferme de la Junta 1, le trade-unionisme avait accru singulièrement son influence. Au lendemain de la guerre franco-allemande, en face des dangers que présente pour les organisations ouvrières le projet deloi déposé par le ministre de l'Intérieur Henry Bruce, le trade-unionisme se réorganisepour de nouveaux combats ; la direction du mouvement passe entre les mains du Comitéparlementaire nommé en mars 1871 par le Congrès.

Les chefs trade-unionistes, les amis de la Junta, George Odger, William Allan,Daniel Guile, auxquels se joignent des représentants des ouvriers fileurs, des ouvriers desmétaux et des mineurs, Alexander Macdonald et John Kane, organisent une agitation quiaboutit à l'échec du parti libéral aux élections de 1874 et à la chute du Cabinet Gladstone,opposé au rappel du Criminal Law Amendment Bill.

A la veille des élections générales, le Congrès des Trade-Unions à Sheffieldpouvait se glorifier de représenter plus d'un million cent mille syndiqués, dont 250.000mineurs, 250.000 ouvriers du textile, 100.000 travailleurs agricoles ; c'étaient les troisindustries qui avaient apporté récemment les plus gros effectifs au trade-unionisme. Pen-dant les élections, les candidats conservateurs s'étaient engagés vis-à-vis des trade-unionistes à leur donner satisfaction s'ils obtenaient la majorité au Parlement.

Abandonnant leur traditionnelle attitude d'abstention politique, les organisationstrade-unionistes avaient présenté 13 candidats, - deux d'entre eux furent élus : AlexanderMacdonald et Thomas Burt, président et secrétaire de la Fédération des Mineurs, qui de-vinrent ainsi les premiers députés travaillistes. Le Cabinet conservateur qui succéda auCabinet libéral présenta deux projets de loi afin de modifier la législation.

Le Master and Servant Act de 1867 fut remplacé par l'Employers and WorkmenAct de 1875 : le seul changement d'appellation des deux lois exprimait une transformationprofonde ; le contrat de travail devenait une obligation contractuelle purement civile etassurait l'égalité légale entre les parties.

Le Criminal Law Amendment Act de 1871 était remplacé par The Conspiracyand Protection of Property Act, 1875. Le picketing était autorisé, pourvu qu'il fût exercésans violence. Les délits commis au cours d'une grève restaient dans le droit commun.Aucun acte commis par un groupe ne sera punissable s'il n'est pas également criminel,lorsqu'il a pour auteur un individu agissant seul. Les Trade-Unions obtenaient une chartequi, jusqu'en 1901, leur assure un statut légal et l'impunité dans la conduite des conflitsindustriels. Une troisième loi, The Trade-Union (Amendment) Act de 1876, complètel'étonnante victoire, don d'un gouvernement conservateur ou plutôt cadeau de fiançail-les 2.

1 Voir Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, pp. 267 et suiv. - G. D. H. COLE, A short story of the British

Working Class movement (1789-1927), complete édition. George Allen and Unwin, 1932, pp. 103 etsuiv., 116 et suiv., 238.

2 C'est l'expression employée par G. D. H. COLE, p. 118. Mais les électeurs travaillistes se montrèrentingrats envers les conservateurs.

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En 1870, il y avait eu dans le bâtiment un grand nombre de grèves. Ces grèveseurent pour résultat un accroissement des salaires et une réduction des heures de travail ;le succès des ouvriers du bâtiment semble avoir été la cause directe, en 1871, du mouve-ment des neuf heures, parmi les mécaniciens. Ce grand mouvement se déclencha sponta-nément parmi les militants de la base ; il ne dut rien à l'organisation nationale, l'Amalga-mated Society of Engineers, ni à son leader William Allan, devenu avec les années tropprudent et trop économe pour s'embarquer dans une telle aventure. Mais les militants lo-caux créent une organisation temporaire, la Nine Hours League, qui comprend des unio-nistes et des non-unionistes et est dirigée par un jeune militant, John Burnett. Pendantcinq mois, la ligue met en jeu la solidarité ouvrière. Dans le nord-est de l'Angleterre, lesemployeurs acceptent la semaine de 54 heures. Cette première victoire suscite une agita-tion générale, non seulement parmi les mécaniciens, mais dans les autres corporations.Pendant les années 1872 et 1873, les grèves continuent. En 1872, les ouvriers mécani-ciens de la Clyde obtiennent la semaine de 51 heures. A Londres, la même année, les ou-vriers du bâtiment font grève, réclamant la journée de neuf heures ; les patrons leur ré-pondent par un lock out. A Londres, le succès n'est que partiel ; mais, dans de. nombreu-ses régions, la semaine de 54 heures est conquise sans grève.

Le succès du mouvement en faveur des neuf heures suggère aux ouvriers nonqualifiés l'idée qu'ils pourraient bénéficier pour eux-mêmes de l'organisation trade-unioniste. De nouvelles unions se forment parmi les travailleurs semi-qualifiés. Les tra-vailleurs du rail, jusque-là pratiquement non organisés, constituent l'Amalgamated So-ciety of Railway Servants en 1872. Mrs. Emma Paterson entreprend de créer des unionsparmi les ouvrières : la Women's Protective and Provident League (1874) va devenir laWomen's Trade-Union League. Les travailleurs agricoles, que leur échec de 1833 avaitpendant longtemps découragés, commencent à s'organiser. L'Union des Travailleurs, for-mée en 1871, dans l'Hertfordshire, comprend rapidement 33.000 syndiqués. En 1872,Joseph Arch, ouvrier agricole et prêcheur méthodiste, organise l'Union des Travailleursdu Warwickshire, qui devient l'Union Nationale des Travailleurs agricoles ; ses effectifss'élèvent bientôt à 100.000 membres. A côté d'elle, des unions locales forment une fédé-ration plus lâche : l'Union Fédérale des Agricultural and General Labourers. Mais la criseagricole permet aux fermiers de briser les unions de travailleurs agricoles qui voient fon-dre leurs effectifs. De 100.000 membres, la National Agricultural Labourers' Uniontombe à 15.000 et ne conserve d'influence que dans le comté de Norfolk.

À la même époque, peu à peu, se transforme l'esprit du trade-unionisme. Al'étroit particularisme des « amalgamated societies » se substitue une compréhension pluslarge de la solidarité ouvrière. Le sens de l'unité des classes laborieuses renaît ; et aussi levieil idéal des années 30 : le rêve de l'association ouvrière. Les associations des mineursdu Yorkshire et du comté de Durham acquièrent des mines ; l'une après l'autre, les Trade-Unions se lancent dans des entreprises coopératives de production. Et parallèlement sedéveloppent les coopératives de consommation. Mais, si celles-ci résistent aux fluctua-tions industrielles, la dépression économique porte un coup fatal aux expériences amor-cées pendant la période de prospérité entre 1870 et 1874. Les entreprises minières et lesusines coopératives sont obligées de fermer leurs portes. A une période d'espoir et deconfiance succède une période de désillusion et d'apathie. L'essor du mouvement ouvrieranglais, si net entre 1870 et 1874, est suivi d'une chute rapide. La transformation duTrade-Unionisme, qui s'esquissait après 1870, n'a subi qu'un moment d'arrêt. En dépit descirconstances économiques qui continuent à rester hostiles, cette transformation va se

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manifester, à partir de 1884, sous l'influence de facteurs nouveaux un climat idéologique,la diffusion du socialisme, l'apparition de nouvelles couches sociales, et, chez les travail-leurs non qualifiés, l'éveil d'une conscience syndicaliste. L'origine de la réaction contre letrade-unionisme traditionnel a été le conservatisme paresseux des fonctionnaires syndi-caux, qui a ralenti l'élan des grandes unions nationales.

Après la victoire remportée en 1875, pendant dix ans, de 1875 à 1885, lecongrès des Trade-Unions n'est plus qu'une assemblée annuelle de fonctionnaires syndi-caux, où règne l'unanimité ; mais, à partir de 1885, le congrès devient le champ de batailleentre l'ancien et le nouvel unionisme.

Les fonctionnaires des grandes unions nationales ont limité leurs ambitions à unopportunisme pratique. Les leaders trade-unionistes partagent le crédo libéral des classesmoyennes. Les manifestes du Comité parlementaire ne diffèrent, ni dans le ton, ni dans lefond, des discours des libéraux exposant un programme de radicalisme individualiste. Aureste, aux environs de 1880, la majorité des troupes trade-unionistes partagent les idées duradicalisme individualiste.

Entre 1880 et 1890, une transformation se produit dans les opinions des massessyndicales et cette évolution provoque l'apparition d'un nouvel unionisme. On assiste, enGrande-Bretagne, comme à l'époque du chartisme, à la coexistence d'une crise industrielleet de croyances nouvelles s'opposant à celles du radicalisme individualiste. La conjonc-tion du facteur économique et du facteur psychologique, la rencontre de la misère et del'espérance, donne au mouvement ouvrier un nouvel élan, une nouvelle force et de nou-velles formes 1.

En 1881, Henry Mayers Hyndman fonde la Democratic Federation, dont le pro-gramme s'inspire de la Charte du Peuple. Hyndman est marxiste. Ayant lu le Capital enfrançais, il va demander conseil à Marx dans sa résidence de Haverstockhill, 41, MaitlandPark Road 2, et, comme jadis avec Proudhon, Karl Marx discute avec Hyndman tard dansla nuit. Marx se montra sceptique et peu encourageant pour les projets d'Hyndman. Unerupture se produit entre eux à la suite de la publication d'England for all (1881), dans le-quel Hyndman n'avait même pas cité Marx, sous prétexte que les Anglais n'aiment pas àrecevoir de conseils des étrangers.

Jusque-là, le mouvement syndical avait été assez indifférent au marxisme. Pen-dant la durée de la Première Internationale, George Odger avait été président du ConseilGénéral de l'Internationale et Applegarth avait assisté au Congrès de Bâle. Karl Marxexerçait une influence décisive sur la politique du Conseil Général. Mais, ni George Od-ger ni Applegarth ni les autres membres de la Junta ne se préoccupaient des doctrines deKarl Marx, si bien que celles-ci n'avaient pas touché le trade-unionisme. A partir de 1881,H. M. Hyndman organise une propagande active. En 1883, la Social Democratic Federa-tion inscrit à son programme la nationalisation des banques et des chemins de fer, la loide huit heures, etc... Mais, l'année suivante, des scissions se produisent : la Ligue socia-liste, fondée par des dissidents, le poète William Morris et Bedford Bax, préconise une

1 Sidney Webb affirme que le point de départ de cette évolution a été a la curiosité éveillée par le livre

d'HENRY GEORGE, Progress and Poverty (1879) ; le mouvement brisé des travailleurs agricoles, entre1870 et 1874, avait sans doute préparé les esprits à accueillir les idées d'Henry George, que sa person-nalité contribuait à rendre populaires.

2 NICOLAIEBVSKI et MAENCHEN HELPEN, Karl Marx, p.304, Gallimard, 1937.

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société nouvelle syndicaliste, fondée sur un trade-unionisme révolutionnaire. C'est unepremière esquisse du Guild-Socialisme.

En présence de la crise économique, en 1885 et en 1886, « ce furent les socia-listes qui donnèrent à l'ouvrier une explication acceptable de ces faits brutaux » ; les for-mules saisissantes du marxisme et les mythes qui s'en dégageaient offraient des thèmespropres à séduire l'imagination des travailleurs. Alors qu'entre 1837 et 1843 le mouve-ment ouvrier chartiste avait été un mouvement révolutionnaire, entre 1880 et 1890, lemouvement ouvrier anglais ne l'a pas été. Cette fois, la rencontre de la misère et de l'espé-rance, au lieu d'attiser la violence, a eu pour résultat de transformer la physionomie et lastructure du trade-unionisme. La détente de 1881 à 1883 avait été suivie d'une période dedépression 1. La misère frappait cruellement les travailleurs ; des enquêtes la mettent à nu.Enquêtes privées sur les slums des grandes villes et sur les industries où sévit le sweatingsystem 2. Enquêtes officielles, aussi ; les unes et les autres justifiaient la condamnationsocialiste du système capitaliste.

Une place importante et décisive revient aux militants ouvriers dans l'évolutiondu trade-unionisme. Parmi eux, deux jeunes militants, comme William Allan, apparte-naient à l'Almalgamated Society of Engineers : Tom Mann et John Burns. Entre 1884 et1889, ces deux militants parcourent l'Angleterre et mènent une campagne énergiquecontre le conservatisme des grandes fédérations nationales, et notamment de leur propreunion.

L'année même où, aux États-Unis, les Chevaliers du Travail organisent, le 18rmai 1886, des grèves afin d'obtenir la journée de huit heures, Tom Mann s'inspire de cetteinitiative américaine, comme il s'inspirera plus tard de l'expérience française. Tom Mann,qui avait travaillé aux États-Unis, publie une brochure de propagande en faveur des huitheures : cette brochure parait un mois après le premier mai américain.

Jusqu'à quand serez-vous satisfaits de la présente politique timorée de vosunions ? Je vous accorde sans peine que beaucoup de bien a été fait autrefois par lesunions ; mais, au nom du Ciel, à quelle œuvre utile servent-elles aujourd'hui ? Aucune dessociétés importantes n'a d'autre politique que de s'efforcer d'empêcher les salaires de bais-ser. La vraie politique unioniste d'agression semble complètement perdue de vue ;... jeconfesse avec candeur que, si elle [ma trade-union] ne montre pas plus de vigueur en cemoment, je serai forcé de croire - malgré moi - que continuer à perdre son temps à cettepolitique habituelle de chercher chicane et de ne rien faire, serait un gaspillage inexcusa-ble d'énergie. Je suis sûr qu'il y a des milliers d'autres travailleurs dans le même état d'es-prit que moi (juin 1886). [What a Compulsory Eight Hours Working Day means to theWorkers.]

En 1886, John Burns est poursuivi pour avoir organisé une vaste agitation parmiles sans-travail ; après avoir été acquitté, il publie sa défense en une brochure, The Manwith the Red Flag (L'Homme au drapeau rouge). Le 13 novembre 1887, le Bloody Sun-day, John Burns se trouve à la manifestation interdite de Trafalgar Square ; et, pour avoirforcé les barrages de la police, il est condamné à six mois d'emprisonnement.

1 L'industrie des constructions navales voit son tonnage tomber de 1.250.000 tonnes en 1883 à 473.000

tonnes en 1886.2 Charles BOOTH, armateur et marchand, commence en 1886 une enquête sur les conditions d'existence

de la population de Londres. Charles Booth conclut qu'à Londres 1 million 1/4 de personnes se trou-vaient habituellement au-dessous de la ligne de pauvreté. Cf. Labour and Life of the People (Londres,11° éd., 2 vol., 1889-1891 ; 2° éd., 4 vol., 1893).

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Jusqu'à cette date, l'organisation trade-unioniste avait ignoré la grande masse desmanœuvres et des ouvriers non qualifiés. Ceux-ci vont former les troupes du nouvel unio-nisme, avec l'appui des plus jeunes parmi les ouvriers qualifiés, mécontents de la politi-que égoïste et apathique des plus anciens membres des Trade-Unions. Et c'est par les jeu-nes que le nouvel unionisme pénètre jusque dans les grandes fédérations. Mais lescongrès annuels des Trade-Unions restent hostiles à l'esprit nouveau jusqu'en 1888. AuCongrès de Bradford, cette année-là, une résolution en faveur de la nationalisation du soll'emporte par 66 voix contre 5. En 1888, également, après un referendum, les huit heuresdeviennent un des articles essentiels du programme parlementaire des Trade-Unions.

Au mois de juillet 1888, soutenues par la foi ardente de Mrs. Annie Besant etpar l'opinion publique, les allumettières obtiennent des concessions de leurs patrons :

La victoire des allumettières, dit Sidney Webb, ouvrit une nouvelle page dansles annales du trade-unionisme. Jusque-là, le succès avait été exactement proportionné à laforce des ouvriers. C'était une nouveauté de voir le faible réussir précisément à cause desa faiblesse, grâce à l'intervention du public.

L'année suivante, les gaziers conquièrent, presque sans lutte, la journée de huitheures. Tom Mann, John Burns et Ben Tillett organisent une grève de 10.000 manœuvres,afin d'appuyer le mouvement du West India Dock 1. Pendant quatre semaines, le trafic duport de Londres est paralysé. L'opinion publique est favorable aux grévistes. Les direc-teurs des docks sont forcés de céder à la pression de l'opinion publique. La grève des doc-kers, en 1889, est une date historique dans l'histoire du mouvement ouvrier anglais. Aumoment où éclate la grève, la plupart des dockers n'ont aucune organisation. Seuls, lestravailleurs qualifiés ont deux unions. Créée deux ans auparavant par Bon Tillett, la TeaPorters' and General Labourers' Union n'a que de faibles effectifs. La grève du West IndiaDock s'étend à tous les docks du port de Londres, et se développe au cri de « Trade-Unionisme pour tous ! » Une souscription publique en faveur des dockers s'élève à 48.736livres sterling. La solidarité ouvrière s'affirme totale. L'enquête de Charles Booth, quivient de paraître, a eu une influence considérable sur l'opinion publique. Le cardinalManning et Sydney Buxton sont choisis comme médiateurs, et leur sentence donne satis-faction à presque toutes les demandes des dockers 2.

La victoire des dockers accroît l'influence des socialistes. Ce sont eux qui ontmené la lutte. Mais les conséquences syndicales de la grève des dockers sont plus impor-tantes encore : la formation de Trade-Unions parmi les ouvriers non qualifiés. En 1890,200.000 ont constitué des unions, et l'union des travailleurs agricoles renaît.

Les nouvelles associations se distinguent des Trade-Unions traditionnelles parleurs faibles cotisations et leurs grandes facilités d'accès. La nouvelle forme d'union gardeun caractère de combat ; l'union nationale des Railway Workers ne s'embarrasse pas decaisses de maladie ou d'accident ; l'union nationale des Gaziers affirme, en novembre1889, n'avoir qu'une seule caisse : celle de l'indemnité de grève.

Les années 1889-1890 ressemblent à celles de 1833-1834 et de 1873-1874. Nonseulement les effectifs syndicaux s'accroissent, mais des fédérations sont créées; et descomités locaux mixtes formés entre unions autrefois rivales. Les fonctionnaires syndicaux

1 G. D. H. COLE, op. cit., pp.,159-164.2 LLEWELLYN SMITH et VAUGHAN NASH, The Story of the dockers' strike, Londres, 1890.

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des plus anciennes fédérations suivent le mouvement. Le nouvel unionisme oppose à l'ex-clusivisme des ouvriers qualifiés l'idée de la solidarité ouvrière.

Une autre transformation se produit dans l'esprit unioniste. Jusqu'en 1888, leComité parlementaire des Trade-Unions était resté hostile à la participation des trade-unionistes aux congrès ouvriers internationaux. C'était à son cœur défendant qu'il avaitenvoyé des délégués aux conférences internationales ouvrières tenues à Paris en octobre1883 et en août 1886, le Comité parlementaire pensait que « les ouvriers anglais étaient sibien organisés, si en avance sur les ouvriers étrangers, qu'on ne pourrait presque rien fairetant que ceux-ci ne seraient pas à la hauteur dés ouvriers qualifiés de Grande-Bretagne ».Cet état d'esprit change en 1888 et les Trade-Unions participent aux congrès internatio-naux de 1889.

II

L'Internationale ne pouvait renaître sans un accord entre les organisations trade-unionistes et les organisations syndicales, allemandes et françaises. Par suite de l'hostilitéofficielle du trade-unionisme, cette entente ne fut pas possible avant 1889. La conversionanglaise fixe la date de naissance de la Seconde Internationale, qui va tout d'abord pren-dre une forme indécise. Indécision qui se manifeste lorsque, pendant l'Exposition Univer-selle, les internationaux se réunissent à Paris. Deux congrès tenus parallèlement accusentles divergences qui existent parmi les socialistes et les syndicalistes. L'un se réunit ruePétrelle et l'autre rue de Lancry ; le premier est plutôt politique, le second plutôt corpora-tif ; mais, en fait, dans l'un et dans l'autre, les deux éléments, socialistes et corporatifs, semêlaient. Et, en effet, le Congrès de la rue de Lancry avait été convoqué par la Fédérationdes Travailleurs Socialistes de France, alors sous l'influence de Brousse et des possibilis-tes ; les anarchistes étaient impartialement représentés à l'un et à l'autre congrès.

Le Congrès de la rue Pétrelle est considéré comme le congrès constitutif de laSeconde Internationale : il est avant tout politique ; mais ses organisateurs ne veulent paslui donner tout d'abord une couleur politique aussi nette : ils espèrent pouvoir réunir, dansla Seconde Internationale, les partis politiques et les organisations corporatives. LeCongrès de la rue Pétrelle, convoqué par les guesdistes, est dominé par l'importante délé-gation social-démocrate allemande qui y assiste. Le Congrès prend une résolution en fa-veur de la législation internationale du travail et décide d'organiser pour le 1er mai 1890une manifestation internationale.

La manifestation du 1er mai est d'origine américaine. En Europe l'initiative estfrançaise. A l'automne de 1888, le Congrès corporatif de Bordeaux avait adopté une pro-position de Jean Dormoy : « Afin de donner une plus grande force au mouvement desrevendications ouvrières, il y a lieu de concentrer toute l'action des syndicats sur un nom-bre restreint de revendications, les plus générales et les plus importantes. » Le 10 février1889, des délégués du parti guesdiste et des délégués des syndicats ouvriers s'étaient ren-dus aux préfectures ou aux hôtels de ville d'une cinquantaine de villes, pour réclamer desautorités publiques qu'elles traduisent dans la législation les revendications ouvrières. Lesuccès de cette manifestation suggéra à Raymond Lavigne, délégué guesdiste, de propo-

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ser au Congrès international de la rue Pétrelle l'idée de transformer cette manifestation enmanifestation internationale

Il sera organisé une grande manifestation internationale à date fixe, de manièreque, dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, les travailleurs mettent, le mêmejour, les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement la journée de travail à huitheures et d'appliquer les autres résolutions du Congrès international de Paris1.

Bebel et Liebknecht se rallient à la résolution de Raymond Lavigne, mais yajoutent cette phrase : « Les travailleurs des diverses nations auront à accomplir cette ma-nifestation dans les conditions qui leur sont imposées par la situation spéciale de leurpays. » On intercale un second paragraphe qui fixe la date de la manifestation au 1er mai1890 : « Attendu qu'une semblable manifestation a déjà été décidée pour le 1er mai 1890par l'American Federation of Labour dans son congrès de décembre 1888 à Saint-Louis,cette date est adoptée pour la manifestation internationale. »

En même temps, le Congrès de la rue Pétrelle décide d'appuyer l'action du gou-vernement suisse en faveur d'une législation internationale du travail. Celui-ci, reprenantune initiative de 1881, avait invité les gouvernements à une conférence qui devait se ré-unir à Bâle en septembre 1890 ; mais la conférence se tient à Berlin du 15 au 22 mai1890. Quatorze États échangent leurs vues sur la législation du travail (travail du diman-che, travail des femmes et des enfants, travail dans les mines, mesures de contrôle). Lesvœux, adoptés à l'unanimité, sont si vagues que la conférence de Berlin est un échec ; elleécarte notamment la proposition suisse de créer un Office international de contrôle.

En 1891, la Seconde Internationale tient à Bruxelles un congrès du 16 au 23 août1891. Les 23 délégués anglais représentent les organisations trade-unionistes ; mais ladélégation française, où pêle-mêle se rencontrent des blanquistes, des guesdistes et desouvriéristes comme Allemane, se trouve divisée en face du bloc social-démocrate des 42délégués allemands. Le premier acte du Congrès est d'expulser les anarchistes.

En août 1893, troisième congrès à Zurich. Le Comité d'organisation propose den'admettre que les syndicats professionnels ouvriers qui reconnaissent la nécessité del'organisation ouvrière et de l'action politique. Le Comité espère ainsi exclure les anar-chistes délégués par des syndicats ou des groupes d'études 2.

Au Congrès, Bebel définit l'action politique « la conquête par le prolétariat de lapuissance Politique » ; il attaque les anarchistes et les socialistes anti-autoritaires. Aprèsle vote de l'article 1er, les anarchistes se retirent. Mais une nouvelle opposition se produitau sujet de l'attitude de la classe ouvrière en temps de guerre. Grève générale et grèvemilitaire sont soutenues par le Hollandais Domela Nieuwenhuis :

Vous parlez des appétits chauvins de la bourgeoisie, mais les appétits chauvinsexistent chez les socialistes, hélas, comme chez les bourgeois. Grattez l'internationaliste,et vous trouverez, au fond de son cœur, le patriotisme et le sentiment national. C'est ainsique nous voyons Bebel déclarer en plein Reichstag la guerre à la Russie, l'ennemie héré-ditaire ! Ah, combien, il y a cinquante ans, Heine était moins chauvin que Bebel prêchantle massacre des Russes ! On joue devant vous du cosaque, comme on menace les enfants

1 GABRIEL DE VILLE, Devenir Social, 1896; A. ZÉVAES, Les Guesdistes, Rivière, 1911.2 Léon DE SEILHAC : « Le moyen qu'avaient employé jusqu'à présent les politiciens pour se débarras-

ser des syndicaux anti-parlementaires consistait à les confondre sous l'épithète facile d'anarchistes et àleur fermer les portes de leurs congrès. »

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du diable ou du gendarme... Vous dites que la Russie est une Barbarie. Qui empêchera lesFrançais républicains de dire que l'Allemagne est la Barbarie ?... Revenons aux principesdu socialisme, à la fraternité des peuples.

William Liebknecht répond à Domela Nieuwenhuis :

Contre le militarisme, nous n'avons pas reculé de l'épaisseur d'un cheveu.L'annexion de l'Alsace-Lorraine, nous l'avons condamnée comme une faute, flétriecomme un crime... C'est à la défaite du militarisme que nous autres, Allemands, nousavons travaillé, que nous travaillerons sans relâche. C'est ici, devant les représentants duprolétariat international, que j'en prends l'engagement solennel.

Du 26 juillet au 1er août 1896 se tient à Londres l'International Workers' andTrade Unions' Congress, qui devait être considéré comme le quatrième congrès de la Se-conde Internationale 1 : il est l'occasion de violentes discussions. Les attentats anarchistesde Paris en 1892 et en 1893 ayant ému l'opinion publique, les socialistes tiennent à dé-montrer qu'il n'y a, entre eux et les anarchistes, rien de commun.

La délégation française à Londres, comme dans les précédents congrès, com-prend les nuances les plus opposées : des blanquistes, des guesdistes et des socialistesindépendants, attachés à l'action politique et parlementaire ; des allemanistes, ardents dé-fenseurs de la grève générale ; des communistes anarchistes et des syndicalistes purs, telsque Fernand Pelloutier, Delesalle, Guérard, Émile Pouget, représentant des syndicats ou-vriers et des Bourses du Travail. Certains anarchistes, comme Jean Grave, A. Hamon, E.Malatesta, sont aussi mandatés par des syndicats ouvriers et des Bourses du Travail. Cesont en effet les anarcho-syndicalistes qui, en 1896, inspirent les organisations ouvrières.

La délégation qui représente la masse syndicale la plus importante est la déléga-tion anglaise (un million de syndiqués), tandis que les délégations allemande et belge ontété désignées par la social-démocratie et le parti ouvrier belge.

Dès avant l'ouverture du Congrès, les délégués sont déjà divisés : la résolutionvotée à Zurich impose l'obligation de reconnaître la nécessité de l'action politique, contrelaquelle s'élèvent les anarchistes et les syndicalistes.

Le Hollandais Domela Nieuwenhuis tente de prévenir la rupture en adjurant leCongrès de n'exclure aucune tendance et en rappelant l'expérience des luttes qui avaientdéchiré l'Internationale : « Honte à ceux qui excluront, à ceux qui diviseront au lieud'unir. Le monde verra une répétition de la lutte entre Marx et Bakounine en 1872. Cesera une nouvelle lutte entre l'autorité et la libert. 2 »

Dès le 27 juillet 1896, Jules Guesde développe l'idée qu'à Londres il ne s'agitpas d'un congrès corporatif, mais d'un congrès socialiste :

L'action corporative se cantonne sur le terrain bourgeois, elle n'est pas forcé-ment socialiste... C'est au gouvernement, c'est-à-dire au cœur, qu'il faut frapper. L'actionparlementaire est le principe socialiste par excellence. Il n'y a pas de place ici pour ses en-nemis. Ce n'est pas de l'action corporative qu'il faut attendre la prise de possession des

1 A. HAMON, Le socialisme et ses congrès à Londres, p. 280, Paris, Stock, 1897.2 A. HAMON, op. cit., p. 120 . Tom Mann, p. 119; Jaurès, p. 121 ; Hyndman, p. 122 ; Domela Nieuwen-

huis, p. 123.

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moyens de production. Il faut d'abord prendre le gouvernement qui monte la garde autourde la classe capitaliste. Ailleurs, il n'y a que mystification ; il y a plus, il y a trahison.

Deux syndicalistes de tendances différentes, l'un réformiste, l'autre révolution-naire, protestent contre cette conception. Le représentant de la Fédération du Livre, Keu-fer, insiste sur le fait que, parmi les militants, les uns jugent l'action politique dangereuseet tiennent à s'en écarter, même s'ils y participent dans des groupes d'études sociales ; lesautres la condamnent totalement ; Fernand Pelloutier dit : « La Fédération des Bourses duTravail n'est pas anarchiste : elle a voulu dire, en me déléguant, que le mouvement éco-nomique devait l'emporter sur le mouvement électoral... Notre mandat est formel, nous nevoulons pas d'exclusion, quelle que soit l'école socialiste dont le délégué ou le groupe seréclame. » Tom Mann et Domela Nieuwenhuis appuient cette opinion ; mais, lors du votepar nationalités, la résolution de Zurich est adoptée par 18 voix contre 2.

Afin d'assurer pour l'avenir l'exclusion des anarchistes et des socialistes anti-autoritaires, Liebknecht propose que l'invitation au prochain congrès soit rédigée de tellesorte qu'elle impose l'acceptation de l'action politique et parlementaire. Cette propositionest adoptée.

Le Congrès de Londres était en majorité composé de marxistes et de réformis-tes,. mais les ouvriers syndicalistes surent s'y faire entendre et surtout connaître, et peut-être - Pelloutier le croyait - est-ce à partir de là qu'il y eut de par le monde un sérieuxmouvement syndicaliste, autonome, parlementaire, d'action directe 1.

Un malentendu avait permis aux premières manifestations de la Seconde Inter-nationale de donner l'impression que le socialisme politique avait pour appui la force ou-vrière tout entière. Le Congrès de Londres dissipa ce malentendu. Il eut pour résultat dedissocier les deux éléments et de préparer, parallèlement à la Seconde Internationale, uneInternationale Syndicale.

L'Internationale politique s'organise à la suite de deux autres congrès, l'un à Pa-ris en 1900, l'autre à Amsterdam en 1904. Le 4 août 1904, le Congrès socialiste interna-tional d'Amsterdam arbitre le conflit qui divise les socialistes français 2. A son Congrès deDresde la social-démocratie allemande vient de condamner le revisionnisme de Bernstein.

1 PAUL DELESALLE, Les révolutionnaires au Congrès de Londres, éditions des Temps Nouveaux, et

Notes, L'Homme Réel, août-septembre 1938.2 Cf. Jaurès au Congrès d'Amsterdam : « En ce moment, ce qui pèse sur l'Europe et sur le monde, sur la

garantie de la paix, ce qui pèse sur tous, c'est l'impuissance politique de la social-démocratie allemande.Je disais que le vice essentiel de la motion de Dresde, et qui avait échappé à nos camarades allemands,c'est qu'elle tendait à appliquer les règles d'action ou plutôt d'inaction qui s'imposent à l'heure actuelle àla démocratie socialiste allemande. Et je disais que les deux prises par lesquelles le prolétariat peut agirsur le milieu politique et social lui font défaut à l'heure présente. D'abord la tradition révolutionnaire duprolétariat... Le prolétariat allemand n'a pas historiquement une tradition révolutionnaire. Ce n'est paslui qui a conquis sur les barricades le suffrage universel. Il l'a reçu d'en haut... Et pas plus que vousn'avez de moyens d'action révolutionnaire... vous le savez bien, vous n'avez pas non plus de force par-lementaire. Et vous avez devant votre propre prolétariat, vous avez, devant le prolétariat international,masqué votre impuissance d'action en vous réfugiant dans l'intransigeance des formules théoriques, quevotre éminent camarade Kautskv vous fournira jusqu'à épuisement vital. Et alors, l'adoption dans ceCongrès international de la résolution de Dresde signifie que le socialisme international, dans tous lespays, dans tous ses éléments, dans toutes ses forces, s'associe à l'impuissance momentanée, mais formi-dable, à l'inaction provisoire, mais forcée, de la démocratie allemande... Prenez garde ! la Républiqueest la forme logique et suprême de la démocratie. »

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La résolution de Dresde, adoptée par 25 voix contre 5 et 12 abstentions, devenuela résolution d'Amsterdam, définit les règles internationales de la politique socialiste ;elle impose aux socialistes français l'unité, réalisée au Congrès de Paris, 23-25 avril 1905.L'unification nationale et internationale des partis socialistes laissait en dehors de l'unitétous ceux qui se rattachaient aux tendances anti-autoritaires et fédéralistes de la PremièreInternationale : anarchistes, communistes et anarcho-syndicalistes.

On sait déjà l'influence qu'ont eue, après 1872, les groupes anarchistes sur la re-naissance du mouvement ouvrier, en différents pays. Mais nulle part cette influencen'avait été aussi grande qu'en Espagne. La section de l'Internationale fondée en Espagne,la Federacion Regional Espanola de l'Association Internationale des Travailleurs, comp-tait déjà, en 1872, 236 syndicats et 20.000 membres. Après une période d'existence clan-destine, elle se réorganise et affirme son adhésion aux principes anarchistes :

Notre organisation purement économique est distincte et opposée à celle detous les partis politiques bourgeois et ouvriers qui sont organisés en vue de la conquête dupouvoir politique, tandis que nous nous organisons pour que les États politiques et juridi-ques actuellement existants soient réduits à des fonctions simplement économiques, enétablissant, à leur place une libre fédération de libres associations des producteurs libres 1.

En 1908, une nouvelle fédération se constitue, toujours sous l'influence anar-chiste, et elle devient en 1910 la Confédération Nationale du Travail, la C. N. T. Plusieursfois suspendue ou dissoute, elle allait constituer l'organisation la plus puissante des tra-vailleurs espagnols ; elle comptera, en 1931, 839.000 membres, tandis qu'à la même épo-que l'Union Générale des Travailleurs, I'U. G. T., organisée par le parti socialiste, n'encomptera que 308.0000.

III

L'internationalisme ouvrier s'est d'abord manifesté par la création de secrétariatsinternationaux. En juillet 1889, à Paris, 17 délégués des unions des ouvriers imprimeursse réunissent en une première conférence internationale des ouvriers typographes. En mai1890, 102 délégués de fédérations nationales de mineurs (Angleterre, France, Allemagne,Autriche) forment la Fédération Internationale des Mineurs. Ouvriers typographes et mi-neurs ont donc été les initiateurs de l'organisation internationale par branches d'industrie.En 1900, - l'année où allait être amorcée l'Internationale syndicale, -il y avait 17 secréta-riats internationaux 2.

Les syndicalistes français avaient participé, entre 1889 et 1896, aux Congrès deBruxelles, de Zurich et de Londres, parce qu'ils avaient espéré faire reprendre par la Se-

1 C'est la même formule que celle qui avait été adoptée par le Congrès de l'Internationale, à Bâle, en

septembre 1869 ; voir Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, p. 338.2 L'exemple des mineurs et des typographes avait été suivi par les lithographes (1896), les ouvriers du

bois, les ouvriers du textile (1894), les ouvriers de la pierre, les ouvriers des transports. Le siège de cessecrétariats était généralement en Allemagne, dans les bureaux des fédérations nationales allemandes,sauf celui des ouvriers de la pierre, qui était en Suisse, et ceux des mineurs et des ouvriers du textile,qui étaient en Grande-Bretagne.

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conde Internationale la tradition de la première : à leurs yeux, l'Internationale ouvrièredevait rester indépendante de toute influence politique.

Les 17 et 18 décembre 1900, à la Bourse du Travail de Paris, se tient un congrèsinternational qui réunit des délégués d'organisations ouvrières françaises, anglaises, ita-liennes, suédoises. Les délégués français proposent de créer un secrétariat international dutravail, afin d'amorcer une Internationale des Travailleurs.

Le 21 août 1901, une première conférence syndicale internationale se réunit àCopenhague. Le président de la Centrale allemande, Karl Legien, cherche à limiter le rôledes conférences internationales ; car, dit-il, « il s'agit de soulever des questions générales ;n'existe-t-il pas déjà, pour les traiter, des congrès socialistes ouvriers internationaux ? »Mais cette conception s'oppose à celle des syndicalistes révolutionnaires français qui,pendant les années suivantes, vont tenter d'élargir le rôle de l'Internationale syndicale.

En 1902, à Stuttgart, la seconde conférence internationale se rallie à la proposi-tion de Legien, dont l'attitude s'explique par le régime politique de l'Allemagne ; elle dé-cide que les réunions internationales ne seront pas de véritables congrès ouvriers, mais desimples conférences entre secrétaires des Centrales syndicales. On choisit Berlin poursiège de la centralisation internationale. Le Centre international doit se borner à créer uneliaison entre les organisations syndicales des divers pays, à faciliter l'échange d'informa-tions et de publications, à préparer une statistique syndicale uniforme et à régler l'aideréciproque solidaire en vue des conflits du travail. Deux des délégués seulement, celui dela France et celui de la Hollande, Victor Griffuelhes et Van Erkel, demandent que se tien-nent des congrès ouvriers internationaux.

A Dublin, en 1903, Karl Legien est choisi comme secrétaire international, le se-crétariat national allemand remplissant les fonctions de secrétariat international. VictorGriffuelhes, qui assiste à cette conférence ainsi qu'Yvetot, en résume ainsi l'histoire :

La conférence commença à deux heures et se termina à cinq heures. Elle duratrois heures, y compris le discours d'ouverture et le temps nécessaire aux traductions.C'était vraiment trop peu pour légitimer un voyage de plusieurs jours et fort coûteux. Ennous rendant à la conférence à deux heures, nous n'avions pas espéré l'avoir terminée àcinq heures, de sorte que nous avions laissé à notre hôtel un rapport sur l'antimilitarisme etla grève générale. Ce rapport était imprimé en anglais, en allemand et en français. Notreintention était de le déposer à la fin de la conférence, en demandant l'inscription à l'ordredu jour de la conférence suivante des deux points qu'il soulevait. La mauvaise organisa-tion de la Conférence de Dublin et l'insuffisance du travail contrarièrent nos projets. Nousne pûmes que le lendemain remettre nos rapports aux délégués que nous rencontrâmes 1.La Conférence internationale nous a donné l'impression que les représentants des organi-sations anglaises ne prenaient pas l'affaire au sérieux... Mais l'important, c'était la créationd'un lien international et les espoirs qui s'attachaient à lui pour l'avenir.

Au retour de Griffuelhes, la Confédération Générale du Travail décide de prépa-rer le travail de la conférence suivante, qui devait avoir lieu en 1905, à Amsterdam. Lesecrétaire confédéral écrit à Karl Legien pour lui demander de mettre à l'ordre du jour dela conférence trois questions : les huit heures, la grève générale, l'antimilitarisme. Dans lalettre adressée à Karl Legien, la C.G.T. indique que l'inscription de ces trois questions àl'ordre du jour est la condition de sa participation à la conférence : « Nous n'avons pas la

1 VICTOR GRIFFUELHES, L'action syndicaliste, Rivière, 1908 : les discussions à Amiens et Marseille et la

Conférence Internationale de Dublin, Le Mouvement socialiste, 1er septembre 1903.

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prétention de demander qu'on accepte les propositions que nous pouvons faire ; il suffitqu'on veuille nous entendre. Libre ensuite à chacun de donner aux idées émises et discu-tées la suite jugée bonne. » Karl Legien répond en objectant que ces questions sortent ducadre de la conférence et qu'il ne peut les inscrire. La France n'envoie donc pas de repré-sentant à la Conférence d'Amsterdam ; celle-ci approuve l'attitude du secrétaire interna-tional et décide : « Sont exclues des discussions toutes les questions théoriques et toutescelles qui ont trait aux tendances et à la tactique du mouvement syndical dans les diffé-rents pays. » Seules, la Hollande, la Belgique et l'Autriche votent contre la résolution.Aux yeux des syndicalistes français, cette résolution enlève à l'Internationale syndicale sasignification essentielle.

La cinquième conférence internationale devait se tenir à Christiania les 15 et 16septembre 1907. Quelques semaines avant la conférence, le Comité confédéral de laC.G.T. décide d'adresser aux différentes Centrales nationales une circulaire expliquant lesraisons de l'abstention de la France (circulaire du 28 août 1907) « La Confédération Gé-nérale du Travail ne saurait admettre qu'une conférence limite, par une résolution, lechamp d'activité des futures conférences. Elle estime que poser une barrière à toute dis-cussion, c'est rendre les conférences peu intéressantes, sinon inutiles. »

A Christiania, les délégués des différentes nations confirment la résolutiond'Amsterdam ; mais ils ajoutent à cette résolution un paragraphe ainsi rédigé :

La Conférence considère que les questions du militarisme et de la grève géné-rale appartiennent à celles qui ne sont pas à résoudre par une conférence de fonctionnairessyndicaux, mais exclusivement par la représentation de l'ensemble du prolétariat interna-tional, par les congrès socialistes internationaux se tenant régulièrement... La Conférenceadresse au prolétariat français l'invitation pressante de débattre les questions en causeconjointement, avec l'organisation politique de la classe ouvrière de son propre pays, decoopérer au règlement de ces questions en participant aux congrès socialistes internatio-naux...

En 1908, l'Internationale syndicale ne traduit son existence que par l'activitéd'un secrétariat international qui se borne à rédiger des rapports annuels sur la situationsyndicale. La Confédération Française du Travail se tient à l'écart et ne reprendra les re-lations internationales qu'en 1909, date à laquelle, pour la première fois, la Fédérationaméricaine du Travail sera présente au congrès international syndical.

IV

L'histoire du mouvement ouvrier, aux États-Unis, a eu pour origine un mouve-ment qui, par certains traits, ressemble au chartisme, bien qu'il n'ait pas eu la même am-pleur : les Chevaliers du Travail. En 1869, une société secrète, le « Noble Order of theKnights of Labor », est formée par neuf tailleurs de Philadelphie. Les Chevaliers du Tra-vail ont été, tout d'abord, une des multiples sociétés secrètes, nées du découragement desmilitants ouvriers devant le résultat négatif de leurs efforts.

On retrouve dans leurs doctrines deux des éléments qui symbolisent les tendan-ces générales du chartisme. Par leur regret du passé, les Chevaliers du Travail sont les

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derniers représentants de la philosophie artisanale ; et, en même temps, ainsi que leschartistes, ils sont, comme apôtres de la solidarité universelle, des précurseurs 1.

A certaines étapes de son évolution, le chartisme rapproche et entraîne non seu-lement les catégories diverses de la classe ouvrière (artisans dépossédés de leur métier,travailleurs à domicile et ouvriers de la grande industrie), mais aussi ceux que les« leaders » du chartisme appellent les middling class men. Ainsi, les Chevaliers du Tra-vail entendent réaliser l'accord des ouvriers et des classes moyennes et ils ouvrent lesportes de leur organisation à tous ceux qui veulent y entrer, « sauf toutefois aux tenanciersde cabaret, aux avocats et aux banquiers ».

Hétérogénéité des troupes, qui était tantôt une puissance permettant, aux épo-ques critiques, de mettre en mouvement de larges masses, tantôt une faiblesse. Seulement,- et ici se marque la divergence entre les chartistes et les Chevaliers du Travail, - l'antica-pitalisme de ceux-ci est l'attitude de petits producteurs qui n'acceptent pas la concentra-tion de la richesse et de la puissance. A l'encontre des chartistes, tournés vers l'avenir, lesChevaliers du Travail veulent perpétuer un système économique où l'individu peut accu-muler suffisamment de richesses pour se créer un établissement indépendant.

Le mouvement des Chevaliers du Travail atteint son apogée en 1885-1886, à lasuite de grèves victorieuses : de 110.000 membres en 1885, leurs effectifs s'élèvent à729.000 en juillet 1886. Les Chevaliers du Travail entreprennent une campagne d'agita-tion en faveur de la journée de 8 heures. 5.000 grèves assurent le succès des revendica-tions syndicales, 200.000 ouvriers obtiennent la journée de dix heures. Mais l’attentat deHaymarket Square, à Chicago, le 5 mai 1886 2, soulève une vague de « colère haineuse »qui s'étend à toute l'Amérique ; l'opinion publique, en partie favorable jusque-là, se re-tourne contre les sociétés ouvrières et contre les Chevaliers du Travail ; leurs effectifstombent à 260.000 en 1888 et à 100.000 en 1890.

Or, pendant les années de 1880 à 1890, marquées par le rapide succès et la brus-que faillite des Chevaliers du Travail, se formait, d'abord modestement et presque obscu-rément, une organisation syndicale. Cette organisation, en présence des conséquences dela révolution industrielle, concentrait ses efforts sur l'amélioration des conditions du tra-vail.

1 ROBERT FRANKLIN HOXIE, Trade Unionism in the United States, New York, Appleton et Cy,

1917. - ANTHONY BIMBA, The History of the American Working Class. New York, InternationalPublishers, 1921. - ANDRÉ PHILIP, Le Problème ouvrier aux États-Unis, Paris, Alcan, 1927. - MA-RY RITTER BEARD, The American Labor Movement. New York. Macmillan, 1931. - LEWIS L.LORWIN, The American Federation of Labor, History, Policies and Prospects, Washington, TheBrookings Institution, 1933. - PERLMAN (SELIG) et TAFT (PHILIP), History of Labor in the UnitedStates, 1896-1902, New York, Macmillan, 1.936, 684 pp. - ROBERT MARJOLIN, L'évolution du syn-dicalisme aux Etats-Unis, de Washington à Roosevelt. Avant-propos de M. C. BOUGLÉ. 256 pp., Pa-ris, Alcan 1936. - R. R. BROOKS, When Labor organizes, New Haven, Yale University Press, 1937. -LÉON WOLMAN, Ebb and Tlow in Trades Unionism, New York, National Bureau of Economic Re-search ; Londres, Macmillan, 254 pp. - RAYMOND WALSH, C. I. O. (Comittee for industrial organi-sation) : John Lewis, New York, Norton and Cy, octobre 1937.

2 La journée de 14 à 15 heures était coutumière dans les industries de Chicago (la journée souvent de 4heures du matin à 8 heures du soir). Les 1°r et 3 mai déjà, autour de l'usine Mac Cormik la police avaittiré sur les manifestants sans armes, faisant de nombreux morts et blessés. Le 5 mai, à Haymarket, c'estaprès plusieurs salves contre les ouvriers qu'une bombe avait éclaté : sans aucune preuve de leur res-ponsabilité, Spiess, Parsons, Fischer et Engel la payèrent de leur vie, Fielden et Schwab des travauxforcés à perpétuité.

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C'est parmi les effectifs des ouvriers qualifiés que naît la Fédération : celle-cigardera la marque de cette origine. Aux États-Unis, le sentiment de solidarité, qu'avaienttenté d'organiser les Chevaliers du Travail, rencontre des obstacles plus difficiles à vain-cre qu'en Europe ; notamment la diversité que présente la composition des masses ouvriè-res, sans cesse renouvelée par les apports d'immigrants de races diverses et le plus sou-vent sans éducation syndicale. Pourtant, parmi ceux-ci, les Anglo-Saxons prédominentdans l'industrie de la houille et la sidérurgie ; ils organisent aux États-Unis des servicesd'assistance mutuelle, des syndicats aux droits d'affiliation élevés ; ils ont importé uneconception corporative visant à l'amélioration immédiate de la situation matérielle destravailleurs ; c'est ce qu'on nomme le « businesslike trade unionism ». D'autres syndica-listes, d'origine allemande, se rencontrent surtout dans l'industrie du bois, de la boulange-rie, du tabac, de la bière. En Europe, ils ont appartenu à des groupes socialistes ; à leurarrivée, ils poursuivent un travail d'éducation qui, peu à peu, s'étend à toutes les classes detravailleurs qualifiés. L'un des syndicats où s'exerce l'influence germanique, l'« International Cigar Makers' Union », a donné deux de ses chefs à la Fédération Améri-caine du Travail : Samuel Gompers et Adolph Strasser. Ces anciens militants voient setransformer leurs sentiments socialistes : « En face d'une classe ouvrière hétérogène etd'une économie capitaliste ascendante, leur sentiment de solidarité se restreint jusqu'à neplus englober que les ouvriers qualifiés 1. »

La nouvelle organisation syndicale créée à Pittsburgh, le 15 novembre 1881, pardes ouvriers qualifiés, progresse lentement, mais sûrement. Entre 1886 et 1892, les effec-tifs de la Fédération s'élèvent de 100.000 à 250.000 membres. La Fédération Américainedu Travail se développe et se consolide : au commencement du XXème siècle, les unionsnationales accroissent leurs effectifs et administrent leurs fonds et leurs cotisations, àl'imitation des grandes unions anglaises. Les cotisations élevées servent d'abord à organi-ser des services d'assistance mutuelle.

Les unions nationales qui forment la Fédération Américaine du Travail prennentleur point d'appui sur les ouvriers qualifiés ; elles attachent leurs membres à l'organisationsyndicale par les services qu'elles leur rendent.

Sans doute le syndicalisme conservateur des chefs de la Fédération du Travailrencontre une opposition qui se manifeste par des luttes à l'intérieur de la Fédération. Del'extérieur il est violemment attaqué par les « Industrial Workers of the World ». Maisjusqu'à 1914, jusqu'à 1919 même, c'est le conservatisme représenté par Gompers quil'emporte ; aux yeux des travailleurs qui en font partie, la Fédération a eu pour mérite dedévelopper et de mettre au point le contrat collectif.

Pourtant, la Fédération n'est pas parvenue à implanter fortement le syndicalismedans certaines grandes industries telles que celle de l'acier où, à la suite de la formation de1' « United States Steel Corporation », en 1901, une grève a offert aux maîtres de forgesl'occasion de déraciner le syndicalisme de toutes leurs entreprises.

La Fédération oriente son activité dans le sens politique : elle se sert de sa neu-tralité électorale pour imposer à l'un ou à l'autre des deux grands partis la promesse d'ap-puyer le programme législatif rédigé en 1906 par les chefs des unions nationales. Ce pro-

1 ROBERT MARJOLIN, op. cit., p. 85

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gramme de 1906 comprend l'inspection sanitaire des ateliers, des mines, des maisonsd'habitation, le repos hebdomadaire, l'abolition de la sweat shop, l'abolition du travail desenfants, l'organisation d'écoles et de terrains de jeu, le vote des femmes et la nationalisa-tion des téléphones et du télégraphe.

À la suite de l'élection de Wilson en 1912, la Fédération obtient la traduction deson cahier de revendications en actes législatifs. En 1914, elle possède un effectif de2.020.671 membres, et qui s'élèvera à plus de 4 millions en 1920. La philosophie socialede ses chefs est conservatrice. Gompers considère les rapports sociaux actuels commepermanents ; le maintien de l'ordre existant permet aux organisations ouvrières d'élever leniveau de vie de leurs membres : dans une économie prospère, dans un régime capitalisteascendant, il y a place pour toutes les espérances d'amélioration sociale. La Fédération duTravail pratique un syndicalisme fondé sur les intérêts d'une petite minorité ouvrière.L'écrasement des autres au profit de quelques travailleurs privilégiés était donc la consé-quence logique de cette politique, que Strasser définissait ainsi, peu après les débuts de laFédération : « Nous avançons au jour le jour. Nous n'avons pas de fins dernières. Noussommes des hommes pratiques. » Le syndicalisme américain était organisé pour la dé-fense d'intérêts corporatifs et particularistes jamais il n'a songé à la démocratie ouvrière.

À la même époque, en d'autres lieux du monde, en présence d'une prospéritééconomique sinon égale, du moins correspondante, les travailleurs et leurs organisationsont réagi d'une façon toute différente et donné à leurs luttes pour objectif la conquête d'undroit nouveau.

La Fédération Américaine du Travail n'a même pas été capable de protéger lesmasses contre l'entraînement de leurs réflexes de violence : des scènes meurtrières mar-quaient les conflits du travail. Plus brutales encore étaient les méthodes des patrons pourempêcher le syndicat de pénétrer dans. leurs entreprises ou pour le déraciner là où il avaitpris pied : espions, briseurs de grèves, police privée, « yellow dog contract ». Il n'y a pasde pays au monde où le patronat capitaliste ait été plus implacable ; peut-être pas de paysoù la jonction de la force publique et des forces patronales ait été plus étroite.

V

Le syndicalisme de la Fédération Américaine du Travail, par son esprit et par satactique, s'oppose au syndicalisme révolutionnaire qui domine le mouvement ouvrier enFrance entre 1900 et 1909. Et pourtant c'est aux Américains que le syndicalisme révolu-tionnaire français a emprunté la méthode de la conquête directe. Les Chevaliers du Tra-vail avaient déclaré qu'ils obtiendraient les huit heures par le refus général de travaillerplus de huit heures. Le Congrès de l'American Federation of Labor, en octobre 1884, dé-cide d'appliquer cette méthode sur une large échelle, le 1er mai 1886. Un demi-siècle au-paravant, en Grande-Bretagne, dès décembre 1833, John Fielden avait proposé que « lestravailleurs se donnent à eux-mêmes leur loi de huit heures ». Et les ouvriers fileurs decoton avaient fixé au 1er mars 1834 la date d'une réduction volontaire de la journée detravail à huit heures 1. En 1855, un grand meeting tenu à Melbourne avait fixé à huit heu-res la journée de travail dans le bâtiment. Mais c'est, aux États-Unis que le mouvement se

1 Voir Histoire du mouvement ouvrier, t. 1, pp. 118-119.

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généralisa. Le 1er mai 1886 devait imposer les huit heures aux employeurs, grâce à la sus-pension du travail chez les patrons qui refuseraient d'appliquer cette réforme. On avaitchoisi le 1er mai parce que, ce jour-là, - le Moving Day, - on avait coutume, dans l'État deNew York et dans celui de Pennsylvanie, de commencer les locations et baux.

L'expérience américaine, connue en Europe par les journaux, avait vivementfrappé certains militants syndicalistes. L'un d'entre eux, Émile Pouget, allait organiser latactique de la conquête directe.

Émile Pouget, né en 1860, avait commencé ses études au lycée de Rodez ; il pu-blie en 1875 Le Lycéen Républicain. La même année, il est forcé d'abandonner ses étudesafin de gagner sa vie. Il vient à Paris. Employé dans un magasin de nouveautés et déjàmilitant révolutionnaire, il crée en 1879 un syndicat d'employés qui publie la première endate des brochures antimilitaristes.

Le 8 mars 1883, Pouget participe à une manifestation de sans-travail ; avecLouise Michel, prenant la tête d'un des groupes de chômeurs, il se trouve place Mauberten présence des forces de police ; en essayant de délivrer Louise Michel des mains desagents, Émile Pouget se fait arrêter. Aux Assises, Louise Michel est condamnée à six ansde réclusion et Pouget à huit ans ; celui-ci reste trois ans à la prison de droit commun, àCorbeil. A sa sortie de prison, Pouget reprend son existence de militant propagandiste ; le24 février 1889, il publie le premier numéro du Père Peinard, petite brochure dont la pré-sentation rappelle La Lanterne die Rochefort. Pouget donne à ses brochures le piment dela langue verte et d'une forme argotique qui leur vaut un grand succès dans les quartierspopuleux de Paris, et parmi les ébénistes du faubourg Saint-Antoine 1. Dans Le Père Pei-nard de 1889, Émile Pouget décrit ainsi la grève générale :

Voyez-vous ce qui arriverait si dans quinze jours il n'y avait plus de charbon ?Les usines s'arrêteraient, les grandes villes n'auraient plus de gaz, les chemins de fer rou-pilleraient... Du coup, le populo presque tout entier se reposerait. Ça lui donnerait le tempsde réfléchir ; il comprendrait qu'il est salement volé par les patrons et, dame, il se pourraitbien qu'il leur secoue les puces dare-dare !...

Dans Le Père Peinard, le pamphlétaire qu'est Émile Pouget s'attaque à tous lesvices, à tous les scandales de la société. Toute occasion lui est favorable : la faillite duComptoir d'Escompte, la magistrature et la justice de classe, le militarisme, le tirage ausort, l'anniversaire de la Commune ou le 14 juillet. Le Père Peinard est tiré parfois à20.000 exemplaires ; des placards, des affiches accompagnent certains numéros. ÉmilePouget espère un sursaut de l'opinion publique ; mais sa verve se plaît surtout à se moquerdu parlementarisme et des incohérences de la bureaucratie étatique. La tête de turc dePouget est Jules Guesde ; les jours d'élection, les prometteurs de lunes font sa joie :

Turellement, c'est pas les candidats qui manquent, il y en a pour tous les goûtset de toutes les couleurs : une truie n'y trouverait pas ses petits... Si la couleur et l'étiquettedes candidats changent, il y a une chose qui ne varie pas : les boniments ! Réacs, républi-cains, bonapartistes, boulangistes, socialos, etc., etc.: tous promettent au populo de le fairemourir de fatigue.

1 Le Pot à colle parait de 1891 à 1893. Cf. PAUL DELESALLE, La Vie militante d'Emile Pouget, Éditions

de la Publication sociale ; - Le Cri du Peuple, 29 juillet-5 août 1931 ; - PIERROT, Plus loin (septembre1931).

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De temps à autre, Pouget va faire de la prison politique ; mais de celle-ci part lacopie pour Le Père Peinard 1. Lorsque sont votées les lois scélérates, le procès des Trenteamène Émile Pouget à s'exiler à Londres, en même temps que paraît, le 21 février 1894,le 253e numéro du Père Peinard. Le journal n'est interrompu que quelques mois ; enseptembre, Pouget commence une série londonienne. Pouget rentre en France pour seprésenter à ses juges ; il est acquitté et récidive en publiant La Sociale. Celle-ci, en octo-bre 1896, reprend le titre du Père Peinard. Parallèlement paraissent des brochures, parmilesquelles Les Variations Guesdistes.

En 1897, au Congrès de Toulouse de la C.G.T., Pouget représente la Fédérationdes syndicats de Vienne ; il fait adopter un rapport sur le sabotage et le boycottage. On luiconfie la rédaction du journal de la C.G.T., lorsque le premier numéro de La Voix duPeuple paraît, le 1er décembre 1900. En 1902 Griffuelhes est nommé secrétaire général dela C.G.T., Émile Pouget est son adjoint à la section des fédérations. Grâce à la diversitéde leurs dons, ces deux militants vont former une équipe parfaite.

1 Parfois avec la complicité bienveillante du directeur de la prison. L'Almanach du Père Peinard est

illustré de dessins de Camille Pissaro et de Paul Signac.

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Chapitre II

Victor Griffuelheset la charte d'Amiens

(1902-1908)

« Le syndicalisme français se caractérise par l'action spontanée etcréatrice... Cette action n'a pas été commandée par des formuleset des. affirmations théoriques quelconques. Elle n'a pas été da-vantage une manifestation se déroulant selon un plan prévu parnous d'avance. »

VICTOR GRIFFUELHES

« S'il ne suffisait que de souffler sur la vieille société pourl'abattre ce serait vraiment trop commode. Nous méprendre sur lagrandeur de l'effort indispensable, c'est nous préparer de cruellesdésillusions... La Révolution sociale ne s'accomplira pas sans quesoit nécessaire un formidable effort. »

ÉMILE POUGET, 1er mai 1904.

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Victor Griffuelhes est une personnalité singulière. Il est d'une trempe plus sècheque Pelloutier ou que Merrheim. Son caractère aux arêtes aiguës possède une dureté quipouvait offenser, mais qui n'est pas pour déplaire, à une époque où les militants ouvriersétaient sollicités et où certains se sont laissé prendre à de subtiles amorces.

En présence des dangers que courait l'indépendance ouvrière, une intransigeantedureté a été, pour Griffuelhes, ce qu'en face des périls courus par l'unité française a étépour Louis XI une imaginative astuce 1.

1 JOSEPH CALMETTE, Le grand règne de Louis XI,1 vol., Paris, Hachette, 1938, et Les hommes d'État, t.

II, pp. 215 et suiv., Desclée de Brouwer.

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À peine l'unité ouvrière a-t-elle été réalisée au Congrès de Montpellier que Grif-fuelhes a dû la défendre contre les tentatives des hommes au pouvoir, qui se sont servis deleur connaissance des milieux ouvriers pour diviser le syndicalisme.

Victor Griffuelhes possède les vertus d'un chef : courage, force agressive, rapi-dité de vision et de décision. A ces vertus est due la croissance de la CGT Pendant lestemps héroïques du syndicalisme, l'énergie et l'autorité de Griffuelhes ont été des forcesdécisives.

La qualité éminente de Victor Griffuelhes est d'avoir été d'abord un tacticien.Lorsqu'une grève éclatait, Griffuelhes arrivait sur les lieux ; en quelques heures, il avaitdémêlé la situation dans laquelle, m'a dit un jour Pierre Monatte, « nous barbotions 1 ».

Impossible de préciser la physionomie de Victor Griffuelhes sans l'opposer àcelle de Fernand Pelloutier ; et l'on ne serait pas équitable si on n'évoquait pas, à côté delui, Émile Pouget.

Trois hommes, dignes de prendre place dans une Vie des hommes illustres 2

qu'écrira un jour un moderne Plutarque, s'il veut rendre à l'époque son véritable lustre, -non son éclat superficiel et trompeur, mais la flamme qui l'anime, l'éclaire et la purifie.

Par son tempérament, Victor Griffuelhes s'oppose à Fernand Pelloutier. Grif-fuelhes est de formation blanquiste, et le blanquisme est plus un tempérament qu'unedoctrine politique.

Victor Griffuelhes avait pris part aux critiques injustes que les blanquistes lyon-nais avaient adressées à Pelloutier, il voyait un danger à toute subvention liant les Boursesaux municipalités ou aux pouvoirs publics. Mais il est probable que, si Pelloutier avaitvécu, cette opposition se serait atténuée et que Griffuelhes aurait reconnu la rectituded'âme de Pelloutier. Il aurait agi peut-être vis-à-vis de lui ainsi qu'il a fait à l'égardd'Émile Pouget, il l'aurait « supporté ».

L'opposition profonde qui existe entre Pelloutier et Griffuelhes se ramène à deuxtraits essentiels. Tout d'abord, en même temps qu'un organisateur, Pelloutier est un théori-cien : il applique une conception du mouvement ouvrier qui s'est formée en lui pendant saretraite de 1890 à 1892. Victor Griffuelhes, comme il l'écrira lui-même, est « un ouvrierayant puisé dans une existence fort difficile, dans des privations multiples », la sourcepremière de ses croyances syndicalistes. Des conditions personnelles de son existence, savision s'est élargie jusqu'à embrasser la condition de tous les travailleurs. Ainsi, VictorGriffuelhes est inspiré, guidé, mûri par la pratique quotidienne ; il modifie ses idées au furet à mesure des besoins que posent des situations toujours nouvelles.

Fernand Pelloutier est un éducateur plus encore qu'un théoricien. Il a attiré l'at-tention des militants sur une double nécessité, sur la nécessité de la culture de soi-mêmeet sur l'utilité des institutions ouvrières qui permettent aux travailleurs de faire un appren-tissage de la gestion. Ce souci éducatif marque la différence la plus profonde entre Pel-

1 PIERRE MONATTE, au témoignage vivant duquel je suis grandement redevable, l'appelle « un stratège ».2 LITTRÉ, illustre : « éclatant » par « quelque chose de louable ou d'extraordinaire », du latin lustrare :

purifier, éclairer.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 85

loutier et Griffuelhes. Sans doute, Griffuelhes fait également appel à la volonté des tra-vailleurs ; mais il n'a pas les préoccupations éducatives de Pelloutier parce qu'il n'a pas lemême respect des individus.

Pourtant, en dépit de l'antagonisme qui les avait opposés, Victor Griffuelhes,sans peut-être s'en rendre compte, a continué l’œuvre de Pelloutier. Grâce à l'organisationdes Bourses du Travail et à l'influence qu'il avait eue sur l'évolution de la CGT, Pelloutieravait préparé l'atmosphère et le milieu qui permettaient à Griffuelhes de développer et desystématiser l'action combattive des syndicats et des fédérations.

Lorsque Griffuelhes est nommé secrétaire général, le secrétaire adjoint à la sec-tion des fédérations est Émile Pouget. Celui-ci a milité depuis 1880 ; il est celui des mili-tants qui possède l'expérience la plus longue du mouvement ouvrier et le plus grand talentd'écrivain.

Émile Pouget est de tendance anarchiste, mais d'un anarchisme tout différent decelui d'un Élisée Reclus, car cet anarchisme, disait Pouget, est à « mettre sous globe ».Sans doute, Émile Pouget a été mêlé à la propagande de 1892 à 1894, à l'époque des at-tentats anarchistes, et le Père Peinard a payé ses articles de prison et d'exil. Mais, avecune égale ardeur, Émile Pouget s'est toujours préoccupé de l'organisation ouvrière. Sonanarchisme s'est fondu peu à peu dans son syndicalisme. Émile Pouget a été un des pre-miers, le premier anarcho-syndicaliste, expression qui paraît inexacte, car le syndicalismerévolutionnaire est une rupture aussi bien avec l'anarchisme qu'avec le socialisme.

Les péripéties de son existence ont assoupli, chez Émile Pouget, la raideur in-transigeante de sa jeunesse. On l'appelle le père « oui-oui » ; mais il n'en fait qu'à sa tête.Ainsi peut-il supporter les sautes d'humeur de Griffuelhes.

Les différences d'âge et de tempérament ont contribué à renforcer la valeur del'équipe formée par l'association de ces deux fortes personnalités. Comme me l'a dit unjour Pierre Monatte : « Le cheval de flèche, c'était Griffuelhes : il avait l'art de l'offen-sive ; le Père Peinard voyait plus large ; son regard embrassait, par delà les motifs immé-diats, les grandes causes profondes et leur répercussion. » C'est à la connaissance qu'avaitPouget des expériences américaines que la CGT a dû l'organisation du mouvement pourles huit heures, décidé par le Congrès de Bourges en 1904.

Émile Pouget avait une vertu inestimable dans les luttes difficiles que com-mande l'action. On sait la susceptibilité et l'amour-propre ombrageux des militants. ÉmilePouget a souffert de la brutalité et des violences de langage de Griffuelhes ; pourtant il aeu cette patience et ce renoncement qui sont la condition d'un travail en équipe.

De caractères contrastés, le blanquiste Victor Griffuelhes et le libertaire ÉmilePouget, l'un en vedette, l'autre plus secrètement, ont été unis, non par une inclination na-turelle, mais par une association de raison ; cette association a été le facteur personneldécisif qui a permis la grandeur du syndicalisme français pendant les temps héroïques. Leplus bel éloge qu'on puisse faire d'eux, c'est qu'ils se sont supportés l'un l'autre ; les vio-lences brusques de Griffuelhes exaspéraient parfois Émile Pouget ; mais celui-ci ne s'estpas découragé ; Victor Griffuelhes a su écouter les conseils de Pouget et lui laisser la res-ponsabilité des tâches auxquelles il n'était pas enclin.

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Émile Pouget, a-t-on dit, était le père Joseph de ce Richelieu du mouvement ou-vrier. C'est trop peu dire. Ces deux militants forment une équipe parfaite, en dépit ouplutôt en raison de leurs oppositions. Ils se complètent, grâce à la vision rapide et nette deVictor Griffuelhes, au bon sens, à la culture et à la pondération d'Émile Pouget - qualitésprécieuses aux heures où le syndicalisme doit se défendre contre une œuvre de dissocia-tion menée par les jacobins au pouvoir.

I

Émile Pouget avait été frappé de l'expérience américaine, qui va inspirer sacampagne de propagande syndicaliste entre 1904 et 1906. Mais l'expérience américainen'est pas la seule qui tienne une place importante dans la pensée de Pouget. Pouget a sé-journé en Grande-Bretagne, lorsque, poursuivi au moment du procès des Trente, et réfu-gié à Londres, il s'informe de l'histoire du trade-unionisme et de celle du Chartisme.

Émile Pouget, dès 1897, a voulu doter la classe ouvrière d'un organe de combatexclusivement rédigé par les travailleurs eux-mêmes. Il reprend ce projet au Congrès deRennes et à celui de Paris. La Voix du Peuple paraît le 1er décembre 1900. Émile Pouget,jusqu'en 1909, va garder la responsabilité de l'hebdomadaire cégétiste. Émile Pouget, parLa Voix du Peuple, devient l'animateur des campagnes poursuivies contre les bureaux deplacement, pour le repos hebdomadaire, pour la journée de huit heures. En 1901, La Voixdu Peuple, à l'occasion du 1er mai, attire l'attention des militants ouvriers sur l'expérienceaméricaine de 1884-1886 : « Imitons les Américains ! La tactique qui, en 1886, leur per-mit de réaliser rapidement la journée de huit heures est toujours excellente - elle est mêmela seule efficace. Elle consiste à vouloir, à agir. Voulons ! Agissons !... Entre les réformesimmédiatement réalisables, la journée de huit heures est une des meilleures. » L'idée ex-primée par Pouget dans La Voix du Peuple le 1er mai 1901 est reprise au Congrès deLyon, en septembre, par le syndicat des mécaniciens de Lyon.

Cette campagne pour les huit heures, c'est un tout jeune militant de vingt-troisans, Duberoz, secrétaire de l'Union des syndicats de Lyon, qui la propose en septembre1904 au Congrès de Bourges. Victor Griffuelhes hésite à entreprendre cette campagne :« Qu'est ce qu'ils nous fourrent sur les bras », s'écrie-t-il. Mais Émile Pouget a depuislongtemps compris quels avantages le syndicalisme peut retirer de cette forme de l'actionouvrière. Le 1er mai 1904, il avait écrit dans La Voix du Peuple : « Pas la moindre amélio-ration n'est réalisable sans l'action syndicale... ; l'amélioration arrachée aux privilégiés estproportionnelle à la conscience des travailleurs, à leur degré de cohésion, à leur vigueur. »Dans le même numéro, Griffuelhes publie lui aussi un article, « Besoin d'agir ». Ainsi, encette circonstance, Pouget entraîne Griffuelhes, alors qu'à d'autres moments Griffuelhesentraînera Pouget.

Émile Pouget définit 1 la méthode syndicaliste. Ainsi qu'Eugène Varlin, il com-prend que la révolution sociale exige un persévérant effort qui dépend des travailleurseux-mêmes :

1 La Voix du Peuple du 1er mai 1904 et du 25 septembre au 2 octobre 1904.

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Ne nous leurrons donc pas. La révolution sociale ne s'accomplira pas sans quesoit nécessaire un formidable effort. S'il ne suffisait que de souffler sur la vieille sociétépour l'abattre, ce serait vraiment trop commode. Nous méprendre sur la grandeur de l'ef-fort indispensable, c'est nous préparer de cruelles désillusions. Quand on a trop espéré etqu'on s'aperçoit qu'on a vu trop proches les réalisations désirées, on tombe dans une tor-peur dangereuse ; on se prend à désespérer ; on se dit : A quoi bon lutter ; et on se résout àse laisser vivre plus ou moins au gré de l'exploitation actuelle. Si au contraire on a soin dese rendre un compte exact de la grandeur de l’œuvre à accomplir, de la tâche considérableà laquelle on doit besogner sans trêve, alors les pas en avant, les victoires transitoires sontun réconfort pour des besognes plus décisives.

Le Congrès de Bourges, qui a lieu du 12 au 18 septembre 1904, décide qu'à ladate du 1er mai 1906, après la huitième heure de travail, les ouvriers quitteront l'usine etl'atelier. Devant le Congrès, la discussion a été vive ; Émile Pouget et Grifuelhes ont dûdéfendre cette résolution contre les réformistes qui, comme Keufer (du Livre), estimentque la conquête des huit heures ne peut se faire que par étapes :

On a tort, lui répond Pouget, de croire que les révolutions éclatent en plein so-leil ; elles n'éclatent que lorsque l'atmosphère est saturée d'électricité révolutionnaire. Laquestion de la conquête des huit heures est une de celles qui obsèdent le plus la classe ou-vrière. C'est une besogne révolutionnaire qui implique une activité de tous les instants. Ilfaut orienter les cerveaux, les obséder de cette préoccupation : les huit heures.

Au lendemain du Congrès de Bourges, s'appuyant sur la Commission des huitheures, dont Delesalle est le secrétaire, Émile Pouget organise la campagne pour les huitheures et pour le repos hebdomadaire ; mais, en même temps, il donne à ces campagnesune portée plus générale. Dans La Voix du Peuple et dans Le Mouvement socialiste 1, ilrevient sans cesse sur le caractère de cette méthode syndicaliste, application de l'actiondirecte :

S'inspirant des préceptes de l'Association internationale des travailleurs, leCongrès [de Bourges] a conclu que l'émancipation devait être l’œuvre du prolétariat. Lajournée de huit heures ? Le Congrès proclame que les travailleurs l'auront quand ils serontdécidés à l'avoir... Affirmer que les travailleurs ont une conscience de classe assez déve-loppée pour faire leurs affaires eux-mêmes et ne compter que sur leur poigne et leur tem-pérament pour arracher des améliorations de détail en attendant d'être assez forts pourobtenir plus ou le tout... Passer de l'affirmation théorique à la pratique agissante, cela suf-fit à poser, dans l'histoire du mouvement ouvrier, le Congrès de Bourges comme l'une desplus importantes assises du prolétariat.

Émile Pouget estimait que le Congrès de Bourges était une date dans l'histoireouvrière, pour une autre raison encore. Déjà, au Congrès de la Fédération des Bourses duTravail, tenu à Toulouse en septembre 1897, Fernand Pelloutier avait insisté sur la néces-sité de « gagner au socialisme les ouvriers des campagnes et les travailleurs de la mer etdes ports ». Afin de faire pénétrer le socialisme dans les campagnes, - « le travail de laterre étant la source même de la vie », - Pelloutier avait proposé de mettre d'abord despropagandistes spéciaux en rapports avec les ouvriers des professions annexes à celles del'agriculture « qui, vivant au village, ont la confiance et l'oreille du paysan ». Émile Pou-get, lui aussi, reconnaît la place importante que la paysannerie occupe dans la structure dela France. Aussi se réjouit-il de voir qu'au Congrès de Bourges, « pour la première fois enun congrès ouvrier, se trouvaient en nombre considérable des délégués de la paysannerie : 1 Cf. notamment La Voix du Peuple du 25 septembre au 2 octobre 1904 et Le Mouvement socialiste :

« La conquête de la journée de huit heures s, du 15 mars 1905.

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il y avait là les agriculteurs du Midi, les bûcherons du Centre... Tous les délégués de laterre se sont réunis et ils ont décidé de coordonner leurs efforts en une vaste entente quireliera tous les paysans des quatre coins de la France ».

Dans ses articles de La Voix du Peuple comme dans les nombreuses brochuresqu'il a publiées 1, Émile Pouget ne cesse de revenir sur le caractère de l'action et de l'or-ganisation syndicales. Le syndicat est « le groupement essentiel... [qui permet] 1° de tenirconstamment tête à l'exploiteur ; le forcer à respecter les améliorations conquises..., ten-dre à atténuer l'exploitation, en exigeant des améliorations fragmentaires... ; 2° le syndicattend à préparer une coordination grandissante des rapports de solidarité... Mais surtout, 3°le syndicat est une école de volonté... » Le « Connais-toi toi-même » de Socrate est, ausyndicat, complété par la maxime « Fais tes affaires toi-même ». Le syndicat s'érigecomme une école de volonté : son rôle prépondérant résulte du Vouloir de ses membres,et, s'il est la forme supérieure d'association, c'est parce qu'il est la condensation des forcesouvrières, rendues efficaces par leur action directe. Le mouvement du syndicalisme ré-volutionnaire continue et amplifie l’œuvre de la Première Internationale « par une ascen-sion vers une volonté toujours plus consciente ».

II

La tactique organisée par la CGT entre 1902 et 1909 repose essentiellement surun appel constant à la volonté des travailleurs eux-mêmes : a »La CGT ne peut substituerson effort à l'effort et à la volonté des travailleurs. » Par la décision du Congrès de Bour-ges (la campagne pour les huit heures), « la classe ouvrière était mise à même de donnerla mesure de sa vigueur : vigueur offensive et soutenue... Il s'agissait d'enlever le travail-leur à son inaction, de l'appeler à une compréhension plus juste de ses droits, et de le faireparticiper à sa propre libération. »

Victor Griffuelhes était né à Nérac en 1874 ; il a été au petit séminaire de Néracjusqu'à quatorze ans ; et il a travaillé avec son père jusqu'à dix-sept. En 1891 Victor Grif-fuelhes se rend à Bordeaux où il mène une dure vie. Puis, il part sur le trimard, le balu-chon sur le dos, et s'arrête à Nantes, puis à Blois et à Tours. En 1893, il est à Paris placéchez un petit patron chez lequel il travaille avec intensité. Il fait son service militaire àLodève, revient à Paris, milite chez les blanquistes, dans le parti socialiste révolution-naire. Victor Griffuelhes se présente dans le quartier Saint-Vincent de Paul. En 1899 il estdélégué à l'union syndicale de la Seine et il devient rapidement secrétaire de cette organi-sation ; il est resté un ouvrier des cuirs et peaux (il fabriquait des chaussures de luxe pourles bottiers du quartier de l'Élysée). Il a gardé le goût de son métier. Lorsque la lutte syn-dicale et la conduite de la CGT lui laissent des loisirs - l'année même du Congrèsd'Amiens - Victor Griffuelhes les consacre à œuvrer de son métier. C'est à lui qu'il doit la

1 Brochures dont nous ne pouvons donner qu'une énumération succincte: Le Syndicat, Bibliothèque Syn-

dicaliste, n° 2, Paris, rue de la Grange-aux-Belles, brochure de 24 pp. - Le Sabotage, Paris, Rivière,brochure de 68 pp. – Le parti du travail, Bibliothèque Syndicaliste, n° 3. - La Confédération Généraledu Travail, Rivière, 1908, brochure de 64 pp. - L'organisation du surmenage (le système Taylor), Ri-vière, 1914.

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forme de son syndicalisme. Peu à peu s'est développée en lui une doctrine vivante, issuede son existence quotidienne 1.

Ouvrier j'étais, ayant puisé dans une existence souvent fort difficile, dans desprivations multiples, le désir d'y mettre fin ; salarié j'étais, ayant à subir l'exploitation dupatron et souhaitant ardemment d'y échapper. Mais ces désirs et ces souhaits ne pouvaientse concrétiser en une action continue qu'avec le concours des autres hommes astreints aumême sort que moi. Et j'ai été au syndicat pour y lutter contre le patronat, instrument di-rect de mon asservissement, et contre l'État, défenseur naturel, parce que bénéficiaire, dupatronat. C'est au syndicat que j'ai puisé toute ma force d'action, et c'est là que mes idéesont commencé à se préciser 2.

Rappelant comment, entre 1890 et 1892, les organisations ouvrières ont rompuavec les différents partis socialistes, Victor Griffuelhes constate l'influence que les alle-manistes et les possibilistes ont eue sur lé mouvement ouvrier : « Le travail fait par lessyndicats animés de l'esprit allemaniste a permis plus tard de créer un mouvement auto-nome et indépendant. Sans la besogne des possibilistes, qui créèrent la Bourse de Paris, etsans celle des allemanistes, la Fédération des Bourses n'aurait pu être créée en 1892. »

Mais, en même temps, Victor Griffuelhes explique les raisons pour lesquelles lesyndicalisme, pendant les années 1890, a voulu se dégager des éléments politiques :

Chez les militants, désireux de donner la première place à l'action syndicale, ily a un sentiment d'opposition brutale à la bourgeoisie, il n'y a pas de préoccupation ratta-chée à un plan préconçu et a une théorie d'ensemble. Ces militants veulent farouchementêtre menés par des ouvriers. Les uns s'efforcent de rattacher les origines du mouvementouvrier actuel aux principes posés par la conception anarchiste ; les autres s'appliquent aucontraire à les trouver dans la conception socialiste... A mon sens, le mouvement ouvrierne remonte à aucune de ces deux sources. Il ne se rattache directement à aucune des deuxconceptions qui voudraient se le disputer : il est le résultat d'une longue pratique, crééebien plus par les événements que par tels ou tels hommes. Cette pratique est loin d'avoirune marche régulière : les incohérences la caractérisent, les contradictions la jalonnent. Etil en est ainsi parce qu'elle n'est pas le produit d'une action exercée en vertu seulement deprincipes, mais d'une vie chaque jour renouvelée et modifiée 3.

C'est dans le mouvement quotidien que l'action ouvrière marque ses progrès,résultante d'efforts continus... Le mouvement ouvrier a consisté en une série d'effortsquotidiens rattachés aux efforts de la veille, non par une continuité rigoureuse, mais uni-quement par l'ambiance et par l'état d'esprit régnant dans la classe ouvrière. L'action de laclasse ouvrière n'a pas été, encore une fois, commandée par des formules et des affirma-tions théoriques quelconques. Elle n'a pas été davantage une manifestation se déroulantselon un plan prévu par nous d'avance.

Le mouvement ouvrier est le résultat d'une longue pratique, d'efforts quotidiens;de là vient la défiance en laquelle les militants ouvriers tiennent « les théories générales etles plans préconçus ». On a voulu rattacher à l'influence du bergsonisme les tendances dusyndicalisme révolutionnaire, non pas directement, mais indirectement, par personne in-terposée : Georges Sorel. Celui-ci a en effet donné au Mouvement socialiste une série

1 En 1898, Victor Griffuelhes n'assiste pas au Congrès de Rennes. Par contre, en 1900 (10 au 14 septem-

bre), au Congrès de Paris, il représente les cuirs et peaux.2 Le Syndicalisme, conférence organisée le 29 juillet 1904 par la jeunesse syndicaliste de Paris Avant-

propos du 8 décembre 1907, p. 5, dans l'Action Syndicaliste, brochure, Rivière.3 Avant-propos de l'Action Syndicaliste, brochure, Rivière, 1908. VICTOR GRIFFUELHES: Voyage d'un

révolutionnaire, impressions d'un propagandiste, brochure, Rivière éd

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d'articles sur l'évolution créatrice, parue chez Alcan en 1907 1. Si Georges Sorel ren-contrait certains militants, il n'était pas lu par eux. A. Merrheim ne le connaît pas ; VictorGriffuelhes protestait toujours lorsqu'on lui parlait de l'influence sorélienne : « Il ignoraitSorel, raconte Maxime Leroy, ne le connaissait qu'à travers des conversations, vague-ment : « Je lis Alexandre Dumas s, aimait-il à dire, marquant par là... l'agacement que luiinspiraient des théoriciens qui prêchaient la violence au coin de leur feu 2. » Par contre, lesyndicalisme ouvrier a influencé certains écrivains, notamment Georges Sorel, qui ontcherché à dégager de la pratique ouvrière des systématisations après coup.

Pierre Monatte, qui a vécu aux côtés de Victor Griffuelhes, m'a confirmé queVictor Griffuelhes n'était pas « un liseur ». Mais Griffuelhes avait une grande concentra-tion de pensée ; il savait observer et réfléchir, ce qui est assez rare quand on est engagédans des luttes et des difficultés quotidiennes. Je n'ai jamais connu Victor Griffuelhesdans l'intimité, mais je l'ai rencontré plusieurs fois ; je garde de lui un souvenir qui per-siste à travers les années. Quand je relis quelqu'une de ses brochures ou l'un de ses dis-cours, je crois entendre encore sa voix - surtout je sens peser sur moi son regard aigu.Cette acuité révélait une pénétrante intuition, semblable au tire-point qu'il maniait avecdextérité.

Victor Griffuelhes se défend d'être un théoricien ; il se défie des formules in-ventées par les idéologues ; il craint ces formules qui dévient l'action et divisent les hom-mes menant une lutte commune. Il se défie aussi de ce qu'il appelle le romantisme révo-lutionnaire 3. Mais ce romantisme, le mythe de la catastrophe, a permis le passage à l'unedes idées essentielles du syndicalisme révolutionnaire : La lutte quotidienne prépare, or-ganise et réalise la révolution.

Le romantisme révolutionnaire correspond à une phase du mouvement ouvrierqui a eu une grande influence ; il a « préparé la besogne présente ». Sans cette prépara-tion, le syndicalisme ne serait pas la théorie et la pratique de l'action ouvrière. Un ac-croissement de la vie syndicale a détaché la classe ouvrière du mysticisme révolutionnaire« pour la river à l'actualité, faite du travail journalier ». La véritable action révolution-naire est celle qui, pratiquée chaque jour, accroît et augmente la valeur révolutionnaire duprolétariat ; la grève « éduque, elle aguerrit, elle entraîne et elle crée ».

La grève est une des formes de l'action directe. Victor Griffuelhes accorde uneplace éminente à l'action des travailleurs ; il fait d'abord appel à leur volonté. Il précise cequ'est l'action directe, dans une conférence du 29 juillet 1904 :

L'action directe (dont on s'est plu à donner une définition mensongère) veutdire action des ouvriers eux-mêmes, c'est-à-dire action directement exercée par les inté-ressés. C'est le travailleur qui accomplit lui-même son effort ; il l'exerce personnellementsur les puissances qui le dominent pour obtenir d'elles les avantages réclamés. Par l'actiondirecte, l'ouvrier crée lui-même sa lutte, c'est lui qui la conduit, décidé à ne pas s'en rap-

1 GEORGES SOREL, « L'Évolution Créatrice », Le Mouvement socialiste du 15 octobre 1907 au 15 avril

1908. Georges Sorel a donné de très nombreux articles au Mouvement socialiste. Les Illusions du pro-grès ont paru dans Le Mouvement socialiste, de septembre à décembre 1906.

2 MAXIME LEROY raconte aussi qu'il avait fait connaître à Victor Griffuelhes quelques amis universitaires(au déjeuner Proudhon), mais « qu'il ne discutait avec eux qu'avec une espèce d'ironie, comme s'ils'était dit qu'un apprentissage le la misère était nécessaire pour entrer dans le mystère ouvrier »(L'Homme Réel, avril 1937).

3 « Romantisme révolutionnaire », paru dans L'Action directe, 23 avril 1908, article reproduit dans LeMouvement socialiste du 15 octobre 1908.

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porter à d'autres qu'à lui-même du soin de se libérer... La lutte doit être de tous les jours.Son exercice appartient aux intéressés. Il y a par conséquent à nos yeux une pratique jour-nalière qui va chaque jour grandissant jusqu'au moment où, parvenue à un degré de puis-sance supérieure, elle se transformera en une conflagration que nous dénommons grèvegénérale et qui sera la révolution sociale.

Au nom des intérêts de l'économie nationale, les industriels accusent les ouvriersd'être responsables de l'infériorité de la production française sur les marchés internatio-naux : « Les affaires deviennent impossibles par suite des exigences ouvrières qui créentune situation faite d'incertitude et d'insécurité. La faute en est aux meneurs, aux têtes desorganisations syndicales, qui entretiennent le prolétariat dans un état de guerre préjudicia-ble aux uns et aux autres. »

Victor Griffuelhes répond que, si les produits étrangers rentrent en France endépit des barrières douanières, c'est que les capitalistes des autres nations, moins routi-niers, plus ouverts au progrès, ne reculent pas devant les mesures destinées à donner àleur production tout son essor : « Les difficultés (des capitalistes français) sont faites deleur stérilité ; Leur marche fort lente est faite de leur timidité, leur incertitude est faite deleur manque d'initiative ». A l'état stationnaire de l'industrie française, Victor Griffuelhesoppose le dynamisme américain : « Nous demandons que le patronat français ressembleau patronat américain... Nous désirons un pays affairé, actif, bourdonnant, véritable ruchetoujours en éveil. Notre force en sera accrue 1. »

III

La crise qu'a traversée la paix de l'Europe de 1905 à 1907, les premières mena-ces de guerre éclairent l'une des tendances du syndicalisme révolutionnaire : l'antimilita-risme et l'antipatriotisme. Griffuelhes avait été déçu des conférences internationales aux-quelles il avait assisté 2. Il avait vainement tenté de faire transformer ces conférences syn-dicales en congrès ouvriers internationaux. Émile Pouget 3 n'avait pas réussi davantage àfaire inscrire la question des huit heures et celles de la grève générale et de l'antimilita-risme à l'ordre du jour de la conférence internationale qui devait se tenir à Amsterdam en1905 4.

Le 31 mars 1905, Guillaume II débarque à Tanger ; il y vient pour déclarer« expressément qu'il maintiendra l'égalité absolue des droits économiques et commer-ciaux de l'Allemagne et qu'il ne permettra à aucune nation d'obtenir des droits préféren-tiels ».

1 VICTOR GRIFFUELHES, L’infériorité des capitalistes français, Le Mouvement socialiste, décembre 1910.2 VICTOR GRIFFUELHES, Le syndicalisme français et l'Internationale syndicale, Le Mouvement socialiste,

15 novembre 1907, et L'Action syndicaliste (Rivière, 1908), p. 55.3 Dès le 16 juin 1901, à Londres, les syndicats anglais et français avaient organisé une grande manifesta-

tion contre la guerre, pour la paix. Cf. ÉMILE POUGET, La Voix du Peuple, 22-30 juin 1901.4 Lettres de Pouget et Legien (avril 1905) et réplique, le 5 mai, de Pouget, qui remplace alors Griffuelhes

pendant quelques semaines. Voir rapport du Comité Confédéral au Congrès d'Amiens, pp. 5-8.

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À la suite du débat qui eut lieu devant la Chambre des Députés, le 19 avril 1905,Delcassé donne sa démission, puis la reprend. Guillaume II ordonne à son ambassadeur,le prince de Radolin, de n'avoir plus aucune relation avec Delcassé. Celui-ci donne sadémission définitivement, le 6 juin. Pendant les semaines de juin et de juillet 1905, lamenace de guerre qui pèse sur l'Europe provoque en France une émotion que traduitCharles Péguy dans Notre Patrie : « Ce fut une surprise... Ce fut un saisissement... Ce futun sursaut... la réapparition brusque de la réalité même... 1 »

L'émotion parmi les syndicalistes était rendue plus profonde par le sentimentqu'ils avaient de leur responsabilité particulière. Sous l'influence des événements se ré-veillait, plus consciente, la tradition de la Première Internationale et s'affirmait en eux lavolonté de tout mettre en oeuvre pour prévenir la guerre 2. Dès juillet 1905, Victor Grif-fuelhes décide d'aller à Berlin, afin de préparer avec la Centrale syndicale allemande desdémonstrations simultanées contre la guerre. Victor Griffuelhes ira à Berlin en janvier1906, lorsque la tension franco-allemande se sera encore accentuée.

Entre ces deux dates, en août 1905, Victor Griffuelhes donne au Mouvement so-cialiste une réponse à l'enquête que poursuit cette revue sur l'idée de patrie et la classeouvrière 3 :

Il faut, dit-on, défendre le sol de la patrie ! Je n'y vois pas d'inconvénient. Maisà condition que les défenseurs soient les propriétaires de ce sol. Or c'est le prolétaire qui,comme toujours, est appelé à défendre le sol, malgré qu'il n'en possède aucune parcelle.Le prolétaire est attaché au milieu où il est né, où il a grandi, mais il ne peut l'être que parle souvenir. Dès qu'il a l'âge d'homme, il est le plus souvent contraint de s'éloigner, allantà la recherche d'un travail qui le fera vivre. Il s'éloigne parce que la besogne vient à man-quer ou parce que, désireux d'améliorer son sort, il a osé réclamer un meilleur salaire. Enretour, il est congédié par son patron qui le signale à ses confrères. Il doit fuir le milieuqui l'a vu naître, courir les villes, quémandant de l'ouvrage. Il s'arrête là où un atelier ouun chantier lui est ouvert. Il s'installe, il travaille, il vit, il se fait un foyer, il élève sa fa-mille. Le lieu où l'ouvrier travaille, là est sa patrie !... A-t-il, dans sa course vagabonde etincertaine, traversé une frontière ? Qu'importe ! Il a quitté un lieu inhospitalier pour allerdans l'inconnu, jusqu'au moment où il a trouvé à vendre son travail.

L'idée de patrie, ajoute Griffuelhes, est exploitée par les dirigeants pour justifierl'existence d'une armée, qu'ils utilisent contre des mouvements ouvriers destinés à amélio-rer la condition ouvrière et à conquérir un droit nouveau.

Le 19 décembre 1905, le gouvernement allemand envoie à son ambassadeur àParis un ordre de rappel. Le gouvernement français a connaissance du fait ; les communi-cations télégraphiques restent suspendues pendant quatre heures afin que, si besoin est,puissent être lancés les ordres de mobilisation en toute célérité. Nouvelle alerte, plustroublante encore que celle de juin et de juillet : angoisse plus profonde. Chacun s'attendau conflit.

1 Notre Patrie, écrite au lendemain de l'attentat auquel avait échappé le roi d'Espagne :, le gouvernement

allemand avait adressé une dépêche au roi d'Espagne, en omettant d'en envoyer une au président Lou-bet.

2 A. VERMOREL, La grève des peuples contre la guerre, Le Courrier français, 10 juin 1866, reproduit parLa Vie ouvrière du 20 novembre 1912.

