Histoire Du Piano

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    H I S T O I R E D U P I A N OUn livre dErnest Closson Publi par Malik Sadoine

    Introduction

    n ne se reprsente pas assez l'importance revtue, dans le dveloppement de l'art musical, parl'organe sonore lui-mme. Ici, comme ailleurs, tout se tient. L'instrument affecte directementl'invention musicale, il la conditionne et mme, l'inspire par ses possibilits, comme par ses

    limites. Il est en partie gnrateur du style, dont il jalonne les tapes, comme le matriau dansl'architecture. L'invention du systme Boehm pour les bois, plus particulirement encore celle des pistonspour les cuivres ont, en dernire analyse, une porte quivalente celle des chefs-d'oeuvre de lalittrature du clavier, comme le perfectionnement dcisif des cuivres fut la condition initiale duchromatisme illimit et de la modulation perdue de Tristan.

    De mme que la cithare dans le monde antique et que le luth la renaissance, l'instrument cordeavec clavier, se substituant au second partir du XVIII sicle, est devenu aujourd'hui le plus importantde nos organes sonores. On n'imagine pas notre vie musicale sans lui.

    Cette importance, il la doit en premire ligne ses capacits harmoniques et polyphoniques.Contrairement aux archets (qui se passent difficilement de son concours), le clavier se suffit lui mmeet c'est pourquoi, le luth oubli, c'est sur le clavecin, puis sur le piano, que se concentre la compositionpour un instrument autonome. Diminutif de l'orchestre, il ne consent s'associer celui-ci que dans leconcerto, pour s'y rsever le premier rang1. Mais c'est pour lui que se rduit la symphonie (et quellesatisfaction de "lire" quatre mains, avec la libre spontanit du sentiment personnel, les oeuvres desmatres!). Le lied de Schubert, de Shumann et de Faur est inconcevable sans lui. Il est aussi l'adjuvanthabituel de la cration musicale; c'est sur ses touches que prennent naissance, sous forme d'esquisses, laplupart des oeuvres symphoniques. Mais il est aussi lui-mme le truchement le plus habituel de la pensemusicale, la musique de clavier dpassant en quantit (pas toujours, hlas! En qualit) tout le reste de lalittrature musicale. Il suffit exprimer le gnie multiple de Chopin, qui ne pense que pour lui et par lui.

    Le piano mobilise la plus grande partie de la pratique musicale prive. Par sa sensibilit expressive,qui lui permet de rendre, par ses graduations quasi inconscientes, par de simples rflexes dans lapression des doigts, les moindres mouvements de l'me, il se montre capable (et digne) de traduire, endes improvisations que les contemporains disaient suprieures ses crations elles-mmes, la mdiationsublime de Beethoven.

    Interprte de la pense intime, organe habituel de la pratique musicale domestique, le piano dominede mme la vie musicale publique. Les rcitals pianistiques dpassent en nombres toutes les autressances musicales. Aussi, les locaux consacrs ces auditions par les grandes firmes de la facturepianistique sont-ils devenu eux-mmes des centres de vie musicale locale. Les salles Pape, Dietz, Petzold,Erard et Pleyel Paris, Bsendorfer Vienne, Blthner Berlin, Steinway et Chickering New-York,

    1 Il n'existe que de rares ouvrages symphoniques o le piano soit trait d'une manire concertante, sur le mme pieds qu'unautre instruments (citons notamment, Philmon et Baucis de Gounod, la symphonie en ut mineur de Saint-Sans, la symphoniecvenole de d'Indy, Petrouchka de Strawinsky, Jeanne d'arc au bcher de Honegger). La raison en est que, utilis de la sorte, letimbre du piano se dilue mal dans l'orchestre; il reste comme dit Lavoix, "insoluble". Berlioz signale le fait dans son traitd'orchestration. Il l'avait dj t, quinze ans auparavant, par Ftis (Curiosits de la musique, 1829), aprs que l'minentmusicologue eut entendu, Londres des concerts symphoniques dirigs, au piano, par sir Georges Smart et par le Dr Crotch.

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    voient se drouler annuellement le plus grand nombre de sances, o s'inscrivent les apparitionssensationnelles des grands virtuoses trangers; elles deviennent le sige et le centre d'associationsartistiques importantes.

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    hose curieuse, il n'existe pas, en franais ( notre connaissance du moins), une histoire quelquepeu dveloppe du piano, histoire laquelle les littratures trangres ont consacrs desouvrages nombreux et considrables; les musicographes franais crivant sous ce titre se sont

    occups surtout de la littrature de l'instrument. C'est cette histoire que nous avons voulu crire dans lespages qui suivent. Nous sommes loin de prtendre (telle n'tait d'ailleurs pas notre intention) y avoirtabli l'historique dtaill et complet de l'instrument et de son mcanisme avec tous ses avatars, travailqui comporterait plusieurs volumes et dont la pure technicit eut vite fait de lasser le lecteur (travaild'ailleurs malais, vu la frquente difficult d'identifier l'inventeur authentique de tel perfectionnement,l'initiateur rel de tel procd, les facteurs donnant volontiers comme de leur cr, brevetant mme desprtendues nouveauts qui ne sont souvent que des emprunts). Nous avons prfr rester dans les grandeslignes, acter les principales tapes de l'histoire de l'instrument avec ses principaux acquts, montrer lesliens rattachant entre eux les principaux centres simultans et successifs de sa fabrication, voquer l'occasion, les points de contact entre l'organe instrumental et l'art lui-mme.

    Les divisions et le plan s'imposaient d'eux-mmes. Un mot d'explication seulement concernant sadernire division, relative la mcanique du piano. En raison du caractre purement technique et de lacomplication particulire de cet organe, nous avons cru bien faire en groupant dans un chapitre spcialces dtails qui, disperss parmi d'autres, eussent manqu de clart, et qui s'expliquent mieux par leurjuxtaposition.

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    e prsent travail est ddi la mmoire de notre matre et prdcesseur Victor-Charles Mahillon;crateur du muse du conservatoire de Bruxelles, qu'il dirigea pendant quarante-sept ans et qui,grce lui, devint la plus belle, la plus riche de toutes les collections similaires. Nous avons saisi

    l'occasion de rendre un modeste hommage la mmoire de cet homme minent, gnralement ignor oumconnu en Belgique, mais honor des spcialistes du monde entier et qui, avec son monumentalcatalogue du muse instrumental du conservatoire du Bruxelles (cinq volumes et trois milles pages) fut lefondateur de la science moderne, objective et pratique, de l'instrument de musique, substitu la sciencepurement livresque qu'on lui avait consacre jusque l.

    En terminant, nous tenons remercier MM. L. Anthonis, directeur de la maison Gnther, G. et M.Hautrive, facteurs de pianos, ainsi que M. S. Moisse, technicien du muse du conservatoire de Bruxelles,qui nous ont aid de leurs connaissances spciales concernant la mcanique, enfin, M. M. Hoc,conservateur du cabinet des monnaies et mdailles la bibliothque royale, qui nous a fourni lesindications ncessaires concernant la valeur actuelle des monnaies anciennes.

    E.C.

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    Le Clavicorde

    ne corde tendue peut tre mise en vibration au moyen de trois procds diffrents. Elle peut trepince, frotte ou frappe.

    La premire forme de l'instrument cordes et clavier, le clavicorde, est cordes frappes, la seconde,lpinette clavecin, cordes pinces2, la troisime, le piano, de nouveau cordes frappes.

    Le prototype de l'instrument cordes frappes est le tympanon, appareil pratiqu ds l'antiquit et utilisjusqu' nos jours par la plupart des peuples de l'Europe, du proche et de l'Extrme-Orient (ital. dolce melo,allem. Hackebrett, angl. dulcimer) et dont la forme la plus volue, la plus artistique, est aujourd'hui lecymbalum hongrois.

    Le tympanon consiste le plus habituellement en une caisse plate, de forme trapzodale, le profil suivantla longueur dcroissante des cordes, celles-ci disposes paralllement la base et passant au-dessus de deuxchevalets colls de part et d'autre sur la table. Les cordes sont frappes l'aide de deux petits mailletsmanuvrs la main.On ne sait exactement o et quelle poque, mais antrieurement, semble-t-il, au XIV sicle, on imagina deremplacer la percussion la main au moyen d'un mcanisme command par un clavier, qui existait l'orgue, sous une forme rudimentaire (d'abord purement diatonique), ds le XII sicle3, mais qui, au XIIIsicle, tait dj notablement perfectionn. La dnomination primitive du nouvel instrument reste douteuse4.

    C'est lui qu'on croit pouvoir rattacher le nom de l'chiquier ou eschagueil (esp. exaquir), qui reparatassez frquemment dans les anciens textes. L'instrument est aussi dsign sous les noms de manicorde,manicordium, traduction aventures du latin monochordium, dsignant un instrument d'exprimentation del'antiquit, mont d'une seule corde, longueur variable par l'appui du doigt ou au moyen d'un chevaletmobile, qu'au II sicle le physicien grec Ptolme remplaa par un groupe de quinze cordes reprsentantune double octave diatonique. Ainsi devenu multicorde, l'instrument continua, nanmoins, au moyen ge, porter le nom de monochordium ou monocorde. Suivant l'hypothse de M. Schaeffner5, le monocorde seraitalors devenu le manicordion ou manicorde, et, une fois muni d'un clavier, le clavicorde (lat. Clavicordium,

    2 Expression impropre, la corde, dans les instruments de cette catgorie, tant plutt "tire du doigt". L'allemand emploie leterme plus caractristique Zupfen.3 Les touches primitives de l'orgue jouaient plutt le rle de cls (latin=clavis) ouvrant le passage l'air dans les tuyaux. Pourles distinguer, on prit l'habitude d'inscrire sur chacune la lettre (de A G) correspondant aux notes respectives. La notation surlignes une fois tablie, les mmes lettres, peu peu transformes, ayant t inscrites au dbut de la porte pour spcifierl'emplacement des notes, prirent elles-mmes le nom de "cls". L'anglais a conserv le nom de cl (keys) pour les touches elles-mmes.4 Cette ambigut (rsultant des ngligences du langage courant) se retrouvera avec le clavecin et avec le piano, comme elles'tendit et s'tend encore une foule d'autres instruments. Les noms de la lyre et de la cithare se trouvrent appliqus de mme,au moyen ge, des organes de tout genre, absolument comme, de nos jours, le nom de "flte" est donn par beaucoup depersonnes tous les bois, celui de "trompette" tous les cuivres.5 Article Clavecin dans l'Encyclopdie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire de Paris.

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    ital. Clavicordo, allem. et angl. Clavichord), mot qui apparat pour la premire fois, en 1484, dans laversion anglaise des contes et anecdotes du chevalier de la tour de Landry. Rabelais, lui, emploie encore lenom de "monochorde". La plus ancienne reprsentation de l'instrument parat tre celle qui figure dans unmanuscrit franais du XVI sicle, l'Istoire et la conqueste du noble et riche Thoison d'or6.

    La disposition du clavicorde est la suivante. La caisse est rectangulaire, le clavier plac la partieantrieure. Les cordes, disposes longitudinalement au clavier, tendues d'une part par les pointes d'attache,de l'autre par les chevilles d'accord, passent au-dessus d'un chevalet droit ou en forme de S coll sur latable. Contrairement au clavecin et au piano, toutes les cordes sont d'gale longueur, mais chacune n'estadmise vibrer que depuis le point d'branlement jusqu' la cheville, l'autre section de la corde, depuis lepoint d'branlement jusqu' la pointe d'attache, tant neutralise par un enroulement de feutre. L'organepercuteur est la tangente (le P. Mersenne (1686) dit "crampon"), petite lamelle de cuivre plante dansl'extrmit d'un levier de bois qui prolonge la touche en-dessous des cordes. Quand on abaisse la touche, lelevier bascule et la tangente frappe la corde par dessous.

