916
Comité scientifique international pour la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique (UNESCO) HISTOIRE GENERALE DE L’AFRIQUE VII. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935 DIRECTEUR DE VOLUME : A. ADU BOAHEN Éditions UNESCO

Histoire Générale de l'Afrique, T7 : L'Afrique sous domination coloniale, 1880-1935

  • Upload
    rachan

  • View
    102

  • Download
    2

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Histoire Générale de l'Afrique, tome VII : L'Afrique sous domination coloniale, 1880-1935Éditions UNESCODirecteur de recherche : Professeur A.A. Boahen (Ghana)Paru en 1987 (938 pages)L'Afrique est partagée et colonisée par les Européens. Après la conquΩte militaire, les richesses des contrées africaines sont exploitées dans un but commercial. L'implantation coloniale eut à faire face à des résistances plus ou moins vives selon les différentes régions, néanmoins un nouveau système économique et social lié à la colonisation se met en place entraεnant des transformations démographiques et politiques sans précédent.

Citation preview

  • Longtemps, mythes et prjugs de toutes sortes ont cach au monde lhistoire relle de lAfrique. Les socits africaines passaient pour des socits qui ne pouvaient avoir dhistoire. Malgr dimportants travaux effectus ds les premires dcennies de ce sicle, par des pionniers comme Lo Frobenius, Maurice Delafosse, Arturo Labriola, bon nombre de spcialistes non africains, attachs certains postulats, soutenaient que ces socits ne pouvaient faire lobjet dune tude scientifique, faute notamment de sources et de documents crits. En fait, on refusait de voir en lAfricain le crateur de cultures originales, qui se sont panouies et perptues, travers les sicles, dans des voies qui leur sont propres et que lhistorien ne peut donc saisir sans renoncer certains prjugs et sans renouveler sa mthode.

    La situation a beaucoup volu depuis la fin de la deuxime guerre mondiale et en particulier depuis que les pays dAfrique, ayant accd lindpendance, participent activement la vie de la communaut internationale et aux changes mutuels qui sont sa raison dtre. De plus en plus dhistoriens se sont efforcs daborder ltude de lAfrique avec plus de rigueur, dobjectivit et douverture desprit, en utilisant certes avec les prcautions dusage les sources africaines elles-mmes.

    Cest dire limportance de lHistoire gnrale de lAfrique, en huit volumes, dont lUNESCO a entrepris la publication.

    Les spcialistes de nombreux pays qui ont travaill cette uvre se sont dabord attachs en jeter les fondements thoriques et mthodologiques. Ils ont eu le souci de remettre en question les simplifications abusives auxquelles avait donn lieu une conception linaire et limitative de lhistoire universelle, et de rtablir la vrit des faits chaque fois que cela tait ncessaire et possible. Ils se sont efforcs de dgager les donnes historiques qui permettent de mieux suivre lvolution des diffrents peuples africains dans leur spcificit socioculturelle. Cette histoire met en lumire la fois lunit historique de lAfrique et les relations de celle-ci avec les autres continents, notamment avec les Amriques et les Carabes. Pendant longtemps, les expressions de la crativit des descendants dAfricains aux Amriques avaient t isoles par certains historiens en un agrgat htroclite dafricanismes ; cette vision, il va sans dire, nest pas celle des auteurs du prsent ouvrage. Ici, la rsistance des esclaves dports en Amrique, le fait du marronnage politique et culturel, la participation constante et massive des descendants dAfricains aux luttes de la premire indpndance amricaine, de mme quaux mouvements nationaux de libration sont justement perus pour ce quils furent : de vigoureuses affirmations didentit qui ont contribu forger le concept universel dHumanit...

    De mme, cet ouvrage fait clairement apparatre les relations de lAfrique avec lAsie du Sud travers locan Indien, ainsi que les apports africains aux autres civilisations, dans le jeu des changes mutuels.

    Cet ouvrage offre aussi le grand avantage, en faisant le point de nos connaissances sur lAfrique et en proposant divers regards sur les cultures africaines, ainsi quune nouvelle vision de lhistoire, de souligner les ombres et les lumires, sans dissimuler les divergences dopinion entre savants.

    HISTOIRE GNRALE DE LAFRIQUE Volume IMthodologie et prhistoire africaine Directeur : J. Ki-Zerbo

    Volume IIAfrique ancienneDirecteur : G. Mokhtar

    Volume IIILAfrique du viie au xie sicleDirecteur : M. El FasiCodirecteur : I. Hrbek

    Volume IVLAfrique du xiie au xvie sicleDirecteur : D. T. Niane

    Volume VLAfrique du xvie au xviiie sicleDirecteur : B. A. Ogot

    Volume VILAfrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880Directeur : J. F. Ade Ajayi

    Volume VIILAfrique sous domination coloniale, 1880-1935Directeur : A. Adu Boahen

    Volume VIIILAfrique depuis 1935Directeur : A. A. MazruiCodirecteur : C. Wondji

    UNESCO

    HISTOIRE GNRALE DE

    LAFRIQUE

    VIILAfrique

    sous domination coloniale,

    1880-1935

    DIRECTEUR DE VOLUmE A. ADU bOAHEN

    Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (UNESCO)

    HISTOIREGENERALE

    DELAFRIQUE

    VII. LAfrique sous domination coloniale, 1880-1935DIRECTEUR DE VOLUmE : A. ADU bOAHEN

    ditions UNESCO

    Couverture : Plaque de cramique, dcoration murale du Palais des Rois dAbomey. muse ethnographique, Porto-Novo, bnin (UNESCO/G. malempr).