3 Réponse à l'enquête du Mouvement socialiste sur l'idée de patrie et la classe ouvrière, août 1905, et cf.L'Action syndicaliste, pp. 38-42.

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Le 16 janvier 1906, Victor Griffuelhes arrive à Berlin. Il veut conclure avec lesorganisations ouvrières allemandes, par delà les frontières, une entente qui permettecontre la guerre des manifestations simultanées en Allemagne et en France. Arrivé à Ber-lin, Griffuelhes se heurte à un double refus. Griffuelhes rapporte qu'il arrive au siège dessyndicats juste au milieu d'une séance de la Commission syndicale. On lui oppose la légi-slation allemande régissant les syndicats et interdisant une action de ce genre. Legien ren-voie Griffuelhes au siège de la social-démocratie allemande. Une délégation syndicalel'accompagne au Reichstag, où se trouvait Singer. Celui-ci objecte à Griffuelhes que, le21 janvier, partout en Allemagne, vont être organisés de grands meetings en faveur de laRussie 1 : d'où impossibilité matérielle d'en organiser de nouveaux à une date rapprochée.Puis Singer demande à Griffuelhes si le Comité de la CGT agira de concert avec le partisocialiste français. Griffuelhes répond que, sur ce point, le Comité confédéral ne déroge-rait pas à son autonomie ; mais qu'en Allemagne les syndicats étaient libres d'avoir uneautre attitude. Singer va trouver Bebel, qui confirme que, pour que la démonstrationcontre la guerre puisse avoir lieu, le Comité confédéral devra au préalable s'entendre avecle parti socialiste de France.

A son retour à Paris, Griffuelhes décrit, dans La Voix du Peuple (n° 277), sesimpressions de Berlin et, en rendant compte de son voyage au Congrès d'Amiens, ilajoute ceci : « Je garde de mon voyage à Berlin un souvenir plutôt mauvais. Je n'y ai pasrencontré cette courtoisie prévenante qui facilite les rapports et atténue les difficultés. »Cette impression persista dans l'esprit de Griffuelhes ; les rencontres qui eurent lieu par lasuite entre syndicalistes allemands et français expliquent en partie pourquoi certains mi-litants purent être ensuite accusés de germanophobie, « ce sentiment restant chez ceshommes un sentiment sous-jacent, qui ne devint dominant et dangereux qu'avec l'effon-drement de l'internationalisme prolétarien 2 ».

Les relations entre le Bureau syndical international et la CGT devaient être dis-cutées en 1908 au Congrès de Marseille. Au cours de la discussion, Merrheim, qu'on nepeut accuser de germanophobie, constate les faits :

Au moment de la guerre russo-japonaise, le Bureau syndical international ré-pond aux démarches de la CGT par un refus ; au moment des incidents du Maroc, Grif-fuelhes a fait le voyage de Berlin et on ne l'a pas reçu... Quelle sera notre situation vis-à-vis de ce Secrétariat (international) qui systématiquement écarte l'un des objets les pluschers du prolétariat, celui d'éviter la guerre, de ne pas permettre le massacre des peu-ples ?...

En janvier 1906, dans l'impossibilité d'organiser avec les Allemands des mani-festations simultanées, les syndicalistes décident d'agir sur le seul terrain national. LeComité Confédéral fait afficher et publie ce texte à des milliers d'exemplaires :

GUERRE À LA GUERRE.

Travailleurs, demain peut-être nous serons en face d'un fait accompli la guerredéclarée. Depuis cinq ans, un parti colonial français, dont Delcassé fut l'homme-lige, pré-pare la conquête du Maroc. L'Allemagne militariste et capitaliste, désireuse d'avoir elleaussi sa part du butin, s'est interposée. En juin 1905, la déclaration de guerre ne fut évitée

1 Voir notamment : Congrès d'Amiens, p. 96, et L'Action syndicaliste, pp. 57-58. Le massacre du Diman-

che sanglant devait avoir lieu le 22 janvier ; mais la grève des usines Poutilov avait commencé le 9 jan-vier 1905.

2 ROSMER, Le Mouvement ouvrier pendant la guerre, p. 521.

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que par le départ de Delcassé. Depuis lors, la guerre est à la merci du moindre incident. Lapresse sait ces choses... et elle se tait. Pourquoi ? C'est parce qu'on veut mettre le peupledans l'obligation de marcher, prétextant d'honneur national, de guerre inévitable parce quedéfensive. Or, le peuple ne veut pas la guerre ! S'il était appelé à se prononcer, unanime-ment, il affirmerait sa volonté de paix. La classe ouvrière n'a aucun intérêt à la guerre.Elle seule en fait tous les frais - payant de son travail et de son sang ! C'est donc à ellequ'il incombe de dire tout haut qu'elle veut la paix à tout prix !

Travailleurs !... En Allemagne comme en France, la communion d'idées estformelle sur ce point : le prolétariat des deux pays se refuse à faire la guerre. Donc, parnotre action commune et simultanée, forçons nos gouvernements respectifs à tenir comptede notre volonté :

Nous voulons la paix. Refusons-nous à faire la guerre !

LE COMITÉ CONFÉDÉRAL1.

Dans une conférence internationale tenue à la Société de Géographie, le 3 avril1907, Victor Griffuelhes, voulant définir le syndicalisme français, l'oppose au syndica-lisme allemand : « En Allemagne, il y a une masse des syndiqués ; en France, il y a unsyndicalisme, théorie qui résume et contient toute l'action ouvrière... 2 »

Un syndicaliste allemand, Robert Michels, qui assiste à cette réunion du 3 avril1907, critique les tendances du socialisme en Allemagne :

Nous n'avons pas comme vous un syndicalisme révolutionnaire qui propage etnourrit les sentiments incompressibles de liberté... Pour que le syndicalisme puisse se dé-velopper pleinement chez nous, il faut que les libertés politiques soient conquises... Aussi,malgré ses trois millions et demi de suffrages socialistes, l'Allemagne pèse-t-elle sur l'Eu-rope comme une menace de guerre ou de réaction.

Le parti de la social-démocratie, selon Robert Michels, parti nombreux et forte-ment organisé, a peur d'éloigner de lui les classes populaires par toute action directe quirappellerait le syndicalisme révolutionnaire. Mais ce qui paralyse surtout la social-démocratie, c'est son organisation bureaucratique, hiérarchique et pesante, devenue, elleaussi, une machine perfectionnée. Dans les Archiv für Sozialwissenschaft, le même Ro-bert Michels publie une étude sur « la social-démocratie dans l'organisation internatio-nale » ; selon lui, la social-démocratie est en décadence : « figée dans un nationalismeboudeur et compassé, presque hostile et agressif,... elle restait là, droite, raide et revêche,muette, aveugle et sourde au cri des créatures 3 ». La social-démocratie apparaît un« grand automate ». Elle compte des voix, elle encaisse des cotisations, elle est très prati-que.

C'est parce qu'ils sentent cette attitude de la social-démocratie que les militantsouvriers sont si troublés en présence des dangers que court la paix européenne. Ils sontrestés fidèles à la tradition de la grève des peuples contre la guerre ; mais la social-démocratie allemande ne parait pas encline à agir de concert avec eux. Les militants syn-dicalistes se rappellent les événements de 1870, l'élan du mouvement ouvrier et l'Interna-tionale brisés par la guerre :

1 Congrès d'Amiens, rapport du Comité confédéral, p. 8.2 Les caractères du syndicalisme français, discours prononcé par VICTOR GRIFFUELHES, le 3 avril 1907, à

la Conférence internationale tenue à Paris, à la Société de Géographie (Rivière, 1908).3 EDOUARD BERTH, Le Mouvement socialiste, 15 octobre 1907.

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Nous sommes dans une situation grave, dira au Congrès de Marseille le clair-voyant Merrheim, dans la même situation qu'en 1871, au moment de l'Internationale ou-vrière. Là aussi, elle était une force ; là aussi, elle était une organisation ; là aussi, elleétait une cohésion ouvrière ; et qu'a fait la classe capitaliste ? La guerre de 1870 est arri-vée, et elle a noyé dans le sang deux peuples, elle a fait disparaître les militants et tué lesorganisations que vous n'avez pu arriver à remettre debout qu'après trente-huit ans.

IV

L'approche du 1er mai 1906 avait provoqué à Paris une panique ; la frayeurqu'inspirait cette journée est rappelée en quelques traits par le rapport confédéral de1906 : « Ce fut une fuite amusante de capitaux émigrant à l'étranger au nom du patrio-tisme le plus pur. Ce fut l'entassement des provisions dans les caves... Le gouvernementprit peur. »

La grève des mineurs se prolongeait ; elle fut l'occasion que saisit le gouverne-ment pour justifier des arrestations, parmi lesquelles celle de Pierre Monatte. Afin d'ex-pliquer les poursuites engagées, selon une tradition qui remonte à Louis-Philippe, lesgouvernements inventent l'hypothèse d'un complot ourdi entre les accusés et les ennemisdu régime. Le 26 avril, « la justice, ayant perquisitionné chez Monatte, prétendit avoirtrouvé des documents démontrant qu'entre la CGT et la réaction existait un accord. » Desperquisitions furent faites aussi dans les bureaux de la CGT Le Parquet recherchait si laprovenance des fonds de la confédération permettait un doute. Les livres de comptabilitéétaient en lieu sûr ; mais les brouillards et les carnets à souche furent mis sous les yeux ducommissaire, qui n'y put rien trouver.

Trois jours après, le 30 avril 1906, le gouvernement fait arrêter le secrétaireconfédéral et le trésorier de la CGT, afin de laisser croire à l'opinion que les syndicalistesont des intentions suspectes. Mais cette action préventive ne peut empêcher le mouve-ment en faveur des huit heures de conserver toute son ampleur. A Paris et dans certainesvilles, des manifestations imposantes ont lieu. De nombreux travailleurs y participent.Nombreuses sont aussi les grèves qui éclatent le 2 mai. La grève de la Fédération du Li-vre avait commencé le 18 avril ; puis, à partir du 25 avril et du 2 mai, une vingtaine decorporations et 150.000 ouvriers suivent le mouvement. En outre, dans la métallurgie,pour le département de la Seine, 50.000 ouvriers font grève.

L'état d'esprit qu'avait créé l'agitation pour les huit heures rendit possible à l'au-tomne, au Congrès d'Amiens, une solennelle déclaration en faveur de l'autonomie dumouvement ouvrier.

Au Congrès d'Amiens, le débat sur les relations des syndicats et des partis poli-tiques donne aux syndicalistes l'occasion d'affirmer cette indépendance. La thèse opposéede la liaison est soutenue par Renard, le représentant du textile. La discussion dure pen-dant trois jours - c'est-à-dire pendant les séances du 11 octobre au soir, du 12 et du 13 aumatin.

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L'ordre du jour proposé par la Fédération Textile est repoussé par 724 voixcontre 34. La Charte d'Amiens est votée par le Congrès confédéral le 13 octobre 1906.Elle formule le caractère apolitique lu syndicalisme de façon si heureuse qu'elle est restéela charte du mouvement ouvrier et qu'elle a été confirmée par le Congrès de Toulouse(1936), qui a réalisé l'unité syndicale. Cette indépendance a ait la force du mouvementouvrier en France. Elle est dans sa tradition, elle doit rester dans son devenir. Sans cetteindépendance le syndicalisme français court les plus grands risques. Voici les deux for-mules par lesquelles elle s'est exprimée à Amiens et qui servent de préambule aux nou-veaux statuts :

1° En ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l'entière liberté, pourle syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à la forme de luttecorrespondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, enréciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors.

2° En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu'afin que syndi-calisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s’exercer directementcontre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupementssyndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes 1 qui, en dehors et à côté, peuventpoursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.

La « Charte d'Amiens » a été votée à la quasi unanimité de 830 voix contre 9.Ce vote est dû à la lucidité et à la ténacité de Griffuelhes, la rédaction de la Charte estl’œuvre du Bureau confédéral. Le projet de résolution a été écrit sur un coin de table d'unrestaurant, à Amiens, par Pouget, qui tient la plume, Griffuelhes, Delesalle, L. Niel etMorizet 2.

La fermeté des décisions d'Amiens devait avoir son influence sur l'attitude prisepar le parti socialiste à l'égard du syndicalisme. En dépit des résistances guesdistes, l'an-née suivante, au congrès du parti socialiste, à Nancy (11 au 14 août), la motion dite de laDordogne fut battue ; elle affirmait que l'action corporative ou syndicale ne saurait suffireà l'émancipation de la classe laborieuse ; cette résolution, soutenue par 141 voix, eutcontre elle une majorité de 167 voix, qui adoptèrent la motion du Cher. Celle-ci déclaraitque le Congrès était convaincu que « l'action politique et l'action syndicale seront d'autantplus efficaces que l'organisme politique et l'organisme économique auront leur pleineautonomie 3 ».

1 Dans la discussion, Coupat dit : « Dans la Confédération. il v a des travailleurs appartenant à diverses

tendances. Il y en a même qui sont catholiques. Voulez-vous les en chasser ?... » - PAUL DELE-SALLE : « A la première lecture, Pouget tenant la plume, je m'étais cabré sur ce passage « les partis etles sectes » ; les sectes visaient les anarcho-syndicalistes et, je ne sais pourquoi, ne me plaisaient pas.J'eus à ce sujet une prise de bec avec Griffuelhes et j'entends encore Pouget, me répétant : « Qu'est-ceque cela peut te fiche ? » Au bout d'un instant, « la secte des égaux » me passe par l'esprit, j'étais vaincuet, ne voulant le paraître, je dis à Pouget : « C'est bien, je dirai que tu fais allusion aux communistes de1797 et tout sera dit. » Je n'ai pas besoin de vous dire que mes camarades éclatèrent de rire » (lettre du27 mai 1938). MARTY-ROLLAN fait erreur lorsqu'il dit que Merrheim tenait la plume ; en fait la ré-solution lui fut communiquée après sa rédaction par le Bureau confédéral.

2 C'est dans cet ordre qu'ils apparaissent de gauche à droite sur la petite photo que Delesalle m'a commu-niquée et « qui représente, à la terrasse du cabaret, la table sur laquelle nous avions donné le coup depouce à notre motion ; celle-ci, du reste, représentait le point de vue et était l'émanation du seul Bureauconfédéral » (lettre du 1er juin 1938).

3 Congrès de Nancy, compte rendu sténographique, motion de la Fédération du Cher, p. 347, et motionde la Dordogne, p. 523.

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Au cours de la discussion, se définit la position des socialistes syndicalistes :« Le syndicalisme leur dit [aux prolétaires] : N'ayez foi qu'en vous seuls ! Le salut est envous, le monde ne sera que ce vous le ferez ! Déployez donc toutes vos énergies et mettezà l'épreuve toute votre puissance d'action. » La question devait revenir aux autres congrèsdu parti socialiste, et notamment au congrès tenu à Lyon, du 18 au 21 février 1912 - oùJaurès défend l'autonomie de la CGT 1.

Tous les débats du Congrès d'Amiens ne purent pas se clore par une motiond'unanimité. Syndicalistes révolutionnaires et réformistes s'opposèrent sur deux ques-tions : la tactique et les caractères de l'organisation syndicale.

Le Congrès de Bourges avait donné mission au Bureau confédéral d'organiserune campagne pour le repos hebdomadaire et pour les huit heures. Il avait décidé aussiqu'à partir du 1er mai 1906 après la huitième heure, les ouvriers abandonneraient le travailet les ateliers. Quels avaient été les résultats de cette campagne ? Griffuelhes, dans le rap-port confédéral à Amiens, rappelle que pendant deux ans la CGT avait fait appel à tousles moyens de propagande, et notamment à l'affiche ; celle-ci avait été tirée à 100.000exemplaires :

Nous voulons la journée de huit heures. La réduction de la journée de travails'impose, tant au point de vue physique que moral et social. Il y a intérêt personnel et inté-rêt social - c'est-à-dire intérêt de solidarité - à réduire le plus possible la durée du travail.

Que faut-il faire ?

Devons-nous, comme on a eu trop tendance à le faire, continuer à nous en re-poser sur le bon vouloir des législateurs ?

Non ! De nous-mêmes doit venir, l'amélioration de notre sort ! Les libertés nese mendient pas : elles s'arrachent de haute lutte ! Vouloir, c'est pouvoir. Voulons donc lajournée de huit heures et nous l'aurons !

Lors de la discussion, Victor Griffuelhes reconnaît qu'en province l'agitation futmoins intense « que nous ne l'avions espéré », mais la plupart des conflits durèrent delongues semaines. Seulement :

Malgré les soins de la Commission des huit heures, les efforts manquaient decohésion... Puis, et c'est là le plus grand défaut, les organisations attendaient de l'orga-nisme confédéral toutes les indications sur la besogne à faire. Il est même possibled'ajouter que des ouvriers attribuaient à la CGT le pouvoir d'édicter une mesure généralepour tous . les patrons, les obligeant à réduire la journée de travail. C'était se tromperétrangement. La CGT ne constitue pas un Gouvernement.

Le 1er mai, la classe ouvrière fit [pourtant] montre d'une énergie et d'une per-sévérance insoupçonnées par d'aucuns. Nous voudrions que les militants aient pu saisirtoute la valeur sociale des faits auxquels nous avons participé. C'est là le seul moyen d'ac-quérir le sens de la lutte qui fait encore défaut et qui se développera grâce à des agitationsde cette ampleur et de cette nature.

Aux réformistes qui, à Amiens, disent que le 1er mai 1906 a été un échec, Grif-fuelhes répond que, tout au contraire, il a été un triomphe moral. Les grands mouvements

1 Congrès de Lyon, compte rendu sténographique, pp. 354-366.

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populaires secouent l'apathie des ouvriers et influencent l'opinion publique. Victor Grif-fuelhes insiste sur ces idées dans le rapport confédéral an Congrès d'Amiens :

Le Congrès de Bourges a voulu cet immense effort, afin de répandre dans lagrande masse ouvrière les idées qui animent les militants et les organisations syndicales.Le problème à résoudre tout d'abord était donc, par une propagande vigoureuse, d'attein-dre chez lui le travailleur resté étranger au mouvement syndical. Il fallait poser devantl'opinion publique ignorante la question de la durée du temps de travail et la rendre sym-pathique à cette amélioration. Le but a été atteint.

Attirer l'attention de la masse, émouvoir l'opinion publique, tels sont les résultatsobtenus par la campagne du 1er mai 1906. Treize ans après, celle-ci produira ses fruits ; laloi du 23 avril 1919 prouvera que Victor Griffuelhes avait eu raison de voir, en dépit decertaines défaillances, dans le 1er mai 1906 un succès moral et l'origine première de lalégislation de 1919 1.

Pour le repos hebdomadaire, la propagande de la CGT entre 1904 et juin 1906avait abouti à un résultat immédiat et définitif. La CGT avait tiré une affiche en circulaireà 400.000 exemplaires et publié des brochures dont le tirage s'élevait respectivement à150.000 et 75.000 exemplaires. Le Sénat paraissait contraire au projet de loi déposé de-vant lui. Il n'est pas contestable que l'agitation organisée pour le repos hebdomadairecontribua à convaincre le Sénat et à faire voter la loi du 13 juillet 1906 établissant le reposhebdomadaire en faveur des ouvriers et des employés.

Deux conceptions du syndicalisme ouvrier s'affrontent au Congrès d'Amiens.Car, si presque tous sont d'accord sur l'autonomie syndicale, - le vote de la Charted'Amiens l'avait prouvé, - les opinions diffèrent sur le caractère, sur le rôle et sur l'avenirde l'organisation syndicale. Pour les uns, le syndicat est un moyen d'amélioration sociale.Pour les autres, un moyen de transformation sociale :

Les syndicalistes, antiparlementaires résolus, sont décidés à supprimer l'Étatcomme organisme social ; décidés à faire disparaître tout gouvernement des personnes,pour confier aux syndicats, aux fédérations, aux Bourses du Travail, le gouvernement deschoses, la production, la répartition, l'échange... (Keufer).

Nous affirmons que le syndicat est un groupement de lutte intégrale et qu'il apour fonction de briser la légalité, qui nous étouffe, pour enfanter le droit nouveau quenous voulons voir sortir de nos luttes (Merrheim).

C'est un droit nouveau que les syndicalistes veulent conquérir par leurs luttes :au nom de ce droit, Merrheim 2 combat les projets de loi présentés par M. Millerand, sousle ministère Waldeck-Rousseau, et repris par lui, sous le ministère Sarrien, - notammentle projet de loi sur le contrat de travail déposé le 2 juillet 1906 devant la Chambre desDéputés : « Les lois sur l'arbitrage obligatoire, la participation aux bénéfices, le contratcollectif du travail... ont pour objet d'entraver le développement du syndicalisme etd'étrangler le droit de grève. »

Au Congrès d'Amiens, pour la première fois, se pose la question du syndica-lisme des fonctionnaires. Un conflit venait de se produire entre le gouvernement et les

1 Entre le Congrès de Bourges et le 1er mai 1906, la loi du 29 juin 1905 sur la durée du travail dans les

mines a pour la première fois consacré le principe de la journée de 8 heures.2 Congrès d'Amiens, pp. 123-130.

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ouvriers et employés de l'État au sujet du droit syndical. Un syndicat de facteurs et unsyndicat d'instituteurs s'étaient organisés. Le gouvernement refusait d'entrer en relationsavec leurs délégués et de discuter avec eux leurs revendications corporatives. Un Comités'était formé, qui comprenait les organisations de tous les travailleurs de l'État et descommunes. Ce Comité menait une propagande active. Le 28 janvier 1906, soixante mani-festations organisées par Griffuelhes avaient eu lieu dans des villes différentes, afin defaire appel aux travailleurs des communes et de l'État : « Lorsque les instituteurs aurontun fort groupement syndical de même que les facteurs, ils auront, ce jour-là, conquis, lesuns et les autres, le droit au syndicat... »

Sur le caractère et la fonction de l'organisation syndicale, Griffuelhes était d'ac-cord avec Merrheim ; s'il n'insiste pas aussi souvent que Merrheim sur la formation d'undroit nouveau, son instinct saisit la vision d'avenir vers laquelle s'achemine l'action spon-tanée et créatrice de la classe ouvrière 1.

Les syndicalistes révolutionnaires sentent avec plus ou moins de clarté que, pourcréer une société libre :

Il faut des hommes libres. Si prompt et si énergique qu'aurait pu être le gestede suprême révolte collective qu'on suppose réalisé par la grève générale révolutionnaire,rien ne prouve que les hommes auxquels se devra ce geste seront capables de rendre via-ble la société nouvelle. Une organisation créée dans l'ardeur révolutionnaire, dans l'en-thousiasme de l'action réformatrice n'est pas assurée d'être durable 2.

La pensée des militants est encore tout influencée par l'expérience des Bourseset par la mission éducatrice qu'elles s'étaient donnée. Il faut des hommes d'action qui aientaussi une mentalité d'hommes libres. La tradition de Varlin et de Pelloutier se prolongechez les syndicalistes, qui voient dans l'école syndicale « cette pépinière d'hommes libres,décidés, entreprenants, capables de réaliser définitivement de grandes et belles chosespour leur émancipation intégrale 3 ».

V

Griffuelhes, au Congrès d'Amiens, remarque que le ministère Waldeck-Rousseau-Millerand avait voulu faire pénétrer l'influence du gouvernement à l'intérieurdes syndicats : « Que voulait-on ? Nous domestiquer... L'explosion de vitalité de la CGTrésulte de ces événements. » Il s'agissait « d'intégrer » le syndicalisme dans les cadres de

1 MAXIME LEROY a raconté dans l'Homme Réel comment Griffuelhes était venu de grand matin chez lui,

vers la fin de 1912 : « Il avait été convenu que je lui lirais mon livre (La Coutume ouvrière), en quelquesorte à grandes enjambées... Tandis que je lisais, il ne faisait que se lever, puis s'asseoir ; à un moment,craignant d'ennuyer mon hôte, je voulus m'arrêter ; mais non, il ne s'agissait pas de cela : « Voyez-vous, ce qui m'étonne, ce qui m'agite; c'est que je vive et que mes camarades vivent sans s'en douterdans une machine aussi compliquée. Mais ce qui m'étonne encore plus, c'est que tout ça est vrai... » Etdeux ou trois fois, il ajouta: . C'est vrai, c'est vrai... » Cf. aussi l'article de MAXIME LEROY sur le DroitProlétarien dans le Mouvement socialiste, mars-avril 1913

2 TREVENNEC, dans son rapport sur les écoles syndicales, rapport présenté au nom de la Bourse du Tra-vail de Lorient, au Congrès de Marseille, pp. 311-318.

3 JANVION, La Voix du Peuple. du 27 septembre au 4 octobre 1908.

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l'État traditionnel. Dans L'Action syndicaliste, Griffuelhes rappelle que Waldeck-Rousseau et Millerand avaient tenté, sur une grande échelle, le plan suivant :

Mettre en articles de lois les droits de la pensée, d'organisation, de coalition, enles subordonnant à des formalités compliquées, ayant pour résultat d'en paralyser le libreexercice. Cet homme d'État connaissait trop les hommes et les choses pour se mettre bru-talement en travers de l'évolution sociale. N'était-il pas préférable, pour les dirigeants, decodifier, sous des apparences libérales, le progrès qui pousse les hommes vers un avenirmeilleur, de régler l'usage de ce progrès, en essayant d'en diminuer le courant et d'enamoindrir la force ?

Or, ce libéralisme corrupteur, comme le nomme Victor Griffuelhes, n'a pas en-travé la croissance du mouvement ouvrier ; tout au contraire, celui-ci a grandi parce qu'ils'est dressé contre les tentatives corruptrices des gouvernants.

L'un des premiers, et tout d'abord l'un des seuls, Victor Griffuelhes avait com-pris la tactique Waldeck-Rousseau-Millerand. Et il avait prévu que cette tactique pourraitbriser l'élan syndical et dissocier les masses ouvrières :

Le pouvoir s'efforce d'attirer à lui le mouvement syndical qui, surtout à Paris, agrandi. Le gouvernement espère arriver, par la mainmise sur les syndicats, à opposer laclasse ouvrière groupée économiquement à la classe ouvrière groupée politiquement, et,par la suite, devenir le maître absolu, grâce à une série de mesures législatives, de l'actionsyndicale. L’œuvre est hardie et tentante. Elle n'est pas au-dessus de l'esprit politique deWaldeck-Rousseau. Mais ces manœuvres et ces tentatives de subordination ne tardent pasà provoquer un mouvement de répulsion chez beaucoup de militants. Un bloc d'oppositionouvrière se constitue, et le développement syndical, le milieu et les circonstances aidant, ilva infuser à l'organisme anémié le sang nouveau qui lui donnera la santé et la force.

De même que Pelloutier exprime la protestation passionnée des militants ou-vriers contre l'impuissance corrompue du régime parlementaire de son temps, ainsi Grif-fuelhes bataille pour conserver au syndicalisme son. indépendance et l'empêcher de dé-vier. Il met en garde les syndicalistes contre des ministres empressés qui espèrent domes-tiquer les militants, embrigader la masse des syndiqués. La rigueur de Victor Griffuelhesa sauvé le mouvement ouvrier du danger que présentaient la réglementation étatique deM. Millerand, et les sourires de séduction qu'Aristide Briand adressait aux militants ou-vriers.

Mais, l'action combattive de Griffuelhes, ce qu'il nomme la réaction des syndi-cats contre la démocratie, devait lui attirer le ressentiment des hommes au pouvoir, déçusde rencontrer toujours en face d'eux une volonté tenace. Lorsque, le 14 mars 1906, Cle-menceau prend l'Intérieur dans le ministère Sarrien, il est prêt à employer la manièreforte ; il espère mater le syndicalisme révolutionnaire. Aussi, à l'occasion de la campagnepour les huit heures, la veille du 1er mai, fait-il arrêter Griffuelhes. Et, comptant se débar-rasser de lui, « le premier des flics » - ce surnom lui plaît et il le revendique - fait inventerun complot par la police.

Lorsque, le 25 octobre 1906, il devient président du Conseil, il garde l'Intérieur,et s'entoure d'hommes comme Briand et Viviani, qui connaissent les milieux syndicalis-tes : il compte sur eux pour détacher certains militants ; un gouvernement fort doit êtreprêt à « jouer de la patte de velours et de la poigne de fer 1 », de la corruption sur les uns

1 PIERRE MONATTE, dans L'Avenir Syndical, Cahiers du Travail, p. 18.

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et de la répression sur les autres. Par devers lui, Clemenceau pense : « Commençons tou-jours par la répression, - celle-ci est plus rapide ; et il faudra du temps à mon ministre del'Instruction Publique pour séduire quelques syndicalistes. » Ministre de l'Intérieur 1,Clemenceau étouffe la grève des mineurs par la force armée, fait envahir les charbonna-ges du Pas-de-Calais par 40.000 hommes de troupe ; président du Conseil, il généralise lalutte contre le syndicalisme. Novembre 1906: lock-out de Fougères, qui dure jusqu'enjanvier 1907 (ouvriers de la chaussure). Mars 1907 : grève des dockers de Nantes, aucours de laquelle une collision se produit entre les grévistes et la troupe : un homme tué.Mars 1907 : grève des électriciens à Paris, plongeant la capitale dans une obscurité plusou moins complète ; le gouvernement assure le service à l'aide des soldats du génie.

Au printemps de 1907, le gouvernement révoque facteurs, instituteurs, employéset petits fonctionnaires syndiqués. La CGT proteste contre ces révocations : des meetingssont organisés par les Bourses du Travail et une affiche éditée par le Comité confédéral,le 16 avril 1907 : Où allons-nous ? 2.

Ne pouvant recommencer l'infamie du complot, le trio ministériel [Clemen-ceau-Briand-Viviani] a cherché à dissoudre la Confédération. Le Parquet, consulté..., a ré-pondu à Clemenceau, en un long et précis rapport, qu'il n'y a dans le Code aucun texte deloi permettant cette opération scélérate. Alors le gouvernement..., ne pouvant frapper laCGT en bloc, s'est résolu à l'atteindre en détail. Le premier coup, dans cette voie, est l'ar-restation des camarades Marck et Yvetot (secrétaire de la section des Bourses)... Le Co-mité confédéral a décidé de porter à votre connaissance les agissements réacteurs deshommes au pouvoir ; d'attirer votre attention sur les reniements d'opinion et les trahisonsde ces hommes passés de l'autre côté de la barricade ; de Clemenceau, ex-champion de laliberté individuelle, de Briand et de Viviani... qui affichèrent un socialisme flamboyant...On peut emprisonner des hommes - non des idées...

Également, au printemps 1907, Clemenceau va se trouver aux prises avec les vi-gnerons du Midi. La mévente des vins provoque la révolte des viticulteurs et vignerons.Des manifestations monstres ont lieu, le 5 mai 1907, à Narbonne : 50.000 personnes sontréunies ; le 12, 150.000 à Béziers ; le 9 juin, 700.000 à Montpellier 3. Clemenceau faitarrêter le maire de Narbonne et trois autres membres du Comité d'Argeliers. De Narbonneà Perpignan, tout le pays est en insurrection. Le 17ème régiment d'infanterie, à Agde, semutine ; l'agitation se prolonge jusqu'en août. Marcelin Albert est venu voir Clemenceau,qui l'a grondé et renvoyéavec un sourire en lui mettant dans la main cent francs pour son billet de retour 4.

Le gouvernement révoque Janvion, des travailleurs municipaux, Nègre, des ins-tituteurs , en avril et en mai, 200 agents des postes. Clemenceau fait arrêter Bousquet,

1 ÉMILE BURÉ (L'Ordre, 14 août 1938) raconte qu'en prenant le portefeuille de l'Intérieur, Clemenceau

lui avait dit : « Je vous assure que, place Beauvau, je m'efforcerai d'appliquer ce que j'ai préconisé dansle journal (L'Aurore). Je suis et je reste contre l'envoi préventif des soldats dans les grèves, j'espère queles socialistes auront à cœur de faciliter ma tâche pacificatrice. »

2 Cf. le texte complet de l'affiche, dans le rapport confédéral au Congrès de Marseille, p. 6, compte rendudes travaux, Marseille, 1909.

3 Chiffres donnés par JEAN HÉRITIER, dans son Histoire de la IIIème République, p. 269.4 Cf. ÉMILE BURÉ, L'Ordre, 1938 : « Clemenceau avait fait la grosse voix. Il avait épouvanté Marcelin

Albert en lui faisant le sombre tableau de la situation qu'il avait créée. Brave homme, le Rédempteuravait fondu en larmes. Clemenceau s'était alors adouci et lui avait dit paternellement : « Etes-vous prêtà réparer vos fautes ?... » Clemenceau eut vite ce qu'il sollicitait. Marcelin Albert s'offrit à apaiser larévolte qu'il avait soufflée.. Au moins avez-vous l'argent du voyage ?... Ça ne fait rien, je ferai le néces-saire... »

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Lévy, Delalé. Le Bureau confédéral publie une protestation signée de Griffuelhes, ÉmilePouget et Delesalle (secrétaire adjoint de la section des Bourses). Cette protestation ayanteu un large retentissement en province, le Comité confédéral organise dans toute laFrance les meetings du 13 juillet 1907 ; il adresse à toutes les organisations ouvrières uneaffiche contre les crimes légaux.

En juillet 1907, la grève des ouvriers en chaussures, à Raon-l'Étape, aboutit àune collision entre les grévistes et la troupe. La grève avait éclaté au commencement dumois ; ces ouvriers réclamaient un minimum de salaire de 32 centimes de l'heure, la sup-pression des amendes, une journée maximum de 10 heures. Refus de toute concession parla direction de l'usine. Arrivée de deux bataillons, le 2ème chasseurs à pied de Lunéville, etdeux escadrons du 17ème chasseurs ; le 20ème bataillon de chasseurs à pied de Baccarat.Résultat : un mort, 32 blessés. La Commission confédérale publie une affiche : Encore dusang !

Que ce soit dans les milieux où l'action révolutionnaire est implantée depuislongtemps, ou bien que ce soit dans un milieu demi-paysan et nouveau venu au groupe-ment syndical - tel Raon-l'Étape - il n'y a qu'une méthode : la violence, la fusillade ! Unpareil système de gouvernement - pour sanguinaire qu'il soit - ne parviendra pas à arrêterle développement de l'action ouvrière.

Le 20 janvier 1908, la CGT et l'Union des syndicats de la Seine organisent unegrande démonstration afin de défendre la loi de 1906 et d'arrêter la campagne organiséecontre l'application du repos hebdomadaire, contre la limitation de la journée de travail àdix heures et contre le libre choix du médecin par les accidentés du travail. Les Boursesdu Travail tiennent des réunions de protestation, les 28 et 29 avril 1908, à Amiens, à Lille,à Tours, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse, à Marseille, à Lyon, à Saint-Étienne, à Besan-çon, à Nancy, à Limoges.

En juillet 1908, grâce à l'influence d'un provocateur, Métivier 1, la grève du bâ-timent aboutit aux événements de Draveil-Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges : troisouvriers sont tués, le 30 juillet.

Les événements de Narbonne et ceux de Villeneuve-Saint-Georges soulèvent lesprotestations des milieux syndicaux. Le Comité confédéral et l'Union des syndicats pu-blient Réponse aux Massacres : « Classe ouvrière, rappelle-toi les crimes de ce gouver-nement : Nantes, Narbonne, Raon-l'Étape, Draveil-Vigneux, Villeneuve-Saint-Georges. »Et, à propos des événements de Narbonne, cette affiche :

Gouvernements d'assassins :

Aux meetings monstres où, par centaines de mille, les viticulteurs ont claméleur détresse, ont succédé les grèves des municipalités et de l'impôt. Le gouvernement arépondu par des coups de force ! par la mobilisation ! et une des premières victimes dessoldats français a été un militant de la Bourse du Travail de Narbonne. Gendarmes et sol-dats ont tiré... Peu importe qu'ils aient tué avec ou sans sommation : l'assassinat reste l'as-sassinat !... Et le Parlement que la peur tient au ventre... a donné un blanc-seing au trio si-nistre qui symbolise le Pouvoir : Clemenceau-Briand-Viviani.

1 R. DE MARMANDE, Syndicats, 24-31 août 1938, et ÉMILE BURÉ, L'Ordre, 31 juillet-14 août 1938 :

Métivier vint un jour place Beauvau offrir ses services à Clemenceau. Celui-ci sonna aussitôt Hennionet lui dit : « Voici un homme qui a à faire avec vous. » A quelques jours de là éclatent les grèves deDraveil.

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Le gouvernement ordonne des poursuites ; bien que tous les membres du Comitéconfédéral fussent présents à la séance où l'affiche a été décidée et rédigée et que tousl'aient signée, 12 seulement d'entre eux sont traduits devant la Cour d'Assises de la Seine :Griffuelhes, Pouget, Delesalle, Janvion, Merrheim, Monatte, Garnery, Luquet, Delalé,Forgnes, Beausoleil, Jean Martin. Après trois jours de débats, ils seront tous acquittés.

La répression des grèves par Clemenceau est implacable : 104 années de prison,667 ouvriers blessés et 20 tués et 392 révocations 1. A la suite de la grève de 24 heuresorganisée pour protester contre le massacre de Villeneuve-Saint-Georges, les membres duComité confédéral et le secrétaire général de la CGT ont été mis en prison, et, le 5 octobre1908, le dixième Congrès confédéral s'ouvre à Marseille sans qu'ils aient été libérés. Grif-fuelhes ne peut donc pas être présent au Congrès.

Pendant le Congrès de Marseille, qui se tient du 5 au 12 octobre 1908, l'attitudede Griffuelhes et des autres membres du Comité confédéral est l'objet de critiques. Pour-tant cette attitude a été aussi courageuse que prudente. La discussion soulevée au Congrès(par Renard, du Textile) le démontre. Bourderon, délégué à la Fédération des Bourses etqui avait assisté à un certain nombre des séances du Comité confédéral, répond aux criti-ques faites aux méthodes et à la tactique du Comité :

Je crois que, dans les reproches qu'on a pu faire au Comité confédéral, on a faitune fausse interprétation du rôle que le Bureau et que le Comité lui-même ont pu jouer...Nous n'avons ni les uns ni les autres préparé le mouvement. Puisqu'on nous fait un repro-che d'avoir exagéré l'action ouvrière au delà des forces que nos organismes possèdent, jedis que ces moyens d'action n'ont jamais été préparés, ils sont nés de la spontanéité mêmede mouvements ouvriers que le Comité confédéral n'a jamais décrétés... Le Comité n'a pasplus organisé le mouvement de Draveil, de Villeneuve ou de Narbonne qu'autrefois lesorganisations ouvrières n'avaient organisé le mouvement de Fourmies. Est-ce qu'il n'y apas eu là l'effet des circonstances, des contingences, d'une surexcitation dont peuvent êtrel'objet tous les hommes et les meilleurs militants, qui se trouvent quelquefois débordés parles événements ?... Il ne faut pas qu'on puisse insinuer que le Comité central a préparé lesévénements qui se sont précipités. Il n'a fait que les enregistrer.

Merrheim conclut : « Le Comité n'a pu qu'enregistrer les faits parce que les évé-nements sont plus forts que la volonté des hommes 2. »

Loin d'entraver le développement des organisations ouvrières, la répression avaitcontribué à l'essor du syndicalisme : sa croissance entre 1902 et 1910 est due en grandepartie à l'énergie de Griffuelhes, d'Émile Pouget et des militants qui collaboraient aveceux. Pendant les années où Griffuelhes fut secrétaire général de la CGT, celle-ci vit seseffectifs se développer singulièrement. Au Congrès de Montpellier (1902), les déléguésréunis représentent 100.000 syndiqués ; au Congrès de Bourges (1904), les délégués en

1 R. DE MARMANDE (Syndicats, 31 août 1938) donne les chiffres, pour 1901, de 9 morts, 167 blessés, et.

Pour 1908, de 10 morts et 5 à 600 blessés2 LUQUET précise encore : « Le Comité confédéral a été si prudent que, par la bouche de Griffuelhes, il

est intervenu à la réunion de la rue Charlot Griffuelhes avait déconseillé l'exode de Villeneuve. Et c'estun point qui a son importance. Il ne peut être responsable, ni le Comité confédéral non plus, de ce quis'est produit par la suite... Si trois membres du Bureau ont été emprisonnés, c'est parce qu'ils ont tenu àaccomplir leur devoir, à jouer jusqu'au bout leur rôle de mandataires autorisés du prolétariat, parcequ'ils ont tenu à ne pas laisser aller seuls les camarades ouvriers, parce qu'ils ont voulu prendre leurpart, leur place dans les responsabilités et dans les événements que vous voulez aujourd'hui les criti-quer... »

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représentent 132.000 ; au Congrès d'Amiens (1906), 300.000 ; et au Congrès de Marseille(1908), 400.000.

Sur plus de 900.000 syndiqués 1, 400.000 sont donc groupés, en 1908, par l'or-ganisme confédéral. Nombre important, mais qui ne constitue qu'une minorité ouvrière.

Le fait que les militants ouvriers ne formaient qu'une minorité ne déplaisait pasà Victor Griffuelhes. Bien au contraire. Dans la conception qu'il a du mouvement ouvrieret du syndicalisme révolutionnaire, Victor Griffuelhes accorde à la minorité agissante uneimportance de premier plan dans la vie du syndicalisme. Et, lorsque les réformistes veu-lent faire adopter la représentation proportionnelle comme mode de représentation, auCongrès de Bourges et à celui de Marseille, ils sont mis en échec. La majorité repousse laR. P. au nom du droit qu'ont les syndicats à faibles effectifs d'être traités sur le même piedque les grosses Fédérations.

Les syndicalistes révolutionnaires, qui croyaient à l',action des minorités agis-santes, envisageaient pourtant aussi le syndicalisme de masses. Pour bien comprendreleur attitude, il faut s'adresser aux militants de cette période héroïque. Des syndicatsexistaient qui représentaient la quasi-totalité des travailleurs du métier. Le syndicat deGraulhet, par exemple, groupait 90 pour 100 des ouvriers :

Nous n'avons peut-être, à un moment donné, groupé dans le mouvement syn-dical que des minorités, mais, quand nous avons eu des masses, nous ne les avons pas re-fusées. Après le mouvement des huit heures, en 1906, nous avons assisté dans le bâtimentparisien à la constitution de syndicats peut-être plus importants encore que ceux qui exis-tent aujourd'hui. Le Syndicat des maçons a groupé 15 à 17.000 ouvriers de Paris ; le Syn-dicat des terrassiers a été au moins aussi puissant, numériquement et en influence, qu'ill'est aujourd'hui ; il comptait 7 à 10.000 syndiqués. On peut dire que le mouvement syndi-caliste révolutionnaire, à ce moment-là, a cherché à grouper les plus actifs des ouvriers,mais il n'a jamais fui le mouvement de masse. Au contraire. Dans la fédération de Grif-fuelhes (cuirs et peaux), à côté du Syndicat de Fougères, il y avait celui des tanneurs, quigroupait 80 à 90 pour 100 des ouvriers. (Pierre Monatte.)

L'heure n'était pas encore venue où devaient se poser les problèmes créés par lesyndicalisme de masses et, singulièrement, la difficulté d'obtenir de larges majorités syn-dicales cette maîtrise de soi et cette discipline plus naturelles parmi des minorités.

Les militants ouvriers de 1892 à 1914 n'ont pu prévoir qu'un jour, quelque vingtannées après, les minorités syndicales deviendraient des majorités. Ils n'ont pu prévoir lesrisques que susciterait la transformation de cette minorité en majorité. Problème d'ordrepsychologique - de l'ordre de l'esprit - mais, par là-même, vital pour le syndicalisme. Car,pendant la période héroïque, la grandeur du syndicalisme révolutionnaire s'est expriméepar les vertus exigées des militants.

Dans une de ses conférences, voulant caractériser le développement du syndica-lisme, Victor Griffuelhes a dit que la période de 1892 à 1900 est marquée par la réactionde la classe ouvrière contre l'influence déprimante de l'action politique sur les syndicats,et la période de 1900 à 1910 par la réaction des syndicats contre les gouvernements radi-caux et jacobins. Griffuelhes ne prévoyait pas qu'une crise intérieure allait caractériser la

1 Les chiffres des effectifs totaux des syndicats ouvriers sont, en 1904 : de 715.576 ; en 1906, de

836.134 ; en 1908, de 957.102 ; en 1909, de 977.350.

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nouvelle étape du syndicalisme. Pourtant, il avait toujours été persuadé que l'essor dumouvement ouvrier dépendait de certaines conditions : l'existence de militants assez luci-des pour guider la majorité des travailleurs et, en l'absence d'une éducation, la protégercontre elle-même, - la formation d'une élite ouvrière assez forte et assez courageuse poursauvegarder l'esprit qui a assuré le succès du mouvement ouvrier et sans lequel celui-cideviendrait un corps sans âme.

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Troisième partie

L'élanrompu par la guerre

(1909-1916)

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 107

Chapitre premier

La crise du syndicalisme françaiset l'approche de la guerre (1909-1914)

« Les sociétés financières estiment que les gouvernements ont ledevoir de faire la guerre pour assurer leurs bénéfices. »

Général NÉGRIER,(Revue des Deux Mondes, 1er août 1910)

« Un état d'esprit s'est créé - tout au moins en France - qu'uneguerre européenne était désormais impossible. Cette confiancedans la solidité de la paix est exagérée ; je dirai même que cetteconfiance ne me semble légitimée par rien. Nous nous trouvons àla veille d'un gigantesque conflit européen. Les nations y mar-chent à grands pas ; elles s'y préparent fiévreusement. »

A. MERRHEIM

(La Vie ouvrière, janvier 1911)

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La démission de Victor Griffuelhes, le 2 février 1909, marque le brusque arrêtdes temps héroïques du syndicalisme révolutionnaire. Cette démission révèle la crise quetraverse le syndicalisme français.

Cette crise a des causes diverses : intérieures et extérieures au syndicalisme. Lespremières sont d'ordre psychologique ; elles sont trop complexes pour ne pas être étudiéesde près et avec précision. Extérieures, elles viennent de l'action dissolvante d'un homme.Aristide Briand devient président du Conseil le 24 juillet 1909 ;déjà, depuis 1906, commeministre du Cabinet Clemenceau, il a cherché à exercer une influence corruptrice sur lessyndicalistes.

Mais cette crise que traverse le syndicalisme, entre 1909 et 1913, a été encoreaccentuée par l'approche de la guerre. Certains militants, et tout d'abord Merrheim, dès le5 janvier 1909, ont prévu et prédit la guerre qui vient. Avec toutes les ressources de sa

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pensée lucide, avec sa volonté solide et droite, A. Merrheim a tenté d'éclairer et de forti-fier la conscience des syndiqués ; il voulait que le mouvement ouvrier pût faire face àl'événement qui menaçait l'Europe.

La crise européenne qui accompagne la crise du syndicalisme va aboutir à laguerre. Pour la seconde fois, et comme au printemps de 1870, la guerre va rompre, pourun temps, l'élan des forces ouvrières.

I

Le 2 février 1909 donc, Victor Griffuelhes donne sa démission. Depuis plusieursannées, et notamment depuis les événements de Villeneuve-Saint-Georges, il est l'objetd'attaques violentes. A-t-il obéi à un simple mouvement de mauvaise humeur, à cette sus-ceptibilité autoritaire que lui reprochaient certains de ses adversaires ? En donnant sa dé-mission, Griffuelhes reste dans la ligne de son caractère. Son retrait du Bureau confédéralest l'effet de la politique d'Aristide Briand. Plus souple que Clemenceau, Briand veut do-mestiquer, s'il le faut par la corruption, les militants ouvriers. Il a une connaissance plusavertie de leur psychologie. Il classe les militants, qu'il songe à utiliser, en trois catégo-ries. Il y a d'abord le petit nombre de ceux qu'il juge susceptibles d'une grossière corrup-tion : tel Métivier, qui avait joué le rôle d'agent provocateur dans les événements de Dra-veil et de Villeneuve-Saint-Georges 1. Mais les Métiviers sont rares dans le mouvementsyndical qui finit tôt ou tard par les éliminer. Au contraire, il est possible de détacher dusyndicalisme certains militants en leur offrant des fonctions publiques. Enfin, il y a ceuxqui se laissent séduire, mais qu'on garde au sein des organisations ouvrières, afin de pré-disposer celles-ci en faveur de la politique du gouvernement (tel le projet sur le contrat detravail, déposé à la Chambre le 2 juillet 1906). C'est ainsi que le métallurgiste Latapie, undes quatre secrétaires de la Fédération, s'était fait le propagandiste des projets de Briandaux Congrès d'Amiens et de Marseille 2.

Quel que fût son mépris des hommes; Briand savait qu'il existait, dans les mi-lieux ouvriers, des personnalités trop énergiques et trop indépendantes pour se laisserconquérir. Ceux-là, il fallait les éliminer. Mais aucune personnalité n'apparaissait àBriand plus gênante - parce qu'aucune n'était plus forte - que celle de Victor Griffuelhes.Briand voulait se débarrasser de Victor Griffuelhes, parce qu'il voyait en lui l'incarnationdu syndicalisme révolutionnaire. En écartant l'homme, il espérait plus facilement disso-cier le mouvement syndicaliste.

Pour réaliser son dessein, Briand profita d'un incident, !'affaire de la Maison desFédérations ; et, pour exploiter cette affaire, il choisit justement un syndicaliste révolu-tionnaire, un fonctionnaire de la CGT, Lévy, son trésorier. Lévy a été le jouet de Briand ;

1 Il avait eu aussi un rôle louche dans les luttes auxquelles il avait été mêlé : grève de la raffinerie Say,

grève des coloristes de Clichy, grève de la compagnie des Tramways du Nord. Métivier finit par êtredécouvert après avoir été longtemps soupçonné : on s'apercevait qu'à la suite de chaque séance du Co-mité confédéral des rapports parvenaient à la préfecture de police. Voir La Vie ouvrière du 5 août 1911

2 Latapie devait être éliminé de son poste de secrétaire fédéral par le congrès tenu à Paris les 28, 29 et 30mai 1909, unissant les syndicats de mouleurs, mécaniciens et métallurgistes.

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il n'a pas compris la vilaine besogne qu'on attendait de lui,; la haine qu'il portait à Grif-fuelhes ne le justifie pas. D'où était-elle née ? Griffuelhes était capable de se montrerviolent et même parfois brutal (un jour, à une observation de Lévy, il avait répondu :« Ceux qui n'ont pas confiance en moi, je les emmerde 1 ! »)

Il n'était pas tolérant ; l'incompréhension chez ses camarades l'agaçait ; son im-patience s'exprimait, en leur présence, par des jugements qui les blessaient. Aussi la cam-pagne du trésorier Lévy devait-elle rencontrer auprès de certains syndicalistes un tropfacile accueil, réveiller certaines hostilités jusque-là contenues. La Confédération Géné-rale du Travail avait été expulsée de la Bourse du Travail. Elle avait d'abord loué, 10, citéRiverin, en novembre 1905, un modeste logement, où ses bureaux occupaient deux piè-ces ; puis, grâce à une aide financière, elle avait édifié la Maison des Fédérations, où ellepouvait abriter, à côté d'elle, les principales fédérations. C'est la construction de cettemaison qui avait été la source du conflit entre Griffuelhes et le trésorier de le CGT Lévyavait profité de l'emprisonnement de Griffuelhes pour mettre en cause sa gestion de laMaison des Fédérations. Lévy répétait partout que Griffuelhes avait une caisse impossibleet qu'il gaspillait l'argent 2, etc.

Au premier Comité confédéral, qui se tient après sa sortie de prison, Griffuelhesdemande que lumière soit faite sur ces accusations : « Pendant mon emprisonnement, desobservations ont été faites selon lesquelles je serais un voleur. Il s'agit de savoir s'il y a unvoleur, et on le chassera, ou s'il y a un calomniateur, et je demande qu'on le chasse 3. »L'affaire devait être portée, l'année suivante, en octobre 1910, devant le Congrès de Tou-louse ; justice sera rendue à Victor Griffuelhes : « Après avoir entendu les critiques ducamarade Lévy et les explications du camarade Griffuelhes, relativement au conflit soule-vé sur la question de la Maison des Fédérations, le Congrès constate que seul l'intérêt dela CGT et du prolétariat organisé a guidé l'attitude du camarade Griffuelhes, approuvepleinement les explications de ce dernier et lui exprime toute sa confiance. » Mais, àToulouse, il était trop tard, et cet ordre du jour-intervenait alors que, depuis plus d'un anet demi, Griffuelhes n'était plus secrétaire général de la CGT Griffuelhes était parti aumoment où il avait senti que lui échappait la confiance des syndicalistes révolutionnaires,dont il avait besoin pour poursuivre son œuvre 4.

1 Congrès de Toulouse, p. 90 et p. 108. Louzon avait donné « très discrètement, très simplement »

90.000 fr. pour acheter la Maison des Fédérations. Cf. P. DELESALLE, Vie ouvrière, 20 décembre 19352 En l'absence de Lévy - en prison - Griffuelhes avait pris la place de trésorier... En sortant de la prison

de Clairvaux, Lévy, reprenant ses fonctions, trouve les comptes de la CGT en retard de deux mois envi-ron. Griffuelhes est redevable à la caisse (de la CGT et des Bourses) d'une somme de 4.718 fr. 40 et,« au lieu d'espèces sonnantes et trébuchantes », Griffuelhes lui remet un reçu de 4.700 francs et, quel-ques jours après, une somme de 120 francs « sous forme d'indemnité pour régulariser les erreurs cons-tatées en relevant les comptes au net » (Lévy au Congrès de Toulouse, pp. 88 et 93. Congrès de Tou-louse, compte-rendu des travaux, Toulouse, Imprimerie Ouvrière, 1911).

3 Congrès de Toulouse, p. 132. Griffuelhes : « Comme je suis en prison, on me ravale à ce moment-là,on veut me traîner dans la boue, et lorsque l'on sait que sur mon travail d'organisation il est difficile deredire... on veut procéder par des moyens détournés : puisque la lutte en face n'est pas possible, on vajeter la suspicion, soulever des questions toujours délicates, comme les questions d'argent, et ainsi nouscréerons une atmosphère telle qu'il sera obligatoire pour Griffuelhes de déguerpir

« Je l'ai fait, je ne me suis pas fait prier, je suis parti bien vite pour moi-même ; je suis parti, parceque je sentais que, si j'avais voulu m'obstiner à rester, - et j'aurais pu le faire, - il m'eût été difficile depoursuivre ma tâche dans les conditions anciennes. Une situation confuse venait de se révéler... et j'aipréféré m'en aller, laisser la place à d'autres, dans l'espérance qu'il leur serait possible de poursuivre latâche que, depuis sept ans, j'avais poursuivie et à laquelle je m'étais ardemment attaché. »

4 La campagne contre Victor Griffuelhes avait en effet commencé dès l'été de 1908. Charles Dulot, dansune visite à Clemenceau, reçut de celui-ci un rapport de police dont il parla ensuite à Griffuelhes :

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Pendant cinq ans, Griffuelhes avait gardé l'entière confiance de la majorité quis'affirmait à chaque congrès - et cela en dépit de son caractère impérieux et de l'âpreté deson langage 1. Dissocier cette majorité syndicaliste révolutionnaire, en détacher les élé-ments susceptibles d'une hostilité contre l'homme, « grouper ceux que leur haine person-nelle de Griffuelhes fait seule agir », telle a été l’œuvre de désagrégation dont Lévy n'apas été le seul responsable ; car il a trouvé l'appui d'autres militants, notamment de Lata-pie. Dès 1906, Latapie, secrétaire de la Fédération de la Métallurgie, était en contact avecBriand :

Le gouvernement avait préparé un projet sur le contrat collectif et un jour, dansle cabinet de Briand, il y avait un homme. Avec cet homme Briand parla du contrat col-lectif ; il s'efforça de l'amener à accepter son projet. Y eut-il échange de promesses ? Entout cas, quelque temps après, Briand, dans les bureaux des Chambres, déclarait à quel-ques députés qu'il était certain qu'au Congrès d'Amiens son projet sur le contrat, son projetannoncé sur la participation dans les sociétés ouvrières du personnel ouvrier, ne rencontre-rait pas d'hostilité de la part du Congrès, parce qu'il s'était mis d'accord avec un militantinfluent du Congrès de la CGT Quelle était donc cette personne ? C'était Latapie.

Deux ans après, de l'affaire de la Maison des Fédérations, Latapie cherche à tirerun scandale pour discréditer Victor Griffuelhes 2.

L'action de Latapie ne s'était pas seulement exercée contre Griffuelhes, maisaussi contre Merrheim. A Toulouse, Merrheim évoque la campagne menée par Latapiecontre Griffuelhes et ceux qui le soutenaient : « La campagne la plus ignoble 3 qui puisseêtre menée contre un militant fut menée contre moi au même titre que contre Griffuelhes,dont on voulait faire disparaître la personnalité gênante et que je défendais à la Métallur-gie, concernant la Maison des Fédérations. »

Les discussions de Toulouse devaient prouver qu'on ne pouvait rien reprocher àGriffuelhes, que son orgueil. Le Guéry résumera ainsi les critiques qu'on lui adressait :

Il a voulu agir seul, c'est son plus grand tort. C'est pour cela qu'il a toujoursmis de la mauvaise volonté à donner des comptes... On ne peut tolérer que des hommes semettent au-dessus des organisations. Nous croyons que les organisations syndicales nedoivent pas avoir des maîtres ; elles ne doivent pas les subir ; nous voulons que les orga-nisations syndicales ne soient pas les vassales d'individus, mais qu'au contraire ce soit el-les qui donnent l'impulsion et qui disent, dans quelles conditions on doit marcher.

« Les faits auxquels ce rapport fait allusion n'étaient connus que de moi, de Lévy et du bijoutier Lefè-vre : il y avait donc parmi nous quelqu'un qui était en relations avec la police. »

1 Griffuelhes reconnaît lui-même « qu'il avait une forme assez rude... ; chacun parle selon sa nature, etcomme il le conçoit, comme il le juge utile » (Congrès de Toulouse, pp. 123-136. Cf. MERRHEIM, LeMouvement socialiste, 1909).

2 « On retrouve, par derrière et en-dessous, la main du même individu... Il s'est tenu à l'écart, se conten-tant de faire marcher les autres ; il excitait, il surexcitait..., il versait à pleines mains l'élément qui su-rexcite, qui aiguise, et par conséquent déchaîne davantage les passions et généralise les conflits en pré-sence. » (VICTOR GRIFFUELHES au Congrès de Toulouse, p. 126 : et YVETOT, pp. 104,162-164.) A cejugement sévère, partagé par la majorité des militants, quelques-uns, comme Galantus, font des réser-ves.

3 Campagne organisée par les ministres avec lesquels « Latapie était en relations suivies et étroites,Briand et Viviani, dont, au lendemain de Villeneuve Saint-Georges, les instances purent seules amenerClemenceau à déchirer le mandat d'arrêt contre Latapie ».

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À Toulouse, Yvetot, qui avait eu plus d'un heurt avec Griffuelhes, prend la pa-role pour le défendre :

Adversaire de Griffuelhes, j'étais de ceux qui étaient contre lui, et quand il y aeu la moindre fissure et qu'on se disait : « C'est bizarre, on ne peut pas le démolir », alorspar la fissure sont passés beaucoup de ceux qui n'osaient rien dire, et alors c'est à ce mo-ment-là que j'ai dit : S'il y a une lâcheté à commettre, ce n'est pas moi qui la commettrai.Et j'admire Griffuelhes d'avoir fait ce qu'on ne devrait jamais lui reprocher... Si vous ré-pudiez Griffuelhes, vous devez répudier tous les camarades qui ont essayé de mettre quel-que chose debout... Comme partout où il y a des camarades qui ont une individualité assezforte, un caractère assez bien forgé pour se passer des conseils et être toujours approuvésde ceux qui les connaissent.

Le témoignage d'Yvetot, qui honore les deux hommes, est décisif. Si Griffuelhesavait été victime de son orgueil solitaire, si la force de son individualité lui avait créé desennemis, elle lui avait permis, selon l'expression d'Yvetot, de « mettre quelque chose de-bout».

Les éléments révolutionnaires, détachés par la campagne de Lévy, s'étaient unisaux réformistes pour choisir un remplaçant à Griffuelhes :

Cet homme fut Niel. Barbouillé de phrases et de théories, Niel est le bavardpontifiant type, qu'on allait installer là où il fallait, là où il faut un homme de décisionprompte et d'action... Niel marque en quelque sorte le point culminant de la crise. Il a étél'agent essentiel des manœuvres gouvernementales destinées à étrangler le syndicalismevivant et actif de la Confédération. Que Niel ne se soit pas rendu compte qu'on le faisaitainsi arriver au poste de secrétaire confédéral par l'escalier de service, c'est regrettable 1.

Victor Griffuelhes avait possédé les vertus d'un chef ; Niel 2 démontra rapide-ment qu'il n'avait pas les mêmes qualités. Les grèves des postiers (en mars et mai 1909)allaient révéler son caractère.

II

En 1902, Briand conseillait la grève des postiers et des télégraphistes, afin d'as-surer la réussite de la grève générale. Le 11 avril 1906, une grève s'était produite chez lessous-agents, dont le syndicat n'était pas reconnu : la, grève englobait 3.000 facteurs d'im-

1 A. MERRHEIM, Le Mouvement socialiste, novembre-décembre 1909, p. 196.2 L'élection a lieu le 2 mars ; elle exige deux tours de scrutin. Au premier tour, Niel obtient 27 voix. Les

autres voix se partagent entre Griffuelhes, qui a déclaré n'être pas candidat, et Nicolet ; au second tour,Niel a 28 voix, Nicolet 27. Une voix qui s'égare sur le nom de Griffuelhes donne à Niel la majorité.C'est celle de Dumas (bûcherons). La même voix, en se portant sur Pouget, qui n'est pas candidat, as-sure au second tour l'élection de Thil comme secrétaire adjoint de la section des Fédérations : Thil, 27voix, Roche, 26 voix, Pouget, 1 voix. Sur 59 votants, Niel, ayant obtenu 28 voix, n'avait pas eu la ma-jorité absolue.

Les socialistes révolutionnaires avaient choisi pour candidat Nicolet, qui appartenait à la Fédéra-tion du Bâtiment et qui avait donné la mesure d'un « grand type » ; dès qu'il eut l'impression qu'il devaitse retirer, Nicolet cessa de militer : « Ce que je pouvais donner, c'est donné, dit-il, c'est usé. » Cf. LaVoix du Peuple, n° du 31 janvier au 7 février et du 28 février au 7 mars 1909.

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primés parisiens ; elle semblait s'étendre à la province. Trois cents grévistes furent révo-qués et remplacés immédiatement. Le 20 avril, les grévistes reprenaient le travail 1.

Le syndicalisme des fonctionnaires était né de l'incohérence qui présidait auxrapports de l'administration et des agents et du désir des fonctionnaires aimant leur métierde collaborer à la réforme administrative. Les fonctionnaires veulent substituer un contratau statut : le statut est un acte d'autorité ; le contrat doit être librement discuté de part etd'autre, accepté par tous et revisible.

En mai 1907, révocation de 200 agents des postes. C'est la manière forte chère àClemenceau ; celui-ci fait expliquer par son chef de cabinet à la délégation postière lesraisons de son attitude

A l'époque où nous sommes, au lendemain de la Lettre ouverte 2, au lendemaindes troubles du Midi, M. Clemenceau ne pourra prendre aucune mesure de bienveillance ;au contraire, il faut serrer la vis... Si nous laissons s'étendre cette révolte de fonctionnai-res, leur délégué pourrait venir un jour s'asseoir en maître dans ce fauteuil et me dire :Voilà ce que nous avons décidé, exécutez nos ordres, sinon démettez-vous. Comme je neveux pas que pareille chose arrive, pendant qu'il en est temps encore, je prends les devantset les précautions nécessaires3.

Un grand conflit éclate en 1909. Il a pour point de départ l'attitude de l'adminis-tration et du sous-secrétaire d'État Simyan à l'égard de l'avancement et des projets de ré-formes proposés par l'Association Générale des agents des postes et télégraphes. De cesprojets l'administration refusait de tenir compte. C'était un conflit d'autorité, ou plutôtd'autoritarisme 4, envenimé par le caractère fantasque et nerveux du sous-secrétaire d'Étatet par les méthodes brutales et les mots à l'emporte-pièce de Clemenceau. Cet autorita-risme s'affirme, contrairement à une pratique constante, par le déplacement de 200 rece-veuses ou receveurs dont le traitement ne correspond plus à la nouvelle classe du bureau.Par lettre ouverte en date du 31 octobre 1908, l'Association Générale rappelait au gouver-nement les griefs du personnel : « L'avancement réduit dans une proportion considérablepar des procédés inqualifiables : pression sur les chefs, retour de feuilles signalétiques auxintéressés, grattages et maquillages de ces documents ; le déplacement des receveurs desbureaux déclassés ; la mise à l'écart de nos rapports et de nos requêtes... »

Un jeune militant, Lamarque, par une série de conférences d'éducation syndi-cale, organise le Central télégraphique de Paris ; et, le 9 février 1909, le Central en entiermanifeste contre le sous-secrétaire d'État 5 ; l'effervescence est si grande que les deuxagents arrêtés sont relâchés. Le 11 février, le Conseil de l'Association Générale décided'en appeler directement au ministre au sujet de la question de l'avancement. Le nombredes adhérents à l'Association Générale a augmenté dans de telles proportions que leConseil de l'Association Générale envisage la possibilité d'une grève. Le 12 mars, desmanifestations ont lieu, à la cuite d'une réunion des ambulants, salle Vianey. Le mêmejour, la délégation de l'Association Générale envoyée au ministre venait d’être congédiée

1 B. LAURENT, Postes et postiers, Octave Doin éd., Paris, 1922. ID., Services postaux en 1914. Le Syndi-

calisme postal, Thèse, Lyon [Préface d'Emmanuel Lévy], pp. 454 à 525, Saint-Étienne, Imprimerie dela Loire, 1913.

2 C'est a l’occasion de la Lettre ouverte à M. Clemenceau, que les membres au Comité de défense pour ledroit syndical (facteurs et instituteurs) avaient été révoqués.

3 LE GLÉO, Les Agents des Postes et le Syndicalisme, brochure4 L'Association Générale était disposée à collaborer avec l'administration.5 Les postiers et le régime Simyan, La Révolution ,11 février 1909.

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assez brusquement. On décide d'aller rue de Grenelle, au sous-secrétariat d'État, pour ma-nifester. Les manifestants sont refoulés sur le Central Télégraphique. La police charge ;puis, conduite par M. Simyan qui désigne lui-même les arrestations à effectuer, la policebouscule les employés, disloque les appareils, disperse les télégrammes.

Le 13 mars, au Central Télégraphique, c'est la grève. Le 14, une trentained'agents sont suspendus et menacés de révocation. Le gouvernement a pris l'offensive. Le15, tous les bureaux sont gardés par la police. Le même jour, la nouvelle que les prévenussont condamnés à six jours de prison sans sursis accroît l'agitation. Le télégraphe nefonctionne ni avec Londres, ni avec Berlin. Les télégrammes de Bourse ne sont pastransmis. La moyenne des transmissions est tombée, pour un employé qui travaille, à 10dépêches au lieu de 120. Au meeting de Tivoli, le soir du 15, la grève générale est votéepar 6.000 postiers. Les postiers anglais ont promis 25.000 francs pour les grévistes ; lesagents des contributions directes, 10.000.

Le 16 mars, un grand nombre de postiers parisiens n'ont pas pris le service ; laplupart des ambulants ne sont pas partis ; au Central, c'est la grève presque générale. ACalais, le courrier d'Angleterre attend : il n'y a plus d'agents pour l'escorter jusqu'à Paris.Il y a déjà plus de 3 millions de lettres et 100.000 télégrammes en souffrance. Aux gui-chets des bureaux, l'administration place des petits télégraphistes ; elle sollicite les agentschez eux, leur demande d'assurer le service dans des quartiers où ils ne sont pas connus 1.

La CGT publie un manifeste en faveur des grévistes. Le Conseil de l'A. G. lanceun appel à l'opinion publique : « Nos chefs les plus estimés, les plus respectés, les pluscompétents ont été les premiers en butte aux insolences de M. Simyan qui n'a pour eux etpour nous que mépris et injures 2. »

Le 17 mars, les agents de la brigade de réserve appelés à Paris se sont joints aumouvement gréviste. Les employés du téléphone, eux aussi, appuient le mouvement : sur2.500 employés, les trois quarts ont pris part à la grève ; les autres font du mastic ou secroisent les bras : un petit nombre seulement travaille. Cinq millions de lettres, 200.000télégrammes sont en souffrance.

Le quotidien des syndicalistes, La Révolution 3, dont la rédaction comprendÉmile Pouget, Griffuelhes, Pierre Monatte, Yvetot, Merrheim, Séverine, permet de suivrejour par jour la grève de mars des postiers. Le 18 mars, La Révolution publie un articled'Émile Pouget qui commente, en tant que fait social, la levée en masse des postierscontre le gouvernement : « C'est le régime économique de demain, - le fédéralisme socialqu'annonce le syndicalisme, - qui se dresse contre le centralisme politique et capitaliste. »Le 19 mars, La Révolution parait avec cette manchette « Clemenceau provocateur. Lesouvriers des lignes en grève. Le gouvernement n'a pas le téléphone, mais les grévistesl'ont ! Les ouvriers des P. T. T. annoncent par téléphone la proclamation de la grève. » LaRévolution publie ce jour-là un manifeste de la CGT et un article de tête : Jusqu'au bout,signé de Griffuelhes.

Le 19, le 20 et le 21 mars, le mouvement gréviste a gagné la province. A Paris,la distribution est presque exclusivement faite par des militaires. Le gouvernement songe

1 B. LAURENT, Op. Cit., pp. 484 et suiv,2 La Voix du Peuple, 25 mars au 9 avril 1909. et aussi Le Mouvement socialiste, mars-avril 1909.3 La Révolution, dont le n° 1 est du 1er février 1909, parait jusqu'au n° 56 (le 28 mars 1909).

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à négocier , les militants constatent qu'une certaine lassitude commence à se faire sentirparmi leurs troupes. Le 22 mars, Clemenceau a déclaré à la délégation des postiers :« Vous ne pouvez me demander la démission [de Simyan]. S'il me l'apportait lui-mêmeaujourd'hui, je la refuserais. Je ne puis pas se laisser créer un pareil précédent. Le Parle-ment a seul qualité pour décider. » - « Il est infiniment probable néanmoins que M. Cle-menceau promit la chose sans dire le mot 1 » Et le 23 mars, à la suite de la reprise du tra-vail, Le Temps écrit :

Il ne faut pas contester le triomphe des grévistes. On leur a tout accordé. Latête de M. Simyan, ils l'ont. Du moins ils l'auront dans quelques jours. Par pudeur, le pré-sident du Conseil n'a voulu promettre qu'à demi-mot, et les grévistes avaient l'oreille unpeu dure. Mais ils ont fini par comprendre. Les fonctionnaires en révolte, menacés de ré-vocation, ont répondu en révoquant leur chef 2.

Et Les Débats intitulent l'article qu'ils consacrent à la grève : « Le Crépuscule duParlement » :

Le Parlement n'a eu dans toute l'affaire qu'un rôle effacé et timide... Obligé desatisfaire ou le Parlement ou les postiers, M. Clemenceau n'a pas hésité, il s'est décidépour les puissants... à l'heure même où il y avait éclipse partielle du Parlement. M. Cle-menceau connaît les hommes. Il a bien compris qu'à tous ces radicaux cinglés par desmots méprisants de M. Subra, il fallait un réconfort. M. Subra, du haut de la puissance quelui assure la recommandation de 9 députés, avait dit : « Nous nous f... du Parlement. » M.Clemenceau a dit à la majorité : « Votre autorité est entière. » Et, ayant prononcé ces pa-roles, il avait toute liberté pour montrer par ses actes qu'il n'en était rien.

Comme Le Temps et Les Débats du 23 mars, La Révolution du 25 croit à la dé-mission de M. Simyan, promise, à demi-mot, par M. Clemenceau, et qui avait été lacondition de la reprise du travail : « Quelles que soient les habiletés de langage de Cle-menceau, il n'en demeure pas moins que l'arrogant vieillard, le fusilleur de la classe ou-vrière, a dû composer avec des bureaucrates en révolte 3 ! »

Mais, une fois les postiers rentrés, 1e 24 mars, Clemenceau avait les mains li-bres. Aussi, le surlendemain 26, La Révolution constatait la volte-face du président duConseil : M. Simyan restait sous-secrétaire d'État aux Postes. Les postiers étaient pour-suivis pour une affiche - fait postérieur à la grève - dans laquelle ils remerciaient la po-pulation parisienne : « Poussés à bout par la malveillance, la grossièreté et l'autoritarismeoutrancier de M. Simyan, nous avons été acculés à la cessation du travail. Nous ne recon-naissons plus M. Simyan comme chef. »

Le gouvernement, à l'occasion de cette affiche, avait décidé une enquête à fin derévocations. Et, malgré Jaurès, la Chambre avait approuvé le gouvernement : « La Cham-

1 Les délégués postiers avaient cru à un engagement de Clemenceau. Cf. MONTBRAND, Congrès postal

de 1909: « Au meeting Saint-Paul, le 21 mars, un militant avait combattu les conseils du Comité degrève en disant : « Ce que Clemenceau nous offre, c'est de nous refaire le coup de Marcelin Albert...

2 Le Temps, 23 mars, et Les Débats, 23 mars 1909.3 La Révolution du 24 mars 1909 : « De militant à ministre - propos à retenir et à commenter. � - Cle-

menceau avait dit à la délégation postière : « Je ne puis pas contester l'ampleur ni l'importance de votremouvement. Moi-même, je suis resté pendant 48 heures sans aucune communication téléphonique outélégraphique avec le monde entier... Vous êtes difficiles à remplacer, c'est vrai. Mais vous n'êtes pasindispensables. S'il le faut, on se passera de vous et de vos services. On vivait bien autrefois, sans... Ons'arrangera. »

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bre, résolue à donner un statut légal aux fonctionnaires excluant formellement le droit. degrève, approuvant le gouvernement, passe à l'ordre du jour. »

En promettant la chose sans dire le mot, Clemenceau imaginait ne s'être pas en-gagé ; il espérait que la grève de mars aurait pour conséquences une certaine lassitude etun épuisement forcé des ressources syndicales. Sans doute escomptait-il aussi un revire-ment de l'opinion publique qui, en mars, avait été favorable aux postiers. Et, en effet,celle-ci ne proteste pas contre les révocations et les déplacements qui sanctionnent lesmanifestations organisées par le Central pour le 1er mai.

Le 17 mai, à l'Hippodrome, une nouvelle grève est votée par 10.000 postiers qui,pour la plupart, rentrent travailler le matin du 18. La province est cette fois décidée à lagrève. Des mouvements partiels éclatent un peu partout. Dès le premier jour, les ambu-lants ont tout arrêté ; mais la condition essentielle du succès de la grève, la conjonctionentre les ambulants et le Central télégraphique, est impossible par suite des manifestationsprématurées du 1er mai, qui ont eu pour conséquence de paralyser les militants du Central.

La masse des postiers est peu enthousiaste ; car il ne s'agit plus des atteintesportées par le pouvoir à la liberté d'opinion. Aussi, en mai, dans l'intention de renforcerleur mouvement, les postiers songent-ils à faire appel au prolétariat industriel 1.

La CGT invite toutes ses corporations, toutes les organisations et tous les tra-vailleurs à appuyer immédiatement la grève des postiers par la grève générale. Mais cetappel n'est suivi d'aucun effet, La Voix du Peuple du 30 mai au 6 juin le constate. Le Co-mité confédéral, convoqué en conférence extraordinaire les 1er, 2 et 3 juin, se contente dedégager les enseignements de la grève des postes 2: « Nos camarades postiers avaient tropprésagé de l'issue heureuse d'une grève. Celle-ci fut à l'évidence préparée, incitée, vouluepar le gouvernement, désireux d'exercer des représailles contre les militants de la pre-mière grève qui avaient, avec l'opinion publique, mis le ministère en échec. »

Le gouvernement prenait en effet la revanche de son premier échec : plus de 800révocations lui assuraient les sanctions qu'en mars l'opinion publique l'avait empêchéd'appliquer. Pourtant ces deux grèves, si elles avaient affaibli momentanément l'Associa-tion Générale, n'avaient pas été sans résultat, puisqu'une Commission extra-parlementaireallait, quelques mois après, être chargée d'examiner le relèvement des traitements. Enfin,le 20 juillet, la chute de son ministère, qui entraînait le départ de M. Simyan, permettait àClemenceau de réaliser la promesse qu'il avait faite aux postiers.

La première victime de la grève de mai devait être Niel qui, nommé en mars, neprofita pas longtemps de son succès ; pendant la grève des postiers, son attitude avait étésujette à critique. Un discours prononcé à Lens le force à démissionner. Depuis son élec-tion 3, il avait été en opposition constante avec les syndicalistes révolutionnaires qui seregroupent le 12 juillet 1909 et nomment Léon Jouhaux comme secrétaire général et Le-fèvre comme secrétaire adjoint des Fédérations : ceux-ci obtiennent, l'un et l'autre, 35voix contre 20 bulletins blancs (10 fédérations ou unions étaient absentes).

1 La Voix du Peuple, du 16 au 23 mai, G. Yvetot : L'heure est grave. Nouvelle révolte du prolétariat

postal, et La Voix du Peuple, du 23 au 31 mai 1909 : La grève générale.2 La Voix du Peuple du 30 mai au 6 juin et du 6 au 13 juin : Les enseignements de la grève des postes.3 La Voix du Peuple du 18 juin au 2 juillet. Cf. article de NIEL, La Voix du Peuple du 20 au 27 juin : De

l'action pratique. LOQUET et NIEL, L'amour du mot, 4 au 11 juillet.

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Niel a été victime de lui-même, sa personnalité était inégale à sa fonction 1.

C'est sur la proposition de Griffuelhes que Jouhaux est nommé secrétaire géné-ral. Griffuelhes et Jouhaux ont habité, aux Lilas, le même appartement et ils avaient ins-tallé leur cabinet de travail dans une pièce vitrée aux deux bouts de laquelle ils avaientchacun leur petit bureau. Un jour, un commissaire de police qui venait perquisitionnerchez Griffuelhes respecta la ligne idéale qui divisait la pièce en deux et ne perquisitionnapas dans la partie de la pièce qui était la sphère de Jouhaux.

On a reproché à Jouhaux d'avoir longtemps subi l'influence de Griffuelhes. Encelui-ci il avait pu apprécier un homme et une expérience ; leur intimité amicale a étépour Jouhaux, devenu très jeune secrétaire général, le meilleur apprentissage syndicaliste.

En juillet 1909, Jouhaux est le représentant de la tendance syndicaliste libertaire,hostile à tout compromis avec l'État et avec le patronat. Son père était allumettier, ancientambour d'un bataillon de la Commune. Lui-même, après avoir été apprenti serrurier, étaitentré à seize ans dans la manufacture où travaillait son père. Il fréquente les universitéspopulaires et les groupes anarchistes. Son activité syndicaliste le fait congédier de la ma-nufacture d'allumettes. Successivement ouvrier aux Raffineries Say, chez un gâcheur deplâtre, puis docker au port de la Villette, déchargeant les saumons de plomb et les sacs deblé, Jouhaux est enfin réintégré. Cette jeunesse a fait de lui un homme « qui, par ses sym-pathies comme par ses réactions, est intimement lié à la classe ouvrière. Il en a la finesseun peu matoise, la patience, le port 2 ».

III

La crise du syndicalisme, dont la démission de Griffuelhes avait été un des si-gnes, inquiète un certain nombre de militants qui appartiennent à des tendances diversesdu mouvement ouvrier, les uns socialistes, les autres anarchistes, d'autres encore pure-ment syndicalistes. Leur préoccupation, pendant les années qui précèdent la guerre, a étéde reprendre l'effort éducatif de Pelloutier. Mais ces hommes travaillent dans un climatpsychologique et dans des conditions sociales très différentes de celles qui composaientl'atmosphère du XIXème siècle finissant. En outre, ces militants, que ce soit Merrheim ouque ce soit Pierre Monatte, ont un tempérament qui ne ressemble pas à celui de FernandPelloutier. Et justement parce qu'ils ont une forte personnalité, ils vont nuancer leur effortde redressement des couleurs empruntées à leur tempérament et à leur temps. Mais ceteffort portera d'abord sur la culture personnelle et la formation des syndicalistes. Dans lepremier numéro de La Vie ouvrière, qu'ils viennent de fonder, cette équipe de militantsouvriers trace ainsi son programme

Tous, nous croyons qu'un mouvement est d'autant plus puissant qu'il comptedavantage de militants informés, connaissant bien leur milieu et les conditions de leur in-

1 A. MERRHEIM, Le Mouvement socialiste, novembre-décembre 1909, op. cit., p. 297.2 PIERRE GANIVET, Le planisme confédéral, L'Homme Réel, n° 41 (mai 1937).

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dustrie, au courant des mouvements révolutionnaires étrangers, sachant quelles formes re-vêt et de quelles forces dispose l'organisation patronale.

Car les syndicalistes veulent protéger et défendre contre les ferments de dissolu-tion leur vie sociale si tumultueuse, si riche de force et d'espoir. Or l'histoire du mouve-ment ouvrier, de 1899 à 1909, enseigne aux syndicalistes. une leçon : garder le mouve-ment ouvrier pur de toute compromission.

Le régime de corruption ouvrière (inauguré par M. Millerand en 1899) a étépratiqué pendant ces trois dernières années (1906 à 1909) sans éclat, sans bruit, sans os-tentation [par M. Briand]... M. Millerand avait fait porter ses intrigues ministérielles surles militants modérés du mouvement ouvrier... Le nouveau président du Conseil fit porterses intrigues sur les militants connus pour leurs idées révolutionnaires. Il réussit à cir-convenir plusieurs d'entre eux, sans pour cela aboutir selon le plan établi... Néanmoins ilparvint, par ses fidèles, à jeter le trouble parmi les rangs révolutionnaires, d'où la criseprésente dans laquelle se débat le syndicalisme 1.

M. Millerand, ce « Chamberlain français », veut « une classe ouvrière organiséedans des associations qui se donnent pour objet de relever le niveau de la vie... grâce àune pénétration du travail et du capital ». Mais il est contradictoire de vouloir un pays« prospère, actif, entreprenant », et en même temps « une classe ouvrière diminuée, las-sée, n'ayant plus confiance en elle parce que, par vos intrigues le gouvernement aurait jetéparmi elle la corruption créant le dégoût et l'avilissement ».

Pourtant, c'était limiter singulièrement le problème que de restreindre, ainsi quele faisait Griffuelhes, la crise à la corruption syndicale. Cette influence extérieure n'a puêtre dangereuse pour le mouvement ouvrier que parce qu'elle a rencontré, au sein mêmedes organisations ouvrières, des causes de dissociation et de lassitude 2. Un autre militantouvrier, Merrheim, allait dégager ces causes profondes de la crise et chercher à rénoverles méthodes du syndicalisme révolutionnaire.

Dans l'enquête que poursuit Le Mouvement socialiste, Merrheim exprime sonopinion sur la crise syndicaliste. Il pense sans doute que, « si les Briand et les Vivianin'avaient pas trouvé de domestiques au sein même de la Confédération Générale du Tra-vail pour y faire leur besogne, tout comme ceux de Millerand en 1900, leurs efforts n'eus-sent pas abouti à cette défiance mutuelle qui règne dans les milieux syndicaux... Tel est lesens de la crise. Celle-ci n'est pas une crise domestique (comme le dit Niel), mais unecrise de domestication. »

Mais la cause essentielle de la crise, selon Merrheim, est dans le fait que trop demilitants ouvriers se sont exclusivement confinés dans l'action passée, ils restent des théo-riciens, uniquement des théoriciens, et ne sont pas assez soucieux des réalités positives.Si, en 1909, le syndicalisme, « favorisé dès ses débuts par des circonstances heureuses »,n'a pas progressé davantage,.c'est d'abord pour des raisons psychologiques et morales :

1 « La leçon du Passé », l'article de tête du 1er numéro de La Vie ouvrière, est de VICTOR GRIFFUELHES,

le 5 Octobre 1909.2 Cf. sur cette crise les articles de La Vie ouvrière, et l'enquête commencée dans le n° de novembre-

décembre 1909 et poursuivie en 1910 dans le Mouvement socialiste (novembre-décembre, 1909,MERRHEIM. janvier 1910, G. YVETOT et MARTY-ROLLAN ; avril, A. KEUFER ; août-septembre, LE-

NOIR).

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Que les militants s'efforcent d'augmenter, dans les syndicats, les Bourses duTravail, les Fédérations, les sentiments de dignité et de liberté. Qu'ils fassent que tous cesorganismes conquièrent rapidement l'indépendance matérielle, et alors grandira, se forti-fiera rapidement l'indépendance morale du prolétariat organisé ; qu'ils fassent ce que Grif-fuelhes, quoi qu'on puisse dire, a fait pour la CGT Que syndicats et Bourses du Travailsoient dans des locaux à eux, dégagés de toute tutelle municipale ou gouvernementale...Au lieu de s'inspirer servilement du passé dans leur action quotidienne, les militants ou-vriers devraient apprendre à discerner la contingence des théories et les nécessités de lapratique...

Merrheim qui, par cet article, prenait position à l'égard de la crise du syndica-lisme, est la figure dominante du mouvement ouvrier à cette époque critique de son his-toire ; c'est pourquoi nous avons attendu cette heure pour retracer ses origines et son ac-tion de 1904 jusqu'à 1909.

Alphonse Merrheim était né à La Madeleine-lès-Lille, le 7 mai 1871 ; en 1909,il a donc trente-huit ans. Après un court passage à l'école communale, il apprend le métierde chaudronnier en cuivre. En 1891, à Roubaix, il organise le syndicat des chaudronniersen cuivre et il en devient le secrétaire. Il s'efforce aussitôt de constituer localement uneunion des salariés des divers métiers ; le Comité d'entente créé par ses soins devientbientôt une nouvelle Bourse dont il est le secrétaire, en 1892, l'année même où, à Saint-Étienne, se forme la Fédération des Bourses du Travail. Sur le plan régional, Merrheimseconde l'effort tenté par Fernand Pelloutier afin d'organiser les institutions autonomes etl'action éducatrice, permettant aux travailleurs organisés de devenir des hommes fiers etlibres. « La culture de soi-même », chère à Pelloutier, l'est également à Merrheim et ins-pire celui-ci dans son existence personnelle et dans son action syndicale. Sous des formesnouvelles, Merrheim a repris la tradition de Pelloutier.

En ces premières années du XXème siècle, les forces patronales sont organisées ;elles avaient commencé leur puissante organisation dans la seconde moitié du XIXème

siècle, d'une façon d'abord fragmentaire et éparpillée 1. Elles ont mis sur pied uneconcentration formidable, qui permettait, dès 1902, à l'auteur d'une thèse sur L'Accapa-rement d'écrire :

L'effet de la concentration financière, base de l'accaparement de production...fragmente la collectivité en une minorité détentrice des capitaux et en une majorité de tra-vailleurs séparés des instruments de travail... Les forces productrices ne peuvent mettre àla disposition des besoins humains toutes les satisfactions qu'elles sont capables de pro-duire... Il y a une opposition fatale entre le revenu social et le revenu individuel, entre laproductivité et la rentabilité. La classe capitaliste est contrainte de limiter la productivité

1 Sans doute, le Comité des Forges date de 1864 ; le Comptoir Métallurgique de Longwy avait été fondé

en décembre 1876. Mais c'est seulement en 1899 que se créent la Chambre syndicale des Fabricants etdes Constructeurs de Matériel pour les chemins de fer et tramways et la Chambre syndicale des Cons-tructeurs de navires et de machines marines. Enfin, en 1900, l'Union des industries métallurgiques etminières rassemble autour du Comité des Forges le Comité des Houillères, le Syndicat des Mécani-ciens, Chaudronniers et Fondeurs de France, auxquels viennent se joindre, en 1903, la Chambre syndi-cale des Constructeurs de matériel des chemins de fer, la Chambre syndicale des Constructeurs de navi-res, et celle, nouvellement formée, des Constructeurs de matériel de guerre, puis la Chambre syndicaledes forces hydrauliques, les Chambres syndicales des Mines de fer, des Mines métalliques et tous lesgroupements métallurgiques syndicaux de province soit, au total, 56 Chambres syndicales.

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sociale pour augmenter son profit, de subordonner à ses intérêts privés le point de vue so-cial 1.

Cette concentration, réalisée entre 1900 et 1903, dans le domaine de l'industrieminière et métallurgique, donnait aux forces patronales une puissance dont l'armaturepermettait de vaincre les résistances ouvrières. Des années de luttes syndicales ont apprisà Merrheim la force des groupements patronaux ; aussi estime-t-il que la première néces-sité qui s'impose est d'organiser les forces ouvrières sur le modèle des forces patronales.Or, les ouvriers des métaux ont bien formé des fédérations, - Fédération de la Métallurgie,Fédération du Cuivre, Syndicat des Mécaniciens, Fédération des Mouleurs. Mais ces or-ganisations restent sans lien entre elles : Merrheim veut les amener à s'unir ; ses effortss'appliquent tout d'abord à rapprocher sa propre fédération, celle du Cuivre, et la Fédéra-tion de la Métallurgie. Cette fusion est son oeuvre ; plusieurs mois après le départ volon-taire de Bourchet amène Merrheim à Paris [en 1904] ; avec Blanchard, Galantus et Lata-pie, il devient l'un des quatre secrétaires de la nouvelle Fédération.

A Roubaix, depuis seize ans, ses qualités de militant ardent et probe le faisaientaimer. C'est avec regret qu'il vient à Paris ; il nous a raconté lui-même à quel point, pen-dant sa première année de séjour dans la capitale, il s'est trouvé désorienté, déçu :

J'arrivais, à ce moment-là, du Nord à la Confédération avec toutes mes illu-sions, j'ose le dire. Je trouvais à la Bourse du Travail de Paris cette atmosphère d'immora-lité et de démagogie dans laquelle nous retombons aujourd'hui. Cette atmosphère étaittelle que moi, à qui on avait imposé le poste de secrétaire à la Fédération de la Métallur-gie, je me rendais tous les soirs pendant trois mois à la gare du Nord, prêt à retourner dansmon coin de province tant je souffrais de cette immoralité.

Heureusement, Merrheim rencontre, à Paris, dans les milieux syndicalistes, descamarades capables de former une équipe ; ces militants vont tenter de compléter, grâce àleur réalisme constructif, l'action combattive de Victor Griffuelhes, dont Merrheim ad-mire le caractère et qu'il appuiera et défendra, tout en n'ignorant pas ses défauts. A sonarrivée à Paris, Merrheim fait la connaissance de Pierre Monatte 2.

« Le sérieux de Merrheim en présence de sa tâche, la tension de sa volonté tran-quille d'homme du Nord afin de se rendre capable de l'accomplir » impressionnent sescamarades. Aussi, à peine arrivé à Paris, lorsque survient la fusillade de Cluses, Merrheimest-il envoyé sur place : « Voulait-on lui faire commencer son apprentissage ou l'écrasertout de suite sous le fardeau ? Le fardeau ne l'écrasa point. A force de volonté, il suppléaà son inexpérience et conduisit le mouvement mieux qu'un vétéran. » Les corres-pondances sur la grève qu'il envoie à La Voix du Peuple frappent Émile Pouget. Ce fut

1 De l'accaparement, par ÉDOUARD DOLLÉANS, Librairie Sirey, 1902, p. 415. Thèse qui concluait en

faveur d'une transformation qui se ferait « par un mécanisme intérieur : c'est dans le sein du prolétariat,c'est au moyen de ses ressources propres que doit se créer le droit nouveau ».

2 « Je le revois, écrit PIERRE MONATTE, un après-midi de 1904, dans les bureaux de Pages Libres, oùnous fîmes connaissance. Charles Guieysse l'avait invité à déjeuner ; il voulait recueillir les impres-sions faites par le milieu des syndicalistes parisiens de l'époque sur un ouvrier de province abonné àPages Libres et secrétaire de fédération depuis un mois ou deux. La conversation engagée entre eux sepoursuivit avec nous tous au bureau. Guieysse m'avait d'ailleurs présenté comme le syndicaliste del'endroit. C'était immédiatement un premier lien entre nous.

« Ce qui nous frappa tous, ce fut le sérieux, la timidité de Merrheim en présence de la tâche donton l'avait chargé ; il ne disait pas, mais on sentait, qu'il avait la crainte d'être inférieur à cette tâche etqu'il tendrait sa volonté tranquille d'homme du Nord à se rendre capable de l'accomplir » (P. MONATTE,La Révolution prolétarienne, novembre 1925).

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Pouget qui le premier comprit Merrheimn et « quelles qualités rares il y avait en ce petithomme timide, arrivé en redingote, et à qui beaucoup ne ménageaient pas les railleries s.Ces qualités rares, ce sont son honnêteté, sa volonté, son sens des responsabilités, qui lefont s'attacher, à partir de 1904, avec patience et ténacité, à une oeuvre qu'il considèrecomme capitale pour la classe ouvrière. S'il veut être réaliste et non verbal, le syndica-lisme doit connaître, dans le détail des faits, l'organisation économique nationale et inter-nationale. Il ne doit plus se contenter de thèmes trop généraux parce qu'idéologiques : uneargumentation solide à coups de chiffres parlants doit étayer notre critique de l'exploita-tion capitaliste.