    Par ce dispositif, le rle de la tangente ne se limite pas faire natre le son, elle en dtermine la hauteurelle-mme en limitant la partie vibrante de la corde (comme le doigt dans les instruments archet).L'inconvnient est que, la tangente restant appuye contre la corde au lieu de s'en carter aprs l'action,comme le sautereau du clavecin et le marteau du piano, courte elle-mme la sonorit qu'elle venait deproduire.

    Les premiers clavicordes (dont plus aucun ne subsiste et que l'on ne peut se reprsenter que parl'iconographie du temps) ne possdaient que trois ou trois et demie octaves diatoniques, en ut, auxquelles nes'ajoutrent d'abord que le septime degr baiss (le B mol ou si bmol), puis le quatrime degr hauss. DuXV au XVI sicle, l' instrument se chromatise (nous reviendrons, propos du clavier du piano, sur lesinconvnients rsultant de ce dveloppement par tapes du clavier). A l'poque o nous sommes, leclavicorde affecte dj la forme rectangulaire du futur piano carr, avec les cordes disposes dans le mmeplan que le clavier, ce dernier plac en saillie sur la partie antrieure. Les touches "blanches" sont en buis,beaucoup plus courtes que celles d'aujourd'hui. La caisse, de format restreint, n'a pas de pieds. On la dposesur une table, sur une chaise, ou tout bonnement sur les genoux. Le prix est avantageux. Au milieu duXVIII sicle encore, un petit clavicorde s'obtenait, en Allemagne, pour seize groschen (une vingtaine defrancs-or)7.

    Au dbut, l'instrument n'avait mme pas autant de cordes que de touches, une mme corde servant aproduire plusieurs notes. En effet, la tangente dterminant la fois, comme on vient de le voir, le son et sahauteur mme, on en profitait pour obtenir, d'une mme corde, plusieurs intonations voisines, moyennantautant de tangentes disposes, la distance voulue, sous la mme corde. Voici, comme exemple, larpartition, entre vingt-six cordes, des quarante-cinq notes produites par des clavicordes de quatre octaves(les chiffres indiquent les cordes, en partant du grave) :1, ut; 2, r; 3, mi; 4, fa; 5, sol; 6, la; 7, si bmol, si;8, ut, ut dise; 9, r, r d.; 10, mi, fa; 11, fa, fa d.; 12, sol, sol d.; 13, la; 14, si b., si; 15, ut, ut d.; 16, r, rd.; 17, mi; 18, fa, fa d.; 19, sol, sol d.; 20, la; 21, si b., si; 22, ut, ut d.; 23, r', r d., mi; 24, fa, fa d., sol;25, sol d., la, si b.; 26, si, ut. Les instruments de ce genre taient dits "lis" ou "accoupls" (allem.gebundenes Klavier, angl. frettend Klavichord). On n'aurait donc pas pu y faire entendre simultanment les

    6 Bibliothque nationale, mss. fran., 331, f CXLV, verso.

    7 "Mais ceux-l sont bons brler quand on veut faire cuire du poisson", observe froidement l'organiste Jacob Adlung (cit parC.Sachs).

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    deux sons reprsentant chacun de ces groupes. Le premier clavicorde cordes non "lies", ou bundfreiesKlavier, ou chaque note avait sa corde propre, aurait t construit en 1725 par un organiste de Crailsheim,Daniel Faber. L 'accord par le temprament gal (voir plus loin), rcemment introduit, rendait dsirablel'indpendance rciproque gnrale des sons. Par le fait, l'instrument s'agrandit ncessairement. Mais leclavicorde "accoupl" demeura en usage, probablement en raison de son format rduit, de son accord plusrapide et de son prix moins lve.

    Une autre particularit, fort curieuse, requiert d 'autant plus notre attention qu'on la relve dans quantitde clavicordes, pinettes, clavecins et orgues jusque vers le milieu du XVIII sicle. C 'est celle de l'octavedite "courte", hrite de la facture d'orgue primitive, voici comment. Les sons chromatiques n'tant pasutilises dans le grave, on en profitait, en facture, pour faire l'conomie des tuyaux correspondants, longs etdispendieux. Le clavier se termine apparemment, dans le grave, par le mi. Mais ce mi donne, en ralit, ledo; le fa dise apparent donne le r, le sol dise, le mi; le reste comme dans nos claviers habituels. Pourexcuter la gamme ascendante d'ut dans le grave, on jouait donc (apparemment): mi, fa dise, sol dise(puis, en redescendant), fa, sol, etc.. linstrument ne devenait rellement chromatique qu'a partir du sibmol.

    Les clavicordistes tant en mme temps organistes, ce dispositif s'tendit au clavicorde. De la ce dtail quidistingue certaines compositions anciennes pour le clavier, se terminant, la main gauche, par l'intervalle dedixime do-mi, lequel, a l'excution, ne reprsentait en ralit qu'une octave. L 'octave "courte" prenaitencore d 'autres formes, notamment celle o les premires touches noires ci-dessus (r et mi) taient divisestransversalement en deux parties correspondant chacune a une corde, la partie antrieure donnant le r et lemi, la partie postrieure le fa dise et le sol dise; c'est ce que l'on nommait, au XVII sicle, loctave"brise".

    Une autre particularit encore, celle-ci d'ordre purement technique, tait la suivante. On sait qu'au piano,le marteau, ayant frapp la corde, retombe en arrire pour la laisser vibrer librement, aussi longtemps que latouche demeure abaisse. Le son, une fois produit, ne peut plus tre modifi. Dans le clavicorde, aucontraire, la tangente reste appuye contre la corde jusqu' ce qu'on abandonne la touche. linstrumentisteconserve donc un contrle sur le son dj form. Aussi en exerant sur la touche des pressions variesobtenait-on une sorte de vibrato analogue celui qu'on ralise au violon par le mme moyen. Ce procdedsign en allemand sous le nom de Bebung et en franais sous celui (moins usit) de "tremblement" taitfort apprcie en Allemagne et on reprocha au piano d'en tre dpourvu. Il tait spcifi dans la notation parune srie de points surmontes d'une liaison:mais en gnral son application tait laisse a la discrtion de lexecutant et l'on recommandait de n'en pasabuser. Dans son trait clbre Versuch ber die wahre Art das Klavier zu spielen (1753), Philippe-Emmanuel Bach le destine aux notes "longues et affectueuses" auxquelles il communique une insistancepathtique. A la Bebung s'ajoutait le portamento, analogue au portamento vocal et not comme lui.

    Au XVIII sicle le clavicorde avait atteint son format dfinitif (toujours dans la forme rectangulaire); leclavier (ne dpassant guerre cinq octaves) s'inscrit dans la partie antrieure de la caisse qui reoit unsoubassement particulier. Les cordes sont doubles particulirement dans le grave dans le but d'enaugmenter la sonorit parfois mme triples. Sans atteindre en gnral le luxe criant de nombreux clavecins

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    l'instrument adopte une parure lgante lintrieur du couvercle s'orne de peintures parfois d'imagesimprimes les touches sont plaques d'ivoire ou d'caille etc.

    La technique du clavicorde tait fort dlicate. Les contemporains prtendaient qu'il fallait une quinzained'annes pour la matriser. La tangente tendant lgrement la corde en mme temps qu'elle la frappait lesmoindres ingalits de pression se traduisaient par des altrations correspondantes de la justesse du son.Aussi affirme-t-on que Philippe-Emmanuel ne prtendait pas juger un claveciniste avant de l'avoir entendusur le clavicorde.

    La sonorit est agrable, trs pure (n'tant pas trouble, comme dans le clavecin, par un bruitmcanique), fort expressive, susceptible le de nuancement comme on vient de le voir, mais extrmementfaible et courte. Aussi appelait-on parfois l'instrument "pinette sourde" ou "muette". On parle de saHeiserkeit (enrouement) . D 'une fille qui menait secrtement une amourette, on disait qu'elle "jouait dumanicorde". Cette faiblesse sonore limitait linstrument la pratique domestique. En dehors des petitsgroupements de musique de chambre, la musique d'ensemble lui tait inaccessible. La rgle bndictine duXVI sicle en autorisait la construction et l'emploi dans les clotres.

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    ous voudrions insister un instant, ici, sur le rle jou par le clavicorde dans lhistoire de la musiquede clavier, sujet assez mal connu dans l'Europe occidentale et qui, en Allemagne mme, surgit il y aquelques Annes comme une nouveaut. Il peut mme paratre singulier que dans son ouvrage

    admirable Jean-Sebastien Bach, le musicien-pote (une synthse quasi-dfinitive du sujet), Schweitzer nes'occupe pas du tout du clavicorde, ne le citant qu'en passant, propos du passage de Forkel dont il seraquestion plus loin. L'minent musicographe alsacien semble mme ignorer la nature (et plus forte raison,les proprits expressives) de l'instrument, qu'il appelle "clavicord" et qui est pour lui un "genre declavecin". C'est videmment qu'au moment o il crivait, la question du clavicorde ne se posait pas. Depuis,toute une littrature a fleuri autour d'elle, une srie d'ouvrages et d'articles signs Nef, Auerbach,Landowska, Bodky, etc., dont on trouvera la nomenclature ci-aprs. Le plus remarquable de ces travaux estcelui de Mme Cornelia Auerbach, qui a rassembl, sur l'emploi du clavicorde, une documentationconsidrable, puisant rellement le sujet. On va voir, au surplus, que cette question reste obscure et remplied'incertitudes.

    La musique de clavier primitive s'excutait indiffremment sur l'orgue, le clavicorde ou le clavecin, avecune prdominante du premier instrument qui, a ce moment, est le "clavier", le Klavier par excellence. Il sepratiquait d'ailleurs a domicile, sur les orgues "d'appartement" particulirement en faveur en Allemagne (onobserve d'ailleurs que les premiers compositeurs pour le clavier, en Angleterre, en France et en Allemagne,taient presque tous des organistes de cour ou d'glise). Aujourd'hui, ou notre pratique domestique se limiteau seul piano, nous nous reprsentons mal le temps o elle se rpartissait sur trois instrumentsessentiellement diffrents (auxquels s'adjoignit finalement le piano lui-mme) et o il n'tait pas rare derencontrer, dans des maisons bourgeoises, plusieurs de ces claviers. L'insouciance concernant l'organes'exprimait dans le titre mme des morceaux, a jouer "sur l'orgue, le clavicorde ou le clavecin", - o mmesur tout instrument gnralement quelconque, ogni stromenti, le choix n'tant limit, en ralit, que parl'tendue et les particularits techniques de chacun. Cette latitude s'tendait d'ailleurs l'orchestre dont lesparties, mme chez Bach, apparaissent souvent comme interchangeables: il faudra attendre l'cole viennoisepour voir le thme inspir par le timbre instrumental lui-mme. La discrimination entre l'orgue, le clavicordeet le clavecin s'tablissant peu a peu, le premier, limit a l'glise et au temple, se rserva le rpertoire svre,le clavicorde et le clavecin continuant se partager la musique profane. Mais c'est ici que l'incertitudecommence, favorise, encore une fois, par l'ambigut de ce terme de Klavier qui, de l'orgue, avait pass auclavicorde et au clavecin.