    9 789232 017130

    ISBN 978-92-3-201713-0

    e-frogeTexte tap la machineISBN 978-92-3-201713-0

  • HISTOIREGNRALE

    DELAFRIQUE

  • Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (UNESCO)

    HISTOIREGNRALE

    DELAFRIQUE

    VIIlAfrique sous

    domination coloniale, 1880-1935

    Directeur du volumeA. ADU BOAHEN

    ditions UNESCO

  • Publi en 1987 par lOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75732 Paris 07 SP

    Composition : De Schutter (Belgique) Impression : Darantiere (France)

    1re dition, 19871re rimpression, 2000

    ISBN 92-3-201713-X (UNESCO)

    UNESCO 1987, 2000

  • 5

    Table des matires

    Prface ................................................................................................................................................. 9Prsentation du projet .............................................................................................................. 17Chapitre premier

    LAfrique face au dfi colonialAlbert Adu BOAHEN .................................................................................................... 21

    Chapitre 2Partage europen et conqute de lAfrique : aperu gnralGodfrey N. UzOIGwE ................................................................................................. 39

    Chapitre 3Initiatives et rsistances africaines face au partage et la conquteTerence O. RANGER ................................................................................................... 67

    Chapitre 4Initiatives et rsistances africaines en Afrique du Nord-EstHassan Ahmed IBRAHIm ( partir dune contribution de feu)Abbas Ibrahim Ali .......................................................................................................... 87

    Chapitre 5Initiatives et rsistances africaines en Afrique du Nord et au SaharaAbdallah LAROUI ........................................................................................................... 111

    Chapitre 6Initiatives et rsistances africaines en Afrique occidentalede 1880 1914MBaye GUEyE et Albert Adu BOAHEN ............................................................ 137

  • 6

    lafrique sous dominaTion coloniale, 1800-1935

    Chapitre 7Initiatives et rsistances africaines en Afrique orientalede 1880 1914Henry A. MwANzI ........................................................................................................ 171

    Chapitre 8Initiatives et rsistances africaines en Afrique centralede 1880 1914Allen ISAAcmAN et Jan VANSINA ........................................................................... 191

    Chapitre 9Initiatives et rsistances africaines en Afrique mridionaleDavid CHANAIwA ........................................................................................................... 217

    Chapitre 10Madagascar de 1880 1939 : initiatives et ractions africaines la conqute et la domination colonialesManass ESOAvELOmANDROSO ............................................................................. 245

    Chapitre 11Le Libria et lthiopie, 1880 -1914 : la survie de deux tatsafricainsMonday B. AkpAN ( partir des contributions dAbeodu B. Joneset Richard Pankhurst) ................................................................................................... 273

    Chapitre 12La premire guerre mondiale et ses consquencesMichael CROwDER ........................................................................................................ 307

    Chapitre 13La domination europenne : mthodes et institutionsRaymond F. BETTS (rvis par A. I. Asiwaju).................................................. 339

    Chapitre 14Lconomie colonialeWalter RODNEy ............................................................................................................... 361

    Chapitre 15Lconomie coloniale des anciennes zones franaises, belgeset portugaises (1914 -1935)Catherine COQUERy-VIDROvITcH ....................................................................... 381

    Chapitre 16Lconomie coloniale : les anciennes zones britanniquesMartin H. Y. KANIkI ...................................................................................................... 413

    Chapitre 17Lconomie coloniale : lAfrique du NordAhmed KASSAB, Ali A. ABDUSSALAm et Fathi S. ABUSEDRA ................. 455

  • 7

    Table des maTires

    Chapitre 18Les rpercussions sociales de la domination coloniale :aspects dmographiquesJohn Charles CALDwELL ........................................................................................... 495

    Chapitre 19Les rpercussions sociales de la domination coloniale :les nouvelles structures socialesAdiele Eberechukuwu AFIGBO ................................................................................ 527

    Chapitre 20La religion en Afrique pendant lpoque colonialeKofi ASARE OpOkU ........................................................................................................ 549

    Chapitre 21Les arts en Afrique lpoque de la domination colonialeWole SOyINkA .................................................................................................................. 581

    Chapitre 22La politique africaine et le nationalisme africain 1919 -1935B. Olatunji OLORUNTImEHIN ................................................................................. 609

    Chapitre 23La politique et le nationalisme en Afrique du Nord-Est, 1919 -1935Hassan Ahmed IBRAHIm ............................................................................................. 625

    Chapitre 24La politique et le nationalisme au Maghreb et au Sahara, 1919 -1935Jacques BERQUE ............................................................................................................. 649

    Chapitre 25La politique et le nationalisme en Afrique occidentale, 1919 -1935Albert Adu BOAHEN ...................................................................................................... 669

    Chapitre 26La politique et le nationalisme en Afrique orientale, 1919 -1935Elisha Stephen ATIENO-ODHIAmBO ................................................................... 695

    Chapitre 27La politique et le nationalisme en Afrique centrale et mridionale,1919 -1935A. Basil DAvIDSON, Allen F. ISAAcmAN et Ren PLISSIER .................. 721

    Chapitre 28Lthiopie et le Libria, 1914 -1935 :deux tats africains indpendants lre colonialeMonday B. AkpAN ( partir des contributions dA. B. Joneset R. Pankhurst) .............................................................................................................. 761

  • 8

    lafrique sous dominaTion coloniale, 1800-1935

    Chapitre 29LAfrique et le nouveau mondeRichard David RALSTON (avec la contribution du professeurFernando Augusto Alburquerque Mouro pour les sectionsconsacres lAmrique latine et aux Carabes) .............................................. 797

    Chapitre 30Le colonialisme en Afrique : impact et significationAlbert Adu BOAHEN .................................................................................................... 837

    Notice biographique des auteurs du volume VII ............................................................... 865Membres du Comit scientifique international pour la rdaction dune

    Histoire gnrale de lAfrique ............................................................................................ 871Abrviations et liste des priodiques ......................................................................................... 873Bibliographie ....................................................................................................................................... 877Index ........................................................................................................................................................ 917

  • 9

    Prfacepar

    M. Amadou Mahtar MBow Directeur gnral

    de lUNESCO (1974 -1987)

    Longtemps, mythes et prjugs de toutes sortes ont cach au monde lhis-toire relle de lAfrique. Les socits africaines passaient pour des socits qui ne pouvaient avoir dhistoire. Malgr dimportants travaux effectus, ds les premires dcennies de ce sicle, par des pionniers comme Leo Frobenius, Maurice Delafosse, Arturo Labriola, bon nombre de spcialistes non africains, attachs certains postulats soutenaient que ces socits ne pouvaient faire lobjet dune tude scientifique, faute notamment de sources et de documents crits.