Le souci qui domine l'existence de Merrheim est né d'abord d'un sentimentd'honnêteté. A la Fédération de la Métallurgie, il mesure la gravité de ses responsabilités ;il veut y faire face et devenir un fonctionnaire syndical à la hauteur de sa tâche ; et il tra-vaille dix-huit heures par jour. Il sait aussi que le secrétaire d'une fédération aussi impor-tante que celle de la Métallurgie est tenu d'avoir une science particulière du mécanisme dela société capitaliste. Les conflits du travail exigent la connaissance précise des sociétésindustrielles et des liens qui, en les reliant entre elles, leur confèrent la force d'une oligar-chie économique.

Il faut, écrira-t-il en 1908, que l'ouvrier sache, soit renseigné. Ce qui, le plussouvent, paralyse l'action ouvrière, c'est l'ignorance où elle est des moyens d'action du pa-tronat. Celui-ci, surtout dans la métallurgie, en ces dernières années, s'est formidablementorganisé. Par conséquent, si les travailleurs de la métallurgie veulent lutter contre lui àarmes égales, il faut qu'ils connaissent : 1° l'outillage industriel que la science a mis auxmains du capital et qu'inlassablement elle transforme ; 2° il faut encore qu'ils puissentexaminer et connaître les organisations patronales, comités, syndicats, etc., qu'ils sachentcomment les cartels et comptoirs [ceci est écrit en 1908] ont supprimé la concurrence en-tre maisons rivales, si bien que les industriels peuvent à la fois rançonner le consomma-teur et peser de toutes leurs forces unies sur les salaires pour les amoindrir 1.

IV

Or, peu après son arrivée à Paris, une rencontre a permis à Merrheim de savoiroù se trouvent les sources de cette documentation, nécessaire aux ouvriers s'ils veulentconnaître la vie, les forces et les transformations de leur irréductible adversaire, le capi-talisme.

Merrheim a lu, dans les Pages Libres, les articles de Francis Delaisi sur Le Rè-gne de l'Acier (dans sa brochure de 1908, il y renvoie ses lecteurs). Cette étude de Delaisi,qui est de septembre 1905, lui revient en mémoire, au cours des négociations que, commesecrétaire de la Fédération du Cuivre et de la Métallurgie il est appelé à mener au nom ducomité de grève des Chantiers d'Hennebont. Merrheim est reçu par un ingénieur de l'en-treprise. Celui-ci, sans doute impressionné par son calme, commence à lui expliquer queles renvendications des ouvriers sont impossibles à accepter par suite du prix de revient etde la situation financière de l'usine. L'ingénieur entre dans les détails ; il montre le bilan,

1 L'organisation patronale : syndicats, comités régionaux, ententes et comptoirs, assurances contre les

grèves, imprimé par la Libératrice, association ouvrière, Paris. Se trouve au secrétariat de la Métallur-gie, Maison des Fédérations, 33, rue Grange-aux-Belles, 1908 (brochure).

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les comptes, le calcul des prix de revient. Merrheim est fort embarrassé ; il se demande sil'ingénieur est de bonne foi : ces chiffres, ces faits sont-ils exacts ? Comment le saurait-il,puisqu'il ne connaît rien au mécanisme financier et économique de l'usine. C'est alors qu'ils'adresse à Francis Delaisi, comptant sur lui pour lui donner les éléments d'informationdont il a besoin. De cette première rencontre entre ces deux hommes, à la fois si différentspar leur formation et si proches par leur cœur, naît l'amitié peut-être la plus belle quipuisse exister : celle qui s'appuie solidement sur un commun idéal et sur une collaborationdans le travail et dans la lutte.

De ce jour, Merrheim ne songe plus qu'à se renseigner avec précision sur lemonde des affaires, des sociétés et des liaisons industrielles, sur l'armature et l'armementde l'organisation capitaliste. Un de ses camarades, Marcel Hasfeld, me racontait que, dansla petite, maison de la rue de la Prévoyance qu'il a habitée si longtemps, près de la zone,sa bibliothèque se composait de rayons en bois qui étaient occupés essentiellement parces annuaires et ces comptes rendus de conseils d'administration que Merrheim préférait àtoute autre source d'information, l'estimant la plus riche,et la plus sûre 1.

Cette science des forces capitalistes, Merrheim ne veut pas l'acquérir pour luiseul. Il sait bien que chaque travailleur n'a pas le loisir de connaître à fond les industriesauxquelles il collabore ; mais tout au moins doit-il connaître les grandes lignes de l'éco-nomie capitaliste et de l'organisation, patronale. Il va chercher à l'instruire et, dès 1905, ildonne régulièrement les résultats de ses enquêtes personnelles aux feuilles syndicalistes 2.

1 À côté de ces livres figurait le fameux Larousse dont nous parle MAXIME LEROY dans L'Homme Réel :

« Il aimait les livres ; il en avait peu ; il tenait à eux ; il les consultait. Les procès nombreux qui lui fu-rent intentés lors des grèves... ne l'inquiétèrent que dans la mesure où des saisies pourraient le priver deses chers compagnons d'études et de luttes. Les frères Tharaud ont rapporté que Barrès tenait à son La-rousse. Merrheim tenait au sien, et je crois bien qu'il l'a conservé jusqu'à la fin, recueil familier où ilallait chercher une date, une orthographe, une définition, un titre d'ouvrage. » (MAXIME LEROY,L'Homme Réel, avril 1937.)

2 Le Mouvement socialiste :1er-15 décembre 1905: Le mouvement ouvrier dans le Bassin de Longwy. Novembre-décembre 1906:La grève d'Hennebont. Février-mars 1908: La crise de l'automobile. 15 mai 1908 : Enquête sur la crisede l'apprentissage. Juillet-août-septembre-octobre-novembre et décembre 1908: L'organisation patro-nale en France, la Métallurgie, le Comité des Forges. Mars 1909 : Un scandale capitaliste : l'affaire del'Ouenza. Avril-juin-novembre et décembre 1909 : L'organisation patronale en France : la Métallurgie.Septembre 1909 : Les événements d'Espagne et le capitalisme au Maroc. Novembre-décembre 1909 :La crise syndicaliste. Janvier 1910 : Les retraites ouvrières. Avril 1910 : La parlementarisation du syn-dicalisme. Janvier-mars 1911 : Le Congrès International des ouvriers des métaux.

La Vie ouvrière :5 octobre 1909 : L'accaparement de la houille blanche. 5-20 février et 20 mars 1910 : L'affairedel'Ouenza. 5 avril 1910 : La suppression des économats de la Meurthe-et-Moselle. 20 août-5 septembre1910 : Les serfs de Meurthe-et-Moselle. 5 janvier-20 janvier-5 février-20 février 1911 : L'approche dela guerre. 5 avril 1911 : Compagnies minières et sociétés métallurgiques. 5 août 1911 : Le Cartel inter-national de l'Acier.

La Voix du Peuple :1904 à juillet 1914 : articles sur les grèves. 24-31 janvier 1909 : L'Ouenza à la Chambre.31 janvier au 7 février 1909 : Encore, toujours l'Ouenza. 18 au 25 juillet et 25 juillet au 1er août 1909 :Les scandales capitalistes : le grand débat sur la Marine. 22 au 29 août 1909 : Du Maroc à l'Ouenza. 29août au 5 septembre : Le budget des principales nations : Tout pour la mort, rien pour la vie. 5 au 12septembre 1909 : Viviani l'endormeur. Les causes de la révolte de Concarneau. Les différentes phasesdu Contrat des soudeurs.

La Révolution (1er février-28 mars 1909)4 février 1909 : Comment j'ai découvert l'Ouenza. 25 et 26 février 1909 - L'affaire de l'Ouenza (unebande internationale accapare les mines françaises). 23 février 1909 : L'affaire de l'Ouenza : l'exempledes ardoisières de Fumay. 20 février 1909 : L'Ouenza. 3 mars 1909 : L'Ouenza : Mines et Minières. 4

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En 1908, une première esquisse de son livre sur la Métallurgie paraît sous le titre L'Orga-nisation Patronale. Cette brochure met chaque métallurgiste à même de savoir, dans l'en-semble, quelle est l'organisation des forces auxquelles il se heurte :

Car agir c'est vivre. Vivre, c'est lutter. Pour lutter, il faut étudier et connaîtreles forces de l'adversaire. Cela est vrai surtout pour l'ouvrier, s'il veut maintenir et aug-menter son salaire, diminuer ses heures de travail, accroître son bien-être matériel, enfin sila classe ouvrière veut acquérir l'indépendance morale et la capacité nécessaire qui luipermettront un jour de mettre la main sur les instruments de production, il faut qu'isolé-ment et groupés, les travailleurs agissent et luttent, il faut surtout qu'ils résistent sans cesseaux forces capitalistes coalisées qui tendent à les rejeter, puis à les maintenir, dans la mi-sère et la servitude...

Pour cela, le courage, l'énergie, la bonne volonté ne suffisent pas.

L'indépendance morale et la capacité... En mettant l'accent sur le mot de capa-cité, Merrheim reprend, comme essentielle, l'attitude du syndicalisme naissant. Merrheimsait apprécier les livres, mais sa formation leur doit moins qu'à l'expérience concrète,quotidienne : « Nul militant n'a plus appris dans les faits eux-mêmes que Merrheim. C'esten analysant son expérience des grèves qu'il a découvert la puissance du Comptoir deLongwy et du Comité des Forges ; ... il en tirait les conséquences pratiques au point devue de l'organisation ouvrière. » (Pierre Monatte.)

« Les monographies des grandes grèves, dit Merrheim au commencement de sonétude sur la grève d'Hennebont 1, valent les plus consciencieuses études théoriques. Ellespermettent de saisir sur le vif des épisodes saillants du long drame de la lutte des classes.Nul détail n'est de trop ; mais ce sont au contraire les menus faits qui font le plus souventcomprendre la portée sociale du conflit. » Et, en effet, les enquêtes de Merrheim permet-tent de faire revivre, pendant une période de dix années, l'émouvante histoire de la condi-tion ouvrière et les âpres conflits de la guerre des classes. La condition morale des tra-vailleurs, la sujétion qui les soumettait alors à la tyrannie et à l'arbitraire patronaux serévèlent dès sa première étude sur le mouvement ouvrier dans le bassin de Longwy.L'histoire des bons de paie et celle des économats sont significatives :

On arrive toujours à équilibrer, ce qui est extraordinaire, les gains avec les dé-penses : toujours on trouve trois zéros. Après le calcul des retenues pour la caisse de se-cours, les avances, loyers, retraites, outillage, chauffage, économat, poudre et mèches [ils'agit de mineurs du bassin de Longwy], il ne reste jamais rien à payer à l'ouvrier par laCompagnie. Quand le bon de paie est celui d'un manœuvre, la rubrique « poudre et mè-ches » est remplacée par « divers » il est inutile de demander aux ouvriers ce que sont ces« divers s ; toujours ils l'ignorent et jamais ne se hasarderont à le demander au payeur, carils savent que c'est la porte qui les attendrait.

Les bons de paie sont complétés par les bons de sortie : fiche destinée à suivrel'ouvrier partout où il irait dans le bassin et sans laquelle il ne peut trouver du travail nimême changer de service dans la même usine. Le bon de sortie permet de punir un ou-vrier qui avait accepté d'être délégué gréviste en lui réclamant une seconde fois le prixd'outils qu'il avait payés.

mars 1901 : L'Ouenza : Comment le Comité des Forges invente une minière. 5-6 mars 1909 : L'Ouen-za. 11 mars 1909 : Capitalistes algériens contre capitalistes tunisiens. 12 mars 1909 : Les manifesta-tions de Bône. 13 mars 1909 : Chemins de fer dans le désert.

1 Décembre 1905 : Le mouvement ouvrier de Longwy, pp. 425-482 ; - novembre 1906 : La grève d'Hen-nebont, pp. 103-218, et décembre 1906, pp. 347-379.

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La répugnance que les ouvriers avaient pour les économats s'explique par desfaits comme ceux-ci :

A Moulaine (aciéries de Longwy), le pain était vendu 3 centimes plus cher à lalivre que partout ailleurs dans la région, et quel pain ! La machine qui conduisait le mine-rai à Mont-Saint-Martin ramenait. dans un wagon le pain pour Moulaine, le pain enduitd'huile et de charbon était immangeable... Très souvent la viande sentait mauvais et laménagère refusait de la prendre ; seulement, comme les aciéries ne devaient rien perdre,on en portait quand même le prix au compte de ceux qui l'avaient commandée et ils de-vaient la payer... Tous ces faits avaient créé un terrain propice à l'organisation et surtout àla grève.

A la suite de la grève de Longwy (septembre-octobre 1905), le signalement des800 derniers grévistes qui ont quitté les aciéries est adressé aux autres usines métallurgi-ques, et c'est la mise à l'index des ouvriers et de leurs frères, auxquels on demande uneattestation écrite du directeur des Aciéries de Longwy affirmant qu'ils n'ont pas été gré-vistes.

Depuis les grèves, en 1905, Merrheim n'était pas allé dans la région de Longwy.Il est amené à y retourner en janvier 1908, et il nous raconte que c'est grâce à ce voyagequ'il a découvert l'Ouenza 1. Merrheim était installé à un café de Longwy, entouré deconsommateurs qui se montraient le militant silencieux, en l'appelant « agent de l'étrangerpayé par les Allemands », etc. Un homme entre en conversation avec lui, lui parle desmines de Meurthe-et Moselle, puis de celles de l'Ouenza. A son retour à Paris. Merrheimse renseigne ; il apprend qu'une Commission de la Chambre discute le projet des conven-tions de l'Ouenza et du chemin de fer de Djebel Ouenza-Bône : deux groupes, le groupePascal-Portalis et le groupe Krupp-Schneider se disputent la concession minière 2. Legouverneur général, M. Jonnart, n'ignore pas la valeur des richesses de l'Ouenza, pas plusqu'il n'ignore la répercussion que jettera, sur le marché du minerai de fer européen, la ve-nue des minerais de l'Ouenza. Il n'ignore pas non plus que les industries belges, anglaises,allemandes ont absolument besoin du minerai de l'Ouenza pour des fabrications spéciales(interview donnée au Figaro, les 5-6 mars 1909). Mais, en même temps qu'il est gouver-neur de l'Algérie, M. Jonnart est administrateur de la Compagnie Maritime du Canal deSuez, qui comprend parmi ses autres administrateurs MM. Schneider et Stéphane Dervil-lé, membres du Consortium Krupp-Schneider. Aussi M. Jonnart, le 26 juin 1905, signe-t-il avec la Société Schneider-Carbonel les conventions réglant l'exploitation des minièresde l'Ouenza ; il joint la question du chemin de fer à celle des minières. Le gouvernementdépose devant le Parlement un projet de loi approuvant les conventions ; mais le rappor-teur de la Commission des Travaux Publics refuse de déposer son rapport. M. Jonnartcherche au Parlement des appuis du côté socialiste : il trouve M. Devèze, député d'Alais,dont la réélection dépend de la neutralité du baron Reille, administrateur de la Société desMines, Fonderies et Forges d'Alais. Nommé rapporteur, M. Devèze dépose, le 22 novem-bre 1907, un rapport favorable au chemin de fer de Djebel-Ouenza et recommande laprocédure la plus rapide.

On fait savoir au groupe Portalis que, « bien qu'offrant les mêmes garanties etles mêmes avantages que le consortium SchneiderKrupp, il n'aura pas gain de cause ».

1 La Révolution du 4 février 1909 : Comment j'ai découvert l'Ouenza.2 La Révolution, MERRHEIM, articles sur l'Ouenza (février-mars 1909). Le Mouvement socialiste, mars

1909, L'affaire de l'Ouenza. La Vie ouvrière, 5-20-février-20 mars 1910, L'affaire de l'Ouenza.

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Aussi Portalis est-il obligé de conclure, contraint et forcé, un arrangement avec leConsortium Krupp-Schneider. Une pression officieuse exercée sur le groupe Portalisaboutit à une association entre les deux sociétés qui se disputent l'Ouenza. Cet accordintervient le 9 avril 1908. Mais de qui venait « la pression officieuse » ? « M. Clemenceau(Georges), averti de l'intérêt que la Chambre semble témoigner à cette affaire, a repris ledossier en mains et l'étudie. Si parfois quelque difficulté l'arrête, il appelle sans doute enconsultation son frère Albert, avocat de M. Portalis, ou son frère Paul, ingénieur-conseildu Creusot 1. » Il convient de rappeler que M. Paul Clemenceau avait été appelé auxfonctions d'ingénieur-conseil du Creusot au moment même où son frère, Me Albert Cle-menceau, acceptait de défendre le groupe Portalis. Aucun exemple ne pouvait mieuxpermettre à Merrheim de montrer la « collusion du politique et de l'économique » et lesnégociations secrètes existant entre les représentants de l'État et les représentants des so-ciétés financières et industrielles.

L'un des premiers, Merrheim a mesuré la puissance du Comité des Forges :

Puissance, écrit-il, en 1908, qui a neutralisé et neutralisera l'effort du proléta-riat de la métallurgie, s'il ne se prépare pas à y résister. Mieux vaut donc, une fois encore,reconnaître cette force. La nier, ce serait enlever aux militants le sentiment exact de l'ef-fort long et continu qu'il s'agit de donner. La reconnaître, c'est au contraire les retremper,les inciter, leur communiquer une énergie nouvelle, pour lutter patiemment, mais sûre-ment, sans de trop faciles espérances, mais aussi sans de trop prompts découragements 2.

En 1910, la grève des cheminots allait illustrer les vues de Merrheim sur le syn-dicalisme, en montrant que celui-ci ne savait pas toujours mener son action d'une manièreautonome, indépendante des influences et des pressions extérieures.

V

En 1909, le Syndicat National des Chemins de fer traverse une crise dont Poite-vin, dans La Vie Ouvrière du 5 novembre, analyse les raisons. Le secrétaire du SyndicatNational des Cheminots est le vieux syndicaliste Guérard, auquel des années de gestionont donné le goût de l'autorité absolue. Au lieu de s'entourer d'une équipe de militantscheminots, pourvus d'attributions équivalentes, égaux en droits, nommés par l'organisa-tion, Guérard avait choisi, pour le seconder, 13 employés dépendant de lui et parmi les-quels 11 n'avaient jamais appartenu au personnel des chemins de fer. Le Congrès Natio-nal extraordinaire des 10, 11 et 12 décembre 1909 oblige Guérard à abandonner la direc-tion du Syndicat des Chemins de fer ; mais, au lieu de le remplacer par un militant, leCongrès nomme, comme directeur des services, Gaston Renaudel, le frère de l'adminis-trateur du journal socialiste L'Humanité. Les salaires du personnel des compagnies dechemins de fer n'avaient pas suivi l'élévation du coût de la vie (20 p. 100 depuis 10 ans).Les cheminots avaient conservé les mêmes salaires que 30 ans auparavant. Sauf sur le

1 Pages Libres, no 425, p. 207, et Revue Politique et Parlementaire du 10 janvier 1909.2 P. MONATTE, op. cit.: « Personne n'a plus fait que Merrheim pour adapter le syndicalisme à la lutte

contre le grand patronat moderne, pour faire dans l'ensemble du mouvement ce qu'il tentait dans la Fé-dération des Métaux, pour dissiper le verbalisme et réaliser l'organisation syndicale consciente de sonrôle révolutionnaire. »

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réseau de l'État, il n'y avait pas d'échelle de traitement. En général, les salaires étaientbien au-dessous des salaires de l'industrie privée 1.

Le mécontentement qui régnait parmi les cheminots avait d'autres causes : la ré-troactivité de la loi du 21 juillet 1909 sur les retraites et la question de la réglementationdu travail. Enfin, les cheminots revendiquaient l'application du repos hebdomadaire.

Des manifestations à Paris et en province ont lieu aux cris de « Nos cent sous ! »Les cheminots entreprennent une campagne d'affiches dessinées par Grandjouan. La Fé-dération des mécaniciens-chauffeurs se joint au Syndicat National. En avril 1910, leCongrès des Cheminots avait adopté une revendication qui remontait à 1893: un mini-mum de salaire de 1825 francs par an. Les Compagnies de chemins de fer se refusent àtoute négociation avec le Syndicat National. Le 17 juillet 1910, celui-ci vote en séanceprivée le principe de la grève, - mais la grève se produit seulement, en octobre, sur laCompagnie du Nord ; or, elle est attendue par le gouvernement et les Compagnies ; laveille du jour où elle éclate, le préfet de police, Lépine, fait venir deux trains spéciaux,chargés de légumes et de lait, pour le ravitaillement de Paris.

Depuis le mois de mai 1910, la Compagnie du Nord avait supprimé les heuressupplémentaires qui étaient nécessaires aux cheminots pour équilibrer leur budget. Maisla Compagnie du Nord n'avait accordé en compensation qu'une augmentation de 0 fr. 25et de 0 fr. 50 par jour. Une délégation alla réclamer une augmentation de 1 fr. 50 et de 1franc.

Le matin du 8 octobre, la Compagnie annonça qu'elle accordait le traitement de5 francs par jour pour les ouvriers qui ne l'avaient pas ; mais les ouvriers de métier,comme les chaudronniers, ajusteurs, monteurs, n'obtenaient rien ou presque rien ; 3 pour100 seulement d'entre eux obtenaient une augmentation de 25 centimes 2. L'après-midi du8 octobre, la grève éclate sur le Paris-Nord chez les ouvriers des ateliers et chez les coke-riers du dépôt de la Chapelle ; elle s'étend le même jour au dépôt de la Plaine. C'est ellequi déclenche le mouvement sur tout le réseau du Nord d'abord, puis sur les autres ré-seaux.

Le dimanche 9, les secrétaires des groupes du réseau préparent la généralisationde la grève sur le Nord. Le lundi 10, aux dépôts de la Chapelle et de la Plaine, qui sont engrève, le président du Conseil envoie les soldats du Vème Génie pour charger les machi-nes. Le même jour, 10 octobre, la grève du réseau du Nord est déclarée : le service s'ar-rête brusquement à une heure du matin. La gare du Nord est occupée militairement. Lavoie est coupée à Tergnier, et, depuis 1 h. 1 /2 du matin, les trains sont obligés de s'arrêterà Saint-Quentin. Le réseau du Nord a pu faire grève dans son ensemble, grâce à la solida-rité des mécaniciens et des chauffeurs. Le président de la Fédération des mécaniciens etchauffeurs, Toffin, est le premier révoqué.

1 La Tribune de la Voie Ferrée, organe du Syndicat National ; - MAURICE CHARNAY, Le salaire des

cheminots, brochure du Syndicat National, 1910 ; et FÉLIX DUPONT, Les revendications des cheminots,La Vie ouvrière, 5 novembre 1910.

2 La Vie ouvrière du 5 novembre 1910 : La grève des cheminots ; - articles de PIERRE MONATTE, Lesfaits de la grève ; - V. GRIFFUELHES, C'est en forgeant ; - L. JOUHAUX, Le grand jeu gouvernemental ; -Sur les réseaux (Poitevin, Jacob, Leduc, Malot, Smolensky).

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Le Conseil des Ministres décide de mobiliser les cheminots du Nord pour unepériode de 21 jours. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, le Comité central de grève, créé parle Congrès du mois d'avril, décide la généralisation du mouvement. Le 12 octobre, lagrève est effective sur l'Ouest. La gare Saint-Lazare, la gare des Invalides ferment leursportes. Les mécaniciens du PLM décident d'abandonner le travail dans la soirée.

Le gouvernement lance 21 mandats d'arrêt contre les membres du Comité degrève. Le journal socialiste L'Humanité leur offre de venir s'installer dans ses bureaux.Mais Briand, le 13 octobre, fait arrêter les membres du Comité de grève dans les bureauxdu journal dont il a été autrefois le collaborateur.

Un second Comité de grève est nommé. Il demande à la CGT de laisser au mou-vement son caractère strictement corporatif. Il s'inspire des conseils que lui donne PierreRenaudel, administrateur de L'Humanité, et accepte que ce journal devienne l'organe offi-ciel du Comité de grève. Il escompte, pour dénouer le conflit, les démarches des députéssocialistes.

Le 15 octobre, le gouvernement, voulant frapper l'opinion publique, invente unehistoire de complot : « Le Ministère de l'Intérieur croit être, par suite des perquisitions encertains endroits, sur la piste d'une organisation de sabotage. » Aristide Briand a retrouvédans ses souvenirs un plan datant de 1898 et qu'il attribue aux cheminots de 1910 :

Cette association est des plus redoutables... Tous les procédés de sabotage lesplus modernes devaient être utilisés ; les ponts devaient être dynamités, les aiguilles dé-truites, et, pour compléter cette œuvre criminelle, les organisateurs avaient été jusqu'àpréparer la destruction des écluses, qui aurait eu pour résultat d'empêcher la navigation surles canaux et les fleuves, et d'empêcher par conséquent le ravitaillement par eau 1.

Le même jour, les Compagnies de chemins de fer font annoncer par les journauxqu'elles accorderont, à partir du 1er janvier 1911, un salaire minimum de cinq francs parjournée effective de travail. Et, le lendemain 16 octobre, à une délégation des députéssocialistes et de quelques radicaux, Briand répond que, puisque la grève est terminée, ilpeut entrer en négociation avec le Syndicat National des Chemins de fer. Le 17 au 'soir, leComité de grève décide donc la reprise du travail pour le lendemain ; c'était un échec.

Quelles en avaient été les causes ? Attribuer au gouvernement et à la presse laresponsabilité de l'échec, c'est, selon Griffuelhes, « une erreur grossière » : « La marchedéfectueuse de la grève est due entièrement à l'insuffisante préparation, à son défaut d'or-ganisation. En attribuant à Briand le mérite de l'insuccès on commet... une faute énorme,on lui apporte le témoignage désiré par lui, témoignage qui fait de lui l'homme attendupar la bourgeoisie 2 » Le Syndicat National des cheminots n'a pas su mener une actionautonome, indépendante, ni organiser « le travail de préparation, sauf sur le Nord et surl'Ouest ». Les organisateurs de la grève étaient « des hommes peu préparés par leur natureet leur inexpérience, déconcertés par leur responsabilité envers leurs camarades, et inca-pables de dominer un invincible courant que le moindre incident transformera en tour-mente... ». Mais la plus grande erreur a été de transporter la grève du terrain syndical sur

1 PIERRE MONATTE indique qu'il y avait eu en effet, avant la grève de 1898, un plan semblable, écrit par

Briand lui-même, et qui avait été discuté à l'époque par le Comité directeur des Chevaliers du Travail.Cf. DELESALLE, Vie ouvrière, 6 mars 1936.

2 VICTOR GRIFFUELHES, Op. cit., p. 613 de La Vie ouvrière, - surtout sa remarquable analyse, p. 617, dela psychologie de la grève.

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le terrain politique, de la transformer en un élément de l'opposition socialiste à Briand. Enfait, la grève des cheminots fut utilisée par Briand pour en retirer un succès parlementaire.

À la Chambre des Députés, en effet, Briand, interpellé par les députés socialis-tes, répond ainsi :

Il est un droit supérieur à tous les autres, c'est le droit pour une collectivité na-tionale de vivre dans son indépendance et dans sa fierté. Or, un pays ne peut pas resterfrontières ouvertes ; non, cela n'est pas possible... Si, pour défendre l'existence de la na-tion, le gouvernement n'avait pas trouvé dans la loi de quoi rester maître de ses frontières,s'il n'avait pu disposer, à cet effet, de ses chemins de fer, c'est-à-dire d'un instrument es-sentiel de défense nationale, eh bien ! aurait-il dû recourir à l'illégalité, il y serait allé !...

Les députés socialistes invectivent contre le président du Conseil, ils lui crient :« Vous êtes un dictateur, vous ne parlerez plus. Assez ! Démission ! Démission... » Aprèsun tumulte qui dure deux heures, Briand explique que les mesures exceptionnelles prisespar le gouvernement l'avaient été dans les limites de la loi... et que sa doctrine était cellede la Révolution : « C'est la pure doctrine de Danton. » Le 30 octobre, un ordre du jour deconfiance est voté par 388 voix ; l'ordre du jour déposé par Guesde n'obtient que 75 voix ;le 1er novembre, pourtant, le Cabinet est démissionnaire.

VI

Le 3 novembre, Aristide Briand reparaît comme président du Conseil avec unnouveau Cabinet qui ne comprend ni Viviani, ni M. Millerand, et qui ne durera que jus-qu'au 27 février 1911. Pour faire oublier son attitude à la Chambre le 30 octobre, Briandcherche à reprendre, sans M. Millerand, une politique millerandiste et les projets du mi-nistère Waldeck-Rousseau ; mais il va se heurter à la même opposition ouvrière qui a faitéchouer les tentatives législatives de M. Millerand. Opposition plus passionnée encore,parce qu'elle a une source psychologique. Le fait d'être un renégat permet de faire car-rière ; mais, dans ce cas, il imprime sur le visage d'Aristide Briand une marque d'autantplus ineffaçable que, pendant la période de 1892 à 1900, les militants aveuglés « s'étaientinclinés devant son veston râpé ».

Sans doute, dès 1896, les plus clairvoyants n'avaient jamais été dupes. Et Grif-fuelhes, notamment, avait prédit la déception qu'éprouveraient les milieux ouvriers « lejour où ils apercevraient la réalité derrière ce qu'il nous montrait1 ». Cette déception avaitcréé une haine et un mépris qui s'exprimèrent le jour où, en mars 1906, Briand entre dans

1 VICTOR GRIFFUELHES: « Nous étions seuls à ne pas partager la même admiration. En 1898, en 1900,

plus tard, les manœuvres cauteleuses, hypocrites de Briand trouvaient en nous un adversaire. Nousn'avons jamais été dupes du langage intéressé et des façons calculées du Chevalier du Travail ».

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le Cabinet Sarrien 1. Aussi, les caricaturistes ne cessaient-ils de tourner en dérision l'ex-professeur de désordre 2.

Mais les militants qui connaissaient sa vie adressaient à Briand des reprochesplus graves encore ; ils rappelaient comment, le 2 novembre 1896, il était devenu, commedirecteur de la société de La Lanterne, l'agent des Péreire ; comment La Lanterne avaitsoutenu les subventions maritimes postales dont devaient bénéficier la Compagnie Tran-satlantique et son président Eugène Péreire 3.

La grève des cheminots devait mettre en relief un autre aspect des relations deBriand avec les financiers. Merrheim avait montré, dans La Voix du Peuple, la solidaritéqui unissait les administrateurs des Compagnies de chemins de fer, liés par un Syndicat depublicité à caisse commune, dont le rôle était d'obtenir, dans la presse et dans le Parle-ment, les concours utiles. Tous les réseaux, sauf l'Orléans, avaient parmi leurs adminis-trateurs des membres de la famille Rothschild. Lorsque la grève avait éclaté sur son ré-seau, la Compagnie du Nord l'avait acceptée sans ennui ; peut-être même la souhaitait-elle, car elle savait que, dans sa lutte contre les cheminots, elle aurait l'appui du présidentdu Conseil 4.

Dès le début de la grève, Briand avait en effet convoqué à son cabinet les direc-teurs des grands journaux de toutes les nuances politiques ; ils avaient répondu à son ap-pel. Et, lorsqu'est inventée l'histoire du complot afin de déconsidérer la grève aux yeux del'opinion, la presse s'accorde à répandre cette nouvelle et à l'accréditer auprès de ses lec-teurs. La caisse commune avait joué son rôle.

Le 5 avril 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes avait été votée.Elle avait été vivement critiquée par les organisations ouvrières. Ces critiques allaientencore s'affirmer au XIème congrès de la Confédération du Travail, qui se tient à Toulousedu 3 au 10 octobre 1910.

Le Congrès de Toulouse proteste contre l'âge trop élevé de la retraite, contre leprincipe de la cotisation ouvrière et contre le système de la capitalisation.

1 Il y avait deux ans à peine que, défendant Gustave Hervé, inculpé d'avoir incité de jeunes soldats à la

désobéissance, il avait dit : « Vous nous dites que nous incitons de jeunes soldats à la désobéissance.Qu'est-ce que la désobéissance ? Il y a une discipline pour les soldats et une discipline pour les offi-ciers... Si la conscience de l'officier a le droit de se révolter, pourquoi celle du soldat ne l'aurait-elle pasquand on lui signifie l'ordre de tirer sur des ouvriers désarmés, souvent malheureux comme lui ? Etpourquoi exige-t-on du soldat l'obéissance passive ? Pour en faire le domestique des officiers, la femmede chambre, la bonne d'enfant du colonel. Pour créer des gendarmes, des gardiens du patrimoine maté-riel et des coffres-forts des classes riches ? Voyons, est-ce que vous ne vous indignez pas à la penséequ'un de vos enfants pourra être traduit en Conseil de guerre parce qu'il aura hésité à tirer sur des fem-mes ? » (24 novembre 1904.)

2 L'Assiette au Beurre représente, dans son numéro sur les Hommes d'ordre (14 septembre 1907), Briandrecevant dans son bureau ministériel un jeune instituteur et lui disant : « Vous êtes un fauteur de désor-dre, Monsieur, et je dois vous révoquer... Car je suis un homme d'ordre, moi, depuis que je suis minis-tre... » Ou encore, assis dans un fauteuil et lisant la déclaration aux Assises des antimilitaristes : Noussommes les élèves de M. Briand : « Ces gens-là osent se prétendre mes élèves et ils ne sont même passous-secrétaires d'État. »

3 La Révolution, 18 et 19 février 1910 : Le renégat tripoteur Briand à la solde des financiers Péreire.4 Cf. CRATES, Les Hommes du jour, 22 octobre 1910, et le n° de La Vie ouvrière du 5 novembre 1910 :

Les compagnies Rothschild et Briand.

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La campagne contre les retraites ouvrières, qui avait commencé avant le vote dela loi 1, se poursuit après le Congrès de Toulouse. Ce Congrès reprend les critiques, déjàprésentées aux Congrès d'Amiens et de Marseille, contre le contrat collectif, la capacitécommerciale des syndicats et l'arbitrage obligatoire 2.

Nous sommes, dit Lapierre, adversaires du contrat collectif... [Il] serait la dis-parition du syndicalisme ou du moins le châtrement, pour ainsi dire, du syndicalisme ré-volutionnaire, parce qu'avec la capacité commerciale des syndicats, les militants seraientpoursuivis et condamnés à des dommages et intérêts. On ne trouverait plus d'hommes as-sez résolus pour faire la besogne qu'ils font aujourd'hui.

La loi qu'on veut créer, ajoute Bourderon, est faite pour inciter le monde dutravail à posséder d'une façon collective, afin qu'il y ait emprise sur vous, afin que tout ju-gement puisse être exécuté et qu'on puisse prendre dans l'avoir syndical ouvrier…

La résolution votée par le Congrès déclare que « l'arbitrage obligatoire est in-compatible avec la fonction dévolue aux organisations syndicales, et par là, affaibliraitleur indépendance, leur autorité ».

Dès avant la grève des cheminots 3, Briand s'imagine trouver dans l'arbitrageobligatoire la solution des conflits sociaux. Au lendemain de la grève, le 9 novembre1910, après avoir justifié sa politique vis-à-vis des cheminots qui ont voulu interrompre lavie de la nation en arrêtant « la circulation du sang dans les artères », Briand amorcel'idée du projet d'arbitrage obligatoire qu'il dépose sur le bureau de la Chambre, le 24 dé-cembre 4, mais qui rencontre la même opposition des syndicalistes.

VII

Le 5 janvier 1911, Merrheim écrit dans La Vie ouvrière : « Nous nous trouvonsà la veille d'un gigantesque conflit européen. Les nations y marchent à grands pas ; elless'y préparent, fiévreusement. » Et, en mai, dans La Guerre sociale, Delaisi publie . Laguerre qui vient 5.

L'approche de la guerre... la guerre qui vient... cri d'alarme poussé, avant que leconflit n'éclate, par deux hommes que lie une étroite amitié. Le militant ouvrier et l'écri-vain syndicaliste ont cherché à dissiper l'erreur propagée par une presse vénale et unediplomatie illusionniste : l'idée « qu'une guerre européenne était désormais impossible ».« Ne-vous laissez pas leurrer, disaient-ils, par le mensonge d'une paix trop fragile. » Maiscet avertissement n'était pas simplement l'expression d'un sentiment intuitif. Depuis le 31

1 La Voix du Peuple, L'escroquerie, la duperie des retraites ouvrières, 2 janvier 1910 ; - MERRHEIM, dans

La Vie ouvrière; 5 janvier 1910, L'escroquerie des retraites ouvrières, et dans Le Mouvement socialiste,janvier 1910.

2 Congrès de Toulouse, op. cit., pp. 299, 311, 334 et 336.3 Millerand à la Chambre des Députés, discours du 27 octobre 1910.4 Le projet de loi Aristide Briand de décembre 1910, par GRUNEBAUM-BALLIN, Sirey, 1937.5 L'édition de 1911 (La Guerre sociale éd.), complètement épuisée, a été republiée par L'Homme Réel

(juillet 1934). On a dit que Merrheim n'avait fait que répéter et recopier Delaisi. Il n'en est rien. Il aautant appris à Delaisi qu'il a appris de lui, et ce qui est vrai, c'est que tous deux, vers le même temps,d'observatoires différents, ont eu une même vision.

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mars 1905, depuis l'alerte de Tanger, ils partageaient au sujet de la paix européenne lesouci d'un petit nombre d'esprits clairvoyants. Et cette préoccupation avait éclairé leursenquêtes sur la situation économique et les conflits industriels. Merrheim s'était aperçuque l'attitude des sociétés industrielles vis-à-vis de leurs ouvriers s'expliquait sans doute,mais ne s'expliquait pas seulement par de vieilles traditions d'égoïsme et d'autoritarisme ;leur résistance intransigeante se justifiait aussi par la concurrence. Concurrence sur lemarché national, certes non ; Merrheim en avait eu la preuve en étudiant l'organisation enFrance de la métallurgie 1, où le jeu des Comptoirs et Cartels, combiné avec celui de laprotection douanière, donnait aux sociétés industrielles une espèce de monopole de fait.Mais bien concurrence internationale, qui obligeait ces sociétés à resserrer leur prix derevient (dont l'élément le plus facile à contenir était le coût de la main-d’œuvre). Car,depuis que l'Allemagne et les États-Unis après la guerre de 1870, étaient venus disputer àla Grande-Bretagne les marchés extérieurs, la lutte s'était faite très âpre sur le marchéinternational. La lutte pour la vie par la conquête du marché international s'imposait auxgrandes nations industrielles. La structure du capitalisme entraînait une fatalité : lecontraste entre une production croissante et des besoins insatisfaits. Les faits avaientéclairé, au yeux de Merrheim, la situation politique européenne. Derrière les négociationsdiplomatiques et les échanges de notes entre les chancelleries, Merrheim aperçoit laguerre économique déjà commencée et l'approche menaçante d'une autre guerre, plusimplacable encore. Il pressent le heurt meurtrier, il veut avertir de ce danger les travail-leurs qui doivent être les victimes d'un conflit européen. Merrheim va saisir toutes lesoccasions qui lui sont données d'expliquer quels risques engendre un régime économiquecondamné à chercher dans la guerre une issue à une croissante surproduction :

L'outillage économique de chaque nation oblige à produire, à surproduire... Ons'élance sur les marchés mondiaux tout en fermant son propre marché par des tarifs prohi-bitifs. On se jette sur les pays neufs. Chaque nation s'efforce d'y assurer la prépondéranceaux produits de son industrie. Et, par une conséquence naturelle, un pays marche à la ren-contre d'un autre, se heurte à lui. Qu'est-ce qui assurera en définitive la suprématie com-merciale de ses nationaux et comment ? Le plus fort et par la guerre.

En suivant pas à pas les démarches des grandes industries concurrentes sur lemarché international, Merrheim avait vu que l'existence du Cartel international del'Acier 2 n'avait pas supprimé le conflit insoluble entre les métallurgies européennes.

Dès l'automne de 1908, l'anxiété de Merrheim est déjà si grande qu'en octobre,au Congrès de Marseille, elle ne peut se contenir et s'exprime lors de la discussion soule-vée par les relations de la CGT et de l'Internationale syndicale ; il reproche au secrétariatsyndical international de ne pas s'être attaché à l'un des objets les plus chers au proléta-riat : celui d'éviter la guerre, de ne pas permettre le massacre des peuples. En janvier1911, Merrheim se décide à lancer l'avertissement qui lui paraît nécessaire. Et, du 5 jan-vier au 2 février 3, dans La Vie ouvrière, il publie les quatre articles auxquels il a été faitallusion sous ce titre, L'annonce de la guerre :

Depuis 40 années, le canon n'a pas tonné en Europe... Un état d'esprit s'est créé- tout au moins en France - qu'une guerre européenne était désormais impossible... Cetteconfiance dans la solidité de la paix est exagérée ; je dirai même que cette confiance neme semble légitimée par rien. Nous nous trouvons à la veille d'un gigantesque conflit eu-

1 Les articles de MERRHEIM dans Le Mouvement socialiste de juillet 1908 à décembre 1909 sur l'organi-

sation patronale en France.2 A. MERRHEIM, Le Cartel international de l'Acier, dans La Vie ouvrière, 5 août 1911.3 La Vie ouvrière, 4 articles, 5 et 20 janvier, 5 et 20 février 1911.

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ropéen. Les nations y marchent à grands pas ; elles s'y préparent fiévreusement.... Garepour nous, travailleurs, qui nous trouverons soudainement devant une déclaration deguerre, notre feuille de mobilisation à la main. Ne serons-nous pas surpris par les événe-ments ? Serons-nous capables - si nous n'y pensons dès aujourd'hui - de mettre en appli-cation nos résolutions des Congrès confédéraux de Marseille et de Toulouse ?

Devant ce péril, peut-être proche, un devoir immédiat s'impose aux militants :« sans négliger leur tâche quotidienne ni leurs luttes corporatives, nos syndicats doiventse préoccuper des menaces de guerre qui noircissent l'horizon. Il faut que nous soyonsprêts au jour du danger. Il convient de nous préparer, de préparer les esprits et les volon-tés autour de nous. Pour cela, il faut d'abord prendre conscience du danger... ». La guerre,selon Merrheim, peut éclater dans cinq ans - peut-être avant ; en fait elle allait éclatertrois ans après. « Prendre conscience du danger », « préparer les volontés » - toujours lamême méthode, la méthode qui caractérise l'action syndicaliste de Merrheim, méthoderéaliste et volontariste

Merrheim estime qu'il n'existe pas, en 1911, d'antagonisme franco-allemand,parce que nulle part la France n'est la rivale de l'Allemagne. Par contre, le développementde l'économie et de la flotte commerciale allemandes font de l'Allemagne la grande rivalede l'Angleterre, et c'est en Europe surtout que « les Allemands ont porté les coups les plusrudes au commerce anglais... ; partout l'augmentation des importations allemandes estsupérieure à celle de l'Angleterre ». Les ententes entre métallurgistes allemands et métal-lurgistes de la Meurthe-et-Moselle française ont momentanément supprimé des causes deconflit économique entre les deux pays : la métallurgie allemande s'assure le minerai né-cessaire à sa production 1. La métallurgie anglaise qui, n'ayant pas su renouveler son ou-tillage, « est mal préparée à soutenir la concurrence allemande, est vaincue d'avance ».

Les esprits sont tendus en Angleterre comme en Allemagne. J'ai pu m'en ren-dre compte le mois dernier en allant assister au Congrès International de la Métallurgie, àBirmingham... Je ne puis me rappeler sans émotion la violente apostrophe d'un ouvrieranglais que notre argumentation en faveur d'un rapprochement avec l'Allemagne avaitpoussé à bout : « Eh bien, non, s'écria-t-il, les Allemands ont besoin d'une leçon et noussommes de taille à la leur donner. Ils ne nous connaissent pas et nous pourrons lutter pluslongtemps qu'eux. »

Merrheim a reçu de ses entretiens avec ses camarades métallurgistes anglais uneimpression très forte, confirmée par ses conversations avec un ingénieur des constructionsnavales qui, dès cette date, considérait un conflit anglo-allemand comme certain : « Cesera une drôle de guerre ! Que fera l'Autriche ? Que fera la France ? Quoi qu'il en soit,nous aurons la guerre avant cinq ans. Nous serons roulés par les Allemands au début,mais vainqueurs à la fin. » Cet état d'esprit était assez général en Angleterre ; le sentimentque la guerre était inévitable, tous ceux qui, à cette époque, étaient en relations avec desmilieux anglais ont pu le constater.

Francis Delaisi, de son côté, estime que le duel anglo-allemand rend la guerreinévitable :

1 Dans le Bassin de l'Est, 18 concessions s'étendant sur plus de 10.000 hectares 10 concessions normales

ont été accordées aux intérêts allemands, soit sous la forme de participations, soit sous celle de conces-sions directes. Rapport de ZÈVAÈS à la Chambre, au nom de la Commission des Mines, chargée d'exa-miner le projet et les propositions de loi sur le régime des mines ; annexe au procès verbal de la séancedu 1er avril 1909 ; - et LOUIS BRUNEAU, L'Allemagne en France, Plon-Nourrit.

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Une guerre terrible se prépare entre l'Angleterre et l'Allemagne. Sur tous lespoints du globe, les deux adversaires se mesurent et se menacent. L'affaire du chemin defer de Bagdad et la question des fortifications de Flessingue ont montré tout récemment àquel degré d'acuité la crise est parvenue. pour se battre, les deux puissances ont besoin dela France. L'Allemagne, qui manque de capitaux, a besoin de notre argent. L'Angleterre,qui n'a pas de service obligatoire, a besoin de notre armée. Notre gouvernement est doncl'arbitre de la situation. Or, voici que Cruppi [alors ministre des Affaires Étrangères duCabinet Monis] négocie une convention militaire avec l'Angleterre.

Le duel anglo-allemand est « une guerre d'affaires ». Mais Francis Delaisi necroit pas la guerre inévitable ; pour empêcher les financiers intéressés à la guerre de seservir des vieux thèmes idéologiques,

Il faut éveiller l'opinion, secouer la torpeur où elle somnole... Assurément, sil'on ne consultait que le sentiment populaire dans tous les pays du monde, il n'y aurait rienà craindre... Malheureusement, dans aucun pays du monde, aucun peuple ne dirige sa po-litique extérieure. Le peuple n'est pas maître de ses destinées. Une petite coterie irrespon-sable, mais puissante, pèse de toutes ses forces sur sa diplomatie et tend à l'entraîner 1...

Ainsi, le militant ouvrier et l'écrivain syndicaliste ont eu une prévision de la si-tuation et ils ont été les premiers, sinon les seuls 2, à annoncer l'approche de conflit quimenace l'Europe. Déjà, le ,le- août 1910, le général Négrier, dans la Revue des DeuxMondes, avait montré les risques que créaient en Extrême-Orient les luttes d'intérêts entreles sociétés financières 3 : « Les sociétés financières estiment que les gouvernements ontle devoir de faire la guerre pour assurer leurs bénéfices... » Formule que Pierre Monatte,le 20 août 1910, avait reprise et commentée, dans La Vie ouvrière (Militaires et finan-ciers) 4.

Le 1er juillet 1911, brusquement, Guillaume II envoie une canonnière, la Pan-ther, stationner dans le port d'Agadir, « pour protéger les ressortissants allemands de larégion du Sous, jusqu'au complet rétablissement de l'ordre ». L'émotion est d'autant plusvive que, depuis le 9 février 1909, on croyait le conflit marocain apaisé grâce à la décla-ration signée par les gouvernements allemand et français. On avait cherché la solution duconflit dans une association d'intérêts économiques franco-allemands. Mais les essais decollaboration économique avaient échoué et la malheureuse affaire de la Compagnie deN'ghoko Sangha avait amené, en avril 1911, la Chambre française à repousser un projetde consortium franco-allemand. Devant cet échec, Guillaume II passait à une . autre tacti-que. Son geste était accueilli par le parti pangermaniste avec enthousiasme. Depuis le 27juin 1911, Caillaux est président. du Conseil. Malgré l'offre de l'Angleterre, il préfèrenégocier avec l'Allemagne, et même directement avec M. de Lancken. Les négociations

1 « Si, dit FRANCIS DELAISI, la France s'engageait dans le duel anglo-allemand, la neutralité belge serait

violée par les armées allemandes et, la France tentant d'arrêter cette marche, une bataille se livreraitdans les plaines des Flandres. » (Charleroi !)

2 En 1911, le 5 juillet, La Vie ouvrière publie un autre article du socialiste syndicaliste DOMELA

NIEUWENHUIS : La guerre anglo-allemande vue de Hollande.3 « Les gouvernements occidentaux pressent sur leurs agents diplomatiques, afin d'obtenir des conces-

sions, des chemins de fer, des emprunts, des achats de matériaux. Les établissements financiers sonttoujours disposés à souscrire aux emprunts... Ils les offrent à un taux permettant de placer dans leurclientèle des titres avec une majoration de plusieurs points ; leurs bénéfices sont donc toujours sûrs. »

4 Tout en constatant la perspicacité du militant et de l'écrivain syndicalistes, l'historien est obligé dereconnaître que leur analyse, trop préoccupée du conflit entre les forces économiques, n'a pas égale-ment. tenu compte des facteurs psychologiques, et notamment de la propagande pangermaniste.

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aboutissent à deux accords : l'un, du 11 octobre, relatif au Maroc, et l'autre, du 4 novem-bre, faisant cession à l'Allemagne d'importants territoires au Congo.

M. Caillaux, en négociant avec l'Allemagne, avait répondu au secret désir de lamajorité du peuple français, dont l'opinion, profondément pacifique, espérait encore, en1911, éviter un conflit franco-allemand. Le mois même de l'alerte d'Agadir, soucieuse deprévenir le danger de guerre, la CGT avait pris l'initiative d'une manifestation en faveurde la paix - manifestation qu'elle voulait anglo-franco-allemande. La Commission dessyndicats allemands s'était refusée à cette démonstration tripartite, mais des meetings deprotestation contre la guerre avaient eu lieu, le 28 juillet, à Berlin, et, le 4 août 1911, àParis.

VIII

Du 16 au 23 septembre 1912, la CGT tient son XIIème congrès. Depuis leCongrès de Montpellier, la CGT avait connu une période de croissance. La force confédé-rale venait de l'augmentation de ses effectifs : 600.000 ouvriers représentés en 1912contre 100.000 en 1902 1. Mais, surtout, les fusions des fédérations de métier avaientpermis la constitution de grandes fédérations d'industries 2. Grâce à ces fusions, une ratio-nalisation s'est faite, qui a consolidé l'armature de la CGT et accru, au sein de la Confédé-ration, l'importance des grandes fédérations d'industrie.

En même temps que la structure de l'organisation se transformait, la CGT adap-tait ses statuts à cette évolution. La constitution votée au Congrès de Montpellier avaitmaintenu la section des Fédérations et la section des Bourses, chacune conservant une 1 Congrès du Havre, Le Havre, p. 39. - « La CGT groupe actuellement 450.000 cotisants et, si l'on tient

compte des cotisations irrégulièrement payées, son effectif réel dépasse 600.000. » (Jouhaux, confé-rence à la Maison du Peuple de Bruxelles, le 6 décembre 1911.)

2 En 1904, la Fédération du Cuivre avait fusionné avec celle de la Métallurgie ; entre 1904 et 1906, degrandes organisations avaient adhéré à la Section des Fédérations. - Le Syndicat National des Correc-teurs avait rejoint la Fédération du Livre ; et la Fédération des Coupeurs, Brocheurs en chaussures, laFédération des Cuirs et Peaux. - La Fédération Horticole avait, de son côté, absorbé les jardiniers deParis, d'Orléans, de Lyon, les cultivateurs de la Région Est de Paris et les travailleurs de la terre de Vi-try-sur-Seine. - La Fédération Nationale des Mineurs adhère le 15 juin 1908 à la CGT Au Congrès deMarseille, le nombre des fédérations adhérentes passait de 61 à 67. Depuis Amiens, la Fédération duBâtiment avait absorbé la Fédération des Charpentiers (1er juillet 1907), la Fédération de la Maçonne-rie et de la Pierre (1er juillet 1907), la Fédération des Menuisiers (1er avril 1907). - Le Congrès deMarseille décide la fusion, en une Fédération unitaire des Métaux, des syndicats des Mouleurs, desMécaniciens, et de la Fédération de la Métallurgie. Mais la fusion de mai 1909 (Fédération des Mé-taux : Rapport de l'exercice 1909-1911, Maison des Fédérations) ne comprend que cinq syndicats deMécaniciens ; c'est après le Congrès de Toulouse (1910) que l'ensemble des syndicats des Mécaniciensse joignent à la Fédération des Ouvriers des Métaux.

Entre Marseille et Toulouse, la Fédération des Huiliers-Pétroliers s'est fondue dans celle des pro-duits chimiques. La Fédération des Ardoisiers fusionne avec celle des Mineurs pour former la Fédéra-tion des Travailleurs du sous-sol. La Fédération du Bâtiment absorbe encore les Fédérations des Pein-tres et celle des Carriers-Chaufourniers. La Fédération des Ports et Docks absorbe celle des Transportset Manutentions diverses. La Fédération du Spectacle se constitue. La Fédération des Agricoles duNord s'est fondue dans celle des Horticoles. La Fédération de la Sellerie-Bourrellerie et celle des Pelle-tiers-Fourreurs ont fusionné avec les Cuirs et Peaux (1911). Enfin, le 1er janvier 1911, la Fédération desMétaux a été complétée par l'affiliation de tous les Mécaniciens et des Chauffeurs Conducteurs Électri-ciens.

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certaine autonomie. Le Congrès de Marseille avait tranché la vieille dispute des organisa-tions d'industrie et des syndicats de métier. Le système des grandes fédérations d'industrieavait prévalu, en dépit des résistances de certains syndicats nationaux, comme les méca-niciens, qui formaient une fédération de métier.. Une simplification parallèle allait êtredécidée par le Congrès du Havre. Seules les unions départementales allaient désormaispouvoir adhérer à la CGT - les unions locales fonctionnant dans le cadre des unions dé-partementales. Les progrès accomplis, depuis 1900, avaient réalisé le vœu de Pelloutier,en substituant au régime du morcellement syndical un système plus coordonné et plusunitaire 1.

Au Congrès du Havre, à la séance du 21 septembre 1912, le Congrès établit unetriple obligation : 1° adhérer à sa Fédération ; 2° adhérer à sa Bourse ou Union ; 3° êtreabonné à La Voix du Peuple.

Enfin, le Congrès du Havre amorce une nouvelle étape : la conjonction du syn-dicalisme des fonctionnaires avec celui des travailleurs de l'industrie privée. Une déléga-tion des instituteurs affiliés, depuis plusieurs années, à la CGT assiste au Congrès de1912 2.

Donc, au point de vue de la rationalisation, le Congrès du Havre marque un pro-grès ; mais, en même temps, il met en relief la crise du syndicalisme qui, depuis 1909,s'est aggravée. Les antagonismes violents entre militants, à toutes les époques du mouve-ment ouvrier, ont été le signe extérieur d'une crise intérieure. Les divisions entre syndica-listes sont mises à nu par la polémique de presse qui précède le Congrès du Havre.

Le 20 août, Griffuelhes, Jouhaux, Bled, secrétaire de l'Union de la Seine, Sa-voie, de l'Alimentation, et Voirin, de la Fédération des Cuirs et Peaux, dans un manifeste :Notre position, critiquent et l'antimilitarisme de Gustave Hervé et le parti socialiste accu-sé de ,tenter « un enveloppement » de la CGT. Et- ce sont là les deux préoccupations quidominent les débats, au Congrès du Havre.

Les séances du 19 et du 20 septembre sont consacrées aux discussions sur l'an-timilitarisme. Le Congrès proteste contre la loi Millerand-Berry, qui aggrave la législationantérieure en prévoyant l'envoi aux Bataillons d'Afrique des jeunes gens ayant subi deuxcondamnations d'une durée de trois mois de prison : « Le Congrès constate qu'en édictantde pareilles mesures répressives, qui excluent de l'armée régulière des jeunes gens quin'auraient pas songé à se soustraire à l'incorporation, Gouvernement et Parlement pous-sent eux-mêmes à des résolutions désespérées, telles l'insoumission. » Les motions pré-sentées par Merrheim sont votées par la quasi-unanimité des délégués ; « Le Congrèsconfirme les résolutions des congrès antérieurs sur l'antimilitarisme... Le Congrès invitechacune des fédérations appartenant à la CGT à instituer le sou du soldat... »

Quelles étaient les résolutions des congrès antérieurs ? Les Congrès d'Amiens(13 octobre 1906), de Marseille (9 octobre 1908) et de Toulouse (8 octobre 1910) avaient

1 L'Union Départementale devient obligatoire ; à partir du 1er janvier 1913, il ne sera confectionné qu'un

timbre unique par département ou région. Les Bourses du Travail d'un même département devront seréunir en congrès pour constituer une Union Départementale de syndicats, avant le 1er septembre 1913.A partir du 1er janvier 1914, il ne sera admis qu'un délégué par département au Comité confédéral.

2 Les 6.000 instituteurs qui, en août, avaient tenu leur congrès à Chambéry, avaient pris une décisionrelative au « Sou du soldat », qui avait eu pour résultat la dissolution de leur syndicat.

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adopté des résolutions formant la doctrine confédérale sur la propagande antimilitariste. ÀAmiens, cet ordre du jour, déposé par Yvetot, avait été voté par 488 voix contre 310 :

Le Congrès de la CGT.. affirme que la propagande antimilitariste et antipa-triotique doit devenir toujours plus intense et toujours plus audacieuse. Dans chaquegrève, l'armée est pour le patronat ; dans chaque conflit européen, dans chaque guerre en-tre nations ou coloniale, la classe ouvrière est dupe et sacrifiée au profit de la classe patro-nale, parasitaire et bourgeoise. C'est pourquoi le Congrès approuve et préconise toute ac-tion de propagande antimilitariste et antipatriotique, qui peut seule compromettre la situa-tion des arrivés et des arrivistes de toutes classes et de toutes écoles politiques.

À Marseille, la propagande antimilitariste avait opposé réformistes et révolu-tionnaires ; les syndicalistes révolutionnaires l'avaient emporté par 681 mandats contre421. Comme la résolution de Marseille devait être reprise à Toulouse 1 et confirmée auHavre, il faut s'arrêter aux discussions de Marseille pour connaître les tendances du syn-dicalisme d'avant guerre à l'égard de l'antimilitarisme.

Les 9 et 10 octobre 1908, Nie! et Guérard avaient été les porte-parole de la mi-norité. Niel s'efforce de démontrer qu'étant donné la Charte d'Amiens, qui constitue lefond même de la doctrine syndicale, les syndicats n'ont pas le droit d'introduire cettequestion dans les syndicats

C'est en quelque sorte un point de droit syndical que je veux discuter. Non pasle droit légal, mais le droit syndical, établi par nous-mêmes, par nos congrès, par nosstatuts... Vous déplacez l'axe de l'action syndicale qui est placé sur le terrain purementéconomique et qui tourne autour des préoccupations professionnelles. Réfléchissez à l'ar-ticle fondamental de la CGT ; les mots même de « suppression du salariat et du patronat »ont été adoptés uniquement pour ne donner aucun sens politique au syndicalisme. Je vousdemande de me concéder que la préoccupation essentielle du syndicalisme était de planterle pivot de son action sur le terrain strictement économique et professionnel. A la diffé-rence du syndicalisme, l'antipatriotisme groupe les travailleurs de la même façon que lespartis politiques ; le syndicalisme groupe les travailleurs par intérêts professionnels : ladéfinition est unanimement acceptée par nous tous, parce que les intérêts sont identiques àtous les travailleurs. Et c'est cette identité d'intérêts, quelles que soient nos opinions poli-tiques, religieuses ou patriotiques, qui nous oblige à nous grouper sans nous préoccuperde ces diverses opinions... Si, syndicalement, vous avez le droit de faire la grève générale,je dis que vous n'avez le droit de la faire que pour des objets économiques : pour des ob-jets professionnels et non pour des objets politiques.

Et Niel conclut :

La besogne d'émancipation sociale est une besogne complexe... Le syndica-lisme a sa part, mais vous auriez tort, à mes yeux, de lui faire faire toute la besogne... Etquelle est sa part d'action ? Vous avez dit vous-mêmes, et je suis de votre avis, que la pro-pagande antimilitariste ayant pour but de lutter contre l'intervention de l'armée dans lesgrèves est une propagande syndicale. Nous sommes entièrement d'accord.

Aux arguments de Niel, Guérard en ajoute d'autres :

C'est le pays qui sera le plus avancé au point de vue révolutionnaire qui, en casde guerre, sera sacrifié, parce que, dans l'autre pays, on n'emploiera pas les mêmesmoyens, on n'aura pas la même attitude... On a envisagé l'hypothèse de ne pas répondre àl'armée envahissante, que chacun reste dans ses foyers... Il est infiniment probable que le

1 Par Jouhaux,, le 8 octobre 1910, et adoptée par une majorité supérieure à celle des Congrès antérieurs

(900 voix contre 430).

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pays qui aurait envahi le nôtre nous imposerait une indemnité de guerre et que les travail-leurs paieraient : ainsi, au point de vue économique, se produit cette conséquence que,parce qu'on n'a pas résisté aux efforts de l'envahisseur, les travailleurs vont être obligés desuer des milliards 1...

Voici les thèses que les syndicalistes révolutionnaires opposent aux argumentsdes réformistes. Elles expriment leur conception de la patrie d'abord : « La patrie, dit Jan-vion, ce n'est plus la noble et pure patrie de nos aïeux...; la patrie n'est autre chose qu'unmythe, une supercherie réalisée, c'est la magie d'un mot cachant l'idée de propriété fon-cière et terrienne du capital défendu par l'armée », et selon Grandjouan : « La patrie est laforme sentimentale du capitalisme, c'est la figure gracieuse, la figure que nos pères ontchérie, mais derrière laquelle le capital s'abrite. L'armée, c'est l'armée du capital... et lapatrie, c'est le syndicat des exploiteurs. » Broutchoux rappelle la catastrophe de Courriè-res

Des mineurs français ont été sacrifiés par la rapacité patronale. Des mineursallemands de Westphalie, avec des appareils de sauvetage plus perfectionnés, les ont arra-chés à la mort. Si, à un moment de danger professionnel, les ouvriers d'un pays viennentau secours des ouvriers d'un autre pays, est-ce que ce n'est pas stupide et criminel, sousprétexte que nos ambassadeurs se chicanent, que ceux qui ont sauvé la vie donnent ensuitela mort ?

La conclusion logique, c'est que « nous préparions l'entente internationale destravailleurs et qu'en cas de guerre, nous répondions par la grève générale ».

Jouhaux, qui pour la première fois apparaît à un congrès confédéral, comme dé-légué des Allumettiers d'Aix-Marseille, demande qu'en raison de la situation spéciale destravailleurs de l'État on substitue, au mot insurrection, celui de grève générale, ce qui« dans le fond de mon esprit est la même chose, ceci ne fait pas l'ombre d'un doute ; maisnous pourrons répondre à M. Clemenceau, lorsqu'il nous reprochera notre attitude, quenous nous sommes tenus dans les limites mêmes du syndicalisme ».

A. Merrheim dépose une résolution qui est adoptée par 681 mandats contre421 2. Voici la motion :

Le Congrès confédéral de Marseille, rappelant et précisant la décisiond'Amiens, considérant que l'armée tend de plus en plus à remplacer à l'usine, aux champs,à l'atelier, le travailleur en grève quand elle n'a pas pour rôle de le fusiller, comme à Nar-bonne, Raon-l'Étape et Villeneuve-Saint-Georges ; - considérant que l'exercice du droit degrève ne sera qu'une duperie tant que les soldats accepteront de se substituer à la main-d’œuvre civile et consentiront à massacrer les travailleurs ; le Congrès, se tenant sur le ter-rain purement économique, préconise l'instruction de jeunes pour que, du jour où ils au-ront revêtu la livrée militaire, ils soient bien convaincus qu'ils n'en restent pas moinsmembres de la famille ouvrière et que, dans les conflits entre le capital et le travail, ils ontpour devoir de ne pas faire usage de leurs armes contre leurs frères les travailleurs. Consi-dérant que les frontières géographiques sont modifiables au gré des possédants, les tra-vailleurs ne reconnaissent que les frontières économiques séparant les deux classes enne-mies : la classe ouvrière et la classe capitaliste. Le Congrès rappelle la formule de l'Inter-

1 Congrès de Marseille, op. cit., Attitude de la classe ouvrière en cas de guerre. L'antimilitarisme, les 9 et

10 octobre 1908, pp. 175-215.2 La Fédération des Mineurs a voté contre et son représentant explique pourquoi : « Il y avait deux mots

que nous ne pouvions pas approuver : « Les travailleurs n'ont pas de patrie ». Nous aurions voulu qu'onmette : « Entre les travailleurs, il n'y a pas de frontières. » De plus, nous aurions voté cette motion si onavait mis simplement « grève générale » et si on n'avait pas ajouté le mot révolutionnaire. »

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nationale : les travailleurs n'ont pas de patrie ! qu'en conséquence, toute guerre n'est qu'unattentat contre la classe ouvrière, qu'elle est un moyen sanglant et terrible de diversion àses revendications. Le Congrès déclare qu'il faut, au point de vue international, faire l'ins-truction des travailleurs, afin qu'en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répon-dent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire.

« En cas de guerre entre les puissances européennes, les travailleurs répon-dront à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. »Voilà la doctrine du syndicalisme révolutionnaire pendant les huit années qui précèdent laguerre européenne. Les représentants de la CGT n'avaient pu faire inscrire la question del'antimilitarisme à l'ordre du jour des conférences de l'Internationale syndicale. Les syndi-calistes français étaient-ils en droit d'espérer que, si une guerre éclatait, la tactique de lagrève générale révolutionnaire serait adoptée par les organisations syndicales des autrespays ? De 1911 à 1913, les événements devaient leur inspirer de grands doutes à ce sujet.

Au lendemain d'Agadir, en juillet, la CGT avait proposé à la Commission géné-rale des Syndicats allemands d'organiser, avec les Trade-Unions anglaises, une démons-tration en faveur de la paix , elle s'était heurtée à un refus.. Mais les syndicats allemands,en juillet 1911, avaient invité à Berlin 45 délégués de la CGT Jouhaux raconte ainsi cettevisite :

Pendant 6 jours, fraternisant avec les camarades allemands, les délégués fran-çais visitèrent les bureaux et filiales des principales organisations ouvrières de Berlin. Lemeeting de protestation eut lieu le 28 juillet, aux salles du Nouveau Monde. La veille dece jour, des ordres de mobilisation avaient été lancés ; un mouvement de troupes s'étaitfait sur la frontière de l'Est. Nous vivions des minutes historiques. Ce fut devant un audi-toire enthousiaste de. 20.000 personnes que les délégués français demandèrent. aux tra-vailleurs berlinois de mettre en pratique, dans ces circonstances troublées, la devise inter-nationale : Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! et d'empêcher par tous les moyensla guerre d'éclater. Ces paroles soulevèrent des salves d'applaudissements. Les ouvriersallemands vibraient à l'unisson des prolétaires français. Ce fut une belle journée interna-tionale 1.

Puis les délégués allemands Bauer et Molkenburg viennent, le 4 août, se joindreau meeting organisé salle Wagram, à Paris.

Le 1er octobre 1911 se tient une conférence extraordinaire des Bourses et Fédé-rations ; elle vote une résolution qui déclare que les décisions des congrès confédéraux(décision de Marseille confirmée par le Congrès de Toulouse) deviennent exécutoires àpartir du moment où la guerre est déclarée : « à toute déclaration de guerre, les travail-leurs doivent, sans délai, répondre par la grève générale révolutionnaire. »

Quelques jours après est signé le compromis franco-allemand au sujet du Maroc.L'horizon paraissait s'éclaircir.

Mais, en octobre 1912, éclate la guerre balkanique. Les syndicalistes se rendentcompte de la gravité de l'événement. Ils comprennent que la crise balkanique peut engen-drer une crise européenne. Derrière l'alliance balkanique, ils voient la Russie cherchant sarevanche sur l'Autriche, qui a annexé la Bosnie-Herzégovine en 1908 ; l'Autriche décidéeà ne pas laisser se constituer une grande Serbie ; l'écroulement de l'Empire ottoman ag-

1 LÉON JOUHAUX, Bibliothèque du mouvement prolétarien, Marcel Rivière, éditeur, 1913.

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gravant encore les antagonismes anglo-allemands et compromettant définitivementl'équilibre instable de l'Europe 1.

« Un seul facteur est capable d'imposer aux gouvernements la prudence, c'estl'état de l'opinion publique... Seules, les organisations ouvrières peuvent faire contrepoidsà la presse chauvine. » Dès le 15 octobre 1912, dès les premiers combats, les syndicalistesforment le projet d'organiser une démonstration simultanée à Berlin, Londres, Vienne etParis ; le 23 et le 26 octobre, la CGT reçoit la réponse des organisations allemandes etautrichiennes les syndicats allemands demandent à la CGT d'associer le parti socialiste àla manifestation. De son côté, la Centrale syndicale autrichienne répond que l'organisationde telles protestations « est affaire unique et seule des partis politiques 2 ».

Les syndicats allemands et autrichiens n'avaient pas répondu à l'appel que Jou-haux leur avait adressé dans sa conférence contre la guerre, à Berlin, en juillet 1911 :

Ce premier contact aura pour résultat d'assainir l'atmosphère de haine qui, de-puis 40 années, obscurcissait les rapports entre les peuples d'Allemagne et de France.Cette grandiose manifestation dira... au monde civilisé que les travailleurs ne sauraientavoir de frontière, une communauté d'intérêts et d'aspiration unissant entre eux les ex-ploités de partout... L'idée de grève générale est aujourd'hui entrée dans le domaine desréalisations pratiques. Demain, peut-être, si les circonstances troubles que nous traversonsactuellement nous obligeaient à agir, la grève générale serait une réalité... Nous élevantau-dessus des vaines questions de race, méprisant le sot orgueil du patriotisme, nous di-sons aux travailleurs allemands : un crime se prépare dans l'ombre... Une guerre euro-péenne aurait pour conséquence non seulement le massacre de milliers et de milliersd'hommes... qui n'avaient aucune raison de se haïr, mais encore elle condamnerait le mou-vement ouvrier à une néfaste stagnation... Le péril est imminent... Quelques minutes du-rant, la paix a été menacée. N'oublions pas qu'une situation périlleuse peut à nouveau sur-gir demain et que, contre les éventualités, il faut nous prémunir. Une guerre n'est possiblequ'avec le consentement des peuples.

IX

Ainsi, en 1911, 1912, 1913, les militants ouvriers et les syndicalistes françaisont un sentiment aigu des dangers que court la paix européenne ; ils s'efforcent de, rendreplus étroits les liens qui rapprochent les différentes sections de l'Internationale syndicale.Ils tentent de persuader les travailleurs allemands que, seule, une commune volonté d'ac-tion peut écarter la guerre. Dresser la volonté ouvrière des deux pays contre la guerre leurparaît le moyen d'éviter le péril qui pèse sur l'Europe. Seulement, cette volonté est-elleassez consciente et assez générale pour rassembler contre la guerre les- travailleurs desdifférents pays ? Les minorités agissantes pourront-elles entraîner toutes les classes labo-rieuses ? En Allemagne, quel est le réel état d'esprit des masses syndicales ? En Francemême, la crise du syndicalisme n'a-t-elle pas énervé cette volonté ouvrière, détruit l'étatd'âme combatif qui existait aux temps héroïques du syndicalisme ?

1 La Vie ouvrière du 20 novembre 1912, n° consacré à La guerre menaçante. FRANCIS DELAISI : De la

guerre des Balkans à la guerre européenne.2 La Vie ouvrière du 20 novembre 1912 cite les réponses de Berlin (23 octobre) et de Vienne (26 octo-

bre).

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Les débats du Congrès du Havre nous renseignent sur la crise du syndicalismefrançais, qui s'étale les 17 et 18 septembre 1912,à propos des relations de la CGT avec lespartis politiques. Au cours de ces débats, les militants ouvriers font tous allusion, direc-tement ou indirectement, à cette crise ; ils en discutent les aspects et les causes. Au Havrese retrouvent Griffuelhes et Merrheim ; et déjà s'affirme l'influence de deux militants quivont jouer un rôle important dans les années qui viennent : Jouhaux et un mineur du Pas-de-Calais, Georges Dumoulin. Mêlé de bonne heure à la lutte syndicale de sa région,Dumoülin l'a quittée à la suite de démêlés avec Broutchoux 1. Monatte, Griffuelhes,Merrheim l'estiment. A Paris, il travaille comme terrassier et prend place dans l'équipe deLa Vie ouvrière.

Au Congrès du Havre, Georges Dumoulin critique le parti socialiste 2 au nom del'autonomie syndicale. Il cite deux cas précis la grève des cheminots, où les uns et les au-tres se sont laissés entraîner par une pensée directrice qui n'était pas la leur, et, plus ré-cemment encore, la grève des inscrits. Lors de cette grève, ce n'est pas la Confédérationqui, de prime abord, a assumé la responsabilité de la grève, mais le parti socialiste ; celui-ci a su dégager sa responsabilité quand il a vu que les inscrits faisaient appel à la CGT :

Le parti socialiste a tiré son épingle du jeu... J'ai à demander à la CGT.. si ellese sent en état de majorité ou si elle éprouve le besoin de confier ses destinées à d'au-tres ?... Nous-nous considérons comme socialistes, autant et plus que ceux qui appartien-nent au parti socialiste... Et nous estimons que, nous, syndicalistes, nous sommes les héri-tiers du véritable socialisme... Si la CGT a été la véritable héritière du parti socialiste, c'està nous à continuer la tradition.

Griffuelhes conclut, en disant :

Ah ! si la croissance, l'extension de la CGT n'étaient pas de nature à accroître,à fortifier le parti socialiste, il n'est pas douteux que le parti socialiste ne chercherait pas ànous embrasser... Oh ! nous sommes aimés, - trop aimés, je le trouve, - nous ne sommespas aimés avec assez de désintéressement. Et voilà ce qui m'effraie, et voilà ce qui m'in-quiète ; et voilà pourquoi je suis de ceux qui pensent qu'il faut rester sur la position qui estla nôtre depuis bien des années...

L'ordre du jour, présenté par Jouhaux et voté à la quasi-unanimité (1.028 voixcontre 34 et 12 abstentions), confirme la résolution d'Amiens : « Le syndicalisme, mou-vement offensif de la classe ouvrière, s'affirme encore une fois décidé à conserver sonautonomie et son indépendance, qui ont fait sa force dans le passé et qui sont le gage deson progrès et de son développement. »

Les débats du Congrès du Havre avaient-ils assaini, comme le déclarait Jouhaux,« l'atmosphère d'équivoque dans laquelle nous nous débattions, et redonné à la classe ou-vrière cette foi et cette confiance qui lui faisaient défaut » ? Dans le Progrès de Lyon,Charles Dulot l'affirmait : « La confusion, le désordre et les excès de pensée et de langageont fait place à une discipline, à une modération et pour tout dire à un opportunisme. » 1 Cf. DUMOULIN, Carnets de route, 1938, pp. 48-53. Né à Ardres-en-Calaisis en 1877, Dumoulin veut

partir pour l'Amérique (1908) ; à Paris, il rencontre Monatte et gagne sa vie comme terrassier. Il de-vient trésorier adjoint de la CGT.

2 Parmi les socialistes Jaurès, presque seul, quelques mois auparavant, avait affirmé l'indépendance dusyndicalisme au Congrès socialiste de Lyon (18-21 février 1912, pp. 354 et 361-363) : « Cette autono-mie, je la revendique pour le parti socialiste comme pour la CGT C'est une grande force que dans notresyndicalisme circulent cette espérance et cette force d'idéal... d'autant plus que les syndicats se considè-rent dès maintenant comme un organe en préparation de la société nouvelle. »

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Mais ce jugement était contraire à la réalité. On s'en rend compte lorsqu'on relit, au com-mencement de 1913, les articles de Griffuelhes et de Merrheim et les réflexions que leCongrès du Havre inspirait à Pierre Monatte, dans La Vie ouvrière de novembre 1913:« La crise du syndicalisme, disait-il, est une crise du sommet, une crise d'en haut ; unecrise qui a coupé la tête à l'arbre. »

X

Griffuelhes et Merrheim étaient d'accord pour penser que la crise qui troublait lesyndicalisme depuis 1909 persistait après le Congrès du Havre ; mais ils ne lui reconnais-saient pas les mêmes causes, en raison de leur tempérament opposé; car ces deux hommesforment une parfaite antithèse. L'intelligence fulgurante de Victor Griffuelhes contrastaitavec l'esprit réfléchi et analytique de Merrheim. Griffuelhes avait un coup d’œil rapide detacticien ; une vision par lueurs et éclairs. Mais, de caractère orgueilleux et d'esprit caus-tique, il ne se souciait pas des sympathies individuelles 1. Merrheim, au contraire, cachait,sous des apparences flegmatiques, une sensibilité vibrante, pleine de feu : il cherchait àgrouper, en une équipe de militants, des hommes d'une volonté droite et persévérante.Merrheim avait le souci de rechercher sur son chemin des camarades liés parla même foi,ainsi que l'avait fait, avant 1870, Eugène Varlin ; mais Merrheim n'avait pas la mêmepuissance de séduction. « Un tantinet désuet avec son poil roux et sa calvitie... avec sontube et sa redingote... Seulement, lorsqu'on le connaissait, plein de feu... Très énergique,il se perfectionnait sans cesse, soignant son orthographe, son style. Une pleine bonne foihabitait en lui 2. » Tel le dépeint Maxime Leroy et tel nous l'avons connu : un cœur ardentet, sous une réserve volontaire, une sensibilité profonde, que la guerre allait faire doulou-reusement souffrir et exaspérer.

Au Congrès du Havre, Griffuelhes avait constaté que le syndicalisme traversaitune crise de repos : « Mais il ne faudrait pas que cette période se prolonge indéfiniment etne fasse pas place à des périodes différentes au cours desquelles les énergies se retrem-pent, l'enthousiasme renaît. » Quelques mois après, dans des articles dont l'un est intitulé :Impuissance, Griffuelhes estime que « le repos est devenu stagnation » (La Bataille syn-dicaliste des 23 et 24 janvier 1913) :

La réalité nous prouve que les hommes capables de remplir intelligemmentune fonction sont rares, très rares, trop rares. Il en est ainsi dans tous les milieux commedans la classe ouvrière : les intelligences font défaut, les initiatives sont rares... Que lescamarades y songent ! Il règne dans le monde syndical un état d'esprit déplorable, uneignorance profonde des nécessités de l'action ; une confusion extrême plane sur les es-prits ; l'idée syndicale a perdu de sa force et de sa vigueur... Travaillons en vue de fortifierla classe ouvrière, de l'aguerrir, de la rendre apte à des assauts successifs préparant latransformation sociale désirée... Le syndicalisme est la force réalisant le droit. Le syndi-calisme exige donc de ses militants un effort continu, tenace, uniquement, dirigé sur unaccroissement de notre force. Le problème pour nous est de rendre le prolétariat puissantpar la vigueur de son action offensive... concordant avec une élévation de sa pensée et desa conscience.

1 Voir notamment les discours de Griffuelhes au Havre, op. cit., pp. 129, 130, 131 et 140.2 MAXIME LEROY, dans L'Homme Réel (1937).

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Comme Griffuelhes, et au même moment, Merrheim constate la stagnation danslaquelle vit la CGT :

Si le syndicalisme révolutionnaire consiste uniquement en phrases creuses, ali-gnées pour les meetings ; s'il doit aboutir à une nouvelle forme de démagogie qui légiti-mera tous les reniements ; s'il doit être une sorte d'impérialisme ouvrier planant au-dessusde la masse ; s'il doit maintenir cette masse dans l'ignorance au lieu de la comprendre, del'aimer et de l'élever ; s'il doit flatter ses instincts tout en la méprisant, je comprendraisalors qu'en effet le syndicalisme soit frappé d'impuissance.

Merrheim craint que l'action offensive et combattive n'absorbe toute l'activité dela classe ouvrière. Car il y a une action réaliste et éducative plus importante à accomplir :il faut éclairer, informer, instruire les masses, les rendre clairvoyantes et courageuses enface des réalités 1.

Le mois suivant, en février 1913, Raoul Lenoir 2 appuie les vues de Merrheim :« Le syndicalisme ballotté, étriqué, comprimé en des formules vagues et sectaires perdchaque jour sa naturelle physionomie pour se donner une allure de matamore impuissantet souvent ridicule. » Lenoir stigmatise « le dénigrement systématique, alimenté souventpar la convoitise, la déception et la rancœur... Et, si nous examinons la vie intime dessyndicats, on y découvre une atmosphère bien pénible à respirer » Et il conclut en disant :

Les divisions, l'incohérence, le gaspillage d'énergie [résultent de ce que] lesuns se sont trop complu dans les cimes brumeuses ; les autres, cramponnés à la routine,n'ont pas voulu franchir le chemin utile... La classe ouvrière a besoin de toutes ses forces ;elle a surtout besoin d'une mutuelle confiance. Les militants doivent avoir le courage à lahauteur de leur mission. Ils doivent savoir résister aux exigences imprévoyantes des fou-les. On fait la révolution en quelques phrases violentes, parfois grossières ; les camaradesapplaudissent, et l'on recommence, non pour la valeur de l'argumentation, mais pour lesuccès qu'elle provoque.

Par cette critique des procédés démagogiques, Lenoir rejoint Merrheim dans lemépris en lequel celui-ci tient ceux qu'il appelle des braillards. Il est nécessaire de noteraussi que, parmi les causes de la crise, Merrheim est peut-être le premier à signaler ledéclin de la joie au travail, de l'amour du métier :

Nous assistons à une période de développement industriel et en même temps,parmi la classe ouvrière, il s'est créé un désir de ne plus aimer le travail, par la faute ducapitalisme lui-même et par la faute du gouvernement. Il faut savoir ce qu'est un atelier demétallurgie aujourd'hui, un atelier de constructions mécaniques ; demandez à mes cama-rades ; on y apprend de tout, excepté à aimer le travail qu'on exécute ; le travail ne compteplus ; l'homme n'est plus qu'un simple numéro.

Donc, aux yeux de tous les grands militants, en 1912-1913, le syndicalisme tra-verse une crise qui se traduit par un affaissement de la conscience ouvrière, un découra-gement des militants, une absence de foi et de confiance... Les syndicalistes attentifs ontle sentiment de « vivre emportés par le mouvement, grisés par le bruit et l'angoisse d'aller

1 Dans son second article, « Impuissance », Griffuelhes visait la Fédération des Métaux ; aussi Merrheim

lui répond-il, le 28 janvier, dans La Bataille syndicaliste par un article: « Contre l'impuissance. Pourl'action ».

2 N° de février 1913 de L'Union des Métaux.

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à la dérive ». L'angoisse de l'avenir ! » Ce souvenir d'un passé douloureux hante la penséede Pierre Monatte pendant la guerre 1.

Pierre Monatte écrit en février 1917 : « Au cours de deux années et demie deguerre, je me suis demandé si, à défaut de la quantité, qui nous manquait incontestable-ment, nous avions réellement la qualité. Peu à peu, je suis arrivé à la conviction que nousn'avions ni l'une ni l'autre. » Monatte voit les causes de cet état d'esprit dans une prospé-rité stagnante, terrain excellent pour l'esprit de routine, pour l'égoïsme borné et pour lemanque de foi. En outre, selon Dumoulin, les organisations syndicales se composent de300.000 cotisants, groupés en trois faisceaux distincts, trois groupements d'intérêts :« Chacun s'oriente vers des réalisations immédiates. Ce n'est plus l'action directe coor-donnée, c'est l'action particulariste éparpillée. » Les trois grèves les plus importantes de-puis 1909 (cheminots, mineurs, inscrits maritimes) ont obéi à ce particularisme, encoura-gé par des influences politiques.

Enfin, si la masse des syndiqués est dominée par des considérations égoïstes,c'est parce qu'elle partage la paresse d'esprit des classes dirigeantes : « Un prolétariatignorant qui ne sait pas lire, qui ne veut pas lire ou qui lit des saletés. Des militants quijouent d'interminables manilles chez des camarades bistrots. Un journalisme ouvrier pour-ri comme l'autre 2 » Pierre Monatte n'est pas moins sévère : « Une grande paresse d'es-prit... ;presque tous, à tous les degrés, nous étions atteints du même mal. Dans nos mi-lieux, on ne savait pas la joie que donnent les lectures sérieuses et la force d'une penséeferme et concentrée. On ne savait plus lire. On buvait le journal et l'hebdomadaire, celasuffisait à la soif intellectuelle d'alors 3 »

À cette ignorance, Merrheim propose de remédier en mettant à la disposition destravailleurs des métaux le plus possible de renseignements, - une documentation qui per-mettra à chacun de comprendre que tout se fonde et se développe par le travail, que rienne s'obtient sans effort, sans travail. Ainsi se fera l'éducation grâce à laquelle la classeouvrière sera capable un jour d’œuvrer pour son bien-être et de prendre en main les ins-truments de production. Cette éducation ouvrière ne peut se faire exclusivement dans lesyndicat, ni seulement grâce aux luttes syndicales : « Or, en quinze ans, les oeuvres d'en-

1 Dans les tranchées d'Avocourt et d'Egligen, en 1917, MONATTE envoie ses réflexions à L'École éman-

cipée (31 mars-14 juillet 1917) ; elles paraissent en 1921 dans Les Cahiers du Travail. - En 1917, à sonretour du front, G. DUMOULIN publie Les syndicalistes français et la guerre parus d'abord dans L'Avenirinternational, puis en brochure. - Le 12 janvier 1917, il était redevenu mineur à Roche-la-Molière. dansla Loire (Carnets de route, p. 85).

2 Cf. les réflexions sévères et justes de Pierre Monatte. Dans le bâtiment on va de préférence au grossalaire. Merrheim et Lenoir signalent les mêmes maux dans la métallurgie. Ouvriers bijoutiers, coif-feurs, garçons de café, vont aux courses de chevaux. Les ouvriers des ports s'adonnent à l'alcoolisme.« Un prolétariat pourri de convoitises qui conserve encore l'instinct de sa classe, mais qui en perd deplus en plus l'esprit. »

3 Un autre témoignage est celui de MERRHEIM dans la préface du livre La Métallurgie (1913) : « Cetamoindrissement de la personnalité de l'individu s'accomplit le plus souvent sans que les travailleurseux-mêmes en aient conscience... L'ignorance, la bestialité, la brutalité font prime sur le marché du tra-vail, sont encouragées afin de maintenir les travailleurs dans la dépendance, dans la servitude... Cetteignorance et cette brutalité accentuent de jour en jour... le mépris du travail et de n'importe quel travail.On besogne, mais avec une haine irraisonnée. On ne travaille plus par goût ou « amour du travail »,mais parce qu'il faut vivre, et on végète en travaillant... La classe ouvrière, c'est elle, la grande, la seuleresponsable ; elle n'a d'excuse que son ignorance du milieu économique qui l'opprime, dans lequel ellese meut, travaille et souffre misérablement. Nul doute en effet que c'est - avec l'alcoolisme - l'ignorancedans laquelle on maintient les travailleurs de- la métallurgie qui paralyse et rend incohérente toute ac-tion. »

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seignement et d'éducation des Bourses du Travail, dont Pelloutier était si fier, avaientdépéri, lamentablement ; personne, personne, ne les vivifiait plus de son zèle... Le syndi-calisme n'avait pas su organiser les jeunesses ; il n'avait pas eu la prévoyance de créer sespépinières de militants. » (P. Monatte.) Et, comme s'il ne suffisait pas de tant d'erreurs,s'insinue le venin des disputes personnelles : « Les querelles déchirèrent hommes et mi-lieux : c'est à qui rejetterait sur autrui la responsabilité de l'arrêt momentané. La lassitudeaccablait les meilleurs. La bile empoisonnait les ambitieux déçus. Les faibles et les jouis-seurs filaient en douceur. » (P. Monatte.)

Mais les préoccupations de Merrheim et de ses amis avaient été tournées en dé-rision par Griffuelhes dans son Encyclopédie syndicaliste (janvier 1912) : « Le mouve-ment ouvrier menace de devenir un simple lieu d'études, véritable université populaire, ausein de laquelle quelques-uns apportent leurs connaissances en diplomatie et en compila-tion... Le syndicalisme ne saurait donc se reconnaître dans ces ballades de la Perse auMaroc, du Maroc en Algérie, de l'Algérie en Normandie. » Injustice singulière de Grif-fuelhes, et qui avait eu pour résultat la formation de deux écoles : la première, l'école deGriffuelhes, avait pour politique « d'impressionner l'opinion publique à coups de meetingsdisposés en séries régionales.. La masse ouvrière devait être impressionnée par l'appa-rence d'une force, quitte à ne jamais montrer sa faiblesse pour le cas où il aurait fallu agir.Les orateurs des meetings abritaient leur ignorance derrière le succès facile des discourscreux et ronflants. Tandis que les syndiqués s'amusaient à ne rien comprendre à la guerrequi venait 1. » La seconde suivait pas à pas les chercheurs de débouchés, les constructeursde chemins de fer, « veillant sur les convoitises et les besoins nouveaux des grands pays,et indiquant au fur et à mesure les matériaux qui s'ajoutaient tous les jours à l'édifice de laguerre ».

Au lendemain du Congrès du Havre, une campagne avait été déclenchée par leséléments hervéistes battus au Congrès. Campagne contre le fonctionnarisme syndical.Merrheim, « justement parce qu'il appelait au travail, parce qu'il voulait qu'on sache, su-bissait tous les coups. On pardonnait aux autres parce que leur politique conservait l'appa-rence de t'action et l'illusion révolutionnaire » (G. Dumoulin).

En dépit de ces injustes attaques, Merrheim conserve l'espérance. Et pourtant ilest chaque jour plus troublé ; il se rend compte qu'il n'y a plus chez les militants cet en-thousiasme ni chez les chefs « cette flamme d'action, cet esprit de sacrifice de l'époquepassée ». Mais il n'aperçoit pas que la guerre exerce déjà préventivement ses effetscorrupteurs.

Pendant les années 1911, 1912, 1913, les hommes sentent peser sur leurs têtesl'ombre immense du cyclone qui approche et dont ils ne mesurent ni l'étendue, ni la durée.Déjà, par anticipation, une atmosphère trouble, faite d'incertitude et d'insécurité. Ceshommes, désorientés sans qu'ils en aient conscience, pressentent peut-être que ce sont lesdernières journées de douceur et de liberté. Ils s'abandonnent. Ils s'oublient dans l'instant.Une démoralisation des énergies, une détente de l'effort. Invisible, mais présente, laguerre est déjà là qui les écrase, dissolvant les volontés, rompant l'élan.

1 GEORGES DUMOULIN, op. cit., p. 9. « Dans le cénacle de l'ancien secrétaire général de la CGT, on pré-

fère vivre une politique de couloirs et donner à la CGT les allures d'un petit gouvernement... ; suivant lathéorie du moindre effort, ceux qui étudient sont traités de secs doctrinaires, d'irréalistes ».

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Chapitre II

L'Internationale ouvrière et la guerre(1914-1915-1916)

« Leurs souffrances à tous sont les nôtres. Aucun d'eux ne sauraitêtre ni apparaître à nos yeux comme un adversaire ni un enne-mi. »

A. MERRHEIM

(septembre-décembre 1914)

« Il n'y a plus de droits ouvriers, plus de lois sociales : il n'y aplus que la guerre. »

MILLERAND à la délégation des Métaux(13 juillet 1915)

« Nous avons été impuissants et les uns et les autres ; la vague apassé, nous a emportés. »

PIERRE MONATTE (Lyon, 1919)

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Les événements se précipitent. L'incident d'Agadir est à peine réglé qu'une coa-lition balkanique est conclue entre la Serbie, la Bulgarie et la Grèce (mars-mai 1912),avec l'appui secret de la Russie. L'Allemagne est blessée dans son prestige par la défaitedes Turcs, qu'elle a instruits et équipés ; l'Autriche se croit atteinte par les victoires ser-bes ; la Russie reste insatisfaite. La guerre balkanique a fait de l'Europe un nid de guêpes.Dans une atmosphère lourde d'orage, les incidents se multiplient.

Les nations européennes hâtent leurs préparatifs militaires, chacune d'entre ellesattribuant aux autres des intentions belliqueuses. Il ne peut être question de discuter ici lathèse de la responsabilité majeure de l'Allemagne ni celle de la responsabilité majeure de

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la Russie 1, le mouvement ouvrier n'est pas engagé dans ce débat ; il a tenté de prévenir leconflit. Depuis le commencement du siècle, la paix court de grands risques dont le moin-dre n'est pas l'état psychologique des nations européennes, grandes et petites2.

Les organisations ouvrières ont eu le sentiment du péril : qu'ont-elles tenté pourl'écarter ?

I

Entre 1910 et 1914, un rapprochement franco-allemand a été désiré et par lespartis socialistes et par les organisations ouvrières. Le 1er mars 1913, les socialistes fran-çais et allemands « affirment que la masse des deux peuples, à une majorité écrasante,veut la paix et qu'elle a horreur de la guerre 3 ».

Et en effet, les élections allemandes de janvier 1912 ayant donné à la social-démocratie quatre millions de suffrages et cent dix députés, les socialistes français avaientpu croire que la social-démocratie allemande disposait d'une influence assez puissantepour contre-balancer la poussée pangermaniste 4.

C'est seulement le 25 juillet 1914, parlant au faubourg de Vaise, que Jaurèscommencera à douter de la Paix :

... Jamais, depuis quarante ans, l'Europe n'a été dans une situation plus men a-çante et plus tragique... Chaque peuple paraît à travers les rues de l'Europe avec sa petitetorche à la main, et maintenant voici l'incendie... Je dis que nous avons contre nous, contrela paix, contre la vie des hommes, à l'heure actuelle, des chances terribles et contre les-quelles il faudra que les prolétaires de l'Europe tentent les efforts de solidarité suprêmequ'ils pourront tenter.