    Le clavicorde fut peu utilis en France. Philippe-Emmanuel Bach souligne l'indiffrence des Franais son gard. Le Dictionnaire musical de l'Encyclopdie mthodique ne lui accorde pas mme un articlespcial; Hullmandel ne le mentionne qu'accessoirement, dans son article Clavecin, comme prcurseur de cedernier instrument8. En faveur en Angleterre au XV' sicle (la reine Elisabeth d'York en jouait), leclavicorde s'y effaa ensuite devant la virginale. L'Italie, les Pays-Bas ne lemploient gure. En Allemagnemme, patrie d'lection du clavicorde, cette indiffrence gnrale avait servi d'argument ses adversaires.Ici, en effet, le clavicorde n'avait pas souffert autant qu'ailleurs de la concurrence du clavecin. Dsign en1618, par Praetorius, comme le "fondement de tous les instruments clavier", il reste, pour Walther (c'est--dire en 1732), la "premire grammaire de tous les excutants". L'instrument se recommandait par son bonmarch, son format pratique, sa discrtion sonore ( cette poque ou nul n'aurait song dchaner dans unsalon bourgeois la sonorit tonitruante d'un piano a queue).

    Parmi les adhrents du clavicorde, le plus illustre est Jean-Sebastien Bach, dont la sympathie pourl'instrument est affirme par Forkel dans un passage souvent cit (discut par Nef, pourtant bien formel et

    8 Grtry, cependant, se servait Paris d'un clavicorde, actuellement au Conservatoire de Paris (n226).

    N

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    admis par Spitta) de son ouvrage Ueber Johann-Sebastian Bachs Leben, Kunst und Kunstwerke (1802) 9.Les deux fils ans de Bach partagent l'avis paternel; Friedemann, au dire de Forkel, jouait du clavicorde"avec une extraordinaire dlicatesse" et, dans ses sonates, "il montre qu'il en connaissait toutes lesressources". Philippe-Emmanuel donne la prfrence au clavicorde sur le piano, parce que, "outre qu'il a unplus beau son, il partage toutes ses beauts, auxquelles il joint la Bebung et le portamento" (nous verronsque Jean-Chrtien fut d'un avis tout diffrent). En 1772, il joue de son instrument favori devant l'AnglaisBurney, qui loue chez lui la dlicatesse, la prcision et la vigueur du son.

    Cependant, vers le milieu du XVIII sicle, le clavicorde paraissait en rgression en Allemagne. Dansson trait, Philippe-Emmanuel dit nettement "qu'on ne le rencontre plus que rarement. Quand on parleaujourd'hui de Klavier, on songe surtout au pianoforte, bien connu et pratiqu". Les indications qu'il donnesur les qualits requises d'un bon instrument, ses nombreuses explications techniques se rapportent toutes(sauf la brve allusion a la Bebung signale plus haut) au piano, en l'espce, le "carr". Des ce moment, leclavicorde avait lutter, d'une part, contre le clavecin arriv a son perfectionnement suprme, de l'autrecontre le piano, encore rudimentaire et grossier, mais en possession, lui aussi, de ces facults expressivesqui donnaient seules au clavicorde l'avantage sur le clavier a cordes pinces.

    Or, il se fait qu'au moment mme o Philippe-Emmanuel signalait la disparition de l'instrument, celui-ciallait retrouver en Allemagne (particulirement celles du centre et du Nord", durant un demi-sicle, unsuccs inattendu, en concordance avec l'volution psychique qui se manifeste ce moment dans ce pays,avec le sentimentalisme romantique qui devait se traduire, quelques annes plus tard, par le mouvement duSturm und Drang. Le clavicorde, avec ses capacits expressives toutes spciales, son nuancementchatoyant, avec le vibrato pathtique de la Bebung, tait l'interprte tout dsign de ces tats d'me. Uncontraste curieux s'tablit donc, ici, entre le got allemand et le gnie musical franais du mme temps, restfermement attach la tradition classique incorpore dans le clavecin; lAllemagne prenait ici une avancecertaine.

    Toutefois, ce mouvement ne trouva pas, pour l'exprimer, une de ces personnalits gniales quiperptuent une priode dans ses crations artistiques. Il correspond cette cole de Mannheim,intermdiaire entre les classiques anciens et l'cole viennoise, o s'labora la symphonie. La musique declavier, elle, n'y est reprsente que par une srie de musiciens gnralement oublis, Joh.-Wilh. Hssler(1742-1822), Christ-Gottl. Neefe (1748-1798), le premier matre de Beethoven), Joh.-Fried. Reichardt(1752-1814), Dan.-Gottl. Trk (1756-1813), etc., tous domins par la figure attachante de Philippe-Emmanuel, lui. mme initiateur ingnieux plutt qu'inspir, dont les ouvres, pas plus que celles des prcits,ne purent s'inscrire d'une manire dfinitive dans le rpertoire courant et que, seule, la sciencemusicologique devait tirer de l'ombre en leur attribuant, suivant son habitude, une importance o l'intrtdocumentaire se substituait la valeur artistique.

    Le rpertoire en question se compose de pices d'un caractre intime, sentimental et mme larmoyant,soulign par des titres tels que "Ne pleurez pas, nous nous reverrons", "Son jeu tait expressif et doux"(chez Trk, cit par Auerbach). On imagine que Schumann, n un sicle plus tt, et crit pour leclavicorde. S'adaptaient non moins bien l'instrument, de petites danses, des transcriptions du chant, despastorales, des rondos, des Handstcke (picettes de caractre instructif, comme nos tudes), en un mot,toutes les pices courtes, simples, o les traits eux-mmes n 'avaient pour but que l'expression, l'affetto,mais cet affetto intrieur, non dpourvu de sensiblerie, qu'est le Gemt germanique. La simplicit d'criture

    9 Il a t reproduit par F. Grenier dans sa traduction franaise du dit ouvrage (1876), mais d'une manire assez infidle. Nousretraduisons le morceau ci-aprs en raison de son importance: "C'est du clavicorde qu'il (Bach) aimait le mieux jouer. Leclavecin queue, bien qu'impliquant une interprtation toute diffrente, manquait pour lui par trop d'me et les pianoforte sontemps taient encore trop leur tat primitif et beaucoup trop lourds pour lui donner satisfaction. Aussi considrait-il leclavicorde comme le meilleur instrument pour l'tude, ainsi que pour la pratique musicale prive. Il l'estimait l'organe le pluscommode pour l'interprtation de ses inspirations les plus dlicates et il ne pensait pas qu'une diversit dans le nuancement puttre obtenue sur le clavecin on sur le pianoforte comme sur le clavicorde, si pauvre, la vrit, d'intensit sonore, mais si soupledans cette pauvret. .

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    pousse jusqu' l'indigence (une indigence voulue) qualifie tout particulirement le genre. C'est ce qu'enFrance (dans un sentiment tout diffrent) on appela le "style galant". La polyphonie serre, la trame solidede Jean-Sebastien sont bien oublies. L 'intitul caractristique des sonates de Philippe-Emmanuel furKenner und Liebhaber (pour les connaisseurs et les amateurs) prend ici toute sa signification. Les Trk, lesHssler, les H.-S. Sander se contentent souvent d'crire deux parties seulement, laissant entre elles un videnorme. Des passages comme les suivants:

    n'taient tolrables que sur le clavicorde, grce son expressivisme intime, aux portarmenti, cette Bebungqui constituaient comme une harmonie interne. S'il fallait les faire revivre dans le rpertoire pianistique, ilserait ncessaire de les harmoniser rellement, d 'y ajouter les voix complmentaires, comme on ralise unebasse chiffre. Cette pauvret d 'criture aurait suffi elle seule causer la disparition de ce rpertoire d'unintrt artistique relatif, un peu "petit bourgeois", vgtant entre les cimes altires des classiques anciens etde l'cole viennoise.

    A la longue, il devait en tre de mme du clavicorde, organe attitr de l'cole. Nous avons dit que lavogue de l'instrument s'tendit au-del de celle du clavecin et qu'il concurrena le piano ses dbuts. En1760, un facteur du nom de Joh.-David Gerstenberg construisit encore un Pedal-Harpsichord six rangsde cordes, deux claviers et un pdalier. Des facteurs qui avaient renonc au clavecin construisaient encore leclavicorde; Silbermann, le premier facteur important du piano, imagina un cembalo d'amore qui n'taitautre chose qu'un clavicorde perfectionn. Une sorte de sentimentalisme anime les dfenseurs du vieilinstrument. En 1793 encore, le Musikalisches Wochenblatt, reproduisant l'article-rclame publi Paris ausujet du piano de Pascal Taskin dont il sera question plus loin, y ajoutait ce commentaire nostalgique: "Cefier instrument semble rester encore infiniment loin du modeste clavicorde, lequel, s'il est incapable deremplacer tout un orchestre, est, parmi tous les instruments de ce genre, le plus souple et le plus mouvant,celui dont les sons expressifs ragissent sur les mes sensibles." Rappelons encore que Mozart lui-mme(qui devait abandonner si allgrement le clavecin pour le piano) se servit encore du clavicorde, dont laconstruction se poursuivit en Allemagne jusqu'au dbut du XIX sicle.

    Mais alors, c'est fini. Organe favori d'une priode de transition et des petits matres qui la reprsentent,le clavicorde devait disparatre avec eux devant le piano triomphant, organe d'un art plus fort. Dj la findu XVIII sicle, on ne parlait plus du clavicorde qu'avec des rticences. Dans sa mthode Die wahre Artdas Pianoforte zu spielen (1797), Milchmeyer s'exprime sur le clavicorde avec un mpris non dissimul.Quelques annes aprs, l'instrument tait oubli et cet oubli devait s'tendre jusqu' nos jours.Il n'en est que plus curieux de le voir refleurir discrtement (une discrtion conforme son caractre)aujourd'hui mme en Allemagne, cela indpendamment des proccupations archologiques qui amenrent larenaissance du clavecin, et cela dans des milieux populaires, des cercles de ,jeunes, grce aux qualits qui