    Si LIliade et LOdysse pouvaient tre considres juste titre comme des sources essentielles de lhistoire de la Grce ancienne, on dniait, en revanche, toute valeur la tradition orale africaine, cette mmoire des peu-ples qui fournit la trame de tant dvnements qui ont marqu leur vie. On se limitait en crivant lhistoire dune grande partie de lAfrique des sources extrieures lAfrique, pour donner une vision non de ce que pouvait tre le cheminement des peuples africains, mais de ce que lon pensait quil devait tre. Le Moyen ge europen tant souvent pris comme point de rf-rence, les modes de production, les rapports sociaux comme les institutions politiques ntaient perus que par rfrence au pass de lEurope.

    En fait, on refusait de voir en lAfricain le crateur de cultures origina-les qui se sont panouies et perptues, travers les sicles, dans des voies qui leur sont propres et que lhistorien ne peut donc saisir sans renoncer certains prjugs et sans renouveler sa mthode.

    De mme, le continent africain ntait presque jamais considr comme une entit historique. Laccent tait, au contraire, mis sur tout ce qui pouvait

  • 10

    lafrique sous dominaTion coloniale, 1800-1935

    accrditer lide quune scission aurait exist, de toute ternit, entre une Afrique blanche et une Afrique noire ignorantes lune de lautre. On prsentait souvent le Sahara comme un espace impntrable qui rendait impossible des brassages dethnies et de peuples, des changes de biens, de croyances, de murs et dides, entre les socits constitues de part et dautre du dsert. On traait des frontires tanches entre les civilisations de lgypte ancienne et de la Nubie, et celles des peuples subsahariens.

    Certes, lhistoire de lAfrique nord-saharienne a t davantage lie celle du bassin mditerranen que ne la t lhistoire de lAfrique subsa-harienne, mais il est largement reconnu aujourdhui que les civilisations du continent africain, travers la varit des langues et des cultures, forment, des degrs divers, les versants historiques dun ensemble de peuples et de socits quunissent des liens sculaires.

    Un autre phnomne a beaucoup nui ltude objective du pass afri-cain : je veux parler de lapparition, avec la traite ngrire et la colonisation, de strotypes raciaux gnrateurs de mpris et dincomprhension et si pro-fondment ancrs quils faussrent jusquaux concepts mmes de lhistorio-graphie. partir du moment o on eut recours aux notions de Blancs et de Noirs pour nommer gnriquement les colonisateurs, considrs comme suprieurs, et les coloniss, les Africains eurent lutter contre un double asservissement conomique et psychologique. Reprable la pigmentation de sa peau, devenu une marchandise parmi dautres, vou au travail de force, lAfricain vint symboliser, dans la conscience de ses dominateurs, une essence raciale imaginaire et illusoirement infrieure de ngre. Ce processus de fausse identification ravala lhistoire des peuples africains dans lesprit de beaucoup au rang dune ethno-histoire o lapprciation des ralits histori-ques et culturelles ne pouvait qutre fausse.

    La situation a beaucoup volu depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en particulier depuis que les pays dAfrique, ayant accd lindpendance, participent activement la vie de la communaut interna-tionale et aux changes mutuels qui sont sa raison dtre. De plus en plus dhistoriens se sont efforcs daborder ltude de lAfrique avec plus de rigueur, dobjectivit et douverture desprit, en utilisant certes avec les prcautions dusage les sources africaines elles-mmes. Dans lexercice de leur droit linitiative historique, les, Africains eux-mmes ont ressenti profondment le besoin de rtablir sur des bases solides lhistoricit de leurs socits.

    Cest dire limportance de lHistoire gnrale de lAfrique, en huit volumes, dont lUNESCO commence la publication.

    Les spcialistes de nombreux pays qui ont travaill cette uvre se sont dabord attachs en jeter les fondements thoriques et mthodologiques. Ils ont eu le souci de remettre en question les simplifications abusives aux-quelles avait donn lieu une conception linaire et limitative de lhistoire universelle, et de rtablir la vrit des faits chaque fois que cela tait nces-saire et possible. Ils se sont efforcs de dgager les donnes historiques qui permettent de mieux suivre lvolution des diffrents peuples africains dans leur spcificit socioculturelle.

  • 11

    Prface

    Dans cette tche immense, complexe et ardue, vu la diversit des sources et lparpillement des documents, lUNESCO a procd par ta-pes. La premire phase (1965 -1969) a t celle des travaux de documen-tation et de planification de louvrage. Des activits oprationnelles ont t conduites sur le terrain : campagnes de collecte de la tradition orale, cration de centres rgionaux de documentation pour la tradition orale, collecte de manuscrits indits en arabe et en ajami (langues africaines crites en caractre arabes), inventaire des archives et prparation dun Guide des sources de lhistoire de lAfrique, partir des archives et biblioth-ques des pays dEurope, publi depuis en neuf volumes. Dautre part, des rencontres entre les spcialistes ont t organises o les Africains et des personnes dautres continents ont discut des questions de mthodologie, et ont trac les grandes lignes du projet, aprs un examen attentif des sources disponibles.

    Une deuxime tape, consacre la mise au point et larticulation de lensemble de louvrage, a dur de 1969 1971. Au cours de cette priode, des runions internationales dexperts tenues Paris (1969) et Addis Abeba (1970) eurent examiner et prciser les problmes touchant la rdaction et la publication de louvrage : prsentation en huit volumes, dition princi-pale en anglais, en franais et en arabe, ainsi que des traductions en langues africaines, telles que le kiswahili, le hawsa, le fulfulde (peul), le yoruba ou le lingala. Sont prvues galement des traductions en allemand, russe, portu-gais, espagnol, chinois1, de mme que des ditions abrges accessibles un plus vaste public africain et international.