Parallèlement, les organisations ouvrières ont mené campagne en faveur d'unrapprochement franco-allemand. Le 26 février 1913, la CGT publie ce manifeste

La réaction militariste réclame le retour au service de trois ans. Le prétexte in-voqué est l'augmentation des effectifs militaires résolue par l'Empire allemand. Celui-ci, àson tour, invoque le réveil chauvin tenté par nos dirigeants. Les gouvernements des deux

1 HARRY ELMER BARNES, The Genesis of the World War, an introduction to the Problem of War Guilt,

1926, New York, A. A. Knopf, traduction française chez Rivière ; - P. RENOUVIN, Les historiens amé-ricains et les responsabilités de la guerre (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1931) ; - JULES ISAAC, Undébat historique, 1914 : Le problème des Origines de la Guerre, Rieder, 1932.

2 Parmi ces sources de conflit psychologiques, on a souvent et avec raison insisté sur le contraste entre ledynamisme de l'Allemagne et l'état stationnaire de l'économie britannique.

3 Ce manifeste est affiché dans toutes les communes de France. Sur le parti socialiste pendant cette pé-riode, cf. A. ZÉVAÈS, Le Parti Socialiste de 1904 à 1923, Paris, Marcel Rivière, 1923.

4 Le député social-démocrate Scheidemann, venu à Paris pour participer aux manifestations en faveur durapprochement franco-allemand, avait déclaré au Pré Saint-Gervais, le 17 novembre 1912 : « Nous nevoulons pas la guerre ! Contre ceux qui chercheraient à nous précipiter vers cette bestialité, nous nouslèverions avec le courage de la désespérance. Les ouvriers et les socialistes allemands vous estiment...vous, prolétaires et socialistes de France, comme des frères, ils ne veulent pas tirer sur vous ! »

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pays veulent accroître le nombre des travailleurs encasernés, augmenter les charges mili-taires qui pèsent si lourdement sur la classe ouvrière.

Dans quel but ? Dans l'esprit des dirigeants des deux pays, la menace ne doit-elle pas être suivie d'un conflit guerrier ? N'est-ce pas pour le rendre inévitable que, dechaque côté de la frontière, se multiplient les excitations chauvines et militaristes ?

Cette activité meurtrière pour le prolétariat ne peut cesser que par le rappro-chement entre les deux peuples.

Nulle organisation, nul prolétaire ne peuvent rester inactifs sans encourir degraves responsabilités... Ouvriers, paysans ! le service de trois ans, les armements nou-veaux : ce sont les pères, le, mères, privés, pendant une année supplémentaire, de leursoutien naturel ; c'est une misère plus grande pour la chaumière ou le logis ; c'est surtout,à brève échéance, le choc brutal, fratricide, entre les peuples : la guerre !

Prolétaires manuels et intellectuels ! Souvenez-vous que votre véhémenteprotestation au moment de la tension d'Agadir évita la collision sanglante entre les deuxpeuples allemands et français.

Quelles forces le syndicalisme pouvait-il rassembler ? La courbe des effectifssyndicaux s'était légèrement élevée depuis 1909 1 :

1909 944.7611910 976.3501911 1.029.2381912 1.064.413 2.

Mais une partie seulement de ces effectifs est affiliée la CGT Surtout, on l'a vu,le syndicalisme traverse une crise encore aggravée par la guerre qui vient.

Les militants se font illusion. Ils répètent les formules qui résonnent, - et noncelles qui rayonnent, - preuve de faiblesse, marque d'impuissance. Ils cherchent à impres-sionner l'opinion publique « à coups de meetings » et de manifestations contre les troisans, l'appel anticipé de la classe 13, les retraites militaires de M. Millerand.

Merrheim était un des seuls clairvoyants. C'est justement contre lui que setourne l'hostilité des éléments les plus troubles. Le 11 janvier 1914, le syndicat des Mé-tallurgistes de la Seine décide de l'exclure de l'Union syndicale des Travailleurs des Mé-taux de la Seine 3.

1 Annuaire des Syndicats Professionnels industriels, Commerciaux et Agricoles, pour 1912, 18ème année,

Imprimerie Nationale, Paris, 1912.2 Dans les professions les plus favorisées, la proportion des syndiqués était de : 32,16 (mines), - 30,15

(bâtiments), - 27,08 (transports), - 23,10 (produits chimiques), - 15,20 (papier et industrie polygraphi-ques), - 15,19 (cuirs et peaux), - 14,41 (bois et ameublement), - 13,88 (textiles).

3 Le syndicat des Métallurgistes de la Seine avait cherché à faire adopter par le Congrès National le prin-cipe de la non-rééligibilité des fonctionnaires syndicaux. Le Congrès ayant repoussé cette mesure, sadécision provoque de nouvelles attaques ; un ouvrier métallurgiste arrive à la Fédération, browning enmain, pour abattre « le répugnant » Merrheim. On répand contre les secrétaires fédéraux des calomnies,on les accuse de toucher 25 francs par jour, alors qu'ils en reçoivent seulement 6. Le syndicat de laSeine, le 12 janvier, somme les trois autres secrétaires de la Fédération d'exclure Merrheim, qui, « objetd'une décision d'exclusion et n'étant plus en conséquence confédéré, se trouve dans l'impossibilité degarder sa fonction ». Lenoir, Blanchard et Labe refusent d'obtempérer. Le syndicat de la Seine menacede démissionner. Le 8 mars 1914, le Conseil National de la Fédération des Métaux conserve à Merr-heim sa confiance et lui exprime sa profonde sympathie et la reconnaissance de tous les fédérés pour

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Depuis 1909, la CGT a repris des relations avec l'Internationale syndicale.Quelle influence y possède-t-elle ? Il est nécessaire de remarquer que les effectifs impor-tants de l'Internationale syndicale trompent sur son efficacité, telle qu'elle se révèle dansles conférences syndicales internationales d'avant guerre. Il existe pourtant une premièreesquisse d'organisation internationale : les secrétariats internationaux de métiers 1.

Au Congrès syndical international, qui se tient à Paris, en août-septembre 1909,l'organisation française garde une position isolée. La proposition, faite par Jouhaux etYvetot, d'organiser des congrès ouvriers internationaux rencontre de la part des autresCentrales syndicales une opposition qui en dit long sur l'internationalisme syndical à cemoment :

Nous tenons la convocation de congrès internationaux pour une impossibilité...Afin d'épargner de sévères désillusions, nous devons renoncer actuellement à la tenue decongrès. Mais nous avons encore un autre motif : nous nous plaçons au point de vue de lalutte conjointement politique et syndicale. Ce sont là les deux bras du corps dirigés par latête qu'est le prolétariat organisé. Nous devons mener la lutte à la fois du bras droit et dubras gauche. Aussi longtemps que la classe capitaliste opprime politiquement et économi-quement le prolétariat, ce serait un crime contre ce dernier que de marcher séparément.

Le refus de lier action politique et action syndicale sépare le syndicalisme révo-lutionnaire français des autres organisations syndicales2.

l’œuvre de propagande et d'éducation qu'il poursuit depuis dix ans ; il fait appel au sang-froid et à laraison de tous les syndiqués « pour ne pas donner à nos ennemis de classe le spectacle lamentable denotre intolérance, de nos divisions, de nos luttes fratricides, alors qu'en face des dangers qui menacentla paix, l'union devient plus nécessaire ». Cf. L'Union des Métaux, n° 55, février 1914, et Le Mouve-ment socialiste, janvier-février 1914, p. 121, et mai-juin 1914, p. 378.

1 En 1913, le secrétariat syndical international groupe 19 pays - la Bulgarie étant absente - et le nombredes adhérents s'élève à 7.400.000

Allemagne ...........................2.553.162États-Unis ............................2.054.526

Grande-Bretagne ............................. 874.•281Autriche ..............................428.363

Italie ..............................390.912France ...............................387.000

Belgique ...............................116.082

Pour la première fois, le rapport sur 1911 contenait des statistiques et des données sur les secréta-riats professionnels internationaux, en 1913 :

Mineurs ............................1.374.000Métallurgistes ............................1.106.000

Ouvriers des transports ...............................881.950Ouvriers du bois ...............................393.355

Ouvriers de fabriques ...............................298.001Tailleurs ...............................158.062

Imprimeurs ...............................137.451Brosseurs ...............................130.892

Cordonniers et ouvriers du cuir ...............................105.600

Les autres corporations ont moins de 100.000 adhérents internationaux, sauf les ouvriers du bâti-ment, qui n'ont pas fourni de statistiques pour 1913, mais dont le nombre, en 1911, s'élevait à 418.590.

2 La Voix du Peuple, 5-12 septembre 1909, et 12-19 septembre 1909, compte rendu de la Conférenceinternationale ; - Ib., 22-29 août 1909, article de Jouhaux : « Ce que peut être dans l'avenir l'action in-

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La Conférence syndicale internationale en 1911, à Budapest, et en 1913, à Zu-rich, rejette les propositions françaises. A Zurich, Legien est nommé président de la Fédé-ration internationale. Le résultat des conférences syndicales internationales était peu en-courageant pour le syndicalisme français. Victor Griffuelhes explique, en 1912, les rai-sons de cette solitude de la CGT

Je dis que nous sommes un peu isolés dans l'Internationale parce que nous ladépassons. Oui, nous sommes isolés ! parce que nous sommes seuls - différemment descamarades allemands, des camarades suédois et de nos camarades belges - qui jouissonsdéjà, et dans quelles conditions, des libertés politiques qu'il leur faut conquérir encore àeux-mêmes. Et c'est parce que nous savons ce que valent ces réformes, ce que valent cesdroits politiques, que nous ne voulons pas nous mettre dans une situation qui nous amène-rait à subordonner notre action syndicale pour des fins d'ordre politique que, depuis long-temps, nous avons dépassées ! Ce n'est pas nous qui avons à rejoindre les autres, ce sontles autres qui doivent nous rejoindre. Nous sommes en avant... Nous constatons que notreisolement vient de nôtre avance sur nos camarades des autres pays.

Griffuelhes ajoute : « L'isolement ne' m'effraie pas du tout », exprimant ainsi lecontraire de sa pensée, puisque le sentiment de cette solitude le hante depuis son voyage àBerlin en janvier 1906 1.

Et pourtant, le 16 juillet 1914, le Congrès national du parti socialiste réuni à Pa-ris, sur le rapport de Jaurès, adopte une résolution déclarant que, entre tous les moyensemployés pour prévenir et empêcher la guerre, le Congrès considère comme singulière-ment efficace « la grève ouvrière simultanément et internationalement organisée dans lespays intéressés ».

Le 23 juillet au soir, l'ultimatum du gouvernement autrichien est remis à Bel-grade et publié le 24. Le 26 juillet, La Bataille syndicaliste déclare : Nous ne voulons pasde guerre. Elle rappelle la résolution votée par la Conférence extraordinaire du 1er octobre1911 : « Le cas échéant, la déclaration de guerre doit être pour chaque travailleur le motd'ordre pour la cessation immédiate du travail.... A toute déclaration de guerre, les tra-vailleurs doivent sans délai répondre par la grève générale révolutionnaire. » Le secrétaireconfédéral commente cette résolution : A bas la guerre, nécessité de l'effort ouvrier. Lemême jour, en présence de manifestants qui ont parcouru les boulevards aux cris de :« Vive l'armée ! Vive la guerre ! » l'Union des Syndicats de la Seine décide d'organiserune contre-manifestation pour la soirée. La Fédération du Bâtiment invite ses syndicats àappliquer les résolutions des congrès confédéraux sur l'attitude de la classe ouvrière encas de guerre. Le lundi soir, 27 juillet, les ouvriers contre-manifestent aux cris de : « Abas la guerre ! Vive la paix ! »

Le 28 juillet, les bureaux de la CGT et de l'Union des Syndicats publient, dansLa Bataille Syndicaliste, un premier avertissement 2 : « Demain, dans les deux salles Wa-gram, le même peuple [de Paris] affirmera encore sa volonté inébranlable de mettre enpratique les décisions des congrès syndicaux sur la guerre. Il affirmera qu'il est prêt à tousles sacrifices pour imposer la paix, en communion d'idées avec le prolétariat d'Allemagne,d'Angleterre, d'Italie et d'ailleurs. »

ternationale » ; - Ib., 29 août-5 septembre . 6ème Conférence internationale des Secrétaires des Centralessyndicales à Paris.

1 VICTOR GRIFFUELHES, Congrès du Havre, p. 146.2 La Bataille syndicaliste, 28 juillet 1914: « Le peuple s'insurge contre la guerre ».

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Les syndicalistes français, le 28 juillet, se croient « en communion d'idées »avec le prolétariat d'Allemagne, puisque, ce jour-là, des manifestations contre la guerreont eu lieu à Berlin et que, le 29 le délégué de la social-démocratie allemande, Haase,participe au meeting organisé par le Bureau socialiste international à Bruxelles et dé-clare : « Nous avons commencé à manifester publiquement notre hostilité contre laguerre, nous continuerons. » Dans la séance du 30 juillet, Haase va signer un manifestecontre la guerre : « Et je vois encore, je reverrai toute ma vie, penché sur ce document,Haase, les bras autour de l'épaule de Jaurès, renouvelant par ce geste l'alliance contre laguerre qu'ils avaient proclamée dans la réunion publique de la veille 1. »

La réunion du Comité confédéral, d'abord fixée au 30 juillet, a lieu le soir du 28.Le Comité confédéral rédige un appel à la population et aux travailleurs français : « Dansla situation présente, la CGT rappelle qu'elle reste irréductiblement opposée à touteguerre... La guerre n'est en aucune façon une solution aux problèmes posés ; elle est etreste la plus effroyable des calamités humaines. » Et de nouvelles manifestations se pro-duisent à Paris et en province. La presse en travestit le caractère en accusant les manifes-tants d'avoir crié : »Vive l'Allemagne ! A bas la France ! »

Le 29 juillet, le meeting qui devait avoir lieu salle Wagram est interdit par legouvernement. Le matin, le président Poincaré a débarqué à Dunkerque et il assiste auConseil des Ministres qui interdit la manifestation. Mais la déclaration a été prise troptard un certain nombre de groupes ouvriers n'ont pu être prévenus ; et, la police interve-nant, la place de l'Étoile et la place des Ternes sont le lieu de bagarres et de sanglantescollisions 2. Le 30 juillet, la CGT et l'Union des Syndicats de la Seine protestent contrel'interdiction du meeting de Wagram : « Les chances suprêmes de paix internationale sontentre les mains de la classe ouvrière... Pas de panique, de l'énergie ! et du sang-froid ! »

Cet appel au sang-froid de la classe ouvrière répond à l'atmosphère créée par lamenace de guerre. Une même angoisse étreint les confédérés, et Jaurès traduit ce climatprécurseur de la guerre lorsqu'il écrit dans L'Humanité du 31 juillet :

Le grand danger est dans l'énervement qui gagne, dans l'inquiétude qui se pro-page, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de l'incertitude aiguë, de l'an-xiété prolongée. A ces paniques folles, les foules peuvent céder, et il n'est pas sûr que lesgouvernements n'y cèdent pas... Pour résister à l'épreuve, il faut aux hommes des nerfsd'acier, il leur faut une raison ferme, claire et calme.

Afin d'écarter « de la race humaine l'horreur de la guerre », Jaurès demande aupeuple de rester maître de soi ; en dépit de ses pressentiments, dans son discours de Vaise,il s'écrie : « Et voilà pourquoi, quand la nuée de l'orage est déjà sur nous, voilà pourquoije veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. » Drame intérieur qui opposeen Jaurès sa lucidité et la volonté de dérober son angoisse afin de jeter dans la balance del'événement « cette grande force de volonté et d'espérance » qu'incarnent pour lui « lacontinuité de l'action, le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrière 3 ».Toute la journée du 31, Jaurès la consacre à de multiples démarches. Il espère convaincrele président du Conseil ; mais, avec la délégation socialiste, il est reçu par le sous-secrétaire d'État, Abel Ferry. Interrogé par celui-ci sur ses intentions, Jaurès répond : 1 VANDERVELDE, Jaurès au Bureau socialiste international, L'Humanité, 31 juillet 1915.2 La Bataille syndicaliste du 30 juillet : « A bas la guerre... quand même. »3 L'Humanité du 31 juillet 1914.

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« Continuer notre campagne contre la guerre. » Sur quoi, Abel Ferry réplique : « C'est ceque vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue. »

Le soir du même jour, après être passé au journal L'Humanité. Jaurès va dîneravec des amis au restaurant du Croissant, rue Montmartre. Un journaliste s'approche deleur table et montre à Philippe Landrieu la photographie de sa petite fille : « Peut-onvoir ? » demande Jaurès en souriant. Jaurès regarde la photographie... Soudain, deuxcoups de feu tirés à bout portant par la fenêtre ouverte, et Jaurès s'effondre.

Jaurès vient d'être assassiné... La nouvelle se répand parmi le peuple de Paris....

On parlait bas dans la tristesse et la stupéfaction... A tout instant, la foule gros-sissait, débordant les barrages d'agents... Toute cette foule se surexcitait maintenant, mal-gré les appels au sang-froid qui venaient de maints endroits... Les forces de police avaientpeine à contenir cette marée humaine. Des cris partaient à leur adresse, autant qu'à celledes responsables, peut-être : « Assassins, assassins, lâches ! » emmêlés de « Vive Jaurès,à bas la guerre ! »... « Jaurès tué, c'est la guerre, dit quelqu'un. - Lui seul aurait pu empê-cher la guerre, reprenait un autre. – Non ! on n'a qu'à vouloir. C'est à nous d'empêcher laguerre », dit un ouvrier au visage ravagé 1.

Après un moment de stupeur tragique, des sentiments divers traversent cettefoule frémissante d’ouvriers : « Mais il n'y a pas chez eux que de la douleur, il y a ausside la colère et un désir de vengeance. Leur nombre croît sans cesse... La foule ne se dis-persera que lentement, tard dans la soirée 2. » Et, en effet, « on pouvait redouter un soulè-vement ouvrier sous le coup de l'indignation et de la douleur 3 ». Il faut que Lauche pa-raisse à la fenêtre (des bureaux de L'Humanité) « pour contenir le flot, apaiser la dou-leur ».

Stupeur, douleur, colère et soudaine certitude que « Jaurès tué, c'est la guerre » ;le meurtre de Jaurès est l'événement symbolique, le fait brutal qui ne permet plus aucunleurre. La mort de Jaurès, se répandant dans Paris, en un instant a transformé une angois-sante incertitude en une brusque conscience de la fatalité.

Le même soir, le 31 juillet, le Comité confédéral adopte cet ordre du jour publiéle 1er août par La Bataille syndicaliste : « En présence de la situation internationale, leComité confédéral a décidé d'organiser, d'accord avec le parti socialiste, une grande mani-festation internationale contre la guerre, pour le 9 août. » Mais, le jour même, la mobili-sation russe, l'état d'alarme en Allemagne entraînent la mobilisation française, dont l'ordreest affiché dans l'après-midi du 1er août : « La folie triomphe de la raison ».

1 HENRY POULAILLE, Pain de soldat, pp. 12-13, éd. Bernard Grasset, 1937 sur les semaines de juillet et

d'août 1914, un des plus émouvants témoignages.2 ALFRED ROSMER, Le mouvement ouvrier pendant la guerre, p. 111, Librairie du Travail, 1936 : source

de documentation incomparable (588 pp.).3 ROGER PICARD, Le mouvement syndical pendant la guerre. Histoire économique et sociale de la guerre

mondiale, Presses universitaires, Paris et Yale University Press.

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II

Le jeudi 30 juillet, La Bataille syndicaliste fait allusion à l'intention du gouver-nement de prendre des mesures contre la classe ouvrière ; La Bataille syndicaliste rap-porte les paroles qu'au Conseil du 29 juillet aurait prononcées le ministre de la Guerre,Messimy :

Laissez-moi la guillotine, et je garantis la victoire. Que ces gens-là [les mili-tants syndicalistes] ne s'imaginent pas qu'ils seront simplement enfermés en prison. Il fautqu'ils sachent que nous les enverrons aux premières lignes de feu : s'ils ne marchent pas,eh bien ! ils recevront des balles par devant et par derrière. Après quoi, nous en serons dé-barrassés.

Dès le 27 juillet, les militants syndicalistes étaient prévenus des intentions duministre de la Guerre, qui réclamait l'application du Carnet B, liste de suspects dresséepar la Sûreté générale. Messimy voulait s'en servir afin de faire emprisonner les uns etd'envoyer les autres aux premières lignes. Le Carnet B comptait 3 à 4.000 suspects quicomprenaient les syndicalistes révolutionnaires, des anarchistes et quelques socialistes degauche, parmi lesquels Pierre Laval. Le 28, les militants de la CGT décident de ne plusrentrer chez eux le soir : « On étudia assez minutieusement le départ pour l'Espagne deJouhaux et des membres du Comité les plus connus pour leur activité antimilitariste 1 »

Lorsque, le 29 juillet, la question est posée au Conseil des Ministres, quelquesministres hésitent à appliquer le Carnet B 2. La Bataille syndicaliste affirme que « M.Malvy était le seul ministre qui avait protesté contre les paroles de Messimy ». C'est le 1er

août seulement, avant l'ordre de mobilisation, que, dans une information reproduite lelendemain par La Bataille syndicaliste, Le Bonnet Rouge annonce qu'il n'y aura pas d'ar-restations : « Nous croyons pouvoir ajouter que cette mesure, dont tout le monde appré-ciera l'importance et la signification, a été prise sur l'initiative personnelle de M. Malvy,ministre de l'Intérieur 3. »

Sans doute M. Malvy obtint-il des assurances que rien ne serait tenté contre lamobilisation ; car, le 31 juillet, après s'être mis d'accord avec le président du Conseil et leprésident de la République, le ministre de l'Intérieur adresse aux préfets le télégrammesuivant :

N'appliquez pas intégralement, même en cas de mobilisation, instructionsstrictes sur application du Carnet B. L'attitude actuelle des syndicalistes permet de faireconfiance à ceux d'entre eux qui sont inscrits. Exercez seulement à leur égard une sur-veillance attentive, mais discrète 4.

1 A. ROSMER, op. cit., p. 169.2 Le Bonnet Rouge, 1er août 1914.3 La Bataille syndicaliste, 30 juillet et 2 août 1914.4 MALVY, dans Mon crime, raconte ses négociations à propos de l'arrestation des personnes inscrites au

Carnet B et rapporte le mot de Clemenceau à Malvy le 22 juillet : « Pourquoi ? Cela. leur est égal auxvrais ouvriers. »

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Quels avaient été les intermédiaires ? Quels députés socialistes ? Renaudel ? Et,pour les anarchistes, Almereyda 1 ? En fait, M. Malvy avait compris l'exaspération quedes arrestations en masse auraient provoquée dans les milieux ouvriers. La décision auraitété prise par lui après un entretien que le secrétaire confédéral aurait eu avec M. Poinca-ré 2.

Le matin du vendredi 31, on sut que les mesures du Carnet B ne seraient pas ap-pliquées. Et, le samedi 1er août, les chefs confédéraux se sentirent libres de rentrer le soirchez eux : « Le ciel avait une dernière éclaircie avant le sanglant orage et l'accord étaitfait entre le parti de la guerre et celui de la paix 3. » Pourtant, malgré les instructions duministre de l'Intérieur, les mesures prévues au Carnet B furent appliquées en certainslieux, notamment dans le Nord et dans l'Est, ainsi que la loi Millerand-Berry 4.

Pour se débarrasser des syndicalistes révolutionnaires, on use d'un procédé plusperfide : la visite médicale de ces militants est confiée à des médecins qui les déclarentsystématiquement « bons ». Fin décembre 1914, Pierre Monatte est récupéré et envoyé àson dépôt, et le secrétaire de l'Union du Rhône, François Million, est expédié au Maroc 5.

L'opposition minoritaire persistant, on songea à utiliser contre elle un autremoyen. Georges Dumoulin était parti le premier jour de la mobilisation ; se trouvant enpermission, à Boulogne-sur-Mer, dans le courant de 1915, il rencontra un ancien membredu Comité confédéral, Loiseau, qui insista auprès de lui pour lui faire admettre l'idée dedemander un sursis d'appel. Georges Dumoulin resta au front jusqu'au 12 janvier 1917 6.

1 Le Bonnet Rouge, 30 octobre 1915.2 Souvenir de Charles Dulot.3 G. DUMOULIN, Les syndicalistes et la guerre, Les cahiers du travail, 1er mai 1921, pp. 14-16.4 Le secrétaire de la Fédération des Mineurs, Bartuel, signale, le 17 août 1914, 11 arrestations de mili-

tants syndicalistes dans le Pas-de-Calais, notamment celle de Broutchoux. Le préfet du Nord avait don-né l'ordre d'arrêter les 41 militants d'extrême-gauche qui figuraient à son répertoire. La mobilisationterminée, on décide de relâcher, afin de les mobiliser, les 41 « rouges » ; mais l'officier qui signe l'ordrede les relaxer appose, par inadvertance, sa signature au bas d'une page, après le 40ème nom. Le 41ème estBroutchoux, dont le nom figure au verso en haut de la page suivante, et Broutchoux reste incarcérépendant deux ans, sans motif. Dans l'Union des Métaux, du 1er mai 1915, Merrheim signale, le 24 fé-vrier 1915, l'incarcération de deux militants syndicalistes du Nord, arrêtés dès le 2 août 1914. Et les ar-restations continuent en 1915, celle par exemple d'une institutrice des Vosges, Julia Bertrand, envoyéedans un camp de suspects (4 février 1915).

5 Pierre Monatte rappellera, au lendemain de la guerre, la question posée par un socialiste suisse à undéputé socialiste : « Mais vous ne pouvez pas nier qu'il y ait une minorité dans le syndicalisme, qu'il yait encore des internationalistes, qu'il y ait une opposition contre la guerre. - Patience, lui répondait Re-naudel, la mobilisation n'est pas finie. » « En effet, la mobilisation n'était pas finie ! Nous passions de-vant des commissions de récupération et tous ceux qui étaient considérés comme minoritaires allaient àla guerre. » Dans la Police de Guerre (Nouvelle Revue Critique, 1937), HENRY MAUNOURY confirme lefait : « Les syndicalistes réformés pour raison de santé étaient soumis à une visite faite par des méde-cins soigneusement choisis. »

6 HENRY MAUNOURY raconte aussi que la plupart des journalistes mobilisables étaient en sursis d'appel :A la première incartade, à la première velléité d'indépendance, avertissement ; la seconde fois, envoi aufront. » C'est ainsi qu'on tenait la presse et qu'on espérait par elle tenir l'opinion.

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III

En face du péril, quelle a été l'action de l'Internationale syndicale ? Qu'est-elledevenue dans la tourmente ?

Le 26 juillet 1914, Jouhaux et Dumoulin viennent à Bruxelles, au Congrès de laCentrale syndicale belge : ils représentent la CGT et rencontrent Legien, délégué de laCentrale allemande et de la Fédération syndicale internationale. Il y a aussi un représen-tant de la Centrale néerlandaise : «La présence de ces délégués au Congrès syndical belgen'était pas motivée par la gravité de la situation diplomatique. Entre ces délégués, il ne futpas question d'une entrevue ni d'une conversation officielle sur la guerre menaçante. » Lelundi 27 juillet, Legien annonce qu'il n'assistera pas à la séance de l'après-midi. CornéliusMertens invite Jouhaux et Dumoulin à venir prendre le café avec Legien. De cette ren-contre, Georges Dumoulin fait le récit suivant :

Nous fûmes au restaurant et nous trouvâmes Legien conversant en allemandavec une dame.. Les Français se taisaient. Jouhaux pose alors une question à Legien :« Que pense-t-on en Allemagne de la situation ? » Mertens traduisit la demande et la ré-ponse. Legien avait dit : « En Allemagne, nous sentons que le péril est grand, mais toutespoir de paix n'est pas disparu. » Jouhaux posa une seconde question : « Que comptez-vous faire pour empêcher la guerre ? » Nouvelle traduction de Mertens. La réponse deLegien manquait de clarté. Il aurait fallu poser à nouveau la question, traduire une fois en-core, prolonger l'entretien. J'ai entendu que Legien avait dit : « En Allemagne, nous conti-nuerons nos manifestations en faveur de la paix. » La conversation dura en tout cinq mi-nutes et l'entrevue un quart d'heure. Mais, à aucun moment., entre Jouhaux et Legien, il nefut question d'empêcher la mobilisation, ni de grève générale, ni d'autres moyens à em-ployer pour empêcher la guerre 1.

Le 28 juillet, une manifestation contre la guerre se déroula à Berlin, puis dansles grandes villes d'Alsace, et dans d'autres villes allemandes. Dans 32 meetings à Berlinet une centaine à travers l'Allemagne, on répéta : « Nous ne voulons pas de la guerre ; quece cri résonne partout aux oreilles des tout-puissants. »

De l'entrevue de Bruxelles, Jouhaux a donné une autre version 2 :

Au cours d'une conversation hors séance du Congrès, le secrétaire confédéralinterroge Legien. Ce dernier a relaté dans un discours qu'il prononça en 1917 à Brême laconversation qui eut lieu à Bruxelles : « Un camarade français qui occupe en France lemême poste que moi en Allemagne me demanda quelle serait l'attitude de la social-démocratie en cas de guerre. Je lui répondis que, dans ce cas, les soldats allemands mar-cheraient... » Et comme Jouhaux, peu satisfait d'une semblable réponse, insistait en di-sant : « Que comptez-vous faire pour éviter la guerre qui se prépare ? Etes-vous résolu àfaire un mouvement ? Nous sommes, pour notre compte, prêts à répondre à votre appel ouà marcher en même temps, si nous en décidons ainsi », Legien restait muet 3…

1 GEORGES DUMOULIN, Les syndicalistes français et la guerre. Et la lettre de Georges Dumoulin au Co-

mité confédéral, dans La Bataille syndicaliste du 1er août 1914 et La Voix du Peuple du 1er mai 1915.2 La Bataille .syndicaliste. 26 septembre 1914 : « Le prolétariat et la guerre. - Une des raisons de notre

attitude. » - 1920 : « Jouhaux, Le syndicalisme et la CGT »- 1929 : « La CGT et le mouvement syndi-cal. »

3 Cette version de l'entrevue de Bruxelles a été très discutée.

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Le vendredi 31 juillet, Jouhaux, au nom du Comité général de la CGT, adresse àLegien un télégramme que reproduit en ces termes La Bataille syndicaliste du 1er août :

En réponse à un télégramme du camarade Legien, secrétaire du Secrétariat in-ternational demandant l'avis de la CGT sur la situation présente, le Bureau confédéral lui aadressé le télégramme suivant : « CGT française, résolument contre la guerre, demandeprolétariat-international intervenir par pression sur gouvernements pour obtenir localisa-tion du conflit. La paix reste possible, doit triompher, si les travailleurs organisés interna-tionalement restent unis dans la même pensée : opposition à toute conflagration. Cettepaix est entre les mains de la classe ouvrière internationale, si elle sait être à la hauteur dupéril. Ici manifestations pacifistes se poursuivent. Nous croyons fermement à la paix, carnous sommes énergiquement résolus à éviter la guerre. A bas la guerre ! Vive la paix, ga-rantie par Internationale ouvrière. »

Ce télégramme fut suivi d'une lettre à Legien. Cette lettre n'arrive que le 28septembre à son destinataire. Legien adresse, le 25 août 1914, une circulaire aux Centra-les nationales des pays neutres, afin d'obtenir par leur intermédiaire des informations surles pays de l'Entente et de faire parvenir à ceux-ci des informations sur l'Allemagne. Le25 septembre 1914, Legien écrit à Mertens, de la Centrale syndicale belge :

Depuis le subit déclenchement de cette malheureuse guerre, nous avons tentésouvent de nous mettre en rapports avec vous, mais sans résultat... Il va de soi qu'en cesheures tragiques, nous devons faire de notre mieux pour maintenir les liens internatio-naux, pour apaiser ou .déraciner les sentiments de haine qui pourraient surgir entre les tra-vailleurs des différents pays, pour sauver notre Internationale 1...

Le fonctionnaire syndical international Graber avait écrit à la CGT une lettre ré-digée d'accord avec Legien et dans laquelle il disait que « les travailleurs allemands sesentaient menacés par le tsarisme et craignaient qu'une victoire de ce régime eût une ré-percussion néfaste en Europe, et particulièrement sur le mouvement ouvrier ». Le 3 octo-bre 1914, en tant que secrétaire intérimaire de la CGT. Merrheim répond à Graber :

Ce n'est pas le moment de chercher à atténuer ou à établir les responsabilitésdes uns ou des autres. Pour nous, le fait brutal, c'est que chaque jour des milliers de tra-vailleurs belges, allemands, anglais, autrichiens et français sont fauchés par la mitraille,couchés, blessés ou morts, sur les champs de carnage de l'Europe... Aucun d'eux ne sauraitêtre, ni apparaître à nos yeux, comme un adversaire ni un ennemi. C'est pourquoi nousnous permettons de vous faire observer que, malgré toute notre bonne volonté, nous neparvenons pas à saisir la différence qui existerait entre l'impérialisme du kaiser, étouffantsous le poids du militarisme les libertés ouvrières en Allemagne, et l'impérialisme du tsarmoscovite, les étranglant à Saint-Pétersbourg. Les libertés ouvrières se valent dans l'un etl'autre pays. Elles y sont inconnues... En conclusion, tout ce que nous pouvons et voulonsdire, pour l'instant, c'est que la CGT et le parti socialiste français ont cette fois-ci, commedans les crises précédentes au cours desquelles notre action fut d'un poids immense pourla paix, fait tout leur devoir pour éviter la guerre...

1 SASSENBACH, 25 années de mouvement syndical international. F. S. I.. Amsterdam, 1926, pp. 39-50.

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IV

Du 24 juillet au 1er août, l'imminence de la guerre avait provoqué dans l'espritdes masses une telle angoisse que la guerre déclarée ne fut peut-être pas d'abord sentiedans toute son horreur. La presse répandait l'illusion que cette guerre serait courte. Devantla fatalité une immense résignation 1. Rentrant à Paris, en entendant les propos échangés,Marcel Martinet se demande : « Est-ce moi qui suis fou ou les autres ? »

Pleurs et rires se mêlaient. On n'avait pas encore compris que la guerre, c'étaitla tuerie ; et des plaisantins écrivaient à la craie sur leurs wagons. « A Berlin ! »... Cesgrandes manifestations du Pré Saint-Gervais de 1913, réunissant 150.000 personnes, laviolente campagne contre les trois ans, les protestations à propos de l'appel anticipé de laclasse 13... tout est effacé de ce passé si proche 2.

« Le grand État-Major avait escompté 10 p. 100 de défections, au premier jour,dans les réserves, et il n'y en eut que 2 p. 100 » (Henry Maunoury). La plupart de ceshommes qui, quelques semaines auparavant, croyaient à la grève des peuples contre laguerre, se soumettent, soumission qui révolte des militants tels que Dumoulin :

Le 2 août, écœuré, réduit en poussière moralement, je suis parti dans un wagonà bestiaux avec d'autres hommes qui gueulaient : « A Berlin ! » J'ai senti une autre failliteque celle de la CGT, la faillite intellectuelle de notre pays. La faillite des éducateurs -nous étions aussi des éducateurs - et la faillite intellectuelle du pays qui nous a conduits àla guerre.

Aussi le départ pour le front a-t-il créé dans certaines âmes un drame de cons-cience 3.

D'autres partagent les sentiments qu'exprime Charles Péguy, le 4 août : « Noussommes partis, soldats de la République, pour le désarmement général et la dernière desguerres »... Et, du 8 au 22 août, Péguy écrit à Mme Geneviève Favre : « Mon enfant, jevoudrais que vous eussiez un peu de cette grande paix que nous avons ici. Trente ans devie ne vaudraient pas ce que nous allons faire en quelques semaines. »

1 « Le préfet de police Hennion, qui vit venir la guerre avec joie, s'écrie « Tant mieux, c'est la guerre !

Un peuple qui ne fait pas la guerre est un peuple fichu . » - et il confère tranquillement avec le généraiMichel, gouverneur de Paris, qui se croyait déjà à Berlin. » (HENRY MAUNOURY, op. cit., pp. 15, 16,18, 19, 20.)

2 HENRY POULAILLE, Pain de Soldat, p. 24 : « On avait le cœur à l'image des rues, plein de musique, defleurs et de drapeaux. »

3 Le témoignage le plus émouvant est celui de Péricat : « Je n'ai qu'un reproche à me faire et je le fais icicomme je l'ai déjà fait dans des réunions ; ce reproche, c'est, - étant antipatriote, antimilitariste, - d'êtreparti comme mes camarades au 4ème jour de la mobilisation. Je n'ai pas eu, quoique ne reconnaissantpas de frontières, ni de patrie, la force de caractère pour ne pas partir. J'ai eu peur, c'est vrai, du poteaud'exécution. J'ai eu peur... Mais, là-bas, sur le front, pensant à ma famille, traçant au fond de ma tran-chée le nom de ma femme et de mon fils, je disais : « Comment est-il possible que moi, antipatriote,antimilitariste, moi qui ne reconnais que l'Internationale, je vienne donner des coups à mes camaradesde misère et peut-être pour mourir contre ma propre cause, mes propres intérêts, pour des ennemis ? .

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Le sentiment le plus général est la résignation. Ces hommes qui partent, laguerre les a dessaisis d'eux-mêmes; ils ne s'appartiennent plus ; ils s'abandonnent à unedivinité implacable. La guerre est venue si brutalement que ceux qui, depuis 1911 etmême depuis 1906, la voient approcher ne peuvent croire à sa réalité. Jusqu'à la dernièresemaine, certains jusqu'au dernier instant, ont gardé un secret espoir que la catastrophepourra être évitée. Sur eux, la guerre déferle comme une lame de fond : c'est bien cequ'exprime Monatte : « Nous avons été impuissants et les uns et les autres... La vague apassé ; nous a emportés 1. »

La déception de Merrheim est telle que, tandis que Griffuelhes et lui cheminentensemble vers la tombe de Jaurès, Merrheim dit à Griffuelhes : « Ce que je pense, c'estque la guerre peut être longue, et, si elle est longue, elle préparera toute une série de guer-res par les appétits qu'elle va déchaîner. L'Europe risque de revivre une époque de guerresnapoléoniennes. Si elle est courte, nous serons les vaincus pour ne pas avoir empêché laguerre 2. »

En présence du raz-de-marée qui les emportait, comment parler de la responsa-bilité des masses syndicales ? Mais y a-t-il eu des responsabilités individuelles ? Deuxthèses sont en présence : celle des responsabilités individuelles et celle d'une responsabi-lité collective. Le Bureau confédéral a été mis en cause :

La préparation de la guerre par le gouvernement était beaucoup mieux menéeque l'action contre la menace de guerre par la direction confédérale et elle la gagnait devitesse... La direction confédérale avait rappelé tout de suite (le 26 juillet) les décisionsdes congrès, mais elle ne faisait rien pour leur application. Elle alla même jusqu'à décla-rer, dans un manifeste, que l'Autriche porte une lourde responsabilité devant l'histoire et àparaître admettre la thèse officielle du gouvernement français... On n'avait encore rien dé-cidé de précis quand le gouvernement fit communiquer la nouvelle que le Carnet B ne se-rait pas appliqué. On était sauvés, mais vaincus 3.

Les syndicalistes de la minorité, qui critiquent l'attitude du Bureau confédéral,reconnaissent que, pendant la dernière semaine de juillet, la masse « pouvait se laisserentraîner ». Monatte dira à Lyon :

Je ne ferai pas au Bureau confédéral le reproche de n'avoir pas déclenché lagrève générale devant la mobilisation ; non ! Nous avons été impuissants, et les uns et lesautres ; la vague a passé, nous a emportés. Nos ennemis de classe ont agencé leur entre-prise, ils ont affolé le pays. Mais, si la masse pouvait, à ce moment précis, se laisser en-traîner, il est des hommes qui devaient attendre que le vent ait passé pour se redresser. Or,ils ne l'ont pas fait 4.

Les membres du Bureau confédéral auraient donc commis une faute, celled'abord de ne s'être pas abstenus de participer à l'Union Sacrée : ensuite de ne pas s'êtreredressés. La carence du mouvement ouvrier, la responsabilité de l'abandon, de l'effon-drement n'est-elle pas plutôt une responsabilité collective ?

1 Merrheim confirme le témoignage de Monatte : « Nous étions complètement désemparés, complète-

ment affolés ; nous n'étions pas nombreux qui osaient dire : « Même si on doit nous fusiller au fond del'impasse, nous devons retourner rue Grange-aux-Belles. » C'est qu'en effet, à ce moment-là, la classeouvrière, soulevée par une formidable crise de nationalisme, n'aurait pas laissé aux agents de la forcepublique le soin de nous fusiller, elle nous aurait fusillés elle-même. »

2 A. MERRHEIM, à Lyon, 1919, Congrès, p. 169.3 ROSMER, op. cit., notamment pp. 169, 170.4 PIERRE MONATTE, Congrès de Lyon, p. 105.

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L'acte de capitulation initial, celui qui devait entraîner tous les autres, est bel etbien le manifeste de la CGT, en date du 28 juillet 1914, dans lequel on relève cette graveaccusation que l'Autriche porte une lourde responsabilité devant l'histoire, à côté d'unpréjugé favorable sur 1a volonté pacifique du gouvernement français. Rosmer a mis aucompte de la direction confédérale une impulsion nouvelle et un acte grave accompli parle Comité confédéral unanime. Et cependant ce document porte la signature du Comitéconfédéral 1.

V

Aux funérailles de Jaurès, Jouhaux avait fait un. discours, âprement critiqué parla suite, mais qui ne semble pas avoir soulevé de réserves immédiates de la part des syn-dicalistes qui allaient former l'opposition minoritaire. A la réunion du Comité confédéralqui suivit, Merrheim déclara ne pas soulever de réserve. Les militants étaient« complètement désemparés, complètement affolés 2 ».

Mais, dès le 5 août, une opposition commence à se dessiner, qui critique l'atti-tude prise par les majoritaires de la CGT Des réserves sont formulées à propos de la parti-cipation de Jouhaux au Comité du Secours National : « Le Secrétariat de la Fédérationdes Métaux avait mis le Bureau et le Comité confédéral en garde contre une collaborationtrop étroite qui annihilerait l'indépendance de la CGT » Les minoritaires estimaient « quele mouvement ouvrier, que la CGT avait un rôle à jouer pendant la tourmente, qu'elle nepouvait le jouer qu'en conservant sa dignité, toute son indépendance devant les gouver-nants 3 ». Réserver l'indépendance de la CGT vis-à-vis du gouvernement, c'était, aux yeuxde Merrheim, donner à l'organisation confédérale une « force morale qui assurerait soninfluence dans le pays à l'heure où les responsabilités vont acculer le pays aux suprêmesrésolutions ».

Au commencement de septembre-1914, on croit à l'entrée prochaine des Alle-mands à Paris. Prostré, craignant l'aventure militaire, Viviani cède aux exigences de Gal-liéni. Le gouvernement affolé décide de fuir Paris 4.

1 A. GUIGUI, L'Homme Réel, septembre 1936.2 Congrès de Lyon, MERRHEIM, p. 169 : « Jouhaux, je me solidarise complètement avec toi, concernant

ce discours. Je l'ai déjà dit au Congrès confédéral de 1918. » Pourtant, dans ses conversations avecMonatte, Merrheim lui avait dit ne pas approuver ce discours. Jouhaux avait participé à l'action antimi-litariste et son attitude a pu étonner ; mais l'antithèse entre son attitude et celle de Merrheim se com-prend lorsqu'on se rappelle la dualité qui existait parmi les présyndicalistes du second Empire. Voir LeSecret du peuple de Paris, d'ANTHÈME, CORBIN, pp. 223-233, et le t. I du présent ouvrage, p. 291-296.

3 MERRHEIM, Rapport moral au Conseil National de la Fédération des Métaux, septembre 1917, L'Uniondes Métaux, n° 68, juillet 1918.

4 Le préfet de police Hennion est un des premiers à partir, prenant un congé d'un mois afin de n'être pasobligé de rester à son poste. Malvy nomme à sa place le secrétaire général de la préfecture de police,Laurent. Et, comme on reproche à Viviani cette nomination, le président du Conseil, qui a perdu la tête,répond « Qu'est-ce que ça peut bien f... ! Les Boches le fusilleront dimanche. » C'est le même préfet depolice qui, pour les employés civils et la police municipale, fait confectionner des brassards aux cou-leurs allemandes. Cf. H. MAUNOURY, op. Cit., et CHARLES FRAVAL, Histoire de l'arrière, Jidéher éd.,1930, pp. 83-94.

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À cet affolement fait antithèse le sang-froid des militants et singulièrement celuide Merrheim. Le 2 septembre, il rencontre, à La Bataille syndicaliste, Jouhaux et Grif-fuelhes, qui vont partir le lendemain pour Bordeaux 1. Merrheim estime que les princi-paux militants doivent rester à Paris. D'où discussion 2. Tous trois décident que le Comitéconfédéral sera réuni l'après-midi du 3 septembre. Le secrétaire confédéral propose l'en-voi d'une Commission à Bordeaux, Commission qui devait se tenir en contact avec laprovince. Merrheim, Lenoir, Dumas combattent cette proposition. Jouhaux annonce auComité qu'à la demande de Guesde il a accepté, à titre personnel et sans engager la CGT,le mandat de commissaire à la Nation. Le Comité nomme une Commission exécutivecomposée de Lenoir, Dumas, Milan, Charbonnier, Tabaud, Charlier et Bled ; et Merrheimreçoit le mandat de secrétaire par intérim. La Commission est chargée de s'aboucher avecle parti socialiste unifié afin de constituer un Comité d'action destiné à faire face à toutetentative de réaction.

En octobre, la lutte se développe, au Comité confédéral, entre majoritaires etminoritaires ; les syndicalistes minoritaires vivent « une atmosphère de batailles, de dis-cussions véhémentes ». Merrheim dira à Lyon 3 :

C'est exact, Loriot, vous le savez, vous, j'ai pleuré plus d'une fois dans mon bu-reau avant de descendre pour me rendre au Comité confédéral et je pleurais, non pas tantdes injures ou des sarcasmes qui m'attendaient au Comité confédéral, mais des déchire-ments que nos divisions suscitaient dans la classe ouvrière... Oui, Loriot, j'ai moralementet profondément souffert, mais pas une minute je n'ai songé à déserter, à quitter le Comitéconfédéral, où, mes propositions repoussées, j'étais constamment battu. Malgré cela, jesuis constamment et toujours resté au Comité confédéral, plaçant au-dessus de tout l'inté-rêt de la classe ouvrière.

Ainsi, Merrheim ne se laisse pas décourager par les injures les plus basses, -certains le traitent de boche, - ni par les menaces dont il est l'objet, - des camarades lemenacent de lui faire son affaire. Seul son sang-froid arrêta la violence. Mais, lorsque lesoir il quitte la Grange-aux-Belles, ses deux gros chiens 4 l'accompagnent chez lui, rue dela Prévoyance, près de la zone, et, avec Marcel Hasfeld, lui servent de gardiens.

Pendant cette douloureuse période, Merrheim et Jouhaux ont gardé une attitudeobjective. Contre les violences des majoritaires, Jouhaux défend les syndicalistes, à quel-que tendance qu'ils appartiennent. « Je tiens à dire qu'avec Jouhaux, nous avons été lesdeux seuls hommes qui se sont placés au-dessus des injures, lui faisant taire la majorité, etmoi demandant aux minoritaires souvent. de se contenir et de ne pas répondre aux injuresde certains majoritaires 5 »

1 La faute tactique de Griffuelhes fut de croire à la chute de Paris et d'entraîner Jouhaux.2 Lettre de Merrheim à Monatte, du 29 septembre 1914 : « engueulade » (sic).3 Congrès de Lyon, 1919, p. 169.4 ROSMER, op. cit., p. 182 : « Plus d'une fois, les guerriers s'arrêtèrent tout juste à la limite des violences

de langage... Aussi, quand Merrheim prit l'habitude d'amener avec lui ses deux chiens, d'allure impo-sante, ce n'était pas pour les promener. »

5 Nous croyons plus juste ce jugement que l'interprétation de ROSMER qui attribue cette attitude impar-tiale de Jouhaux à une habileté ; nous pensons qu'elle était conforme à son tempérament. Cf. ROSMER,p. 182 : « Jouhaux n'avait pas besoin d'intervenir. Il évitait ainsi de se compromettre et cette neutralitépoliticienne facilita plus tard des réconciliations imprévues... » Merrheim raconte que : « [Lorsqu'unmembre du Comité confédéral reprenait à son compte les calomnies] chaque fois Jouhaux se levait etfaisait taire ceux qui se servaient de ces calomnies.., calomnies contre lesquelles non seulement il pro-testait au Comité confédéral, mais contre lesquelles, quand il me rencontrait seul dans l'impasse - carj'étais seul à ce moment - il protestait auprès de moi... Moi, j'ai tout oublié et j'ai tout oublié parce qu'il

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Pendant la guerre, les autorités militaires étaient toutes-puissantes ; « on pouvaitfaire disparaître facilement des hommes au moment où le Tigre régnait. On ne pouvaitque difficilement tenir des réunions syndicales. Par l'attitude qu'il avait prise, Jouhaux asauvé les minoritaires et le syndicalisme ; la tendance minoritaire n'aurait pas pu existersans lui, c'est grâce à Jouhaux que Merrheim a pu mener son action 1. » Si l'historien dumouvement ouvrier veut rester équitable, il doit tenir compte de cette interprétation del'attitude de Jouhaux en 1914 : « En prononçant mon discours sur la tombe de Jaurès, jesavais qu'en raison de l'atmosphère qui planait dans ce pays, les paroles que j'allais pro-noncer, puisque j'étais obligé de parler, auraient des répercussions graves. Je savais celaet c'est dans ce sens que j'ai parlé. Emporté par l'action de la parole... j'ai continué monexposé, ayant toujours le souci de ne pas créer l'incident qui permettrait de réprimer laclasse ouvrière, ce que l'on attendait, ce que, dans certains milieux, on espérait. Moncrime ? C'est d'avoir prononcé des paroles qui chassèrent les mauvais nuages qui étaientsur le monde ouvrier ! Ce crime-là, je l'ai commis ! Mais je ne l'ai pas commis seul ! Jel'ai commis avec tous ceux qui m'entouraient 2... »

VI

Le 22 novembre 1914, le Comité confédéral apprend qu'une conférence de so-cialistes des pays neutres doit avoir lieu à Copenhague, les 6 et 7 décembre. La CGT. estinvitée ; mais le secrétaire confédéral propose de passer à l'ordre du jour. Pierre Monattedemande que, par lettre, le Comité confédéral exprime sa sympathie aux promoteurs decette conférence, les socialistes scandinaves 3. La proposition de Monatte est renvoyée àhuitaine. Le 29 novembre. la Fédération des Métaux dépose une résolution motivée, ins-pirée du même esprit, à laquelle se rallie Monatte. Le 6 décembre, le Comité confédéralse trouve en face de trois propositions : celle de la Fédération du Bâtiment, celle de laFédération des Métaux, enfin un projet de réponse comportant des réserves, qui émanaitdu parti socialiste et que Luquet espérait faire approuver par la CGT

La proposition de la Fédération du Bâtiment, recommandant de laisser l'invita-tion des socialistes scandinaves sans réponse, l'emporte par 22 voix contre 20 et 2 absten-tions. Le lendemain, 7 décembre, Merrheim et Lenoir, au nom de la Fédération des Mé-taux, envoient aux membres du Comité confédéral la lettre suivante :

La Fédération des Métaux entend dégager sa responsabilité, d'abord vis-à-visde la Fédération Internationale des ouvriers sur métaux, de l'Internationale ensuite. Elleentend le faire d'autant plus nettement qu'elle pense qu'il lui sera nécessaire, au sein de laFédération Internationale, de demander des explications précises sur l'attitude prise, avantcomme après la guerre, par les militants et les organisations des ouvriers métallurgistesallemands. La Fédération des Métaux estime qu'elle pourra exiger ces explications avecd'autant plus de dignité et de force qu'elle-même aura, en toutes circonstances, réglé sonattitude sur les principes de notre Internationale et qu'elle les aura énergiquement défen-

y a quelque chose de plus haut que nos rancunes, que nos haines personnelles, c'est l'organisation ou-vrière, vous m'entendez bien. » Cf. Congrès de Lyon, pp. 170, 242-243.

1 IMHOFF, Entretien à Pontigny, septembre 1937.2 JOUHAUX, Lyon, pp. 228-229.3 Les Cahiers du Travail, 2ème cahier, 15 mars 1921 -. PIERRE MONATTE, Lettre de démission au Comité

confédéral, décembre 1914, pp. 5-10

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dus... Ce droit moral supérieur, complet, irrécusable devait dominer toute la pensée, lesactes des militants et des organisations ouvrières...

La déclaration définissait la position de la Fédération des Métaux à l'égard de laguerre ; elle était signée par Lenoir et Merrheim, pour la Fédération des Métaux, pourl'Union des Syndicats du Rhône et celle des Syndicats de la Loire, dont Merrheim était ledélégué au Comité confédéral.

Contre l'avis de Merrheim et de Rosmer, hostiles à cette décision, Pierre Mo-natte donne sa démission, seul moyen, selon lui, d'extérioriser l'opposition confédérale àla guerre. Mais Merrheim persiste à penser que, si la vie est dure au Comité confédéral, ledevoir est d'y rester 1. Pierre Monatte, lui, estime que :

Les travailleurs conscients des nations belligérantes ne peuvent accepter danscette guerre la moindre responsabilité ; elle pèse, entière, sur les épaules des dirigeants deleur pays. Et, loin d'y découvrir des raisons de se rapprocher d'eux, ils ne peuvent qu'y re-tremper leur haine du capitalisme et des États. Il faut aujourd'hui, il faudrait plus que ja-mais conserver jalousement notre indépendance, tenir résolument aux conceptions quisont nôtres, qui sont notre raison d'être.

Au nom de l'Union des Syndicats du Rhône, François Million répond à Monatte,le 23 décembre 1914 :

En cette période, nous assistons impuissants au sabotage des idées qui nousétaient les plus chères et de l'organisme ouvrier dans lequel nous avions placé tout notreespoir, et pour qui nous aurions sacrifié notre liberté et notre vie. Je veux croire, malgrétout, que ce n'est là qu'un égarement momentané, que la netteté de notre pensée interna-tionaliste dissipera toutes les confusions engendrées par le néo-nationalisme révolution-naire.

Le 13 janvier 1915, l'Union des Syndicats du Rhône adopte une résolution dé-clarant que, « plaçant au-dessus de toutes les considérations secondaires l'intérêt généralde l'humanité, elle affirme hautement le principe toujours vivant de l'internationalismeouvrier et déclare se rallier à toute action sincère qui sera tentée pour établir à bref délaiune paix équitable et définitive ». L'attitude prise par la Fédération des Métaux et parl'Union des Syndicats du Rhône répondait aux efforts entrepris, depuis le début, par lessocialistes suisses, italiens, et par l'Independent Labour Party, qui avaient cherché à s'en-tremettre afin de faire cesser les hostilités.

Dès le premier jour aussi, avec courage, le député Karl Liebknecht et, avec lui,Rosa Luxembourg avaient affirmé leur foi internationaliste et tenté d'entraîner le partisocial-démocrate allemand à exprimer, dans un manifeste, la volonté de mettre fin à laguerre. Dès octobre, Liebknecht répond à Scheidemann :

Seule, l'affirmation continue et simultanée de cette volonté, dans tous les paysbelligérants, pourra arrêter le sanglant massacre avant l'épuisement complet de tous lespeuples intéressés. Seule, une paix fondée sur la solidarité internationale de la classe ou-

1 PIERRE MONATTE, Lettre de démission, Les Cahiers du Travail, 15 mars 1921 : « Aujourd'hui... pour le

Comité confédéral, parler en ce moment de paix constituerait une faute, presque une trahison, une sortede complicité dans une manœuvre allemande, tout comme pour le Temps et pour le gouvernement.Dans ces conditions, il m'est impossible de rester plus longtemps dans son sein, car je crois au contraireque parler de paix est le devoir qui incombe, en ces heures tragiques, aux organisations ouvrières cons-cientes de leur rôle. »

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vrière et sur la liberté de tous les peuples peut être une paix durable... La guerre actuelleest une guerre impérialiste mondiale dont on prévoyait depuis longtemps la venue. Nousavons juré solennellement avec l'Internationale tout entière d'empêcher cette guerred'éclater. Nous autres Allemands, nous avions des motifs particuliers pour nous y opposer.La croissance rapide de l'impérialisme allemand avait, historiquement parlant, un carac-tère agressif. Le conte bleu d'une invasion qui menaçait l'Allemagne, la grossière parodied'une guerre de libération contre le tsarisme étaient usés depuis longtemps.

Dans une lettre à son parti, qui « l'avait exécuté sans l'avoir entendu », Liebk-necht écrit :

Il s'agit d'une Internationale qui ne donne pas à rire aux enfants... Le parti al-lemand - c'est ma conviction profonde - doit se régénérer de !a peau jusqu'aux moelles, s'ilveut garder le droit de se nommer social-démocrate, s'il veut reconquérir l'estime dumonde qu'il a totalement perdue... Il ne faudra pas seulement lutter beaucoup et durementcontre le gouvernement et les classes dirigeantes, mais aussi contre un courant qui devientchaque jour plus fort dans le parti et qui a fait du parti, dans une certaine mesure, un ins-trument officiel du gouvernement...

VII

Le 13 janvier 1915, M. Millerand déclarait à la délégation des Métaux : « Il n'y aplus de droits ouvriers, plus de lois sociales ; il n'y a plus que la guerre. »

Par la mobilisation, les syndicats ont été privés presque partout de leurs mili-tants. La vie syndicale est tarie. Les ouvriers métallurgistes, restés dans les usines, sontmilitarisés et, lorsqu'ils sont mobilisés, remplacés par des femmes. Au milieu de ce dépé-rissement de l'activité syndicale, la Fédération des Métaux reste vivante grâce à Merr-heim, les autres secrétaires, Lenoir et Labe, étant mobilisés. Merrheim décide de fairereparaître le bulletin mensuel, L'Union des Métaux, à l'occasion du 1er mai 1915 1.

Sur la condition ouvrière, pendant les premières années de la guerre, et sur laprogression des conflits industriels, une étude, analytique et critique, a été publiée 2, dontvoici les conclusions générales. Entre juillet 1914 et juillet 1917, l'augmentation du coûtde la vie avait enlevé au salaire une partie de son pouvoir d'achat, si bien que le salaireréel avait baissé d'environ 16 pour 100 par rapport à l'avant-guerre, dans la majeurepartie des métiers et des régions. Les conflits du travail, presque inconnus pendant lepremier semestre de la guerre, se multiplient relativement. « Le spectacle des gains et desprofits révèle au peuple que la guerre n'est pas seulement une cause de ruines et de misè-res, mais qu'elle s'accompagne parfois de bénéfices. » De janvier à avril 1915, 19 grèvesseulement, réunissant 1.180 grévistes. Puis, les grèves deviennent plus fréquentes, leur

1 L'Union des Métaux, 1er mai 1915. Merrheim et Rosmer, qui avaient établi le numéro, font tirer un

certain nombre d'exemplaires, avec les blancs exigés par la censure ; ils dupent celle-ci en mettant, surchaque paquet expédié, un des exemplaires censurés. Cf. ROSMER, op. cit.

2 WILLIAM OUALID et PICQUENARD, Salaires et Tarifs. Histoire économique Sociale de la Guerre mon-diale, Presses Universitaires et Yale University Press.

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durée se prolonge ; elles touchent un nombre plus grand d'établissements et presque tou-tes les régions 1.

En face des constatations statistiques, l'histoire ouvrière doit évoquer l'imageque de leur condition se faisaient les travailleurs eux-mêmes ; car c'était cette image quiréveillait et accentuait, chez les militants, le sentiment de révolte contre la guerre.

Le premier document important qui traduise cet état d'esprit est le numéro deL'Union des Métaux du 1er mai 1915. L'article « L'action patronale et l'union sacrée » op-pose l'attitude du gouvernement anglais à celle du gouvernement français, vis-à-vis desorganisations ouvrières ; il reproche aux industriels français d'avoir profité de la libertéqui leur était laissée par le gouvernement pour réduire les salaires dans des proportionsqui, pour le département de la Seine, vont jusqu'à 25 et 30 pour 100 des salaires d'avantguerre 2 En province, les réductions de salaires sont analogues, et le travail des femmes,dont la proportion à l'usine s'accroît, donne lieu à des abus 3.

La Commission exécutive de la Fédération des Métaux, réunie du 2 au 9 octobre1915, arrive aux constatations suivantes :

Il n'est pas exagéré de dire que, partout en France, le coût de la vie a augmenté,au minimum de 40 à 60 pour 100, de sorte que, tout en travaillant comme des bagnards,ainsi que nous l'écrivent de nombreux camarades; les non-mobilisés n'arrivent pas à payerleur pension et les évacués peuvent très difficilement subvenir à leurs besoins et à ceux deleur famille. Pour les femmes et les enfants, l'exploitation est plus odieuse encore et dé-passe tout ce qu'on peut imaginer. Elle est monstrueuse, et jamais nos organisations n'ontconnu autant de malades, de blessés et surtout d'estropiés, parmi ces femmes et ces en-fants qui sont, au surplus, victimes des compagnies d'assurances..: A toutes les réclama-tions, on objecte « l'état de guerre ». Ce dernier n'empêche pas les bénéfices scandaleuxqu'on tolère complaisamment aux industriels et à leurs multiples intermédiaires, alors quel'on parle toujours des devoirs des ouvriers travaillant pour la guerre, et d'une nécessaireréduction des salaires... La Commission s'élève vivement contre [les statistiques] du tauxdes salaire: publiées un peu partout afin d'égarer l'opinion, [alors que] les taux des salairesainsi publiés sont toujours ceux payés à une minorité favorisée ou à certains spécialistes

1 Année 1915 : 98 grèves ; - année 1916 : 315 grèves et 41.409 grévistes ; - année 1917 : 696 grèves et

293.815 grévistes. Cf. ROGER PICARD, Les grèves et la guerre, Rapport au Comité national d'étudessociales et politiques, 1917.

2 En avril 1915, le Comité patronal du Syndicat des Mécaniciens et Fondeurs de France refuse de répon-dre aux demandes de renseignements formulées par l'administration, « parce que la communication deschiffres relatifs aux taux des salaires ne serait pas sans inconvénient » (Le Temps, 14 avril 1915).

3 L'Union des Métaux, n° 61, 1er mai 1915, et n° 61. Salaires et travail des femmes, mai-décembre 1915.- Chez les Tôliers de la Seine : « Nous estimons, dit le syndicat, que le travail, surtout le régime

imposé aux femmes dans les ateliers, est intolérable. Il y a certains travaux qu'on les oblige à faire alorsque des hommes refuseraient. Dans la soudure autogène, il est criminel de faire faire 12 heures à desfemmes, alors que des hommes n'y résisteraient pas du fait de la chaleur. » - A Saint-Juéry « Les fem-mes, au nombre de 200, sont occupées aux machines à tailler les limes et à la trempe, à l'usinage desobus. Leur production est identique à celle des hommes. Le travail de nuit, ajoute le syndicat, pour lesfemmes travaillant aux obus est exténuant ; terminant leur journée à 4 heures du matin, elles ne se re-posent que quelques heures afin de pouvoir s'occuper de leur ménage. Elles reprennent le travail sansavoir pris suffisamment de repos, d'où de nombreux accidents et un grand nombre d'obus loupés. » - ASaint-Étienne (Loire), « 2.500 à 3.000 femmes occupées à la fusée, à la gaine et aux corps de gaine :salaire de 0 fr. 25 à 0 fr. 40 l'heure, soit 2 fr. 50 à 4 francs pour dix heures. » - A Saint-Nazaire. lesfemmes sont occupées à l'ajustage, fraiseuses, étaux-limeurs... et à la fabrication des douilles. La moitiédes femmes travaille la nuit, de 6 h. 1/4 du soir à 6 h. 1/2 du matin, avec une heure de repos à minuit :soit salaire de 4 fr. 80 pour 12 heures de présence et 11 heures de travail.

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qui, bien souvent, n'arrivent à les atteindre qu'en faisant des heures supplémentaires ou ense surmenant jusqu'à épuisement et maladie.

À la suite de la publication de ce numéro de L'Union des Métaux, deux Fédéra-tions nationales, celle des Cuirs et Peaux et celle de la Chapellerie, cinq Unions départe-mentales se joignent à l'opposition minoritaire. Le syndicat des terrassiers supprime sonversement à La Bataille syndicaliste.

Le bruit se répand d'une arrestation prochaine de Merrheim, accusé d'être unagent, de l'Allemagne. Les griefs étaient : un discours prononcé à Lyon, la publication dunuméro du premier mai ; un rédacteur du Petit Parisien vient même annoncer à MmeMerrheim que son mari va être arrêté. Guesde et Sembat se seraient opposés à l'arresta-tion ; Merrheim croit du reste que ces bruits n'avaient qu'un but. « faire peur à ceux quivoudraient nous aider 1 ».

VIII

Le 1er avril 1916. le Labour Leader publie un appel d'ouvriers allemands 2 enfaveur de la paix, il est reproduit dans le numéro du 1er mai de L'Union des Métaux. Enjuin, sur la proposition de Bourderon, le Comité confédéral décide de convoquer uneconférence des Bourses, Unions et Fédérations pour le 15 août 1915. La Conférence ré-unit 172 délégués représentant 118 organisations. La veille de la Conférence, le Congrèsfédéral des instituteurs et institutrices syndiqués donne mandat à ses délégués de réclamerune action « pour l'entente immédiate de la CGT avec les organisations ouvrières despays belligérants et neutres en vue d'amener le rétablissement de la paix ». La résolutionprésentée. par le secrétaire confédéral est votée par 79 voix, contre 27 voix qui appuientla résolution suivante, présentée par Merrheim et Bourderon 3 :

Cette guerre n'est pas notre guerre. Les États belligérants, par cela mêmequ'ils représentent la société capitaliste, sont impuissants à résoudre le problème [de la li-bération des nations opprimées]... La guerre ne peut qu'asservir davantage les travailleurs,surexciter les haines internationales... rendre illusoires leurs espérances les plus humaineset les plus nobles... Cette guerre n'est pas notre guerre. Loin d'être exclusivement leguerre de l'impérialisme germanique contre l'Europe, elle n'est que le résultat du choc detous les impérialismes nationaux qui ont intoxiqué tous les. États, grands et petits... Aumoment où, dans tous les pays, toute pensée humaine est bannie ; au moment où la hainedirige et conduit aveuglément les peu pies vers leur extermination, la Conférence natio-nale des organisations syndicales françaises adresse un suprême appel à la conscience, à laraison des travailleurs français et à l'Internationale tout entière en leur criant : C'en est as-sez ! Assez de cadavres ! C'est déjà trop que l'Internationale ouvrière syndicale ait sup-porté la honte ineffaçable d'une année de carnage sans protester !... Pour ces raisons, laConférence décide que la CGT devra participer à toute action prolétarienne pour la paix(libération des territoires envahis, pas d'annexion sans consultation des populations inté-ressées, arbitrage obligatoire).

1 Lettre de Merrheim, de Saint-Nazaire, à Rosmer, op. cit., le 10 mai 1915, pp. 263-266.2 Appel-manifeste - distribué en Allemagne, en mars - des ouvriers que Liebknecht, Lebedourg et Rosa

Luxembourg avaient rassemblés.3 L'Union des Métaux, n° 62 (mai-décembre 1915). La résolution Merrheim-Bourderon fut publiée aussi

dans une circulaire de la Fédération de l'Enseignement.

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La résolution Merrheim-Bourderon est votée par les Fédérations des Métaux, duTonneau, des Instituteurs, des Cuirs et Peaux, de la Céramique, de la Chapellerie, desBrossiers-Tabletiers. Merrheim apparaît comme l'interprète de l'opposition à la guerre.Aussi fait-on appel à lui lorsqu'à la suite de pourparlers amorcés dès janvier 1915 par unevisite à Paris du socialiste suisse Robert Grimm, il est décidé de réunir en Suisse uneconférence internationale. Déjà, le 27 septembre 1914, s'était tenue à Lugano une confé-rence italo-suisse. Mussolini devait y assister, mais il s'était excusé. Sa conversion à laguerre était proche : elle date de novembre 1914.

Du 25 au 27 mars 1915 avait eu lieu à Berne une conférence internationale desfemmes socialistes, convoquées sous l'impulsion de Clara Zetkin; y assistent des Anglai-ses, des Allemandes, des Russes, des Hollandaises, des Polonaises, des Suissesses et uneFrançaise Louise Saumoneau, qui avait été arrêtée. en octobre 1914. Mais, à cette confé-rence, les déléguées du parti social-démocrate russe se séparent de la majorité des délé-guées. Lénine, dans le Social-Démocrate du 1er juin, explique pourquoi il s'oppose à larésolution adoptée à Berne ; selon lui, elle a omis l'essentiel : la rupture définitive avec lesocial-chauvinisme dans toutes les directions. Et, au lendemain de cette conférence, éga-lement à Berne, le 29 mars, le parti social-démocrate russe définit les positions de Léninesur la guerre : il affirme la faillite de la Deuxième Internationale et la nécessité de latransformation de la guerre impérialiste en guerre civile.

La lutte contre le gouvernement, qui mène la guerre impérialiste, ne doit pass'arrêter devant l'éventualité de la défaite de ce pays à la suite de l'agitation révolution-naire. La défaite de l'armée affaiblit le gouvernement, contribue à la libération des natio-nalités opprimées par ce dernier et facilite la guerre civile contre les classes dirigeantes 1.

Lénine réclame la création d'une Troisième Internationale, comme Trotsky enseptembre 1914. Le 19 novembre, Trotsky était arrivé en France comme correspondant deguerre de la Kievskaïa Mysl. Il collabore au journal quotidien Goloss (qui allait s'appelerNaché Slovo), publié en russe par des émigrés. L'un d'eux, Martov, leader des menche-viks, est en relations avec Pierre Monatte et Merrheim. Martov leur fait connaître Trots-ky : « Tandis que Merrheim était porté particulièrement vers Martov, Rosmer et moil'étions vers Trotsky 2. » Bourderon, Guilbeaux, Rosmer, Loriot, Martov et Trotsky serencontrent une fois par semaine, quai Jemmapes, « échangeant entre nous des secrets decoulisses sur la guerre et les travaux de la diplomatie, critiquant le socialisme officiel,cherchant à déceler les symptômes d'un réveil socialiste, persuadant les hésitants, prépa-rant l'avenir 3 ».

C'est ce petit groupe de syndicalistes français et de social-démocrates russes quireçoit tout d'abord le député italien Morgari et Robert Grimm, venus à Paris amorcer laréunion d'une conférence internationale. Le président de la Deuxième Internationale,Vandervelde, appuyé par Guesde, Vaillant, Sembat, oppose à la conférence une résistanceirréductible. Celle-ci provoque cette exclamation de Morgari : « Mais alors, vous garder

1 La première expression des thèses de Lénine date du 6 octobre 1914 (Le Social-Démocrate, 1er novem-

bre 1914, Œuvres complètes, t. XIII).2 PIERRE MONATTE, La Révolution Prolétarienne, novembre 1925. TROTSkY, Ma vie, t. II, pp. 100 et

suiv., juge ainsi Monatte : « Ancien Instituteur, puis correcteur d'imprimerie, le type même de l'ouvrierparisien, par son aspect, homme de grande intelligence et de caractère... »

3 Parmi les Russes de ce petit groupe, Roudine, qui, sous le nom d'Hoschiller, allait devenir l'agent duComité des Forges, qui le placera plus tard comme chef de cabinet auprès des deux premiers sous-secrétaires d'État à l'Économie Nationale.

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l'Internationale en otage ? » À quoi Renaudel répond : « Si vous voulez, mais en otagepour le droit et pour la liberté. - Et si nous la convoquions nous-mêmes ? reprend Morga-ri. - Je vous en empêcherai », réplique avec passion Vandervelde.

Le 15 mai 1915, le Comité directeur du parti italien décide de convoquer laconférence internationale dont l'objet sera, non la constitution d'une nouvelle Internatio-nale, mais le rétablissement des relations internationales et une action commune pour lapaix. La Conférence de Zimmerwald va se diviser sur la question de la IIIème Internatio-nale 1.

Décidé à se rendre à la conférence, Merrheim cherche, pour l'accompagner, unsocialiste parmi les membres de la tendance minoritaire. Après avoir hésité, Bourderon sedévoue 2.

Dès leur arrivée à Berne, Bourderon et Merrheim trouvent à la gare des camara-des russes que Lénine a envoyés à leur rencontre et qui les amènent aussitôt dans unesalle de la Maison du Peuple. Pendant huit heures « consécutives » de discussion, Merr-heim et Lénine cherchent à s'entendre sur une tactique et un programme communs. Leurespoir fut déçu. Lénine était pour la création immédiate de la Troisième Internationale ; etil disait à Merrheim : « Rentrés de Zimmerwald chez vous, vous devez déclarer la grèvedes masses contre la guerre. » Merrheim répondait à Lénine :

Je ne suis pas venu ici pour créer une Troisième Internationale. Je suis venupour jeter et pour faire entendre le cri de ma conscience angoissée au prolétariat de tousles pays, pour qu'il se dresse, internationalement, dans une action commune contre laguerre. Quant à la grève des masses, ah ! camarade Lénine ! je ne sais pas même si j'auraila possibilité de retourner en France et de dire ce qui s'est, passé à Zimmerwald ; c'est loinde pouvoir prendre l'engagement de dire au prolétariat français :Dressez-vous contre laguerre 3.

Merrheim savait que les masses ouvrières étaient toujours sous l'influence de lapsychose de guerre : « Je ne pouvais pas prendre cet engagement ; je ne l'ai pas pris parceque ç'aurait été un crime à l'égard de nos camarades russes, sachant que je ne pourrais pastenir pareil engagement... »

1 La Conférence Socialiste Internationale, Zimmerwald (6-8 septembre 1915), comprenant une préface

de BOURDERON et MERRHEIM : Pourquoi nous sommes allés à Zimmerwald, - et le compte rendu offi-ciel de la Conférence, Imprimerie spéciale de la Fédération des Métaux, brochure, 32 pp. - Lettres auxabonnés de La Vie ouvrière, I. La Conférence de Zimmerwald, 1er novembre 1915 (A. Rosmer), bro-chure, 32 pp., 96, quai Jemmapes. - Les Socialistes de Zimmerwald et la guerre, brochure de 32 pages,Imprimerie spéciale du Comité pour la reprise des relations internationales.

2 « Quand on est revenu me trouver et me demander d'accepter de me rendre à Zimmerwald, j'ai essayéd'y entraîner avec moi Pressemane et Valière. Pressemane assista, à Paris, à plusieurs réunions prépa-ratoires finalement, ils refusèrent de nous accompagner à Zimmerwald... Je me disais que j'accomplis-sais un acte extra-syndical et je pensais : Merrheim à Zimmerwald, ce sera l'anarchiste Merrheim, -puisque, à ce moment-là, on me qualifiait d'anarchiste, - et le geste qu'accomplira Merrheim ne sera pascompris en Allemagne ni dans l'Internationale, qui était surtout socialiste, et non pas syndicaliste, en-core moins anarchiste. C'est alors que j'ai pensé à Bourderon. Je le suppliais, quand, en bon père de fa-mille qu'il est, il me représentait sa situation de famille... Il me disait : « Vous savez ce que nous ris-quons, et j'ai charge d'âmes, femme et enfants. » Je faisais alors appel à ses sentiments socialistes et jelui disais : « Je ne peux pas aller seul à Zimmerwald. Si vous, Bourderon, socialiste, vous n'êtes pas àmon côté, la démonstration n'aura aucune valeur internationale... » Je décide Bourderon et nous voilà àZimmerwald. »

3 Congrès de Lyon, pp. 170-171. Le passeport pour Zimmerwald avait été retiré à Marie Mayoux, de laFédération de l'Enseignement, et aux délégués de l'Union des Syndicats du Rhône.

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Si, dès leur première conversation, Lénine et Merrheim s'opposent, un sentimentcommun rapproche aussitôt les délégués français et les délégués allemands, Merrheim,Bourderon, et les deux députés social-démocrates, Ledebourg et Adolf Hoffman : cetteentente spontanée va leur permettre de signer une déclaration franco-allemande, com-mune aux socialistes et syndicalistes franco-allemands. La première entrevue a lieu àZimmerwald, au coin d'une table :

Bourderon et moi, nous étions là, le cœur serré, les yeux secs. Dominés parcette seule préoccupation, nous nous disions : Mais, s'ils refusent, s'ils ne veulent pas si-gner avec nous une résolution franco-allemande, nous sommes perdus ; non seulement,nous sommes perdus, mais la haine va se dresser encore plus forte contre les travailleursallemands ; elle va se réveiller terrible et sans espoir d'atténuation. L'attitude admirable deLedebourg fut pour nous un grand soulagement et un réconfort.

Après avoir lu la motion que Bourderon et Merrheim avaient rédigée, Lede-bourg leur dit : « Camarades français, vous avez oublié de parler de la Belgique ; nousvoulons que la violation de la Belgique soit stigmatisée dans la motion franco-allemande 1. » Et c'est Ledebourg qui rédige la phrase sur la Belgique :

Les masses populaires furent entraînées dans cette guerre par l'union sacrée,constituée dans tous les pays par les profiteurs du régime capitaliste, qui lui ont donné lecaractère d'une lutte de races, de défense des droits respectifs et des libertés... C'est pour-quoi nous, socialistes et syndicalistes allemands et français, nous affirmons que cetteguerre n'est pas notre guerre,-.que nous réprouvons de toute notre énergie la violation dela neutralité de la Belgique... nous demandons et ne cesserons de demander qu'elle soitrétablie dans toute son intégrité et toute son indépendance... - que nous ne consentironsjamais à ce que nos gouvernements respectifs se prévalent de conquêtes qui porteraientfatalement dans leur sein les germes d'une nouvelle guerre.

Lorsque les quatre délégués allemands et français reviennent dans la salle de laConférence et que Merrheim donne lecture de la déclaration franco-allemande, tous tesdélégués unanimes les acclament en disant : « Vous avez sauvé la Conférence de Zim-merwald ; le but principal qu'elle se proposait est maintenant acquis. » Par ailleurs, lesjournées de la Conférence furent orageuses. L'aile révolutionnaire. à la tête de laquelle setrouvait Lénine, et la majorité pacifiste réussirent difficilement à s'entendre sur un mani-feste commun dont Trotsky élabora le projet 2, avec l'aide de Grimm et d'Henriette Ro-land Holst. Celui-ci fut signé après de longues discussions ; la tactique et les théories queLénine voulait faire préconiser dans la résolution furent écartées par 19 voix contre 12 3,Lénine se décida à signer le manifeste, parce qu'il était, à ses yeux, le premier pas vers larupture et la scission 4, car, écrit Zinoviev, le 11 octobre : « Le cours même des chosesfera de la récente conférence - malgré la majorité de ses participants - la première pierrede la nouvelle Internationale 5. » 1 Conférence Socialiste Internationale, op. cit., pp. 18-21.2 Conférence Socialiste Internationale, Zimmerwald, op. cit., pp. 22-29 : les délégués britanniques

n'avaient pu obtenir de passeports.3 MERRHEIM au Congrès de Lyon, p. 173 : « Je me rapprochai de Rakowsky, délégué de la Roumanie à

la Conférence... Je faisais partie de la Commission de rédaction avec Ledebourg, Grimm, Lénine, Ra-kowsky, Morgari, et nous dûmes , lutter contre les principes et les théories de Lénine. »

4 LÉNINE, « Le premier pas », Sozialdemokrat du 11 octobre 1915, et « la tâche des représentants de lagauche de Zimmerwald ».

5 Encore qu'il n'eût pu le convaincre à Zimmerwald, Lénine espérait faire de Merrheim, en France, undes pionniers de la Troisième Internationale. Il lui fit communiquer cette lettre sur la tâche de l'opposi-tion en France : « J'ai vu à Zimmerwald Bourderon et Merrheim. J'ai entendu leurs rapports et j'ai ap-

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Dans « La tâche des représentants de la gauche de Zimmerwald dans le parti so-cialiste », Lénine conseille la création, au sein des syndicats, de noyaux formés de com-munistes obéissant aux instructions du parti. Il faut noter que cette méthode était en com-plète opposition avec les intentions des minoritaires français, lorsqu'ils créent les Comitéssyndicalistes révolutionnaires (C. S. R.), formés de militants ouvriers qui décidaient eux-mêmes de leur action et de leur pensée.

Si Lénine et Merrheim n'étaient pas arrivés à un accord, c'était pour une raisonprofonde : la pénétration des organisations ouvrières par un noyautage politique heurtaiten Merrheim, comme en Bourderon, l'attachement que tous deux avaient pour l'indépen-dance du syndicalisme : condition, à leurs yeux, de l'unité ouvrière ; c'est aussi pourquoiils s'étaient refusés à suivre Lénine dans sa lutte en vue de provoquer, par une scission, lacréation de la IIIème Internationale.

Merrheim et Bourderon rentrent en France 1. Ils espèrent que les militants ou-vriers et socialistes, qui auront « lu et médité » les résolutions de Zimmerwald, rallierontle Comité pour la reprise des relations internationales, qui vient de se constituer. Mais lamasse reste indifférente : « La masse, qu'a-t-elle fait ? » demande Merrheim. « La masse,elle s'écartait. Je n'ai pas pu la réveiller, cette masse, avec les résolutions de Zimmer-wald. » La masse n'a pas répondu à l'appel de Zimmerwwald. C'est seulement quand lesgrèves d'ouvrières commencent à éclater dans la Seine pour des questions de salaires queles travailleurs viennent aux organisations syndicales. Merrheim excuse cette indiffé-rence : « Même si j'avais été arrêté à mon retour de Zimmerwald et fusillé, la masse ne seserait pas levée, elle était trop écrasée sous le poids des mensonges de toute la presse etdes préoccupations générales de la guerre. »

Le 15 décembre 1915, les socialistes minoritaires allemands, affirmant que lasituation de l'Allemagne lui permet de faire des offres de paix, réunissent 20 voix auReichstaag contre le budget, 24 autres socialistes s'abstiennent. La formation au Reichstagd'une minorité socialiste indépendante allait avoir une influence en France sur l'évolutiondu parti socialiste ; la tendance minoritaire s'affirme à la Fédération unifiée de la Seine,dès le 19 décembre 1915 [motion Jean Longuet-Pierre Laval] ; au Congrès national, lesminoritaires gagneront peu à peu du terrain jusqu'au jour où ils conquerront la directiondu parti.

Une deuxième Conférence internationale se tint à Kienthal, petit village perdude l'Oberland bernois, du 24 au 30 avril 1916 2. Les délégués sont plus nombreux qu'àZimmerwald : 40 délégués, dont quatre Français, - Pierre Laval et trois députés socialistesRaffin-Dugens (Isère), P. Brizon (Allier), Alexandre Blanc (Vaucluse) 3, - huit déléguésitaliens, huit délégués russes, cinq délégués polonais, un serbe, un portugais, sept alle-

pris leur action par les journaux. Leur sincérité et leur entier dévouement à la classe ouvrière ne peu-vent faire le moindre doute. Néanmoins, il est évident que leur tactique est erronée. Tous les deux ontsurtout peur de la scission. »

1 Ils publient, au nom de la Fédération des Métaux et de la Fédération du Tonneau, une brochure : Pour-quoi nous sommes allés à Zimmerwald.

2 Seconde Conférence socialiste Internationale de Zimmerwald, tenue à Kienthal (Suisse), brochure, 64pp., Imprimerie du Comité pour la reprise des relations internationales, Paris, 33, rue de la Grange-aux-Belles. Préface de Robert Grimm, mai 1916.

3 Ces députés, tous trois instituteurs, voteront désormais contre les crédits de guerre, Chambre des Dé-putés, 24 juin 1916.

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mands, un anglais, et cinq suisses. La Conférence s'adresse aux peuples « qu'on ruine etqu'on tue » contre...

... cette guerre criminelle qui s'est immobilisée... Malgré les hécatombes surtous les fronts, pas de résultats décisifs. Pour faire seulement vaciller ces fronts, il faudraitque les gouvernements sacrifient des millions d'hommes - ni vainqueurs, ni vaincus, ouplutôt tous vaincus, c'est-à-dire tous saignés, tous épuisés : tel sera le bilan de cette folieguerrière... Jamais la guerre n'a tué la guerre. Au contraire, en excitant les sentiments etles intérêts de « revanche », la guerre prépare la guerre, la violence appelle la violence...Cette guerre, peuples travailleurs, n'est pas votre guerre, et cependant, c'est vous qui enêtes, en masse, les victimes. Pour eux [les riches et leurs valets], la guerre, c'est la mortdes autres...

En face de cet effort des socialistes et syndicalistes minoritaires, qu'a tenté l'In-ternationale syndicale ? Elle s'est émiettée.

Dix mois après l'origine des hostilités, l'Internationale syndicale possédait troisbureaux : l'un à Berlin, l'autre à Amsterdam et le troisième à Paris. Les syndicalistes ma-joritaires français et anglais se rendaient compte de la position fausse dans laquelle lesmettait l'effacement de l'Internationale syndicale, alors que s'accroissaient, dans chacundes deux pays, les forces minoritaires rassemblées au cri de « Guerre à la guerre, assezde sang versé ! » Aussi avaient-ils organisé des réunions syndicales interalliées ; le 5juillet 1916, la Conférence de Leeds demande que le futur traité de paix contienne desclauses relatives à une législation internationale du travail 1.

De son côté, Legien cherche à organiser également un congrès syndical interna-tional ; le 4 octobre 1916, il lance des invitations pour une conférence qui se tiendrait àBerne le 11 décembre ; mais les syndicats scandinaves ne croient pas l'heure propice. Parune circulaire du 12 novembre, Legien retire son invitation. Par contre, avec son appro-bation, les syndicats suisses proposent la réunion d'un congrès international en 1917 àBerne. A la nouvelle qu'un congrès socialiste international doit être organisé à Stockholm,cette ville est choisie pour la réunion, parallèlement au congrès socialiste, d'une confé-rence syndicale internationale.

La prolongation de la guerre, l'incertitude de sa durée créent parmi les massesouvrières et paysannes un état d'esprit qui influe sur l'évolution des organisations syndi-cales. Le progrès des syndicalistes minoritaires se manifeste à la Conférence nationale desFédérations et Unions départementales de la CGT, qui se tient à la Noël de 1916. Les centdélégués sont d'accord pour accepter la participation de la CGT à la conférence interna-tionale que les syndicats suisses veulent organiser. A l'unanimité, la Conférence adopte larésolution suivante :

La Conférence, prenant acte de la note du président des États-Unis, invitantsimultanément toutes les nations actuellement en guerre à faire connaître par une déclara-tion publique leurs vues respectives quant aux conditions auxquelles la guerre pourraitêtre terminée ;

Demande au gouvernement français de répondre favorablement à cette propo-sition. Elle l'invite à prendre l'initiative d'une démarche identique auprès de ses alliés afinde hâter l'heure de la paix.

1 CORNÉLIUS MERTENS, Le Mouvement syndical international. La Conférence de Leeds réclame aussi

une Commission internationale d'inspection du travail et un Bureau international de statistiques.

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Elle déclare que la Fédération des Nations, qui est un des gages d'une paix dé-finitive, ne saurait être assurée que par l'indépendance, l'intégrité territoriale et la libertépolitique et économique de toutes les nations, petites et grandes.

Ainsi l'action de Merrheim et de quelques camarades commençait à faire sentirson influence. Leur inlassable appel contre la guerre, « cette folie sanglante, qui avaitrendu l'Europe démente », rencontrait un écho dans les cœurs.

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Quatrième partie

Guerre ou paix(1917-1918)

« Une grande pacifiste, la Misère, va nous prêter main-forte.. Cecri : la Paix !... Ce cri si simple, si éloquent, si humain, jaillirademain de toutes les poitrines, parce que le pain sera noir et quele charbon manquera. »

Les instituteurs syndicalistes et la guerre, mai 1917.

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Chapitre premier

Lénine et la Révolution d'octobre

« La majorité paysanne veut la terre... La nationalisation du solest la première mesure que devraient appliquer les soviets ».

LÉNINE,24 avril 1917

« Tout le long du front, sur plus d'un millier de kilomètres, lesmillions d'hommes des armées russes s'agitaient, pareils au flotmontant, et déversaient sur la capitale des centaines et des cen-taines de délégations qui n'avaient qu'un cri : La paix ! la paix ! »

JOHN REED,Dix jours qui ébranlèrent le monde

I

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La révolution de 1905 était directement sortie de la guerre russo-japonaise. Larévolution de février, et ses suites, allait sortir de la guerre européenne. Les défaites quiavaient décimé l'armée révélaient l'incurie du gouvernement tsariste et la corruption desfonctionnaires à tous les degrés de la hiérarchie. La vénalité des prévaricateurs s'étalaitcyniquement. La désorganisation de la Russie épuisée produisait ses conséquences natu-relles en atteignant particulièrement les classes laborieuses. Les prix avaient haussé de 50pour 100, tandis que les salaires n'augmentaient que de 19 pour 100. Et le chômage s'éle-vait, dans certaines régions, à 30 pour 100 de la population ouvrière. Dans la capitale, lepain, le charbon manquent. En février, des cortèges, formés d'ouvriers en grève, parcou-rent les rues de Pétrograd aux cris de « Du pain ! Du pain ! » Les soldats fraternisent avecles grévistes ; des mutineries éclatent parmi les troupes.

Le 10 février 1917, jour de l'ouverture de la Douma, le groupe ouvrier du Co-mité militaire et ouvrier central propose d'organiser une manifestation vers le palais de

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Tauride, siège de la Douma, afin de réclamer la formation d'un gouvernement provisoirequi s'appuierait sur le peuple. Le comité bolchevik de Pétrograd lance ce mot d'ordre :« Grève de protestation de 24 heures et manifestations dans la rue. » Le 23 février, pen-dant la journée internationale des femmes, ce sont les ouvrières du textile qui, les premiè-res, se mettent en grève. Bientôt 90.000 ouvriers participent au mouvement. Le 24 février,il y a 200.000 grévistes, et le 25, 250.000. Les manifestants se heurtent aux forces de po-lice. Le gouverneur de Pétrograd fait afficher un avis annonçant à la population que legouvernement prend les mesures nécessaires pour écraser l'insurrection ; des mitrailleusessont placées sur les toits. Mais, le 25 février, les cosaques prennent la défense de la foulesur la place Znamenskaia. Le 26, une partie du corps Pavloski refuse de tirer contre lesinsurgés. Le 27, les soldats du corps de Volynie s'emparent de dépôts d'armes et entraî-nent une partie des corps Préobrajenski, de Lithuanie, de Moscou ; ils s'emparent de l'ar-senal. A quatre heures de l'après-midi, une grande partie de Pétrograd est aux mains desinsurgés. Les bâtiments des commissariats de police, du tribunal du district, de la Sûreté,de la direction de la gendarmerie, sont incendiés.

Le 27 février, l'autocratie russe s'écroule. La peur est telle parmi les ministresque le vieux Protopopov, ministre de l'Intérieur, rencontrant dans les couloirs du palais deTauride un socialiste qu'il reconnaît, le tire par la manche en lui disant : « C'est moi Pro-topopov, je vous prie de m'arrêter. »

Deux gouvernements se forment. C'est la « dualité » des pouvoirs : un gouver-nement provisoire, présidé par le prince Lvov, et dont le ministre des Affaires étrangèresest Milioukov, le leader du parti constitutionnel cadet ; et, parallèlement, le Soviet desdéputés ouvriers de Pétrograd, où se côtoient des socialistes révolutionnaires, des men-cheviks et des bolcheviks ; les bolcheviks n'y sont encore qu'une minorité. Le lendemain,28 février, la grève générale est déclarée et un Soviet se forme à Moscou. Le 2 mars, Ni-colas II abdique en faveur du grand-duc Michel ; et, le 3, celui-ci disparaît. Le 6, la grèvese termine à Pétrograd. Le 7, le Comité exécutif du Soviet de Pétrograd crée une commis-sion de contact avec le gouvernement provisoire ; il adresse un appel aux classes ouvriè-res des pays belligérants en faveur de la paix. Le 10 mars, un accord intervient entre leSoviet de Pétrograd et les associations patronales, accord qui institue la journée de huitheures et les comités d'usines.