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    l'avaient popularis autrefois, son caractre intime et son bon march tout dmocratique.Quittant prsent l'histoire elle-mme du clavicorde et de son rpertoire proprement dit, revenons un

    instant en arrire pour envisager une question non moins importante, entirement nglige autrefois (et pourcause), mais qui se pose aujourd'hui au premier plan de lactualit, non plus sur le terrain aride de lamusicologie, mais sur celui de l'art vivant. Il s'agit de l'utilisation du clavicorde dans l'interprtation desuvres des classiques anciens et, tout particulirement, de celles de Jean-Sbastien Bach.La popularit de l'instrument du temps des prdcesseurs du cantor rend assez plausible l'opinion de M.Bodky, qui attribue au clavicorde nombre de compositions de caractre intime de Froberger, K.-F. Fischer,Pachelbel, Joh.-Christ. Bach, Kuhnau, mme de Haydn, ce qui parat plus discutable. Nous avons constatla sympathie de Jean-Sbastien pour l'ancien clavier cordes frappes. Ds lors, la question se pose: dansquelle mesure faut-il en tenir compte dans l'interprtation de ses uvres. Certaines d'entre elles ne furent-elles pas composes pour le clavicorde ? Dans l'intitul de trois de ses uvres seulement, le Concertoitalien, lOuverture franaise et les Variations Goldberg, le compositeur prcise l'emploi du clavecin.Partout ailleurs, on se heurte, encore une fois, au terme ambigu de Klavier. On remarque, notamment, quele recueil immortel connu en franais sous le nom de Clavecin bien tempr s'intitule, en ralit, le Clavierbien tempr (Das Wohltemperierte Klavier). Toutes les suppositions sont donc permises. Dans le chapitrequ'il consacre l'interprtation des uvres de Bach et particulirement la dynamique (V partie, chap.32), Schweitzer ne tient aucun compte de la prdilection attribu au matre par Forkel en faveur duclavicorde et de ses facults expressives; il proscrit le nuancement proprement dit, auquel il prfre lesoppositions dynamiques pures et simples, comme l'orgue, qui pour lui reprsente le style mme de lamusique de Bach . Aussi, pour Schweitzer, le seul instrument en cause est-il le clavecin. Mme WandaLandowska et Carl Nef sont du mme avis. Pour d'autres, il s'agit ici d'une question de fait, rsoudrechaque fois d'aprs le style, le caractre et l'criture des morceaux. Les pages brillantes, virtuoses, les pices effet resteraient tout naturellement rserves au clavecin, les morceaux faciles, d'criture simple et decaractre intime, particulirement chantant et expressif, impliquant du nuancement, devant tre plusopportunment excuts sur le clavicorde. Parmi ces derniers, on compte notamment le Noten-Bchleinpour Anna-Magdalena et pour Friedemann, les Suites franaises, les Petits prludes pour les commerantset les Inventions. En ce qui concerne le Clavier bien tempr, une discrimination pourrait s'tablir entre sesdivers numros, d'aprs le caractre des pices; M. Bodky s'est attach tablir cette rpartition, enadmettant d'ailleurs des ad libita, certaines pages s'appropriant indiffremment, selon lui, l'orgue, auclavicorde et au clavecin. En fait, il s'agit surtout ici d'une question d'opportunit, qui ne saurait tretranche en principe et d'une manire absolue. Reconnaissons, en effet, qu'aux grandes ftes musicalesorganises Leipzig, en 1935, l'occasion du CCL anniversaire de la naissance de Jean-Sbastien Bach(et o la question qui nous occupe fit l'objet d'un dbat demeur sans issue), nous entendmes toutl'ensemble du Clavier bien tempr excut par M. R. Opitz sur le clavicorde et que l'effet nous parutincolore et monotone.

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    ne liste des facteurs de l'instrument serait difficile dresser, d 'abord parce que les clavicordes"lis", les plus anciens, ne sont gnralement pas signs, ensuite parce que la facture de l'instrumentse confond souvent, dans les mmes ateliers, avec celles du clavecin et du piano. Citons entre autres

    Christ.-Gottl. Hubert Anspach, Daniel-Thomas Faber (dj nomm) Crailsheim, Joh.-Aug. Straube Berlin, Hieron.-Alb. Hass Hambourg, Gottfr.-Josef Horn Strasbourg, qui fabriqua des centainesd'instruments, particulirement Carl Lemme (1747-1808) Brunswick, qui, avec son pre, construisit plusde huit cents claviers de tout genre. A Paris travaillrent Richard et Philippe Denis. Parmi les facteursbelges de l'instrument (assurment peu nombreux), ds la fin du XVI sicle, citons Antoine Mors (dontl'archiduchesse Elonore, sur de Charles-Quint, jouait un instrument, Albert Van Neer, Jacob Aelbrechts,Guill. Leest, tous Anvers.

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    La construction du clavicorde a t reprise de nos jours, comme celle du clavecin, en me des auditions demusique ancienne sur des instruments du temps, notamment par Gaveau Paris, mais plus particulirementen Allemagne, notamment par P. Harlan Markneukirchen.

    Les muses conservent un assez grand nombre de clavicordes, moins important toutefois que celui desclavecins, et dont le plus ancien parat tre celui de Domenico Pisaurensis (Dominique de Pesaro), de 1543,au Muse instrumental de l'Universit de Leipzig (ancien Muse Heyer de Cologne).

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    L'Epinette et le Clavecin

    n technicien de gnie, un Cristofori ou un Erard, aurait pu, en cherchant perfectionner leclavicorde, aboutir directement au piano. Au lieu de cela, on abandonna le principe de la cordefrappe pour celui de la corde pince, pour revenir au premier deux cents ans plus tard seulement.

    Il en rsulta, dans le dveloppement de l'instrument cordes avec clavier, un dtour de deux sicles.Etant donne linfriorit expressive de lpinette-clavecin par rapport au clavicorde, il est clair que les

    initiateurs du nouvel instrument avaient surtout en vue la recherche d'un instrument plus sonore, susceptiblenotamment de lutter avec d'autres et d'tre entendu dans des locaux plus vastes que des demeuresparticulires.

    Si le clavicorde n'est autre chose qu'un tympanon clavier, lpinette et le clavecin se rattachent pluttau psaltrion, instrument de forme analogue celle du tympanon, mais apparemment plus ancien et dont lescordes, au lieu d'tres frappes, taient pinces par les doigts.Comme ]e tympanon avait conduit au clavicorde, le psaltrion, muni d'un clavier, devint l'pinette-clavecin.On ne sait pas trs exactement quel moment le nouveau venu prit naissance10, mais l'vnement estgnralement plac vers le dbut du XVI sicle. Le pincement s'opre dsormais, non plus directement parle doigt, mais par l'intermdiaire d'un doigt mcanique appel sautereau (ital saltarello, all. Docke, angl.jack). Le sautereau est une petite pice de bois plate, dresse sur l'extrmit feutre de la touche, passantpar les trous de deux rgles de bois, ou "mortaises", superposes ayant pour but de les empcher de s'carterde la verticale, mergeant enfin d'une troisime ouverture mnage dans la table et se dressant ainsi sous lacorde. La partie suprieure du sautereau, dite "languette", peut se mouvoir d'avant en arrire, on verrapourquoi. Dans cette partie est fix un dard taill dans la partie corne d'une plume de corbeau (parfoisaussi d'autruche ou d'aigle). A ct du dard est fix un petit morceau de feutre. Quand on appuie sur latouche, le sautereau bondit, dpasse la corde, le dard pince la corde au passage, puis l'appareil retombe saplace par son propre poids (augment parfois l'aide d'un petit morceau de plomb) et l'touffoir de feutrearrte la vibration de la corde. Il fallait viter, dans la descente du sautereau, que le dard s'arrtt sur lacorde et que l'appareil restt en suspens. C'est dans ce but que la partie suprieure est rendue mobile. Ledard tant taill en biseau, glisse sur la corde et la languette se recourbe en arrire. La corde une foisdpasse, un ressort compos d 'une seule soie de porc ou de sanglier, renvoie la languette sa place11. Unetringle de bois, dite "chapiteau" ou "barre", fixe au-dessus de la range des sautereaux, les empche desauter hors des ouvertures respectives de la table en cas d'attaque trop forte de la touche12.Ce mcanisme et cette action, longs dcrire, sont en ralit fort simples, mais non moins fragiles et

    dlicats. On imagine aussi les irrgularits de jeu pouvant rsulter de l'ingalit dans la taille, lpaisseur, ladistance par rapport aux cordes, des dards, que l'on trempait dans l'huile d'olive pour les durcir. Aussi lesartistes consciencieux "empennaient"-ils eux-mmes leurs sautereaux (Jean-Sbastien Bach taitparticulirement habile dans cette opration, qui ne lui prenait jamais plus d'un quart d'heure).

    10 Dans son Gabinetto armonico (Rome 1773), le P. Bonanni siFnale une allusion au clavecin dans le Psaume CL (!). Dansl'Encyclopdie (1791), article Clavecin, Hullmandel crit encore: "Il existait Rome, il y a trente ans un clavecin (...) qui yavait, dit-on, t transport de la Grce au temps de Jules Csar". Mais il ajoute gravement: "La vrit de pareilles traditions esttrop difficile constater pour qu'on doive s'y arrter".11 D'o ce rbus allemand: "Un sanglier mon apprend parler d un corbeau mort"12 Sur certaines de ces planchettes, on relve cette inscription: Ut frenum equi, "comme le frein un cheval".

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    Ds le dbut du XVII sicle, le "cordage" se rpartit entre l'acier pour l'aigu et la rgion moyenne, lecuivre pour le grave; le P. Mersenne admet aussi l'argent, l'or et mme la soie13. Comme dans le clavicorde,les cordes sont attaches d'une part aux pointes d'attache, de lautre aux chevilles. Mais leur longueur estdevenue dcroissante suivant l'acuit de la note et leur partie vibrante n'est plus limite par des enroulementsd'toffe, mais par des pointes d'acier enfonces dans un chevalet coll sur la table et doubl l'intrieur parun contre-chevalet dit "boudin". La table elle-mme est paisse de trois ou quatre millimtres seulement etperce d'une oue circulaire recouverte d'une "rose" en carton, en bois, en ivoire ou en plomb dor. Leclavier se fit d'abord en bois, puis en ivoire, enfin en os, matire moins sujette jaunir. La caisse et la table,en Italie, sont gnralement en cyprs; en Flandre, en sapin.Au dbut, linstrument est mont d'une seule corde par note et son tendue ne dpasse pas quatre octaves.

    La caisse, dpose sur une table, est tantt rectangulaire, avec les cordes disposes longitudinalement parrapport au clavier (comme au clavicorde), tantt polygonale et asymtrique, avec les cordesperpendiculaires au clavier; ds lors, la caisse suivant la longueur dgressive des cordes, on aboutit cetteforme d'aile (d'o l'allemand Kielflgel, littralement "aile plumes") devenue classique, conserve dans lepiano et dont le plus ancien spcimen actuellement connu est un instrument dat de 1521 (au MuseVictoria and Albert), d Geronimo de Bologne (Hieronymus Bononiensis). L'instrument, grandissant,devint un meuble indpendant, pos sur pieds. A linstrument ordinaire s'en adjoignit un autre, de petitformat, dpourvu du registre grave et accord l'octave du premier.L'onomalogie du nouveau venu est aussi obscure qu'embrouille, les termes "pinette" (notamment chezRabelais), "virginale" et "clavecin" se confondant constamment dans la pratique et (comme ceux de "Iyre","luth", etc.) s'tendant parfois des organes tout diffrents14. En gnral, l'pinette est de formatrectangulaire (les pinettes queue tant dites " l'italienne") et ne possde qu'un seul rang de cordes,accordes l 'octave, la quinte ou la quarte du clavecin. Ce dernier (sur lequel nous reviendrons) estgnralement queue, compte plusieurs rangs de cordes et deux claviers (on en fit mme trois claviers,mais exceptionnellement). Le nom de clavecin ou "clavessin" (all. Clavecymbel ou Kielflgel, flam.claversingel, angl. harpsichord, ce dernier inspir de la forme sinueuse, analogue celle d'une console deharpe, donne au chevalet coll sur la table) est une traduction libre de l 'italien cembalo (tympanon;notamment chez Boccace), lui-mme contraction de clavicembalo ou gravicembalo. Le mot "pinette" (ital.spinetta, all. Spinet) peut se ramener l'organe pinant la corde comme une pine. Banchieri (matre de 13 L'usage des cordes de soie est habituel en Extrme-Orient o, dans les grands instruments classiques (Kin chinois, Kotojaponais), il produit des rsultats excellents et mme surprenants, les instruments en question grce sans doute uneprparation industrielle qui nous chappe, ne se dsaccordant jamais.14 Le nom d' "pinette des Vosges" a t donn (en dehors de toute logique) un instrument de musique populaire consistant enune caisse plate, en rectangle allong, garnie de cordes pinces par les doigts (aussi "bche"; en Flandre, "noordsche balk"),surtout pratiqu jadis en Scandinavie sous les noms de langlijk, langspel, etc., tous types du Kin et du Koto, dans desdimensions moindres.