    La troisime phase a t celle de la rdaction et de la publication. Elle a commenc par la nomination dun Comit scientifique international de trente-neuf membres, comprenant deux tiers dAfricains et un tiers de non-Africains, qui incombe la responsabilit intellectuelle de louvrage.

    Interdisciplinaire, la mthode suivie sest caractrise par la pluralit des approches thoriques, comme des sources. Parmi celles-ci, il faut citer dabord larchologie, qui dtient une grande part des clefs de lhistoire des cultures et des civilisations africaines. Grce elle, on saccorde aujourdhui reconnatre que lAfrique fut selon toute probabilit le berceau de lhu-manit, quon y assista lune des premires rvolutions technologiques de lhistoire celle du nolithique et quavec lgypte sy panouit lune des civilisations anciennes les plus brillantes du monde. Il faut ensuite citer la tradition orale, qui, nagure mconnue, apparat aujourdhui comme une source prcieuse de lhistoire de lAfrique, permettant de suivre le cheminement de ses diffrents peuples dans lespace et dans le temps, de comprendre de lintrieur la vision africaine du monde, de saisir les carac-tres originaux des valeurs qui fondent les cultures et les institutions du continent.

    1. Le volume I est paru en arabe, espagnol, portugais, chinois, italien ; le volume II en arabe, espagnol, portugais, chinois, coren ; le volume IV en espagnol et le volume VII en espagnol et en portugais.

  • 12

    lafrique sous dominaTion coloniale, 1800-1935

    On saura gr au Comit scientifique international charg de cette His-toire gnrale de lAfrique, son rapporteur ainsi quaux directeurs et auteurs des diffrents volumes et chapitres, davoir jet une lumire originale sur le pass de lAfrique, embrasse dans sa totalit, en vitant tout dogmatisme dans ltude de questions essentielles, comme la traite ngrire, cette sai-gne sans fin responsable de lune des dportations les plus cruelles de lhistoire des peuples et qui a vid le continent dune partie de ses forces vives, alors quil jouait un rle dterminant dans lessor conomique et com-mercial de lEurope ; de la colonisation avec toutes ses consquences sur les plans de la dmographie, de lconomie, de la psychologie, de la culture ; des relations entre lAfrique au sud du Sahara et le monde arabe ; du processus de dcolonisation et de construction nationale qui mobilise la raison et la passion de personnes encore en vie et parfois en pleine activit. Toutes ces questions ont t abordes avec un souci dhonntet et de rigueur qui nest pas le moindre mrite du prsent ouvrage. Celui-ci offre aussi en faisant le point de nos connaissances sur lAfrique et en proposant divers regards sur les cultures africaines, ainsi quune nouvelle vision de lhistoire le grand avantage de souligner les ombres et les lumires, sans dissimuler les diver-gences dopinions entre savants.

    En montrant linsuffisance des approches mthodologiques longtemps utilises dans la recherche sur lAfrique, cette nouvelle publication invite au renouvellement et lapprofondissement de la double problmatique de lhistoriographie et de lidentit culturelle quunissent des liens de rcipro-cit. Elle ouvre la voie, comme tout travail historique de valeur, de multi-ples recherches nouvelles.

    Cest ainsi dailleurs que, en troite collaboration avec lUNESCO, le Comit scientifique international a tenu entreprendre des tudes compl-mentaires afin dapprofondir quelques questions qui permettront davoir une vue plus claire de certains aspects du pass de lAfrique. Ces travaux publis dans la collection Histoire gnrale de lAfrique : tudes et documents , viendront utilement complter le prsent ouvrage2. Cet effort sera galement poursuivi par llaboration douvrages portant sur lhistoire nationale ou sous-rgionale.

    Cette Histoire gnrale de lAfrique met la fois en lumire lunit histori-que de lAfrique et les relations de celle-ci avec les autres continents, notam-ment avec les Amriques et les Carabes. Pendant longtemps, les expressions de la crativit des descendants dAfricains aux Amriques avaient t isoles par certains historiens en un agrgat htroclite dafricanismes ; cette

    2. Dix numros de cette srie sont parus ; ils portent respectivement sur : n 1 Le peuplement de lgypte ancienne et le dchiffrement de lcriture mrotique ; n 2 La traite ngrire du XVe au XIXe sicle ; n 3 Relations historiques travers locan Indien ; n 4 Lhistoriographie de lAfrique australe ; n 5 La dcolonisation de lAfrique : Afrique australe et Corne de lAfrique ; n 6 Ethnonymes et toponymes ; n 7 Les relations historiques et socioculturelles entre lAfrique et le monde arabe ; n 8 La mthodologie de lhistoire de lAfrique contemporaine ; n 9 Le processus dducation et lhistoriographie en Afrique ; n 10 LAfrique et la seconde guerre mondiale.

  • 13

    Prface

    vision, il va sans dire, nest pas celle des auteurs du prsent ouvrage. Ici, la rsistance des esclaves dports en Amrique, le fait du marronnage politique et culturel, la participation constante et massive des descendants dAfricains aux luttes de la premire indpendance amricaine, de mme quaux mouvements nationaux de libration, sont justement perus pour ce quils furent : de vigoureuses affirmations didentit qui ont contribu for-ger le concept universel dhumanit. Il est vident aujourdhui que lhritage africain a marqu, plus ou moins selon les lieux, les manires de sentir, de penser, de rver et dagir de certaines nations de lhmisphre occidental. Du sud des tats-Unis jusquau nord du Brsil, en passant par la Carabe ainsi que sur la cte du Pacifique, les apports culturels hrits de lAfrique sont partout visibles ; dans certains cas mme, ils constituent les fondements essentiels de lidentit culturelle de quelques lments les plus importants de la population.