En 1905, la révolte paysanne s'était exprimée par des troubles qu'aucune actioncommune n'avait liée au mouvement ouvrier. Depuis 1914, la guerre avait englouti tantd'hommes qu'il avait fallu mobiliser industriellemenl la paysannerie. Celle-ci, en 1917, vaapporter à la Révolution l'appui de sa force décisive : « Cette jeune classe ouvrière in-culte, sans traditions routinières ou conservatrices, mais aussi sans instruction techniqueni éducation politique, offrait une fraîcheur intacte de tempérament révolutionnaire à toutparti capable, d'interpréter ses aspirations à la fois nettes parles tendances profondes etconfuses par les manifestations de surface 1 »

1 BORIS SOUVARINE, Staline, Plon éd., Paris, 1935, p. 143.

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II

En janvier 1917, Lénine est à Zurich. Il passe toutes ses journées à la bibliothè-que. Les jeudis après-midi, la bibliothèque étant fermée, sa femme, Nadiejda Kroupskaia,et lui vont retrouver dans la montagne leur endroit préféré. Lénine, couché sur l'herbe, seplonge dans la lecture :

Notre vie à Zurich s'écoulait doucement, sans événements saillants... Un jour,après dîner, au moment où Iliitch s'apprêtait à aller à la bibliothèque, tandis que je venaisde ranger la vaisselle, Bronski vint nous trouver : « Vous ne savez rien, s'exclama-t-il. Larévolution a éclaté en Russie !... » La pensée de Lénine commença à travailler fébrile-ment... Iliitch écrivit aussitôt à Kollontaï, à Stockholm : « Comme par le passé, ce quis'impose, c'est la propagande révolutionnaire, la menée et la lutte en vue d'une révolutionprolétarienne internationale et en vue de la prise du pouvoir par les Soviets des déléguésouvriers 1. »

Dès le 4 mars, Lénine rédige avec Zinoviev la première minute des thèses ditesdu 17 mars, précisant les tâches du parti bolchevik, après ce qu'il appelle la premièreétape de la révolution : « La victoire complète à l'étape suivante de la révolution et laconquête du pouvoir par un gouvernement ouvrier ne sont assurées que si les larges mas-ses de la population sont informées et organisées. »

Le 7 mars, Lénine commence ses Lettres de loin 2 par une étude sur la premièreétape de la révolution : « Il a fallu, pour que la monarchie tsariste s'effondrât en quelquejours, le concours d'un grand nombre de circonstances d'une importance historique mon-diale. » Parmi ces circonstances, il faut noter le caractère du capitalisme en Russie ouplutôt la dépendance de l'économie russe vis-à-vis des capitalismes étrangers, notammentdes capitalismes anglais et français. En outre, le climat psychologique, créé par la révolu-tion de 1905, persiste :

Si le prolétariat russe n'avait pas, pendant trois ans, de 1905 à 1907, livré lesplus grandes batailles sociales et déployé son énergie révolutionnaire, jamais n'aurait étépossible une seconde révolution aussi rapide, - en ce sens que son étape initiale a étéachevée en quelques jours. La première révolution a ameubli le terrain, déraciné des pré-jugés séculaires, éveillé à la vie politique et à la lutte politique des millions d'ouvriers etdes dizaines de millions de paysans...

Le 3 avril 3, Lénine arrive à la gare de Finlande, à Pétrograd ; ouvriers, marins etsoldats sont venus en masse pour l'accueillir : « Le peuple se pressait autour de nous, telleune mer agitée. » Le 6 mai, Léon Trotsky arrive lui aussi à Pétrograd. Dans son premierdiscours, il préconise la prise du pouvoir. Voilà la révolution russe munie de ses deuxchefs, hommes singulièrement différents par leur race, leur tempérament et leur carac-

1 NADIEJDA KROUPSKAIA, Ma vie avec Lénine, trad., Payot, Paris, 1933, pp. 250 et suiv.2 LÉNINE, Œuvres complètes, t. XX, pp. 12 à 52 : Il y en eut cinq - celle du 7 mars est la seule qui parvint

en Russie avant l'arrivée de Lénine.3 Ce furent Lénine et ses camarades qui imposèrent au gouvernement allemand les huit conditions de

leur passage à travers l'Allemagne. Un groupe d'internationalistes français, polonais, suisses, etc., ga-rantirent, dans une déclaration du 25 mars, les intentions de Lénine. Voir MARC VICHNIAC, Lénine, Li-brairie Armand Colin, 1932, pp. 109 et suiv. ; - et aussi VICTOR SERGE, op. cit., p. 9.

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tère ; mais qui, justement, en raison de leurs différences profondes, vont former uneéquipe complète. Leur accord va être une des raisons du succès de la révolution d'octobre.L'un et l'autre ont attendu cette heure de leur vie ; ils ne la laisseront pas passer. Se dres-sant dans une attitude romantique, tête haute, yeux d'un bleu intense, voix métallique,lançant ses mots comme un coup droit, Trotsky est le tribun de la Révolution. Lénine,dont la bonhomie volontiers s'efface, semblerait avoir, au premier aspect, moins de relief,si l'on ne devinait en lui une volonté irréductible : « Lénine donnait l'impression d'uneconcentration de tout son être poussée au plus haut degré, d'un formidable recueillementintérieur, sous une apparence de calme et de simplicité prosaïque 1. »

Une ténacité, une volonté de chef ; un bon sens malicieux de paysan, voilà lesdeux traits essentiels de Lénine. Il pensait que « jamais des millions d'hommes n'écoute-ront les conseils du parti, si ces conseils ne coïncident avec ce que leur enseigne l'expé-rience de leur propre vie ». Grâce à sa compréhension du paysan, Lénine va transformerla révolution de février en révolution d'octobre ; d'avril à octobre, son souci dominant serade préparer l'opinion paysanne à donner son appui à la révolution. Du paysan, il est pro-che par sa nature et par ses traits de Grand Russien : un de ces paysans prolétaires qui ontdans leurs veines un peu de sang mongol. Trapu, large d'épaules, grand front dénudé, bar-biche roussâtre, « la face anguleuse et rude, les pommettes saillantes et fortement accen-tuées... des yeux bleu vert au regard malicieux 2. En dépit de leur clignement finementironique, ces yeux ne se dérobent pas ; « ils vous examinent parfois d'une façon un peuétrange, comme s'ils cherchaient à découvrir s'il n'y a rien de caché derrière vos paro-les 3 ».

Lénine est et restera simple et sans faste ; la simplicité et l'ordre caractérisentson existence et son travail 4 ; ses papiers et ses livres étaient aussi bien rangés que sabatterie de cuisine. Un bon équilibre physique et intellectuel, qui tient à une stricte disci-pline personnelle, à sa sobriété en tout, jusque dans la discussion et la conversation, car ildéteste les paroles inutiles. Et, pour cette raison, Lénine a un certain mépris des intellec-tuels qui parlent pour le plaisir de parler. L'emphase révolutionnaire lui déplaît. Aussi sonstyle est-il simple et précis ; il n'écrit que ce qu'il a à dire, sans jamais s'abandonner auxspéculations abstraites. Ses articles sont dictés par les nécessités quotidiennes de l'action.Ses écrits sont utilitaires et sa parole dirigée tout entière vers la persuasion : des gestessimples, un parler familier, sans images, sans effet. La pensée de Lénine est action : sonintelligence et sa volonté s'accordent et, par leur harmonie, lui permettent de poursuivreimplacablement la réalisation de son dessein : « une acharnée tension vers le but, persévé-rante, persistante, indépendante de toutes les conventions, ne s'embarrassant pas de for-malités 5. »

Une volonté tendue, mise en couvre par ce robuste paysan de la grande Russie.Jamais elle n'est apparue davantage, cette force, lente, sûre et mûre, cette volonté dans ladécision, que pendant les mois d'avril à octobre 1917.

1 LÉON TROTSKY, Lénine (avant octobre), Librairie du Travail, p. 63.2 VICTOR SERGE, Lénine, 1917, Librairie du Travail, Paris, 1924.3 LANDSBURY, La Vie ouvrière, 19 mars 1920.4 Lénine continuera à vivre modestement ; il imposera la règle que les membres du Comité central « ne

doivent pas recevoir un traitement supérieur aux ouvriers qui composent le journal du parti », - les6.000 francs de la Commune de Paris.

5 LÉON TROTSKY, op. cit.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 175

III

Le lendemain de son arrivée à Pétrograd, le 4 avril, Lénine parle aux bolcheviks;membres de la Conférence panrusse des Soviets 1. Et, le 7 avril, il publie dans la Pravdases thèses sur les objectifs du prolétariat dans la présente révolution. La guerre, sous legouvernement Lvoff, est restée une guerre impérialiste. Sans le renversement total ducapitalisme, une paix démocratique est impossible 2.

En avril, dans le Soviet de Pétrograd, les bolcheviks sont une faible minorité. Lapremière tâche qui s'impose, c'est de conquérir la majorité ; car les Soviets sont la seuleforme révolutionnaire du pouvoir. Il faut sauter par-dessus la république parlementaire,qui serait un recul en arrière. Et, toujours dans ce numéro de la Pravda du 7 avril, Léninetrace avec précision le programme pratique dont l'article premier est essentiel, parce qu'ilest la condition même de l'existence de la révolution : la terre aux paysans ; confiscationdes domaines et nationalisation des terres par les Soviets de paysans. Sans l'adhésion desmasses paysannes, le prolétariat industriel ne pourra vaincre d'une façon durable. Il fautattacher solidement la paysannerie à la révolution. Les thèses de Lénine, le 7 avril, com-prennent aussi : 1° Éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires,leurs traitements ne doivent pas être supérieurs au salaire moyen d'un bon ouvrier ; 2°Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une grande banque nationale placéesous le contrôle du Soviet des députés ouvriers ; 3° Création d'un État Commune (c'est-à-dire d'un État dont la Commune de Paris a esquissé l'image) ; 4° Création d'une Interna-tionale révolutionnaire contre les social-chauvins et le centre.

En même temps que sa vision réaliste de la situation en Russie, Lénine montreaussi sa prudence : il recommande de ne pas se laisser aller à la violence « tant que legouvernement bourgeois n'a pas commencé à en faire usage ». Il serait imprudent de ris-quer une expérience prématurée, tant que les bolcheviks n'auront pas conquis la majoritédans les Soviets.

Lénine constate la lassitude de l'armée. La note adressée le 18 avril aux gouver-nements alliés par le ministre Milioukov lui donne l'occasion de faire appel à ce sentimenten s'adressant aux soldats : « Camarades soldats, déclarez que vous ne voulez pas mourirpour les traités secrets signés par Nicolas II et demeurés sacrés pour Milioukov 3. »

Le jour où paraissait dans la Pravda la critique de Lénine, le gouvernement pro-visoire publiait un communiqué disant que sa note du 18 avril avait été mûrement étudiéeet adoptée à l'unanimité. Ce communiqué provoquait le jour même des manifestationsdans la rue ; une école d'artillerie refusait d'obéir au général Kornilov, lui donnant l'ordre

1 LÉNINE, Œuvres complètes, t. XX, p. 85-95 (notes prises par un des assistants et publiées seulement en

novembre 1924).2 Toutes ces idées se retrouvent dans les Lettres de loin écrites à Zurich en mars 1917. Cf. LÉNINE, op.

cit., t. XX, pp. 106-109.3 LÉNINE, Œuvres complètes, t. XX, p. 213. Cf. La guerre et le gouvernement provisoire, p. 166 : - Aux

soldats et aux marins, p. 178 ; - Les soldats et la terre, p. 190. « Le moyen, dit-il en avril 1917, de hâterla fin du massacre des peuples, c'est la fraternisation des soldats au front ».

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de faire sortir deux batteries contre les manifestants : des collisions sanglantes se produi-saient. L'exécutif du Soviet de Pétrograd dut venir au secours du gouvernement en inter-disant pour deux jours les meetings et les manifestations dans la rue. Cette réaction, siviolente qu'on l'a appelée la première vague de la révolution 1, a été provoquée par la pen-sée de la prolongation de la guerre. Le 23 avril, prenant prétexte du fait que l'exécutif duSoviet, par 34 voix contre 19, a voté la confiance au gouvernement provisoire, Lénineconseille aux ouvriers de transformer la majorité des Soviets 2. Conquérir la majorité dansles Soviets ; tout le pouvoir aux Soviets . tels sont, en face de la crise, les mots d'ordre deLénine. Le 2 mai, Milioukov donne sa démission, et le 5 se forme un premier gouverne-ment de coalition, qui comprend deux mencheviks et deux socialistes-révolutionnaires.

Les soldats, les paysans, tels sont les objectifs de Lénine. La paix, la terre, telssont les mots d'ordre grâce auxquels il espère sceller l'alliance de l'armée et des paysansavec la révolution.

Au congrès du parti bolchevik, qui se tient du 24 au 29 avril, Lénine développeinlassablement ses thèses, afin de les enfoncer dans la tête des bolcheviks, afin aussi dehâter la conversion totale des soldats et des paysans. Le 29, il est élu membre du Comitécentral par 104 voix sur 109, - réunissant le plus grand nombre de suffrages. Le 4 mai,s'ouvre à Pétrograd le premier Congrès panrusse des députés paysans. Lénine a présentéun projet de résolution déclarant que toutes les terres des propriétaires fonciers doiventpasser immédiatement au peuple, sans indemnité d'aucune sorte ; et que les paysans doi-vent prendre sans délai toutes les terres pour disposer de leur exploitation 3. Dans sondiscours du 22 mai, Lénine dit au paysan :

Prends la terre [sans attendre]... Le paysan doit s'unir à l'ouvrier... Le sol doitêtre la propriété du peuple entier... La propriété foncière a été et reste la plus grande ini-quité... La culture des parcelles séparées, fût-ce le travail libre sur la terre libre, n'est pasune solution à la terrible crise, à la dévastation générale, et n'est pas non plus le salut. Ilfaut l'obligation générale du travail, l'économie la plus stricte de toute parcelle du travailhumain, un pouvoir d'une vigueur et d'une fermeté exceptionnelles, en mesure d’appliquercette obligation générale du travail, car les fonctionnaires ne peuvent pas l'appliquer, etseuls les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans peuvent y réussir, étant le peuplemême, étant les masses populaires, ne constituant pas un pouvoir de fonctionnaires,connaissant à fond, de haut en bas, la vie du paysan.

Un ferme pouvoir révolutionnaire 4 : voilà le troisième mot d'ordre de Lénine -et qui lui est imposé par la situation économique en Russie ; il voit le danger que cettesituation fait courir à la Révolution : la disette approche ; le chômage s'accroît ; les matiè-res premières font défaut - le combustible aussi. Les usines sont obligées de fermer. Lesouvriers vont manquer même de pain. Les industriels, se sentant menacés, freinent la pro-duction 5. Lénine écrit, le 14 et le 16 mai : la débâcle menace, la catastrophe se rappro-che... le salut n'est que dans la discipline révolutionnaire... 1 VICTOR SERGE, op. cit., p. 19 : « On peut dire que la première vague de la révolution d'octobre monte à

ce moment, avec une force irrésistible, du fond de l'indignation populaire. »2 LÉNINE, Œuvres complètes, t. XX, p. 257, Les leçons de la crise : « Pétrograd fut en ébullition... les

manifestations de masse et les démonstrations se suivaient sans interruption... »3 Id., ib., t. XX, Rapport sur la situation actuelle, p. 289, et Discours aux paysans, pp. 461, 465-482.4 Voir sur le même thème, dans la Pravda du 6 mai, LÉNINE, Œuvres complètes, t. XX, p. 398 : « D'un

ferme pouvoir révolutionnaire. » Cf. aussi 16 mai : Catastrophe inéluctable et promesses démesurées,pp. 434-440.

5 « Les patrons des houillères du Sud désorganisent précisément la production.., la désorganisent et lanégligent consciemment. » (Id., ib., t. XX, p. 437.)

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IV

Le 16 juin, Kerensky donne à l'armée et à la flotte l'ordre de prendre l'offensive.Le 18, l'offensive russe dans la région de Cvinsk et en Galicie est d'abord suivie de quel-ques succès. Le même jour, à Pétrograd, est organisée une manifestation contre la guerre.Le lendemain, une contre-manifestation a lieu sur la Perspective Nevsky en l'honneur desvictoires de l'armée russe. Les ouvriers du quartier de Vijborg répondent par une grève deprotestation. Un peuple qui, même à l'annonce d'un succès, ne veut plus se battre, telle estla signification de la manifestation organisée à Pétrograd. Le 18 juin, 400.000 ouvriers etsoldats ont défilé dans la rue, en réclamant « tout le pouvoir pour les Soviets », en accla-mant les mots d'ordre du parti bolchevik : »Ni paix séparée avec l'Allemagne, ni traitéssecrets avec les Anglo-Français. » Les soldats ne veulent plus se battre. Les paysans mo-bilisés veulent retourner chez eux. Lénine 1 craint que les bolcheviks se laissent entraînerà une aventure prématurée ; il supplie « son parti et le prolétariat socialiste de faire preuvedu maximum de vigilance et de sang-froid ». Il prévoit la venue d'un nouveau Cavaignac,semblable à celui « qui, mettant à profit la crainte inspirée par le prolétariat aux classesmoyennes, entreprit de désarmer les ouvriers parisiens et de les fusiller en masse 2 ». Ilfaut attendre que le nouveau Cavaignac fasse appel à la violence.

Le 28 juin commencent les revers sur le front. Le 4 juillet, ces nouvelles soulè-vent un demi-million d'hommes. Un régiment vient exhorter les bolcheviks à l'action. LeComité exécutif du Soviet refuse de prendre le pouvoir. Lénine pense que le moment n'estpas encore venu et l'événement justifie sa prudence. car, le 5 juillet, les ouvriers rentrent àl'usine, les soldats à la caserne.

Les journées des 4 et 5 juillet sont suivies d'une répression : la Pravda est sup-primée, Trotsky arrêté, Lénine obligé de fuir. Et désormais, jusqu'aux journées d'octobre,Lénine va se cacher ; d'abord aux environs de Pétrograd, passant ses nuits dans des huttesde foin ; ensuite en Finlande ; enfin à Pétrograd. Dans la campagne finlandaise, en août etseptembre, Lénine rédige L'État et la Révolution. Il y définit le caractère nouveau del'État, sorti de la Révolution, par la fusion de la police, de l'armée et de la bureaucratieavec la totalité du peuple armé 3.

Pendant les semaines qu'il passe en Finlande, en août et septembre, Lénine a lesouci constant du problème pratique que posent les premiers mois de la révolution defévrier. Dans un tract publié en feuille volante, A propos des mots d'ordre, Léninecondense les leçons qui lui semblent résulter des événements de juillet :

1 LÉNINE, 13 juin : « Nous sommes au tournant. » (Œuvres complètes, t. XX, p 609.)2 Dans la Pravda du 16 juin : « De quelle classe viennent et viendront les Cavaignacs ? » « L'apparition

des Cavaignacs est certaine, pourvu qu'il y ait une petite bourgeoisie hésitante, instable, craignant lesdéveloppements de la révolution » (Œuvres complètes, t. XX, p. 616).

3 LÉNINE, Œuvres complètes, t. XX, pp. 32-44 . Lettres de loin (10 et 11 mars 1917). La milice proléta-rienne : « Il nous faut un pouvoir révolutionnaire, il nous faut (pour une certaine période de transition)un État ». L'État et la Révolution, nouvelle édition refondue, Librairie de L'Humanité, Paris 1925, avecun avertissement d' Amédée Dunois ; et Œuvres complètes, t. XXI, pp. 441-544

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Avant le 4 juillet, écrit-il en août, je passage du pouvoir aux Soviets était pos-sible sans guerre civile, car il n'y avait pas de violence exercée sur le peuple... La voie pa-cifique est devenue impraticable... Au point décisif, le pouvoir a passé à la Révolution...Le 4 juillet, toutes les autres classes se sont trouvées unies contre la classe ouvrière. Aussile pouvoir qui repose sur cette union contre doit-il être renversé par la force. Mais il fautattendre l'heure favorable pour engager la bataille décisive ; il faut attendre un nouvel élande la Révolution, venant de la profondeur des masses. Car ce qu'il faut, c'est être le plusfort au moment décisif, à l'endroit décisif. En un mot : vaincre.

Kerensky, qui, le 8 juillet, est devenu président du Conseil, s'entend avec le gé-néral Kornilov ; mais, lorsque celui-ci, le 26 août, marche avec ses cosaques sur Pétro-grad, Kerensky le désavoue. Au lendemain du coup de Kornilov, dans sa lettre au Comitécentral, Lénine conclut : « Nous nous sommes extraordinairement rapprochés du pouvoir,mais de biais. » Le 3 septembre, il écrit un article sur le Compromis :

Un parti authentiquement révolutionnaire ne doit pas proclamer une impossi-ble répudiation de tout compromis, mais doit savoir, à travers tous les compromis que lanécessité peut lui imposer, demeurer fidèle à sa classe, à son œuvre révolutionnaire, à lapréparation de la Révolution, à l'éducation des masses pour la victoire de la Révolution.

Dès le 16 septembre, Lénine est sûr de vaincre, car il constate que le « début dela guerre civile [n']a manifesté... du côté de la bourgeoisie, aucune force, aucune cons-cience de classe, aucune assise, aucune chance de victoire »...

Cependant, les Soviets se sont transformés : la minorité bolchevik est devenuemajorité. Pour la première fois, le 31 août, à Pétrograd, et le 6 septembre, à Moscou, lesrésolutions présentées par les bolcheviks ont obtenu la majorité. Le 25 septembre, LéonTrotsky est nommé président du Soviet de Pétrograd. De cette majorité conquise, Léninetire la conséquence : « La majorité du peuple est avec nous ; ayant obtenu la majoritédans les Soviets des ouvriers et des soldats des deux capitales, les bolcheviks peuvent etdoivent prendre le pouvoir gouvernemental 1. » L'insurrection, qui, au commencement dejuillet, aurait été une erreur, doit être organisée. Mais, en même temps, Lénine pense à laforme que va prendre l'État pendant cette période de transition. Il faut s'appuyer sur lesconquêtes du grand capitalisme.

Le socialisme n'est pas autre chose que le monopole d'État capitaliste employédans l'intérêt du peuple entier et ne cessant que dans cette mesure d'être un monopole ca-pitaliste... Le capitalisme a créé un mécanisme étroitement attaché aux banques et auxsyndicats industriels, - charbon, métaux, sucre, etc., …mécanisme qui accomplit un grandtravail de recensement et d'enregistrement, si l'on peut s'exprimer ainsi. Ce mécanisme, onne peut pas et il ne faut pas le briser.

Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable. Les grandes ban-ques constituent le mécanisme d'État dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme etque nous prenons tout fait au capitalisme... Le capitalisme des monopoles d'État est lapréparation matérielle la plus complète du socialisme, l'antichambre du socialisme...(tome XXI, pages 228 et 229).

Le parti bolchevik n'a que 240.000 membres, une toute petite minorité dans lepays ; c'est lui pourtant qui formera un gouvernement qui durera, car, dans la Russie, endécomposition, la seule force est l'organisation disciplinée et fermement conduite desbolcheviks. 1 Lettres au Comité central du Parti, écrites à partir de 1a mi-septembre (LÉNINE, Œuvres complètes, pp.

354, 358, 361, 389, 392, 404, 423, 427, 432, 438).

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Depuis son retour en Russie, Lénine avait cherché à rapprocher et à unir soldats,ouvriers et paysans : l'adhésion des masses paysannes était à ses yeux la condition déci-sive du succès. Or, voici qu'elles s'ébranlent. Dans les provinces, déçus par les lenteurs dugouvernement provisoire, les paysans se soulèvent, saisissent les récoltes des propriétairesfonciers et brûlent les châteaux. La révolte des paysans, attendue par Lénine, lève les hé-sitations de sa prudence. Le 29 septembre, il écrit : « La crise est mûre. Tout l'avenir de laRévolution est en jeu. » Mais Lénine doit vaincre une résistance, celle du Comité centraldu Parti qui hésite :

Les événements nous prescrivent nettement notre devoir, l'attente devient uncrime... Le mouvement agraire se développe... Les troupes nous vouent une sympathie deplus en plus vive... il n'est plus douteux que nous assistons en Allemagne, depuis l'exécu-tion des marins (de Kiel), au début de la Révolution... Dans ces conditions, attendre est uncrime... Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir sur-le-champ... Attendre le Congrèsdes Soviets est un crime... Si on ne peut pas prendre le pouvoir sans insurrection, il fautfaire l'insurrection sur l'heure... A Moscou, la victoire est assurée, personne ne résistera.Le gouvernement n'a rien à faire et n'a point de salut. Il se rendra. La paix, nous la propo-serons demain ; la terre aux paysans sur l'heure...

Le 8 octobre, Lénine, dans ses Conseils d'un spectateur, écrit qu'en commençantl'insurrection on doit savoir qu'il faut aller jusqu'au bout :

Une fois l'insurrection commencée, il faut agir avec le maximum de décision etabsolument, à tout prix, engager l'offensive..., tâcher de surprendre l'ennemi, saisir lemoment où ses troupes sont dispersées..., combiner nos forces principales, la flotte, lesouvriers et les régiments, de telle sorte que soient immédiatement occupés et conservés,au prix de n'importe quelles pertes, la centrale des téléphones, le télégraphe, les gares, lesponts...

Léon Trotsky va aider Lénine à mettre ce plan en application. Le 10 octobre, leComité central bolchevik vote la préparation immédiate de l'insurrection ; et Lénine dé-cide qu'on ne doit pas attendre le 25, jour où doit se réunir le Congrès panrusse des So-viets car « prendre les armes à date fixe, c'est laisser trop beau jeu à l'ennemi ». C'est laveille même du Congrès, le 24 octobre, que va éclater l'insurrection. Pendant les heuresqui la précèdent et l'accompagnent, « Lénine est tout entier volonté tendue, ardeur impé-rieuse, commandement d'action » (Victor Serge).

« Dans les casernes, les usines, aux coins des rues, d'inépuisables orateurs ré-clamaient la fin de la guerre et déclaraient que, si le gouvernement ne faisait pas un efforténergique en faveur de la paix, les soldats quitteraient les tranchées et rentreraient chezeux... Les soldats, qui désertaient le front par centaines de milliers, refluaient comme unevaste marée et erraient sans but à travers tout le pays 1. » John Reed raconte que, la nuitdu 10 octobre, au Comité central du parti bolchevik, un premier vote au sujet de l'éven-tualité de l'insurrection avait été négatif ; mais un ouvrier s'était écrié : « Je parle au nomdu prolétariat de Pétrograd. Nous sommes pour l'insurrection. Faites comme vous vou-drez, mais je vous déclare que, si vous laissez écraser les Soviets, vous êtes finis pournous. » Quelques soldats se joignirent à lui. On remit l'insurrection aux voix. Elle triom-pha. Pétrograd présentait un curieux spectacle. Dans les usines, les salles des comitésétaient remplies de fusils ; des courriers, allaient et venaient ; la garde rouge s'entraînait.Dans les casernes, il y avait chaque nuit des meetings, et les journées se passaient en dis-

1 JOHN REED, Dix jours qui ébranlèrent le monde, Bureau d'éditions, Paris, pp. 15, 16, 25.

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cussions passionnées et interminables. De mystérieux individus circulaient autour desfemmes grelottantes dans les queues de pain et de lait, leur chuchotant que les juifsavaient accaparé les stocks de vivres et que les membres des Soviets vivaient dans l'opu-lence, tandis que le peuple mourait de faim... Dans les clubs, du crépuscule à l'aube, onjouait fiévreusement ; le champagne coulait à flots, les enjeux atteignaient 20.000 roubles.Les rues et les cafés du centre regorgeaient de prostituées couvertes de bijoux et de four-rures luxueuses... Complots monarchistes, espions allemands, contrebandiers tirant desplans...

Dans la- crainte d'une répression préventive exercée par le gouvernement, Lé-nine presse le parti d'agir : « Tout retard à l'insurrection équivaut à la mort... Tout tient àun cheveu... Il faut à tout prix ce soir, cette nuit, arrêter le gouvernement. Le gouverne-ment chancelle, il faut l'achever à tout prix... Temporiser dans l'action, c'est la mort...Maintenant ou jamais... Ne vont-ils pas tomber sur nous à l'improviste ?... » L'essentielétait, pour les bolcheviks, de s'opposer à l'éloignement de la garnison de Pétrograd, dontle gouvernement provisoire avait l'intention de se débarrasser en l'envoyant sur le front.Cette garnison se composait de 60.000 hommes ; c'est d'elle qu'était sorti le Soviet desdéputés soldats ; elle qui avait prévenu le coup de Kornilov. Trotsky avait lancé dans lesjournaux la nouvelle que des pourparlers étaient engagés avec l'état-major de l'armée ausujet du licenciement de cette garnison. Trotsky explique à Lénine que ce n'est qu'uneruse de guerre : « Ah çà, c'est bien, bien ! » s'écrie Lénine d'une voix chantante et gaie, etil se met à marcher de long en large en se frottant les mains. « Çà, c'est bien, bien ! » Lé-nine aimait les stratagèmes ; il s'était déguisé et avait même coiffé une perruque.

Le soir du 24, dans une pièce de l'Institut Smolny, on étendit des couvertures etdeux oreillers : « Nous y reposâmes, Lénine et moi, couchés l'un à côté de l'autre, mais nesongeant nullement à dormir. » Dans un accès de lyrisme, peu fréquent chez lui, Lénines'écria : « Quel tableau sublime : un ouvrier auprès d'un feu de bivouac, les armes à lamain !... » Il était encore si peu sûr du succès que, craignant d'être arrêté, peut-être tué, ilmettait en lieu sûr les documents susceptibles d'intéresser l'histoire 1.

Durant les journées du 24 et du 25 octobre, tandis que Lénine, dans une chambreécartée, songeait à toutes les éventualités et à tous les détails, Trotsky assurait l'organisa-tion pratique de l'insurrection 2.

Après la prise du Palais d'Hiver, le 25, c'est Trotsky qui, monté à la tribune, in-troduit Lénine auprès du Congrès réuni dans la salle, où, sous les candélabres blancs, sié-geaient, entassés sur les banquettes, se pressant dans les passages et les moindres recoins,perchés sur les rebords des fenêtres et jusque sur le bord de la tribune, les députés ou-vriers et soldats :

Trotsky, tribun splendide et courageux du soulèvement..., au nom du comitémilitaire révolutionnaire du Soviet de Pétrograd, déclare que le gouvernement provisoiren'existe plus. Et, comme preuve vivante de ce fait, paraît à la tribune, salué d'une formida-

1 Un portrait de Lénine, par TROTSKY, Clarté, juin 1925: « Jusqu'à la dernière heure il craignit que l'en-

nemi ne se mît au travers de notre mouvement et ne nous surprît à l'improviste » - MARC VICHNIAC, op.cit., passim.

2 STALINE : « Tout le travail d'organisation pratique de l'insurrection s'effectua sous la direction immé-diate de Trotsky... Le Parti est surtout et avant tout redevable au camarade Trotsky. »

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ble ovation, Lénine, que la nouvelle révolution libérait du mystère dont il avait dû s'entou-rer 1.

Le 7 octobre, Lénine avait dit : La terre aux paysans sur l'heure. Ses premièresparoles, lorsqu'il est sûr de la victoire, sont pour les paysans. Lénine entend tenir, et teniraussitôt, la promesse qu'il leur a faite. Le 26 octobre, Lénine propose le décret sur la paixet le décret sur la terre, votés dans cette séance même. Le décret sur la paix est voté àl'unanimité, deux jours après la défaite de Caporetto sur le front italien :

Le gouvernement ouvrier et paysan issu de la révolution des 24 et 25 octobre,appuyé sur les Soviets... invite toutes les nations belligérantes et leurs gouvernements àouvrir sans délai les négociations d'une juste paix démocratique, une paix immédiate sansannexions et sans contributions 2...

Le document se termine par un appel aux ouvriers de France, de Grande-Bretagne et d'Allemagne. Certains des délégués du Congrès des Soviets voudraient qu'ondonnât au décret la forme d'un ultimatum. Lénine s'y refuse, parce qu'il escompte la ré-volution en Allemagne : « Si le peuple allemand nous voit disposés à discuter toutes lesoffres de paix, la coupe débordera, ce sera la révolution allemande. Nous sommes dispo-sés à les discuter toutes : cela ne veut pas dire que nous y souscrirons. »

Constitué dès le 26 sous la présidence de Lénine, le nouveau gouvernement descommissaires du peuple doit faire face à la défection et à la grève des employés des-services publics. Il ne possède aucun appareil gouvernemental ; la liaison avec la provincen'existe pas ; le Comité panrusse des Cheminots gêne les pourparlers télégraphiques duConseil avec Moscou. Il n'y a pas d'argent ; il n'y a pas d'armée. Invités par décret à tra-vailler en contact étroit avec les organisations de masse des ouvriers, des ouvrières, desmarins, des soldats, des employés, les commissaires consacrent beaucoup de temps à re-cevoir des délégations ouvrières.

Le commissaire du peuple au Travail était Chliapnikov, le secrétaire du syndicatdes métallurgistes ; ce syndicat fournit au Département du Travail son nouveau personnel.Le syndicat des gens de mer organisa l'administration des ports.

Les premières séances du Conseil des commissaires se tinrent dans le petit cabi-net de Lénine, au second étage de l'Institut Smolny 3.Le personnel du Conseil était réduittout d'abord à un secrétaire et deux auxiliaires : « Je crois qu'on ne rédigea pas de procès-verbaux des premières séances. » Séances qui duraient longtemps, car les commissairesétaient assaillis de questions urgentes auxquelles il fallait donner une solution immédiate.Lénine dirige le travail de législation, d'administration et d'organisation il préside, cinq etsix heures d'affilée, le Conseil des commissaire du peuple, dont les séances sont quoti-

1 BOUKHARINE, De la dictature de l'impérialisme à la dictature du prolétariat, Genève, 1918.2 E. YAROSLAVSKI, Histoire du Parti Communiste, Bureau d'éditions, 1931, pp. 291 et suiv.3 Lénine guide les débats, limitant strictement le temps de parole, qu'il vérifie sur sa montre de poche. Il

démêle avec aisance les questions diverses et souvent compliquées, posées sans examen préalable et,toutes, d'urgence. Tandis qu'il écoute les discussions, Lénine prépare des conclusions, des résolutionssur une étroite bande de papier couverte d'une écriture minuscule. Pour économiser le temps, il envoieà telle ou telle personne présente de courts billets demandant des précisions ou des renseignements. Laréponse est écrite sur le verso du papier, et détruite immédiatement par Lénine. Lorsqu'il estime que ladiscussion a assez duré, il lit un projet de résolution, toujours conçu en un style d'une raideur prémédi-tée. Après quoi, les débats cessant, la proposition de Lénine devenait toujours la base du décret. Cf.CHLIAPNIKOV, La Revue Prolétarienne, n° 10, 1922, et Léon Trotsky, op. cit., pp 124-125

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diennes. Trotsky insiste sur l'imagination créatrice nécessaire à Lénine pour diriger cetravail multiple, embroussaillé, et en dégager des conclusions pratiques et rapides à l'ins-tant critique, « quand il s'agissait d'un revirement tactique plus ou moins risqué et où saresponsabilité était particulièrement engagée... Lénine paraissait écarter, balayer tout cequi était accessoire, secondaire tout ce qui pouvait simplement distraire l'attention, affai-blir l'énergie 1... »

C'est l'entente des soldats et des ouvriers, dans les grandes ville et surtout à Pé-trograd et à Moscou, qui a permis à l'état-major d'intellectuels formé et dirigé par Léninede faire la révolution conformément au schéma dessiné par lui, et qu'il a, grâce à un ré-alisme tout opportuniste, à la fois suivi et assoupli par son action quotidienne. La révolu-tion a duré, d'abord et avant tout, parce qu Lénine lui avait assuré l'adhésion des massespaysannes.

Quels que soient les péripéties et les développements, pendant les années sui-vantes, de cette révolution, un fait est certain : son rayonnement par delà les frontières dela Russie. Une mystique est créée, qui va immédiatement pénétrer le mouvement ouvrierdans les différents pays de l'Europe. Cette mystique aura des répercussions profondes surl'état d'esprit des militants et sur l'évolution du mouvement lui-même.

1 Lénine et Trotsky travaillent en harmonie, dans des cabinets situés aux deux bouts opposés de l'Institut

Smolny. Le corridor qui les unit était si long que Lénine, par plaisanterie, proposa d'établir la liaisonpar cyclistes : « Nous communiquions par téléphone, des marins accouraient fréquemment chez moi,m'apportant ces remarquables petits billets de Lénine, deux ou trois phrases détachées sur un petit boutde papier, chacune en retrait, les mots les plus importants soulignés de deux ou trois coups de plume, letout terminé par une question posée également en retrait. »

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Chapitre II

La paix américaine (1917-1918)

« Les peuples permettront-ils à la diplomatie de laisser tomber lagrande possibilité de paix ouverte avec la révolution russe ? »

LÉNINE-TROTSKY,28 novembre 1917

« Nous ne voulions pas faire subir à la France la paix de. Brest-Litovsk. »

BOURDERON,Congrès de Lyon

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Le 9 novembre 1917, Lénine décide de commencer des négociations en vue d'unarmistice ; le 13 novembre, le ministère Painlevé tombe ; le 16, Clemenceau prend lepouvoir.

Le 18 novembre, un train spécial emporte vers Brest-Litovsk la délégation char-gée de négocier un armistice : cinq délégués accompagnés d'un marin, d'un soldat, d'unpaysan et d'un ouvrier. L'armistice est conclu le 2 décembre pour vingt-huit jours et re-nouvelable. La convention admettait, sous le nom de contacts organisés, la fraternisationdes troupes. Les pourparlers de paix, qui s'ouvrent le 9 décembre à Brest-Litovsk, avaientété entamés par Lénine et Trotsky avec l'espoir d'arriver à ébranler les masses ouvrièresd'Allemagne et d'Autriche-Hongrie et celles de l'Entente. Aussi leur semblait-il qu'il fal-lait faire durer les pourparlers le plus longtemps possible, afin de donner aux ouvriers desnations en guerre le temps de comprendre la politique de paix de la Russie.

Certains signes pouvaient créer l'illusion qu'une révolution était possible, prochemême en Allemagne ; des troubles s'étaient produits dès avril 1917 : 125.000 ouvriers desusines de munitions s'étaient mis en grève. Pendant l'été, en juillet et en août, des mutine-ries se produisaient à bord de trois navires.

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Du côté des alliés, l'offensive du 16 avril 1917, dirigée par le général Nivelle,avait abouti à un échec. Cet échec avait provoqué un découragement d'autant plus pro-fond que l'offensive avait suscité plus d'espoirs. La lassitude et l'inquiétude de l'arrière ontleurs répercussions parmi les soldats et. les officiers. Quelques mutineries se produisenten Champagne. Un régiment se met en marche sur Paris. Et ceux qui ont subi la guerrecomme une fatalité jugent qu'elle se prolonge en vain. Comme le Lucien du Sang Noir, àla vue des conscrits, plus d'un se demande si cette innocente acceptation de la douleur etde la mort servirait au moins à alléger la douleur du monde 1.

I

L'hiver de 1916-1917 avait été rude pour tous les peuples en guerre ; mais plusparticulièrement pour les Empires Centraux. Chez tous, disette de charbon, de pétrole, desucre, de blé, de produits chimiques. En 1917, la récolte avait été, en Allemagne, infé-rieure de 50 pour 100 à la moyenne d'avant 1914 : la ration de pain du combattant étaittombée à 260 grammes par. jour. La consommation des vivres avait diminué de 50 pour100. La conquête des blés roumains avait permis aux Empires Centraux de tenir. EnFrance, la surface ensemencée avait baissé de 35 pour 100. En Grande-Bretagne et enFrance, on avait dû imposer à la population un rationnement rigoureux. En vain, jusqu'enseptembre 1917, les gouvernements alliés avaient: ils essayé d'enrayer la hausse des prix ;ils avaient tenté d'assurer le ravitaillement dans tous les pays alliés, grâce à la création àLondres du Wheat Executive, en novembre 1916 2. Dès cette époque, le gouvernementanglais avait vu le prix du pain monter chaque semaine à Londres ; les approvisionne-ments s'épuisaient et la population anglaise était à la merci des torpillages et de la spécu-lation. Une production déficitaire aux États-Unis avait encore accentué la gravité de cettesituation, qui devenait dramatique pour la France pendant l'été 1917. En août, les stocksfrançais sont inférieurs aux quantités nécessaires pour la soudure de la récolte. Il ne resteplus que quinze jours de consommation ; les approvisionnements en farine pour l'arméene s'élèvent qu'à un jour et pour les grandes villes à deux ou trois jours. C'est donc à l'au-tomne 1917 que se sont écoulées les heures les plus critiques pour les alliés : au momentoù se développait la révolution d'octobre, le ministre français du Commerce télégraphiaità son collègue anglais : « La France, et par conséquent l'Entente tout entière, est à la mer-ci d'un accident ; la catastrophe produite par le manque de pain pendant quelques joursserait irrémédiable. »

1 Le Sang Noir, roman, Gallimard, 1936, dans lequel Louis GUILLOUX a puissamment mis en relief l'état

d'esprit de 1917. Cf. : « De petits malingres portaient à leur chapeau le signe de la mort prochaine... Ilsne posaient pas de conditions... Ils n'exigeaient pas de savoir par quoi, à l'autre bout de la chaîne, seraitcompensée la perte de leurs jeunes vies et si cette innocente acceptation de la douleur et de la mort ser-virait au moins à alléger la douleur du monde... L'humanité balbutiait à peine. A travers tant d'horreurs,elle finirait par découvrir le prix infini de la vie, le respect de la vie, l'amour véritable et fraternel ».

2 Accord interallié précédé par le Sugar Executive (janvier 1916), suivi du Meat and Fats Executive, del'Oil Seeds Executive (août 1917), du Nitrate and Soda Executive (décembre 1917), et de la mise encommun des ressources totales des Alliés en bateaux, grâce à l'Interallied Maritime Council.

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Le 28 novembre, connaissant cette situation, Lénine, président, et Trotsky,Commissaire aux Affaires Étrangères, adressent aux peuples des pays belligérants la dé-claration suivante :

La victorieuse révolution des ouvriers et des paysans de Russie a mis au pre-mier rang la question de la paix. La période d'hésitation, d'ajournement et de la bureau-cratie est finie. Maintenant, tous les gouvernements, toutes les classes, tous les partis detous les pays belligérants, sont invités à répondre catégoriquement à la question : s'ils en-tendent ou non entrer avec nous en pourparlers au sujet d'un armistice immédiat et d'unepaix générale. De la réponse à cette question dépend celle de savoir si nous éviterons unenouvelle campagne d'hiver avec toutes ses horreurs et ses misères, et aussi si l'Europecontinuera à être noyée dans le sang.

Nous, Conseil des Commissaires du Peuple, nous nous adressons aux Gouver-nements de nos alliés... Nous leur demandons, en face de leurs propres peuples, en face dumonde entier, s'ils entendent entrer en pourparlers pour la paix. Nous, Conseil des Com-missaires du Peuple, nous demandons aux peuples alliés, en première ligne aux massestravailleuses, s'ils veulent continuer le stupide massacre, aller aveuglément vers la perte dela civilisation européenne...

À notre proposition, les représentants officiels des Gouvernements alliés ontrépondu par un refus de reconnaître le Gouvernement des Soviets et de se mettre en rap-port avec lui au sujet des pourparlers pour la paix. Le Gouvernement de la révolutionvictorieuse est privé de la reconnaissance de la diplomatie professionnelle, mais nous de-mandons à ces nations si la diplomatie réactionnaire exprime leurs pensées et leurs aspi-rations, si les peuples permettront à la diplomatie de laisser tomber la grande possibilitéde paix ouverte avec la révolution russe.

II

Au printemps et pendant l'été de 1917 s'étaient réunies des conférences interna-tionales : d'abord la Conférence syndicale internationale de Stockholm, convoquée par leBureau intérimaire d'Amsterdam et tenue le 8 juin en l'absence des délégués de l'Entente ;puis la troisième Conférence de Zimmerwald, tenue le 12 septembre et qui avait voté cemanifeste :

Les peuples s'acheminent avec résignation vers le quatrième hiver de la guerreavec toutes ses horreurs ; des millions d'hommes ont été estropiés, d'autres millions en-core sont traînés à l'abattoir. La famine, la misère exténuent ceux qui restent à la maison...C'est l'extermination des peuples par les peuples eux-mêmes... En face de ces horreurs etde ces tortures, les peuples qui en sont victimes élèvent toujours davantage le cri : « Nousvoulons la paix, la fin de l'assassinat des peuples. » Et pourtant l'aurore de la paix ne semontre pas encore à l'horizon... Les événements de Russie exigent aussi la lutte du prolé-tariat international... La lutte internationale des masses pour la paix signifie en mêmetemps le salut de la révolution russe. L'heure a sonné du commencement de la lutte com-mune dans tous les pays pour l'avènement de la paix, pour la libération des peuples par leprolétariat socialiste. Le moyen qui y mène est .la grève internationale et simultanée desmasses.

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Enfin, à la Conférence de Berne (1er au 14 octobre 1917), la CGT avait voulu,mais n'avait pu envoyer de délégués, parce que le gouvernement français avait refusé lespasseports 1 ; les syndicats anglais et belges, eux, avaient décliné l'invitation. Ces diversestentatives de rapprochement permettaient au Comité pour la reprise des relations interna-tionales d'écrire : « Des actions isolées du prolétariat ont déjà eu lieu en plusieurs en-droits... Cette même lutte prolétarienne est menée par les masses ouvrières qui abandon-nent le travail pour défendre leur droit le plus élémentaire à la vie... Ce sont là des symp-tômes qui démontrent que la classe ouvrière est fatiguée de la guerre 2... »

En France, les minoritaires, qui n'avaient pu assister à la troisième Conférencede Zimmerwald, continuent à mener la lutte contre la guerre. Le Comité pour la reprisedes relations internationales avait l'appui de la Fédération des Métaux et de la Fédérationnationale des Syndicats d'Institutrices et d'Instituteurs ; le 23 mai 1917, la section de laCharente avait publié un petit tract, signé de Marie et François Mayoux : Les instituteurssyndicalistes et la guerre 3. Du reste, Alexandre Blanc et les deux autres députés qui ontparticipé à Kienthal, Raffin-Dugens et Brizon, sont membres de l'enseignement primaire :

Notre programme n'a pas varié, il ne variera pas jusqu'à la fin de l'horrible etstupide boucherie : la paix ! la paix ! la paix !... A la guerre, il n'y a qu'un remède, lapaix... Une grande pacifiste, la misère, va nous prêter main-forte. Ce cri, la paix !.. Ce crisi simple, si éloquent, si humain, jaillira demain de toutes les poitrines parce que le painsera noir et que le charbon manquera.

Plus importantes encore que ces manifestations est celle de la Fédération desMétaux, à l'occasion du 1er mai 1917. Dans L'Union des Métaux, la Fédération publiaitl'appel du Comité des députés ouvriers et soldats de Russie aux prolétaires de tous lespays, suivi d'un autre appel 4 signé de la Commission exécutive de la Fédération des Mé-taux : Notre Premier Mai, citant, en épigraphe, cette phrase de Jaurès : « Mais, lorsque lesconséquences et les désastres se développeront, les peuples diront aux responsables : Al-lez vous-en et que Dieu vous pardonne ! »

Cet appel reproche à la majorité confédérale d'avoir attendu le 3 avril 1917 pourcondamner les buts de guerre du gouvernement tsariste, la possession de Constantinople.La Fédération des Métaux déclare conserver la conviction que la paix doit être l'œuvredes peuples ; l'attitude de la classe ouvrière doit s'inspirer des paroles de Turati :

Point de co-responsabilité ; aucune complicité avec les classes dirigeantes,avec les partis bourgeois, qui voulurent ou qui admirent cette situation. Séparation nette,absolue, sans équivoque, sans transactions. Deux routes, deux âmes, deux mondes, nous eteux, irréconciliables, aujourd'hui et plus encore demain.

1 La Voix du Peuple, décembre 1917, p. 9.2 Comité pour la reprise des relations internationales, Paris, 31, rue Grange-aux-Belles: trois documents,

dont le manifeste de la IIIème Conférence de Zimmerwald.3 Brochure de 16 pages, éd. par la Section de la Charente, 1917. - Dès mai 1915, la Fédération avait

préparé un manifeste des instituteurs syndicalistes pour crier : « Assez de sang versé ! »4 La presse, en le publiant, avait dénaturé le sens et le caractère de cet appel. Le Temps du 31 mars 1917

avait introduit dans l'appel une phrase qu'il ne contenait pas : « En parlant aux Allemands, nous nemettons pas bas les armes : et avant de parler de paix, nous proposons aux Allemands de nous imiter etde renverser Guillaume II qui a déclaré la guerre. Si les Allemands ne nous imitent pas, nous lutteronsjusqu'à la dernière goutte de notre sang ». (L'Union des Métaux, février-mai 1917, n° 67.)

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L'Union des Métaux fait ensuite le bilan des trois années de guerre :

Le droit syndical supprimé, en fait, sous le masque hypocrite d'une liberté l'an-nihilant... les militants traqués, déplacés, renvoyés au front pour délit d'opinion... le droitde réunion contesté, supprimé pour ceux qui, luttant pour la vérité, refusent d'accepter etde répandre les mensonges et les excitations haineuses les plus viles et les plus basses...les organisations ouvrières humiliées, avec leur existence hautaine ment tolérée par lepouvoir, insolemment contestée par le patronat. Le patronat, encouragé par les gouverne-ments et leurs agents, libéré de tout contrôle, de toute inspection, exploite durement lesenfants et les femmes, que le surmenage condamne à l'épuisement et à la tuberculose ; ilbénéficie dans de nombreux cas d'une main-d’œuvre militarisée, soumise à une autoritéaussi excessive qu'utilement contestable... Grossissant démesurément ses profits, il aug-mente, proportionnellement ses prétentions liberticides ; se refusant à admettre les tarifsdes salaires insuffisants qu'on nous impose, il ne les applique pas, ou en général ne règleles salaires que sur le minimum de base de l'affûtage, pour tous les travaux aux pièces...

La Fédération des Métaux publie l'ordre du jour voté le 25 avril 1917 à l'unani-mité par sa Commission exécutive, - ordre du jour dont la censure avait interdit la, publi-cation par la presse, - « engage les organisations et les militants de la métallurgie à parti-ciper à toutes les démonstrations ou actions ayant pour but d'aider les prolétariats de Rus-sie et d'Allemagne dans leurs efforts de libération ».

Ce numéro de mai 1917 de L'Union des Métaux amena le gouvernement à déli-bérer sur le cas Merrheim. L'ordre fut donné de saisir le numéro de ce journal et, commel'État-Major de l'armée insistait pour que Merrheim fût arrêté, le gouvernement discuta decette arrestation. M. Malvy raconte à ce sujet :

Lorsque j'informai Jouhaux des interventions répétées de l'État-Major afinqu'on arrêtât Merrheim, Jouhaux me conseilla vivement de m'y opposer de toutes mes for-ces : « Nous sommes adversaires aujourd'hui, me dit-il, pour la meilleure défense des inté-rêts ouvriers. Mais si on touche à Merrheim, demain nous serons tous autour de lui pourprotester contre cette mesure et pour agir 1. »

La CGT devait tenir une conférence extraordinaire à Clermont-Ferrand les 23,24 et 25 décembre 1917 2, c'était la troisième de la guerre, - les deux premières ayant ététenues les 15 août 1915 et les 24 et 25 décembre 1916. Cette conférence révèle qu'uneévolution s'est produite dans la psychologie des militants. Elle révèle un drame de cons-cience parmi les minoritaires : les discours prononcés par eux à Clermont-Ferrand, no-tamment celui de Bourderon et celui de Merrheim, traduisent l'angoisse de ces militants.D'un côté, la révolution russe offre un espoir à ceux qui haïssaient la guerre et qui, dès lejour de la mobilisation, n'avaient eu qu'une pensée : la paix. En disant : « Les peuplespermettront-ils à la diplomatie de laisser tomber la grande possibilité de paix ouverte avecla révolution russe ? » Lénine et Trotsky savaient que de telles paroles allaient droit aucœur d'hommes dont la guerre avait bouleversé la conscience. Mais ces .mêmes hommesavaient été profondément déçus par la faillite de l'Internationale et par la vanité de leursefforts pour la ressusciter. Les minoritaires s'étaient rendu compte de l'apathie des massesouvrières pendant les premières années de guerre. A son retour de Zimmerwald, Merr-

1 MALVY, Mon crime, pp. 102-103.2 Compte rendu de la Conférence extraordinaire des Fédérations nationales, Bourses du Travail et

Unions de Syndicats, tenue à Clermont-Ferrand, Maison des Syndicats, Paris.

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heim avait constaté, nous l'avons vu, l'indifférence de la grande majorité des classes labo-rieuses :

Nous aurions voulu que la classe ouvrière réponde après Zimmerwald à notreappel. Elle n'y a pas répondu : nos appels n'eurent pas d'écho immédiatement... La masse,qu'a-t-elle fait ? La masse, elle s'écartait ! Je n'ai pu la réveiller, cette masse... Elle n'a pasrépondu à l'appel de Zimmerwald. Et... même si j'avais été arrêté à mon retour de Zim-merwald et fusillé, la masse ne se serait pas levée, elle était trop écrasée sous le poids desmensonges de toute la presse et des préoccupations générales de la guerre.

Merrheim ne s'est pas découragé, mais il pense que « ce n'est que par l'actioninternationale simultanée et coordonnée des classes ouvrières de tous les pays » que lesmilitants pourront empêcher « les dirigeants d'insérer dans les traités de paix des clausesfunestes aux intérêts de tous les travailleurs ». Or, cette action simultanée, elle implique,dans chaque pays, l'union des militants. Cette union est devenue le grand souci de Merr-heim et de certains minoritaires.

Parallèlement, l'état d'esprit des majoritaires avait été influencé par les lenteursde la guerre, par l'irritation qu'elle suscitait parmi les masses. Aussi l'unité, qui avait paruimpossible, ne semble plus aussi difficile à réaliser. L'organe de la CGT, La Voix du Peu-ple 1, fait appel à l'unité, afin de doter la CGT des forces dont elle a besoin :

La guerre a bouleversé les vieilles positions, elle a créé des problèmes nou-veaux qui appellent des solutions de progrès social... A la classe ouvrière de prendre éner-giquement et résolument sa place, en revendiquant toute sa responsabilité, mais en exi-geant tous ses droits...

Nous avons le grand espoir que cette troisième conférence nationale nous ap-portera à la fois l'unité de vue et d'action que l'intérêt supérieur de la classe ouvrière ré-clame de tous.

Quel que fût le désir d'union, l'entente se montra difficile à réaliser, lorsque mi-noritaires et majoritaires, se trouvèrent en présence à Clermont-Ferrand. La Fédérationdes Métaux avait donné mandat à Merrheim de lire et de déposer à la Conférence deClermont-Ferrand une déclaration :

La Fédération des Métaux renouvelle sa protestation contre la tenue à Cler-mont-Ferrand de cette réunion. Elle proteste surtout... contre les prétextes invoqués pouréviter Paris... Cette protestation faite, la Fédération des Métaux tient à confirmer ici la po-sition prise par elle depuis le début de la guerre, attitude approuvée unanimement et sansréserves par son Comité National de septembre 1917: depuis quarante mois, la Fédérationdes Métaux a manifesté et précisé son opposition absolue aux méthodes et à l'action de lamajorité du Comité confédéral. Les Syndicats, les Fédérations, les Unions ont d'ailleursencore à la mémoire nos successives protestations exprimées dès les premiers jours de laguerre, notamment contre une collaboration dangereuse avec le gouvernement ou avectout organe émanant de son inspiration ou de son initiative ; contre le départ pour Bor-deaux en accord avec le gouvernement ; ... notre protestation contre le refus de faireconnaître aux organisations françaises l'appel aux ouvriers allemands rédigé par les parti-sans de Liebknecht et répandu en Allemagne, etc. Aujourd'hui... la Fédération des Mé-taux, fidèle aux principes syndicalistes, respectueuse des affirmations de ses congrès, n'acessé de déclarer et déclare toujours que, contrairement au point de vue de la majorité duComité confédéral, la guerre ne fut, n'est pas et ne sera jamais un facteur de raison, dejustice et de progrès... Qu'en présence de cette calamité, la majorité confédérale a eu une

1 La Voix du Peuple, n° 728, décembre 1917, dont l'article de tête a pour titre : Unité et action.

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attitude si prudemment inactive, si docilement agitée ou si pratiquement résignée qu'ellen'a pu conquérir pour les travailleurs la moindre marque de confiance, la moindre parcellede considération... La majorité de la CGT a jugé bon, malgré d'immédiats et amicauxavertissements, de sacrifier son unité à l'union sacrée. Constante dans sa fidélité à cetteformule, elle a approuvé, encouragé par son silence public, troublé seulement par quel-ques timides suppliques, la succession des fautes, des crimes, des attentats à la libertéd'écrire et de penser, à la mutilation du droit de coalition, concédé par l'Empire, à lacontestation du droit syndical... Enhardis par une torpeur générale, constatant la fermeté,l'irréductible et systématique hostilité de la majorité confédérale contre la minorité, les di-rigeants, ne pressentant aucune opposition organisée, poussèrent la hardiesse jusqu'à sor-tir... une nouvelle loi.., contre l'idée pacifiste, arme effrayante entre les mains d'un pouvoirvindicatif ou trop faible pour résister aux pressions persistantes de la réaction. Aucun ci-toyen troublé par l'horreur du carnage, aucun père angoissé ou meurtri dans ses affections,aucune épouse, aucune mère écrasée par l'irréparable douleur ne pourraient se croire àl'abri des tentacules hideux d'une telle loi de mouchardage, de délation, de suspicion, deréaction et de folie... Aujourd'hui encore, après quarante mois de guerre, la majoritéconfédérale, qui s'est livrée sans garantie comme sans condition, après avoir dû enregistrerpériodiquement la véracité des nombreuses affirmations concernant les buts de guerre desAlliés, elle qui s'indignait violemment devant le moindre soupçon, elle qui était si intolé-rante et si indignée, réclame maintenant du gouvernement français la précision publiquede ses buts de guerre... Aujourd'hui à nouveau, sûrs que l'avenir imposera son implacablejustice, nous protestons de toute notre énergie contre l'attitude de la majorité confédérale àl'égard de la révolution russe. Nous protestons et nous nous indignons à la pensée que lesplus basses calomnies sur les hommes et sur les événements ne se soient pas heurtées, dèsle seuil de la CGT, à une conscience de discernement et une volonté de contrôle que nesaurait parvenir à corrompre une presse de profit, de vénalités et de scandales... Noussommes pour l'unité dans les principes et dans l'indépendance du mouvement syndical.Nous ne creuserons ni ne comblerons le fosse qui nous sépare. Nous voulons que la dis-tance qui nous éloigne soit constatée, nous nous opposerons à toute confusion de position,de méthode et d'attitude.

Voilà, camarades, la déclaration que nous avons estimé nécessaire de faire ;nous l'avons estimé nécessaire parce que nous sommes, à l'heure actuelle, à un momentdes plus critiques de la guerre et à un moment des plus critiques, non seulement au pointde vue extérieur, mais au point de vue intérieur, et on veut trop laisser croire à la classeouvrière que cette situation intérieure, cette absence totale de libertés pour nous quin'avons pas le droit de parler, qui n'avons que celui de nous taire, que cela ne date qued'aujourd'hui, alors que toute l'attitude de la majorité confédérale date depuis le début dela guerre.

Il faut comprendre l'état d'esprit de Merrheim quand il arrive à Clermont-Ferrand ; il n'a auprès de lui ni Georges Dumoulin, ni Million, mobilisés, ni Pierre Mo-natte, en première ligne à Avocourt. Merrheim a un sentiment de profonde lassitude ; ilhait 1a guerre et souffre jusque dans sa chair des victimes qu'elle fait quotidiennement.Merrheim, d'un autre côté, redoute les « braillards », les violents, les impulsifs ; il crainttoujours que ceux-ci l'entraînent plus loin qu'il ne veut aller. Surtout, il sait qu'il n'existeaucune unité de vues parmi les minoritaires, partagés en trois tendances.

Et en effet, à Clermont-Ferrand, la minorité est arrivée profondément divisée.Les minoritaires ont tenu une réunion, mais sans pouvoir se mettre d'accord sur un textede résolution. Ils donnent mandat à cinq d'entre, eux (Merrheim, Lenoir, Bourderon, Péri-cat et Mayoux) d'élaborer un texte. A trois heures du matin, il n'y a pas une ligne d'écrite.Aussi Bourderon, Péricat et Mayoux demandent-ils à Merrheim et à Lenoir de rédiger untexte que ceux ci, dans la matinée du lendemain, soumettent à Mayoux ; aussitôt celui-cijette les hauts cris : « Ce n'est pas assez fort, assez énergique ; impossible d'accepter ! »Lenoir et Merrheim répondent à Mayoux : « Modifie toi-même les points que tu crois

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devoir modifier. » Une heure après, Mayoux rapporte un texte « corrigé » (les points, lesvirgules, les accents), mais sans avoir changé un mot de la résolution.

La Conférence de Clermont-Ferrand décide de nommer une commission chargéede rédiger une motion d'unanimité : celle-ci comprend, outre Merrheim, Péricat, Bourde-ron, Savoie et quelques autres. Après de longues discussions, un texte est établi. Au seinde la commission, il n’y a qu’une seule réserve : ce cri de désespoir de Bourderon :« Mais si jamais je me trouve en face de Lénine et de Trotsky, je rougirai de honte si vousne mettez pas dans la résolution une seule ligne pour la révolution russe. » On donne sa-tisfaction à Bourderon et on ajoute : Cette action générale, déjà demandée par la révolu-tion russe à ses débuts et à laquelle nous souscrivons, apparaît à l'heure actuelle commela seule qui soit de nature à éviter toute paix séparée.

La minorité se réunit à nouveau ; elle accepte la résolution, sauf Mayoux (Fédé-ration de l'Enseignement) et le représentant de la Bourse du Travail d'Angoulême, quis'abstiennent au moment du vote. Tous les autres minoritaires votent la résolution d'una-nimité ; mais il est entendu que, dans le compte rendu de la Conférence de Clermont-Ferrand, la motion de la minorité sera publiée après la motion d'unanimité. La motionminoritaire différait surtout sur trois points : 1° la CGT a le devoir de se dégager de res-ponsabilités inacceptables en reprenant son entière personnalité, son entière indépen-dance ; 2° la formule d'union sacrée ne peut être qu'une dérision, puisque l'antagonismedes classes existe en temps de guerre et en temps de paix ; 3° la Conférence affirme saprofonde sympathie, son respect pour tous les révolutionnaires russes et regrette avec lamême force la hautaine attitude des gouvernements de l'Entente se concertant pour s'op-poser à toutes concessions aux exigences légitimes des Soviets.

La motion d'unanimité déclare que les formules qui sont celles du président Wil-son et de la révolution russe, ont toujours été et sont restées celles de la classe ouvrièrefrançaise (pas d'annexions, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, pas de contributionde guerre, pas de guerre économique succédant aux hostilités, arbitrage obligatoire, So-ciété des Nations). Cette motion affirme le droit, pour la classe ouvrière, de participer àune conférence internationale et de la susciter au besoin.

Quels sont les sentiments qui ont permis d'arriver à cette motion d'unanimité ?Au nom de la minorité, Merrheim les exprime à la Conférence : c'est un geste de conci-liation destiné à permettre une action plus énergique en faveur de la paix. Rappelons quela Conférence de Clermont-Ferrand se tient à l'heure où Clemenceau vient de prendre lepouvoir ; et les militants syndicalistes font bloc par peur de Clemenceau 1. De son côté,Bourderon complète ainsi cette explication :

Quelque chose me hantait ; je crois même que cela hantait tous les déléguésminoritaires : c'était de savoir si l'action confédérale, si l'action ouvrière devait être mor-celée par les nuances et les tendances, ou si elle devait être unie dans une action. Si j'aivoté l'ordre du jour d'unanimité c'est parce que je considérais l'effort fait par ceux avec quinous étions en opposition, l'effort fait pour se débarrasser quelque peu du passé. Je vou-drais tout de même que l'on se rappelle la période de 1917, où la prise du pouvoir parClemenceau avait créé une situation différente de celle qui existait dans la période 1915 et1916. Notre résolution ne pouvait avoir d'efficacité que si nous étions l'unanimité de la

1 « Ce qui explique un peu, ajoute MERRHEIM au Congrès de Lyon, la paralysie de certains minoritaires.

J'avais, pour ma part, refusé de me rencontrer avec Clemenceau, malgré qu'il m'eût appelé quatre fois :j'ai peut-être été un des rares qui n'ont pas eu peur de sa venue au pouvoir. »

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Conférence. Si nous étions fractionnés, nous ne pouvions pas avoir d'action sur la masseouvrière encore indifférente...; la totalité de la Conférence s'affirmait pour une action aus-si virile que les possibilités pouvaient nous le permettre afin d'obliger le gouvernement àdéfinir ses buts de guerre.

Au lendemain de la Conférence, les secrétaires de la Fédération des Métauxcommentent en ces termes la motion d'unanimité :

Cette motion contient..., avec moins de virilité, les parties essentielles de la ré-solution préalablement établie par la minorité… L'unité d'action, dont nous n'avons pas ledroit de négliger l'importance, compense dans une réelle mesure les concessions, qu'il nefaut pas qualifier d'abandons, faites sur les différents points de notre motion.

Reconstituer l'unité d'action, tel est donc l'objet essentiel que se proposent lessyndicalistes en votant cette motion d'unanimité. L'union seule peut donner à la classeouvrière la force dont elle a besoin. Et les événements militaires vont, dans les semainessuivantes, renforcer encore les raisons de cette attitude :

Il y avait alors, dira Merrheim 1, un état d'esprit épouvantable dans la popula-tion. Toute la France, anxieusement, s'attendait à un effort militaire formidable de la partde l'Allemagne qui, disait-on, se préparait à une offensive terrible ; toute l'opinion étaitsuspendue à cette offensive et un beau jour elle apprend que l'attaque est déclenchée etqu'une armée anglaise a lâché pied. Les Allemands ont percé le front anglais et arriventsur Paris ; ils sont arrivés à 85 kilomètres de Paris. Voilà la situation. Nous nous redres-sons, car nous ne voulons pas, comme l'a dit Bourderon, faire subir à la France la paix deBrest-Litovsk.

Au lendemain de la Conférence de Clermont-Ferrand, le 31 décembre 1917, M.Clemenceau fait demander officiellement à Merrheim s'il accepté de se rendre en Russie,afin de voir Lénine et. Trotsky. Au ministre qui lui transmet cette demande, Merrheimrépond le 31 décembre : « Il est déjà trop tard. Vous auriez dû traiter la Russie commeune affaire et être à leur côté à Brest-Litovsk 2. »

III

Le 8 janvier 1918, le président Wilson énumère ses quatorze conditions de paix,dans un message au Congrès américain, que lui inspirent autant ses sentiments pacifistesque le spectacle d'une Europe épuisée. Ce message arrivait à point pour faciliter à Lénineson entreprise d'une paix à tout prix ; il savait en effet que les Russes n'étaient plus en étatde continuer la guerre. Les soldats rentraient dans leurs foyers ; les armées russes se dé-mobilisaient d'elles-mêmes ; la 10ème armée s'était retirée à l'arrière, abandonnant la plu-part de ses canons. Lénine comprend donc que, pour humiliante qu'elle soit, il faut ac-cepter la paix allemande. Le 9 janvier 1918, luttant contre la majorité du Comité central,Lénine s'écrie : « La paix qu'on nous propose est infâme ; mais si nous la déclinons, nousserons balayés et la paix sera faite par un autre gouvernement. » Il ajoute que la républi-que soviétique a besoin d'une trêve pour s'affermir ; elle ne doit pas risquer son existencepar une guerre chimérique : en acceptant la paix, la république soviétique pourra tenir

1 A. MERRHEIM, Congrès de Lyon, p. 178.2 RAOUL BRIZON, qui était allé à Kienthal, édite, le 5 janvier 1918, La Vague.

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jusqu'à la révolution générale, qui, par l'Allemagne, gagnera le reste de l'Europe. Il estimpossible de prévoir la date de cette révolution européenne, inéluctable et prochaine,mais à échéance indéterminée ; sous prétexte de ne pas faire le jeu de l'impérialisme ger-manique, il ne faut pas faire celui de l'impérialisme anglo-français. La paix signée avecl'Allemagne aura un grand effet de propagande auprès des masses allemandes 1. Lénineest disposé à tout, même à accepter les insinuations de la presse alliée, qui représente lerégime soviétique comme une simple agence des Hohenzollern : « Les négociations deBrest-Litovsk sont une comédie et les plénipotentiaires russes des agents vendus au ser-vice de l'Allemagne. » Le 16 février, Lénine propose donc au Comité central la signatured'une paix immédiate. Deux fois, Lénine est mis en minorité. Il répète : « Le paysan ne sebattra pas ; la révolution ne sera pas perdue parce que nous aurons livré aux Allemands laFinlande, la Lettonie, la Lithuanie. » Le 18 février, par une majorité de 7 voix contre 6 et1 abstention, après une troisième discussion, Lénine l'emporte, grâce cette fois à l'appuide Trotsky. Lénine, le 23 février, obtient du Comité central l'acceptation d'une paix« humiliante », qui détache de la Russie les Pays Baltes, la Pologne, l'Ukraine, la Fin-lande. Lénine sacrifie la révolution finlandaise.

La paix de Brest-Litovsk est signée, le 3 mars, par la délégation russe, qui dé-clare : « La paix que nous signons nous est dictée les armes à la main. La Russie révolu-tionnaire se voit contrainte de l'accepter les dents serrées... Nous déclinons toute discus-sion inutile. » Lénine estime que le sort de la révolution est lié à la, paix immédiate etqu'il ne convient pas de sacrifier sa destinée à la phrase révolutionnaire. Lorsqu'on luiobjecte que les Allemands peuvent vouloir écraser la révolution russe et marchent surMoscou, Lénine répond :

Nous reculerons encore vers l'Orient, vers l'Oural. Le bassin de Kouzniestskest riche en charbon. Nous fonderons la république de l'Oural... nous tiendrons ! S'il lefaut, nous irons plus loin encore, nous franchirons l'Oural. Nous irons jusqu'au Kamtchat-ka, mais nous tiendrons !... De notre république de l'Oural, nous reviendrons à Pétrogradet à Moscou.

Lénine n'a pas eu à fonder la république de l'Oural ; en effet, l'État-Major alle-mand profite de la paix de Brest-Litovsk pour mettre à exécution le plan de Ludendorf etdéclencher sur le front occidental une série d'offensives allemandes : la première, contreles lignes anglaises, le 21 mars, celle-ci est arrêtée le 5 avril ; une deuxième, le 9 avril,contre les lignes anglaises de Flandre ; une troisième contre les hauteurs du Chemin desDames, le 27 mai ; le 30, les Allemands atteignent Château-Thierry, après avoir avancéde 85 kilomètres et fait 45.000 prisonniers. Quatrième offensive, le 9 juin, dans la régionde Lassigny ; mais, contre-attaquées, les armées allemandes sont obligées de s'arrêter le11 juin. Cinquième offensive sur une étendue de 80 kilomètres ; mais celle-ci est arrêtéeles 15, 16, 17 juillet ; le 18 juillet, deux armées françaises entreprennent une contre-offensive qui devait dégager Paris et aboutir à ce qu'on a appelé la seconde victoire de laMarne. C'est durant ces journées du 15 au 18 juillet que se réunit, à Paris, le XIIIème

Congrès de la CGT

1 LÉNINE, Œuvres complètes et LEON TROTSKY, Lénine, Brest-Litovsk, pp. 91-104. Voir parmi les arti-

cles dans lesquels Lénine justifie sa politique : 21 février, Sur la phrase révolutionnaire ; - 23 février,La paix ou la guerre ? - 25 février, Une leçon pénible, mais nécessaire.

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IV

L'hiver 1917-1918 avait été, pour les populations des pays belligérants, plusrude encore que le précédent. Les événements militaires avaient accentué le décourage-ment. Le bombardement de Paris, d'abord enveloppé de mystère, était apparu comme lesymbole d'une volonté destructrice dont la menace rendait le peuple de Paris plus tendreenvers sa cité ; ce peuple s'était très vite accoutumé à vivre avec les raids d'avions commeavec les surprises de la Bertha.

A la lassitude et à l'angoisse se mêlaient des sentiments qui font du Congrès deParis, en juillet 1918, un événement décisif dans l'existence des militants ouvriers. Dansla conscience de certains d'entre eux se livre une lutte, un débat dramatique. C'est le casnotamment de Merrheim et de Bourderon. Ils habitent derrière les Buttes-Chaumont. Lessoirs qui précèdent les journées du Congrès, ils discutent entre eux la position qu'ils vontprendre. Cette position, sans doute, ils savent qu'elle va heurter d'autres camarades mino-ritaires. Le souci éducatif et constructif qui a toujours inspiré sa croyance syndicaliste,Merrheim l'a gardé constamment dans son cœur ; mais, en juillet 1918, la vision sanglantede la guerre est la réalité immédiate qui s'impose à Merrheim ; par l'unité seule, la classeouvrière peut obtenir une paix qui sauve ses droits, son avenir et ceux de la justice. Cessentiments, nul ne les a mieux exprimés que Bourderon :

En juillet 1918, y a-t-il beaucoup de délégués qui étaient à la rue de la Grange-aux-Belles ? au moment où je parlais et que la grosse Bertha nous envoyait un projectile,les majoritaires lançaient : « »Voilà la réponse de vos amis les Allemands ! » Il faut toutde même se rappeler les période et les circonstances des faits au moment où ils se sontproduits... En juillet, après le terrible traité de Brest-Litovsk... après l'effort militaire destroupes allemandes sur notre front, l'armée ennemie s'avançant à 65 et 80 kilomètres deParis et ayant des pièces d'artillerie qui tiraient sur Paris, alors que tout cela pouvait appa-raître comme un danger pour nous, je ne voulais tout de même pas accepter une paix pourmon pays comme les Russes avaient été obligés d'en subir une. Nous cherchions à sauverle plus grand nombre de vies humaines... Nous cherchions l'heure possible d'agir et, dansles mois qui précédaient, 'il était difficile de pouvoir agir : la percée qui menaçait, dans laSomme, avait été effrayante pour nous d'hésitation et de stupéfaction. C'est pourquoi en1918, comme. en 1917 à Clermont-Ferrand, je considérais qu'il n'y avait qu'un moyenpour que la classe ouvrière puisse avoir en France une action agissante : celle d'être réuniedans la CGT, et c'est encore cela qui m'a guidé, en 1918, au sein de la Commission, pourvoter la résolution qui est sortie du Congrès.

Les minoritaires décidèrent de ne masquer aucune de leurs critiques et de se ral-lier à un ordre du jour, voté le 18 juillet, le jour où était définitivement arrêtée la cin-quième offensive allemande :

Enregistrant les déclarations faites à sa tribune au nom des tendances, appré-ciant à leur valeur les efforts salutaires, faits de part et d'autre, pour dissiper les équivo-ques qui ont obscurci les positions respectives de chacun et dégagé du passé l'action de laclasse ouvrière pour l'avenir : Le Congrès déclare faire confiance aux militants et aux or-ganisations régulièrement confédérées ; ratifie la motion d'action et d'unité, votée à laConférence de Clermont-Ferrand, qui condamne toute continuation de la diplomatie se-crète et réprouve les tractations faites à l'insu de la nation, qui réclame que celle-ci aitconnaissance des conditions auxquelles la paix générale, juste et durable, la seule possi-ble, pourra être conclue ; ces conditions étant celles définies par le président Wilson, par

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la révolution russe à ses débuts, et affirmées par toutes les manifestations interalliées etinternationales et même par Zimmerwald.

Ce dernier paragraphe est le plus important de la résolution ; il a pour objet deréunir et de placer sur le même plan les conférences interalliées des majoritaires et lesconférences, comme Zimmerwald, auxquelles avaient assisté les minoritaires.

Les discussions ont été passionnées. La résolution est votée par 908 voix, quicomprennent les majoritaires et des minoritaires, contre 253 voix de minoritaires. Or, laplupart de ceux-ci ne sont opposés ni au fond ni à l'esprit de la résolution ; mais ils votentcontre par défiance envers le Bureau confédéral et le secrétaire général de la CGT Bour-deron porte ,sur celui-ci ce jugement : « Envers Jouhaux, je n'avais pas cette méfiance...J'avais formulé les griefs qu'il convenait à l'époque. Nous nous sommes battus, nous noussommes porté des coups ; mais nous sommes dans le monde du travail, et nous avons toutde même une perspective qui est autre que celle de nos personnes. » Avec une grandeélévation, Merrheim explique pourquoi il a voté, au Congrès de Paris, avec les majoritai-res, et s'explique sur « le cas de Jouhaux ».

J'aurais pu donner satisfaction à mes rancunes personnelles... J'estimais que jen'avais pas le droit d'écarter cet homme... et que la CGT aurait été [par la division] frappéed'impuissance. Cela, à quel moment ? A un moment où tous les dangers pouvaient se pré-senter pour nous, à un moment où notre pays, comme nous, pouvions être placés dans lasituation de vaincus et nous aurions été dans l'impossibilité d'agir et même de continuer àfaire de l'action purement syndicale. Voilà les préoccupations qui m'agitaient et commentil faut comprendre les crises à travers lesquelles j'ai passé. Et c'est pourquoi, pensant à laCGT, à son avenir, à l'action internationale, à l'action ouvrière, j'ai abandonné le mot« regret » et, ce faisant, j'ai loyalement mis ma main dans la main de Jouhaux pour ne pasdavantage diviser la classe ouvrière.

En juillet 1918, le Congrès confédéral décide de réorganiser la CGT. Celle-cicontinue à comprendre les fédérations nationales et les unions départementales. Mais cesdeux sections ne sont plus autonomes ; la Confédération devient une organisation uni-taire. Le Comité confédéral est modifié : il est composé de délégués directs, un par fédé-ration, et un par union départementale, mais ceux-ci doivent obligatoirement résider dansle département qu'ils représentent. C'est le Comité confédéral national qui élit les 35membres de la Commission administrative, choisie parmi les militants de la région pari-sienne.

L'occupation de l'Ukraine n'a donné que peu de céréales aux Empires centraux ;tandis que les 22 divisions, formées de réservistes, qui étaient restées sur le front de Rus-sie, se trouvaient en contact avec les Soviets.

Après l'échec des armées allemandes en juillet, celles-ci sont démoralisées ;nouvel échec en août : la IIème armée allemande lâche pied, les soldats allemands n'enpeuvent plus. Dans ses Mémoires Ludendorf reconnaît que « des unités entières déposentles armes devant un tank... Une division fraîche, montant courageusement en ligne, estaccueillie par les troupes en retraite aux cris de : Briseurs de grève !... Ils n'en ont pasencore assez de la guerre ! » Le 1er octobre, c'est le général Ludendorf lui-même qui dé-clare que la proposition de paix du gouvernement allemand doit être immédiatementtransmise de Berne à Washington : l'armée ne peut plus attendre quarante-huit heures 1.

1 PAUL FROELICH, La révolution allemande, chap. XII, 1926.

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Le même jour, Hindenburg télégraphie : « Si le prince Max de Bade est chargé ce soir,vers 7-8 heures, de former le gouvernement, je consens à attendre jusqu'au matin. Dans lecas contraire, je crois nécessaire de faire cette nuit même une déclaration aux gouverne-ments étrangers. » Le prince Max de Bade est nommé chancelier, avec Scheidemann pourvice-chancelier ; mais ils sont déjà dépassés par les événements. A Vienne, à Budapest, àBerlin, un peu partout en Allemagne se forment des Soviets. L'orgueil des amiraux alle-mands précipite le cours de la révolution. Ils donnent à la flotte l'ordre de livrer aux alliésune grande bataille qui sauvera le prestige de la marine allemande. Cet ordre provoque larévolte des équipages : les marins, organisés par des Soviets clandestins, se soulèvent ; du28 octobre au 4 novembre, pour les soutenir, les ouvriers de Kiel déclarent la grève géné-rale. Le 8 novembre, la république est proclamée à Munich et, le 9, à Berlin. C'est au pré-sident Wilson que, dès le 14 septembre, l'Autriche, disloquée, épuisée, a fait appel ; surl'insistante pression de l'État-Major allemand, de Ludendorf et de Hindenburg, le chance-lant gouvernement Max de Bade-Scheidemann a entamé des pourparlers de paix. LesEmpires centraux acceptent les 14 points proclamés par le président des États-Unis enjanvier 1918. Et c'est aussi vers le président Wilson que se tournent les regards des mas-ses ouvrières, comme vers le seul homme d'État en qui elles peuvent placer leur espoir :une paix de la justice et du droit, la paix américaine.

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Cinquième partie

Démons de guerreet d'après-guerre

(1919-1933)

« Dans une large mesure, les conditions politiques et socialesd'une tyrannie sont acquises : la grande industrie rassemble lesfoules, les exerçant à l'obéissance par la discipline du travail... Lamachinerie parlementaire n'a pas la force de résister à la puis-sance des antagonismes dont notre temps est saturé. »

DANIEL HALÉVY,Décadence de la liberté

« La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pourles membres d'un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n'est pas laliberté. La liberté c'est toujours la liberté de celui qui pense au-trement. »

ROSA LUXEMBOURG,La révolution russe, 1918

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Chapitre premier

A la croisée des chemins :les frères ennemis (1919)

« A l'heure où la révolution vient sur nous comme est venue laguerre ... nous savons que le gouffre est là et nous savons quenous devons le sauter, convaincus que le monde va à la liquida-tion de la Bourgeoisie, va à la Révolution. »

PIERRE MONATTE,Lyon, 17 septembre 1919

« Ma plus grande souffrance, c'est d'avoir connu en France unesituation révolutionnaire sans avoir rencontré un esprit révolu-tionnaire dans la classe ouvrière. »

A. MERRHEIM,Lyon, 18 septembre 1919

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Le 11 novembre 1918. L'Armistice et la paix. Chez les uns, une satisfaction dé-bridée de voir s'effacer les angoisses et les contraintes de la guerre. Chez les autres, unejoie qui tremble encore. Une pensée les domine tous : qu'au moins ce cauchemar de qua-tre années ait servi, que les sacrifices humains n'aient pas été vains, que la paix soitconclue avec équité, dans un esprit qui prévienne le retour du fléau. Les mystiques espé-raient même qu' « un homme tout neuf était né, qui avait des sens tout neufs : le sens dupeuple, le sens du monde, le sens de l'avenir » (Jean Guéhenno). Nous étions anxieuxd'espoir ; mais très vite, dès les tout premiers jours, les hommes de l'espérance eurent lesyeux dessillés par une cruelle vérité ; il n'y avait rien à attendre de personnages dont l'ha-bileté n'était faite que d'astuce. Vieillards ou non, ils étaient incapables de comprendrequ'avec des tractations d'intérêts on ne peut rien construire de neuf, que l'oubli de l'équitéengendre avec le temps des conséquences irréparables. Ils manquaient totalement d'ima-gination. Ils ne voyaient pas que les démons de la guerre n'avaient pas disparu : leurs

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tractations pourtant donnaient à ceux-ci une survie et engendraient les démons de l'après-guerre. Leur vision était bornée par la raie blanche du passé dont ils restaient esclaves. Laguerre n'était pas parvenue à les guérir. Comment auraient-ils pu apercevoir la venue pro-che d'un descendant de Luther, le fils naturel de la Prusse guerrière utilisant les traités depaix 1 ?

Afin de donner le change, ces politiques s'emparèrent du projet de Wilson. LaSociété des Nations, entre leurs mains, devint la grande illusion. Ils voulaient faire oublierà l'opinion publique les troubles origines de la guerre. Des parades verbales leur permet-taient de masquer leur impuissance timorée et égoïste.

L'Armistice s'est accompagné d'un grand espoir, d'un espoir sans lendemain.Pourtant, jusqu'à l'arrivée de Wilson en France, l'illusion première persiste. Et la classeouvrière des différents pays attend le président des États-Unis comme un sauveur, le dé-fenseur d'une paix équitable.

C'est parce qu'ils ont mis leur confiance en lui que les syndicalistes veulent, dèsson arrivée, lui apporter ce message de confiance :

Les travailleurs groupés dans la CGT vous saluent, et, en vous ,le peuple amé-ricain tout entier. Votre attitude pendant la guerre et votre idéal de paix ont été l'objet detoute leur sympathique attention. La proclamation de vos 14 propositions, qui marque unedate dans l'histoire du monde, a été pour nous une lueur dans la nuit sanglante. Avec vousnous pensons que les traités et conventions qui mettront un terme officiel à la guerre de-vront réaliser le principe de la liberté des peuples à se déterminer eux-mêmes, rejeter touteidée d'annexion et d'indemnité punitive, pour créer une paix qui soit digne d'être garantieet protégée ; une paix qui conquerra l'approbation de l'humanité et non pas uniquementune paix qui servira les intérêts divers et les buts immédiats des nations engagées. Avecvous, nous pensons, nous voulons qu'il s'agisse demain, non d'une nouvelle répartition despuissances, mais d'une communauté des forces de la production ; non de rivalités organi-sées, mais de l'organisation d'une paix commune... Pas de guerre économique qui créeraitencore des germes de conflagrations futures.

Ce manifeste est signé par tous les représentants, au Comité National de la CGT,des fédérations et des unions départementales : il exprime la confiance que la classe ou-vrière fait au président Wilson.

Mais le gouvernement a décidé de traiter « en parents pauvres » la délégationconfédérale qui porte au président Wilson « un message de bienvenue et l'hommage deréconfort » ; car il sait que les organisations ouvrières veulent soutenir le président Wil-son dans la bataille qu'il va engager :

Nous ne pûmes pas nous rendre sur le quai, nous dûmes, comme des parentspauvres, attendre à la gare le président Wilson et lui remettre sur les marches de son wa-gon l'hommage que nous lui apportions. Je vois encore, je revis ces minutes inoubliables.Je vois mes camarades se grouper autour de moi, les yeux embués de pleurs, parce qu'ilscomprenaient la signification du geste qu'ils accomplissaient, parce que notre espérance

1 « La grandeur d'un tel homme est née de l'humiliation allemande. Elle a le visage de la misère alle-

mande transfigurée par le désespoir... tandis que M. Poincaré, le petit avoué aux entrailles d'étoupe, aucœur de cuir, faisait grossoyer les huissiers. Elle est le péché de l'Allemagne et elle est aussi le nôtre. »(GEORGES BERNANOS.)

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était grande. Et je revois l'austère figure du président Wilson nous répondant avec un airde sincérité qui jamais ne s'effacera et qui me permet de dire aujourd'hui : « Cet homme-làétait venu pour asseoir la Société des Nations, pour réconcilier le monde 1. »

Le président Wilson sera « le grand vaincu » de la Conférence de la Paix. Trèsvite, les plus éclairés parmi les militants, et plus qu'aucun autre Merrheim, se rendentcompte qu'ils se trouvent en présence de grandes responsabilités ; et ils veulent éveiller lesens de ces responsabilités dans la classe ouvrière. Dès le mois de janvier 1919, Merrheims'adresse aux métallurgistes ou aux cheminots, à Lyon, à Annecy, à Agen, à Albi, à Cor-beil (le 19 janvier), et il fait appel au bon sens et à la maîtrise de ses auditeurs :

Nous sommes à une heure décisive, à un moment où les militants doivent avoirle simple courage de parler et de ne pas se laisser dominer ni entraîner par la masse inor-ganisée, par la foule déchaînée, poussée dans la rue par la nécessité et réclamant, commeseule satisfaction de ses personnels appétits, matériels, des augmentations de salaires. Lesmilitants doivent la vérité, toute la vérité, même si cette vérité doit leur valoir des calom-nies et de la haine, beaucoup de haine, cela importe peu... Or, la vérité, pour tous ceux quiréfléchissent, c'est qu'il apparaît nettement qu'au malaise profond qui agite les masses lessolutions, basées uniquement sur les augmentations de salaires, sont inopérantes... Il estnécessaire que le régime de la production et de la répartition des produits soit complète-ment transformé, si l'on veut apporter des remèdes efficaces et durables ; et que l'on peut,l'on doit y parvenir par la force de l'organisation... Le courage, c'est d'inlassablement dire[aux travailleurs] que la révolution qui est à faire, qu'il faut faire, c'est la révolution éco-nomique et... qu'en réalité une révolution économique puise sa sève dans le Travail (LaRévolution économique).

Merrheim aperçoit le danger que font courir à la France l'impuissance timoréedes gouvernants et l'égoïsme étroit des classes dirigeantes. Cet état d'esprit donne aumouvement ouvrier l'occasion de prendre une influence décisive sur les destinées du pays.Merrheim voit dans la classe du travail l'élément de régénération ; mais il comprend que,si elle veut remplir ce rôle, la classe nouvelle doit posséder certaines vertus : la maîtrise etla capacité ; seules celles-ci lui permettront de ne pas limiter son ambition au trompe-l’œild'une révolution purement politique, qui changerait seulement les étiquettes sociales etnon pas les réalités profondes. Aussi met-il en garde les travailleurs contre « la concep-tion simpliste d'une révolution idéaliste en théorie, mais en fait préoccupée de satisfairedes appétits personnels » :

Quels que soient les sentiments qui vous animent, saisissez, comprenez bien,pénétrez-vous bien, camarades, de cette différence entre la révolution politique et une ré-volution économique. La première peut triompher par l'émeute, la violence, car il suffit deremplacer les hommes d'un parti par ceux d'un autre parti à la tête d'un gouvernement,d'un État. Mais rien n'est changée par la suite et les puissances d'exploitation économiquesubsistent avec tous leurs privilèges et leur autorité absolue... [Les partisans de cette ré-volution-là]... voient dans la révolution la satisfaction des égoïsmes individuels et de leurégoïsme individuel ; ils disent « Je veux la révolution, moi, pour prendre la place du bour-geois ; je veux la révolution pour pouvoir enfin m'asseoir dans des fauteuils, me mettredans des appartements meilleurs que ceux que j'ai connus... » La seconde [révolution], aucontraire, est impossible par la seule violence, car c'est le milieu social qu'il faut transfor-mer, la vie économique qu'il faut assurer. C'est, en un mot, mettre la main sur les instru-ments de production et être capable d'en assurer la direction, d'en assurer le fonctionne-ment comme la répartition des produits qu'ils créent, en un mot réaliser la véritable éman-cipation économique de la classe ouvrière.

1 JOUHAUX, le 30 septembre 1920, au Congrès d'Orléans, XVème Congrès confédéral, pp. 195 et 196 :

« On a assassiné son idée [de Wilson]. »

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La capacité des travailleurs, la capacité ouvrière, est la condition de la révolu-tion véritable, parce qu'elle commande une régénération sociale qui ne sera pas dans lesmots seulement, mais dans les choses et dans les êtres. Par cette conception, A. Merrheimrejoint Varlin.

En 1919 comme à toutes les époques de sa vie, Merrheim a le sens de la respon-sabilité. C'est là sa grandeur. Sa sincérité était si profonde que ses adversaires ont rendujustice à cette vertu. Lorsque deux hommes sont liés par une amitié véritable, les liens quiles unissent deviennent plus étroits lorsqu'ils s'accordent dans l'action. Une fatalité hu-maine douloureuse peut un jour faire de ces amis des « frères ennemis ». Soudain leursvues sur les événements et sur le devoir s'opposent. L'amertume qu'ils montrent de cettediscorde les entraîne alors à se montrer injustes l'un pour l'autre. Mais il peut arriver aussique leur sentiment l'emporte sur leur déception et leur rancune. C'est ce qui est arrivé en1919 à Merrheim et à Monatte. Rien n'est plus beau que l'hommage rendu par Monatte àMerrheim dans La Révolution prolétarienne de novembre 1925 :

Pendant 15 ans, nous avons été, A. Merrheim et moi, mieux que deux camara-des d'idées ; nous avons été comme deux frères. Un jour, au lendemain de la guerre, nousétions devenus des frères ennemis. Dans la violence des discussions qui ont déchiré lesyndicalisme, j'ai souffert plus que personne de son égarement. Jamais je n'ai oubliél'homme qu'il était, ni qu'il s'était donné tout entier au mouvement, jamais je ne l'ai mépri-sé. Il a pu être injuste pour nous, pour moi, j'ai fait effort pour ne pas l'être envers lui...Pour la classe ouvrière il était le guide éprouvé. A ce moment, pendant la guerre, il a per-sonnifié, concentré tous les espoirs révolutionnaires du pays. Pourquoi n'est-il pas resté cequ'il avait su être en ces années terribles ?... Comment Merrheim, qui avait traversé lesépreuves les plus dures, a-t-il pu faiblir un jour ? Le fardeau a-t-il fini par l'écraser ? Lalassitude l'a-t-elle pris, un jour ? Le manque de foi dans les destinées de la classe ou-vrière ?

Pierre Monatte a cherché de bonne foi les raisons de ce qu'il appelle « le revire-ment » de Merrheim. L'historien qui s'applique à saisir cette réalité intérieure, qui éclaireles aspects de l'évolution sociale et humaine, ne pensera pas que « la lassitude » ou « lemanque de foi dans les destinées de la classe ouvrière » expliquent l'attitude de Merrheimen 1919. A ses yeux comme aux yeux de Varlin et de Pelloutier, c'est sur la capacité poli-tique de cette classe que reposaient ses destinées. Or, pendant les mois qui ont suivi l'Ar-mistice, il n'a pas estimé qu'elle fût arrivée à ce degré d'éducation et de maturité politiquequi lui eussent permis de prendre l'intégralité du pouvoir. Il se résignait pour elle auxconquêtes partielles et progressives qui devaient peu à peu la préparer et la conduire àcette prise de possession. Mais jamais il n'a douté que la révolution économique ne dûtêtre réalisée, dans un délai plus ou moins rapproché, par les travailleurs.