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    l'cole vnitienne, 1565-1634) lui donne comme origine le nom de Spinetus, de Venise, au dbut du XVIsicle, inventeur prsum de l'instrument, mais ce n'est qu'une hypothse. Le petit instrument octave dontnous avons parl fut dsign sous les noms de "petite pinette", ottavino, spinettina, spinetta da serenata,0ktav-Spinett. En Angleterre, l'instrument reut le nom de virginal, dont l'origine reste discute. On leramena la reine Elisabeth, claveciniste fervente, mais il tait dj en usage ds le dbut du XVI sicle. Onle rattacha aussi l'ide de jeunes filles, dont il aurait t l'instrument favori, et mme au signe neumatiquede la virga voquant (combien vaguement) la forme du sautereau, enfin, la tessiture aigu des petitsinstruments, par analogie au jeu aigu de l'orgue, dit en Allemagne Jungfernregal (rgale des jeunes filles).D'aprs M. Van den Borren, le nom de virginal servit en Angleterre dsigner, du XV au XVII sicle,toute espce de clavier cordes pinces; ce n'est qu' partir du XVII sicle qu'il se limita aux petitsinstruments seulement et, ds lors, "pinette" et "virginale" devinrent synonymes15.

    Toujours est-il que le nom de "virginal" traversa la Manche et passa dans les autres langues; Virdung(Musica Getutscht (c'est--dire verdeutscht) und ausgezogen) lemploie ds 1511. Mais le mot y dsignegnralement l'instrument quadrangulaire, tandis qu'en Angleterre il s'appliquait tous les formats. D'autrepart, l'pinette se construisant aussi queue, reut souvent, par extension, le nom de "clavecin",thoriquement rserv l'instrument double clavier. Rappelons enfin qu'en Angleterre, non seulement lesvirtuoses, mais les compositeurs pour l'instrument sont dsigns les uns et les autres sous le nom de"virginalistes".

    Ds le XVI sicle, on s'tait efforc d'enrichir l'pinette par la multiplication des cordes (et, parconsquent, des rangs de sautereaux). Tandis que les Italiens gminaient deux cordes l'unisson, les

    15 Dans son excellente petite Histoire anecdotique du piano, S. Blondel semble confondre la virginale avec le clavicorde.

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    facteurs anversois ces deux cordes en adjoignaient une troisime accorde l'octave. L'tendue, elle,n'augmenta que graduellement, en corrlation avec l'tendue restreinte de toute l'ancienne littrature declavier. Les anciennes virginales, les claviers des Ruckers ne comptaient encore que quatre ou quatre etdemie octaves.

    On s'tait occup aussi, de bonne heure, d'enrichir l'instrument par la diversit des timbres, comme dansl'orgue, commencer par celle rsultant du point d'branlement de la corde. Ce dtail, en effet, n'est pasindiffrent (les Ruckers fixaient gnralement le point d'branlement la moiti de la longueur de lacorde)16. Attaque dans le voisinage immdiat du chevalet, la corde dgage un timbre mordant, maisaigrelet; touche l'autre extrmit, vers les pointes d'attache, elle rend une sonorit plus onctueuse et plusronde. Tenant compte de ces particularits, les facteurs italiens utilisrent frquemment le principe dudouble chevalet, L'un dans la forme recourbe d'une console de harpe, droite, l'autre gauche. Le timbrediffre suivant l'emplacement des sautereaux dans le voisinage de l'un ou l'autre chevalet. Les Ruckersd'Anvers s'inspirrent parfois de cette ide du double chevalet, avec les sautereaux rapprochs du chevaletgauche.

    Une varit de timbres plus marque devait rsulter des modalits des sautereaux eux-mmes. Nousavons vu que ceux-ci taient garnis de fragments de plume de corbeau. La fragilit de cette matire en avaitfait essayer d'autres, baleine, caille, sabot de cheval, cuivre (par Wiklef 1740), mais il avait toujours falluen revenir la plume. Ces essais n'avaient en vue que la solidit de l'organe. Autres furent ceux quipoursuivaient des variations du timbre. Le "jeu de luth" employait des sautereaux coiffs de petits morceauxde drap attnuant la sonorit claire des cordes de mtal, ou faisait descendre sur les cordes une baguettemunie d'une bande de drap, leur donnant la sonorit sche des cordes de boyau; le "jeu de basson" employaitune bande de parchemin ou de soie dterminant une sonorit grsillante (nous retrouverons tous ces effetsdans le piano carr). On atteignit ainsi, finalement, jusqu' cinq rangs de sautereaux.

    La diversit des jeux avait entran, ds le XVI sicle, le ddoublement du clavier, marque principale duclavecin par rapport l'pinette. L'adoption d'un deuxime clavier, dispos au-dessus et en arrire du clavierprincipal, eut sans doute pour point de dpart l'habitude de poser une pinette octave au-dessus d'une autreau diapason habituel. (Praetorius observe qu'on peut mettre une pinette ottavina sur une grande pinette,"comme on peut mettre des tourelles sur des tours"); un clavecin de 1610, par Hans Ruckers, au Muse duConservatoire de Bruxelles (n 275), montre deux caisses superposes de la sorte, celle du dessus de moitiplus courte, le clavier suprieur exactement au-dessus de l'autre, mais les deux accoupls sur le clavierinfrieur.

    16 L'explication acoustique du phnomne est la suivante. Le mouvement vibratoire d'une corde (ou d'une colonne d'air enfermedans un tuyau) correspond un "ventre" de vibration limit, de part et d'autre, par deux "noeuds" de vibration, o le mouvementet, par consquent, la sonorit sont nuls. Le point d'branlement d'une corde correspond un maximum de mouvement de cettecorde, c'est--dire un "ventre" de vibration. Les sons harmoniques d'une corde naissent aux endroits o se forment des noeuds.En attaquant la corde en cet endroit, on limine donc l'harmonique qui s'y serait form. Cette particularit est mise profit, dansla facture du piano, pour le choix du point d'branlement de la corde par le marteau.

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    La mise en action ou l'limination des jeux s'opre, ds ]e XVI sicle galement, l'aide de registres,qui ne furent longtemps que le prolongement, l'extrieur et droite de la caisse, des barres contenant lesranges de sautereaux, barres qu'il suffisait de tirer ou de repousser et dont le jeu n'tait que de un ou deuxcentimtres. Dans une priode plus rcente, les registres furent plus commodment adapts la planchetteau-dessous du clavier (comme ceux de l'orgue), ou sur la table. Dans les clavecins modernes, ils sontremplacs par des pdales. Un clavecin queue ayant appartenu Jean-Sbastien Bach, et dont le Muse de Berlin est l'heureuxpossesseur (n 316), offre l'exemple d'une sobrit et d'un bon got tout particuliers. Malheureusement, nonsign ni dat, construit en bois de sapin, sans autre ornement que des incrustations dans la planchette au-dessus du clavier, il possde une tendue de cinq octaves partir du fa de 16 pieds17, deux claviers, pouvant

    17 Parmi ses nombreuses obscurits et dficiences, le langage musical franais manque de toute prcision quand il s'agit dedsigner l'octave laquelle appartient une note. La distinction par "pieds" (dsignant la longueur du tuyau ncessaire pourproduire une note) n'est familire qu'aux facteurs d'orgue et aux organistes, le systme par lettres aux facteurs de pianoseulement. Pour les non-initis on en est rduit noter sur lignes lintonation vise, ou se servir de priphrase compliquescomme "le la du milieu de la cl de sol", etc. Les allemands utilisent ici une dsignation par lettres, trs pratique, qui estfamilire tous. Nous croyons tre utile au lecteur en dressant ici un tableau montrant la concordance des notes avec leurdsignation par pieds ou par lettres. Pour l'intelligence de ce tableau, il est bon de rappeler que l'tendue gnrale des sons est

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    tre accoupls en repoussant le clavier suprieur, touches blanches et noires renverses, cinq registreslatraux, dont deux (notes de seize et huit pieds) agissant sur le clavier infrieur, les deux autres (huit etquatre pieds) sur le clavier suprieur, plus le "jeu de luth" abaissant sur les cordes de petits morceaux defeutre.

    Au XVIII sicle, l'tendue, devenue insuffisante, des anciens instruments donna lieu de nombreusestransformations. "Les clavecins flamands sont si petits que les pices ou sonates que l'on fait aujourd'hui nepeuvent y tre excutes". (Encyclopdie, 1785). Les caisses furent allonges, les claviers tendus. Cetteopration s'appelait mettre ravalement @. Les instruments atteignant ainsi cinq octaves, avec 183 cordeset 61 touches, taient dits " grand ravalement". On imagine ce qui devait rester de l'instrument primitif.

    Un clavecin deux claviers de Hans Ruckers (Muse du Conservatoire de Bruxelles, n 2510), non dat,mais srement non postrieur au premier quart du XVII sicle, offre un exemple caractristique de cesremaniements. Sa longueur est de 2m88, mais il est facile de voir qu'il tait originairement plus court, lesurplus ayant t ajout pour doter l'instrument d'une octave de plus dans le grave, un seize pieds. Enajoutant celui-ci aux ressources primitives de linstrument, on avait obtenu une srie d'effets d'une extrmevarit. L'tendue totale est de quatre octaves (la premire "courte") et une sixte, rparties sur quatre rangsde cordes. L'instrument possde quatre registres, dont trois actionnent respectivement le rang de seize pieds(ajout) et ceux de huit et de quatre pieds, le quatrime produisant le jeu de luth sur le rang de huit pieds. Cedernier est command par le clavier suprieur, par deux rangs de sautereaux, le clavier infrieur agissant,par trois sautereaux, sur les trois autres rangs, lesquels sont combinables volont.L'pinette, aprs avoir donn naissance au clavecin, ne fut cependant pas abandonne. Par opposition auclavecin a queue, dispendieux et encombrant, elle continua, ct du clavicorde, jouer le rle d'instrumentdomestique.

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    evenant sur la garniture des sautereaux et les diffrents jeux, nous avons voulu rserver, ici, uneplace spciale 'invention retentissante du facteur wallon Pascal Taskin18, clavecin "buffle". N Theux19 en 1723, Taskin migra de bonne heure Paris, o il entra dans l'atelier du facteur

    Franois-Etienne Blanchet, dont il devait pouser la veuve et auquel il devait succder. En 1768 (l'annemme o Erard arrivait Paris), il cra son clavecin "buffle" et, ds lors, sa rputation s'tenditrapidement. Il fut, en 1775-1776, le dernier jur-comptable de l'antique corporation des "faiseurs"d'instruments (on ne disait pas encore "facteurs"), supprime en cette dernire anne; en 1791, il estaccordeur dans l'Ecole royale de chant, berceau du Conservatoire, et, de 1781 1790, garde desinstruments du Roi. Celui-ci lui offrit en outre le titre de facteur des instruments de la Cour, mais Taskinrefusa, faute de temps, et fit nommer sa place son neveu Pascal-Joseph (1750-1829). En 1788, ilprsentait l'Acadmie le nouveau piano, dont il sera question plus loin, et, deux ans aprs, il construisait rpartie en une srie d'octaves de ut si, et que toutes les notes comprises entre ces deux sont dsignes par le mme nombre depieds et la mme lettre. On dira par exemple, "l'ut, le r, le mi, etc., de huit pieds":

    18 Nous avons consacr une tude dtaille cet artisan dans les Recueils trimestriels de la S. I. M., t. XII, cah. 2, 1910-1911.19 Et non Lige, comme disent Ftis (Biogr. univers.) Pontcoulant (Organographie), Marmontel (histoire du Piano), Pavard(Ligeois clbres), Gallay (un inventaire sous la Terreur).