    De mme, cet ouvrage fait clairement apparatre les relations de lAfri-que avec lAsie du Sud travers locan Indien, ainsi que les apports africains aux autres civilisations, dans le jeu des changes mutuels.

    Je suis convaincu que les efforts des peuples dAfrique pour conqurir ou renforcer leur indpendance, assurer leur dveloppement et affermir leurs spcificits culturelles doivent senraciner dans une conscience historique rnove, intensment vcue et assume de gnration en gnration.

    Et ma formation personnelle, lexprience que jai acquise comme ensei-gnant et comme prsident, ds les dbuts de lindpendance, de la premire commission cre en vue de la rforme des programmes denseignement de lhistoire et de la gographie dans certains pays dAfrique de lOuest et du Centre, mont appris combien tait ncessaire, pour lducation de la jeu-nesse et pour linformation du public, un ouvrage dhistoire labor par des savants connaissant du dedans les problmes et les espoirs de lAfrique et capables de considrer le continent dans son ensemble.

    Pour toutes ces raisons, lUNESCO veillera ce que cette Histoire gnrale de lAfrique soit largement diffuse, dans de nombreuses langues, et quelle serve de base llaboration de livres denfants, de manuels scolaires, et dmissions tlvises ou radiodiffuses. Ainsi, jeunes, coliers, tudiants et adultes, dAfrique et dailleurs, pourront avoir une meilleure vision du pass du continent africain, des facteurs qui lexpliquent et une plus juste comprhension de son patrimoine culturel et de sa contribution au progrs gnral de lhumanit. Cet ouvrage devrait donc contribuer favoriser la coopration internationale et renforcer la solidarit des peuples dans leurs aspirations la justice, au progrs et la paix. Du moins est-ce le vu que je forme trs sincrement.

    Il me reste exprimer ma profonde gratitude aux membres du Comit scientifique international, au rapporteur, aux directeurs des diffrents volu-mes, aux auteurs et tous ceux qui ont collabor la ralisation de cette pro-digieuse entreprise. Le travail quils ont effectu, la contribution quils ont apporte montrent bien ce que des hommes, venus dhorizons divers mais anims dune mme bonne volont, dun mme enthousiasme au service

  • 14

    lafrique sous dominaTion coloniale, 1800-1935

    de la vrit de tous les hommes, peuvent faire, dans le cadre international quoffre l UNESCO, pour mener bien un projet dune grande valeur scien-tifique et culturelle. Ma reconnaissance va galement aux organisations et gouvernements qui, par leurs dons gnreux, ont permis lUNESCO de publier cette uvre dans diffrentes langues et de lui assurer le rayonne-ment universel quelle mrite, au service de la communaut internationale tout entire.

  • Chronologie

    Lan 1 de lhgire (date de lmigration de Muammad et de ses partisans de La Mecque Mdine) correspond lan 622 de lre chrtienne. Il ny a pas concidence en nombre de jours entre les dures des annes musulmane et chrtienne, lanne musulmane tant plus courte que lanne chrtienne. Une anne en calendrier hgire est souvent cheval sur deux annes chrtiennes.

    Il existe, du reste, pour faciliter le travail des historiens, des tables de concordance : F. Wiilstenfeld, Wergleichungftabelle der Muhammede-danischen und Christlischen Zeitrechnungen, 1854, revue par Mahler, 1926 et Spuler, 1961. Voir aussi Cattenoz, Table de concordance des res chrtienne et hgirienne, 1954 et W. Haig, Comparative tables of Muhammedan and Christian dates, 1912.

    Les deux dates (hgire et re chrtienne) sont toujours spares par un tiret. Les dates dune mme re sont spares par un tiret. Dans le cas dune date de lhgire utilise seule, il est en gnral prcis de lhgire .

  • 17

    Prsentation du projetpar

    le professeur Bethwell Allan Ogot*prsident du Comit scientifique international

    pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique

    La Confrence gnrale de lUNESCO, sa seizime session, a demand au Directeur gnral dentreprendre la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique. Ce travail considrable a t confi un Comit scientifique inter-national cr par le Conseil excutif en 1970.

    Aux termes des statuts adopts par le Conseil excutif de lUNESCO en 1971, ce Comit se compose de trente-neuf membres (dont deux tiers dAfricains et un tiers de non-Africains) sigeant titre personnel et nomms par le Directeur gnral de lUNESCO pour la dure du mandat du Comit.

    La premire tche du Comit tait de dfinir les principales caractristi-ques de louvrage. Il les a dfinies comme suit sa deuxime session : Tout en visant la plus haute qualit scientifique possible, lHistoire gn-rale de lAfrique ne cherche pas tre exhaustive et est un ouvrage de synthse qui vitera le dogmatisme. maints gards, elle constitue un expos des problmes indiquant ltat actuel des connaissances et les grands courants de la recherche, et nhsite pas signaler, le cas chant, les divergences dopinion. Elle prparera en cela la voie des ouvrages ultrieurs. LAfrique est considre comme un tout. Le but est de montrer les relations historiques entre les diffrentes parties du continent trop souvent subdivis dans les ouvrages publis jusquici. Les liens historiques de lAfrique avec les autres continents reoivent lattention quils mritent, et sont analyss sous langle des

    * Au cours de la sixime session plnire du Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (Brazzaville, aot 1983), il a t procd llection dun nouveau bureau, et le professeur Ogot a t remplac par le professeur Albert Adu Boahen.