La révolution est-elle possible immédiatement ? - Oui, dira Pierre Monatte,parce que la situation est révolutionnaire. - Non, répondra A. Merrheim, parce qu'à cettesituation révolutionnaire ne répond pas un état d'esprit révolutionnaire. Il n'y a oppositionni de foi ni de volonté. L'un et l'autre restent révolutionnaires. Ils s'opposent par leursvues divergentes sur la situation et l'état d'esprit des classes laborieuses ; ils s'opposentaussi par leur conception de la violence. Pierre Monatte la juge nécessaire, - une classe nedisparaît pas de bon gré de la scène historique, - Merrheim, lui, la juge inutile tant que larévolution du travail ne sera pas un fait accompli. Les deux hommes s'opposent enfin parle rôle qu'ils réservent aux minorités agissantes. Pour Pierre Monatte, elles peuvent en-traîner les troupes à la révolution, tandis que, pour A. Merrheim, l’œuvre révolutionnaireest volontariste, même du côté de la masse des travailleurs ; elle exige de ceux-ci l'effort

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personnel. Le désaccord entre Monatte et Merrheim symbolise le conflit qui va diviser lemouvement ouvrier.

Au lendemain de l'Armistice, le gonflement de ses effectifs allait donner à laCGT une grande force. A cette force, les événements, qui révélaient l'incohérence desgouvernements, allaient donner une chance. Seulement les forces ouvrières n'allaient pasen profiter, parce qu'elles allaient se trouver profondément divisées.

Sans doute, quelle que fût leur tendance, les militants ouvriers sentaient égale-ment la gravité de l'heure, tous étaient également sincères. Mais la division entre eux étaitfatale ; elle se retrouve en Grande-Bretagne comme en France : ils n'avaient pas tous unemême vision de l'heure et des événements. Les uns, hantés par le spectacle de la Révolu-tion russe, croient toute proche l'heure de la révolution. Les autres craignent une révolu-tion prématurée, dont l'échec entraînerait un recul du mouvement ouvrier.

La vérité humaine a été exprimée avec l'instinct le plus sûr par François Million,au Congrès d'Orléans, lorsque, le 1er octobre 1920, il supplie « les frères ennemis » des'unir :

Si notre CGT, il faut l'avouer, est impuissante à faire quoi que ce soit contre lecapitalisme et contre les dirigeants, c'est que les trois-quarts de l'activité des militants sedépensent en coups portés les uns contre les autres et qui nous diminuent en nous rapetis-sant nos hommes, alors que cependant, dans le mouvement ouvrier, nous sommes richesen valeurs, riches en énergies.

I

La mystique de la Révolution russe éclaire l'histoire du mouvement ouvrier, dulendemain de l'Armistice à 1922. Il faut donc en évoquer les moments essentiels.

La Constituante avait été élue au milieu du mois de novembre 1917 ; tous lespartis avaient pris part aux élections. Lénine, craignant que les bolcheviks n'y fussent enminorité, était d'avis d'ajourner la convocation de la Constituante. Mais, s'étant trouvéseul de son avis, il s'inclina : « C'est une erreur, disait-il, c'est évidemment une erreur quipeut nous coûter cher ! Puisse-t-elle ne pas coûter à la Révolution sa tête. » Mais, en ré-aliste, il prit les mesures nécessaires à la réunion de l'Assemblée. Lénine avait vu juste.Sur 520 députés élus, 161 bolcheviks sont en présence d'une majorité composée de 269socialistes révolutionnaires. Les bolcheviks n'avaient réuni que 25 pour 100 du total desvoix : 9 millions contre 20.900.000 allant aux socialistes révolutionnaires, qui, avec lesmencheviks, totalisaient 62 pour 100 des voix. Mais les bolcheviks avaient la majorité àPétrograd et à Moscou. En présence de ces résultats, Lénine déclare : « La faute est évi-dente : nous avons déjà conquis le pouvoir et pourtant nous nous sommes mis dans unetelle situation que nous sommes maintenant forcés de prendre des mesures de guerre pourle reconquérir. » Lénine appelle à Pétrograd un régiment letton composé seulement d'ou-vriers ; il répartit les députés bolcheviks, qui arrivent de province, dans les fabriques, lesusines et les, diverses formations de l'armée. Lénine prépare minutieusement l'organisa-tion de la révolution complémentaire. Le 5 janvier 1918, en s'appuyant sur un régiment de

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chasseurs lettons, il disperse l'Assemblée Constituante qui tenait sa première séance. Ilcommente ainsi cet acte :

Sans doute c'était de notre part très risqué de ne pas ajourner la convocation ; c'était très, trèsimprudent. Mais, finalement, cela n'en vaut que mieux. La dispersion de l'Assemblée Constituante par lepouvoir soviétique est une liquidation complète et ouverte de la forme démocratique au nom de la dictaturerévolutionnaire. Désormais la leçon restera.

Une liquidation complète de la forme démocratique... Lénine devait établiraprès coup la justification de cette mesure dans les thèses qu'il soutiendra, en mars 1919,au premier congrès de l'Internationale communiste 1. L'exemple de la Révolution russeallait être invoqué par ceux qui, en Grande-Bretagne et en France, allaient s'inspirer decette révolution et des méthodes de Lénine.

Le 23 janvier 1919, Wilson et les représentants des pays interalliés à la Confé-rence de la Paix signent cette déclaration :

Ils reconnaissent le droit absolu du peuple russe de diriger ses propres affaires,sans injonction ou direction d'aucune sorte venant du dehors ; ils ne veulent pas exploiterla Russie ou se servir d'elle en aucune manière ; ils reconnaissent la révolution sans ré-serve et, en aucune façon et en aucune circonstance, ils n'aideront ou ne donneront leurappui à aucune tentative de contre-révolution ; il n'est ni dans leur désir ni dans leur in-tention de favoriser ou d'assister, les uns contre les autres, aucun des groupes organisésqui se disputent présentement la direction et la conduite de la Russie. Leur seul et sincèrebut est de faire ce qu'ils peuvent pour apporter à la Russie la paix et la possibilité de se li-bérer de ses présentes difficultés.

Le lendemain de cette déclaration, Lénine réalisait le projet qu'il poursuivait de-puis l'automne de 1914, la création de la Troisième Internationale. Le 24 janvier 1919, eneffet, la Centrale du parti communiste russe réunissait les bureaux étrangers des partiscommunistes polonais, hongrois, allemand, autrichien, letton et les Comités centraux duparti communiste finlandais, de la Fédération socialiste balkanique et du parti ouvrieraméricain. Un appel était rédigé ; il décrivait en 12 points la tactique des partis décidés àse grouper dans une nouvelle Internationale, dont la création était justifiée par la carencede la Seconde Internationale :

Pendant la guerre et la révolution se manifestent non seulement la complètebanqueroute des vieux partis socialistes et social-démocrates, et avec eux la faillite de laSeconde Internationale, mais aussi l'incapacité des éléments centristes de la vieille social-démocratie à l'action révolutionnaire. En même temps, se dessinent clairement lescontours d'une véritable Internationale révolutionnaire.

Le premier Congrès de la Troisième Internationale ne réunit, en mars 1919,qu'un petit nombre de délégués et laisse au deuxième congrès, qui se réunira en juillet1920, le soin d'organiser définitivement la Troisième Internationale.

Celle-ci est accueillie avec enthousiasme par tous ceux qui considèrent commeune trahison toute négociation et tout contact entre les forces ouvrières et les gouverne-ments. Au congrès des socialistes indépendants (avril 1919), Clara Zetkin s'écrie :

1 Thèses de LÉNINE sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne : Les 4 premiers congrès

mondiaux de l'Internationale communiste. Librairie du Travail, 1934

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La vieille Internationale est morte dans la honte ; elle ne peut plus être ressus-citée. A Berne, on a montré plus de confiance en Wilson qu'en Marx. Il faut condamner dela façon la plus sévère le fait qu'on se soit séparé des bolcheviks. Il faut continuer l’œuvrede Zimmerwald. Les dernières années de ma vie, je ne les passerai pas là où est la mort,mais là où se trouvent les forces de l'avenir.

Le 30 avril 1919, Alfred Rosmer, dans le premier numéro de La Vie ouvrière,salue ainsi la naissance de la Troisième Internationale :

C'est bien une Troisième Internationale qui vient de naître ; elle est déjà ro-buste et l'avenir lui appartient : elle marque un nouveau progrès dans l'organisation destravailleurs de tous les pays... La guerre a été la grande épreuve ; elle a établi un nouveauclassement. D'un côté, les traîtres, les défaillants du socialisme, ceux qui, devant la révo-lution, s'aperçoivent qu'ils ne sont que de simples démocrates ; de l'autre, des révolution-naires. Il ne peut pas, en effet, y avoir deux Internationales... La nouvelle Internationale ades racines profondes. En elle se retrouvent tous ceux qui ont résisté lors de la grande dé-faillance d'août 1914 et se sont rencontrés ensuite à Zimmerwald et à Kienthal.

En France, les minoritaires ont les yeux fixés sur la Russie.

Le 28 mai 1919, Pierre Monatte estime que l'exemple russe doit inspirer l'oppo-sition syndicaliste contre la CGT :

Notre devoir est bien clair : aider la Révolution russe, la soutenir dans la pleinemesure de nos forces. Comment ? Par la Révolution. La plus grande préoccupation desouvriers parisiens, des travailleurs français, elle va aux révolutions russe et hongroise. LaCGT devra bien à son tour en faire sa grande préoccupation... Les travailleurs de Pétro-grad et de Budapest ne se battent pas pour eux, les marins de la mer Noire ne se battentpas pour eux, ils se battent pour nous, pour toute la classe ouvrière.

La mystique de la Révolution russe avait une telle force de rayonnement qu'elleavait pu effacer les déceptions de la Révolution allemande : le mouvement spartakistecondamné par le Congrès des Conseils ouvriers en décembre 1918, écrasé par Noske les4, 5, 9, 11 et 12 janvier 1919, Karl Liebknecht, brave, mais impatient, Rosa Luxembourg,clairvoyante, mais impuissante, assassinés le 15 janvier 1919.

II

En Grande-Bretagne, le vieil idéal évolutionniste et les méthodes légalitaires dutrade-unionisme avaient été, avant la guerre de 1914, battus en brèche par des tendancess'inspirant du syndicalisme français. Contre le socialisme et contre le trade-unionismetraditionnels, une double attaque avait été menée, sur le plan de la doctrine et sur celui desméthodes de lutte. Entre 1907 et 1912, aux théories de la Fabian Society s'oppose le GuildSocialism. Le Guild Socialism est fondé par un petit groupe d'hommes qui se sont ren-contrés à l'intérieur du fabianisme : A. J. Penty, A. R, Orage, S. G. Hobson, BertrandRussell et G. D. H. Cole, le plus jeune-et le plus brillant de ces néo-socialistes 1.

1 G. D. H. COLE, An Introduction to Trade Unionism, juin 1918, Londres, Allen and Unwin (National

Guilds, p. 56, 97, 98, 106, 108). Id., A Short Story, op. cit., t. III, pp. 81, 117, 125 et suiv. S. G.HOBSON, National Guilds, B. Belland Sons, Londres, 1919. SISLEY, Le syndicalisme anglais et son lea-der, Revue Politique et Parlementaire, novembre 1920. ANDRÉ PHILIP, Guild Socialisme et Trade-

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Le Guild Socialism prend position contre le socialisme d'État et pour le contrôleouvrier. Il oppose au réformisme fabien la méthode révolutionnaire des comités ouvriers.Soviets avant la lettre (Armand Hoog). Il préconise la prise de possession de l'économiepar les ouvriers eux-mêmes, l' « encroaching control », expression qu'André Philip traduitpar « le grignotage de l'usine par les ouvriers », - d'abord par la commandite, puis par ladirection de la mine par les mineurs, etc... Le Guild Socialism veut remettre la productionentre les mains des travailleurs. Dans le Guild Socialism, le syndicat ouvrier est le fon-dement de l'édifice social. La cellule sociale essentielle est représentée par le lieu du tra-vail de l'ouvrier, l'usine ou l'atelier ; mais le syndicat s'élargit jusqu'à devenir une Guilde,c'est-à-dire une association autonome de gens dépendant les uns des autres – « organiséepour l'exécution responsable d'une fonction particulière de la société ». Un Conseil com-posé des délégués de grandes fédérations industrielles et professionnelles, des sociétéscoopératives, des sociétés agricoles, des conseils municipaux et régionaux, sera la Coursuprême chargée de régler en équité les conflits ; cette Cour, à qui appartiendra la déci-sion finale, aura, parmi ses attributions, les affaires étrangères 1.

Sur la survivance de l'État, les partisans du Guild Socialism se divisent. S. G.Hobson maintient l'État comme représentant de la communauté et arbitre suprême entreles Guildes ; il est le possesseur des instruments de production qu'il prête aux Guildes illève des impôts et répartit les crédits. Au contraire, selon G. D. H. Cole, le self govern-ment in industry se traduit par l'indépendance relative de la Guilde locale, organisée dé-mocratiquement par rapport à la Guilde nationale. Des ambassadeurs de Guildes, desSpecial Joint Committees, assurent la liaison entre les Guildes, qui se retrouvent au seindu Congrès Industriel des Guildes, auquel ost confié le gouvernement syndical. En 1920,G. D. H. Cole fait de la Cour suprême l'arbitre de l'intérêt général, parce qu'elle comprendles représentants de ces grands intérêts collectifs qui finiront bien par être obligés des'entendre ; postérieurement, il revient à la théorie de la commune géographique, à la Fé-dération des Communes, destinée à prendre la succession de l’État 2.

Pour mener le combat, les Guild socialistes ont emprunté la théorie des minori-tés agissantes au syndicalisme français. G. D. H. Cole définira ainsi, en avril 1920, la Na-tional Guild's League (qui n'a que 6.000 membres) :

La National Guild's League comprend des hommes appartenant à toutes lessections du mouvement ouvrier. Elle est un centre d'action, d'initiatives, le lieu de ren-contre des esprits les plus hardis, une ligue d'hommes qui ne croient pas que méthode etrévolution soient choses contradictoires... Dans la mêlée sociale, seule une minorité cons-

Unionisme, thèse, 1923. ARMAND HOOG, Le mouvement ouvrier anglais et l'idée corporative,L'Homme Réel, 1935

1 Le Guild Socialism a soulevé certaines objections. On a dit : il se produira fatalement dans cette as-semblée, comme au sein des parlements, des alliances entre gens cherchant à faire prévaloir les intérêtsparticuliers ou corporatifs de groupes ligués entre eux par des coalitions assez semblables à celles quis'établissent entre les partis politiques. Mais, en avril 1920, G. D. H. Cole estime que la constitutionmembre des Guildes rend ce danger impossible. Dans chaque région, il existera un organisme repré-sentant toutes les Guildes de la région. En son sein les différents métiers et professions s'habitueront àdélibérer ensemble des intérêts communs . l'intérêt régional servira de contrepoids à l'intérêt corporatifet un esprit nouveau se formera qui, grâce à la bonne volonté réciproque et à l'apprentissage d'une ges-tion commune, atténuera peu à peu les antagonismes. Cf. SISLEY, op. cit.

2 Parallèlement, le plus original écrivain actuel du socialisme anglais, HAROLD LASKI, développe laphilosophie du pluralisme démocratique dans ses ouvrages A Grammar in politics (1925), et The Statein Theory and Practice (1935).

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ciente de ce qu'elle veut est capable d'exercer une influence réelle. Les forces contradictoi-res en lutte n'aperçoivent que l'intérêt immédiat, le but prochain ; seule une minorité peutaiguiller l'évolution sociale ou même déclencher l'événement décisif 1.

Le Guild Socialism, avec ses différentes nuances, représente un apport originaldes intellectuels anglais aux controverses théoriques des syndicalistes et des socialistes. Ila revêtu une forme proprement britannique.

Au contraire, sur le terrain des faits, entre 1910 et 1912, s'est développé en An-gleterre un syndicalisme de lutte de classe plus directement emprunté au syndicalismerévolutionnaire français, mais qui a subi aussi l'influence américaine des Industrial Wor-kers of the World. En 1910, Tom Mann arrivait à Londres, venant d'Australie ; en chemin,il s'était arrêté à Paris, où il avait pris contact avec les militants du syndicalisme français.Tom Mann estime que le prolétariat britannique a conservé « un esprit de petits bour-geois ». Sans doute, dès 1905, James Connolly avait combattu l'idéal terre à terre desTrade-Unions, en déclarant que « la mission des syndicats est de construire la républiqueindustrielle dans la coquille de l'État politique, jusqu'au moment où elle sera assez puis-sante pour la faire éclater ». Mais ces idées n'avaient pas eu d'écho. Le trade-unionismeavait gardé son caractère purement pragmatique. L'arrivée de Tom Mann est le point dedépart d'un mouvement syndicaliste. Tom Mann, James Connolly, Will Thorne organisentla Ligue industrielle syndicaliste ; le syndicalisme détruira le capitalisme et le remplacerapar le contrôle ouvrier, le self government in Industry. The Syndicalist Industrial dénoncele capitalisme d'État et le socialisme d'État 2. Le mouvement syndicaliste gagne les gran-des unions des mineurs et des ouvriers des transports qui, de 1911 à 1914, organisenttoute une série de grèves massives. En 1912, c'est la grève des mineurs. Le Labour Partyoffre sa médiation, il propose aux mineurs l'aide de l'action parlementaire. Au grand éton-nement des travaillistes, les mineurs affirment leur défiance vis-à-vis du Parlement ; ilsprétendent agir seuls ; selon une vieille expression empruntée par le chartiste BronterreO'Brien à Robert Peel, ils veulent faire leurs affaires eux-mêmes. La déconvenue des dé-putés du Labour Party est telle qu'elle devient un thème comique qu'exploite le journalPunch ; une caricature représente Ramsay Mac Donald sur le seuil de l'Union des Mi-neurs qui lui ferment la porte au nez, afin de délibérer à leur aise, sans ce gêneur. Unevague de grèves déferle : ce ne sont plus des grèves locales, mais des grèves de solidari-té : les mineurs anglais, écossais, gallois, les cheminots et les ouvriers des transports fontcause commune. L'opinion publique anglaise, apeurée, craint une grève générale ; mais lemouvement syndicaliste d'avant-guerre est éphémère. L'Industrial Syndicalist League estdissoute. Pourtant le syndicalisme anglais d'avant-guerre laisse des traces profondes. Pourla première fois, l'alliance entre les Trade-Unions et l'organisation parlementaire, le La-bour Party, a été mise en question ; ainsi s'affirme le sentiment de la solidarité ouvrière.Les grèves de 1912-1913 ont pris un caractère très net de lutte de classe ; alors qu'en1910, 385.000 travailleurs ont fait grève, en 1911, 831.000 sont englobés dans lesconflits, en 1912, plus de 1.233.000. Et, fait plus important encore, c'est en 1914 ques'amorce la Triple-Alliance des mineurs, des cheminots et des ouvriers des transports,vaste organisation groupant 1.500.000 syndiqués et dont l'âme sera Robert Smillie.

La guerre, qui aurait pu provoquer un contre-courant, est tout au contraire l'oc-casion de transformations dans la structure du trade-unionisme. La plus importante est

1 SISLEY, Revue Politique et Parlementaire, novembre 1920, p. 250.2 The Syndicalist Industrial publie des articles de GEORGES SOREL et de LAGARDELLE ; à côté de lui

paraissent The Syndicalist Railwayman ; The Miners New Sup.

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due au mouvement des Shop Stewards (délégués d'atelier). Sans doute, ceux-ci existaientdéjà, mais leurs fonctions n'avaient pas encore la place qu'elles allaient prendre dans la« machinery » du trade-unionisme. Selon G. D. H. Cole 1 : « La seule innovation originalequi se produise dans l'organisation du trade-unionisme est la croissance rapide, en nombreet en importance, des Shop Stewards et le changement profond qui se manifeste (substan-tial change) dans leur caractère. » Les Shop Stewards ont leur origine dans l'A. S. E. (TheAmalgamated Society of Engineers), qui comprend les travailleurs appartenant aux diffé-rentes branches de l'industrie de la mécanique. L'institution des Shop Stewards allaits'étendre en 1915.

Dès le premier mois de la guerre, le 24 août 1914, le Comité parlementaire desTrade-Unions et l'Exécutif du Labour Party avaient réclamé la suspension de toutes lesgrèves en cours et la solution amiable de tous les conflits : ils justifiaient cette violationdes pratiques trade-unionistes par les nécessités d'un effort de production plus intense ; ilfallait aussi pouvoir introduire dans les usines de guerre les ouvriers d'autres métiers etemployer la main-d’œuvre non qualifiée et la main-d’œuvre féminine. La Commissiond'enquête, nommée par le gouvernement, avait déclaré que « toutes les règles et coutumesrestrictives susceptibles d'affecter la production des munitions... devaient être suspenduespour la période de la guerre ». En avril 1915, un accord, le Treasury Agreement, était si-gné par les délégués des Trade-Unions travaillant pour le gouvernement. Les Unions re-nonçaient aux règles syndicales et à l'exercice du droit de grève. En juillet 1915, le Cen-tral Labour Munitions Act 2 prévoyait l'institution de Shop Stewards, élus par les ouvriersde chaque établissement, et qui devaient être consultés lors de toute innovation dans lesméthodes et l'organisation du travail.

La suspension des règles syndicales eut pour conséquence la prolongation ex-cessive de la durée du travail ; la journée de travail dans les usines de guerre s'étendit jus-qu'à une moyenne de 77 heures par semaine pour les femmes, une centaine d'heures pourles jeunes gens et jusqu'à 18 heures par jour pour les hommes adultes ; 14 pour 100 dutotal du personnel dans les usines de guerre étaient composés d'adolescents de moins de18 ans, et les femmes formaient un effectif de 18 pour 100 de ce personnel.

La dépression des salaires et l'application de l'arbitrage obligatoire provoquent,dès avril 1915, des protestations et des grèves. Au pays de Galles, lors du renouvellementde la convention collective régionale des mineurs, les travailleurs réclament une haussedes salaires qui tienne compte de la hausse des prix. La Fédération des mineurs demandeune hausse nationale de 20 pour 100. Mais l'arbitrage d'Asquith ne tient pas compte dufait que, pour les mineurs gallois, la convention collective date de 1912. Ceux-ci déclarentla grève le 14 juillet 1915: 200.000 mineurs cessent le travail. Une nouvelle hausse de 10pour 100 leur est accordée. En février et août 1915, un conflit éclate dans les chantiers deconstructions navales de la Clyde : le contrat collectif de l'A. S. E. date, lui aussi, de1912 ; les patrons, depuis plus d'un an, se refusent à consentir une hausse de salaires. Pourvaincre leur résistance, les délégués d'atelier prennent l'initiative de déclarer une grèvedont le mot d'ordre est suivi par 45.000 ouvriers. Mais ils sont poursuivis, condamnés àl'amende, et 17 d'entre eux arrêtés. Pourtant, le gouvernement accorde 50 pour 100 de lahausse des salaires réclamée 3.

1 G. D. H. COLE, An introduction to Trade-Unionism, pp. 27, 53 et suiv.2 Sur le trade-unionisme et la guerre, voir l'excellent chapitre du livre d'ANDRÉ PHILIP, Trade-Unionisme

et Syndicalisme, Éditions Montaigne, 1936.3 G. D. H. COLE, An introduction to Trade-Unionism, p 55.

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A la suite de ce conflit, l'institution des Shop Stewards s'intègre dans l'organisa-tion d'un certain nombre d'Unions. Pourtant, les organisations patronales se refusent en-core, en décembre 1917, à reconnaître les conseils d'usines, groupant les délégués d'ate-liers ; et ce n'est que le 20 mai 1919 qu'elles consentent à signer avec l'A. S. E. uneconvention collective qui reconnaît, non seulement les délégués d'atelier, mais lesconseils d'usine. Cette convention accorde aux délégués le droit d'aller et de venir pendantle travail à l'intérieur de l'atelier, afin de leur permettre de donner satisfaction à une re-vendication de leurs camarades. L'année suivante, en 1920, l'A. S. E. se transformait enA. E. U. grâce à la fusion de tous les syndicats de l'industrie mécanique, syndicats affiliésà l'A. S. E. et syndicats dissidents. Désormais les Shop Stewards sont directement repré-sentés au Conseil de district, à raison d'un délégué par 1.000 ouvriers.

La guerre devait avoir d'autres effets sur le trade-unionisme. Elle a augmentéconsidérablement sa puissance par la concentration des Unions. Les effectifs des Trade-Unions, évalués en 1915 à 4 millions, s'élèvent en 1920 à 8 millions, soit à plus de 50pour 100 des travailleurs et de 25 pour 100 des ouvrières. Sur ce total, 6 millions 1 /2 ad-hèrent au Congrès des Trade-Unions. Surtout, l'armature de l'organisation trade-unionistes'est singulièrement renforcée par suite de la fusion des Unions 1.

L'organisation des forces du travail s'élargit encore au lendemain de la guerre :les employés et les techniciens se groupent. Sous t'influence de G. D. H. Cole, apôtre del'alliance entre manuels et intellectuels, se forme, en février 1920, la Federation of Pro-fessional, Technical, Administrative Workers. Ainsi, le grand rassemblement des forcesouvrières tend à se réaliser grâce à la fédération des différentes Trade-Unions des grandesbranches de l'activité économique. Seuls, les 513.000 syndiqués des chemins de fer res-tent divisés entre trois grandes Unions : la National Union of the Railwaymen, l'Associa-ted Society of Locomotive Engineers and Firemen, et la Railway Clerks' Association.

Ce rassemblement des forces ouvrières, des workers by hand and brain, traduit,au lendemain de la guerre, le sentiment qu'ont de la solidarité ouvrière les différentes ca-tégories de travailleurs. Ces forces paraissent dirigées par une équipe de militants capa-bles.

La Fédération des mineurs a pour président Robert Smillie et pour secrétaire gé-néral Frank Hodges ; l'un et l'autre possèdent les qualités nécessaires à la lutte que la Fé-dération des mineurs entreprend en vue de la nationalisation des mines. La NationalUnion of the Railwaymen a pour secrétaire général J. H. Thomas. Ernest Vevin mène 1 Dès 1917, la Fédération de la Métallurgie se constitue. L'Iron and Steel Trades Confederation com-

prend, en juin 1918, 12 Trade-Unions et 120.000 syndiqués dont 85.000 fédérés. - La Printing and Kin-dred Trades Federation, avec 31 Unions, possède des effectifs qui s'élèvent à 105.000 syndiqués. - Les65 Unions du bâtiment et du bois qui appartiennent à 1'Associated Building Trades Council sont entrain de se grouper en une fédération dont l'effectif va s'élever à 282.000 syndiqués. - L'United TextileFactory Workers' Association groupe 25 Unions des ouvriers en coton et un effectif de 344.000 syndi-qués, dont 300.000 sont fédérés. Les ouvriers en laine et les ouvriers des teintureries sont groupés dansla National Association of Unions in the Textile Trade. - La National Federation of General Workers(manœuvres) réunit, en juin 1918, 750.000 syndiqués, dont 700.000 sont fédérés. Elle comprendl'Union des Charroyeurs et l'Union des Dockers. - La National Transport Workers' Federation qui, endehors des chemins de fer, groupe les travailleurs des transports, a en juin 1918 des effectifs s'élevant à250.060 ouvriers sur les 341.000 syndiqués de l'industrie des transports. - Enfin, sur les 1.095.000 per-sonnes employées dans l'industrie minière, la très ancienne Miners Federation of Great Britain groupe800.000 travailleurs des mines sur les 869.000 qui sont syndiqués.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 208

d'une main énergique la National Transport Workers' Federation et la National Federa-tion of General Workers.

Ainsi, une transformation profonde s'est produite dans la structure du trade-unionisme. L'institution des Shop Stewards, qui de l'industrie mécanique s'est étendue auxindustries textiles et à celle de la chaussure, constitue vraiment un changement dont l'in-fluence a été très nette. L'action des fonctionnaires officiels des Trade-Unions a été entra-vée par la législation de guerre et leur effacement a favorisé le développement de l'organi-sation nouvelle fondée sur l'atelier ; l'autorité du Shop Steward s'affirme, puisque les re-vendications ouvrières ne peuvent plus s'exprimer que par son intermédiaire.

Au lieu de partir des sommets des organismes officiels, l'élan prenait sa source àla base et partait de l'atelier lui-même. Le désir de substituer aux traditionnels syndicatsde métier les syndicats d'industrie, la volonté de conquérir progressivement le contrôleouvrier de l'usine, la gestion industrielle de l'entreprise, la volonté de faire participer d'unefaçon plus immédiate the rank and file des travailleurs à la détermination de leurs condi-tions de travail et de leur remettre, en définitive, la décision finale, telles étaient les ten-dances nouvelles du syndicalisme anglais. Ces tendances, qui reliaient celui-ci au mou-vement de 1911 à 1913, étaient destinées, semblait-il, à « révolutionner » les méthodesd'action du trade-unionisme 1. D'autre part, au sommet des forces ouvrières, la Triple-Alliance entre mineurs, cheminots et ouvriers des transports va se préciser. Elle groupait,en 1914, 1.500.000 travailleurs ; au commencement de 1919, elle réunit 600.000 mineurs,500.000 cheminots, un million environ d'ouvriers des transports, de dockers et de ma-nœuvres : levier formidable que cette masse de plus de 2 millions de travailleurs. La po-sition qu'occupent dans l'économie ces catégories de travailleurs ne donne-t-elle pas àl'Alliance la possibilité de paralyser l'activité économique par la grève générale ? Lesconservateurs anglais mesurent cette puissance. C'est ainsi que le Morning Post, en rela-tant les discussions du Congrès de Southport, déduit les conséquences de l'existence de laTriple-Alliance :

La gravité de la menace ne peut être ignorée. D'après Mr. Williams. secrétairegénéral de la Fédération des transports, et Mr. Smillie, président de la Fédération des mi-neurs, si les électeurs nomment une Chambre des Communes qui n'est pas du goût de laTriple-Alliance, il est légitime de la part des membres de l'Alliance d'employer l'immensepouvoir dont ils disposent pour paralyser complètement toute la vie économique du pays.Ils doivent être les seuls juges de décider si le Parlement et le Gouvernement méritentd'être tolérés et quelle doit être leur politique. Quel est le corollaire d'une pareille préten-tion ? C'est qu'aucun gouvernement ne pourra rester en fonction, sauf du consentement dela Triple Alliance, qui jouera ainsi le même rôle vis-à-vis de l'État que celui que joua leSoviet de Pétrograd vis-à-vis du gouvernement provisoire. Cela signifie en fait l'établis-sement d'un Soviet économique dans ce pays.

De fait, confirmant cette interprétation, le Congrès de Southport (juin 1919) voteune résolution qui charge sa Commission exécutive d'envisager « une action des syndicatsouvriers afin d'imposer les décisions formulées dans la résolution par l'emploi sans ré-serve de leur puissance politique et économique ». Cette résolution est votée par1.883.000 voix contre 935.000, soit par les deux tiers des syndiqués représentés à South-port.

1 MURPHY The Workers' Committee, brochure, Lismer édit.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 209

On imagine les espoirs que suscite parmi les militants syndicalistes du continent,et notamment en France, une décision substituant, aux anciennes méthodes parlementai-res, l'action directe de la classe ouvrière britannique.

III

En France, le printemps de 1919 est marqué par la progression des effectifs syn-dicaux et par le vote de la loi de 8 heures. Les effectifs syndicaux font un bond considéra-ble. De 147.116 adhérents, le Syndicat des cheminots passe à 237.500. La Fédération duSous-sol, qui comprenait 10.000 membres et 51 syndicats, compte au Congrès de Lyon50.000 membres et 130 syndicats ; et, grâce à l'adhésion des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, 100.000 membres. En avril 1919, la Fédération des Employés voit ses effectifspasser de 12.000 à 25.000. La Fédération de la Métallurgie représente 200.000 syndiqués.

Le 23 avril 1919, la loi dite des 8 heures consacre une très ancienne revendica-tion ouvrière, celle qui, depuis 1890, a été mise en tête des revendications du 1er mai. Lacampagne organisée par la CGT entre 1904 et 1906 a porté ses fruits ; les 8 heures ont étéconquises par les organisations ouvrières qui en avaient fait, dès le lendemain de l'Armis-tice, un des articles essentiels de leur programme. En février 1919, la CGT adresse unquestionnaire aux Fédérations et elle constate que : « La journée de 8 heures est devenueun fait acquis dans de nombreux pays ; par conséquent, l'argument de la concurrenceétrangère ne saurait jouer. La journée de 8 heures est, désormais, moralement acquise. Sanécessité ne se discute plus. » Les 23 et 24 mars, le Comité confédéral national enregistrel'accord spontané intervenu entre les Fédérations des cheminots, marins, dockers, métal-lurgistes, ouvriers du bâtiment et des transports. Chacune des Fédérations intéresséesavait communiqué aux organisations patronales son cahier de revendications concernantles 8 heures. Et c'est à la suite de ces négociations que, pour la première fois, le 17 avril,est directement conclue une convention collective 1 entre la Fédération des Métaux etl'Union des Industries métallurgiques et minières, convention qui précède d'une semainele vote de la loi. Enfin, la CGT choisit, pour servir de revendication centrale à la mani-festation du 1er mai 1919, l'exécution de la loi récemment votée.

Cette décision de la CGT suscite aussitôt les critiques des syndicalistes révolu-tionnaires : ils pensent que les 8 heures sont un objet trop limité pour assurer à la mani-festation du 1er mai toute l'ampleur que la situation économique et politique permet de luidonner. A la veille du 1er mai 1919, le 30 avril, dans La Vie ouvrière (article censuré),Cazals, secrétaire de l'Union des Syndicats du Doubs, attaque violemment la politique dela CGT :

En une heure tragique, on trouve inopportun de parler de révolution, quandcelle-ci est possible, proche, inévitable, fatale. La révolution est un fait en Russie, en Al-lemagne, en Hongrie, et la crise aiguë qui précède toutes les commotions, tous les boule-versements profonds, existe en France. N'est-ce pas suffisant pour envisager la « suprêmehypothèse », parer à toutes les éventualités, souder les masses laborieuses, les préparer

1 La loi du 25 mars 1919 sur les conventions collectives fut suivie, en 1919, par la conclusion de 557

conventions ; en 1920, par celle de 345 conventions ; mais, pendant les années suivantes, ces conven-tions ne se maintiendront que dans la boulangerie, le livre, les mines, les inscrits maritimes.

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non pas seulement à un effort de 24 heures, mais à une action virile, soutenue, discipli-née ?

Le 28 avril, à l'Union des Syndicats de la Seine, 63 organisations contre 54adoptent la proposition des terrassiers à la suite d'une intervention ardente de Lepetit :l'organisation d'une manifestation dans la rue ayant été décidée, celle-ci est interdite parClemenceau ; l'Union des Syndicats passe outre.

La journée du 1er mai 1919 rappelle celle du 1er mai 1906, - à cette date Clemen-ceau était ministre de l'Intérieur. - A Paris la matinée se passe dans le plus grand calme ;mais l'après-midi lorsque les ouvriers veulent se diriger vers la place de la Concorde, ilsse heurtent à des barrages de police, d'infanterie et de cavalerie. Sur tout le parcours desGrands Boulevards, autour de la Bourse du Travail et sur d'autres points se produisent deséchauffourées, puis des bagarres. Place de l'Opéra, des coups de feu, des blessés et unmort, Charles Lorne. Les boulevards sont balayés par des charges policières. Près del'Ambigu, Jouhaux reçoit un coup de matraque, en voulant secourir une femme renverséeet frappée par les agents ; un député de la Seine, Poncet, est frappé par les agents à coupsde sabre, et un garçon de recettes est tué d'un coup de revolver à la tête 1.

En plusieurs régions de la France, le 1er mai s'était passé dans le plus grandcalme. « A Lyon, une manifestation sans précédent se déroula pendant des heures. Sousune pluie torrentielle, le peuple des usines, des chantiers et des magasins était dans la rue,en un ordre admirable, derrière les bannières rouges des organisations ouvrières 2. » Dansleur meeting, les travailleurs lyonnais « saluent avec enthousiasme la venue prochaine destemps nouveaux, et proclament la fraternité de tous les peuples en marche vers leurémancipation... Vive la CGT ! Vivent les 8 heures ! Vive la libération du prolétariat ! »Aucun tramway, aucun fiacre, aucun taxi. Tous les magasins sont fermés. Seules sontouvertes quelques boulangeries et boucheries. Nombre de restaurants et tous les grandscafés sont fermés.

A Roanne, le 1er mai, le chômage a été à peu près général. La situation a été lamême à Saint-Étienne, à Vienne (Isère), à Dijon, à Nantes, à Saint-Nazaire, à Brest, àRouen, à Limoges, à Decazeville, à Albi, à Toulouse, à Montpellier, à Toulon, à Troyes.

Le printemps de 1919 est marqué aussi par toute une série de grèves de largeenvergure, à Paris et dans de nombreuses régions de la France. A Paris, en juin, 200.000ouvriers dans la métallurgie, 80.000 dans les produits chimiques sont en grève ; grèvesaussi du métro, des omnibus, des tramways. En province, lock out de Firminy ; dans larégion de Rouen, 30.000 tisseurs, et, dans le Pas-de-Calais et le Nord, 50.000 mineurs ontcessé le travail.

1 Au lendemain du 1er mai 1919, les syndicalistes reprochent à la CGT d'avoir laissé sans réponse les

brutalités de la police : « Le vendredi 2 mai, la réponse était possible : sous le coup de l'émotion, biendes travailleurs n'auraient pas repris le travail » (Vie ouvrière, 7 mai, PIERRE MONATTE).

2 Union des Syndicats ouvriers du Rhône, Agenda de 1920, p. 179. – « La journée du 1er mai s'inscriracertainement dans l'histoire de Lyon. C'est en effet la première fois qu'on a pu constater un chômagegénéral de toutes les corporations ouvrières. Il faut reconnaître une fois de plus que les inquiétudes ma-nifestées par quelques-uns étaient intempestives. La classe ouvrière lyonnaise a donné hier, dans le plusgrand calme, une nouvelle preuve de sa sagesse et de son esprit de discipline et de solidarité. » (Pro-grès de Lyon, 2 mai 1919.) - Cf. également : Le Populaire de la Haute-Vienne Le Moniteur du Puy-de-Dôme ; La Montagne du Puy-de-Dôme ; et Le Temps.

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Si les grèves des métallurgistes de la région parisienne ont été un échec, la grèvedes mineurs a remporté un succès décisif. La grève des métallurgistes éclate le 2 juin. Ellen'est pas une explosion brusque. Elle exprime le malaise économique et psychologiquequi régnait dans la corporation et s'était fait jour à maintes reprises, notamment à proposdes modalités d'application de la loi de 8 heures. La Fédération des Métaux avait signé le17 avril une première convention 1, qui réglait les grandes lignes du régime des 8 heures,mais elle n'était pas parvenue à faire reconnaître l'obligation pour les patrons de discuteravec les syndicats ouvriers les modalités d'application de cette convention.

Le 24 avril, la Fédération des Métaux convoque les conseils d'administration dessyndicats affiliés de la Seine. Dans cette réunion, Prost, secrétaire du Syndicat des Méca-niciens, fait voter le principe de différentes revendications dont la principale à ses yeuxest la semaine de 44 heures avec semaine anglaise. En outre, salaire minimum de 150francs par semaine pour les professionnels, 132 fr. pour les manœuvres spécialisés, 110francs pour les manœuvres ; réforme des règlements d'ateliers ; respect des sentences ar-bitrales ; embauchage immédiat des ouvriers, sans les soumettre à de longues enquêtesportant sur leurs opinions et celles de leur famille ; respect de la loi sur les accidents dutravail ; réorganisation des délégations d'ateliers et reconnaissance du droit d'interventiondes syndicats ouvriers auprès des industriels.

Les syndicats ouvriers avaient du reste le sentiment qu'un grand nombre d'in-dustriels parisiens étaient mécontents des accords signés, le 17 avril, par l'Union des In-dustries Métallurgiques et Minières, et voyaient dans ces accords une atteinte à l'autoritépatronale et à ses prérogatives ; de plus, le Syndicat des Mécaniciens, Fondeurs et Chau-dronniers de France (qui au début de la guerre s'était séparé de l'Union des IndustriesMétallurgiques et Minières) protestait en ces termes contre la convention : « Cette mani-festation hâtive tend à accréditer l'opinion que cet organisme patronal (l'Union des Indus-tries Métallurgiques) s'est engagé au nom de la construction mécanique tout entière. »

Du 21 au 24 mai, la Fédération des Métaux et l'Union des Industries Métallurgi-ques se réunissent afin de compléter l'accord du 17 avril : mais, pendant la soirée du 23mai, des négociations interviennent par ailleurs entre les patrons et les syndicats ouvriersde la région parisienne représentés par un organisme nouveau, créé à l'occasion de lagrève, le Comité , d'Entente. A cette entrevue, le Comité d'Entente apporte les revendica-tions formulées le 24 avril par les Syndicats de la Seine. Le président du groupe des in-dustriels parisiens, M. Richemond, qui, comme vice-président de la grande union patro-nale, avait signé l'accord du 17 avril et allait le lendemain signer celui du 24 mai avec laFédération des Métaux, répond au Comité d'Entente : « Vous demandez tout cela et vousn'accordez aucun délai ? »

Le 24 mai intervenait entre les deux organisations (Fédération et Union) l'accordcomplémentaire à la convention du 17 avril, accord qui reconnaissait les syndicats ou-vriers comme seuls qualifiés pour discuter les clauses de la convention et sa mise en pra-tique, mais qui répartissait les 48 heures de travail en 6 jours.

Le même jour, quelques heures après la signature de cet accord complémentaire,M. Richemond se trouve en présence du Comité d'Entente et lui oppose l'accord qui vientd'être signé par la Fédération sur la question que le Comité regarde comme essentielle 44

1 Document publié dans L'Union des Métaux, n° d'avril-mai 1919.

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heures et la semaine anglaise ; fort de cet accord, M. Richemond reste cette fois intransi-geant.

On devine l'impression produite par cette manœuvre. La signature de l'accord du24 mai est pour les délégués ouvriers une surprise ; dans leur irritation contre les secrétai-res de la Fédération des Métaux, quelques-uns vont jusqu'à les accuser de complicité avecl'organisation patronale. Pour beaucoup le soupçon devient certitude lorsque plusieursemployeurs affichent un texte tronqué de l'accord, au bas duquel figure la signature desquatre secrétaires de la Fédération. Un flot d'injures et de calomnies se déverse sur eux.Ils avaient pourtant cru renforcer la position syndicale par l'accord du 24 mai, qui pour lapremière fois reconnaissait aux syndicats ouvriers et à eux seuls le droit de discuter avecl'organisation patronale. Violemment pris à partie par le Comité d'Entente et par leConseil syndical des mécaniciens 1, les secrétaires fédéraux en appellent au Comité fédé-ral national qui, réuni les 31 mai et 1er juin, reconnaît que la Fédération a réservé dans lesaccords les droits des organisations syndicales et enregistre avec satisfaction les résultatsacquis 2.

C'est dans cette atmosphère troublée que, le 2 juin 1919, le travail est abandonnépar la plupart des métallurgistes de la région parisienne. Le 3, la grève est totale et s'étendà trois syndicats de Seine-et-Oise : « Mouvement imposant et impérieux. Les lieux deréunions virent déferler de véritables vagues humaines, un chiffre presque incalculable degrévistes, plus de 100.000, peut-être plus de 150.000 3. » Alors que les 13 syndicats pari-siens comptaient 12.000 adhérents au 1er mai, 80.000 cartes furent délivrées jusqu'à la findu conflit. Parmi les syndicalistes révolutionnaires, la grève soulève de grandes espéran-ces. Le 4 juin, dans un article de La Vie ouvrière, « Le geste des métallurgiques pari-siens », Hyacinthe Dubreuil se demande si la grève annonce la grande vague populaire. Ilsouligne les raisons anciennes et profondes du mécontentement qui existait parmi les ou-vriers métallurgistes. A la source de cette irritation se trouve le règlement d'atelier, grâceauquel les industriels évincent des usines les ouvriers syndicalistes en exigeant cinq certi-ficats de travail sans interruption, la production du casier judiciaire et la situation de fa-mille ; certains ont imaginé la constitution d'une fiche photographique avec empreintesdigitales. Dubreuil reproche aussi aux industriels le surmenage imposé aux ouvriers pen-dant la guerre : par des diminutions incessantes du prix des pièces, « ils ont fait atteindre àla production une incroyable rapidité ». Ces griefs s'expriment dans le projet de contratréclamé par les ouvriers métallurgistes de la région parisienne.

Hyacinthe Dubreuil insiste sur le facteur psychologique qui éclaire les grèves dejuin :

Aujourd'hui les ouvriers se souviennent... Les patrons voudraient bien, par uneproduction accrue, prolonger et stabiliser leur situation de guerre. A l'heure où nos patronsrêvent d'une reprise des affaires qui assurerait la continuité de leurs bénéfices... la foule

1 Le secrétaire du Syndicat parisien rappelle en ces termes, le 27 mais, les paroles échangées entre les

délégués parisien et M. Richemond : « M. Richemond qui, la veille, nous avait promis la semaine de44 heures, nous déclara : - C'est trop tard, Messieurs, votre Fédération a signé ce matin même uneconvention qui vous impose la semaine de 48 heures. Et, en même temps, il brandit un document dontil nous donna lecture... Nous avons vu que nous étions roulés. Nous sommes restés stupéfaits et for-clos. »

2 L'ordre du jour est voté par l'ensemble des délégués des régions contre trois abstentions (régions deParis, de Rouen et de Decazeville).

3 L'Union des Métaux, juin-juillet 1919.

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des usines, étouffée de servitude, s'efforce vers le mieux-être et vers la liberté. Après desannées d'exploitation intense qu'elle a subie, comme sous la pression des difficultés crois-santes de la vie, les ouvriers des métaux sont descendus dans la rue. Leur tâche est rude ;ils ont affaire à une organisation patronale solidement et de vieille date organisée. Il ap-partient aux organisations des métaux, qui possèdent des cadres solides et éprouvés, deconstituer l'armature vivante et souple qui soutiendra cette masse immense et la conduiraà la victoire.

À la victoire... Mais à quelle victoire ? Victoire corporative, pensent les secrétai-res de la Fédération des Métaux, car ils estiment avoir remporté un succès décisif. Vic-toire corporative, mais aussi révolutionnaire ? Corporative, oui, mais politique aussi, ré-pond Marcel Vergeat, dans La Vie ouvrière du 11 juin :

C'est entendu, les ouvriers veulent enfin s'insurger contre la cupidité des maî-tres et briser leur orgueil. Mais il a une autre signification, ce mouvement. Déjà, pendantla guerre, l'effort long, tenace des minoritaires avait pénétré les masses... Il reste un peu decet idéalisme. Aujourd'hui, on peut dire sans hésiter que les questions de salaires, lesquestions professionnelles ou les 8 heures sont des objectifs dépassés.

Le monde ouvrier veut voir par delà la question purement économique. Unegrande angoisse passe sur les foules attentives : les grandes préoccupations sociales ne leslaissent plus indifférentes ; amnistie, démobilisation, contre l'intervention en Russie,questions que posent âprement les militants impatients... Il y a chez les métallurgistes engrève un terrain merveilleusement préparé, il n'y a qu'à l'entretenir et le cultiver, et c'est làle devoir des militants... Il y a une pensée générale qui rayonne en ce moment sur toute laclasse ouvrière qui pense et qui agit. Les questions posées intéressant le prolétariat toutentier, ce n'est donc pas aux métallurgistes parisiens, mais à la CGT à parler et à agir.

Dans La Vie ouvrière du 11 juin, Pierre Monatte estime qu'on va « Du mé-contentement à la Révolution ». Des grèves corporatives. bien sûr, mais qui n'ont tout demême pas l'air comme les autres ; elles sentent à la fois le mécontentement et la révoltepolitique : « Où va-t-on ? Où va-t-on ? De mécontentement en mécontentement, de grèveen grève, de grève mi-corporative et mi-politique à grève purement politique. On va toutdroit à la faillite de la Bourgeoisie, c'est-à-dire à la Révolution. » D'une situation révolu-tionnaire, les organisations ouvrières sauront-elles tirer les conséquences logiques ?

Le Comité d'Entente, qui avait pris en main l'organisation du mouvement, tientd'abord à l'écart la Fédération des Métaux. Pourtant, le 5 juin, il désigne deux de sesmembres, qui se rendent chaque jour au siège de la Fédération pour la tenir au courant desfaits. Le 8 juin, il envisage l'extension du conflit et la possibilité d'une grève générale dela métallurgie. Saisie de cette proposition, les secrétaires de la Fédération réunissent, le 11juin, la Commission exécutive des Métaux. Celle-ci écarte l'extension du conflit par 6voix contre 4 et 2 abstentions. Le 13 juin, le Comité d'Entente donne mandat à la Fédéra-tion d'entamer des négociations sur des points précis ; les industriels de la région pari-sienne repoussant d'abord les propositions qui lui sont faites par l'Union des IndustriesMétallurgiques. L'accord ne sera signé que le 21 juin.

C'est ainsi que le Comité d'Entente s'est tourné vers la Fédération des Métaux,parce qu'il sent sombrer son influence. Débordé par. un mouvement tumultueux, il va peuà peu abandonner la direction effective de la grève à un organisme occasionnel, étrangeraux cadres syndicaux, le Comité d'Action. Voici comment il était né : les effectifs syndi-caux s'étaient enflés brusquement : les 12.000 métallurgistes syndiqués de la région pari-sienne étaient devenus 90.000 mais ces nouveaux affiliés, sans éducation syndicaliste,renforcés de la foule des non-syndiqués, allaient faire de « la grève un navire désemparé,

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livré aux flots en furie, sans pilote, à la merci de l'écueil funeste ». Ces foules ouvrièressuspectaient militants et organisations syndicales. Dans les réunions, elles accueillaientles noms des militants par les accusations « de vendus au patronat, au gouvernement, auComité des Forges, vendus à tous et partout ». Pour elles, les organisations engraissaient« des budgétivores, des parasites, des fripons corrompus, toujours prêts, par d'habiles né-gociations, à livrer la classe ouvrière à ses adversaires pour quelque louche bénéfice ».Elles envahissent, par la force souvent, les lieux où les organisations tiennent séance etprétendent intervenir dans les décisions. Sur l'initiative du Comité de grève de Saint-Denis, elles se donnent même un organe propre : le Comité d'Action. Ses membres, ma-nœuvrés par les comités de grève locaux, veulent substituer son autorité à celle du Comitéd'Entente. Voyons-les à l’œuvre.

Le lundi 16 juin, à la Bourse du Travail, le Comité d'Entente discute l'état despourparlers engagés d'accord avec lui par la Fédération des Métaux. La séance est inter-rompue par une délégation du Comité d'Action. Prost, secrétaire du Comité d'Entente,demande aux délégués d'Action : « Faut-il rompre les pourparlers repris, et abandonnerles revendications économiques ? » A quoi Bestel répond : « Nous devons faire la Révo-lution et, si nous ne réussissons pas, nous reprendrons les négociations économiques. » LeComité d'Entente cède à cette injonction et réunit les conseils syndicaux le lendemain 17.Transformer en grève générale la grève des Métaux, telle est l'intention de certains mili-tants de la région parisienne. Ils s'efforcent donc d'entraîner la Fédération tout entière,parce qu'ainsi pourrait se déclencher automatiquement l'action du Cartel interfédéral desmineurs, dockers et cheminots, constitué à l'image de la Triple-Alliance britannique.

Pendant que la Fédération siège, le 22 juin, les délégués du Comité d'Actionsurgissent dans les bureaux et réclament le droit d'assister à la séance : « Nous considé-rons que la Fédération bourre le crâne à la province et nous voulons éclairer ses délé-gués. » La Fédération repousse la demande ; néanmoins, les délégués du Comité d'Actionpénètrent dans la salle et ne consentent à en sortir qu'à la condition d'être entendus endehors des séances.

Le Conseil National vote le 23 juin, à l'unanimité, un ordre du jour par lequel ilécarte la grève générale corporative des Métaux et donne à la Fédération mandat de pro-voquer immédiatement la réunion du Cartel interfédéral, afin de décider celui-ci à uneaction d'ensemble :

Cette action, qui implique la grève générale de toutes les industries simultané-ment engagées (arme essentielle dont dispose la classe ouvrière), devra exiger en outre ladémobilisation rapide et totale, l'abandon de toute intervention militaire en Russie commeen Hongrie, ainsi que l'amnistie entière en faveur de toutes les victimes des tribunaux ci-vils et militaires, frappées sans garantie de justice par des juges implacables et inhumains.

Parallèlement, pendant la réunion même du Conseil Fédéral National, les 22 et23 juin, le Syndicat des Mécaniciens et le Syndicat des Métaux votent un ordre du jourpar lequel, abandonnant les revendications corporatives, ils décident « d'entrer résolumentdans la seule action efficace pour la classe ouvrière : l'action révolutionnaire commencéepar les comités de grève de la région parisienne ». Et ils demandent aussi à la CGT defaire jouer immédiatement le Cartel interfédéral.

Le Cartel interfédéral se réunit donc, le 25 juin, au siège de la CGT et déclarequ'en toute loyauté il ne peut laisser croire aux travailleurs actuellement en grève, ni à

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ceux de la métallurgie de la région parisienne, ni à ceux des autres corporations ou desautres régions, que le succès de revendications dépend uniquement de la grève généraleétendue à tout le pays et à toutes les corporations : « Le Cartel doit très franchement dé-clarer qu'il n'est pas en son pouvoir, à l'heure où cela lui est demandé, de rendre suffi-samment effective une pareille décision. » Cette réponse se justifiait par la préparationd'une grève générale destinée à faire cesser l'intervention armée en Russie, mais qui, pourêtre efficace, devait se produire simultanément en France et en Angleterre. Les démarchesde la CGT auprès des Trade-Unions n'avaient pas encore abouti, la date n'était pas encorefixée ; la réussite de cette action internationale serait compromise si le mouvement étaitprématuré. En même temps, le Comité de la CGT mettait en garde les ouvriers en grèvecontre un découragement qui pourrait les amener à rentrer à l'usine sans garanties.

C'est pourtant cette reprise du travail sans conditions qui se produit. Déjà, depuisplusieurs jours, la lassitude règne parmi les grévistes. La décision du Cartel interfédéralne fait qu'accentuer le découragement : « Le plus grand nombre ne comprenait plus rienau caractère du mouvement. » Une réunion, organisée en plein air par le Comité d'Action,préconise la reprise, et le Comité d'Entente consacre cette décision le samedi 28 juin. « Lacapitulation était sans condition... Les syndicats parisiens étaient vaincus », déclareL'Union des Métaux dans son bulletin de juin-juillet 1919.

Les raisons de cet échec ? Ceux qui avaient voulu garder à la grève son caractèrecorporatif se rencontrent, sur ce point, avec ceux qui avaient un instant espéré en fairejaillir un mouvement révolutionnaire. Les uns et les autres reconnaissent qu'un vent deviolence souffla à travers les masses ouvrières de la métallurgie parisienne. On peut faireconfiance aux articles de Marcel Vergeat dans La Vie ouvrière du 2 et du 23 juillet :l'examen de conscience auquel il se livre est si sincère, si objectif qu'il coïncide, à quel-ques nuances près, avec l'historique des péripéties de la grève qu'a tracé L'Union des Mé-taux de juin-juillet. Marcel Vergeat intitule ses articles : « Les leçons d'une grève. » Ilconstate d'abord que la mécanique n'était pas précisément dans une période d'activité,premier handicap ; mais les organisations, dit-il, ont été acculées à la grève « par les im-patiences ouvrières ». Il constate aussi que la grève a eu d'abord un caractère corporatif etque c'est seulement après trois semaines que sont votés les ordres du jour révolutionnai-res, « avec l'intention de faire pression sur le Cartel interfédéral ». Le mouvement, à sesdébuts, a donc manqué « d'opportunité eu égard à la situation industrielle ». Il a échouéaussi parce qu'il a manqué et de cette préparation matérielle qui lui eût permis de se dé-velopper « sans surmenage et sans désordre », et de cette liaison nécessaire entre les diffé-rentes régions : Sud, Est, Nord, Ouest. Autre cause de faiblesse : l'afflux des nouveauxsyndiqués et l'état d'esprit des non-syndiqués. « Les non-syndiqués dans nos meetings ontunanimement voté nos ordres du jour ; mais je crois qu'en général ils vibrent dans nosréunions un peu trop comme ils vibrent au théâtre, mais qu'ils n'ont pas nos colères tena-ces, nos espoirs élevés. » Marcel Vergeat critique aussi l'attitude des organisateurs mili-tants et des comités régionaux :

S'il y eut des comités de grève préoccupés et actifs, par contre il y en eut d'au-tres ressemblant plutôt à la loge d'un concierge. On s'occupait à recueillir et à cultiver lacritique et la calomnie, on prêtait l'oreille aux querelles d'individus et on les colportaitavec complaisance. Ou bien de bons camarades qui auraient pu être utiles allaient à lacampagne faire provision d'air frais et pur. La lutte ? Bah ! il y en a toujours assez pours'en occuper. Ainsi, les uns étaient chargés de besogne, d'autres chargés de colère, et lesderniers chargés d'oisiveté décidaient qu'il n'y avait pas d'indispensable.

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Enfin on a trop joué des colères contre la CGT et contre le Cartel :

Les mêmes instincts de la foule de la rue qui hurle et qui lynche ont été trans-portés dans nos meetings. On avait un peu trop compté sur le Cartel... On croyait naïve-ment que tout un monde de labeur et de souffrances allait enfin se mettre en branle. Onavait confiance dans la force des mineurs, des transports, des cheminots. et on se disaitque la cause des métallurgistes allait devenir automatiquement celle de tout le prolétariat.

D'où, en présence de la décision du Cartel interfédéral, désillusion, désarroi.Dans ses conclusions, Marcel Vergeat s'efforce d'établir un partage des responsabilités :

Notre mouvement a donc manqué d'organisation, de coordination, d'opportu-nité. La bonne volonté, l'initiative ont manqué à beaucoup de militants, l'audace a manquéà la CGT.. On reste sur la défensive quand l'offensive s'impose. Quand l'action s'offre etque la situation générale la favorise, il faut la prendre. Au lieu de cela, on l'attend encore,on l'escompte pour l'avenir, risquant ainsi d'en perdre pour longtemps l’occasion.

Si l'historien a été amené, à propos de la grève des métallurgistes, à entrer dansle détail des péripéties et des sentiments, c'est que cette grève apparaît comme symboli-que d'un des états du mouvement ouvrier et qu'elle révèle certains aspects de la psycholo-gie gréviste qu'il n'est pas permis d'ignorer.

IV

Pourquoi les chefs des organisations syndicales n'ont-ils pas utilisé le mé-contentement général qui se manifestait au printemps de 1919 ? Pourquoi n'ont-ils passaisi l'occasion qui paraissait s'offrir ? Dès le 11 juin, La Vie ouvrière met en cause l'ac-tion de la CGT : « Une pensée générale se dégage du mouvement et rayonne sur toute laclasse ouvrière qui pense et qui agit... Mais c'est à la CGT à parler et à agir. » Et, le 18juin, en présence du mouvement de grèves à Paris et en province, Pierre Monatte réclameune action d'ensemble, et il appréciera ainsi la situation un peu plus tard : « Grèves corpo-ratives, bien sûr, mais que la CGT se devait de faire passer à un stade supérieur ; c'est sonrôle à elle de coordonner, de lier les corporations pour former le mouvement de la classeouvrière. Aussi commettrait-elle une bêtise cette semaine en s'élevant contre la grève po-litique. » Et il n'est pas seul à penser que la CGT a laissé passer « des circonstances,..inespérées » : d'abord en mai 1919, au moment où les grandes grèves éclataient : métro,omnibus, mineurs 1 ; puis en juin, lorsque les métallurgistes faisaient appel au Comitéinterfédéral ; et une troisième fois, au début de juillet. L'heure la plus favorable était cellequi s'était offerte après la reconnaissance de Koltchak par la Conférence de la Paix : « Onperdait son temps et l'occasion en coordonnant le mouvement avec les Italiens et les An-glais. » Et pourtant « les masses mécontentes marchent à la Révolution à grandes enjam-bées »... Mais que peut-on attendre des chefs de la CGT ? C'est « à reculons, en refusantd'y aller que les militants de la CGT iront à la Révolution ».

Pendant les mois de mai, juin et juillet, la Révolution était-elle possible ? LaCGT a-t-elle manqué d'audace, « manqué l'heure, laissé passer le moment » ?

1 La Vie ouvrière, 9, 16, 23 et 30 juillet 1919.

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Le 27 mai, le Comité National de la CGT avait pris la résolution de mettre enœuvre toutes les forces de l'organisation syndicale pour obtenir : 1° le rétablissement deslibertés constitutionnelles ; 2° la démobilisation rapide et totale ; 3° l'amnistie pleine etentière ; 4° la cessation de toute intervention militaire dans les pays étrangers, notammenten Russie et en Hongrie. Le Bureau confédéral devait s'entendre avec la Triple-Alliancebritannique afin d'organiser une manifestation commune. En effet, pendant le mois demai, le Comité confédéral avait reçu des différentes régions des ordres du jour qui per-mettaient aux membres de ce Comité de croire qu'au fond « les syndicats respectifs de nosmilieux, de nos régions, étaient disposés à agi ». Ils commettaient peut-être en cela uneerreur, avouera Bourderon au Congrès de Lyon : le Comité confédéral aurait dû préciser,sous la forme d'un referendum, les questions devant engager l'action de la CGT Avec ungrand souci d'équité, Bourderon ajoutera : « C'est peut-être en votant cette résolution quenous nous sommes trompés ; c'est peut-être à ce moment-là, le 27 mai, - que nous avonscommis l'erreur tactique 1. » C'est donc le 27 mai que le Comité confédéral national avaitvoté la résolution internationale. Le 28, une délégation du Comité confédéral rend. visiteà Clemenceau. Le récit de cette visite n'a pas seulement un intérêt psychologique ; il sou-ligne l'influence qu'a pu avoir la scène de comédie jouée par un homme qui cherchait àgagner du temps :

Clemenceau, raconte Marty-Rollan dans Le Peuple de Toulouse, nous dit qu'ilétait vieux, qu'il s'en irait aussitôt la paix signée, qu'on n'avait pas longtemps à attendreaprès lui, qu'il gouvernait avec des réalités, qu'au surplus il ne se faisait aucune illusion etque lui, qui avait une horreur profonde de la guerre, il savait très bien que le traité de paixétait plein de dangers pour la paix future du monde... Mais le moyen de faire, autrement ?Il a ajouté que la révolution grondait dans tous les pays, qu'elle mûrissait en France, maisque pour sa part il ne pouvait pas croire aux violences. La CGT (c'est Clemenceau quiparle) recueillera le lourd héritage de la bourgeoisie ; le travail, les travailleurs sauverontla France, la grandiront dans l'avenir. La noblesse française est indigne de gouverner. Labourgeoisie n'a jamais su et ne saura jamais. Restent les travailleurs organisés dans laCGT. « Je souhaite de tout mon cœur que vous réussissiez », déclare Clemenceau en re-conduisant à la porte les délégués.

Le 28 mai, Clemenceau « écrivit, parla, mima une comédie de haut goût, in-contestablement la meilleure de ses pièces. Il fallait renvoyer la délégation contente, sanslui avoir rien concédé, mais rien du tout. Ni sur la démobilisation, ni sur l'amnistie, nisurtout sur l'intervention en Russie. Ce tour de force, Clemenceau l'accomplit 2 ». « Enfait, il joua l'oncle à héritage, qu'un neveu besogneux vient taper de quelques pièces decent sous et qu'on renvoie en disant : Mais tu sais bien que tout mon avoir te reviendra,que tu es mon unique héritier. L'oncle gardait ses sous. Il pouvait se frotter les mains. »Et, huit jours après, Clemenceau fait reconnaître Koltchak par la Conférence de la Paix.

Le Comité National, pour donner toute son ampleur à la manifestation projetée,avait voulu que celle-ci fût internationale ; il avait été influencé dans ses décisions par lesordres du jour de la Triple-Alliance anglaise : « Nous ne pouvions pas décider du joursans nos camarades anglais. » Il désirait aussi que les organisation; italiennes pussent sejoindre au mouvement ; celles-ci n'allaient prendre une décision que le 22 juin. Or, pluson s'éloignait des manifestations de mai, plus s'atténuait l'enthousiasme qui avait marquéles semaines de mai. Les événements de juin et l'échec de la grève des Métaux n'étaient 1 BOURDERON, Congrès de Lyon, pp. 66-69.2 PIERRE MONATTE, La Vie ouvrière, 9 juillet 1919.

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pas faits pour en raviver la flamme. Bien au contraire. Parce qu'ils avaient le sentiment dece reflux, certains des secrétaires confédéraux ne voulaient pas qu'on reculât la date audelà du 2 juillet.

Cependant, le 17 juin, à une réunion où se trouvaient les représentants des gran-des régions et des villes importantes, on décide que des délégués de la CGT et des repré-sentants de la Confédération italienne se rendraient d'abord en Angleterre. Nouveau re-tard, car les représentants italiens ne sont pas immédiatement prêts. Aussi, le 28 juin, lejour même où les ouvriers métallurgistes reprennent le travail, se tient, le Congrès deSouthport, sans que les délégués français et italiens soient là pour qu'on fixe d'un communaccord la date de l'action. « Et pourtant, dira Bourderon à Lyon, il nous semble que celavalait la peine de temporiser avec les grèves de la région parisienne... » Et il répète : « Ilest possible que nous ayons manqué l'heure. »

Georges Dumoulin insistait pour que la date choisie fût le 2 juillet, voici pour-quoi :

Nous avons proposé le 2 juillet par crainte de la vague nationaliste du 14juillet... Devant l'impossibilité d'organiser en Italie un mouvement pour le 2 juillet, nousnous sommes ralliés à la date italienne et non à la date française. Il y a aussi les hésitationsanglaises... Nous n'avons pas trouvé le Trade-Unions' Congress décidé à un mouvementcomme le nôtre. Nous avons trouvé dans la Triple-Alliance anglaise des sympathies, unesolidarité complète pour les révolutions russe et hongroise ; mais nous n'avons pas décou-vert cette sympathie effective, capable de se traduire dans des événements. Il fallait fairedes consultations, faire des referendums, consulter les mineurs et les marins, les chemi-nots, les ouvriers des transports, attendre le Congrès de Glasgow. »

La manifestation est donc reculée et fixée à une semaine après le 14 juillet :

Nous avons eu contre nous une foule de circonstances qui nous ont été défavo-rables et cruelles, parce qu'il nous a fallu constater le nombre considérable de travailleursfrançais qui acclamaient les maréchaux qui défilaient sous l'Arc de Triomphe... Vousl'avez reconnu vous-même, camarade Hubert, nous sommes beaucoup pour tisser la toilesur le métier des événements et des circonstances. Il y a le gouvernement, il y a les puis-sances d'autorité, il y a ce que personne n'a encore voulu avouer ici : la victoire militaire.Il y a cette masse paysanne..., mais il y a ce pays, victorieux militairement.

Le mouvement était donc fixé au 21 juillet. Dans la pensée des confédérés, ildevait avoir un caractère exceptionnel : « Si la grève générale a lieu le 21, elle continuerales jours suivants jusqu'à la prise du pouvoir. » Tel était le mot d'ordre. On avait saisi duprojet les Unions départementales, afin qu'elles commencent la mobilisation des syndicatsdans leurs régions respectives : « Il y avait des fusils, quelques fusils. » Mais, si la CGTétait décidée à donner à la grève générale du 21 juillet toute son ampleur révolutionnaire,ses chefs voulaient qu'elle se développât avec toutes les chances de réussite : ils désiraientavoir la certitude que, à travers la France, la majorité des corporations organisées marche-raient. Aussi, parallèlement aux préparatifs, ils se livraient à une enquête, auprès desUnions départementales, sur l'état d'esprit des masses syndicales. Car, comme le dit àLyon Georges Dumoulin, quand on va à la bataille sans discipline, on va à la défaite. Etles cégétistes voulaient éviter une défaite qui aurait pour conséquence un recul du mou-vement ouvrier.

Or, la consultation des Unions départementales justifiait à la veille du 21 juilletle sentiment que la grande majorité des syndiqués se déroberaient devant les ordres de la

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CGT. « On n'était pas prêt » : on, c'est-à-dire le mouvement ouvrier dans son ensemble.Et c'est cette conviction qui détermina, le 20 juillet, le discours de Jouhaux et la décisionde la Commission administrative 1 : ne pas lancer les troupes syndicales dans une entre-prise vouée à l'insuccès.

Georges Dumoulin paraît avoir vu juste, lorsqu'en septembre, à Lyon, il expli-quera l'échec du 21 juillet par une responsabilité collective :

C'est quelque chose de mesquin, de petit, que de vouloir seulement établir laresponsabilité du Bureau confédéral et de la Commission administrative, pendant que lesresponsabilités s'étendent partout, sur le pays tout entier, victorieux militairement, encoreplein de lampions et de lanternes magiques... Sans doute, pour les mineurs, les dockers,les inscrits maritimes, nous savions que le mouvement du 21 juillet serait unanime ; mais,par ailleurs, nous avions senti des faiblesses, une foule de faiblesses, et c'est là, devantcette situation, que nous sommes allés, décidés malgré tout à maintenir le mouvement,dire à Clemenceau : « Nous allons à la bataille ! » et pour nous entendre dire uniquement,car c'est l'unique conversation que nous ayons eue : « Vous allez à la bataille, je ferai mondevoir ! » Nous savions ce que cela voulait dire ; c'était clair et c'est pour cette raison quele Bureau confédéral aurait voulu que le mouvement du 21 juillet puisse exister... Nousétions sûrs cependant que le mouvement eût été un mouvement morcelé, un mouvementfaible 2...

Le 21 juillet, seuls les terrassiers de Paris et les charpentiers de fer ont fait lagrève générale décommandée par le Comité confédéral. L'erreur de tactique, reprochée auBureau confédéral, ne se justifie pas, si l'on rappelle l'expérience des grèves de juin, quimontre l'impossibilité de coordonner un mouvement se refusant à toute discipline 3.

Il est certain que l'expérience des grèves de juin a eu une grande influence surl'esprit des membres du Comité confédéral et les a rendus prudents. Ont-ils donc été tropprudents, avaient-ils perdu leur foi dans la classe ouvrière ? Et, si l'occasion favorablecréée par les événements de mai et de juin n'a pas été saisie, à qui la faute ? aux leaders dela CGT ? aux masses ?

Dans La Vie ouvrière du 23 juillet, Pierre Monatte estime que les responsables,ce sont les chefs ; il leur a manqué le moteur essentiel : la foi dans la classe ouvrière etdans ses destinées.

Les masses n'étaient pas prêtes ? C'est possible, c'est même probable, mais àqui revenait de les appeler à la lutte ? Constater qu'au moment décisif elles n'étaient pasprêtes, c'est constater aussi que vous n'avez pas rempli votre tâche, soit par insuffisance,

1 La détermination prise antérieurement par la CGT de fixer la grève générale au 21 juillet prouve que la

divergence qui existait entre l'état d'esprit du Comité confédéral et celui des minoritaires n'était pas sigrande.

2 GEORGES DUMOULIN, Congrès de Lyon, p. 22.3 « Quand les militants des syndicats ont été débordés, quand ils n'ont plus été maîtres de leur mouve-

ment, quand on a constitué à côté d'eux ce qu'on appelle « l'ultra-démocratie syndicale », des comitésde désobéissance et d'indiscipline, c'est à ce moment que l'on est venu à la CGT… On y est venu pourinjurier la CGT, pour calomnier la CGT, - pas vous, les militants des syndicats, mais ceux qui avaientpris votre place, ceux qui vous avaient chassés de vos responsabilités, et vous vous en étiez laissé chas-ser. Ceux-là, ils ne venaient plus à la CGT pour crier : « A bas le Comité des Forges » » Ils ne venaientplus à la CGT pour se dresser contre le patronat de la métallurgie ; ils venaient à la CGT pour crier :« Hou ! Hou ! CGT ! »... Et il apparaîtra que, lorsqu'on nous accuse de n'avoir pas su avoir de tactique,il n'y a pas de tactique à avoir avec des troupes qui ne savent pas se discipliner. » (G. DUMOULIN,Congrès de Lyon, p. 216.)

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soit par défaillance. Il vous manque l'essentiel, la foi dans la classe ouvrière et dans sesdestinées. Une vague de malaise social déferlait sur Paris, sur la France entière, du Nordau Midi... Sincèrement résolus à l'action, vous n'auriez pas hésité à enfourcher l'occasionqui se présentait. Jamais base plus solide n'avait pu être espérée. Vous l'avez refusée. A cemoment (mi-juin), vous n'avez su que mettre en garde contre les grèves politiques. Unmois après (mi-juillet), vous appeliez les travailleurs à faire une grève politique. Quevoulez-vous qu'y comprennent ces travailleurs ?... Vous avez laissé esquinter vos troupes,et c'est une fois fourbues que vous venez leur demander un grand effort. La bourgeoisieavait beau jeu à retourner contre vous vos propres arguments. Vos troupes fourbues, vousles avez laissées démoralisées... L'échéance est venue (le 21 juillet), vous n'avez pu y faireface. C'est naturel. Votre fameux plan consistait, sans nul doute, à refuser l'action quandelle était possible et à paraître la rechercher quand elle ne l'était plus, afin de pouvoir nousdire : Vous voyez bien qu'il n'y avait rien à faire, que les masses n'étaient pas prêtes.

Pierre Monatte ramène donc le conflit à la différence entre les conceptions quiinspirent les militants vis-à-vis des masses ; il traduit ce contraste par une image :« Quand les masses assoupies se réveillent un jour, se lancent, se dressent, c'est à nous(militants) de nous jeter à leur tête... L'explication de l'absence de Merrheim , dans nosrangs ? Merrheim ne veut pas faire le saut révolutionnaire, Merrheim, comme le cheval aubord de l'obstacle, s'arrête et recule... » Et Merrheim répond : « Vous m'avez lancé undéfi, Monatte, en disant que je suis sur un cheval fougueux ; mais, contrairement à vous,je me refuse de le lancer dans le précipice. Le dominant, rassemblant ses forces, dominantsa puissance, je veux qu'il soit capable de franchir le précipice, réalisant la véritable ré-volution économique 1. »

Les grèves de juin ont été en effet pour Merrheim la preuve que les travailleursn'étaient pas encore arrivés à la capacité économique et politique : « Non, camarades,nous n'avons pas assassiné la Révolution... Et, quand on parle de la Révolution, de situa-tion révolutionnaire, ma plus grande souffrance, c'est d'avoir connu en France une situa-tion révolutionnaire sans avoir rencontré un esprit révolutionnaire dans la classe ouvrière[au printemps de 1919 et de 1920]. »

V

Le congrès qui s'ouvre à Lyon le 15 septembre 1919 voit s'affronter les deuxtendances qui s'étaient dessinées et précisées au cours des événements du printemps et del'été 1919. Programmes et méthodes s'y formulent. Il n'y a pas trois programmes, il n'y ena que deux : programme minimum de réalisations immédiates ou programme maximum.Révolution ? Les minoritaires sont dominés par une seule pensée, par un seul sentiment,la mystique de la Révolution russe.

Dès le 23 mai 1919, dans La Vie ouvrière, Monatte a formulé la préoccupationessentielle de tous les minoritaires : « Notre devoir est bien clair : aider la Révolutionrusse, la soutenir par la pleine mesure de nos forces. Comment ? Par la Révolution. » ALyon, il conclut : « Quel est, à notre sens, le grand devoir de l'heure présente ? Ce granddevoir, il est unique, c'est le salut, le développement, la réussite de la Révolution mon-diale, qui a commencé et -qui doit embraser demain toute l'Europe. » Or, la CGT tourne 1 P. MONATTE, Congrès de Lyon, p. 113.

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le dos à la Révolution, à la tactique traditionnelle du syndicalisme. Elle a fondé sa politi-que sur l'accord entre les classes, sur la collaboration de l'organisation ouvrière, non seu-lement avec le patronat, mais avec l'État : la CGT n'est plus, « dans l'action nationalecomme dans l'action internationale, qu'un rouage gouvernemental ». Or, cette politiquenouvelle n'a donné que des résultats illusoires ; la conquête des huit heures elle-même,que la CGT proclame comme une grande victoire, est un leurre : « Les huit heures ont étéaccordées pour empêcher l'explosion du mécontentement, dans ce but seul de conjurerune crise révolutionnaire. Dans certains milieux, on parait attendre des miracles de cetteconcession faite aux travailleurs. C'est un joujou merveilleux qui doit faire taire l'enfant etlui faire oublier son mal... » P. Monatte, après avoir ainsi dénoncé l'inefficacité de la loide huit heures, continuait, logique et impitoyable : « La loi de huit heures, mais elle n'étaitpas le fruit de notre effort, c'était une répercussion de la Révolution russe, c'est elle quiobligeait le gouvernement à jeter du lest, à envisager la nécessité de donner quelques sa-tisfactions à la classe ouvrière. C'est la Révolution russe qui nous a fait à nous ce ca-deau 1. »

Pierre Monatte ne limite pas ses attaques au programme et aux méthodes de laCGT, il condamne l'esprit des militants, devenus de simples administrateurs. Il reprendune phrase de la Vie de Jésus de Renan : « On raconte que, quand Marie-Madeleine lavaitles pieds de Jésus avec de l'huile, Judas dit : « Mais cela représente de l'argent ! » Et Re-nan donne cette explication de la trahison de Judas : « L'administrateur avait tué l'apôtreen lui ! » Eh bien ! pour le moment où il faut que l'administrateur et l'apôtre ne fassentqu'un seul corps, trop souvent l'administrateur tue l'apôtre. » A cette dégénérescence desmilitants enlisés dans un fonctionnarisme syndical, le remède est simple : il faut reprendrela tradition du syndicalisme, ramener l'esprit révolutionnaire d'autrefois. Aux administra-teurs syndicaux, P. Monatte oppose les militants, tels que les forment les Comités syndi-calistes révolutionnaires, que les minoritaires s'efforçaient alors de développer à l'intérieurdes organisations syndicales : « Ces militants, lorsque les masses assoupies se réveillent,se jettent à leur tête ; et, lorsque les masses paraissent absorbées par le souci de leurs inté-rêts corporatifs, ils se donnent pour mission d'entretenir et de ranimer la flamme révolu-tionnaire. »

En présence d'une situation révolutionnaire telle que celle que la guerre et laRévolution russe ont créée en Europe, les militants doivent être toujours en état d'alerte.Pierre Monatte pensait que de la guerre devait sortir la Révolution européenne :

En France, soit épuisement des démobilisés, soit état d'esprit du pays vain-queur, nous n'étions pas prêts, aussi n'avons-nous rien fait pour déclencher la grève géné-rale révolutionnaire ; mais nous devions nous préparer pour le jour où la Révolution,flambant en Allemagne et en Italie, la température serait créée. Entre ces deux foyers laFrance flamberait à son tour.

Les Comités syndicalistes révolutionnaires étaient comme des foyers « d'attentedont la flamme s'élancera ». Les C. S. R. sont les minorités clairvoyantes et agissantesd'hier 2.

1 PIERRE MONATTE, La Vie ouvrière, 30 avril 1919, et Congrès de Lyon pp. 111-114, et Congrès de

Lille, p 270.2 Les C. S. R. sont aussi, pour les minoritaires, des centres d'éducation que forment les militants au sein

des syndicats.

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À Lyon, aux côtés de Monatte, R. Louzon mène le même combat. Il reproche àla CGT l'abandon de la lutte contre l'État et son effort pour se cantonner exclusivementdans les luttes corporatives : les syndicats français tendent à cesser d'être syndicalistespour devenir corporatistes. A son action traditionnelle contre le patronat et l'État, la CGTa substitué l'intérêt national. Les minoritaires résument leurs critiques dans cette résolu-tion :

Le Congrès blâme l'attitude du Comité confédéral pendant toute la guerre : laCGT s'est laissé lier à l’œuvre de guerre dont elle partage la responsabilité. Le Congrèscondamne aussi la politique de collaboration de classe, inaugurée par le Comité confédé-ral... Le Congrès déclare que c'est dans l'épanouissement de la Révolution russe et dansson extension à tous les pays que résident les espérances de tout le prolétariat martyrisé etépuisé par cinq ans de guerre d'extermination sans précédent. La grève générale révolu-tionnaire peut être le résultat de grèves partielles qui s'étendent, se communiquent de pro-che en proche, ou d'autres événements inattendus qu'il faut savoir saisir délibérément :toutes les énergies révolutionnaires dont dispose le prolétariat doivent être transforméesen actes.

La faute des majoritaires est de n'avoir pas su transformer en actes l'énergie ré-volutionnaire dont dispose le prolétariat. A Lyon, les minoritaires réunissent 588 mandatscontre l'adoption du rapport moral et 324 mandats contre la résolution présentée par leBureau confédéral et qui est votée par 1.633 mandants.

Cette résolution, votée par la majorité, après avoir affirmé que le syndicalismeest une force révolutionnaire, rappelle les termes de la résolution d'Amiens :

Le Congrès de Lyon ne peut laisser croire que l'action syndicale trouve sonexpression exacte et exclusive dans des actes de violence ou de surprise, ni qu'on la puisseconsidérer comme une arme pouvant être utilisée par des groupements extérieurs au syn-dicalisme.

Le mouvement syndical affirme la nécessité pour la classe ouvrière de prendreses responsabilités dans la gestion de la société... Parmi les solutions qui s'imposent à brefdélai, il n'en est pas de plus urgentes que celle de la nationalisation industrialisée, sous lecontrôle des producteurs et des consommateurs, des grands services de l'économie mo-derne : les transports terrestres et maritimes, les mines, la houille blanche, les grandes or-ganisations de crédit. Mais, constatant l'impuissance des organismes politiques et le ca-ractère même du pouvoir, nous ne songeons pas à augmenter les attributions de l'État, àles renforcer, ni surtout à recourir au système qui soumettrait les industries essentielles aufonctionnarisme, avec son irresponsabilité et ses tares constitutives.

Jouhaux, commentant la résolution majoritaire, déclare à Lyon :

La Révolution n'est pas seulement l'acte catastrophique, mais elle est aussi lalongue préparation, la longue pénétration, le long sapement de la société bourgeoise...Lorsque je dis que nous ne devons pas aboutir à la famine, je n'entends pas condamner laRévolution russe ; j'entends dire qu'à l'heure actuelle le devoir du prolétariat organisé dece pays est de préparer les organismes capables d'assurer la continuité de la-productionpermettant ainsi la continuité de la Révolution.

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Mais l'opposition entre Jouhaux et les minoritaires n'était rien à coté du heurtqui, à chaque heure du Congrès, meurtrissait les « frères ennemis ». Aucun moment n'aété plus émouvant que celui où, se tournant vers les amis que, dans le fond de son cœur, ilne peut s'empêcher d'estimer, Pierre Monatte leur adresse cet appel :

Vous n'êtes plus dignes, camarades, d'interpréter la pensée du mouvement ou-vrier français. Et je demande à ceux avec qui nous avons lutté en 1914, en 1915, en 1916,en 1917, je demande à Merrheim, et je te demande à toi, Dumoulin : Mais, enfin, cet en-gagement, ce serment, eux et nous, irréconciliables aujourd'hui, et plus encore demain,qu'en avez-vous fait ? L'avez-vous tenu ou trahi ?

Georges Dumoulin répond que les anciens alliés de Monatte ont adapté leurconduite au changement de structure qu'a subi le syndicalisme français ; il faut tenircompte du prolétariat fonctionnaire :

Il n'y a pas que vous [les travailleurs des industries privées] qui êtes en état, ily a tout le prolétariat fonctionnaire, tout le prolétariat de l’Etat, il y a les postiers ; il y atous les fonctionnaires, tous ceux dont le patron est l'État, qui réclament, qui s'adressent àleur patron, l'État, et qui améliorent leur situation. De plus, étant donné l'augmentationconsidérable de nos effectifs, nous ne nous attardons plus au syndicalisme qualitatif à fai-bles effectifs, aux militants généreux, aux militants courageux, au syndicalisme de qualitéqu n'avait pas la quantité.

Et c'est pourquoi la théorie des minorités agissantes ne répond plus aux circons-tances : « Il faut dire du reste que la qualité syndicale n'a pas empêché la guerre, malgrénotre action énergique. » Il s'ensuit que les méthodes de lutte doivent être forcémenttransformées : les masses « non instruites, non éduquées » accordent au syndicalisme uneconfiance que doivent justifier des réalisations concrètes. Et, si l'on veut conserver lamasse des syndiqués à l'organisation, ces conquêtes progressives nécessitent des négocia-tions et des accords : accords des syndicats d'abord, obligés de traiter sur les bordereauxde salaires, sur « le contrat local qui se régionalise et qui devient le contrat national defédération ouvrière à puissance patronale ». Pas davantage que ces accords locaux, lescontrats nationaux n'impliquent ni le, renonciation à la lutte de classe, ni la collaborationdes classes. Et Dumoulin demande aux minoritaires :

Pourquoi diriger seulement vos critiques au sommet des organisations ? A laCGT on ne signe pas de contrat ni d'accord ; les accords signés, les contrats établis le sontpar les fédérations nationales avec le groupe industriel correspondant à la fédération na-tionale ; et, si les minoritaires prenaient la direction confédérale, ils devraient accepter lesresponsabilités tout entières. du mouvement ouvrier, il leur faudrait défendre la journée dehuit heures que vous auriez taxée de duperie ; il faudrait poursuivre l'amélioration desconditions matérielles de la classe ouvrière et aller en délégation à la présidence duConseil, comme l'ont fait auprès de Bonar Law les organisations ouvrières anglaises, del'attitude desquelles se réclament les minoritaires.

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Une transformation de la structure commande un état d'esprit dont doivent tenircompte les militants. En 1919, il devenait plus difficile d'obtenir des larges majorités syn-dicales la discipline et la maîtrise de soi qu'acceptaient d'un seul cœur les minorités agis-santes. Mais le militant devait plus que jamais cultiver en soi des vertus capables de luidonner l'autorité nécessaire en face de masses ouvrières sans éducation syndicale etn'obéissant qu'à leurs réflexes immédiats 1.

1 Congrès de Lyon, pp. 207, 208 et 219. - Fédérations représentées au Congrès de Lyon : tabacs, allu-

mettiers, personnel de la guerre ; instituteurs ; marins de l'État, services de santé ; travailleurs munici-paux ; syndicat national des sous-agents des P. T. T. ; syndicat national des agents des P. T. T. ; syndi-cat national des ouvriers des P. T. T.

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Chapitre II

De la Troisième Internationale au fascisme (1920-1933)

« Les masses n'étaient pas prêtes ? C'est possible, c'est mêmeprobable. Mais à qui revenait de les appeler à la Lutte ? Consta-ter qu'elles n'étaient pas prêtes, c'est constater aussi que vousn'avez pas rempli votre tâche, soit par insuffisance soit par dé-faillance. Il vous manque l'essentiel : la foi dans la classe ou-vrière et dans ses destinées. »

PIERRE MONATTE.

« La force du fascisme est faite de son amoralisme, de son impu-dence, de sa maigreur. Le fascisme est conquérant et il avoue cy-niquement ses conquêtes. Bien plus, à un moment où les histo-riens et les sociologues doivent reconnaître que la lutte des clas-ses, telle que Marx en avait tracé le schéma, n'apparaît pascomme l'unique moteur des sociétés, les fascistes transposent, surle plan national, la notion socialiste de la lutte des classes. »

GEORGES DUVEAU.

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Au lendemain du Congrès de Lyon et pendant .les mois qui suivent, la mystiqueet l'influence de la Révolution russe continuent à provoquer, au sein du. syndicalismefrançais, des remous, des luttes et des divisions. La CGT comprend 1.800.000 syndi-qués 1.

Pour les minoritaires l'expérience de la Révolution russe est dans la tradition dusyndicalisme ; pour eux, la Révolution russe a triomphé grâce aux méthodes préconiséeset appliquées par le syndicalisme révolutionnaire français, grève générale, action des mi-norités agissantes : 1 Agenda de 1920, édité par l'Union des syndicats ouvriers du Rhône.

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Notre conception de la grève générale, cette idée particulière du syndicalismerévolutionnaire français, aura trouvé sa confirmation en mars 1917 dans la première phasede la Révolution russe. Elle apparaît aujourd'hui comme l'outil révolutionnaire par excel-lence. C'est une grève générale des ouvrières textiles, puis de toutes les corporations dePétrograd qui emporta le tsarisme, et qui, ayant entraîné la garnison, cessa d'être unegrève générale pour devenir une triomphante révolution. [Pierre Monatte.]

Mais la politique des majoritaires cégétistes éloigne chaque jour davantage lesyndicalisme français de cette ligne directrice. Les minoritaires, en chaque circonstance,marquent les déviations de la politique et de la doctrine confédérales et ils opposent lalutte de classes à la collaboration avec l'État et avec les organisations patronales, que dé-fendent les majoritaires.

En octobre 1919, la participation d'une délégation ouvrière française à la Confé-rence de Washington est l'objet des critiques les plus vives. La minorité confédérale pu-blie une déclaration dans laquelle elle appelle la Société des Nations une duperie, la ri-vale de l'Internationale ouvrière. Selon elle, depuis le traité de Versailles, il faut êtreaveugle pour croire la Société des Nations, c'est-à-dire la Société des États capitalistes,« capable de mettre un terme définitif aux guerres militaires comme aux guerres écono-miques ». « La participation de la CGT à la Conférence de Washington, convoquée auxtermes du traité de paix par M. Wilson, manifeste le ralliement de la CGT à la politiquegouvernementale, réformiste connue - jugée et condamnée - sous le nom de milleran-disme, depuis vingt ans, par tous les congrès confédéraux. Car la Conférence de Was-hington, en affermissant la Société des Nations, ne peut qu'affaiblir sa rivale, notre Inter-nationale ouvrière. »

Une autre preuve de l'infidélité de la CGT au syndicalisme est le Conseil Éco-nomique du Travail qui, en apportant sa collaboration à la société actuelle, veut se faire leravaleur du capitalisme. Ces compromissions ne font que consolider le régime capitalisteet le pouvoir de la bourgeoisie ; elles éloignent la classe ouvrière de la Révolution ; ellesdétournent des travailleurs ces militants ouvriers, leurs guides, qui ont pour devoir d'en-tretenir et de cultiver le dynamisme révolutionnaire.

En avril 1919, les syndicalistes révolutionnaires croyaient la révolution« proche, inévitable, fatale, aux quatre coins de l'Europe ; en Russie, en Allemagne, enHongrie, la vieille société capitaliste craque et chancelle ». Les déceptions du printempset de l'été 1919 n'ont pas amoindri les espoirs des minoritaires ; et, jusqu'à septembre1920, ceux-ci escomptent que la puissance contagieuse de l'exemple russe va embraserrapidement toute l'Europe. La situation économique paraît favorable, puisque les prix,pendant l'hiver 1920, continuent à monter, la hausse des prix dépassant beaucoup celledes salaires 1 ; et les succès de l'armée rouge, libérant le territoire russe, puis marchant

1

ÉTATS HAUSSE DES PRIX SALAIRESÉtats-Unis 120 % 100 %Grande-Bretagne 170 % 130 %France 300 % 200 %Japon 130 % 60 %(Times, 10 mars 1930).

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victorieusement sur Varsovie, apparaissent comme les signes annonciateurs de la Révo-lution européenne.

Mais, en août 1920, le renversement de la situation militaire a sa répercussionsur la psychologie des syndicalistes révolutionnaires. D'ailleurs, dès l'hiver de 1920, cer-tains admirateurs de la Révolution russe constatent qu'en France le climat est moins pro-pice à la révolution qu'au printemps de 1919 ; et, parmi eux, Victor Griffuelhes.

Victor Griffuelhes, au début de la guerre, avait été aux côtés de Jouhaux. Mais larévolution d'octobre avait modifié ses sentiments. Il était allé en Russie et, à son retour, ilavait exprimé sa sympathie pour les événements russes. Dans une conférence, en février1920, il rapproche le syndicalisme révolutionnaire français et le système des Soviets.« Tous deux s'appuient, dit-il, sur le producteur en négligeant le citoyen. Ce qui fait etcontinuera de faire la force des Soviets, c'est qu'ils donnent droits et pouvoirs aux pro-ducteurs, paysans et ouvriers 1 » Mais il croit qu'en France on a laissé passer l'heure auxlendemains de la guerre : « Nous vivions, dit-il, une époque véritablement révolutionnaire : chômage intense pendant un temps, impatience des soldats qu'on ne démobilisait pas,régime de guerre qui continuait sous toutes ses formes, une crise économique de plus enplus pénible au pauvre monde qui faisait la queue chez les boulangers et les charbonniers.Il y avait dans l'air de l'électricité... » Une autre circonstance était propice : « Après laguerre, la bourgeoisie comptait couramment avec l'obligation de consentir de lourds sacri-fices au prolétariat. Elle s'était accoutumée, à l'idée, en même temps qu'à la crainte, de laRévolution. Mais elle s'est vite ressaisie, elle triomphe maintenant, croyant le danger pas-sé. Les capitalistes s'aperçoivent que les volontés révolutionnaires ne sont pas à la hauteurdes circonstances. »

I

Le 23 février 1920, le cheminot Campanaud, convoqué à une réunion syndicale,demande à ses chefs l'autorisation, qui lui est refusée, de s'absenter. Campanaud leur ré-pond : « Vous me mettez dans l'obligation d'obéir à mon syndicat ou d'obéir à la Compa-gnie. J'obéis à mon syndicat. » Il est puni de deux jours de mise à pied. L'ordre de grèveest donné. Les ouvriers abandonnent le travail, et, sur le PLM, les trains s'arrêtent. LaFédération des Cheminots, qui hésite, réclame l'arbitrage du gouvernement. Le ministreMillerand répond : « Que les cheminots rentrent d'abord, et j'examinerai leurs griefs. » LaFédération réplique : « Que la Compagnie lève d'abord la punition de Campanaud, et lesouvriers reprendront le travail. » Le gouvernement refuse. En révoquant 300 grévistes, laCompagnie du PLM crée, sans doute intentionnellement, un nouveau grief. Et la Fédéra-tion se voit forcée de lancer l'ordre de grève générale.