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    une harpe-psaltrion dite "Armandine". Il mourut en 179520.Dans les sautereaux du clavecin buffle21, la plume est remplace par du cuir, d'o une sonorit plus

    douce, une "caresse", comme dit Mme Landowska (Musique ancienne), par opposition au timbre plus net,plus incisif, mais plus sec de la plume. Remarquons, toutefois, que ce timbre nouveau ne rpondait plus lasonorit classique de l'instrument et, dans lensemble orchestral, lui enlevait quelque peu de sa force22.

    A ct du jeu de buffle Taskin conserva d'ailleurs la plume, reprsente par deux registres empenns,commands par deux baguettes de fer qui, traversant le sommier, s'arrtaient la hauteur des genoux del'excutant, tandis que le jeu de buffle tait fixe. Il imagina ensuite de doter le clavecin des facults denuancement, ardemment dsires ce moment, comme nous le verrons. Dans ce but, il remplaa lesgenouillres par des tirants manuvrs par les pieds et permettant un dplacement progressif des diffrentsjeux.

    Disons tout de suite qu'en dpit de l'admiration peut-tre factice qu'elles suscitrent (lart de la rclamene parat pas avoir t tranger au facteur wallon), les genouillres et les pdales de Taskin ne paraissentpas avoir obtenu un succs particulier. Rien d'tonnant. Au point de vue du nuancement, ce systme nepouvait donner que des rsultats mdiocres. Le principe mme du clavecin en tait la cause; Un jeufonctionne ou ne fonctionne pas; un fonctionnement intermdiaire ne peut s'imaginer que comme uneffleurement qui risque de demeurer muet.

    Mais le succs du buffle lui-mme fut immense. Taskin, "unique hritier du gnie des Ruckers" (Grtry),bnficia d'une de ces clbrits instantanes comme Paris seul sait en crer23. Dans tous les clavecins, lebuffle remplaa la plume. A ce moment, les claviers des Ruckers et de Couchet faisaient fureur, mais ils'agissait de les mettre " ravalement" et surtout, de les monter "en buffle". Taskin (devenu "matrePaschal") tait tout dsign pour ces transformations et c'est ainsi que, par une amre ironie, il n'eut gure letemps de construire lui-mme24. Dans les Affiches, annonces, avis. divers de 1752 1790, M. deBriqueville (Les Ventes d'instruments) trouve quarante-neuf fois le nom de Ruckers, pas une seule fois celui 20 Mendol et Reissman (Musikal. Conversationslex.), Viotta (Lex. der Tonkunst), Weber (Bibliogr. vervitoise), Chouquet(Catal. du Muse du Conserv. de Paris) disent erronment 1793.Le deuxime fils de Pascal-Joseph Henri-Joseph (1779-1852), page musical de Louis XVI, lve de sa tante Mme Couperin,composa de nombreux ouvrages, dont trois opras. L'minent baryton Alexandre Taskin (1853-1897) tait un neveu de Henri-Joseph.21 Le nom de buffle est donn cette poque au buf d'Italie. Mais le mot s'appliquait, par extension, toute espce de cuirprpar de la mme faon, pass notamment l'huile pour accrotre sa force de rsistance. Sur cette prparation, voirl'Encyclopdie au mot Chamois.22 Ce second inconvnient du cuir a t mis en lumire par M. Beckmann l'assemble de la Neue Bachgesellschaft en 1907, propos de l'ibacorde qui utilise galement le cuir (Bach-Jahrbuch, 1907).23 Il faut lire, ce sujet, la trs longue Lettre sur le Clavecin en peau de buffle invent par M. Pascal Taskin, adresse en 1773au Journal de musique pur l'abb Trouflant, chanoine de Nevers, "trs grand musicien, organiste de son glise, un des plushabiles thoriciens de ce sicle", affirme Laborde, qui reproduit la pice dans ses Essais. Elle fut reproduite galement dansl'Encyclopdie, enfin, dans une brochure spciale. Ci-dessous quelques lignes seulement de ce travail, exemple caractristiquede la chaleur et de l'enthousiasme que les hommes d'glise (tels l'abb Arnaut avec Gluck, le P. Kirscher avec Carissimi) mirenttoujours prner les artistes dont ils se faisaient les champions: "... Jamais on ne toucha au but qu'on aurait d se proposer, degraduer les sons comme la nature et le got l'inspirent une oreille dlicate et une me sensible. (...) Il tait rserv M.PascaI Taskin de triompher des obstacles qui avaient pu arrter ses prdcesseurs. Livr de frquentes mditations, cet artiste,aussi ingnieux que modeste, se dtermina faire l'essai de toutes sortes de corps pour en tirer des sons agrables...". (Suitl'analysa dtaille du nouveau mcanisme). "Quelle prodigieuse varit dans un instrument auparavant si ingrat! La magie dessons qu'il fait entendre aujourd'hui captive l'attention de l'auditeur, intresse son cur, l'enchante, le ravit (...). Le plaisir quevous prouverez en entendant ce clavecin enchanteur vous en fera bientt prouver un autre, non moins dlicieux pour les mesbien nes, celui de la reconnaissance."24 Un clavecin de Taskin, dat 1770, se trouvait aux Menus; Mme du Barry en avait un Versailles pay par elle 3.000 livres(3.000 fr. or) le facteur en livra un, dat de 1774 au fermier gnral de Laborde, un autre Mme d'Hibbert; enfin, Chiquelier,son prdcesseur comme garde des instruments royaux, lui confia la construction de l'appareil compliqu dont il sera questionplus loin.

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    de Taskin. Aussi les ouvrages de cet artiste parvenus jusqu' nous sont-ils des plus rares. Le pianisteJacques Herz possdait un clavecin deux claviers de Taskin qui, la mort de l'artiste (1880), aurait pris lechemin de l'Amrique. Le baryton Taskin en avait deux, dont l'un passa ensuite entre les mains du pianisteDimer. La collection instrumentale Belle Skinner, Baltimore (Massach.), compte (n 17) une joliepinette de Taskin, date de 1778, qui aurait figur dans le boudoir de Marie-Antoinette au Trianon. Le seulmuse publie actuellement en possession d'un clavecin de Taskin serait le South Kensington (n 1121); ils'agit d'un clavier mont en plumes, non en buffle. Aucun instrument du facteur belge ne se trouve dans sonpays, en Belgique.

    Le succs du buffle passa la frontire et retentit jusqu' nos jours. En Allemagne, le clbre abb Vogler(constructeur d 'un "orgue simplifi" particulirement ingnieux et le premier matre de Weber et deMeyerbeer) lui trouve dans la basse une "splendeur inconnue", un "timbre de contrebasse". J. K. Osterlein, Berlin, appliqua le "buffle" partir de 1773. Dans le piano carr, une pdale spciale lui sera consacre;Erard l'employa dans son "clavier mcanique" (1776). Le jeu de buffle se retrouve dans les clavecinsmodernes; on a vu que l'ibacorde de Ibach (Barmen) est mont de cuir.

    Une question trs importante se pose ici et dont, nous l'avouons, la solution nous chappe: jusqu' quelpoint l'invention fameuse de Taskin lui appartient-elle en propre? Les genouillres, les pdales elles-mmesn 'taient pas une nouveaut. A Londres, en 1676, un nomm John Hayward avait construit un pedal-harpsichord dont on pouvait graduer les sons et modifier les timbres au moyen de quatre pdales25;Kirkman utilisa les pdales au moins partir de 1761. En France mme, l'Acadmie des Sciences dcernaun certificat logieux un facteur de Grenoble, nomm Berger, pour une mcanique "qui fait rendre l'pinette le crescendo: le genou ou le pied presse un levier; alors on a des sons plus ou moins forts" (lesdtails sont malheureusement perdus). - Mais le buffle lui-mme ?

    Taskin (que l'on dit avoir t conseill, ici, par Balbastre, organiste de la Cour) aurait eu un prcurseur,dix ans auparavant, dans la personne du facteur Robert Richard (un mule de Vaucanson commemcanicien); un matre de vielle, de Laine, revendiqua comme sienne, dans l'Avant-coureur de 1771,linvention du facteur wallon. L'lment le plus troublant nous parait tre, ici, un passage de l'Encyclopdiede 1785 mentionnant des clavecins o, "au lieu de plumes, le sautereau tait arm d'un morceau de cuir, unpeu prs de la mme manire que le pratiquent aujourd'hui M. de Laine, matre de vielle, et M. Paschal".Reconnaissons aussi qu'un grand nombre d'instruments d'poque antrieure (notamment les clavecinsflamands) sont monts en buffle. Partant de l, nombre d'auteurs ont conclu l'antriorit du procd26.En ce qui nous concerne nous n'en sommes pas aussi srs; et cela pour divers motifs. Constatons d'abordque chez les auteurs anciens les plus autoriss (Virdung, Praetorius, Mersenne, Kircher), comme dans lesrglements de la gilde anversoise de Saint-Luc pour la confection d'preuve d'un clavecin, il n'est jamaisquestion que de plume (Kiel, penna, pen), non de cuir; du temps mme de Taskin, l'Encyclopdie (Art dufaiseur d'instruments) parle uniquement de plumes de corbeau, le buffle faisant l'objet d'un chapitre spcialsous ce titre significatif: Clavecins en peau de buffle, invents par M. Paschal. Le cuir, dont nous avonsnous-mmes constat la prsence dans de nombreux instruments de lpoque antrieure, serait le fait,d'aprs nous, de ces remaniements dont il a t question (opration infiniment plus simple que celle de lamise "ravalement"). Enfin, si Taskin n'avait fait qu'appliquer un procd courant, comment expliquer lasensation relle cause par l'apparition du clavecin "buffle" ?

    ***

    25 Cet instrument fit l'objet, dans le Music monument de la mme anne, d'une analyse dtaille, reproduite par M. A.Schaeffner dans son article prcit.26 Notamment de Wit (Zeitschr. fr Instrumentenbau), Hipkins (Dictionn. de Grove article Sautereau, qui va jusqu' prtendreque le cuir aurait prcd la plume), Engel (Descript. Catal. of the music instrum. in the South Kensington Museum),Brinsmead (Hist. of the Piano), Kinsky (Musikhist. Museum von Wilh. Heyer in Cln, Katal.).

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    urant sa carrire sculaire, le clavecin n'avait cess de se perfectionner et, dans la seconde moitidu XVIII sicle (au moment o l'instrument allait disparatre), sa fabrication avait atteint unraffinement considrable. Il n'est que de lire les nombreuses colonnes, de considrer les nombreuses

    planches que l'Art du faiseur d'instruments consacra la fabrication de ses diverses parties, depuis leschevilles jusqu' la caisse, pour se rendre compte de l'importance et de la spcialisation de cette brancheindustrielle, faisant prsager celles relatives au piano. Jusqu'aux grosseurs des cordes sont prvues,reprsentant, pour cinquante-neuf cordes, quatorze numros diffrents, celles de cuivre servant pour deux,trois ou quatre cordes, celles d'acier, pour cinq neuf. On se sert d'un pupitre amovible, pareil celui dupiano queue, avec bougeoirs latraux. Les grands clavecins fabriqus Londres la lin du XVIII sicle,avec leur aspect massif et svre, sans peinture ou ornement, offrent dj, s'y mprendre, l'aspect dupiano.