  • 18

    lafrique sous dominaTion coloniale, 1800-1935

    changes mutuels et des influences multilatrales, de manire faire appara-tre sous un jour appropri la contribution de lAfrique au dveloppement de lhumanit. LHistoire gnrale de lAfrique est, avant tout, une histoire des ides et des civilisations, des socits et des institutions. Elle se fonde sur une grande diversit de sources, y compris la tradition orale et lexpression artistique. LHistoire gnrale de lAfrique est envisage essentiellement de lintrieur. Ouvrage savant, elle est aussi, dans une large mesure, le reflet fidle de la faon dont les auteurs africains voient leur propre civilisation. Bien qulabo-re dans un cadre international et faisant appel toutes les donnes actuelles de la science, lHistoire sera aussi un lment capital pour la reconnaissance du patrimoine culturel africain et mettra en vidence les facteurs qui contri-buent lunit du continent. Cette volont de voir les choses de lintrieur constitue la nouveaut de louvrage et pourra, en plus de ses qualits scientifiques, lui confrer une grande valeur dactualit. En montrant le vrai visage de lAfrique, lHistoire pourrait, une poque domine par les rivalits conomiques et techniques, proposer une conception particulire des valeurs humaines.

    Le Comit a dcid de prsenter louvrage, portant sur plus de trois mil-lions dannes dhistoire de lAfrique, en huit volumes comprenant chacun environ 800 pages de textes avec des illustrations, des photographies, des cartes et des dessins au trait.

    Pour chaque volume, il est dsign un directeur principal qui est assist, le cas chant, par un ou deux codirecteurs.

    Les directeurs de volume sont choisis lintrieur comme lextrieur du Comit par ce dernier qui les lit la majorit des deux tiers. Ils sont char-gs de llaboration des volumes, conformment aux dcisions et aux plans arrts par le Comit. Ils sont responsables sur le plan scientifique devant le Comit ou, entre deux sessions du Comit, devant le Bureau, du contenu des volumes, de la mise au point dfinitive des textes, des illustrations et, dune manire gnrale, de tous les aspects scientifiques et techniques de lHistoire. Cest le Bureau qui, en dernier ressort, approuve le manuscrit final. Lorsquil lestime prt pour ldition, il le transmet au Directeur gnral de lUNESCO. Le Comit, ou le Bureau entre deux sessions du Comit, reste donc le matre de luvre.

    Chaque volume comprend une trentaine de chapitres. Chaque chapitre est rdig par un auteur principal assist, le cas chant, dun ou de deux collaborateurs.

    Les auteurs sont choisis par le Comit au vu de leur curriculum vit. La prfrence est donne aux auteurs africains, sous rserve quils possdent les titres voulus. Le Comit veille particulirement ce que toutes les rgions du continent ainsi que dautres rgions ayant eu des relations historiques ou culturelles avec lAfrique soient, dans la mesure du possible, quitablement reprsentes parmi les auteurs.

    Aprs leur approbation par le directeur de volume, les textes des diff-rents chapitres sont envoys tous les membres du Comit pour quils en fassent la critique.

  • 19

    PrsenTaTion du ProjeT

    Au surplus, le texte du directeur de volume est soumis lexamen dun comit de lecture, dsign au sein du Comit scientifique international, en fonction des comptences des membres ; ce comit est charg dune analyse approfondie du fond et de la forme des chapitres.

    Le Bureau approuve en dernier ressort les manuscrits. Cette procdure qui peut paratre longue et complexe sest rvle

    ncessaire car elle permet dapporter le maximum de garantie scientifique lHistoire gnrale de lAfrique. En effet, il est arriv que le Bureau rejette des manuscrits ou demande des ramnagements importants ou mme confie la rdaction dun chapitre un nouvel auteur. Parfois, des spcialistes dune priode donne de lhistoire ou dune question donne sont consults pour la mise au point dfinitive dun volume.

    Louvrage sera publi, en premier lieu, en une dition principale, en anglais, en franais et en arabe, et en une dition broche dans les mmes langues.

    Une version abrge en anglais et en franais servira de base pour la tra-duction en langues africaines. Le Comit scientifique international a retenu comme premires langues africaines dans lesquelles louvrage sera traduit : le kiswahili et le hawsa.

    Il est aussi envisag dassurer, dans la mesure du possible, la publication de lHistoire gnrale de lAfrique en plusieurs langues de grande diffusion internationale (entre autres, allemand, chinois, espagnol, italien, japonais, portugais, russe, etc.).

    Il sagit donc, comme on peut le voir, dune entreprise gigantesque qui constitue une immense gageure pour les historiens de lAfrique et la commu-naut scientifique en gnral, ainsi que pour lUNESCO qui lui accorde son patronage. On peut en effet imaginer sans peine la complexit dune tche comme la rdaction dune histoire de lAfrique, qui couvre, dans lespace, tout un continent et, dans le temps, les quatre derniers millions dannes, respecte les normes scientifiques les plus leves et fait appel, comme il se doit, des spcialistes appartenant tout un ventail de pays, de cultures, didologies et de traditions historiques. Cest une entreprise continentale, internationale et interdisciplinaire de grande envergure.

    En conclusion, je tiens souligner limportance de cet ouvrage pour lAfrique et pour le monde entier. lheure o les peuples dAfrique luttent pour sunir et mieux forger ensemble leurs destins respectifs, une bonne connaissance du pass de lAfrique, une prise de conscience des liens qui unissent les Africains entre eux et lAfrique aux autres continents devraient faciliter, dans une grande mesure, la comprhension mutuelle entre les peu-ples de la terre, mais surtout faire connatre un patrimoine culturel qui est le bien de lhumanit tout entire.

    Bethwell Allan OGOT8 aot 1979

    Prsident du Comit scientifique internationalpour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique

  • 21

    Jamais, dans lhistoire de lAfrique, des changements ne se sont succd avec une aussi grande rapidit que pendant la priode qui va de 1880 1935.

    vrai dire, les changements les plus importants, les plus spectaculaires, les plus tragiques aussi, ont eu lieu dans un laps de temps beaucoup plus court qui va de 1890 1910, priode marque par la conqute et loccupation de la quasi-totalit du continent africain par les puissances imprialistes, puis par linstauration du systme colonial. La priode qui suivit 1910 fut caract-rise essentiellement par la consolidation et lexploitation du systme.