Deux semaines avant la grève, le 7 février, les Compagnies obtenaient l'aidepréventive du gouvernement : le ministre des Travaux Publics préparait un projet de ré-quisition des automobiles et autres moyens de transport, en cas de grève ; ce projet allait

1 « Après l'éclipse du mouvement syndical pendant la guerre, il était intéressant, pour ceux qui, avant la

guerre, en étaient les fidèles, d'entendre celui qui en fut un peu l'inspirateur » (La Vie ouvrière, 13 fé-vrier 1920, Soviets et Syndicats.)

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jusqu'à prévoir la mobilisation du personnel. Et le Parlement était saisi de la question fer-roviaire par un discours du président du PLM, qui expliquait la désorganisation des trans-ports en l'attribuant essentiellement aux revendications exagérées du personnel. Si tellesétaient les intentions des Compagnies, de leur côté, les syndicalistes révolutionnaires al-laient à la lutte avec l'espoir que les cheminots remporteraient une victoire riche de résul-tats. La Vie ouvrière du 27 février en témoigne :

La lutte n'effraie pas nos camarades cheminots des divers réseaux.. Ils la pré-voient depuis longtemps. Ils savent que rien ne vient sans peine, que tout doit être conquisde haute lutte. Aujourd'hui, par la volonté des Compagnies, c'est tout le problème de lagestion des chemins de fer qui est posé. Les dirigeants ont créé le chaos et sont impuis-sants à s'en dégager. Ils ont donné la mesure de leur incapacité et de leur cupidité. Il nepeut s'agir du rachat qu'elles escomptent. Les chemins de fer sont au pays et doivent luirevenir. Dans cette dernière bataille en faveur de la nationalisation, les cheminots rem-porteront-ils une victoire définitive et totale ? Ce serait trop beau. Mais qu'ils abaissentl'orgueil des seigneurs du rail et fassent éclater leur carence morale, ce sera déjà un résul-tat de grand prix, -non seulement pour la corporation des cheminots, mais pour la classeouvrière tout entière.

En réalité, il y avait, à l'origine du conflit, et des raisons professionnelles, et desraisons politiques. Les cheminots réclamaient la reconnaissance d'un statut syndical fixantd'une façon définitive les droits des délégués dans leurs rapports avec les Compagnies.Les cheminots, souffrant de l'augmentation incessante du prix de la vie, réclamaient enoutre un minimum de salaire et une indemnité de cherté de vie accordée par le gouverne-ment à tous les fonctionnaires. Mais la Commission, qui devait établir des échelles desalaires, tardait à conclure. L'autorité de la Fédération des Cheminots, dont les secrétairesappartenaient à la tendance majoritaire de la CGT, était mise en cause par les cheminotsminoritaires. L'incident Campanaud leur offrait l'occasion de prendre en mains la direc-tion de la Fédération. Le mécontentement des cheminots permettait de susciter une grèvegénérale des chemins de fer et d'entraîner dans une action de solidarité les transports et lesmines. Certains espéraient même qu'un tel mouvement favoriserait une action révolution-naire et éventuellement la prise du pouvoir par les syndicalistes révolutionnaires.

L'initiative des minoritaires répondait aux secrets désirs des Compagnies qui es-péraient, en brisant la grève, pouvoir éliminer du personnel des cheminots les élémentsrévolutionnaires. Donc, loin de vouloir éviter la lutte, les Compagnies la souhaitaient etjugeaient l'occasion favorable de reprendre, en une fois, les concessions que, pendant laguerre et la démobilisation, elles avaient faites aux revendications syndicales. Les Com-pagnies comptaient sur les pouvoirs publics et le Parlement pour les seconder : « LaCompagnie du PLM a voulu ce conflit, dit Pierre Monatte, dans La Vie ouvrière du 27février 1920..., elle a déclaré la guerre en connaissance de cause... Les Compagnies ont-elles voulu, choisissant, imposant l'heure et les conditions du combat, asséner un coupformidable aux éléments révolutionnaires des cheminots et leur briser les reins ? »

Le 25 février, il ne partait de la gare de Lyon que cinq trains. L'ordre de grèveavait été lancé de Dijon. Le secrétaire du syndicat du PLM, Midol, persuadé que la Fédé-ration n'aurait pas lancé l'ordre de Paris, avait voulu forcer la main au secrétaire fédéralBidegaray.

Les Compagnies déclarent que les cheminots qui cesseraient le travail seraientaussitôt révoqués. Le ministre des Travaux Publics dénonce la grève comme une entre-prise révolutionnaire n'ayant aucun caractère professionnel. La Chambre approuve la dé-

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cision du gouvernement d'assurer la marche d'un service public indispensable à la vieéconomique du pays ; et la presse, obéissant au mot d'ordre qui lui est donné, commenceune campagne destinée à rendre l'opinion publique hostile aux grévistes.

La majorité des cheminots, profondément déçue, voyait dans la punition infligéeà Campanaud une atteinte au droit syndical. Par suite, elle était disposée à obéir à l'ordrede. grève. Peu lui importait qu'il eût été lancé de Dijon par le secrétaire d'un réseau ou deParis par les secrétaires de la Fédération. Aussi, rapidement, sur tout le réseau du PLM,l'arrêt des trains fut-il presque complet.

Mais les syndicalistes minoritaires estimaient que la grève du PLM n'étaitqu'une première étape ; il fallait l'étendre aux autres réseaux. De plus, si le gouvernements'engage dans la voie de la répression, toutes les corporations suivront l'exemple des che-minots. Déjà d'ailleurs, dans diverses industries, ont éclaté d'autres grèves : grèves àLyon, grèves de tisseurs du Nord, grèves des mineurs du Pas-de-Calais. Leur confiances'exprime le 12 mars, sous le titre « Une espérance a passé », dans La Vie ouvrière :

Le chemin parcouru par l'organisation syndicale, le progrès réalisé dans laconscience ouvrière éclatent dès qu'on évoque les grèves des cheminots de 1898 et de1910, et qu'on les compare au mouvement de ces jours derniers. Dites si l'on n'avance pas,si les masses sont les mêmes qu'en 1898... ou qu'en 1910... Cette fois, elles n'ont pas at-tendu l'appel d'en haut, le cri d'entraînement de leurs conducteurs brevetés, c'est elles quiont entraîné leurs conducteurs. Hier, les masses étaient rétives à l'action. Aujourd'hui, cesont leurs conducteurs... Les masses entrent en scène et en chassent les chefs fourbus ouincapables... Le jour où la Fédération des Cheminots ne sera plus aux mains de trembleursimpuissants... annoncera la prochaine et complète reprise des organismes ouvriers par lapensée et la volonté ouvrières.

Les syndicalistes révolutionnaires constatent que la CGT, au cours de la grève, apris une attitude très différente de celle de la Fédération des Cheminots ; elle s'est mon-trée « plutôt sympathique à ce mouvement des masses, elle a pressé la Fédération de legénéraliser et d'en prendre la direction ». Mais ils expliquent cette attitude par son désirde faire baptiser le Conseil Économique du Travail : « La nationalisation apparaît à laCGT sous la forme d'une régie autonome des chemins de fer ; les syndicalistes révolu-tionnaires protestent d'avance contre tout projet de nationalisation qui aurait pour point dedépart le rachat : qui dit rachat dit prélèvement capitaliste ; et, sous cette forme, l'ex-ploitation des travailleurs continue. »

Cependant le gouvernement est décidé à briser la grève par tous les moyens et àmobiliser l'opinion publique. Le président du Conseil et le ministre des Travaux publicsn'attendent que le prétexte de la grève générale pour mettre en oeuvre les mesures proje-tées dès le 7 février. Afin de rendre la grève impopulaire, le gouvernement annonce desmesures de restriction à la consommation dans les restaurants parisiens. Il suscite ainsi lacrainte de voir le ravitaillement de Paris mis en danger. Il fait appel aux classes dirigean-tes. Les ligues civiques 1 organisent une mobilisation civile : distribution des billets, en-registrement des colis, etc. L'Union des Anciens Combattants propose le concours de ses

1 La Vie ouvrière, 27 février 1919, annonce la constitution à Lyon de l'Union Civique, créée entre toutes

personnes désireuses de donner leur concours actif au maintien de l'ordre et au respect de la légalité ;dans le bulletin d'adhésion, le garde civique, en cas de grève générale, doit indiquer quels sont les pos-tes qu'il préférerait occuper : wattman ? receveur ? tri des lettres ? distribution des lettres... électricien,mécanicien, chauffeur, aiguilleur, chef de train ? homme d'équipe ?... offrez-vous camion, auto ? avecou sans conducteur ? Etes-vous chauffeur ? motocycliste ?

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quatre cent mille affiliés. Quinze mille personnes s'inscrivent au bureau d'enrôlement desbonnes volontés, ouvert par les soins du gouvernement. Et, pour les services exigeant desaptitudes techniques, on songe à mobiliser aussi les élèves des grandes Écoles 1.

Commentant les mesures prises ou esquissées par le gouvernement, Pierre Mo-natte écrit : « Les gouvernants cherchent dans les unions civiques, qui se créent un peupartout, des troupes de remplacement. La bourgeoisie se défendra elle-même 2. » Lescheminots comprennent qu'ils doivent ne pas indisposer l'opinion publique déjà fort trou-blée ; la CGT offre d'organiser elle-même, grâce à un service d'approvisionnement, leravitaillement de Paris, la fourniture du lait pour les enfants et les malades 3, mais l'offreest repoussée.

A l'appel de grève générale, tous les réseaux, à l'exception de celui du Nord, ontrépondu. Au bout de quelques jours, l'arrêt du travail est presque complet sur toutes leslignes. Le gouvernement décide la mobilisation militaire des cheminots, mais n'ordonned'abord que celle de trois classes du service actif. La Fédération des Mineurs, celle desMétaux, les dockers votent des ordres du jour de solidarité avec les cheminots ; dans lesmines de houille du Pas-de-Calais éclatent des grèves partielles. Le gouvernement nepoursuivit pas jusqu'au bout le geste qu'il avait ébauché. L'en jeu ne lui parut pas justifierle risque. Il décida de faire un geste lui permettant de détacher du bloc gréviste la majoritédes cheminots. Celle-ci pouvait se laisser séduire par l'exécution des promesses si long-temps différées. Pour dénouer une grève qu'elle n'avait pas voulue, A. Millerand s'adresseà la Fédération des Cheminots. La CGT, de son côté, estime le mouvement de grève pré-maturé, son Conseil Économique du Travail n'ayant pas encore mis au point un plan degestion des services publics. Sur l'injonction du président du Conseil, la Commission Tis-sier, sortie de son sommeil, a préparé les bases d'un accord éventuel entre les cheminots etles Compagnies. M. Millerand offre sa médiation. La Fédération des . Cheminots et lesCompagnies l'acceptent. Le 1er mars, l'accord est signé et les représentants des cheminotsdemandent à la Commission administrative de la CGT d'y souscrire.

Quelles étaient les conditions de l'arbitrage ? La détermination rapide deséchelles de salaires par la Commission Tissier, la promesse de fixer le statut des déléguéssyndicaux. Enfin et surtout, la grève n'entraînera pas de révocations.

L'ordre de la reprise du travail est lancé ; les syndicalistes révolutionnaires cri-tiquent la Fédération des Cheminots, « la grande responsable de l'échec de la grève géné-rale ». Par contre, ils ménagent la CGT. Même, le 2 mars, le Comité de grève fait appel

1 Avis placardé, le 27 mars, à l'École des Travaux Publics,,à l'École Supérieure du Bâtiment, à l'École

Supérieure de Mécanique et d'Électricité : « Lors de la dernière grève des chemins de fer, MM. les élè-ves des Écoles se sont mis en grand nombre à la disposition des Compagnies, mais leurs services n'ontpu, pour beaucoup d'entre eux, être utilisés, par suite de la reprise du travail. En vue du retour possibled'un pareil conflit, les Compagnies de chemins de fer sont disposées à accueillir les élèves qui désirentcollaborer au maintien du trafic et, pour les préparer à leur tâche passagère, elles demandent que lesvolontaires fassent, au préalable, des stages pratiques dans les services auxquels ils seront affectés.L'exécution de ces stages ne pouvant que donner de très heureux résultats au point de vue même del'enseignement, la direction de l'École a décidé de reprendre le travail de répartition des élèves entre lesCompagnies, qui avait été hâtivement fait au moment de la grève. »

2 Le Draveil de M. Millerand, La Vie ouvrière, 9 avril 1920.3 La presse reproduit la photographie d'une locomotive arrivant en gare avec cette pancarte : « Train

circulant par autorisation syndicale ».

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au Bureau confédéral et à Georges Dumoulin pour qu'il vienne, aux côtés de Monmous-seau, affirmer la victoire des cheminots et recommander la reprise du travail.

On compte sur le Bureau confédéral pour lancer l'ordre de grève générale de dé-chaîner les vagues successives des grandes corporations : mines, transport, etc. ; d'ail-leurs, la CGT avait déjà pris position pour une grève presque générale. Elle n'en avaitdifféré l'heure qu'à la demande de la Fédération des Cheminots.

En avril, le Congrès de l'Union des syndicats du PLM reprochera à la Fédérationd'avoir utilisé ce délai consenti par la CGT pour faire aboutir hâtivement les pourparlersengagés. Monmousseau expliquera cette hâte à conclure par le désir de rendre impossiblela grève générale : pour l'éviter, dit-il, « on a fait des concessions inacceptables » ; il estvrai, ajoute-t-il, « qu'on ne pouvait guère aller au delà, puisqu'il n'y avait à la Fédérationaucun projet de nationalisation, et cependant notre organisation faisait de cette question labase de sa propagande ». Monmousseau reprend le 2 avril, dans La Vie ouvrière, un motentendu à une réunion de cheminots et qui avait servi de manchette à ce journal : « Lavictoire qui fait honte 1. »

Pour démontrer la duperie de la politique de conciliation adoptée par les organi-sations confédérales, les minoritaires profitent du fait que les Compagnies, cette fois en-core, s'efforcent d'esquiver certaines des décisions de l'arbitrage. En effet, elles cherchentà maintenir certaines révocations. Aussi, dans de grands centres, les cheminots refusent-ils de reprendre le travail. Le gouvernement doit intervenir pour forcer les Compagnies àrespecter la sentence arbitrale. La grève a obligé le gouvernement à mesurer la force dumouvement ouvrier. Tout en faisant voter par la Chambre des Députés le principe de l'ar-bitrage obligatoire, M. Millerand comprend qu'il doit donner à la CGT une satisfaction,fût-elle platonique ; il accepte de discuter avec elle le nouveau régime des voies ferrées.Le Conseil Économique de la CGT voudrait associer à la gestion et réunir dans un mêmeconseil, avec les représentants de l'État, les délégués des cheminots, des techniciens, desindustriels et- des commerçants. Ce projet suscite les critiques des syndicalistes révolu-tionnaires 2. Il ne donne au syndicalisme « aucune garantie de révolutionnaire. Il n'y a passuppression de la moindre parcelle du capitalisme », puisque les actionnaires des Compa-gnies se transforment en actionnaires de la régie. Parmi les facteurs représentés dans lescomités de direction figurent les industriels financiers, commerçants, chambres d'agri-culture, État, coopératives, syndicats ouvriers :

On appelle ça producteurs et consommateurs ; on l'appelle encore la collecti-vité... Mais le syndicalisme, que vient-il faire dans ce maquis ?... Le syndicalisme, c'est-à-dire le travail, la classe ouvrière, se retrouvera le lendemain, face à face, avec ses adver-saires, avec le capital, à égalité de droits, au sein des organismes de direction des chemins

1 « Oui, la victoire nous fait honte. Elle nous fait honte, aux yeux du monde ouvrier, et cela sans que

nous méconnaissions les résultats acquis, sans que nous ne mesurions l'échec d'un gouvernement quiprétendait résoudre le droit de grève par des ordres de mobilisation et dont l'audace était forgée au jourle jour par la faiblesse de notre Commission Exécutive. Et cette victoire-là, celle dont nous n'avons pashonte, elle fut remportée par l'innombrable armée des cheminots qui ont, en ces quelques jours, apportéle démenti le plus formel à ceux qui soutenaient que le ventre seul était l'instigateur de son esprit syndi-caliste... Un beau jour, vlan, la grève éclate ! Pas l'ombre d'intérêts particuliers : solidarité, nationalisa-tion, tout le syndicalisme forme l'enjeu de la bataille, la classe ouvrière est prête, frémissante. La CGTelle-même sent que l'heure est venue. Mais, pardon, mille excuses... ne sortons pas du corporatisme...nous n'en avons pas le droit... la nation en péril !... »

2 La Vie ouvrière, 16 avril 1920 : G. MONMOUSSEAU, « La nationalisation ».

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de fer pour commencer, ensuite des mines, des voies fluviales, etc. Nous ne serons pasdevant une organisation nouvelle d'essence révolutionnaire, mais d'essence démocratique.

Cette forme de nationalisation favorisera la centralisation industrielle, financièreet commerciale, renforcera la puissance défensive du capitalisme ; elle permettra de re-culer, d'éviter peut-être la révolution économique, c'est-à-dire la disparition du régimecapitaliste. Le projet de la CGT « engage le syndicalisme dans des responsabilités incom-patibles avec sa mission libératrice... La souveraineté du travail doit être l'enjeu de lalutte. Tant que le grand combat n'est pas livré, rien de durable n'est possible. Il n'y a pasd'économie possible de la Révolution ».

II

Aux approches du 1er mai 1920, les syndicalistes révolutionnaires espèrentqu'une reprise du conflit offrira une occasion favorable. Aussi, la grève des cheminotsrebondit-elle, la dernière semaine d'avril 1.

Jusque-là, la CGT était restée en dehors de la dispute entre la Fédération Natio-nale des Cheminots et les syndicalistes révolutionnaires. Il est incontestable qu'une oppo-sition très nette de tendances divisait les cheminots. Du côté de la Fédération Nationale,Bidegaray, le secrétaire fédéral, était partisan d'un syndicalisme réformiste. Celui-ci im-pliquait la collaboration avec l'État et avec les organisations patronales, une transforma-tion sociale par étapes successives, la présence des représentants ouvriers au sein des or-ganismes directeurs, des organismes techniques, afin d'essayer « de gagner à la causeceux qui momentanément dirigent la machine sociale ».

Notre Fédération des Cheminots a décidé qu'il fallait collaborer pour la réor-ganisation des chemins de fer. Cette collaboration se continue par le statut du personnel,qui, ne fait que renforcer l'autorité patronale... Avec ce statut du personnel et pour son ap-plication, il est indispensable et il est de toute logique que notre Fédération des Cheminotscollabore d'une façon effective avec le patronat pour en faire respecter toutes les clauses,qu'elle discute avec ce patronat sur le bien-fondé des punitions infligées aux cheminotsqui ne souscriraient pas, par exemple, aux désirs de surproduction du patronat 2.

Une double atmosphère enveloppe la naissance de la seconde grève : le regretdes cheminots de n'avoir pas poussé la grève de février jusqu'au bout, le désir de la CGTmajoritaire d'essayer sa force et d'imposer la nationalisation industrialisée.

En avril, au Congrès des Cheminots, à la salle Japy, le Bureau fédéral est mis encause et condamné. Les conditions de l'accord de mars n'avaient pas été respectées par lesCompagnies : d'où une irritation naturelle qui explique le vote d'un ordre du jour adres-sant au gouvernement une mise en demeure. Le président du Conseil, alors à San Remo,répond aussitôt en refusant de réviser l'accord signé. Le Congrès décide donc la grèveimmédiate et pose comme revendications : la nationalisation des chemins de fer, la réin-

1 Sur l'opportunité de la seconde grève des cheminots, les syndicalistes révolutionnaires furent partagés ;

Monatte a vu cette seconde grève « avec inquiétude ».2 SIROLLE, Congrès d'Orléans, p. 325-326, et BIDEGARAY, pp. 120, 121,122.

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tégration des cheminots, l'abandon des poursuites judiciaires et la reconnaissance du droitsyndical.

La décision des cheminots, portée à la connaissance de la CGT, est un appel auconcours de l'organisation confédérale. Les rédacteurs de l'ordre du-jour espèrent pouvoirainsi entraîner les grandes organisations syndicales, « déclencher les vagues successivesd'assaut ». Mais il faut obtenir l'assentiment de la CGT, car le second ordre du jour a étévoté par une majorité plus faible 1. Une troisième motion, votée le 25 avril à Aubervil-liers, décide la grève générale de tous les réseaux, mais en laissant au nouveau Bureaufédéral le soin d'en fixer la date et d'examiner en accord avec la CGT si le 1er mai doit êtrele pivot de l'action.

Le 28 avril, Jouhaux déclare à la Commission administrative : « Il y a un saut àfaire : il faut le faire courageusement. Il ne saurait être question de tendances. Les res-ponsabilités devront être partagées, quelle que soit l'issue de la lutte. La CGT entend seréserver la direction du mouvement ainsi que ses conclusions 2. » En fait, par 28 voixcontre 22, le Comité fédéral des Cheminots avait voté la grève générale pour le 30 avril.Le Comité fédéral met ainsi la CGT devant le fait accompli, puisque les ordres de grèvesont lancés avant que la Commission administrative de la CGT se soit réunie.

Le 1er mai 1920 est fêté par toute la France d'une façon exceptionnelle. Il estsuivi de grèves de solidarité dans la région lyonnaise en faveur des cheminots ; du 11 au16 mai, chômage général pour les tramways, à Lyon et à Saint-Étienne, et dans le bâti-ment ; dans les mines de Saint-Étienne, de Montceau-les-Mines, chez les métallurgistesde Lyon. Grève générale des ouvriers imprimeurs à Lyon ; du 17 au 23 mai, les quoti-diens n'ont pas paru.

La grève des cheminots se développe. Des manifestes adoptés par la Fédérationdes Cheminots et la CGT réalisent l'accord sur la tactique de la grève, la tactique des va-gues successives : mineurs, marins, dockers doivent entrer dans la lutte afin de paralyserla vie économique. Au Congrès d'Orléans, Dumoulin dira : « Il suffisait que l'on ne re-monte plus de charbon, que l'on ne décharge plus de charbon, que l'on ne décharge plusde navires, que l'on ne transporte plus de marchandises, - c'est là la base de notre accordet c'est sur cette base que la grève s'est déroulée. » Et il ajoutera : « Si la grève des che-minots avait été totale, nous aurions remporté la victoire ; la grève des cheminots n'a pasété totale 3... » En effet, de même qu'en février, le réseau du Nord ne s'est pas mis enmouvement : « Les troupes des réseaux du Nord et de l'Est n'ont eu ni enthousiasme nifoi dans la bataille, et leurs chefs n'ont pas eu plus de foi ni plus d'enthousiasme. »

Sans doute, pendant plus de trois semaines, il y eut 220.000 cheminots engrève ; pourtant la grève générale n'avait été que partielle : première raison de son échec.Il y en a d'autres, et elles sont multiples :

1 175.543 voix pour l'ordre du jour Monmousseau, contre 147.932.2 La grande grève de mai 1920, par JEAN BRECOT (Monmousseau alors à la Santé), Librairie du Travail,

72 p., cf., p. 23 à 35, et 40 : déclaration de Jouhaux.3 GEORGES DUMOULIN, Congrès d'Orléans, p. 167, ajoute : « Parce qu'elle a été conçue dans l'esprit de

doute qui te torturait tout à l'heure, Sirolle ! » SIROLLE, en effet, avait dit précédemment : « Il est exactque je n'étais pas un partisan fervent de la grève de mai ; il est exact que je la voyais d'un mauvais oeilparce qu'il y avait une impréparation... » C'est pourtant lui qui avait accrédité. parmi les cheminots dessyndicats de la région parisienne l'idée que la CGT n'était pas adversaire d'un nouveau mouvement.

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Toutes les forces étaient coalisées contre notre mouvement : forces de réac-tion, forces de presse, forces d'indifférence, forces d'interprétation, forces contre lesquel-les aucune propagande suffisante n'a été faite, particulièrement sur les réseaux du Nord etde l'Est (vous le reconnaissez vous-mêmes). Et il a suffi qu’on gonfle Paris de victuail-les... il a suffi que les trains de tous les réseaux amènent à Paris les primeurs et les fruits etque le coût. de la vie baisse sur le marché parisien à l'origine du mouvement pour que Pa-ris, qui prétendait être révolutionnaire, se soit affalé devant ces vivres ! C'était Paris prispar le ventre et l'égoïsme ! C'est vous, représentants des syndicats révolutionnaires pari-siens, qui avez été obligés de faire cette constatation que la province majoritaire, dans leMidi, était abandonnée par les troupes révolutionnaires des syndicats parisiens.

À Paris, en effet, les effectifs grévistes étaient plus faibles qu'en février, et lagrève était devenue moins -populaire. A aucun moment en mai, sur aucun réseau, le traficn'a été ni suspendu ni arrêté : « Il a été gêné ; il a été bousculé, mais il n'y a pas eu arrêtcomplet. » Sur les 230.000 cheminots non grévistes, un certain nombre travaillaient de 15à 16 heures par jour, tandis que mineurs, marins et dockers faisaient une grève totale. Enprésence de la division des cheminots, le 15 mai, la Commission administrative de laCGT leur propose de reprendre le travail ; mais ceux-ci demandent à la CGT, le 21 mai,d'étendre le mouvement à toutes les corporations. Cette proposition ne tient pas comptedu fait que la plupart des corporations ne sont pas prêtes à faire grève. Il semble bien, eneffet, que, si la tactique des vagues successives avait échoué, la grève généralisée à toutesles grandes corporations était impossible. Aussi le Comité Confédéral National décide-t-illa reprise du travail, tandis que les cheminots continuent la lutte.

Le gouvernement avait pris prétexte des événements pour lancer l'idée d'uncomplot contre la sûreté de l'État et présenter la grève des cheminots comme due à desinfluences étrangères. Ici reparaît la formule : l'or. de l'étranger, la main de l'étranger,dont la tradition avait été inaugurée par M. Thiers en 1840. Cette machination avait com-mencé par l'arrestation de Pierre Monatte, transféré à la Santé, au quartier de droit com-mun, le 3 mai, bientôt suivie, de celles de Sirolle, Lévêque, Midol et Monmousseau (le 19mai). Le 11 mai, L'Action Française ayant réclamé la dissolution de la CGT, l'après-midide ce même jour, M. Millerand avait décidé de poursuivre les secrétaires de l'organisationconfédérale et avait saisi le Parquet d'une demande de dissolution.

La responsabilité de l'échec est attribuée à la CGT Dès le 21 mai, La Vie ou-vrière publie, sous le titre « Une faillite », un article dans lequel elle accuse la CGT « des'être dégonflée, d'avoir montré son impuissance » :

Ce qui s'est dégonflé, ce n'est pas la CGT, mais une méthode... Les chefs syn-dicaux, d'union sacrée hier, d'esprit constructif aujourd'hui... c'est eux qui se sont affolés,et non pas la CGT.. La CGT ne s'est pas lancée à l'étourdie. Elle est entrée dans le mou-vement parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement, parce qu'elle était dans l'obligation,après la reculade de juin 1919, après la trahison du 21 juillet 1919, après la grève descheminots de février-mars, lamentablement interrompue par les réformistes de la Fédéra-tion, de donner enfin la mesure de sa force. Elle a posé et imposé aux extrémistes, nonseulement son objectif de lutte, la nationalisation industrialisée, mais encore les condi-tions mêmes de la lutte, la méthode, l'esprit dans lequel elle a été conduite. Le contrat mispar Jouhaux sous la gorge de la majorité nouvelle (à la salle Japy), il a été accepté par elleet scrupuleusement respecté. Qui ne l'a pas tenu ? Qui a failli ? Qui a été incapable de

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faire sa partie ? Pas nos amis cheminots ! Mais vos amis, à vous, les troupes de votre ma-jorité... On récolte ce qu'on a semé 1.

Pour la troisième fois, en une année, la CGT a laissé passer une chance de fairela Révolution. Les majoritaires cégétistes répondront au Congrès d'Orléans que la CGTn'avait pas le droit de refuser, le 2 mai, son concours à la Fédération des Cheminots :

Le 5 mai, nous sommes allés à votre Fédération reconstituer votre bureau fédé-ral qui n'existait plus, que vous n'aviez pas pris la précaution de remplacer. Nous recons-tituons votre bureau ; nous réalisons notre accord sur la nationalisation... Nous n'avionspas le droit de ne pas nous engager dans la lutte. Il fallait, en présence des faits devantlesquels nous étions placés, faire courageusement le saut. Nous l'avons fait courageuse-ment et nous revendiquons notre responsabilité d'avoir été, à côté de vous, dans la bataille.Prenez celles d'avoir engagé votre mouvement dans des conditions d'impréparation, pré-maturément, sans garanties suffisantes pour le faire. Ces dernières responsabilités, nous nepouvons les accepter 2.

III

Entre décembre 1919 et le printemps de 1920, la Révolution russe suscitait tou-tes les espérances. Ses armées, organisées et conduites par Trotsky, étaient partout victo-rieuses : elles anéantissaient Koltchak, faisaient reculer Denikine, dispersaient Judenick.Ayant ainsi libéré le territoire, elles marchaient vigoureusement sur Varsovie, afin deprovoquer le soulèvement des travailleurs de l'Europe Occidentale.

Une guerre révolutionnaire est donc commencée. Les chefs de la Révolutionrusse estiment en effet que, pour défendre le nouveau régime en Russie, il faut porter laRévolution au cœur des régimes capitalistes. Il y a un accord entre Lénine et Trotsky.Lénine veut réaliser un bloc Russie-Europe Centrale, dont le dynamisme révolutionnaireentraînera la chute du capitalisme européen. A cette fin, il faut que l'armée rouge, trans-perçant la Pologne, arrive victorieusement à Berlin.

L'attaque brusquée de Pilsudski contre la Russie, en avril, semble offrir à Léninel'occasion qu'il attend. En vain, l'armée polonaise a-t-elle conquis une avance de 200 ki-lomètres, en vain Kiew est-il tombé sans combat. La contre-attaque russe fait reculerl'armée polonaise, en 17 jours, de 600 kilomètres au Nord et de 150 kilomètres au Sud.L'armée rouge est arrivée devant Varsovie et, après avoir enlevé la capitale de la Pologne,elle espère poursuivie sa marche victorieuse vers l'Ouest. Ses succès affolent les gouver-nements occidentaux, au point d'amener Lloyd George à proposer une médiation. C'estdans une atmosphère de victoire et au milieu de l'enthousiasme que les représentants de37 nations se réunirent d'abord à Pétrograd, puis à Moscou, pour tenir les assises dudeuxième Congrès de la Troisième Internationale, du 17 juillet au 7 août 1920.

1 La Vie ouvrière, 21 mai 1920 : « M. Millerand a étranglé de ses propres mains le millerandisme son

enfant d'il y a 20 ans. »2 GEORGES DUMOULIN, Congrès d'Orléans, p. 171.

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À la première séance, le 17 juillet, Lénine prononce un discours qui résume lesthèses essentielles de l'Internationale communiste 1 : « étendre aux divers pays de l'Eu-rope Occidentale les résultats et les leçons de l'expérience révolutionnaire russe ». Lemonde se trouve en face de la dernière étape du capitalisme, l'impérialisme :

Les capitalistes... se sont constitués en syndicats, en trusts ayant un caractèreinternational... ; sous les magnats du capital, les républiques les plus libres se sont trans-formées en monarchies financières... La guerre impérialiste de 1914-1918 a éclaté parcequ'il fallait partager le monde... La misère de la classe ouvrière dépasse toute limite... Lemécanisme de l'économie capitaliste est détraqué... D'où il résulte une crise universelle etcette crise économique est la cause principale des brillants succès que remporte l'Interna-tionale communiste... L'opportunisme est notre ennemi principal. Il est pratiquement dé-montré que les militants du mouvement ouvrier, qui appartiennent aux tendances opportu-nistes, défendent mieux la bourgeoisie que les bourgeois eux-mêmes. Sans leur concours,la bourgeoisie ne pourrait se maintenir 2... L'union des prolétaires des pays capitalistesavancés avec les masses révolutionnaires des pays où il n'y a pas ou presque pas de pro-létariat, avec les masses opprimées des colonies et de l'Orient, cette union devient au pré-sent Congrès une réalité... La guerre impérialiste a fait entrer dans l'histoire du monde lespeuples vassaux. Et l'une de nos tâches les plus importantes, c'est maintenant de poser lapremière pierre du mouvement soviétiste dans les pays non capitalistes. Les Soviets y sontpossibles ; ils ne seront pas ouvriers, ils seront paysans... Voici maintenant que la com-préhension du rôle et de l'importance des Soviets s'étend aussi sur les pays de l'Orient. Lemouvement soviétiste a commencé dans toute l'Asie, parmi tous les peuples coloniaux... Ily a maintenant un prolétariat avancé. Partout, quoiqu'elle soit parfois mal organisée, quoi-qu'elle demande parfois à être réorganisée, il y a une armée prolétarienne, et, si nos cama-rades de tous les pays peuvent maintenant nous aider à la faire une armée unique, rien nepourra plus nous empêcher d'accomplir notre œuvre. Cette œuvre, c'est celle de la révolu-tion prolétarienne universelle, de la fondation de la République des Soviets du monde.

Lénine a désigné, comme le principal ennemi, l'opportunisme. Afin de luttercontre lui, le IIème Congrès de l'Internationale communiste établit des règles impératives,les vingt et une conditions auxquelles il faut se soumettre pour être admis dans la Troi-sième Internationale. Règles volontairement sévères, afin de prévenir l'adhésion des élé-ments centristes ou sociaux démocrates ; à ceux-ci Lénine crie : « Épargnez la TroisièmeInternationale ; rendez-la heureuse de votre absence 3. » Pourtant, en dépit des télégram-mes comminatoires expédiés par Zinoviev, un certain nombre d'éléments centristes ac-ceptent, en août 1920, les vingt et une conditions.

Pour le Comité exécutif de la Troisième Internationale, les syndicats ouvriersfont partie intégrante de la Troisième Internationale communiste. Cette thèse est combat-tue par les délégués des organisations italienne et espagnole et par les représentants desIndustrial Workers of the World. Mais l'autonomie syndicale est contraire à la logique de

1 IIe Congrès de la Troisième Internationale communiste, compte rendu sténographique, pp. 21-45, Pé-

trograd, 17 juillet, Moscou, 23 juillet-7 août 1920, éditions de l'Internationale communiste, Pétrograd,1921.

2 Lénine évalue à 1/2 milliard les sommes que la bourgeoisie dépense au profit des leaders ouvriers del'aristocratie ouvrière, bref pour des formes variées de corruption ; car il s'agit toujours, en fin decompte, de corruption.

3 Les leaders bolcheviks auraient voulu rendre plus dures encore les conditions d'adhésion. Zinoviev araconté qu'ils s'étaient battu les flancs pour trouver 10 nouvelles conditions, mais qu'ils avaient dû y re-noncer, « leurs facultés inventives étant à bout de force » ; cf. JEAN AUBIN, L'évolution des partiscommunistes, seule contribution à retenir d'un ouvrage trop partial : Bilan du communisme, Librairietechnique et économique, Paris, 1937.

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la politique soviétique 1. Le Comité exécutif de la Troisième Internationale ne peut faireaucune concession sur ce point. Il s'en explique clairement au Congrès des syndicats ou-vriers russes :

Le Comité Exécutif est une organisation qui doit unir étroitement, non seule-ment les partis ouvriers politiques, mais aussi les syndicats professionnels et toutes les or-ganisations économiques du prolétariat... L'ordre du jour de notre Congrès comprend laquestion de l'organisation des syndicats ouvriers en une alliance internationale. C'est unequestion, en effet, qui n'est plus à remettre. Les socialistes traîtres de tous les pays, soute-nus par le capitalisme mondial, cherchent à ressusciter la première Internationale jaunedes syndicats ouvriers.

Et le Congrès des syndicats ouvriers russes vote la résolution suivante :

Les syndicats de Russie, qui ont lutté la main dans la main avec le parti bol-chevik pour la destruction du capitalisme en Russie. ne peuvent rester en dehors de laTroisième Internationale. C'est pourquoi le IIIème Congrès des syndicats russes vote l'ad-hésion à la Troisième Internationale et un appel aux syndicats révolutionnaires de tous lespays pour qu'ils suivent l'exemple des travailleurs de Russie.

Le 7 août 1920, le Comité Exécutif de l'Internationale communiste donne auxdélégués russes au Congrès international des ouvriers métallurgistes, réuni à Copenhague,le mandat suivant :

Dans le cadre international, il faut travailler pour la scission, car l'union jauned'Amsterdam est l'appui principal de la bourgeoisie. Les chefs d'Amsterdam et des Fédé-rations internationales syndicales sont des mercantis par excellence qui, après avoir prisplace sur le dos des syndicats, exploitent le mouvement syndical d'une façon habile. Il fautà tout prix détacher, au Congrès International des métallurgistes, au moins une partie desfédérations de l'Union jaune d'Amsterdam.

Le IIème Congrès du parti communiste avait adopté, au commencement d'avril1920, une résolution définissant les relations entre les syndicats et les partis :

Il est nécessaire que chaque syndicat possède une fraction organisée et stricte-ment disciplinée du parti communiste... Chaque fraction du parti représente une section del'organisation locale qui est sous le contrôle du Comité du parti pendant que les fractionsdu Comité Central panrusse des syndicats sont sous le contrôle du Comité Central du particommuniste russe.

Rosmer, à Moscou, avait accepté la liaison organique du syndicalisme avec laTroisième Internationale. Cette adhésion devait provoquer des protestations parmi lesminoritaires français eux-mêmes. Frossard, à la fois socialiste et syndicaliste, et, grâce àcette double qualité, investi d'une autorité qui lui permet de naviguer, était allé à Moscounégocier avec le Comité Exécutif de l'Internationale communiste, afin de sauvegarder leprincipe de l'autonomie, point délicat, et qui soulevait des résistances parmi les syndica-listes révolutionnaires, jaloux de leur indépendance. Pourtant, ceux-ci n'hésitaient pas à

1 Voir plus loin le discours de Frossard au Congrès d'Orléans

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réclamer l'affiliation à la Troisième Internationale. Genève ou Moscou ? - tel est, au len-demain du IIème Congrès de la Troisième Internationale, le dilemme que les minoritairesprésentent aux organisations ouvrières. Le 20 août 1920, La Vie ouvrière écrit 1 :

Ces sacrés Russes bousculent tout. En refoulant les Polonais, ils piétinent lebarbelé tendu autour d'eux. Tout l'édifice de la diplomatie capitaliste s'écroule... En lan-çant un vigoureux appel aux syndicats du monde entier pour la constitution de l'Interna-tionale rouge des syndicats, elle donne un coup de bélier dans le dernier mur d'enceinte dubagne capitaliste... Le problème des syndicats et de la politique ne se pose plus commehier. Dès le début de la guerre, n'avons-nous pas vu, en violation de l'indépendance tradi-tionnelle de notre syndicalisme, la CGT participer à un Comité d'Action - d'inaction auraitmieux convenu - en compagnie du parti socialiste et des coopératives ?... Vous tournez ledos aux préceptes mêmes des statuts de la CGT, la lutte à mener pour la disparition dusalariat et du patronat. Vous avez gagné le camp de ceux qui bataillent, non pour cettedisparition, mais pour !a conservation. Nous gagnons l'autre camp. Notre place est ausein de l'Internationale de la Révolution, puisque révolutionnaires nous sommes. Les syn-dicats français le comprendront vite et rallieront l'Internationale syndicale rouge.

IV

Le 15 août 1920, les forces polonaises, réorganisées par Weygand, contre-attaquent l'armée rouge, dont les troupes exténuées, mal ravitaillées, reculent : « L'espoird'exporter la Révolution s'éloigne une fois de plus, après avoir failli devenir une réali-té 2. »

C'est un mois après cet échec des armées russes en Pologne que s'ouvre leCongrès d'Orléans, le 27 septembre 1920, au lendemain de la comparution devant le juged'instruction des syndicalistes poursuivis par le gouvernement 3. Pendant les semaines quiont précédé ce congrès, l'antagonisme entre les deux tendances du syndicalisme n'a faitque s'accentuer. En face du dilemme qui se pose, « sortir ou lutter dedans », certains son-gent déjà à la scission. Au Comité confédéral national, Jouhaux a déclaré : « Il vaut mieuxque nous nous séparions sur des questions de principe plutôt que de continuer à travaillerdans une telle atmosphère d'équivoque et de trouble. » Au contraire, les minoritaires sepréparent à « lutter dedans », à conquérir la majorité au Congrès. L'échec russe en Polo-gne n'a pas diminué leur ardeur : « Le jour où la faillite de la bourgeoisie sera accomplie,- et la victoire des alliés en Pologne ne retardera guère ce jour, - la classe ouvrière nepourra ni hésiter ni échapper à son destin 4. » Ils reprochent aux confédérés d'avoir peurde la Révolution :

Notre bourgeoisie a peur de la Révolution, de la Révolution russe, et de la Ré-volution tout court ; elle se défend, c'est logique. Ce qui est illogique, c'est que la bour-geoisie ne soit pas seule à avoir peur de la Révolution, de la russe et de l'autre, celle quidoit embraser le monde entier, la France y compris. Depuis quelques semaines, des arti-

1 La Vie ouvrière, 20 août 1920, p. 30, PIERRE LEMONT : Vers l'Internationale syndicale rouge, Message

de l'Internationale.2 JEAN AUBIN, op. cit., p. 140.3 La CGT devait être dissoute par un jugement du 13 janvier 1921. Cf. La Voix du Peuple, février 1921,

p. 74, et janvier 1921, p. 8.4 La Vie ouvrière, 27 août 1920 : « La peur de la Révolution ».

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cles suant la peur de cette révolution encombrent la presse ouvrière... Dix ans de révolu-tion ne feront pas autant de victimes qu'une offensive de Nivelle ou de Foch, qu'une seuleannée d'abattoir capitaliste... L'approche de la Révolution soulève encore une autre appré-hension : la classe ouvrière n'est pas prête ; elle est incapable, à la liquidation du régimecapitaliste, d'assurer le fonctionnement d'un régime nouveau et meilleur. Quand sera-t-elleprête ? Quand saura-t-on qu'elle l'est ?

Cependant, à la veille du Congrès, ils définissent leur attitude La Vie ouvrière du17 septembre, sous le titre, « Ni scission, ni subordination », donne une formule destinéeà sauvegarder l'autonomie :

Nous voulons conserver l'autonomie du mouvement syndical, mais nous colla-borerons avec ceux qui veulent travailler à la Révolution... Nous pensons que le syndica-lisme ne peut être soumis à aucun parti dans son développement et dans son action, parcequ'il est la synthèse de toutes les doctrines révolutionnaires qui convergent en son sein.C'est dans le syndicat seul que se trouve la garantie de l'unité de classe, non pas dans sadoctrine, dans son esprit, mais dans le fait et dans sa puissance d'action.

La Vie ouvrière du 24 septembre précise cette position dans un nouvel article,« Orléans première étape » :

Nous allons à Moscou, parce que nous allons, comme le proclament les statutsde la CGT et toutes nos résolutions de congrès, à la Révolution sociale... La CGT, organi-sation économique, ne peut s'allier à une organisation politique. L'Internationale syndicalerévolutionnaire est un organisme de syndicats, uniquement. Le débat d'aujourd'hui est toutdifférent de celui qui mit aux prises, il y a 15 ans, guesdistes et syndicalistes français.Trotsky déclarait à Frossard et à Cachin qu'il s'était senti plus près de Monatte que desguesdistes. Dans le syndicalisme français, il avait senti l'esprit révolutionnaire ; il en avaitconstaté l'exemple chez les autres... Où se rassembleront les minorités clairvoyantes etagissantes ? Hier, nous disions les posséder dans les syndicats. Nous gardons l'espoir deles y regrouper. Un parti socialiste ou communiste y réussira-t-il mieux que nous ? Qu'ill'essaie. De notre côté, nous l'essaierons aussi. Lutte d'émulation entre nous ; au pied dumur capitaliste, nous serons unis ; mais, révolutionnaires, nous revendiquons aujourd'huinotre place dans l'Internationale de la Révolution 1.

Au Congrès d'Orléans, qui se tient du 27 septembre au 2 octobre 1920, les dé-bats opposent les deux tendances sur toutes les questions litigieuses : la grève des chemi-nots et l'attitude de la CGT, - la Conférence de Washington et la collaboration avec le B.I. T., - le Conseil Économique du Travail, - le conflit entre les deux Internationales. Onconcentrera ici le heurt des deux tendances sur les discussions suscitées par l'orientationsyndicale et où s'affrontent Frossard et Merrheim.

Frossard, amorçant une tactique opportuniste, présente avec habileté la positiondes minoritaires. Répondant au reproche, fait aux minoritaires, d'avoir une attitude encontradiction avec la Charte d'Amiens, avec l'autonomie syndicale, il dit :

Les camarades de la minorité ont déclaré de la façon la plus nette qu'ils de-meurent partisans de la Charte d'Amiens, qu'ils la considèrent comme une règle d'actionvivante, que le syndicalisme tel qu'ils le conçoivent est à la fois un syndicalisme de réali-sations immédiates, de revendications révolutionnaires et de transformations sociales.[Traitant de la collaboration il explique]. Il y a collaboration de classes lorsque, d'une fa-çon permanente, et je puis dire systématique, le mouvement ouvrier établit des rapports

1 La Vie ouvrière, 17 septembre 1920 : « Sortir ou rester dedans » ; et L'Humanité du 12 septembre, qui

publie le rapport de Frossard et l'appel aux socialistes et aux prolétaires du Comité Exécutif de l'Inter-nationale communiste.

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avec le mouvement capitaliste on l'organisation gouvernementale. Il faut distinguer : l'op-portunisme avant la Révolution est un moyen de maintenir le régime et de diminuerl'énergie d'action de la classe qui doit à son tour s'emparer du pouvoir de l'État pour réali-ser son émancipation totale ; et l'opportunisme au lendemain de la Révolution ; si au. len-demain de la Révolution, nous n'étions plus capables d'un certain nombre de concessionsindispensables, nous saboterions la Révolution que nous aurions faite.

A Moscou, en face du Comité Exécutif de l'Internationale communiste, Frossarda défendu, au nom des minoritaires, l'autonomie du mouvement syndical comme une né-cessité française :

Je suis de ceux qui placent sur des bases d'égalité la CGT et le parti... Sansnous, la CGT ne fera pas la Révolution sociale, et nous ne la ferons pas sans elle. Pourl'instant, je dois dire que l'interprétation que j'ai donnée à notre volonté d'autonomie dumouvement syndical a été très vivement combattue par le Comité Exécutif de l'Internatio-nale communiste. On a insisté très vivement auprès de moi pour que je renonce à la posi-tion que j'avais prise. Je n'y ai renoncé à aucun moment. Camarades, lorsque nos camara-des russes nous proposent une subordination du mouvement syndical au mouvement poli-tique, ils tiennent trop compte de leur propre histoire, ils ne tiennent pas assez compte del'histoire des autres mouvements ouvriers. Lorsque s'est posée la question de savoir sil'Internationale syndicale serait une filiale de l'Internationale politique, le représentant dela minorité syndicaliste française a également protesté...

Et Frossard conclut :

La Révolution russe exerce sur les mouvements ouvriers, dans notre pays, untel prestige et un tel rayonnement que vous n'empêcherez pas que, pour les organisationsouvrières et socialistes, l'adhésion à l'Internationale de Moscou apparaît comme un desmoyens d'affirmer devant les gouvernements bourgeois la solidarité avec cette même In-ternationale.

Merrheim, défendant le point de vue des majoritaires, répond à Frossard par cetexposé clair et logique :

Nos camarades révolutionnaires russes ont appliqué une doctrine complète-ment opposée à la nôtre, à nos principes d'organisation de la Charte d'Amiens, et ils veu-lent nous forcer d'adopter leur doctrine sous la surveillance de l'Exécutif de la TroisièmeInternationale... C'est pourquoi, camarade Frossard, je me suis permis de dire qu'un ré-gime établi dans les conditions morales et matérielles tel qu'il est à l'heure actuelle enRussie ne pourra, au moins pendant une génération, se maintenir que par la dictature. Et tula connais, cette dictature. Comment s'exerce-t-elle ? Par les noyaux communistes... Noussommes en présence de deux doctrines. La première, la nôtre, le syndicalisme, est pourune propagande... au grand jour, n'hésitant pas à prendre lés responsabilités quand il fautles prendre et toutes les responsabilités dans le cadre des décisions des organisations. Laseconde, celle de la Troisième Internationale, comporte la création de noyaux dont onn'hésite pas à parler aujourd'hui, qui doivent être introduits au sein des syndicats, et sousle contrôle, la direction du parti. Et ces noyaux ne doivent pas seulement mener une pro-pagande légale, mais aussi la propagande illégale dans notre pays... On dit aujourd'hui quel'adhésion à la Troisième Internationale est une question de sentiment et qu'il faut adhérerafin de manifester sa sympathie à la Révolution russe... J'ai montré l'inconciliable opposi-tion des deux doctrines.

Le débat se clôt par la victoire des majoritaires. Par 1.482 voix contre 691, lerapport moral est adopté ; par 1.515 voix contre 596 (552 allant à la motion minoritaire et

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44 à la motion Verdier), la motion du Bureau confédéral est adoptée. Voici en quels ter-mes La Vie ouvrière 1 du 1er et du 8 octobre 1920 commente ces résultats :

Orléans, qui devait porter le coup mortel à l'extrémisme, consacre le dévelop-pement de sa force... Ce qui aurait pu arriver de plus fâcheux à la minorité révolution-naire, ç'aurait été d'être majorité à Orléans, d'être portée brusquement par une vague defond à la tête de la CGT, avant d'avoir trouvé et trempé les hommes, avant d'avoir fait letravail préparatoire d'éducation qui s'impose. Détenir le gouvernail de la CGT avantd'avoir conquis les fédérations et les unions départementales, c'était nous exposer soit ausort du pauvre et triste Niel, enfermé durant quelques mois dans le cercle d'hostilité duComité confédéral, soit au sort de nos amis cheminots. Il faut trouver et tremper les mili-tants de la minorité, refaire des cadres au syndicalisme révolutionnaire. Ce sera l’œuvredes noyaux tant maudits. Ce que les organismes officiels n'ont pu faire, appeler, donnerconfiance, former des nouveaux, des jeunes et des vieux, former de véritables militants,nous le ferons.

C'est donner un programme précis aux C. S. R. Il en sera beaucoup question auCongrès de Lille, en juillet 1921.

En attendant, la force d'attaque des syndicats minoritaires se trouve considéra-blement renforcée par un événement politique : la scission du parti socialiste et l'affilia-tion à la Troisième Internationale de sa majorité, devenue section française de l'Interna-tionale communiste. En février 1920, sur la proposition de la Fédération du Nord (de ten-dances guesdistes), le Congrès de Strasbourg avait, par 4.330 mandats contre 337, décidéle retrait du Parti de la Seconde Internationale ; mais en même temps, par 3.000 mandatscontre 1.600, il écartait l'adhésion immédiate à la Troisième Internationale, se prononçantpour une motion « de reconstruction ». C'est alors que la délégation Cachin-Frossard avaitété envoyée à Moscou, pour négocier avec les organismes de la Troisième Internationale.Elle avait assisté en juin 1920 aux séances du Comité Exécutif de la Troisième Internatio-nale et, en juillet, au Congrès de l'Internationale communiste 2.

Le Congrès de Tours qui s'ouvre le 20 décembre 1920 concentre tous ses débatssur cette question de l'affiliation à l'Internationale communiste. La rigueur des 21 condi-tions d'adhésion, et un message sévère pour les socialistes français, émanant du ComitéExécutif de la Troisième Internationale, suscitent l'opposition de délégués qui en février,à Strasbourg, avaient voté pour la rupture avec la Seconde Internationale. Par 3.208 man-dats contre 1.022, le Congrès se prononce en faveur de l'affiliation à la Troisième Inter-nationale. Un télégramme de Zinoviev, au nom du Comité Exécutif de l'Internationalecommuniste, provoque la scission. Le parti communiste se constitue sous le nom de« section française de l'Internationale communiste » ; la minorité au Congrès de Toursconserve le titre de parti S. F. I. O.

Cette scission du parti socialiste pourrait, par contre-coup, entraîner une scissionsyndicaliste. C'est la crainte de la CGT Dès novembre 1920, le Comité confédéral avaitadjuré « les militants et les organisations de ne rien faire qui conduise à la division des 1 1er octobre 1920 : « Battus et contents » ;cf. aussi, le 8 octobre 1920 : « La halte d'Orléans ».2 Compte rendu sténographique du 11ème Congrès de la Troisième internationale, pp. 272-273. Au IIème

Congrès de l'Internationale communiste, Zinoviev avait dit que « le parti ne doit en aucun cas se mêlerde la vie des syndicats ; il ne doit point jouer le rôle de gouvernante auprès d'eux » ; mais il déclaraitaussi que « le parti doit donner la direction générale »... Et il affirmait : « Il suffit de poser la question :Amsterdam ou Moscou ? Nous devons dire clairement que les syndicats doivent être une section del'Internationale communiste. » (Compte rendu, pp. 66-82 et 86.) - Cf. La Vie ouvrière du 10 décembre1920 : L'Internationale de la Révolution.

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forces ouvrières ». Critiquant les C.S.R., le Comité confédéral avait voté, par 72 voixcontre 25 et 23 abstentions, une résolution mettant les syndicats en garde contre une mé-thode qui pourrait provoquer, de la part des fédérations et des unions départementales,« des mesures d'exclusion contre lesquelles la CGT ne pourrait nullement intervenir ».

Le 15 février 1921, le Comité confédéral décide de ne pas examiner l'éventualitédu retrait de la CGT de l'Internationale syndicale d'Amsterdam. Il affirme par 82 voixcontre 31 « l'impossibilité absolue pour toute organisation d'adhérer à l'Internationalesyndicale, section de l'Internationale politique de Moscou, sans violer la lettre et l'espritdes décisions des congrès confédéraux ». Dans la même séance, il déclare « que la créa-tion de Comités syndicalistes révolutionnaires (C. S. R.), inspirés et dirigés par le gouver-nement de Moscou pour pratiquer le noyautage, pour disqualifier les militants, pour dis-créditer leur action, instituer des organismes de division qui tarissent le recrutement syn-dical, compromettent toute action d'ensemble et aboutissent au découragement général ».En conséquence, les organisations syndicales qui donneront leur adhésion à l'Internatio-nale syndicale, section de l'Internationale communiste, se placeront par elles-mêmes endehors de la CGT

Enfin ce même Comité confédéral de février 1921 place, au premier rang duprogramme immédiat de la CGT, le respect du droit syndical pour tous (ouvriers, fonc-tionnaires), - la nationalisation des grands services publics, des manufactures d'État et desrichesses naturelles ; -et le contrôle syndical ouvrier 1.

Le Comité confédéral se réunit de nouveau en mai 1921. Il discute d'abord l'ac-tion internationale de la CGT : collaboration avec la Fédération syndicale internationale,enquête des organisations syndicales en Allemagne, accords d'Amsterdam relatifs à laquestion des réparations 2, accords passés entre les travailleurs du bâtiment, français etallemands (Genève, 17 février 1921). Et, en présence des antagonismes qui divisent lemouvement ouvrier, il décide de réunir le Congrès deux mois avant sa date habituelle :

Les divisions dont nous souffrons aujourd'hui constituent le plus redoutable etle plus efficace ennemi de la classe ouvrière. Ce que la réaction politique alliée à la réac-tion patronale n'ont pu faire pendant les années de lutte contre la CGT, l'action des divi-sionnistes y est parvenue. L'affaiblissement du grand corps en est aujourd'hui la doulou-reuse constatation qu'on peut faire, et on peut ajouter que la menace de la dissolution gou-vernementale n'est qu'une ironie en présence de l'efficace dissolution, que les élémentsdits minoritaires sont en train d'accomplir au sein de la CGT

Déjà, en 1920, les minoritaires français, avaient envoyé à Moscou une déléga-tion composée de Vergeat et de Lepetit, qui n'étaient pas revenus. En juin 1921, une se-conde délégation minoritaire se rend au Congrès constitutif de l'Internationale syndicalerouge : Tommasi et Hélène Brion, qui avaient participé au Congrès, reviennent à tempspour assister au Congrès de Lille ; ils avaient accepté la liaison organique ; au contraire,Claudine et Albert Lemoine (habillement et métallurgistes) y étaient opposés et ne purentrentrer à temps. 1 Le contrôle ouvrier avait fait déjà l'objet des préoccupations de certaines fédérations et notamment de

la Fédération des Métaux, dont, le 7 décembre 1920, le Bureau et la Commission exécutive avaientadopté le principe du contrôle ouvrier. Cf. A. GUIGUI, Le Contrôle Ouvrier, L'Homme Réel, juin-juillet1934 ; le même principe avait été adopté par le Conseil national de la Fédération textile (18-19 janvier1921) et le Congrès de la Fédération des Employés (mars 1921). Cf. aussi G. DEHOVE, Le contrôle ou-vrier en France, thèse ès lettres, Lille, 1937, pp. 262, 265, 298. Livre important.

2 Une conférence syndicale internationale avait eu lieu, le 31 mars 1921, à Amsterdam.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 243

Au Congrès de Lille, les débats ont pour objet essentiel l'orientation syndicale.Contre le Bureau confédéral l'attaque est menée par Racamond, Monmousseau, Mayoux,Verdier, Lecoin, Monatte Pierre Besnard, secrétaire des C. S. R., qui, tous 1, s'efforcent demontrer qu'ils ont repris la tradition du syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre. Ra-camond reproche au Bureau confédéral la politique « du pont jeté entre le capital et letravail... Nous repousserons, dit-il, le rapport moral, parce que nous ne trouvons pas dansle rapport moral l'idée que l'on veut aller à la bataille, force contre force, mais plutôt l'idéeque l'on veut composer, l'idée que l'on veut chercher à défendre l'intérêt général du pays,alors qu'il faudrait défendre l'intérêt général de la classe ouvrière, car on n'est pas syndi-qué pour défendre l'intérêt du pays : »

Le moment est venu de reprendre cette excellente formule de Jouhaux en1911... qui disait que les militants étaient chargés, de par leur fonction, de traduire un étatd'esprit révolutionnaire, les aspirations libératrices des masses ouvrières fondues dans lesyndicat. Nous sommes d'accord avec le Jouhaux de 1911, le syndicat creuset des doctri-nes révolutionnaires. La masse ne connaît pas les causes de la Révolution, la masse neconnaît pas les moyens révolutionnaires, la masse n'a pas un idéal révolutionnaire défini,et le rôle des militants, ce n'est pas d'aller chercher cette ignorance pour la brandir contrenous dans un congrès... c'est de traduire tous ces instincts et ces intuitions-là pour en faireune doctrine révolutionnaire qui serve de jalons à notre propagande. Il y a deux chosesdans le syndicat, la matière, si j'ose m'exprimer ainsi, les matériaux de la Révolution,c'est-à-dire la masse, - et l'esprit révolutionnaire, esprit qui descend de haut jusqu'en bas, -matériaux travaillés par l'esprit et qui font la Révolution, le jour où elle est dans les évé-nements...

Pierre Monatte renforce la thèse de Monmousseau, en rappelant que la Révolu-tion russe a été accomplie par une petite minorité s'appuyant sur les soldats et les ou-vriers. Si en France les syndicalistes révolutionnaires ont créé les C. S. R. et les défendentcontre les exclusives du Bureau confédéral, c'est parce qu'au lendemain de la guerre lemouvement ouvrier en France avait un besoin urgent de minorités agissantes et qu'il étaitnécessaire de grouper ces minorités, en vue de l'action révolutionnaire, dans les C. S. R.Ces foyers, qui entretiennent, au sein des syndicats, la flamme révolutionnaire, sont indis-pensables dans un organisme confédéral qui a laissé s'éteindre cette flamme ; car la CGTest devenue, dans l'action nationale et dans l'action internationale, « un rouage gouverne-mental ». Elle est descendue « au-dessous du réformisme ; elle tourne le dos à la Révolu-tion ». A l'union sacrée de guerre a succédé l'union sacrée « industrielle » d'après-guerrepour la remise en état des dévastations de guerre, pour la réorganisation économique dupays par l’accord entre les classes :

Dans ce pays, chaque fois que les ouvriers regardaient les hommes qui incar-nent le régime capitaliste, ils voyaient à côté d'eux, à côté des gouvernants, leurs propreschefs ouvriers. Le désarmement ? Le secrétaire confédéral, avec d'autres représentants dela Fédération internationale d'Amsterdam, nous les avons vus ces représentants de laclasse ouvrière, se prêter à la comédie du désarmement ; ils faisaient tout cela sur le de-vant de la baraque capitaliste, pendant que derrière... se préparent les futures guerres oùles grands lutteurs de l'Amérique et de l'Angleterre engageront le grand duel de demain.

1 Rapport moral du Congrès de Lille, p. 11 : Cf. Congrès de Lille, Union typographique, 1921 ; -

RACAMOND, pp. 27-32 ; - MONMOUSSEAU, pp. 242-254 ; - VERDIER, pp. 209-219 ; - MAYOUX, pp. 126-141 ; - MONATTE, pp. 266-279 ; - BESNARD, pp. 170-191. Verdier évoque les premiers conflits de l'In-ternationale : « c'est toujours les deux vieilles idées qui ont créé le mouvement ouvrier qui viennent s'yheurter. Dans le heurt des tempéraments et des énergies, il m'a semblé comprendre qu'au-dessus denous planaient les pensées géniales de la première Internationale : le centralisme marxiste et le fédéra-lisme révolutionnaire de Bakounine. »

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Le Bureau confédéral n'a même pas su défendre la loi de 8 heures : « Pas plusque nous n'avons su la conquérir, nous n'avons su la garder ; quand la crainte gouverne-mentale a été moins forte, nous l'avons vue disparaître, atelier par atelier, corporation parcorporation... On n'a rien fait ensuite pour organiser la résistance contre cette rafle de lajournée de 8 heures. » Et Monatte conclut en proclamant sa foi dans le syndicalisme :« Dans la Charte d'Amiens, ce qu'il y a d'essentiel pour nous... d'éternellement durable,c'est cette conception du syndicalisme : grand artisan de la Révolution, capable de fairetout, seul si possible, capable d'organiser tout seul le lendemain de la Révolution. C'est lànotre force, notre volonté, c'est notre espoir. »

Dumoulin et Jouhaux répondent aux minoritaires ; les minoritaires se heurtent àune contradiction. Ils veulent rester des syndicalistes fidèles à la Charte d'Amiens, alorsqu'il n'y a pas en Russie de syndicats proprement dits. Tommasi l'a reconnu : « Le fait,c'est la subordination de l'Internationale syndicale à l'Internationale communiste dont ellen'est qu'une section. Et c'est pourquoi, par imitation des méthodes soviétiques, les mino-ritaires ont constitué, à côté des syndicats, des clubs de jacobinistes » (les C. S. R.). « Leparti communiste est un parti de conquête du pouvoir politique pour lui-même et non paspour la classe ouvrière. » La scission syndicale est la suite de la scission politique.

Jouhaux conclut en disant :

L'action révolutionnaire, elle consiste à faire entrer dans les faits, dans la ré-alité, le maximum de réalisations qui comptent, non pas comme des réformes définitives,mais comme des transformations sociales... Elles valent, ces réformes, non seulementparce qu'elles apportent une amélioration immédiate à la situation des travailleurs, maiselles valent surtout parce qu'elles comportent en elles des possibilités de progrès social,des possibilités d'éducation, des possibilités d'élévation intellectuelle, parce qu'elles sontun pas en avant vers la Révolution, parce qu'elles sont une victoire sur les forces du passé.

La motion votée à Lyon opposait 1.393 majoritaires à 588 minoritaires, celled'Orléans 1.482 mandats à 691. Par comparaison, à Lille, le résultat du vote sur l'orienta-tion syndicale prouve que les syndicalistes révolutionnaires ont fait de singuliers progrès :la motion des minoritaires obtient 1.325 voix contre 1.572. Monmousseau, dans la discus-sion, avait prévenu les majoritaires que, voter la résolution dite Dumoulin 1, c'était voterla scission. Et c'était en effet la scission ; mais celle-ci ne se produit pas immédiatement.La minorité se réunit d’abord en congrès, afin de renforcer l'organisation. des C. S. R. surdes bases corporatives, départementales et nationales. Devant le Comité Confédéral Na-tional, qui se réunit à Paris, les 19, 20 et 21 septembre 1921, au nom de l'Union de laSeine et de celle du Doubs, Monmousseau et Cazals déposent une motion contre les ex-clusions : « Aucun syndicat ne peut être exclu de l'organisation confédérale par une inter-prétation tendancieuse de la discipline syndicale. » Les minoritaires se refusent à admettreles exclusions prononcées au nom de la discipline syndicale avant Lille, abandonnées auCongrès et reprises depuis par diverses organisations confédérées. Et Monmousseauécarte toute possibilité de conciliation en disant : « Ne nous demandez pas d'abandonnerles C. S. R., nous ne pourrions pas tenir notre promesse, car ils sont le résultat des effortsque nous avons faits pour grouper les 1.300 syndicats contre vous. »

1 Dumoulin est considéré par les minoritaires comme l'auteur responsable de la scission : « C'est

l'homme qui, en novembre 1920 et en février 1921, présenta, défendit, fit voter la motion d'exclusion. »

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Les majoritaires opposent à la motion Cazals-Monmousseau une résolution degrave portée :

Le C. C. N. considère que le fait de substituer à l'action et à la propagande dessyndicats celles des C. S. R., d'opposer à l'action et à la propagande des Fédérations celledes sous-comités généraux, a abouti à une désorganisation profonde des forces ouvrières..Les organisations qui refusent de s'incliner devant les décisions prises... se mettent délibé-rément en dehors de l'unité ouvrière... Les organismes syndicaux ne peuvent adhérer, sansmanquement à la discipline, à un groupement extérieur au syndicalisme, soit philosophi-que, soit politique. En particulier, ils ne peuvent adhérer aux C. S. R. 1.

C'est la condamnation formelle des C. S. R. La résolution majoritaire est votéepar 36 Unions départementales contre 44, et par 27 Fédérations contre 12. La motion Ca-zals est repoussée par 63 voix contre 56 ; il y a 10 abstentions.

Après ces différents votes, Monmousseau prend la parole pour dire que les mi-noritaires n'acceptent pas de partager solidairement avec les délégués majoritaires de laCGT une administration qui aura la charge d'appliquer l'exclusion des C. S. R. Par suite,les minoritaires repoussent la représentation proportionnelle au sein de la Commissionadministrative : celle-ci ne sera plus dès lors composée que de majoritaires.

En fait, la condamnation des C. S. R. par la résolution du 20 septembre menait lesyndicalisme français droit à la scission. Celle-ci est bientôt un fait accompli. Les mino-ritaires tiennent, en décembre, un Congrès où ils proposent que les C. S. R. ne reçoiventplus d'adhésions qu'individuelles. Le 26 décembre, la Commission administrative de laCGT condamne la réunion du congrès minoritaire où elle voit un acte d'indiscipline syn-dicale. Et la CGT U. (Confédération Générale du Travail Unitaire) est créée par les mino-ritaires. Elle tient son premier congrès unitaire à Saint-Étienne, du 25 juin au 1er juillet1922 2. Elle adhère à l'Internationale syndicale communiste, à son IIème Congrès, tenu àBourges du 12 au 17 novembre 1923. A son premier congrès, la CGTU, qui réunit descommunistes et des syndicalistes révolutionnaires, veut concilier les deux tendances entrelesquelles se partagent ses effectifs ; aussi adopte-t-elle, à Saint-Étienne, la résolutionMonmousseau, par 779 mandats contre 391 (orientation syndicale), puis par 743 mandatscontre 406, elle repousse la résolution Besnard :

Fidèle à la résolution d'Amiens, le Congrès considère que le syndicalisme est,par son origine, par son caractère et son idéal, une force révolutionnaire ; il affirme à nou-veau son indépendance complète vis-à-vis des groupements politiques ou philosophiques ;il déclare qu'aucune influence extérieure ne peut s'exercer sur lui dans son action quoti-dienne, nationale et internationale... Dans cette œuvre révolutionnaire, le syndicalisme,plaçant la Révolution au-dessus de tout système et de toute théorie, se déclare prêt à ac-cepter l'aide de toutes les forces révolutionnaires. Cette collaboration sera non point per-manente, mais circonstancielle avec les groupements extérieurs... Le Congrès estime quel'action commune peut se réaliser sans que se justifie la création de liens organiques etpermanents entre les différents organismes et repousse toute idée de liaison organique quine peut être qu'une subordination voilée du mouvement syndical.

1 Compte rendu sténographique des réunions du Comité confédéral, les 19, 20 et 21 septembre 1921,

Imprimerie coopérative ouvrière, 1921, pp. 6, 146, 151.2 Ier Congrès tenu par la CGTU., à Saint-Étienne : rapport moral et débats, 516 p. Résolution Monmous-

seau, p. 31 ; résolution Besnard, p. 35 ; votes, pp. 1103, 409.

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En opposition, la résolution Besnard affirmait « que le syndicalisme doit vivre etse développer dans l'indépendance absolue, qu'il doit jouir de l'autonomie complète quiconvient à son caractère de principale force révolutionnaire ». En déclarant que « le syn-dicat est l'organe complet de production, de gestion, d'administration et de défense d'unesociété reposant exclusivement sur le travailleur, de la base au faite de son édifice », larésolution Besnard traduisait la formule : « Tout le pouvoir au syndicat. »

Les deux tendances que Monmousseau, par sa résolution de Saint-Étienne, avaitcherché à concilier, allaient très vite se dissocier. Le 11 janvier 1924, au cours d'un mee-ting tenu à la maison des Syndicats, des incidents se produisent et 2 syndicalistes sonttués. Des éléments syndicalistes se détachent de la CGTU. Une Union fédérative auto-nome se constitue ; la même année, Rosmer et Monatte sont exclus du parti communiste.Besnard organise en 1927 la CGT S. R. (Confédération Générale du Travail SyndicalisteRévolutionnaire) 1.

V

Pendant les années 1919, 1920, 1921, les syndicalistes français suivent avec unintérêt passionné la vie des organisations ouvrières à l'étranger, et tout particulièrementl'évolution du syndicalisme britannique. Les syndicalistes révolutionnaires croient recon-naître dans les Shop Stewards les minorités agissantes des C. S .R. ; la Triple-Allianceleur apparaît, grâce à ses effectifs, l'organisation capable de déclencher « les vagues suc-cessives » propres à paralyser l'économie du pays.

En 1919, la grève des cheminots anglais met une première fois à l'épreuve lesforces du trade-unionisme. Elle éclate en septembre. Elle est accueillie par le Times en cestermes : « Comme la guerre avec l'Allemagne, ce doit être une guerre jusqu'au bout. » Lesecrétaire général des cheminots, J. H. Thomas, un réformiste et par tempérament un mo-déré, n'avait signé l'ordre de grève qu'après de longues hésitations ; il y avait été contraintpar l'intransigeance du gouvernement. Et il avait tenu à déclarer en lançant l'ordre degrève : « C'est le jour le plus triste de ma vie. J'ai tout fait pour trouver un moyen deconciliation, j'ai échoué. » En effet, depuis février 1919, des négociations se poursui-vaient avec le gouvernement en vue d'obtenir la revendication essentielle des cheminots,la standardisation des salaires, dont la moyenne chez les cheminots anglais était très infé-rieure dans chaque catégorie à celle des mêmes emplois dans les entreprises industrielles.

1 À son origine, c'est-à-dire en 1922, les effectifs de la CGTU s'élèvent à 500.000 syndiqués, tandis que

ceux de la CGT sont tombés à 373.478. C'est qu'en effet ses 3.996 organisations sont. réduites, par lascission, à 1.296, soit des deux tiers. A son congrès (Paris, 30 janvier, 2 février 1923), 1.296 syndicatsseulement sont représentés, mais, à celui de 1925 (Paris, 26-29 août 1925), 1.766 syndicats votent la ré-solution. Sur cette période, cf. GEORGES LEFRANC, Histoire du mouvement syndical en France, Paris,Librairie syndicale, 1937.

En 1922 les deux organisations réunies ne comptent qu'un peu plus de 800.000 adhérents. Lesdiscordes ont éloigné de l'activité syndicale près d'un million de syndiqués. En 1925, la CGT compte500.000 adhérents ; mais ses effectifs s'accroissent pendant les années suivantes :884.000 affiliés en1931. D'un autre côté, la Confédération des Travailleurs Chrétiens, qui suivait un chemin parallèle àcelui de la CGT et qui avait été fondée en 1919 avec 140.000 membres, en comptera 500.000 en 1936(Cf. ZIRNHELD, Syndicalisme chrétien. Paris. Spes, 1937).

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Pourtant, Lloyd George prétend que la grève a été déclenchée par une poignée d'anar-chistes extrémistes. De son côté, la presse multiplie les provocations : « C'est un appel aumassacre, en même temps que la mobilisation de toutes les ressources du temps de guerrecontre nos propres citoyens », déclare J. H. Thomas, et il ajoute : « Les déclarations desjournaux ne peuvent signifier qu'une chose, c'est que le gouvernement doit traiter les500.000 cheminots, dont beaucoup ont défendu la vie et la liberté des citoyens de ce payscontre le militarisme prussien, comme s'ils étaient des étrangers et des ennemis. »

Le 27 septembre, le trafic est complètement paralysé. Mais des navires de guerreviennent mouiller à l'embouchure de la Tamise ; des soldats, baïonnette au canon, parcou-rent les rues de Londres. Les cheminots ont fait appel à la solidarité ouvrière. A Leeds,1.500 postiers refusent de participer au transport des lettres par automobile. L'opiniongénérale des grandes corporations ouvrières est favorable aux cheminots. Les Compa-gnies font appel, au recrutement de volontaires ; seulement, le 1er octobre, il n'y a que 800trains en service, soit 2 p. 100 du service normal. Des usines sont obligées de fermer,faute de charbon ; des mines cessent de travailler, parce que le charbon n'est pas enlevé.

J. H. Thomas a voulu conserver à la grève son caractère corporatif ; il a refusél'aide des employés de tramways et omnibus de Londres, celle aussi des électriciens. Ce-pendant, peu à peu, la grève a une tendance à se généraliser. Le 1er octobre, les organisa-tions des transports, des postiers, de l'industrie du livre, des mécaniciens-constructeurs denavires, à la suite d'une réunion, décident d'envoyer une délégation au premier ministre.Celui-ci pose, comme condition préalable à toute négociation, la reprise du travail. Lescheminots refusent. Une nouvelle réunion des grandes corporations ouvrières a lieu. Leurpression amène le gouvernement à trouver un compromis. La grève avait duré neuf jourset n'avait été qu'une grève corporative, qui n'avait pas permis d'amorcer la grève générale.

Au printemps de 1920, la question minière va être une épreuve plus sérieusepour le trade-unionisme anglais et pour la Triple Alliance. La question minière posait, aulendemain de la guerre, des problèmes d'une portée qui n'était pas seulement sociale, maisnationale. Par suite de la législation britannique et des méthodes d'exploitation, l'exploita-tion minière était divisée entre des milliers de sociétés indépendantes, l'organisation dutravail était défectueuse. Cette situation défavorable était bientôt aggravée par la concur-rence allemande, française, polonaise ; et, à partir de 1921, les exportations anglaises al-laient se trouver singulièrement réduites. Au lendemain de l'Armistice, la Miners' Federa-tion, dont les effectifs s'élèvent à 800.000 syndiqués, se préoccupe des difficultés aux-quelles est exposée l'industrie houillère britannique. La Miners' Federation est dirigée pardeux hommes de valeur, Robert Smilie et Frank Hodges. Ils réclament la nationalisationdes mines et présentent un projet de loi à la Commission Sankey, présidée par le jugeSankey et nommée par le Coal Industry Commission Act (26 février 1919). Cette Com-mission avait en effet pour mission d'enquêter sur les salaires, les heures de travail, le prixde revient et le coût de la distribution, les prix de vente et les profits, et d'examiner toutprojet d'organisation future de l'industrie houillère. Elle comprend trois délégués de laFédération des Mineurs, trois représentants des Compagnies minières, trois représentantsdes autres industries, et trois économistes socialistes. Le 20 juin 1920, le juge Sankeydépose son rapport définitif. Ce rapport constate que la baisse du rendement est due àl'organisation de l'industrie minière 1. La majorité des membres de la Commission, com-

1 De 1913 à 1920, le rendement a été décroissant - 287 millions de tonnes extraites en 1913 contre 229

millions en 1919 et la prévision pour 1920 était de 217 millions de tonnes - soit une chute de 70 mil-

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posée des trois délégués mineurs, des trois économistes et du juge Sankey lui-même, pré-sente un projet de nationalisation de la propriété et de l'exploitation minières 1. Mais, avecsa versatilité habituelle, après avoir tergiversé quoique temps, Lloyd George renonça auprojet.

Pendant l'hiver de 1920 la nationalisation des mines paraît une réforme assezjustifiée et assez populaire pour permettre de déclencher, avec des chances de succès, lagrève générale. Les mineurs se prononcent pour la grève générale à une forte majorité :524.000 contre 346.000. Mais, le 11 mars 1920, le Congrès syndical extraordinaire, réunià Londres pour obliger le gouvernement à procéder à la nationalisation des mines, écartela proposition de grève générale, soumise par les mineurs. A l'action syndicale compor-tant la grève générale, que préconisent Frank Hodges, secrétaire de la Fédération des Mi-neurs, et Tom Mann, secrétaire de la Société des Mécaniciens, le Congrès, à une grossemajorité, préfère l'action parlementaire, préconisée par J. H. Thomas, appuyé par TomShaw, des textiles, et J. R. Clynes, des ouvriers non qualifiés. Ceux-ci justifient leur atti-tude par le revirement de la majorité syndicale anglaise :

Au lendemain des élections générales kaki, les mineurs avaient eu avec eux,pour la grève générale, la masse syndicale, le centre qui suit tantôt un courant, tantôt unautre. Aujourd'hui, après la série des succès électoraux travaillistes aux élections partiel-les, le centre est contre eux et suit les politiciens partis à la conquête de la Chambre desCommunes.

Pourquoi l'aventure risquée d'une grève générale, quand nous avons à notreportée un moyen plus simple, moins coûteux et certainement pas aussi dangereux ? Nousdevons montrer aux travailleurs que la voie saine, c'est d'user intelligemment du pouvoirque leur offre la Constitution la plus démocratique du monde et qui leur permet d'obtenirtout ce qu'ils désirent. (J. H. Thomas.)

J. H. Thomas 2, par son influence, fait échec aux syndicalistes qui escomptaientle succès d'une grève générale, grâce au jeu de la Triple-Alliance.

Au reste, en mars-avril 1920, des syndicalistes révolutionnaires, partisans del'action directe, estiment que l'heure de la Révolution est passée ; leur opinion sur l'étatd'esprit de la majorité des masses ouvrières coïncide avec celle des réformistes. C'est ainsiqu'en avril 1920, G. D. H. Cole déclare à Sisley : « Je suis un partisan déterminé de l'ac-tion directe, mais à condition qu'elle puisse être efficace ; je n'y suis pas favorable àl'heure actuelle : elle ne réussirait pas 3. »

Dans la pensée de G. D. H. Cole, comme dans celle des syndicalistes révolu-tionnaires français, l'action directe est liée à la théorie des minorités agissantes :

Les révolutions ne sont jamais faites par la majorité, mais par des minorités : laminorité n'est pas obligée d'attendre que la majorité consente à faire la Révolution... Sans

lions de tonnes. Le rendement individuel moyen était, en 1913, de 259 tonnes contre 288, en 1903, etde 223, en 1919.

1 FRANK HODGES, Nationalisation of the Mines, Leonard Parsons, Londres, 1920, 170 p., cf. pp. 133 à150, Report of Justice Sankey, Coal Industry Commission Act.

2 J. H. Thomas, nettoyeur de locomotive à 14 ans, devenu secrétaire du Syndicat des Cheminots, puisdéputé et ministre, dont un scandale financier, en 1936, devait briser la carrière, est un représentanttype du snobisme de la petite bourgeoisie ouvrière.

3 SISLEY, Le syndicalisme anglais et son leader, Revue Politique et Parlementaire, novembre 1920.

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doute, mais, en Grande-Bretagne, tout mouvement conduisant à la violence est stupide,parce qu'il n'a aucune chance : nous devons nous consacrer à consolider les forces ouvriè-res et l’œuvre de construction. Voilà la politique qui s'impose à la classe ouvrière et quilui donnera une situation très forte, lorsque la catastrophe viendra... Ma position person-nelle est bien nette : la politique de violence est absurde à moins qu'il n'y ait pas d'autrevoie. En 1917, en Russie, j'aurais suivi Lénine ; la Russie se trouvait dans un tel gâchis !En Allemagne, j'adopterais la même ligne de conduite. Mais je ne prendrais certainementpas la même attitude en France, où j'agirais en accord avec les chefs cégétistes.

En 1921, nouvelle velléité d'action de la part des mineurs. Ils réclament la fixa-tion d'un profit maximum égal au profit moyen national d'avant-guerre, et le partage detout profit supplémentaire, sur une base nationale, entre patrons et ouvriers. Les Compa-gnies minières décident de résister aux revendications ouvrières. Elles veulent profiter dela crise de 1920, point de départ d'une dépression qui annonce une situation chronique desurproduction. Elles entendent substituer des négociations régionales aux négociationsnationales avec la Miners' Federation. Elles déclarent le lock out. La Fédération des Mi-neurs fait appel à la Triple-Alliance. Les chefs trade-unionistes semblent résolus à pous-ser à fond une lutte qui n'intéresse pas seulement les mineurs, mais qui, en pleine périodede baisse des prix, met en jeu deux principes : celui des négociations nationales entre or-ganisations patronales et fédérations ouvrières, et celui de la résistance à la baisse dessalaires. Mais, au lieu d'agir, les leaders de la Triple-Alliance négocient avec le premierministre ; dès le début, les dirigeants des fédérations, selon le Labour Leader, manifestentleur indécision :

S'il devait y avoir une grève de la Triple-Alliance, une grève de sympathie en-vers les mineurs, elle aurait dû avoir lieu avant que le gouvernement n'ait utilisé les che-mins de fer pour transporter et éparpiller ses gardes blanches, avant que la ploutocratie aitpu remplir ses caves de provisions et de charbon, avant que les mineurs n'aient mangéleurs modestes fonds. Tandis que l'on voit arriver les canons et les mitrailleuses, la polices'armer, les trains circuler chargés de volontaires, de loyalistes, l'ardeur se perd et onlaisse passer le moment psychologique... Aujourd'hui, s'il doit y avoir une grève de la Tri-ple-Alliance, il est inutile de se laisser aller à tant de bavardages pendant que nos gouver-nements capitalistes se préparent d'une façon adéquate et effective à la lutte.

Les « bavardages » dont parle le Labour Leader, ce sont justement les négocia-tions poursuivies avec le gouvernement de Lloyd George, ce Clemenceau méthodiste qui,pour gagner du temps, les fait traîner en longueur. Celui-ci, comme M. Millerand enFrance pendant la grève des cheminots, cherche à organiser des corps de volontaires ; illance des campagnes de presse qui ridiculisent et caricaturent les mineurs ; et, d'autrepart, le gouvernement escompte l'épuisement des ressources syndicales des mineurs. LaTriple-Alliance renonce à intervenir ; ou plutôt, après avoir lancé l'ordre de grève, le ven-dredi 15 avril 1921, cette fois encore, c'est le secrétaire général des cheminots, J. H.Thomas, qui recule et annule cet ordre. Nouvel échec, qui aboutit à l'écrasement des mi-neurs, laissés à leur propre effort. Pour la seconde fois, en une année (1920-1921), la Tri-ple-Alliance avait avoué son impuissance et laissé passer, selon l'expression du LabourLeader, l'instant psychologique. « La Triple-Alliance survivra-t-elle à cette épreuve ?L'illusion mensongère de la force de la Triple-Alliance est apparue... Entre les mains ré-formistes des anciens ministres de Lloyd George, qui mettent tous leurs espoirs dans lastratégie des négociations, la Triple-Alliance ne pouvait donner d'autre résultat que la

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déception d'une reculade et d'une capitulation 1. » Donc, les minoritaires français necondamnaient pas l'organisation, mais les hommes.

Quelques années plus tard, la Triple-Alliance allait tenter encore une foisl'épreuve de sa force. Un nouveau conflit se produira en 1926 entre les mineurs et lesCompagnies houillères qui, en présence de la baisse des exportations anglaises, voudrontimposer une baisse des salaires. De plus, le 11 mars 1926, la décision de la Commissiond'enquête, présidée par Sir Herbert Samuel, appuyant le rachat des Compagnies minières,leur fusion et leur gestion contrôlée par le gouvernement, offre un nouveau sujet de mé-contentement aux mineurs. Le Conseil général des Trade-Unions décide d'appuyer parune grève générale leurs revendications 2.

Le 5 mai 1926, la grève générale provoque l'arrêt des moyens de transports. Unseul journal paraît, le British Worker, publié par le Conseil général des Trade-unions.Mais, le 12 mai, un compromis proposé par Sir Herbert Samuel est accepté. Le Conseildes Trade-Unions retire l'ordre de grève ; mais la Fédération des Mineurs poursuit la lutte,quelques mois encore, jusqu'à l'épuisement de ses ressources.

En 1919, 1920, 1921 et 1926, la Triple-Alliance s'est montrée hésitante et ellen'a pas poursuivi son expérience jusqu'au bout.

Ces échecs successifs ont affaibli la puissance des organisations ouvrières, aux-quelles une législation nouvelle enlève une partie de leurs conquêtes législatives d'avant-guerre. Depuis 1913, les Trade-unions jouissaient de privilèges qui leur sont retirés par laloi du 29 juillet 1927. Cette loi proclame l'illégalité de toute grève n'ayant pas un carac-tère strictement corporatif. Quiconque prend part à une grève de cette nature se voit privédu bénéfice de l'Act de 1906, autorisant le picketing et proclamant l'irresponsabilité civiledes Trade-Unions.

Ainsi les années 1921 à 1928 marquent un recul du syndicalisme en Grande-Bretagne et en France.

VI

La paix avait été payée par des sacrifices humains. Elle devait encore faire denouveaux sacrifices aux démons que la guerre avait engendrés. Après les massacres jour-naliers, l'angoisse du lendemain ; après la mort, la misère, la faim, l'incertitude du painquotidien pour des millions d'êtres.

La paix conclue n'était qu'un armistice prolongé entre les nations. Celles-ci, ac-cablées par de lourdes dettes, voient brutalement se dissiper l'illusion économique, crééepar la guerre, d'une demande effective, illimitée et à n'importe quel prix. Pourtant, de mai1919 à mars 1920, on assiste à une courte période de hausse ; mais, dès les premiers mois

1 La Vie ouvrière, 21 avril 1921.2 DANTE ROSENTHAL, La paix industrielle et le mouvement trade-unioniste contemporain en Grande-

Bretagne, thèse, Paris, 1931, p. 83, 121 ; LATHOUD, thèse, Lyon, 1938.

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de 1920, se produit « une des crises les plus violentes de l'histoire... ; la crise de 1920[est] plus qu'une crise, un krach général : elle annonce une situation chronique de surpro-duction 1 ». Grâce aux perfectionnements techniques, la production mondiale dépassecelle de 1913. Ainsi commence la crise mondiale ; mais elle ne porte pas encore sonnom : elle n'est pas sensible aux yeux de tous. Cette illusion ne tient pas seulement au faitque, entre 1922 et 1924, la baisse commencée en 1920 marque un temps d'arrêt. En dépitde la crise allemande (1918-1923) et de la crise que traverse l'économie britannique, leschefs de l'économie européenne demeurent dans un état d'euphorie ; sauf certaines excep-tions, ils restent hantés par le mirage américain ; le rayonnement de cet exemple expliquepourquoi a été si longtemps masquée la réalité de la crise, présente dès 1920. De 1923 à1929, grâce à une publicité savamment orchestrée, le grand capitalisme américain a puentretenir avec innocence la croyance à la prospérité permanente 2. Pendant cette éton-nante période, l'opinion des États-Unis a connu le mythe de la prospérité indéfinie. Et cemythe a trouvé un écho en Europe auprès des publicistes qui magnifiaient les miracles ducrédit et des hommes politiques qui annonçaient l'ère de la prospérité.

En 1928 encore, pendant la campagne électorale d'Herbert Hoover, le parti ré-publicain distribue des médailles portant à l'avers le profil du candidat et au revers cettepromesse : quatre ans de prospérité. Mais, quelques mois après, en octobre 1929, éclatele krach boursier de Wall Street : « Tout s'est effondré comme un château de cartes. D'unrêve fiévreux de spéculation et de cupidité, on s'est réveillé encombré de marchandises (etde titres), qui de jour en jour perdaient leur valeur, grevé aussi de lourdes dettes et d'hy-pothèques qu'on ne pouvait rembourser 3. »

Partie des États-Unis, la crise se répercute brusquement par toute l'Europe, pluslentement en France. Alors seulement, les yeux dessillés s'ouvrent sur la réalité d'unecrise cruelle aux individus et aux nations et singulièrement douloureuse aux masses ou-vrières. Ce n'est pas le lieu ici de discuter les causes d'une crise, diversement interprétéepar les économistes 4. Qu'elle exprime « la rude sélection, condition nécessaire du progrèséconomique », qu'elle résulte de telles ou telles circonstances industrielles et monétaires,ou qu'elle soit la suite de l'évolution capitaliste, la crise s'est traduite, pour les masses ou-vrières, par un fait brutal : une extension du chômage dans des proportions inconnuesjusque-là.

En Grande-Bretagne, de 1923 à 1929, il y a déjà un million de chômeurs. AuxÉtats-Unis, de 2.315.000 en 1924, le nombre des chômeurs s'élève, au printemps de 1930,à 3 millions et demi. Et l'Allemagne, pendant l'hiver 1930-1931, comptera 5 millions dechômeurs. En janvier 1932, la Société des Nations évalue le nombre total des chômeursà : 6 millions en Allemagne, 3 millions en Grande-Bretagne, 1 million en Italie, 1 /2 mil-

1 Cf. Le livre classique de JEAN LESCURE, Les Crises générales et périodiques de surproduction, 4° éd.,

1932 ; 5° éd., 1938, Domat-Montchrestien, et Europe Nouvelle, 18 mai 1931.2 On a cru aux États-Unis qu'en reculant l'échéance et en faisant l'éducation du consommateur on pouvait

étendre à l'infini la consommation. Cf. M. HERMANT, Les paradoxes économiques de l'Allemagne mo-derne, Librairie Armand Colin, 1931.

3 RENÉ ARNAUD, La Revue de Paris, décembre 1931.4 Cf. JEAN LESCURE, Op. Cit. ; - CHARLES RIST, Interprétation de la chute des prix depuis 1925, Sirey,

1936 ; Histoire des doctrines relatives au Crédit et à la Monnaie, Sirey, 1938 ;-FRANÇOIS SIMIAND,Les fluctuations économiques d longue période et la crise mondiale, Alcan, 1932 ; - NOGARO, La criseéconomique dans .te monde et en France, Pichon, 1936 ; - AFTALION, Les crises, Rivière, 1913 - -etœuvres diverses, de 1929 à 1938.

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lion en Tchécoslovaquie, 8 à 12 millions aux États-Unis. Et G. D. H. Cole pense qu'aucommencement de 1932 le total des chômeurs (Amérique-Europe) s'élève à 25 millions1.

Du point de vue de l'histoire ouvrière, ce qui importe, c'est la misère créée par cechômage sans précédent ; ce sont les répercussions psychologiques de la crise mondiale.Celle-ci a provoqué, dans la conscience ouvrière, un sentiment de révolte qui a été enrayonnant. Si, pendant un temps, les travailleurs ont subi les progrès du chômage, commeun coup dur, une des vicissitudes auxquelles les soumet leur existence incertaine, l'uni-versalité et la durée prolongée de la crise ont amené les militants ouvriers à réfléchir surses caractères et sa nature. Et, peu à peu, s'est formée dans l'esprit des militants autodi-dactes aussi bien que des spécialistes soucieux de parfaite objectivité l'idée que la crisemondiale mettait à nu le fait qu'à l'épreuve de la guerre le mécanisme délicat et complexedes échanges internationaux n'avait pas résisté : « Le monde a cessé d'avancer, à la mômecadence ; les solidarités et les uniformités de jadis ont disparu 2. »

Les répercussions de la crise sur la condition ouvrière allaient amener les orga-nisations syndicales à en discuter les causes, à proposer des remèdes ; mais, déjà, la ques-tion des responsabilités avait été posée par l'analyse des erreurs, publiques ou privées,individuelles ou collectives, qui avaient précédé et accompagné la crise. Et naturellement,là encore, « en présence de la plus profonde dépression qu'ait encore connue le mondecapitaliste 3 », les responsabilités apparaissaient diversement partagées : « Crise des com-pétences et des états-majors du capitalisme... Les erreurs commises dans le domaine ducrédit dépassent toute vraisemblance 4. » Les enquêtes, organisées par les gouverne-ments 5, concluent à une responsabilité encourue par la politique des Banques :

Les Banques, aveuglées par la hantise du gain immédiat, ont fait preuve d'uneabsence totale de circonspection en matière de crédit. Elles ont encouragé, soutenu desentreprises souvent contraires à l'intérêt national. Elles ont provoqué l'engorgement decertains marchés et par là contribué à la crise de surproduction. Ce faisant, elles ont négli-gé leur propre sécurité, elles se sont immobilisées dangereusement 6.