    Une varit caractristique du clavecin est le clavicitherium (ital. cembalo verticale, allem. aufrechtesClavecymbel), ou clavecin vertical, anctre de nos pianos droits, dj mentionn au dbut du XVI sicle etdont les cordes taient parfois de boyau. Mais cet instrument semble avoir t peu construit (il parat avoir

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    t peu prs ignor en France), sans doute pour le mme motif que celui qui entrava, ses dbuts, laconstruction du piano droit, c'est--dire la difficult de construction rsultant de la verticalit de lamcanique (le sautereau, plac ici horizontalement, ne pouvant retomber en arrire de son propre poids,devait tre repouss par un ressort), enfin, sa faiblesse sonore.

    L'aspect extrieur du clavecin mrite qu'on s'y arrte. Les instruments anciens n'taient pas standardisscomme de nos jours, le facteur travaillant d'aprs le got et la libralit du client. Aussi ne connaissons-nous pas deux claviers identiques. Plus encore que le clavicorde, pinette et clavecin taient gnralementdes instruments de luxe, orns de dorures, sculptures, incrustations, marqueterie, applications d'caille, denacre, d'ivoire, etc.; une pinette de Annibale Rosso, de Milan, en 1577 (actuellement au SouthKensington), est orne de quelque deux mille pierres prcieuses de tout genre. Mais l'ornementation la plushabituelle est la peinture (principalement dans le fond du couvercle), o s'exercrent des pinceaux illustres;Brueghel, Rubens, Van Dyck, Teniers, Salvator Rosa, Boucher travaillrent la dcoration du clavecin27.On comprend par l que les facteurs de clavecins anversois du XVI et du XVII sicle se soient rattachs la gilde de Saint-Luc, qui tait celle des peintres, sculpteurs, ornemanistes, etc. Outre la peinture et lamarqueterie, les instruments anversois utilisent ici certains procds qui les distinguent de tous les autres.Tandis que les facteurs italiens laissent la table vierge de peinture, leurs confrres anversois la jonchent defleurs, fruits, oiseaux, insectes, etc., encadrs de rinceaux bleus. Le nom du facteur ou sa marque figurentsur la barre recouvrant les sautereaux, sur la planchette au-dessus du clavier ou, sous forme demonogramme, dans une rosette dcoupe dans la table. Les virginales anversoises se distinguent encore parleur ornementation en papier imprim, avec des frises dont les dessins caractristiques se retrouvent dansdes tableaux de matres du temps, comme Vermeer de Delft28. L'ornementation se complte de devisespieuses ou philosophiques qui sont parfois d'une grande posie29. Comme dans les cloches, la marque dufacteur prend souvent la forme du nominatif: Andreas Ruckers me fecit Antwerpiae mille sexenti (AndrRuckers me fit Anvers en seize-cents).Le prix des clavecins offre des carts importants, tout particulirement cause de l'ornementation extrieuredes instruments. Malgr la fragilit de leur mcanique, ceux-ci avaient une dure considrable, comme lemontre le creusement des touches, plaques de buis ou d'ivoire.

    La sonorit du clavecin est, on le sait, radicalement diffrente de celle du piano. La facult denuancement, le crescendo et le decrescendo, lui sont refuss; on peut y produire des timbres, des degrs

    27 Ce luxe a d naturellement causer la destruction de maints instruments et, en tout cas, le remplacement partiel de maintscouvercles. Ceux-ci, en effet, se divisent (comme au piano queue) en une partie quadrangulaire recouvrant le clavier et unepartie triangulaire recouvrant la table, chacune recevant une peinture indpendante. La seconde, sauve par son asymtrie,subsiste dans nombre d'instruments, tandis que l'autre, transforme en tableau, est souvent remplace par une copie moderne depeinture ancienne. Van der Straeten va jusqu' affirmer que sur vingt claviers du XVII sicle qu'il eut sous les yeux, dix-huit aumoins avaient t dfigurs de la sorte. D'autre part, le succs des vieux clavecins anversois Paris, la fin du XVIII sicle,n'entrana pas seulement la transformation de leur mcanisme, mais aussi celle de leur dcor et du meuble lui-mme,notamment le remplacement de leurs lourds, solides pieds droits par des soubassements lgers, en pied de biche.28 Dans la Revue belge d'Archologie et d'Histoire (tome II, avril 1932), nous avons consacr une tude ces papiers imprims,dont la technique est parfois un mystre.29 Citons les suivantes: Gloria Dei. - Omnes spiritus laudet Dominum. - Laudate eum in cordis et organo. - Musica donum Dei.- Musica laetitiae comes, medicina dolorum (Musique, compagne de la joie, remde la douleur). - Acta virum probant. -Intonuit nunquam melius quod Tartara flexit, quod Delphin grata pondere vexit opus (L'instrument qui flchit le Tartare, etdont le dauphin porta Ia charge gracieuse jamais ne sonna mieux: allusion au cithariste Arion, jet la mer par ses compagnonset qu'un dauphin recueillit sur son dos). - Concordia res parvae crescunt, discordia maxima dilabuntur (La concorde grandit lespetites choses, la discorde dtruit les grandes). - Musica magnorum est solamen dulce laborum (La musique est la consolationdes grands labeurs). - Io da le piaghe mie la forma ricevo (Je reois la vie des coups que l'on me donne). - Zijt vroolijk in denHeer, Met orgel en met snaeren, En laat me, tot Gods eer, Uw stemmen saemen paeren (Rjouissez-vous dans le Seigneur, Surl'orgue et sur les cordes Et unissez vos voix la mienne Pour chanter la gloire de Dieu). Certaines devises soulignent elles-mmes l'agrment visuel des anciens claviers: Tali strumenti dilettano molto alle erecchi ( . . . ) ancora all' occhio (De telsinstruments rjouissent beaucoup toutes les oreilles et tous les yeux). - Rendo lieti in un tempo gli occhi el core (Je rendsjoyeux, en un moment, les yeux et le cur).

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    dynamiques diffrents, non mnager entre eux les transitions intermdiaires, comme le clavicorde taitsusceptible de le faire30. Par contre, le timbre "argentin" du clavecin (comme on disait dj au XVIII sicle)se recommande par une nettet absente de celui des grands claviers d'aujourd'hui, confus par sa richesseelle-mme; tout au plus peut-on lui reprocher le "ferraillement" lger de la mcanique. Ces qualits detimbre furent portes l'extrme par l'artifice des "jeux" permettant d'isoler nettement l'une de l'autre lesdiverses voix du complexe musical, notamment dans la fugue.

    La technique du clavecin est galement fort diffrente de celles du clavicorde et du piano. Toujours enraison de l'inaptitude expressive de l'instrument, l'attaque "psychologique" de la touche, avec sesnuancements infinis, n'est pas en cause ici; le jeu li de l'orgue et du clavicorde y est inapplicable; l'essentielest une articulation nette et prcise. En passant au piano, les derniers clavecinistes durent y conserver leurshabitudes anciennes; Beethoven, qui entendit encore Mozart, dit Czerny qu'il avait un jeu saccad, sanslegato, un jeu de claveciniste. Cette technique du clavecin volua d'ailleurs elle-mme. Au dbut, lestonalits les plus simples tant seules utilises, les touches noires trouvaient peu d'emploi. Comme lemontrent les tableaux anciens (de Jan Steen, Dirk Hals, etc.), linstrumentiste tenait les doigts plus plat, lepoignet plus bas qu'aujourd'hui; le jeu de la pointe des doigts, la main presque verticale que nous montrentcertaines figures (comme le frontispice du premier recueil des virginalistes anglais et certaines peintures desRenaissants italiens, moins ralistes que les peintres nerlandais) relvent sans doute d'une stylisation. Ledoigt diffrait entirement de celui du piano. On utilisait de prfrence les doigts du milieu, les troisime etquatrime en montant, les troisime et deuxime en descendant. On vitait encore l'emploi du pouce dans lestraits (il y a moins d'un sicle, les professeurs de piano interdisaient encore l'emploi du pouce sur les touchesnoires, pour l'lgance du jeu). Le pouce et le cinquime pouvaient donc rester en retrait du clavier. Dans lecourant du XVIII sicle, toutefois, comme l'impliquaient les difficiles compositions de Bach et de Scarlatti,cette technique avait dj volu, tait devenue plus pratique. L'initiateur de la technique moderne et,notamment, de l'emploi du pouce, fut Philippe-Emmanuel, dans son ouvrage dj cit.Nous avons envisag plus haut l'interprtation sur le clavicorde de certaines uvres de Bach. La mmequestion se pose, avec plus d'ampleur, en ce qui concerne l'excution sur le clavecin ou le piano de toute sonuvre de clavier. Il y a quelques annes, nul ne s'en proccupait, le clavecin tant oubli, autant que leclavicorde le reste encore aujourd'hui. Elle s'impose actuellement avec la remise en honneur des vieuxinstruments, tout particulirement du clavecin, et suscite des controverses sans issue possible, cette questionpouvant tre rsolue dans les deux sens, suivant le point de vue auquel on se place. L'excution authentique,suivant les traditions du temps et l'esprit mme des matres, implique naturellement le clavecin. Lesoppositions tranches des timbres et de la dynamique restent irralisables sur le piano, o leurs limitess'estompent dans le nuancement lui-mme; les accouplements d'octaves obtenus au clavecin par laregistration doivent faire l'objet d'un jeu l'octave incommode et parfois irralisable. Mais la musique, artd'interprtation, a la proprit de s'adapter aux temps qu'elle traverse; nous avons le droit d'intgrer, dansles uvres anciennes, la sensibilit de l'homme d'aujourd'hui; dans un certain sens, nous ne pourrions faireautrement, l'interprte n'ayant pas seulement le droit, mais ne pouvant mme s'abstenir d'amalgamer (parfoismme, malheureusement, de superposer) sa personnalit celle de l'auteur. La Fantaisie chromatique,excute au clavecin par la gniale claveciniste polonaise Wanda Landowska, dans les plus pures traditionsdu temps, ralise une uvre d'art parfaite; voque au piano par un Edwin Fischer, elle devient un pomedramatique mouvant comme une sonate de Beethoven. Il est vain de se demander, comme on le faitquelquefois, ce qu'en penserait Bach. Vivant aujourd'hui, il ne serait plus le cantor de Saint-Thomas, maisun homme sentant comme nous - et, par consquent, il n'aurait pas crit la Fantaisie chromatique. Nonmoins spcieuse et inopportune est l'objection de M. O. Fleischer se demandant ce que dirait un compositeur

    30 Il est de style chez tous les historiens allemands du clavier, de citer en faveur du clavecin et de son expression, une pice devers, de Schiller, Laura am Klavier. Elle nous parat ne rien ajouter la gloire de l'instrument. Il s'agit d'un de ces petits pomesconsacrs par le grand romantique son Elvire, Laura. Il y chante cette dernire et non l'instrument dont elle se sert et qui n'estpas nomm, de manire que ce clavecin pourrait tout aussi bien tre un clavicorde.

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    moderne s'il devait entendre ses rhapsodies ou ses polonaises joues sur le clavecin, - autant dire excutespar un virtuose en perruque et culotte courte: on ne remonte pas le cours des ges, l'volution est sensunique.