    Le dveloppement rapide de ce drame a de quoi surprendre, car, en 1880 encore, seules quelques rgions nettement circonscrites de lAfrique taient sous la domination directe des Europens. Pour lAfrique occidentale, lensemble se limitait aux zones ctires et insulaires du Sngal, la ville de Freetown et ses environs (qui font aujourdhui partie de la Sierra Leone), aux rgions mridionales de la Gold Coast (actuel Ghana), au littoral dAbi-djan en Cte-dIvoire et de Porto Novo au Dahomey (actuel Bnin), lle de Lagos (dans ce qui forme aujourdhui le Nigria). En Afrique du Nord, les Franais navaient colonis, en 1880, que lAlgrie. Dans toute lAfrique orientale, pas un seul pouce de terrain ntait tomb aux mains dune puis-sance europenne, tandis que dans toute lAfrique centrale les Portugais nexeraient leur pouvoir que sur quelques bandes ctires du Mozambique et de lAngola. Ce nest quen Afrique mridionale que la domination tran-gre tait, non seulement fermement implante, mais stait mme consid-rablement tendue lintrieur des terres (voir fig. 1.1).

    En 1880, sur une superficie atteignant environ 80 % de son territoire, lAfrique est gouverne par ses propres rois, reines, chefs de clan et de lignage,

    c h a p i t r e p r e m i e r

    LAfrique Face au Dfi ColonialAlbert Adu Boahen

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    22

    1.1. LAfrique en 1880, la veille du partage et de la conqute.

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    23

    dans des empires, des royaumes, des communauts et des units dimportance et de nature varies.

    Or, dans les trente annes qui suivent, on assiste un bouleversement extraordinaire, pour ne pas dire radical, de cette situation. En 1914, la seule exception de lthiopie et du Libria, lAfrique tout entire est soumise la domination des puissances europennes et divise en colonies de dimensions variables, mais gnralement beaucoup plus tendues que les entits prexis-tantes et ayant souvent peu ou aucun rapport avec elles. Par ailleurs, cette poque, lAfrique nest pas seulement assaillie dans sa souverainet et son indpendance, mais galement dans ses valeurs culturelles. Comme Ferht Abbs le fait remarquer en 1930, propos de la colonisation en Algrie, pour les Franais, la colonisation ne constitue quune entreprise militaire et conomique dfendue ensuite par un rgime administratif appropri ; pour les Algriens, au contraire, cest une vritable rvolution venant bouleverser tout un vieux monde dides et de croyances, un mode dexistence sculaire. Elle place un peuple devant un changement soudain. Et voil toute une population, sans prparation aucune, oblige de sadapter ou de prir. Cette situation conduit ncessairement un dsquilibre moral et matriel dont la strilit nest pas loin de la dchance totale 1.

    Ces observations sur la nature du colonialisme valent non seulement pour la colonisation franaise en Algrie, mais pour toute colonisation europenne en Afrique, les diffrences tant dans le degr, non dans la nature, dans la forme, non dans le fond. Autrement dit, au cours de la priode 1880-1935, lAfrique doit faire face un dfi particulirement menaant : celui que lui lance le colonialisme.

    Ltat de Prparation des AfricainsQuelle est lattitude des Africains devant lirruption du colonialisme, qui entrane une mutation aussi fondamentale dans la nature des relations qui navaient cess dexister entre eux et les Europens depuis trois sicles ? Cest l une question que les historiens, tant africains queuropens, nont pas encore tudie en profondeur, mais qui exige pourtant une rponse. Celle-ci est sans quivoque : une majorit crasante, les autorits et les res-ponsables africains sont violemment hostiles ce changement, se dclarent rsolus maintenir le statu quo et, surtout, conserver leur souverainet et leur indpendance pour lesquelles, pratiquement, aucun ntait dispos transiger si peu que ce soit. La rponse attendue peut tre trouve dans les dclarations des dirigeants africains de lpoque.

    En 1891, lorsque les Britanniques offrirent leur protection Prem-peh Ier roi des Ashanti, en Gold Coast (dans lactuel Ghana), celui-ci leur rpond : La proposition selon laquelle le pays ashanti, en ltat actuel des choses, devrait se placer sous la protection de Sa Majest la reine, impratrice des Indes, a fait lobjet dun examen approfondi, mais quil me soit permis de dire que nous sommes parvenus la conclusion suivante :

    1. F. Abbs, 1931, p. 9 ; cit par J. Berque au chapitre 24 de ce volume.

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    24

    mon royaume, lAshanti, nadhrera jamais une telle politique. Le pays ashanti doit cependant continuer maintenir comme auparavant des liens damiti avec tous les Blancs. Ce nest pas par esprit de vantardise, mais en percevant clairement le sens des mots que jcris cela [] La cause des Ashanti progresse et aucun Ashanti na la moindre raison de sinquiter de lavenir ni de croire un seul instant que les hostilits passes ont nui notre cause2.

    En 1895, Wobogo, le moro naba ou roi des Mosi (dans lactuel Burkina Faso), dclare lofficier franais, le capitaine Destenave : Je sais que les Blancs veulent me tuer afin de prendre mon pays et, cependant, tu prtends quils maideront lorganiser. Moi je trouve que mon pays est trs bien comme il est. Je nai pas besoin deux. Je sais ce quil me faut, ce que je veux : jai mes propres marchands ; estime-toi heureux que je ne te fasse pas trancher la tte. Pars immdiatement et surtout ne reviens jamais plus ici3.