Nul jugement n'est plus sévère que celui porté par certains chefs de l'économieinternationale ; le directeur de la Royal Dutch Petroleum Co., J. B. A. Kessler 7, déclare :

Les rapides progrès de la technique signifient que le monde devient trop étroit[et] impliquent une transformation considérable... dans les affaires humaines. Ce change-ment réclame qu'une transformation correspondante se produise dans la mentalité desmaîtres de l'univers, des leaders industriels et politiques. Mais, dans de nombreux cas, cesleaders font preuve aujourd'hui du même esprit individualiste qu'il y a trente ans et de lamême conception étroite de leurs responsabilités.

1 G. D. H. COLE, Guide through world chaos, Londres, Gollancz, 1932 ; - LASKY, La lutte contre le

chômage et les finances publiques, thèse, 1937 ; - G. LETELLIER-DAUPHIN-MEUNIER, Chômage enFrance, 1930-1936, enquête Sirey, 1938.

2 Cf. par exemple JEAN LESCURE, op. cit., pp. 289-293 : « Le monde est plus riche. Il n'est pas plus heu-reux. Car cette abondance contraste avec le chômage universel. »

3 G. D. H. COLE, op. cit., p. 18.4 LESCURE, op. cit.5 Comité Mac Millan (1929-1931) ; Comité G. Bernhard (1927-1930) ; Comité d'enquête parlementaire

en France (1931).6 DAUPHIN-MEUNIER, La Banque : 1919-1935, Gallimard ,1936.7 J. B. A. KESSLER, The Times Trade Supplement, novembre 1932 ; deux interviews dans L'Économie

internationale, mars et novembre-décembre 1933.

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J. B. A. Kessler insiste sur la conséquence qui en résulte : le gaspillage des ri-chesses du monde. Si de grands industriels aussi informés que J. B. A. Kessler mettent encause la « mentalité retardataire » des chefs de l'économie et de la politique, comments'étonner que les organisations et les militants ouvriers posent la question du régime éco-nomique et que, dans les milieux mêmes qui souffrent le moins de la crise, se crée « unelégende du grand capitalisme » ? Celui-ci apparaît comme le maître de l'économie dansles différentes nations industrielles ; le règne des grandes sociétés a permis l'établissementde monopoles de fait ; d'ingénieuses combinaisons ont perfectionné les formes de l'ano-nymat économique trusts, mergers, holdings, investments, trusts et sociétés en pyrami-des ; et, si celles-ci fleurissent surtout aux États-Unis, elles se développent, à un moindredegré sans doute, en Europe 1.

Acceptée comme un fait par de grands capitalistes tels que Kessler, l'hypothèsed'un gaspillage des richesses du monde apparaît une réalité incontestable lorsque la presseannonce qu'on brûle des stocks de café et qu'on jette à la mer des sacs de blé : « Un ré-gime, dira le congrès de la CGT, en 1931, qui en est réduit, pour durer, à détruire desstocks de produits accumulés par le labeur humain, cependant qu'il affame d'autre part,par dizaines de millions, les individus, prononce lui-même sa condamnation. »

Le contraste entre la surproduction et le chômage donne naissance à la doctrinedu chômage technologique. Les progrès techniques s'accompliraient-ils donc au détrimentdes travailleurs, et ceux-ci doivent-ils en payer le bénéfice par un accroissement progres-sif du chômage ? L'Union des Métaux a établi que, en dix ans (1920-1929), les sociétés demines de fer font une somme de bénéfices égale à celle des salaires payés et que, pendant8 ans, le bénéfice net total de 35 sociétés sidérurgiques représente 225 pour 100 par rap-port à leur capital social 2. Or, le nombre des ouvriers nécessaires diminue, entre 1920 et1928, de 14 pour 100 pour la fonte et de 26 pour 100 pour l'acier brut, le rendement indi-viduel ayant augmenté de 250 pour 100 pour la fonte et de 275 pour 100 pour l'acier sur1920 3. Rien d'étonnant qu'à partir de 1930 les organisations ouvrières considèrent la crisemondiale comme le symptôme d'une crise du capitalisme :

La science est indifférente au bon comme au mauvais usage des moyens tech-niques. Voici que la dépression et le chômage interviennent à l'heure où l'homme secroyait au point culminant de toutes les prospérités... Il lui importera peu qu'on puisse luidémontrer que des progrès définitifs sortiront un jour de cette peine. Quelle déception ! Etcombien sa misère s'en trouve profondément aggravée !

1 RAYMOND BOUYER, Les méthodes du grand capitalisme européen. Les bilans, L'Homme Réel, août-

septembre 1935.2 L'Union des Métaux, janvier 1933. - Cf. aussi la pénétrante étude de GEORGES FRIEDMANN - JEAN

VEILLER, Bibliographie du chômage technologique, dans Annales du droit et des Sciences Sociales, LaCrise du Progrès, pp. 113-120 à 204. - GARAND et FERRAS, Chômage technologique, thèse, Paris,1937-1938. - MARC AUGUY, L'Homme et la Machine, Revue d'économie politique. 1933.

3 GEORGES FRIEDMANN, Crise du Progrès, Gallimard, 1936. Dans Brave New World, ALDOUS HUXLEY

a tracé la caricature d'un monde mécanisé.

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VII

La crise mondiale s'annonçait dès 1920-1921. La marche sur Rome est du 29octobre 1922. Au Portugal, Oliveira Salazar prend le portefeuille des finances, le 27 avril1928. Hitler sera nommé Chancelier, le 30 janvier 1933. Et voici qu'en 1936, à la suite deMussolini et d'Hitler, apparaît le profil sinistre de Franco.

En Italie d'abord, puis au Portugal et en Allemagne, le fascisme a accompagné lacrise mondiale, instaurant la dictature dans l'ordre politique et le mythe corporatiste dansl'ordre social. Les dictatures fascistes intéressent l'histoire ouvrière, - qu'on envisage lacondition et le statut du travail ou le climat politique et social qu'elles ont créé.

Des trois dictatures fascistes, la première en date a eu une influence percepti-ble :elle tient à la personnalité de Benito Mussolini, à une vitalité imaginative qui expli-que sans doute ce mot de Lénine à une délégation de socialistes italiens : « Commentavez-vous pu laisser partir Mussolini ? » Ce fils d'un forgeron rural a eu le don de forgerdes formules saisissantes, telles que cette déclaration à Henri Massis :

Les principes... Comme si les principes servaient à quelque chose. C'est unesinistre comédie. Nous aurons eu le mérite d'envoyer au magasin des accessoires les prin-cipes et de n'avoir qu'un maître : l'expérience... Descartes vous a causé un grand préju-dice : lorsque vous vous mettez en route, vous avez besoin de savoir où vous allez, nous,nous attendons de savoir où la route nous conduit.

Les origines mêmes de sa réussite devaient justifier aux yeux de Mussolini detels adages. Cette réussite ne résulte-t-elle pas d'une attitude anti-capitaliste, conjuguéeavec la commandite des industriels ?

L'Armistice avait été suivi, en Italie, par une déception profonde et par une criseéconomique et financière. La vie chère avait provoqué, en juillet 1919, des émeutes ; so-cialistes et catholiques réclament l'expropriation des grands propriétaires fonciers. Mais leParlement, élu le 18 novembre 1919, et qui comprend 156 députés socialistes, reste im-puissant en face des luttes sociales. En août 1920, la Fédération italienne des ouvriersmétallurgistes, en présence du refus des industriels d'appliquer le contrat collectif de tra-vail, donna l'ordre d'occuper les usines. Les cheminots se refusent à transporter la troupe.Les occupations durent du 31 août au mois d'octobre. Le 1er octobre, à Milan, est signé lecontrat collectif, et le contrôle syndical sur l'industrie est obtenu. Giolitti impose aux in-dustriels la reconnaissance du contrôle économique et social. Vingt-deux jours d'occupa-tion sont suivis par une trêve. Mais, à la suite des nouvelles élections de mai 1921, le partisocialiste italien se trouve affaibli par les luttes entre les partisans et les adversaires del'adhésion à la Troisième Internationale. Le 31 juillet 1922, l'Alliance du travail croitpouvoir lancer l'ordre de la grève générale ; mais, le 3 août, la CGT italienne est obligéede donner l'ordre de reprise du travail. Ces événements avaient favorisé le parti fasciste,créé par Mussolini, qui avait pu se développer grâce à l'aide que lui apportaient les indus-triels de Lombardie et les propriétaires de l'Émilie et de la Toscane :

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Les banquiers, les industriels et les commerçants ont dans le fascisme une ga-rantie et une protection contre les exigences et les menaces des organisations ouvrières.La dépense considérable que représentent l'équipement et l'armement d'au moins 150.000hommes, leurs déplacements pour des expéditions fréquentes et parfois de grande enver-gure, demeureraient inexplicables, si la bourgeoisie qui possède et qui produit n'avait paslargement contribué, reconnaissant ainsi les services rendus1.

Porté au pouvoir grâce à la commandite du grand capitalisme italien, Mussoliniallait-il se dégager de l'emprise de celui-ci et suivre ses déclarations du 23 mars 1919 :« Si la bourgeoisie croit trouver en nous un paratonnerre, elle se trompe ; c'est vers le tra-vail que nous devons aller. » La position double de Mussolini est historiquement impor-tante ; elle sera en effet imitée par les diverses formes de fascisme, qui vis-à-vis du travailaiment à montrer un visage plein de sollicitude. Mais, sur ce point encore, Mussolini a étéun initiateur ; car il a eu l'adresse d'inventer une idéologie mobile, dont au moment op-portun il agite le drapeau.

S'affirmant à la fois le disciple de Vilfredo Pareto, de Georges Sorel et même deBergson, Mussolini lance des slogans successifs, sans imaginer qu'il ait à leur rester fi-dèle. C'est ainsi que, à l'égard « du travail », il imagine le mythe de la corporation fas-ciste.

Mythe en effet que celui de la corporation, puisque, après 13 années de législa-tion et d'expérience, on doit constater qu' « en vérité l'Italie ne nous offre pas de réalisa-tion corporative véritable 2 ». Mythe reposant sur le principe que « l'unité de l'État fascistefusionne les classes en une seule réalité économique et morale... ; le principe animateurest la collaboration, idéal catégorique et nécessité de fer imposée à tous 3 ». L'État fascisteserait l'arbitre entre les intérêts des classes qu'il concilie dans l'unité de la nation ; mais laréalité n'a-t-elle pas contredit les principes ?

D'un côté les libertés syndicales ont été supprimées. Les secrétaires de syndicatsne sont pas élus par les ouvriers, mais « promus par le gouvernement au contrôle de la viepolitique des représentés... On a confié aux syndicats essentiellement la préparation etl'organisation de la discipline politique, qui remplace l'action contractuelle » (Luigi Raz-za, 3 octobre 1933).

Afin d'exercer sa protection sur les salariés démunis de leurs libertés, l'État fas-ciste a-t-il pu du moins jouer utilement son rôle d'arbitre ? Il n'a « aucun moyen de sur-veillance effectif » (Giuseppe Bottai) sur la grande industrie. A. de Stefani reconnaît quele grand capitalisme en Italie occupe des positions de quasi-monopole ; sa puissance estrenforcée par les liens personnels existant entre les trois grands trusts de la sidérurgie, de

1 PERNOT, L'expérience italienne, Grasset, 1924, p. 80. Cf. PROUTEAU, Les occupations d'usines en Italie

et en France, thèse, Paris, 1937 ; - HAUTECOEUR, Les ouvriers métallurgistes en Italie, 1920 ; - et sur-tout A. Rossi, La naissance du fascisme en Italie de 1918 à 1922, Gallimard, 1922, pp. 56 à 105 : « LesFaisceaux, anémiés et à peu près inexistants avant septembre 1920, se multiplient, dans les trois der-niers mois de l'année. Ce n'est pas le fascisme qui a vaincu la Révolution, c'est l'inconsistance de la Ré-volution qui provoque l'essor du fascisme. »

2 GEORGES BOURGIN, L'État corporatif en Italie, Éditions Montaigne, 1935 , - JEAN LESCURE, Le nou-veau régime corporatif italien, Domat-Montchrétien, 1934.- Cf. l'analyse nuancée et le jugement im-partial de GAÉTAN PIROU dans ses trois études sur le Corporatisme, réunies en 1 volume, Sirey, 1938.

3 PERROUX, Capitalisme et Communauté de Travail, pp. 61,162, etc, Sirey,1936.

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l'électricité et des produits chimiques. Sur l'indépendance de l'État fasciste vis-à-vis dugrand capitalisme, les conclusions de l'enquête menée par François Perroux sont signifi-catives :

L'équilibre a-t-il été rétabli entre les classes ? Y a-t-il indépendance réelle d'ungouvernement chargé seul de réaliser le bien commun à l'égard des classes qui, sous le ré-gime capitaliste, ont, dans l'agriculture comme dans l'industrie, une écrasante supérioritééconomique et sociale, à l'égard des travailleurs qu'ils emploient ? On chercherait en vainpar quelles institutions et par quelles procédures les salariés peuvent défendre leurs vœuxet leurs revendications en régime fasciste. L'État fasciste confond les intérêts d'une oligar-chie productrice avec ceux de l'État. Le capitalisme industriel et financier est plus puissantque l'État fasciste. L'action coercitive est d'une efficacité médiocre à l'égard des procédésd'attaque ou de défense, souvent occultes et toujours extrêmement souples, dont disposentles industriels et les financiers... Le capitalisme, que l'État fasciste a cru contrôler, res-semble à une pieuvre 1...

Gaétan Pirou porte sur le fascisme corporatif italien ce jugement : « Une ingé-nieuse présentation, derrière laquelle s'aperçoit le pouvoir politique qui exerce sa dicta-ture sur l'économie comme sur la pensée 2. »

L'expérience italienne s'est traduite, pour les travailleurs, par une perte des li-bertés politiques et syndicales qui n'a pas été compensée par une amélioration des condi-tions matérielles de leur existence : « L'autorité dont les syndicats sont investis reste théo-rique, puisque les accords sont arrêtés en dehors de la volonté des ouvriers. Les syndicatsne sont plus que des instruments entre les mains d'une autorité supérieure 3. »

Si l'on a insisté ici sur les résultats de l'expérience italienne, c'est parce qu'elle aété imitée par les autres dictatures qui en ont répété les lignes générales. Le 28 mai1930 4, Oliveira Salazar annonce l'État corporatif, dont le plébiscite du 19 mars 1933 ap-prouve la Constitution corporative. Mais, selon Gaétan Pirou, « de l'avis de tous les ob-servateurs et de l'aveu de M. Salazar lui-même, le nouveau régime, pour le moment, n'estguère corporatif qu'en apparence. Dans la réalité, l'ensemble ne fonctionne pas vraiment,ou, lorsqu'il fonctionne, obéit aux directives du pouvoir exécutif... Un régime qui n'a riende commun avec le corporatisme. »

1 FRANÇOIS PERROUX, Économie corporative et système capitaliste, Revue d'Économie Politique, 1933.2 GAÉTAN PIROU, op. cit. : « Le système des corporations par catégories venait à peine d'être officielle-

ment mis en vigueur que ce pays, par le fait de l'expédition d'Abyssinie, puis de la politique des sanc-tions, était entraîné dans l'économie de guerre, avec l'emprise étatiste extrêmement forte que celle-cinécessairement suppose... Ces circonstances ont retardé une fois de plus la mise en application réelle dece régime corporatif dont tant de fois l'avènement a été annoncé comme imminent... Si, par ailleurs, onse souvient qu'un des traits de ce système est la disparition du syndicalisme libre, et que l'ambiance in-tellectuelle et psychologique de l'Italie est marquée par la disparition du parlementarisme, par la sup-pression de la liberté de la presse, de la liberté d'opinion, on voit que... le corporatisme italien s'offre ànos yeux beaucoup moins comme un système d'auto-organisation des intérêts économiques que commeune ingénieuse présentation derrière laquelle s'aperçoit le pouvoir politique qui exerce sa dictature surl'économie comme sur la pensée. »

3 A. GUIGUI, L'Homme Réel, juin-juillet 1934.4 F. I. PEREIRA DOS SANTOS, Thèse, Paris, Sirey, 1935 ; - FRANÇOIS PERROUX, op. cit., pp. 104-122.

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Le 2 mai 1933, en Allemagne, les sections des SA. et des SS. occupent les mai-sons des syndicats et emprisonnent les secrétaires syndicaux 1. Les lois du 20 janvier1934, celle du 27 février, les ordonnances du 1er-10 mars, et du 10 octobre 1934, les ac-cords Schacht du 5 novembre 1936 et du 21 mars 1935 organisent « la communauté dutravail pour l'augmentation du bien-être et de la culture de tous 2 ». Ici encore le droit degrève et le droit de coalition sont supprimés ; les contrats collectifs prohibés ; les mem-bres du conseil de confiance ne sont pas désignés par les travailleurs, mais proposés parl'entrepreneur et le parti nazi ; le travailleur a seulement droit à des vacances payées :

Le système allemand comporte plus de brutalité et plus de romantisme que lefascisme ; il a des prétentions plus orgueilleuses ; mais l'Allemagne ne nous offre pas deréalisation corporative véritable... L'ouvrier soldat du travail... corporation, non certes,mais incorporation : le national-socialisme a laissé intact l'ancien système social et n'aabouti qu'à une complète militarisation 3.

En présence des témoignages contradictoires, il est difficile de mesurer exacte-ment les conditions matérielles de l'existence ouvrière en Russie soviétique. On se trouveen présence de données qui, eu égard à l'histoire, à la race et à la structure actuelle, nesont pas comparables aux conditions d'existence de l'Europe occidentale. Mais il estcurieux de penser, que, bien que fondés sur une philosophie toute différente et sur unepolitique s'inspirant de mobiles opposés à ceux des dictatures fascistes, le statut et l'orga-nisation du travail en Russie impliquent en tout cas un régime étranger au syndicalisme.Sans doute on s'explique que successivement la guerre civile et la défense du territoire,puis la préoccupation dominante du rendement et la lutte pour la technique 4 aient pro-gressivement conduit à une organisation et à des méthodes dont, dans son admiration pourla Révolution russe, Rosa Luxembourg craignait le développement lorsque, dans sa pri-son, parlant de la nécessité de la critique, elle s'écriait : « Une éducation politique desmasses populaires est... pour la dictature prolétarienne... l'élément vital, l'air sans lequelelle ne peut vivre 5. »

Quelque difficiles que soient les déductions dégagées de la comparaison entreles conditions matérielles de l'existence ouvrière dans les différents pays de l'Europe,celles-ci ont infiniment moins d'importance que l'atmosphère dans laquelle vivent leshommes qui travaillent. Or, sur ce point décisif, entre les régimes fascistes et celui desdémocraties occidentales, le conflit est inconciliable ; l'opposition qui existe entre les unset les autres repose sur deux conceptions de l'existence et de la personnalité humaines.

1 Sur la situation et l'état d'esprit des syndicats en Allemagne de 1920 à 1933, Cf. GOETZ, Les syndicats

ouvriers allemands après la guerre, Paris, Domat-Montchrestien, p. 314, préface de FRANÇOIS

PERROUX.2 FRANÇOIS PERROUX, op. cit., pp. 65 à 103 ; et Les Mythes Hitlériens, 1935 -P. GANIVET, Le Corpora-

tisme Hitlérien, L'Homme Réel. avril 1935 ; -JACQUES DOUBLET, Le Front du Travail allemand, thèse,Paris, 1937, Paul Hartmann.

3 GAÉTAN PIROU, op. cit. ;-MAX HERMANT, Idoles Allemandes, Grasset, 1936 ; - EDMOND VERMEIL,L'Allemagne du Congrès de Vienne à la Révolution hitlérienne, 1934, et Essai sur les origines socialesde la Révolution hitlérienne, Annales politiques, 1935.

4 GEORGES FRIEDMANN, De la Sainte Russie à l’U. R. S. S., Gallimard, 1938, pp. 73-82, rappelle la terri-ble pénurie de machines et d'hommes capables de les conduire en 1932 : « Les plans quinquennaux ex-priment... la nécessité de donner à la Russie une base énergétique industrielle indispensable à uneconstruction socialiste. »

5 La Révolution russe (trad. Ollivier) et Lettres de prison, Librairie du Travail, Paris, 1933.

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L'expérience des régimes fascistes révèle qu'il n'y a pas de mouvement ouvrier là où il n'ya pas de libertés. Harold Laski, le 5 novembre 1937, exprimait avec force le tragique desévénements qui se sont déroulés en Europe, lorsqu'il les appelait « les plus dramatiquesdans tout un ensemble d'agressions contre les droits historiques de l'homme. La sauve-garde de la liberté est en effet la condition sans laquelle il n'y a pas de vie civilisée ; là oùest écrasée la liberté, la flamme de l'esprit humain s'éteint 1 ».

VIII

Dans les nations attachées aux institutions de la démocratie politique entre 1925et 1933, les classes sociales ont subi une évolution qui exprime leur réaction en face del'après-guerre et de la crise.

De 1925, année de son retour à l'étalon-or, sous la forme du Gold ExchangeStandard, jusqu'au 21 septembre 1931, date de la dévaluation, la Grande-Bretagne tra-verse une crise sociale et économique profonde 2.

À la suite de l'échec de la grève générale, des négociations se poursuivent entreles délégués des Trade-Unions et les représentants du grand capitalisme anglais, sous l'in-fluence de Sir Alfred Mond. Et, en janvier 1928, le Congrès des Trade-Unions adopte unprogramme tendant à organiser une entente entre les organisations ouvrières et patronales.Après certaines résistances, la Fédération des Industries Britanniques reconnaît officiel-lement les Trade-Unions et recommande aux industriels de conclure des conventionscollectives avec les syndicats affiliés au Congrès des Trade-Unions. Le Congrès acceptel'application générale de la rationalisation, sous la condition que celle-ci comporte lemaintien des salaires et la participation des ouvriers à l'introduction des nouvelles métho-des. Le 26 juin 1930, le Conseil du Congrès trade-unioniste se prononce en faveur d'unepolitique impériale impliquant la renonciation au libre-échange. En 1930, également, leministère travailliste réduit dans les mines la durée du travail de 8 à 7 heures par jour etcrée un Conseil économique national permanent, qui comprend une représentation desTrade-Unions. Mais, dès 1932, cette tentative de rapprochement patronal-ouvrier échoue.Une rupture se produit. Celle-ci est le résultat autant de la résistance passive des indus-triels que de la crise financière britannique.

L'offensive patronale contre les salaires, l'abaissement des indemnités de chô-mage, dès janvier et février 1931, provoquent des grèves en Lancashire et dans le pays deGalles. Et, en juillet-août, le Cabinet travailliste s'effondre devant la crise financière. Lasouveraineté légale a été mise en échec par les puissances anonymes, le gouvernement acédé devant la menace des intérêts privés : « Le Parlement n'eût pu contrôler les ban-quiers en 1931 ; le mouvement de la finance a déterminé le cours des événements avantmême qu'on pût être appelé à une prise de contact 3. » Dès septembre 1931, le Congrèsouvrier de Bristol renonce à la tentative de collaboration amorcée.

1 HAROLD LASKI, La Liberté, traduction française, Sirey éd., 1938.2 A. SIEGFRIED, La Crise Britannique, Librairie Armand Colin, 1932 ; -DAUPHIN-MEUNIER, op. cit., pp.

213-224.3 HAROLD LASKI, conférence à la Société fabienne en 1933 : Where stands socialism to-day.

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L'échec du gouvernement travailliste s'expliquait par le fait qu'une politique so-ciale de grande envergure ne peut se développer qu'au détriment du profit. Mais, en s'at-taquant au profit, cette politique sociale tend à paralyser le moteur qui maintient le méca-nisme économique en mouvement. La perte des débouchés, qui résulte d'un prix de re-vient trop élevé, peut obliger les industriels à choisir entre la diminution des salaires etl'accroissement du chômage. Dans les cadres d'une économie capitaliste, un gouverne-ment travailliste se trouve contraint de faire fléchir le pouvoir qu'il détient devant lespuissances de fait 1.

L'essai de collaboration de 1927 à 1931 s'expliquait par le fait que le peuple an-glais prenait conscience de la crise traversée par la Grande-Bretagne. Celle-ci, trop sûrede sa suprématie, en présence d'un monde changeant, était restée longtemps paresseuse-ment immobile. De ce qu'André Siegfried appelle la révolte du monde, aucun des pays del'Europe n'avait souffert autant que la Grande-Bretagne. En face de cette crise, dès qu'il eneut conscience, le peuple anglais fit un effort de redressement étonnant. Pourtant, peut-être ne mesurait-il pas les raisons sociales de cette évolution. La plus profonde était latransformation qui s'était produite dans le caractère et l'esprit des classes sociales, et sin-gulièrement des classes dirigeantes en Grande-Bretagne.

Depuis plusieurs décades déjà, les classes dirigeantes britanniques ont abandon-né les vertus conquérantes qui ont assuré la suprématie de la Grande-Bretagne dans l'uni-vers. Mais, au lendemain de la réforme monétaire de 1925, les temps sont venus où cettetransformation sociale s'accentue. Entre 1926 et 1930, « la bourgeoisie britannique perdson individualisme créateur pour devenir un vaste fonctionnarisme au service d'organis-mes anonymes 2 ».

L'échec de la grève générale de 1926 a renforcé les positions de la bourgeoisie ;mais la grande bourgeoisie d'affaires, qui voit ses préjugés sociaux partagés par le sno-bisme admiratif de la petite bourgeoisie, se fonctionnarise. Le capitaliste devient un bour-geois salarié, l'employé des collectivités économiques anonymes. Et, n'ayant plus pourambition que de « maintenir » et non de conquérir, le grand capitalisme organise à sonprofit un système de sécurité et de garantie de ses revenus, en s'installant confortablementdans les sièges d'administrateurs des grandes sociétés. Les marchés industriels sontcontrôlés par des monopoles de fait 3.

Et la législation protectrice ou réglementaire, votée par le Parlement britannique,complète l'organisation de ce système de la sécurité. En dépit de la rupture consacrée parles décisions du Congrès ouvrier de Bristol, dès 1931, le trade-unionisme n'échappe pas àla contagion de cet esprit de fonctionnarisme universel, puisqu'en 1932, à Southport, Ha-rold Laski et Sir Stafford Cripps protestent contre le conservatisme des Trade-Unions.

1 LUCIEN LAURAT, Socialisation par le plan, L'Homme Réel, octobre 1934.2 ARMAND HOOG, Adieu à la bourgeoisie britannique, Politique, mai 1937 ; G. D. H. COLE : « La petite

bourgeoisie s'abrite dans les recoins et dans les fentes de l'industrialisme à grande échelle » (G.DUVEAU, Étapes, 15 janvier 1937).

3 Marché du fil et du coton, par J. P. Coats, de la soie artificielle par le groupe Courtaulds, des produitschimiques par l'Imperial Chemical Industries, le marché du savon et de la margarine par l'United King-dom Soap Manufacturers Association et par Lever Brothers qui, associés au holding hollandais, fon-dent la Margarine Union Ltd. ; concentration et organisation, en 1935, de la métallurgie et de la pro-duction sidérurgique ; marché financier dominé par les Big Five.

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IX

Une certaine prudence et un individualisme certain avaient eu, en France, pourconséquence le retard qui s'était produit dans une évolution au ralenti. Après la guerre,pourtant, le grand capitalisme avait suivi, sous des formes larvées, les tendances dont lalogique extrême se manifestait aux États-Unis et en Allemagne. L'anonymat des sociétésavait produit ses effets accoutumés : dissociation de la gestion et de la propriété et régimede l'irresponsabilité. En dépit du morcellement des titres entre des milliers d'actionnaires,la démocratie financière était un leurre. Sous l'influence de l'inflation, les banques domi-naient l'administration des sociétés industrielles ; et les administrateurs étaient plus préoc-cupés de bénéfices financiers et spéculatifs que de gestion industrielle.

En France, la concentration industrielle se manifesta surtout sous la forme desliens personnels et de l'interdépendance entre les sociétés. Ce sont souvent les mêmesadministrateurs qui se retrouvent dans la banque, la houille, l'acier, le pétrole, l'électricité,les produits chimiques, les transports. Les mêmes personnalités se rencontrent aux diffé-rents carrefours des sociétés, administrent les sociétés mères, les holdings, les filiales 1.Elles forment un faisceau souple et solide qui assure leur hégémonie industrielle et leurinfluence sur les pouvoirs publics. Ce faisceau de volontés, que nouent des liens finan-ciers et personnels, a donné au grand capitalisme sa puissance : elle lui a permis d'opposerun frein aux revendications ouvrières, dès après 1921 et, plus sûrement encore, après1929.

Il est vrai que les forces patronales ne rencontraient en face d'elles que des orga-nisations ouvrières affaiblies. La scission de 1921 a rompu l'élan des masses, amolli laforce combative des syndicats ; énervé la volonté des militants, dont les luttes « rapetis-sent les hommes » et privent le mouvement ouvrier de ses valeurs humaines.

Pourtant, en apparence, la CGT, appauvrie par la scission, se reconstitue ; entre1925 et 1932, ses effectifs s'accroissent de 500.000 affiliés à 900.000. Mais cette aug-mentation des effectifs ne doit pas faire illusion.

La structure de la CGT s'était profondément transformée du fait de la composi-tion de ses effectifs. Les fonctionnaires, qui n'étaient qu'une minorité avant 1914 et mêmeau lendemain de la guerre, avaient pris, à la suite de l'adhésion de leur Fédération, uneimportance qui avait agi profondément 2. Cette importance ne se trouvait contrebalancéeque par les effectifs de la Fédération des Métaux (50.000), de la Fédération du Bâtiment(65.000), de la Fédération du Sous-Sol (75.000), de la Fédération du Textile (47.000), et

1 RAYMOND BOUYER, op. cit., p. 30, remarque que c'est surtout le mécanisme des réserves qui a été utili-

sé par le grand capitalisme pour étendre les participations des sociétés mères à l'infini. Saint-Gobain encompte 150. Il suffit, pour s'en rendre compte, de consulter l'annuaire contenant la liste des sociétésanonymes et leurs ramifications, auxquelles il faut ajouter celles des grandes organisations patronales.

2 Si l'on comprend, parmi les effectifs fonctionnaires, cheminots et ouvriers fonctionnarisés, on arrive àun chiffre de 540.000, sur un total de près d'un million de membres (le 1er mars 1936). C'est au Congrèsde 1927 (compte rendu, p. 206) que l'adhésion de la Fédération des Fonctionnaires a été admise, dans laséance du 29 juillet. Dès avant 1927, la CGT comprenait une Fédération de l'Enseignement et l'impor-tant Syndicat National des Instituteurs.

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de celle des Transports (53.000). Le syndicalisme français voyait donc sa compositiontransformée par cette prédominance des éléments fonctionnaires sur les ouvriers de l'in-dustrie privée. Il faut noter aussi que le changement de la structure syndicaliste a été ac-centué par le fait que d'autres métiers (cheminots, marins, ouvriers des services publics)ont été en un certain sens fonctionnarisés, bénéficiant d'un statut de la stabilisation de leuremploi.

Ce renversement de la structure traditionnelle du syndicalisme a eu une in-fluence certaine sur ses méthodes, son programme et son esprit. Les fonctionnaires ontl'État pour patron. Leur pensée est souvent dirigée du côté du pouvoir. Leur pressions'exerce sur les hommes du pouvoir et sur les institutions parlementaires. Et cette pres-sion, elle emprunte souvent la forme de démarches, d'entretiens, d'audiences, d'entrevues.Elle se traduit aussi par des suggestions pressenties auprès des collèges électoraux et despartis politiques.

Ainsi l'appel à la volonté des travailleurs cède le pas devant l'appel à l'État. Al'action directe, qui tentait autrefois d'arracher au capitalisme, morceau par morceau, sonautorité économique, se substitue une combinaison de l'action syndicale et de l'actionparlementaire. Quelques années après, le plan de la CGT allait être pétri par des mains defonctionnaires, inspiré par des cerveaux de techniciens, de professeurs, d'administrateurs.Il ne porte pas, a-t-on dit, la marque des textes prolétariens. Le Conseil national économi-que de la CGT également.

L'esprit du syndicalisme lui-même se transforme. Le souci de la sécurité, le sou-ci d'obtenir « un statut du travail », à la façon fonctionnaire, l'emportent sur la volontécombative et constructive de planter, au sein de la société actuelle, des institutions ouvriè-res prêtes à devenir des organes compétents de remplacement.

Le chômage progressif allait être une autre cause de faiblesse pour les organisa-tions ouvrières. Sans doute, la France a été la dernière frappée par le chômage ; mais, de1930 à 1935, d'après le Bulletin trimestriel de la Statistique générale, la diminution deseffectifs occupés par les exploitations d'au moins 100 personnes a été de 27,4 pour 100.La Statistique générale évalue à 33,3 pour 100, M. Piettre 1 à 30. pour 100, RaymondBouyer à 36 pour 100, la diminution de la masse des salaires distribués (chômage total,chômage partiel et diminution du taux des salaires), - soit 28 milliards de francs par an,qui auraient manqué, en 1934, au pouvoir d'achat des salariés. Or, les sans-travail sonttentés d'échapper à l'emprise syndicale ; les chômeurs s'accoutument à ne plus se préoc-cuper de l'action corporative : leurs regards se portent vers l'État, vers les municipalités etvers le Parlement.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi, pendant toute la période de 1921 à 1929et plus encore après 1930, la force des oligarchies économiques s'est accrue ; les organi-sations syndicales n'ont pu leur opposer de résistance. Et, si dans la législation se sontinsinuées des notions neuves et quasi révolutionnaires 2, c'est qu'inconsciemment, en dépitd'eux-mêmes, les législateurs subissent l'influence d'un climat nouveau.

1 La Politique du Pouvoir d'achat devant les faits, Paris, 1938, pp. 80-83.2 Il en est ainsi de la transformation qu'a subie la notion juridique du salaire. Dana une lettre du 23 mars

1938 qu'il a bien voulu m'écrire, M. Grunebaum-Ballin, président de la section du Travail au Conseild'État, a résumé l'histoire de ce qu'il nomme la seconde révolution française, accomplie par une loi dontceux qui l'ont votée ne pressentaient pas la portée : la loi du 11 mars 1932 sur les allocations familiales,

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L'impuissance des organisations ouvrières en face du patronat est telle que lesconventions collectives ne régissent que 4 pour 100 du personnel, sauf dans les régions etles corporations où le syndicalisme est plus solidement organisé, telles le Nord et le Pas-de-Calais, et où les contrats collectifs sont appliqués à 50 pour 100 des salariés. Lecontrat collectif en France est l'exception 1.

Pourtant, l'esprit du syndicalisme héroïque et créateur, l'âme de Pelloutier, deGriffuelhes demeurent vivants ; ils s'incarnent dans ces militants qui ont toujours été lagrandeur du syndicalisme français. Au secrétariat de la Fédération des Métaux, les suc-cesseurs de Merrheim s'efforcent de continuer sa tradition. C'est au reste la Fédération desMétaux qui, dès le 25 décembre 1920, avait présenté au Comité des Forges la revendica-tion du contrôle ouvrier. Dans son congrès de 1933, la Fédération des Métaux considèrele contrôle ouvrier comme le plus sûr moyen de la propagande syndicale. Pendant la pé-riode de 1926 à 1933, le contrôle ouvrier devient l'idée-force grâce à laquelle les militantscherchent à arracher la masse des syndiqués à la préoccupation exclusive des intérêts cor-poratifs et particularistes. La revendication du contrôle ouvrier apparaît alors comme laforme de l’œuvre d'éducation morale, administrative et technique : « Tout se tient dansl'économie. Le contrôle de la discipline du travail est le premier pas vers le contrôle de ladirection et celui-ci à son tour prépare au contrôle des comptes 2... » La revendication ducontrôle ouvrier servira à faire l'éducation des masses et à former la compétence ouvrière,qui ne s'acquiert pas dans les livres, mais par un exercice pratique ; or, cet apprentissagene peut se faire que si un ouvrier a un droit de regard sur la gestion des entreprises :

Observons les ouvriers à la sortie de l'usine, au café, en famille, le dimanche.Quels sont les sujets de leur conversation ? Neuf fois sur dix, il s'agit de leur travail.L'usine les a accaparés jusqu'en leurs heures de loisir... Il faut utiliser ces dispositions, lesmettre au service d'une cause plus noble... sublimer l'instinct de création qui est en cha-que travailleur.

Cette revendication permettrait, en outre, de redonner à l'ouvrier dans l'ateliermécanisé, la joie au travail en intégrant le travailleur dans un ensemble où il reprendraconfiance en lui-même, respect de lui-même. L'ouvrier doit retrouver sous cette nouvelleforme les raisons de vivre qu'il puisait autrefois dans son métier : « Le métier est passé del'homme à l'équipe, voire à l'atelier et quelquefois même à l'usine. A l'ouvrier qui a perdule métier, le syndicat doit offrir en échange la maîtrise de l'industrie... » ( A. Guigui.)

en transformant les versements patronaux, jusque-là facultatifs, en prestations obligatoires, sous-entendait la notion du salaire vital : « Une telle loi a ébranlé, dans ses fondements mêmes, le régime ju-ridique et social alors établi, altéré la notion jusque-là admise du salariat. Dès lors, le paiement du sa-laire cesse légalement d'être la contre-partie du travail accompli - et cela seulement dès lors qu'il de-vient l'acquittement d'une dette sociale dont le montant s'élève en raison du nombre des enfants à lacharge du salarié, c'est-à-dire des bouches à nourrir, la base même de l'ancien contrat de travails'écroule. »

1 Sur les conventions collectives, les travaux de PIERRE LAROQUE, Rapport au Conseil National Écono-mique, 1934, et Les rapports entre Patrons et Ouvriers, éd. Montaigne, 1938, 430 p.

2 RAYMOND BOUYER, La Vie socialiste, décembre 1929, Problèmes confédéraux et problèmes socialis-tes. A. GUIGUI et P. GANIVET, Le contrôle ouvrier, L'Homme Réel, juin 1934 ; et, dans L'Homme Réeld'avril 1935, Syndicalisme et corporatisme, par ÉDOUARD DOLLEANS : « L'ouvrier vit de l'usinecomme le paysan vit de la terre. L'usine est pour lui le lieu, le foyer auquel s'attache son sentiment.Usine, atelier sont aux ouvriers ce que la ruche est aux abeilles. »

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Déjà Proudhon avait insisté sur le fait que la révolution-puissance ne seraitqu'une fiction si elle ne se doublait pas d'une révolution-capacité. La capacité ouvrière, telavait été, dès ses origines, l'objectif essentiel du syndicalisme. Et, de 1926 à 1933, c'est lecontrôle ouvrier qui, aux yeux des militants, permet de former cette capacité et de donneraux travailleurs le sens de la responsabilité qui a toujours été la plus grande force dumouvement ouvrier : « La classe du Travail prétend apporter un élément de régénéra-tion. »

Or, à cette date, les organisations ouvrières mettaient l'accent sur la sécurité ;elles se laissaient inconsciemment influencer par l'atmosphère du régime de l'irresponsa-bilité, auquel avaient conduit l'évolution du capitalisme, le moteur du profit, l'appétit desjouissances temporelles. Par contre, les militants ouvriers apercevaient les risques quecourrait la civilisation toujours en péril. Ils devenaient plus inquiets à mesure que ces ris-ques se précisaient. Mais ils espéraient que, le jour où l'événement fondrait sur elles, lesmasses s'éveilleraient à la révolte.

Dans le désordre d'un monde désemparé, en présence de l'incertitude et du scep-ticisme universels, les valeurs humaines chancellent ; la plupart des hommes réduisentleur attitude devant la vie à leur seul souci du moment. Car la crise mondiale est sansdoute une crise économique aux cruelles conséquences sociales. Elle apparaît, plus cer-tainement encore, une crise spirituelle : crise des caractères, crise de la responsabilité per-sonnelle.

Et, ainsi que l'écrit Proudhon à Michelet : « Le vieux monde est en dissolution...On ne sort de là que par une révolution intégrale dans les idées et dans les cœurs. » Unerévolution réelle ne peut s'accomplir que sous le signe de la responsabilité.

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La fin d'un monde

« S'il ne suffisait que de souffler sur la vieille société pourl'abattre, ce serait vraiment trop commode. Nous méprendre surla grandeur de l'effort indispensable, c'est nous préparer decruelles désillusions... La Révolution sociale ne s'accomplira passans que soit nécessaire un formidable effort..... Si l'on a soin de se rendre un compte exact de la grandeur del'effort accompli, de la tâche considérable à laquelle on doit be-sogner sans trêve ; alors les pas en arrière ne nous découragentpas, les piétinements et les victoires transitoires sont un réconfortpour des besognes plus décisives... »

ÉMILE POUGET

« Rien de grand ne peut s'accomplir qu'en accoutumant les mas-ses à écouter la vérité virile... Le courage, c'est inlassablement deleur dire que la révolution qui est à faire, qu'il faut faire, c'est larévolution économique, que la révolution économique puise sasève dans le travail... »

ALFRED MERRHEIM.

« Quand on cause avec quelques conservateurs, quand on cons-tate leur égoïsme et leur désir frénétique de bien-être et de reposavant tout, on a la sensation d'être environné des ombres de lamort, d'être entouré de ce qui doit fatalement mourir.

ÉDOUARD DRUMONT

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 265

I

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« Un monde détraqué, ballotté et plongeant... Dans ce furieux chaos de clartésblafardes, toutes les étoiles du ciel effacées... Des feux-follets, qui ça et là courent, ontpris la place des étoiles. » (Carlyle.)

Les années 30 ont été douloureuses à vivre pour tous. Leur cruauté a plus parti-culièrement blessé les esprits ouverts à la mobilité du monde, les cœurs accueillants auxrares lumières que, sur les ombres d'aujourd'hui, projettent les espérances de demain. Lesplus braves ont connu des heures de désespoir 1. Et il a fallu leur redire ces parolesd'Émile Pouget :

Si l'on a soin de se rendre un compte exact de la grandeur de l'effort à accom-plir, de la tâche considérable à laquelle on doit besogner sans trêve, alors les pas en arrièrene nous découragent pas, les piétinements et les victoires transitoires sont un réconfortpour des besognes plus décisives.

C'est qu'en effet la crise que traverse un monde à la dérive apparaît sous tous sesaspects : politique et internationale, économique et sociale ; mais elle est avant tout, et parses racines mêmes, une crise de désespérance et de foi.

Les hommes de même langue n'ont plus un langage commun ; ils n'emploientles mêmes mots que pour mieux en faire jaillir des heurts. En face de ce désarroi, les uns,attachés à leur tranquillité à tout prix, se mettent volontairement les mains sur les yeux.D'autres cherchent à esquiver la dure réalité : ils s'abandonnent soit à une démence parti-sane excluant tout sens critique, soit à une frivolité soumise au seul plaisir de l'instant.Fanatiques on nonchalants, ils s'excusent en désignant les deux fatalités qui les guettent :fatalité politique aux masques personnels, fatalité économique anonyme, qui précipitehommes et événements dans un gouffre dont surgirait, grâce à une discipline mécanique,un ordre de fer.

Double risque, double effroi. Une peur instinctive qu'il n'est possible de vaincreque par une volonté et par une espérance. Une volonté tendue, assez trempée pour résisteraux déceptions de l'événement - prête à nourrir sa force de toute espérance neuve. L'in-ventaire des faillites ne décourage plus, si l'on aperçoit en elles les conditions mêmes

1 GEORGES DUVEAU : « Quelques-uns d'entre nous [au lendemain du 21 mai 1938] se sont terrés dans

une douloureuse solitude... ».(L'Homme Réel, 1938.)

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d'une renaissance : c'est une transition historique, un passage pénible et périlleux, la find'un monde. Elle s'enveloppe d'une atmosphère spirituelle sans douceur, âpre à respirer ;la condition des hommes s'en ressent presque autant que des difficultés matérielles etéconomiques issues de la guerre et de la crise.

La rupture de l'économie internationale et le rétrécissement des marchés, en dé-pit des cartels internationaux, cantonnent de plus en plus à l'intérieur les grandes indus-tries, et leur tendance au monopole s'accentue. Un fait domine cette évolution : la struc-ture des entreprises industrielles se transforme. Leur croissance n'est plus favorable à unebonne gestion 1. Par suite de l'augmentation de leur capital et de l'accroissement de leursfrais généraux, les grandes entreprises « ne savent plus compter ». Leur grandeur mêmeles prive de la souplesse qui, au XIXème siècle, leur permettait de s'adapter à la vicissitudedes conjonctures économiques. La structure des grandes administrations privées devientcelle-là même qu'elles reprochent aux administrations publiques. A celles-ci elles em-pruntent jusqu'à leurs hauts fonctionnaires. Ces monopoles de fait accroissent leur puis-sance en face de l'État. Lorsqu'ils atteignent un certain degré, « les intérêts privés s'élar-gissent jusqu'à se confondre avec l'intérêt national » (Robert Pinot). Et c'est au nom del'intérêt national qu'ils exigent des pouvoirs publics privilèges, droits protecteurs, assis-tance financière, et même renflouement des entreprises. Dans La Décadence de la Liber-té, Daniel Halévy a fortement analysé les conséquences sociales et politiques de cetteinflation des puissances économiques : « La machinerie parlementaire, calculée pour su-bir des pressions modérées, n'a pas la force de résister à la puissance des antagonismesdont notre temps est saturé... Ces pouvoirs contrastés qui s'affrontent entretiennent parleurs conflits un état de désordre. » L'État n'a plus la force d'être arbitre. Dépassés par lesévénements, les individus assistent, indécis, aux luttes géantes que se livrent, par-dessusleurs têtes, ces puissances neuves et démesurées. Au contact de ces puissances irrespon-sables, la responsabilité des individus s'émousse. Leur désarroi les livre sans résistance àdes courants successifs et contradictoires. Comment prendraient-ils courage ou espoir enface du seul spectacle qui hante leurs yeux : un monde où chacun croit posséder tous lesdroits et nulle obligation. Aucun exemple à attendre de ceux que leur situation socialecharge des obligations les plus certaines. Politiquement, le glissement sans fin des respon-sabilités ; économiquement, l'excuse de l'anonymat : « Nous ne sommes plus que desfonctionnaires », s'écrie un des plus éminents administrateurs, Henri de Peyerimhoff deFontenelle. Enfin et surtout cette instabilité universelle s'affirme dans le domaine où elleest le plus redoutable : les relations extérieures entre les peuples. Une atmosphère inter-nationale sans cesse surchargée de nuages et qui s'assombrit de jour en jour ; des traitésde paix ayant créé des germes de discordes ; la Société des Nations impuissante ; une si-tuation financière issue de la guerre et de jour en jour alourdie par les charges de la paixarmée, situation qui paralyse toute évolution sociale naturelle. Et une bourgeoisie diri-geante « qui n'a pas su faire rentrer dans leurs cages les loups de la guerre lâchés par lemonde en 1914 » (Pierre Monatte).

Sur les peuples pèse la menace d'une guerre toujours possible. Et, dans une so-ciété qui vacille, cette insécurité nouvelle rend plus dangereuse la plasticité des foules,prêtes à subir tous les entraînements. De cet état d'esprit et de l'incertitude du pain quoti-dien, les États totalitaires profitent pour mettre les États démocratiques en face du faitaccompli et pour tromper la misère et la faim par des rêves d'aventure et de fallacieusegrandeur. 1 P.MAQUENNE, La taille optimum des affaires, publication de la Fédération des industriels et des Com-

merçants.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 267

II

Pendant la période trouble qui avait accompagné les lendemains de la guerre etqui- se prolonge pendant les lendemains immédiats de la crise, déjà se forment les senti-ments qui vont animer et mettre en mouvement cette force « aveugle et puissante », lesmasses, « qui sentent le poids d'un joug invisible et qui répugnent à le porter » (DanielHalévy).

À la formation de ces sentiments, la consolidation du fascisme en Italie a contri-bué ; mais surtout l'avènement d'Hitler suscite brusquement, parmi les masses populairesdes États démocratiques, la vision des dangers qui les menacent de cette privation définiepar Matteoti : « La liberté est comme l'air et la lumière... ; il faut en être privé pour savoirqu'on ne peut vivre sans elle. » « Tous ceux qui chérissent la liberté se doivent impérieu-sement de redoubler de vigilance pour sa défense. La sauvegarde de la liberté est lacondition sans laquelle il n'y a pas de vie civilisée - sans laquelle la flamme de l'esprithumain s'éteint. » (Harold Laski.)

Aussi voit-on, en France, entre septembre 1931 et septembre 1933, certainestendances se manifester. Le Congrès confédéral de Paris, en 1931, affirme qu'en face dela carence du régime capitaliste « le mouvement ouvrier est la seule force capable de sor-tir le monde du chaos ». Parmi les revendications du Congrès confédéral de 1933 figurentla semaine de 40 heures et le contrat collectif rendu obligatoire. Et déjà s'ébauchent l'idéedu rassemblement populaire et celle d'un plan de réorganisation technique et économi-que ; la CGT constate que l'évolution économique rapproche les classes moyennes et lesclasses laborieuses soumises aux mêmes risques et à une vie incertaine ; les progrès dufascisme en Europe doivent les unir en vue d'une défense commune.

Un scandale allait mettre à l'épreuve ces intentions, et l'exploitation de ce scan-dale devait cristalliser ces volontés encore indécises. Le 29 décembre 1933, les aveux deTissier ont mis en lumière le scandale Stavisky. Le 15 janvier 1934, le président duConseil est dans son bureau ; le policier Guichard vient de lui dire que, si l'on révoque lepréfet Chiappe, la Chambre des Députés sera envahie le jour même. Espérant faire tomberla fièvre, en minimisant l'incident, le président du Conseil décide de ne donner aucunesanction à ces paroles singulières. Le 27 janvier, à la suite de manifestations sur les bou-levards, le ministère donne sa démission. Le 30 janvier, la Commission administrative dela CGT proteste dans un manifeste contre l'exploitation politique du scandale ; on parled'une grève générale. Le 5 février, les manifestations du lendemain sont annoncées. LaCGT adresse un appel aux travailleurs parisiens et, le même jour, les ouvriers mécani-ciens et métallurgistes de la région parisienne font grève 1.

1 Sur les événements de février, cf. L'Union des Métaux (février 1934) ; les documents parlementaires :

rapport de MARC RUCART sur le 6 février (Chambre des Députés, no 3383), rapport d'ERNEST LAFONT,sur les responsabilités politiques et administratives encourues depuis l'origine des affaires Stavisky(Chambre des Députés, 1935, no 4886), dépositions devant la commission. - Cf. aussi les discours deLa Rocque, après le 6 février, et notamment le discours de Cannes (1er août 1934, Le Flambeau) ;« Quant à l'exécution [du 6 février], elle a été entièrement prévue dès le 3, préparée dès le 4. »

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Le 6 février...

Le 7 février, dans la matinée, la CGT alerte les unions départementales. Le mi-nistère, à 14 heures, est démissionnaire. A 16 heures, la Commission administrative de laCGT décide qu'une grève générale de 24 heures aura lieu le 12 février ; et, à 21 heures, lamême commission prend l'initiative de proposer aux organisations politiques une actioncommune pour la défense des libertés publiques.

Les 8, 9, 10 et 11 février, en province, s'organisent des manifestations antifas-cistes et le 12 a lieu la grève générale de vingt-quatre heures, comprenant un million detravailleurs. L'arrêt du travail est total dans de nombreuses villes de province, comme en1919 et en 1920.

Un double rapprochement se produit : une entente entre classes moyennes etclasse ouvrière, et, entre les 2 organisations ouvrières, CGT et CGTU., un pacte d'unitéd'action. A ces rapprochements, les intellectuels antifascistes ont contribué dans une me-sure certaine, groupés dès mars 1934 autour de Paul Rivet, de Langevin et d'Alain. Enavril, aux États généraux du travail, organisés par la CGT et qui discutent les grandeslignes d'un plan économique, c'est Paul Rivet qui définit ainsi le sens des efforts com-muns : « Les bienfaits de la science et les joies de l'art doivent s'étendre à l'humanité toutentière... Toute conquête sur l'inconnu peut et doit se traduire par un peu plus de bonheuret de liberté pour tous les travailleurs sans exception. »

Le plan de la CGT doit permettre à celle-ci de grouper, en vue d'une actionconcrète, les classes moyennes et les jeunes. Les planistes espèrent qu'autour de l'idée duplan se créera « un mythe possédant une force révolutionnaire et constructive 1 ». Le plande la CGT se caractérise par des réformes de structure, la répartition des industries endeux catégories le secteur socialisé et le secteur libre ; la nationalisation du crédit et desindustries qui, par leur degré de concentration ou leur place dans la vie de la nation, sontdes monopoles de fait, ou ont une importance vitale. Le Conseil supérieur de l'Économieexercera un contrôle permanent et établira le plan de développement de l'économie natio-nale. Le Comité confédéral de la CGT adopte, en octobre 1934, les propositions de sesCommissions d'études 2.

Cependant, sur le terrain politique, l'élan des masses oblige socialistes et com-munistes à s'entendre. Les masses n'auraient pas compris une autre attitude ; les chefspolitiques eurent le sentiment 3 qu' « une désaffection populaire se serait développée au-tour d'eux ».

Aux élections municipales de mai 1935, des candidats groupent sur leur nom so-cialistes, communistes et radicaux. Paul Rivet, élu du quartier Saint-Victor à Paris, s'ef-force de persuader aux partis de traduire en un accord politique le vœu des masses4.

1 ANDRÉ PHILIP, « Le plan de la CGT » Cf. L'Homme Réel, 1934 et 1935, et notamment : « Le syndica-

lisme et le plan » (septembre 1934).2 G. DEHOVE, op. cit., p. 299.3 Le Populaire du 25 février 1935 ; LÉON BLUM : « Nous nous serions refusés à cette première unifica-

tion des forces prolétariennes au moment où la situation générale l'imposait, au moment où l'instinct etla volonté populaires l'exigeaient... ; une mésintelligence, une désaffection populaires se seraient dé-veloppées autour de nous. »

4 PAUL RIVET a été l'assemblier politique.

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Le 7 juin 1935, le Cabinet Laval est constitué, et brusquement l'entente mûrit,grâce aux manifestations Croix de Feu et aux discours du lieutenant-colonel de La Roc-que 1, pendant les semaines qui avaient accompagné la chute du Cabinet Flandin et laconstitution du Cabinet Laval.

Le 14 juillet 1935, à Paris, dans la lumière éclatante d'un beau jour d'été, de laBastille à la place de la Nation, s'avance lentement un immense cortège de 500.000 mani-festants affirmant leur foi, hommes, femmes, adolescents se tenant par la main, drapeauxau vent. Les visages expriment une foi ardente, pleine de douceur et de joie ; la volonté dedéfendre les libertés républicaines et de donner « du pain aux travailleurs, du travail auxjeunes et la paix au monde ». Une flamme évocatrice éclaire cette journée.

Les masses avaient eu une influence décisive sur la conclusion du rassemble-ment populaire. Celui-ci arrête net les progrès du fascisme qui, en France, ne suivaitqu'avec hésitation et prudence les fascismes étrangers 2. D'abord défensif, le rassemble-ment populaire allait-il devenir constructif ? Les différentes fractions allaient-elles pou-voir se mettre d'accord sur un programme ?

Le Congrès de la CGT, tenu à Paris du 24 au 27 septembre 1935, décide de ré-aliser l'unité entre la CGT et la CGTU. Le 26 septembre 1935, le Congrès confédéral ap-prouve la résolution préparée par une Commission mixte. La Charte d'Amiens deviendrale préambule des statuts de la CGT reconstituée, groupant toutes les organisations ouvriè-res, sans distinction d'opinions politiques, philosophiques ou religieuses.

Le Congrès confédéral d'unité se tient à Toulouse du 2 au 4 mars 1936. La majo-rité du Congrès se prononce en faveur de l'autonomie syndicale, qui implique l'incompa-tibilité des fonctions syndicales et des mandats politiques : « L'unité syndicale, dit PaulRivet, c'est, après le 6 février, la volonté affirmée par les masses populaires que toute me-nace dirigée contre leurs droits et contre les libertés publiques se heurtera au bloc uni destravailleurs. »

Au Congrès de Toulouse s'opposent deux tendances au sujet du programme dufront populaire, l'une estimant tout plan efficace irréalisable en régime capitaliste, et l'au-tre considérant ce programme comme une étape vers la conquête du pouvoir économique,politique. La CGT, qui avait participé aux discussions du programme commun, n'avaitpas obtenu qu'on incorporât dans ce programme les réformes économiques préconiséespar son propre plan.

1 Discours de Marseille (Le Flambeau, 5 mai 1935) : « Désormais, fini de rire pour les agents du désor-

dre. Le jour où le front commun voudrait mettre ses propos à exécution, il serait balayé comme fétu depaille »... Et Le Figaro (dimanche 17 juin 1935) rapporte le discours du lieutenant-colonel de La Roc-que dans la plaine d'Oued-Smar, près d'Alger : « Je disais à nos camarades de Paris de ne pas secontenter de fréquenter leur permanence, mais de se considérer en état d'alerte, et je faisais savoir aumême moment que, si M. Daladier prenait le pouvoir, on ferait du sport. Le sport était prêt comme ill'est encore... Les hommes qui dirigent doivent savoir que l'heure du balayage est proche. »

2 P. GÉROME, Europe, mars 1934 ; - GEORGES DUVEAU, Étapes, décembre 1936, Vitesses de l'histoire :« J'ai nourri quelques illusions sur la droite. Son goût de l'ordre me paraissait souvent cruel : mais je lajugeais nationale. Erreur. Ceux qui, par angoisse sociale, battent des mains devant Franco, caressentHitler, exaltent Mussolini, ce sont les fils mêmes de ces notables qui, en 1848, à la Constituante,s'écriaient cyniquement : Plutôt les Russes que les Rouges. » RACAMOND (le 27 septembre 1935) :« Camarades, nous voulons travailler ensemble avec une absolue loyauté, respectant les uns les autresnos convictions. Nous voulons que, dans notre organisation unique, chacun puisse défendre sa penséeavec le maximum de libertés compatible avec aussi la préservation de l'unité syndicale. »

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La conséquence immédiate de l'unité syndicale était de doter la nouvelle CGTd'une force que mesurent imparfaitement ces chiffres : de mars 1936 à mars 1937, leseffectifs syndicaux passaient d'à peine 1 million de membres à près de 5 millions 1. Alorsqu'en 1934 il n'y avait eu que 24 conventions collectives et, en 1935, 29 conventionsconclues, celles-ci s'élèveront en 1936 à 2.336. Étonnant essor, dû sans doute à l'unitésyndicale, mais aussi à la conjonction des circonstances politiques et de la volonté affir-mée par les travailleurs d'obtenir un salaire vital et les conditions de sécurité que promet-tent les conventions collectives.

III

En avril 1936, la grève Berliet à Vénissieux, Lyon, se heurte à la résistance d'unpatron autoritaire et éveille chez certains militants le souvenir des paroles de Pelloutier àRennes en 1898 : « Les travailleurs n'auront d'autres réformes que celles qu'ils prendrontd'eux-mêmes. » L'expérience de cette grève a eu une influence sur la forme des grèves demai : les occupations d'usines.

Le 26 mai, à Issy-les-Moulineaux, une grève éclate aux usines Nieuport : lesdélégués ouvriers réclament la suppression des heures supplémentaires et la reconnais-sance de la semaine de 40 heures, la garantie d'un salaire minimum et la reconnaissancedes délégués ouvriers choisis exclusivement par les travailleurs eux-mêmes. La directionde l'usine refuse de recevoir les délégués. 850 ouvriers décident d'occuper l'usine.

Pendant les journées suivantes le mouvement se développe dans la région pari-sienne, notamment dans les usines métallurgiques et dans le bâtiment. Presque partout lesoccupations sont « pacifiques et souriantes 2 »... Ces usines, ces ateliers, les ouvriers lesHABITENT, Comme s'ils étaient à eux, et les traitent avec une honnêteté scrupuleuse ; ilsse nourrissent à la gamelle ; mais ils ne touchent pas aux vivres dans les dépôts d'alimen-tation occupés par eux. On ménage l'électricité ; une table est-elle cassée ? on se cotisepour en rapporter aussitôt le prix à la direction. Cependant des orchestres s'improvisent,tandis que les femmes s'installent, cousant et raccommodant. On songe à l'expression deProudhon : « L'usine est le foyer du travailleur. »

Mouvement irrésistible parce que jailli d'une source profonde : le sentiment po-pulaire. Qu'il s'agisse de régions aussi différentes que la Gironde, l'Hérault, le Sud-Est oula région parisienne, les mêmes événements se sont produits, la même atmosphère a ré-gné. Partout le mouvement affirme une spontanéité et une ampleur sans précédent. C'estcette ampleur, et non une technique nouvelle de la grève 3, qui crée sa puissance. Toute la

1 Syndicats, 1er mai 1937. - La Confédération française des travailleurs chrétiens. de son côté, voyait ses

effectifs s'élever de 150.000 à 400.000 affiliés.2 JEAN COUTROT, Les leçons de juin 1936. Cf. aussi les dossiers de l'Action Populaire : Les catholiques

et les grèves, 25 juin 1936.3 Technique soulignée comme nouvelle par Le Temps. En fait, 18 mois auparavant s'étaient produites de

semblables occupations dans le Nord et déjà à Halluin, en 1920 ; en Pologne, de 1931 à 1935, et en Ita-lie, de 1920 à 1922. Cf. PROUTEAU, thèse, 1937. p. 91.

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province française, pondérée, réfléchie, qui, loin de l'enthousiasme parisien, se laisse dif-ficilement gagner, fut elle-même emportée. Ce fut, jusque dans les plus petites entrepri-ses, dans les plus petites agglomérations, comme une vague soulevant la totalité dumonde ouvrier.

L'histoire de ces grèves, seule la réalité psychologique permet de la comprendre.Car, lorsqu'on milite, on a l'habitude de penser à travers le mouvement ouvrier, et non àtravers soi-même 1 :

C'est l'ensemble qui a déclaré la grève : cégétistes, communistes, anarchistes,quelques semaines auparavant séparés, se trouvent unis dans un commun accord... Toutesles tendances ont travaillé ensemble. Là, des camarades qui n'avaient jusque-là jamais ététouchés par la propagande syndicale ont réclamé des mots d'ordre de la CGT. Même endehors de celle-ci, les mots d'ordre étaient les mêmes : salaires améliorés, conventionscollectives, congés payés, les 40 heures.

Sans qu'il lui soit possible de déterminer la part proportionnelle des influencespersonnelles qu'ont exercées les militants, l'historien constate que ces influences ont ététrès diverses : anarcho-syndicalistes, communistes, Ligue syndicaliste 2, CGT S. R., - en-fin sans doute aussi influences patronales. Mais ce ne sont là que causes secondes.

IV

La rencontre de la misère et de l'espérance avait donné naissance à cette vaguequi déferlait. La misère ? Pendant la crise, des salaires avaient été réduits de plus de moi-tié 3, les licenciements allaient parfois jusqu'à 50 pour 100 du personnel. On ne tenait plusaucun compte de la liberté syndicale. Une grande tension obscurément ressentie, la pen-sée insistante qu'il fallait que ça change. Mais, « pour que la voix des travailleurs quisouffraient fût entendue, il fallait le grand mouvement de juin ».

1 KIRSCH, à Pontigny, semaine internationale du Centre d'éducation ouvrière, septembre 1937.2 La Ligue syndicaliste avait fondé le Comité des 22, unissant des syndiqués de toutes les centrales, et

tenté de réaliser l'unité syndicale dès 1931. Cf. La Révolution prolétarienne, 5 janvier 1930 : Déclara-tion des 22 : janvier-avril 1931 : L'unité syndicale.

3 YVAN MARTIN, Rapport au Conseil National Économique (26 mai 1936) : « Un aspect particulièrementdouloureux de la crise dans l'industrie de la soie est celui qui résulte de la concurrence faite par les arti-sans et les ouvriers à domicile aux travailleurs des usines. Le fait n'est pas absolument propre à la soie-rie, et nous pouvons le constater partout où des métiers à domicile coexistent avec les établissementsindustriels. Mais il y présente une gravité plus grande que nulle part ailleurs. Les artisans qui ne sup-portent aucune charge sociale et dont le travail n'est soumis, quant à sa durée, à aucune limitation légaleni réglementaire, acceptent des prix de façon dérisoires, qui ne trouvent leur contrepartie que dans uneprolongation abusive de la journée de travail. On en a vu faire travailler leur métier 16, 18 et même 20heures par jour. Les prix anormalement bas qu'ils consentent influent de la manière la plus regrettablesur les salaires payés dans les usines. Le salaire moyen pour l'ouvrière tisseuse, qui était de l'ordre de500 francs par mois en 1928, est tombé à 250 francs en 1935. Dans certaines régions rurales, où évi-demment le prix est moindre que dans les villes, on a pu constater des salaires féminins de 8 francs parjour. Dans l'Ardèche, pays pauvre où est concentrée l'industrie du moulinage, des ouvrières ne gagnentque 7 ou 6 fr. par jour et même, dans les Cévennes, on a pu relever dans les filatures de soie, qui ont ausuprême degré le caractère mi-rural, mi-industriel que nous avons déjà indiqué, un salaire féminin de 5francs par jour » (Journal Officiel, 5 juin 1936, p. 458).

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Viennent les élections de mai 36 : un espoir est créé qu'atténue la peur d'une dé-ception. Le changement de la situation politique va-t-il se traduire par une transformationsociale ? Dans les ateliers on échange ses réflexions, ses craintes. Sentiments complexes.Une extrême lassitude, que soudain les classes laborieuses ont trouvée insupportable ;l'unité syndicale, qui leur donne une confiance inconnue pendant les années précédentes ;les effectifs, qui s'accroissent d'un quart, et la victoire du 3 mai, qui transforme le climatpolitique. Un sentiment nouveau de force et de liberté provoque un soulèvement contre latyrannie patronale. On ne se libère pas de la tyrannie par la douceur.

Dans les régions où n'existaient pas des organisations syndicales, les responsa-bles ont été choisis spontanément par leurs camarades, parmi les travailleurs qui n'étaientpas des syndicalistes. Les militants syndicalistes n'ont pas été à l'origine des grèves ; ilssont rapidement devenus les organisateurs des succès obtenus, et c'est aux cégétistes queles contrats collectifs durent d'être conclus rapidement et avec précision. Il ne faut pasoublier que, depuis le printemps de 1935, l'action de la CGT avait été « conduite, voulue,soutenue de notre foi fondée sur les principes que, s'il arrivait à conquérir le pouvoir, ungouvernement de front populaire devait gouverner contre la Misère avant tout, écarter demillions de foyers la demi-famine qui y sévissait ».

Un raz-de-marée d'une puissance inouïe avait passé sur la France. La brusqueriecréa une surprise et un effroi qui paralysèrent la résistance patronale. Mais, la peur despremières semaines passées, cette résistance devait se réveiller avec une singulière âpreté.

V

Le président du Conseil Léon Blum, aussi attaché aux conquêtes spirituelles dusocialisme qu'à ses réalisations sociales, avait voulu associer aux responsabilités du pou-voir un représentant de la CGT, mais la grande majorité des militants étaient opposés à laparticipation cégétiste, contraire à la Charte d'Amiens et aux principes acceptés à Tou-louse. Dans la nuit qui précède la déclaration ministérielle, les leaders syndicalistes seréunissent à l'Hôtel Matignon autour du chef du gouvernement, afin d'organiser le ravi-taillement de Paris et de préparer des réformes sociales « consacrant les droits naturelsdes travailleurs ». La loi sur les congés payés sera votée le 20 juin ; les 40 heures, le 21juin, et les conventions collectives, le 24 : « La vigueur de l'action ouvrière portait litté-ralement l'action des pouvoirs législatifs et économiques. »

Parallèlement, Léon Blum voulait amener patrons et ouvriers à prendre contact,à rechercher les bases d'un accord. Mais, parmi les industriels, la tendance dominanteétait qu'il n'y avait qu'une seule attitude possible : refuser toute discussion tant qu'uneseule usine resterait occupée. Le 5 juin, à M. Duchemin, représentant de la Confédérationde la production, à M. Richemont, représentant les industries métallurgistes parisiennes,et à M. Lambert-Ribot, le président du Conseil déclare que, « désireux d'éviter tout heurtsanglant, il ne veut pas, ne peut pas employer la force et qu'il lui est donc impossible defaire évacuer les usines ». Le 7 juin, une conférence réunit, à l'Hôtel Matignon, Jouhauxet M. Duchemin, Frachon et. M. Lambert-Ribot, René Belin et M. Richemont. La ren-contre a lieu en présence de Léon Blum, Salengro, Jules Moch. La discussion se poursuit

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dans une atmosphère « courtoise, difficile et douloureuse ». La délégation ouvrière puisela force de son argumentation dans les salaires de certaines régions 1. Au moment le plusâpre de la discussion, ce dialogue rapide jaillit entre un délégué ouvrier et un délégué pa-tronal : « Vous n'avez donc pas compris ? La classe ouvrière était si misérable, elle était simalheureuse qu'elle ne se rendait pas compte de sa misère. Aujourd'hui il y a un milliond'hommes qui ont soulevé la pierre tombale qui pesait sur eux et qui occupent les usines.Vous ne comprenez donc pas ? » Et le délégué patronal de répondre : « Il y a de mauvaispatrons. Il faudra que cela change. »

Le lundi 8 juin, à 1 heure du matin, les deux délégations signent les accordsMatignon. Ceux-ci stipulent la généralisation des conventions collectives, la reconnais-sance des délégués d'atelier, l'acceptation du libre exercice du droit syndical, l'engage-ment par les patrons de ne pas prendre en considération le fait d'appartenir à un syndicatpour arrêter leurs décisions en ce qui concerne l'embauchage, la conduite et la répartitiondu travail, les mesures de discipline ou de congédiement.

Le même jour, dans la matinée, l'Union des syndicats du Rhône avait pris l'ini-tiative de demander au préfet du Rhône de conduire les négociations qui aboutissent le 11juin à l'accord Bollaert 2. Et, commentant ces accords, L'Echo syndical de Lyon donna del'esprit syndicaliste cette définition proudhonnienne : « Etre syndicaliste, c'est considérerl'homme comme une fin et non comme un moyen ; c'est traiter son semblable avec tousles égards qui sont dus à la personnalité humaine. »

Pendant les premières semaines, les accords Matignon, Bollaert, et ceux qui lesont suivis ont été considérés par les syndicalistes comme organisant des relations directesentre les deux grandes puissances économiques du pays, discutant librement et sur unpied d'égalité (Jouhaux, dans Le Peuple). Et les leaders cégétistes se sentaient libérésd'une anxiété ; anxiété que, le 7 juin, au Conseil Fédéral des Métaux, traduit un des se-crétaires parisiens lorsqu'il dit : « Nos camarades sont fatigués de l'occupation des usineset, si une solution n'intervient pas au plus tôt, ils vont tenter de remettre en route les ma-chines par leurs propres moyens. »

Pourtant, dès les semaines qui suivent, des difficultés commencent à se mani-fester. Dès juillet, la tragédie espagnole ; pour le gouvernement de front populaire, lesresponsabilités internationales. Et voici qu'apparaît la fragilité d'un programme, vicié dèsl'origine par ses insuffisances, et qui se heurte au mécanisme de l'économie capitalisteinternationale. L'âpre reprise, par les volontés et les intérêts contraires, de résistances,d'abord larvées, mais très vite de plus en plus précises, au fur et à mesure qu'elles aper-çoivent les défauts de la cuirasse gouvernementale. Et surtout, dominant toute la situation,la contradiction entre l'armature d'un régime, la psychologie d'une société, et les réformeséquitables, urgentes, mais non préparées par les transformations de structure nécessaires.

1 RENÉ DUCHEMIN, L'accord Matignon : Ce que j'ai vu et entendu, Revue de Paris, 1er février 1937, - et

RENÉ BELIN, Syndicats, mai 1937, Le mouvement revendicatif de l'été 1936 et les accords Matignon.Cf. aussi les articles de DUCHEMIN et BELIN dans Paris-Soir, La nuit historique du 7 juin. RENÉ

DUCHEMIN : « Les délégués ouvriers apportèrent l'indication douloureuse de salaires horaires très basqui pouvaient expliquer localement certaines réactions brutales. »

2 L'Écho syndical, Journal officiel des Unions départementales du Sud-Est, juin 1936, -RAYMOND ARON.Revue de Métaphysique et de Morale, 1937.

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VI

De déception en déception, puis d'échec en échec, le rêve qui, quelques semai-nes, avait traversé l'âme d'un peuple, le rêve de grouper la masse des citoyens autourd'une idée collective recule devant les survivances d'un régime où les intérêts particuliersmènent la vie collective. Un peuple doit trouver une raison maîtresse de vivre qui soitcommune au plus grand nombre...

Cette situation de fait, cette atonie psychologique serait-elle donc invincible ?Pourtant la dépendance de tous à un commun destin devrait incliner les cœurs et les vo-lontés à devenir plus humains et plus justes. Mais, puisqu'un Georges Duhamel reconnaîtque « la bourgeoisie de finance n'a pas rempli sa mission directive et éducative » (1938),ne va-t-elle pas trouver une remplaçante dans l'élite ascendante du travail ? Les classeslaborieuses ont à choisir. Sécurité étroite et égoïste assurée aux dépens des plus hautesvaleurs ; fonctionnarisme universel, patronal comme ouvrier, inspiré de la seule maxime :« Chacun pour soi et l'État pour tous ! » Ou bien responsabilité personnelle en vertu desexistences difficiles ?

Les obscurs ont à choisir leur destin. A mesure qu'ils acquerront les élémentsmatériels et sociaux de leur émancipation, devenir plus exigeants pour eux-mêmes ; seconvaincre qu'une fois les ennemis extérieurs vaincus, ils ont à se vaincre eux-mêmes, àcultiver des instincts neufs, à combattre en soi des survivances communes à toutes lesclasses sociales et à soumettre ces appétits sordides que Proudhon réunissait sous unecommune dénomination : l'antique avarice.

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 275

INDEX GÉNÉRAL

Noms de personnes : ALAIN.Noms géographiques : Alger.Autres noms : Association Internationale.

Retour à la table des matières

A

« Action directe » (L')« Action Française »(L')Affaire (L')AFTALIONALAINALBERT (Marcelin)ALEXANDRE IIIALEXANDROVNA (Maria)ALEXIS (Paul)Alger 1902 (Congrès des Bourses)ALLAN (William)ALLEMANE (Jean)Alliance Internationale ouvrièreALMEREYDAAmiens (Congrès confédéral et Charte d')Amsterdam 1904 (Congrès de la Seconde Interna-

tionale)Amsterdam 1906 (Conférence de l'Internationale

syndicale)« Annales du droit et des sciences sociales »« Annales politiques »APPLEGARTHARON (Joseph)ARNAUD (René)« Art social » (L')ASQUITH« Assiette au Beurre » (L')Association Internationale des TravailleursAUBIN (Jean)AUCUY (Marc)AUDIGANNE« Aurore » (L')« Avant-Garde » (L')

« Avenir social » (L')

B

BADE (Max de)BAKOUNINE (Michel)Bâle 1869 (Congrès de)BARBERETBARNES (Harry Elmer)BARTUELBASLYBAUER« Bataille Syndicaliste » (La)BAX (Bedford) .BEAUSOLEILBEBELBELIN (René)BENARDBERGSONBerlin 1890 (Conférence de)BERNANOS (Georges)Berne 1915 (Conférence de)Berne 1917 (Conférence de )BERNHARD (G.)BERNSTEINBERRYBERTH (Édouard)BERTRAND (Julia)BESANT (Annie)BESNARD (Pierre)BESTELBEVIN (Ernest)BIDEGARAYBIMBA (Anthony)

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 276

BLANCHARDBLEDBLONDEAU (Maria)BLUM (Léon)BOISSIER (Gaston)BOLLAERTBONAR LAW« Bonnet. Rouge » (Le)BOOTH (Charles)Bordeaux 1888 (Congrès de)BOTTAI .BOUGLE (C.)BOUKHARINEBOURCHETBOURDERONBOURGEOIS (Léon)Bourges 1904 (Congrès de la CGT)Bourges 1923 (Congrès de la CGTU)BOURGIN (G.)Bouscat 1888 (Congrès du)BOUSQUETBOUYER (R.)Bradfort 1888 (Congrès de)BRECOT (Jean) voir MONMOUSSEAUBRIAND (Aristide)BRION (Hélène) .« British Worker » (The)BRIZON (Alexandre)BRONTERRE O'BRIENBROOKS (R. R.)BROUSSE (Paul)BROUTCHOUX (Benoît)BRUCE (Henry)BRUNEAU (Louis)Bruxelles 1891 (Congrès de)Bruxelles 1914 (Congrès de la Centrale syndicale

belge)Budapest 1911 (Conférence de l'Internationale

syndicale de)« Bulletin de la Statistique Générale »BURET (Émile)BURNETT (John)BURNS (John)BURT (Thomas)BUXTON (Sydney

C

CACHIN (Marcel)« Cahiers du Travail » (Les)CAILLAUX (Joseph)CALMETTE (Joseph)CAMPANAUDCARBONELCARLYLECARRETTECAUMEAUCAVAIGNACCAZALS

Cent Noirs (les)CHABERTCHAMBERLAINCHAPUISCHARBONNIERCHARLIERCHAPUIS (MauriCe)Châtellerault 1890 (Congrès de)CHAUSSE (Emile)Chaux-de-Fonds 1877 et 1880 (Congrès de la Fé-

dération Jurassienne, La)CHEVALIER (Michel)CHIAPPECHLIAPNIKOVChristiania (Conférence de l'Information syndi-

cale)« Clartés »CLEMENCEAU (Albert)CLEMENCEAU (Georges)CLEMENCEAU (Paul)CLEMENT (J.-B.)Clermont-Ferrand 1917 (Conférence de)CLUSERETCLYNES (J. R.)COATSCOLE (G. D. H.)COLLIARDCONNELY (James)CONSTANSCopenhague 1901 (Conférence de l'internationale

syndicale)Copenhague 1914 (Conférence des socialistes des

pays neutres)COPIGNEAUXCOUPATCOUTROT (Jean)CRATES« Cri du Peuple » (Le)CRIPPS (Sir Stafford)CRUPPI

D

DALADIER (Édouard)DANSETTE (Adrien)DANTONDAUPHIN-MEUNIERDAVE (Victor)« Débats » (Les)« Défense » (La)DEHOVE (G.)DELAISI (Francis)DELALEDELCASSEDELESALLE (Paul)DELORY« Démocratie de l'Ouest » (La)DENIKINEDEPEYRE

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 277

DERVILLE (Stéphane)DESCARTES« Devenir social » (Le)DEVEZEDEVILLE (Gabriel)DEVINCK .DOLLEANS (Édouard)DORMOY (Jean)DOUBLETDresde 1904 (Congrès de)DREYFUSDRUMONT (Édouard)DUBEROZDublin 1903 (Conférence de l'Internationale syndi-

cale)DUBREUIL (Hyacinthe)DUCARREDUCHEMINDUFAUREDUBAMEL (Georges)DULOT (Charles)DUMAS (Alexandre)DUMAS (des bûcherons)DUMAYDUMOULIN (Georges)DUNOIS (Amédée)DUPONT (Félix)DUPUY (Charles)DUVEAU (Georges)

E

« Écho syndical » (L')« École Émancipée » (L')« Égalité » (L')« En avant » voir « Vperiod »« Enclos » (L')ENGELENGELS (Fr.)« Épingle » (L')ERKEL (van)« Étapes »« Étincelle » (L') voir « Iskra »« Europe Nouvelle » (L')Exposition Universelle de 1878

F

FALLIERESFAVRE (Mme Geneviève)FAVRE (Louis)Fédération Syndicale Internationale voir Interna-

tionale syndicaleFERRA .FERRY (Abel)FERRY (Jules)FIELD (John)« Figaro » (Le)

FISHER« Flambeau » (Le)FLANDINFOCH (maréchal)FONTAINE (Arthur)FORGUESFRACHONFRANCO (Général)FRAVAL (Charles)FRIEDMANN (Georges)FROELICH (Paul)

G

GALANTUSGALLIÉNI (Général)GAMBETTAGANIVET (Pierre)GAPONE (Georges)GARNERYGEORGES (Henry)GÉROME (Pierre)GIRARD (Henri)GLADSTONEGlasgow 1919 (Congrès des Trade-Unions)GOETZ .« Goloss »GOMPERS (Samuel)GRABERGRANDJOUANGRAVE (Jean)GRIFFUELHES (Victor)GRIMM (Robert)GRIPPENBERGGRUNEBAUM-BALLINGUÉHENNO (Jean)GUERARD« Guerre Sociale » (La)GUESDE (Jules)GUICHARDGUIEYSSE (Charles)GUIGUI (Albert)GUILBEAUGUILE (Daniel)GUILLAUME IIGUILLAUME (James)GUILLOUX (Louis)GUIRAUD (Gaston)

H

HAASEHALÉVY (Daniel)HAMELINHAMON (A.)HASFELD (Marcel)Havre 1880 (Congrès (du)Havre 1912 (Congrès de la CGT, Le)

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 278

HEINE (Henri)HELFEN (Maencben)HENNIONHENRYHERITIER (Jean)HERMANT (Max)HERVÉ (Gustave)HINDENBURGHIRSCHHITLERHOBSON (S. G.)HODGES (Frank)HOFFMAN (Adolfe)HOHENZOLLERNHOLST (Henriette Roland)« Homme Réel » (L')« Hommes du Jour » (Les)HOOG (Armand)HOOVER (Herbert)HOSCHILLER voir ROUDINEHOXIE (Robert Franklin)HUBERT« Humanité » (L')

I

IMHOFFInternationale (Première) voir Association Interna-

tionale des TravailleurInternationale (Seconde)Internationale (Troisième)Internationale syndicaleInternationale syndicale rouge« Intransigeant » (L')IOUJINE (Vassiliev)ISAAC (Joies)« Iskra »IVANOVNA (Vera)« Izvestia » (Les)

J

JACOBJANVIONJapy 1920 (Congrès des cheminots salle)JAURÉS (Jean)JONNARTJOUHAUX (Léon)« Journal Officiel »JUDENICKJUNTA

K

KANE (John)KÉRENSKY

KESSLER (J. B. A.)KEUFER (A.)KHROUSTALEVKienthal 1916 (Conférence de)« Kievskaïa Mysl »KIRSCHKOLLONTAÏKOLTCHAKKORNILOVKRASSINEKRITCHEWSKY (B.)KROPOTKINE (Pierre)KROUPSKAÏA (Nadiejda)KRUPP

L

LABE« Labour Leader »LAFONT (Ernest)LAFORGUE (Paul)LAGAILSE.LAGARDELLE (Hubert)La Haye 1872 (Congrès de la Première Internatio-

nale)LAMARQUELAMBERT-RIBOTLANCKEN (de)LANDRIEU (P.)LANDSBURYLANGEVIN (P.)« Lanterne » (La)LAPIERRE (des métallurgistes)LAPIERRE (Georges)LA ROCQUE (de)LAROQUE (Pierre)LASKI (Harold)LASRY (Claude)LATAPIELATHOUDLAUCHELAURAT (Lucien)LAURE (Michel)LAURENT (B.)LAURENT (préfet de police)LAVAL (Pierre)LAVIGNE (Raymond)LE CHAPELIERLECOIN (Louis)LEDEBOURGLEDUCLeeds 1916 (Conférence de )LEFÈVRELEFRANC (Georges)LEGIEN (Karl)LE GLÉOLE GUÉRYLEMOINE (Albert)LEMOINE (Claudine)

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 279

LÉMONT (Pierre) voir MONATTELÉNINELENOIR (Raoul)LEPETITLEROY (Maxime)LEROY-BEAULIEULESCURE(Jean)LÉVEQUELÉVYLÉVY (Emmanuel)LIEBKNECHT (Karl)LIEBKNECHT (William)Lille 1921 (Congrès de la CGT.)Limoges 1895 (Congrès de)LITTRÉLLOYD GEORGELOCKROYLOISEAULondres 1896 (Congrès de)Londres 1916 (Congrès de)Londres 1920 (Congrès syndical extraordinaire de)LONGUET (Jean)LORIOTLORNE (Charles)LORWIN (Lewis L.)LOUBETLOUIS XILOUIS-PHILIPPELOUNATCHARSKYLOUZON (Robert)LUDENDORFLugano 1914 (Conférence de)LUMETLUQUETLUTHERLUXEMBOURG (Rosa)LVOV« Lycéen républicain » (Le)Lyon 1878 (Congrès de)Lyon 1886 (Congrès de)Lyon 1901 (Congrès de)Lyon 1912 (Congrès socialiste de)Lyon 1919 (Congrès de la CGT)

M

MACDONALD (Alexander)MAC DONALD (Ramsay)MAC MILLANMALATESTA (Enrico)MALOTMALVY (Jean)MAMEMANN (Thomas)MANN (Tom)MANNINGMAQUENNE (A.)MARCKMARGERIN (abbé)

MARITAIN (Jacques)MARJOLIN (Robert)MARMANDE (R. de)Marseille 1879 (Congrès de)Marseille 1892 (Congrès de)Marseille 1908 (Congrès de la CGT)MARTIN (Jean)MARTIN (Yvan)MARTTNET (Marcel)MARTOVMARTY-ROLLANMARX (Karl)MASSIS (Henri)MATTEOTIMAUNOURY (Henry)MAYERS HYNDMAN (Henry)MAYNIER .MAYOUX (François)MAYOUX (Marie)MERRHEIM (Alfred)MERRHEIM (Mme)MERTENS (Cornélius)MESSIMYMESTRE (Achille)MÉTIVIERMICHEL (Général)MICHEL.(Grand-duc)MICHELS (Robert)MIDOLMILANMILIOUKOVMILLERAND (A.)MILLION (François)Minsk 1898 (Congrès de)MIRSTEY (Prince Sviatopolk)MOCH (Jules)MOLKENBURGMONATTE (Pierre)MOND (Sir Alfred)MONIS« Moniteur du Puy-de-Dôme » (Le)MONMOUSSEAU (G.)« Montagne du Puy-de-Dôme » (La)MONTBRANDMontpellier 1902 (Congrès de la CGT)MORGERIMORIZET (André)« Morning Post. »MORRIS (William)MOST (Johann)« Mouvement socialiste » (Le)MURPHY (J. T.)MUSSOLINI

N

« Naché Slovo »Nancy 1907 (Congrès socialiste de)Nantes 1894 (Congrès de)

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 280

NASH (Vaughan)NEGRIER (Général)NETLAU (Max)« Neue Zeit »Nice 1901 (Congrès des Bourses)NICOLAIEBVSKINICOLAS IINICOLETNIEZNIEUWENHUIS (Domela)NIVELLE (Général)NOGARO (B.)« Nouvelle Revue » (La)« Novaia Jizn »

O

OGDER (George)ORAGE (A- R.)« Ordre » (L')Orléans 1920 (Congrès de la CGT)OUALID (William)« Ouest républicain » (L')OULIANOV (Alexandre)OULIANOV (Dimitri)OULIANOV (Vladimir lliitch) voir LÉNINEOULIANOVNA (Arma)OULIANOVNA (Maria)OULIANOVNA (Olga)

P

PAEPE (César de)« Pages libres »PAINLEVÉPARETO (Vilfredo)Paris 1876 (Congrès ouvrier de)Paris 1883 (Conférence Internationale de)Paris 1886 (Conférence Internationale de)Paris 1892 (Congrès de)Paris 1900 (Congrès de la CGT)Paris 1905 (Congrès de)Paris 1909 (Congrès de)Paris 1914 (Congrès de)Paris 1915 (Conférence de)Paris 1916 (Conférence de)Paris 1918 (Congrès de la CGT)Paris 1923 (Congrès de)

Paris 1925 (Congrès de)Paris 1931 (Congrès de)Paris 1933 (Congrès de)Paris 1935 (Congrès de)Paris 1921 (Congrès minoritaire de)« Paris-Soir »PARSONSPASCALPATERSON (Emma)

PEDRONPEEL (Robert)PÉGUY (Charles)PELLOUTIER (Fernand)PELLOUTIER (Léonce)PELLOUTIER (Maurice)PENTY (A. J.)PEREIRA DOS SANTOSPÉREIRE« Père Peinard » (Le)PÉRICATPERLMAN (Selig)PERNOT.PERROUX (François)« Petit Méridional » (Le)« Petit Parisien » (Le)Pétrelle 1889 (Congrès de la rue)« Peuple » (Le)PEYERIMHOFF (H. de)Philadelphie 1876 (Conférence de)PHILIP (André)PICARD (Roger)PICQUENARDPIERROT (Docteur)PILSUDSKIPINOT (Robert)PIROU (Gaëtan)PISSARO (Camille)« Plage » (La)PLEHVE (von)PLEKHANOV« Plus loin »PLUTARQUEPOINCARÉ (Raymond)POITEVIN« Politique »PONCET« Populaire de la Haute-Vienne » (Le)« Populaire » (Le) de ParisPORTALIS« Pot à Colle » (Le)POUGET (Émile)POULAILLE (Henry)« Pravda » (La)PRESSMANE« Progrès de Lyon » (Le)« Prolétaire » (Le)PROSTPROTOPOPOVPROUDHON (P.-J.)PROUTEAU (Henri)« Punch »

R

RACAMONDRADOLIN (Prince de)RAFFIN-DUGENSRAKOWSKY (A.)

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 281

RAZZA (Luigi)RECLUS (Elisée)REED (John)REILLE (baron)RENAN (Ernest)RENARDRENAUDEL (Gaston)RENAUDEL (Pierre)Rennes 1898 (Congrès de la CGT)RENOUVIN« Révolte » (La)« Révolté » (Le)« Révolution » (La)« Révolution prolétarienne » (La)« Revue d'économie politique »« Revue de Paris » (La)« Revue des Deux Mondes »« Revue politique et parlementaire » (La)« Revue socialiste » (La)RICHEMONDRIST (Charles)RITTER BEARD (Mary)RIVET (Paul)ROCHEROCHE (Jules)ROCHEFORT (Henri)ROOSEVELT (Franklin)ROSENTHAL (Dante)ROSMER(A.)ROSSI (A.)ROTHSCHILD (famille)ROUDINERUCART (M.)« Russie » (La)« Ruy Blas »

S

Saint-Étienne 1882 (Congrès de)Saint-Étienne 1892 (Congrès de la Fédération des

Bourses) .Saint-Étienne 1922 (Congrès de la CGTU)Saint-Louis 1888 (Congrès de)SARNT-VALRY (Gaston de)SALAZAR (Oliveira)SALENGRO (Roger)SAMUEL (Sir Herbert)SANKEYSARRIENSASSENBACHSAUMONEAU (Louise)SAVOIESAY (Léon)SCHACHTSCHEIDEMANNSCHNEIDERSEILHAC (Léon de)SEMBAT (Marcel)SÉMENOV

SERGE (Victor)SÉVERINESHAW (Tom)Sheffield 1871 (Congrès des Trade-Unions)SIEGFRIED (André)SIGNAC (Paul)SIMIAND (François)SIMYANSINGERSIROLLESISLEYSMILLIE (Robert)SMITH (Llewellyn)SMOLENSKY« Sociale » (La)« Société Nouvelle » (La)SOREL (Georges)Southport 1919 (Congrès des Trade-Unions)SOUVARINE (Boris)« Sozialdemokrat » (« Le Social-Democrate »)SPRESSSPULLERSTALINESTEFANI (A. de)Stockholm 1917 (Conférence de)Strasbourg 1920 (Congrès socialiste de)STRASSER (Adolphe)Stuttgart 1902 (Conférence de)SUBRA« Syndicats »

T

TAFT (Philip) .« Temps » (Le)« Temps Nouveaux » (Les)THIERRARTTHIERSTHOMAS (J. H.)THORNE (Will)Tigre (le) voir CLEMENCEAU (Georges)TILLETT (Ben)« Times » (The)TISSIERTISSIER (Commission)TOFFINTOLAINTOMMASITORTELIER (Joseph)Toulouse 1893 (Congrès de)Toulouse 1897 (Congrès de)Toulouse 1910 (Congrès de)Toulouse 1936 (Congrès d'unité)Tours 1892 (Congrès de)Tours 1896 (Congrès de)Tours 1920 (Congrès socialiste)TREICH (Édouard)TRÉPOVTRÉVENNEC

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Édouard DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier (1871-1936) : tome II 282

« Tribune de la voie ferrée » (La)TROTSKY (Léon)TURATI

U

« Union des Métaux » (L')

V

VAILLANT (Édouard)VANDERVELDE (Émile)VARLIN (Eugène)VERMOREL (A.)VIDALENC« Vie nouvelle » (La) voir « Novaia Jizn »« Vie ouvrière » (La)VIVIANIVOIRIN« Voix du Peuple » (La)« Vperiod »

W

WALDECK-ROUSSEAU

Washington 1919 (Conférence de)WATRINWEBB (Sidney)WEILLER (Jean)WEYGAND (Général)WILLIAMS (M.)WILSONWITTEWOLMAN (Léon)

Y

YAROSLAVSKI (B.)YVETOT (Georges)

Z

Zemstvos (Les)ZETKIN (Clara)ZÉVAÈS (Alexandre)Zimmerwald 1915 (Conférence de)ZINOVIEVZIRNHELDZOLAZurich 1893 (Congrès de)Zurich 1913 (Conférence de)

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Fin du livre