    ***

    i complique qu'elle soit, il est indispensable de traiter ici la question de l'accord de l'instrument et deses avatars, puisqu'aussi bien c'est elle qui inspira luvre illustre de Bach que nous venons de citeret qu'elle s'tend au piano moderne, comme toute notre pratique musicale.

    Il est superflu de dire que les sons de hauteur diffrente que le phnomne vibratoire met notredisposition sont infiniment plus nombreux que ceux dont nous faisons usage en musique31. La musiqueproprement dite, par opposition aux bruits de la nature, naquit prcisment de la cristallisation des sons lesplus rapprochs les uns des autres, d'aprs les divers systmes qui se sont succds depuis les primitifsjusqu' nos jours.

    Depuis la Grce antique (celle-ci probablement inspire de l'Egypte, notre musique europenne s'installadans le systme limit de sept sons dans l'octave (gamme heptaphone), les altrations de demi et quart detons (genres "chromatique" et "enharmonique") n'y intervenant que comme des "colorations" (chroma =couleur) accidentelles. Le chant liturgique chrtien, berceau de lart ultrieur, tout en pratiquant les mmesaltrations, les excluait de sa thorie. Aussi les claviers primitifs de l'orgue ne reurent-ils que les septtouches diatoniques. Cependant, les altrations chromatiques se multipliant (particulirement dans lamusique profane), il fallut bien les admettre, en facture comme en thorie, et c'est ainsi qu'entre les touchesdiatoniques s 'intercalrent, comme admises par dessus le march, les chromatiques32. On ne devait pas s'entenir l. La voix humaine (comme l'archet) tant susceptible de produire les moindres nuances d 'intonation,les madrigalistes italiens, ds le milieu du XVI sicle, s'en inspirrent en distinguant dans leurscompositions des nuances telles que r dise et mi bmol, sol dise et la bmol. Les spculations purementacoustiques se combinaient, ici, avec les ides humanistes, avec la proccupation de restituer la thoriemusicale grecque et ses trois genres, diatonique, chromatique, enharmonique (division par quarts de tons).On s'effora d'approprier le clavecin ces subtilits. Un clavecin par quarts de ton fut construit Venise,ds 1546, par l'abb N. Vicentino, et d'autres suivirent (voir ci-dessous). Ce n'taient l que des fantaisiesd'acousticiens ou d'archologues. Mais, mme dans les pinettes et clavecins ordinaires, on voulut faireplace aux quarts de tons par la division transversale des touches noires, mi bmol ou r dise, la bmol ousol dise, en deux parties donnant respectivement chacune de ces quatre notes. En 1782, Goermans (JacquesGermain), facteur de clavecins Paris, construisit encore des claviers de ce genre. Cependant, en gnral,on s'en tint la division en douze sons.

    Mais il s'agissait de fixer la hauteur exacte de ces sons l'un par rapport l'autre, en un mot, de lesaccorder. Un expos complet de cette question nous entranerait dans des dtails mathmatiques quipourraient fatiguer le lecteur. Nous nous bornerons les rsumer33.

    Rappelons tout d'abord qu'un son quelconque n'est jamais isol, mais qu'il est accompagn de toute unesrie de sons moins perceptibles, dits "harmoniques", dont la prsence ou l'absence, la prdominancerelative constituent le "timbre" ou couleur du son. Les harmoniques se suivent dans l'ordre suivant:

    31 Soient, par exemple, le la central du clavier (le la du diapason normal) et son octave. Le premier rsulte d'une "frquence" de870 vibrations simples la seconde. L'octave d'un son comptant une "frquence" double, soit, en l'occurrence, 870 X 2 = 1470,et chaque vibration supplmentaire augmentant l'acuit d'une note, on pourrait dire que l'octave susdite ne comprend pas moinsde 870 sons diffrents.32 La disposition anormale de nos claviers trahit cette postriorit, Toutes les notes tant d'une importance quivalente, iln'existe aucune raison pour que, dans le clavier, les touches produisant cinq de ces notes soient relgues derrire les autres.33 Au lecteur qui voudrait approfondir cette question d'un si vif intrt (o l'on voit l'art solliciter le phnomne naturel pour lemettre son service) nous recommanderons les ouvrages suivants: Elments d'acoustique, de V.C. Mahillon (Bruxelles, 1874);Histoire et influence du temprament, de P. Garnault (Nice, 1929); De la Mathsis musicale, de L. Wallner (Bruxelles, 1891).

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    et ainsi de suite, en intervalles de plus en plus rapprochs. En partant d'un autre son, les intervallesresteraient les mmes. Tels harmoniques peuvent manquer, tels autres tre renforcs; ces diffrencesconditionnent les timbres. Mais l'ordre en lui-mme reste immuable. Les chiffres indiquent aussi lesnombres relatifs des vibrations ariennes productrices des harmoniques. Pendant que le son fondamentalexcute une vibration, loctave (intervalle 1/2) en a deux, la quinte (2/3) trois, la quarte (3/4) quatre, etc.34.

    Prcisons, prsent, que notre systme musical occidental rsulte de l'enchanement de douze quintes,comme de do si dise, ces quintes tant "ramenes", pour la commodit, de sept octaves en une seule.Mais la seconde des deux notes ci-dessus, dernire de la srie, le si dise, doit se confondre avec la premireet c'est ici que gt la difficult.En accordant ces notes par quintes rigoureusement justes, dites quintes "pythagoriciennes" (suivant lesystme formul, cinq cents ans avant notre re, par le physicien et philosophe dont on leur donna le nom),on aboutit une note plus leve d'un comma que la note initiale. On dsigne sous le nom de comma unintervalle minime correspondant un neuvime de ton ou cinquante-sixime partie de l'octave. D'oncessit de diminuer, "temprer" les intervalles en question.

    Il nous faut ici, pour plus de clart, remonter aux origines de l'accord des instruments cordes avecclavier.

    Nous avons vu que les clavicordes primitifs ne possdaient qu'une chelle diatonique d'ut, laquelle nes'taient incorpors d'abord que le si bmol et le fa dise. L'accord s'oprait en attribuant quatre commas audemi-ton diatonique (mi-fa, si-do) et cinq au demi-ton chromatique (fa-fa dise, si bmol-si bcarre). Lechromatisme une fois tendu tout le clavier, on donna au ton entier sa valeur exacte de 9 commas et on ledivisa en deux demi-tons gaux, ayant donc chacun 4 1/2 commas, alors que le demi-ton diatonique natureln'en avait que quatre. Ce systme, dsign sous le nom de "temprament ingal", ne s'appliquaitconvenablement qu'aux tonalits les plus simples et peu altres dans le courant du morceau. D'o ce faitconnu que l'immense majorit des compositions pour clavier des classiques anciens, Couperin, Rameau,etc., ne s'cartent que rarement des dites tonalits, vitent encore les tonalits "outrez". Cependant, on nepouvait en rester l. L'emploi de plus en plus frquent de ces tons "outrez", la chromatisation graduelle de lamusique, le mouvement modulatoire plus vif exigeaient la normalisation de tous les intervalles suivant uncompas unique. Elle s'imposait d'ailleurs pour les instruments tuyau, dont les ouvertures latrales nepouvaient tre multiplies sans inconvnient.C'est ainsi qu'en 1691, Andreas Werckmeister, suivi en 1706 par J. J. Neidhart, puis par d'autres, formulale systme de l'galisation absolue des douze demi-tons, suivant une moyenne (correspondant 4.42commas environ) o do dise se confondait avec r bmol, r dise avec mi bmol, etc. L'accord par quintesabsolument justes tait exclu du coup. On a vu, en effet, que le rapport de cette dernire avec lafondamental est de 1/3, soit de 1.00/1.50. Or, le rapport de la quinte tempre n'est que de1.00000/1.49831. L'cart est assez minime pour le rendre supportable l'oreille, "le plus complaisant desorganes", disait Gevaert35.

    34 Ces rapports se retrouvent dans les longueurs relatives des cordes et des tuyaux. Une corde ou un tuyau reprsentant la moitile tiers, le quart d'un autre fournissent respectivement des intervalles d'octave, de quinte, de quarte avec le premier. Il va sansdire que ce phnomne naturel est indpendant de tout systme musical. Ainsi le son 11 partageant en deux l'intervalle 10/12,est ici trop haut pour un fa naturel trop bas pour un fa dise. Cette fausset est trs apparente dans la trompe de chasse, quiutilise cet harmonique dans ses sonneries, lesquelles lui empruntent leur saveur toute spciale.35 Remarquons toutefois que suivant de nombreux tmoignages, le systme musical des Chinois limit cinq sons, c'est--dire quatre quintes seulement, ne ncessitant pas l'artifice du temprament, l'excution vocale des Clestes, base sur des quintes

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    Les anciens clavecinistes, professionnels et amateurs, accordaient eux-mmes leurs instruments, - ondevine avec quelles approximations (de l les botes, recouvertes d'un couvercle, mnages droite et gauche des claviers et o l'on enfermait la cl d'accord, les cordes de rechange, etc.). L'accordeurprofessionnel n'apparat qu' la fin du XVIII sicle, avec l'emploi gnralis du piano. Nous reviendrons, propos de ce dernier, sur la pratique moderne de l'accord.Le temprament gal fut assez rapidement adopt en Allemagne, son berceau, dans des compositionspostulant le nouveau principe par l'utilisation quivalente de tous les tons, impraticable avec le tempramentingal; et cela, tout d'abord, par Christian Petzold (1677-1733), avec ses Sonates enharmoniques(Enharmonische Sonaten), puis par Jean-Sbastien Bach dans son premier recueil de vingt-quatre prludeset fugues, auquel il ajouta, en 1744, un second recueil, pareil au premier, le tout composant le Clavier bientempr36. Philippe-Emmanuel adopta galement le temprament gal, dont il s'inspira pour modifier ledoigt traditionnel.

    En France an contraire, et malgr l'adoption du nouveau systme par Couperin le Grand, le tempramentgal ne se rpandit que lentement. Rameau (crateur de la science harmonique) y demeura longtempsoppos. Les Encyclopdistes ne l'taient pas moins. L 'adversaire le plus rsolu de l'accord nouveau fut J. B.de Laborde qui, dans son excellent Essai sur la musique (1780), s'lve avec vhmence contre ce qui "n'estau fond qu'un moyen mcanique, une sorte d'industrie, pour remdier au dfaut des instruments sur lesquelson ne veut pas mettre tous les sons, toutes les touches ncessaires". Il est curieux de lire les artificescompliqus imagins successivement par le P. Mersenne, par Rameau et les Encyclopdistes pour obvieraux inconvnients du temprament gal, Framery prconisant l'adaptation, au clavecin, de pdalesanalogues celles de la harpe, qui auraient produit les altrations ncessaires, Laborde, celle d'un systmecompliqu de vingt et une touches par octave, les touches chromatiques divises transversalement en deuxparties donnant respectivement le do dise et le r bmol, le r dise et le mi bmol, etc. (des clavecins de cegenre taient utiliss en Italie, sous le nom de cembali spezzati ou "clavecins briss" )37. Chiquelier,prdcesseur de Pascal Taskin comme garde des instruments du Roi, se serait fait construire, par "M.Paschal", un clavecin ainsi accord, mais o l'accord par vingt-et-un sons aurait t combin avec l'autre.Hullmanel lui-mme, adversaire, avec ses confrres de l'Encyclopdie, du temprament gal, s'effrayait deces