    En 1883, Latjor, le damel du Kajoor (dans le Sngal actuel) (que nous retrouverons dans le chapitre 6 ci-aprs) ; en 1890, Machemba, roi yao du Tanganyika (actuelle Tanzanie) (cit dans le chapitre 3 ci-dessous) et Hen-drik Wittboi, lun des souverains de ce qui constitue lactuelle Namibie (cit dans le chapitre 3 ci-dessous) eurent la mme attitude face au colonisateur. Mais lun des derniers et des plus fascinants de tous les tmoignages que nous aimerions citer ici est lappel mouvant lanc en avril 1891 par Menelik, empereur dthiopie, Victoria, de Grande-Bretagne. Il adressa le mme message aux dirigeants de la France, de lAllemagne, de lItalie et de la Rus-sie, dans lequel il dfinissait tout dabord les frontires qui taient alors celles de lthiopie et exprimant des ambitions expansionnistes personnelles dclarait son intention de rtablir les anciennes frontires de lthiopie jusqu Khartoum et au lac Niza, y compris tous les territoires de Galla , et ajoutait : Je nai pas la moindre intention de rester un spectateur indiffrent, au cas o il viendrait lide des puissances lointaines de diviser lAfrique, car lthiopie est depuis quatorze sicles un lot chrtien dans une mer paenne.

    Le Tout-Puissant ayant protg lthiopie jusqu prsent, jai le ferme espoir quil continuera la soutenir et lagrandir ; aussi je ne pense pas un seul instant quil permettra que lthiopie soit divise entre les autres tats. Autrefois, les frontires de lthiopie stendaient jusqu la mer. Nayant pas recouru la force, ni bnfici de laide des chrtiens, nos frontires mari-times sont tombes aux mains des musulmans. Nous navons pas aujourdhui la prtention de pouvoir recouvrer nos frontires maritimes par la force, mais nous esprons que les puissances chrtiennes, inspires par notre Sauveur Jsus-Christ, nous les rendront ou nous accorderont tout au moins quelques points daccs la mer4.

    2. Cit par J. Fynn dans : M. Crowder (dir. publ.), 1971, p. 43 -44.3. Cit par M. Crowder, 1968, p. 97.4. ASMAI (Archives del Ministero degli Affari Esteri, Rome), Ethiopia Pos. 36/13 -109 Menelik to Queen Victoria, Addis Abeba, 14 Miazia, 1883 , pice ajoute Tarnielli to MAE, Londres, 6 aot 1891.

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    25

    Quand, malgr cet appel, les Italiens montent leur campagne contre lthiopie avec la connivence de lAngleterre et de la France, Menelik lance nouveau en septembre 1895 un ordre de mobilisation dans lequel il dclare : Des ennemis viennent maintenant semparer de notre pays et changer notre religion [] Nos ennemis ont commenc par savancer en creusant leur che-min dans le pays comme des taupes. Avec laide de Dieu, je ne leur livrerai pas mon pays [] Aujourdhui, que ceux qui sont forts me prtent leur force et que les faibles maident de leurs prires5 !

    Ce sont l, textuellement, les rponses dhommes ayant d faire face au colonialisme ; elles montrent incontestablement quel point ils taient rso-lus sopposer aux Europens et dfendre leur souverainet, leur religion et leur mode de vie traditionnel.

    De mme, il est clair, daprs toutes ces citations, que ces chefs avaient la certitude dtre en mesure daffronter les envahisseurs europens et ce, juste titre. Navaient-ils pas pleinement confiance en leur magie, leurs anctres et certainement leurs dieux (ou dieu) qui ne manqueraient pas de leur venir en aide ? Nombre dentre eux, la veille des affrontements sur le terrain, avaient recours aux prires, aux sacrifices ou aux potions et aux incantations. Comme la not Elliot P. Skinner : Les Mosi croient gnralement que, lors de lattaque de Ouagadougou par les Franais, le moro naba Wobogo offrit des sacrifices aux divinits de la terre. Daprs la tradition, il sacrifia un coq noir, un blier noir, un ne noir et un esclave noir sur une grande colline, prs de la Volta blanche, en implorant la desse de la terre de repousser les Franais et danantir le tratre Mazi quils avaient plac sur le trne6.

    Comme on le verra dans plusieurs des chapitres suivants, la religion fut effectivement lune des armes employes contre le colonialisme. En outre, beaucoup de ces chefs ntaient parvenus difier leurs empires dimpor-tance varie que quelques dcennies auparavant, et certains taient mme encore en train dlargir ou de faire renatre leur royaume. Plusieurs dentre eux avaient pu dfendre leur souverainet, soutenus par leurs sujets, en utili-sant les armes et les tactiques traditionnelles. Certains, comme Samori Tour la tte de lempire manden dAfrique de lOuest, et Menelik en thiopie, avaient mme russi moderniser leur arme. Dans ces conditions, ils ne voyaient pas pourquoi ils nauraient pas t en mesure de prserver leur sou-verainet et pensaient pouvoir djouer les plans des envahisseurs. Comme nous le verrons, en 1889, au moment o Cecil Rhodes sapprtait occuper le pays des Ndebele, Lobengula, leur roi, envoya une dlgation Londres auprs de la reine Victoria ; de mme, en 1896, lorsque larme des envahis-seurs britanniques savance vers Kumasi pour semparer de Prempeh qui, cinq ans auparavant, avait rejet loffre de protection de lAngleterre, celui-ci mande une mission diplomatique dote de pouvoirs importants auprs de la reine Victoria ; comme nous lavons vu, Menelik avait lanc un appel analo-gue cette mme souveraine, ainsi quaux autres dirigeants europens.

    5. Cit dans : H. Marcus, 1975, p. 160.6. E. P. Skinner, 1964, p. 133. Voir galement E. Isichei, 1977, p. 181.

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    26

    Il est galement vident, la lecture de certaines de ces citations, que de nombreux dirigeants africains accueillaient, en fait, trs favora-blement les innovations progressivement introduites depuis le premier tiers du XiXe sicle, car ces changements navaient fait peser jusqualors aucune menace sur leur souverainet et leur indpendance. Cest ainsi quen Afrique occidentale les missionnaires avaient fond, ds 1827, le Fourah Bay College en Sierra Leone, ainsi que des coles primaires et deux coles secondaires, lune en Gold Coast et lautre au Nigria, dans les annes 1870. Le panafricaniste antillais Edward Wilmot Blyden avait mme lanc un appel en faveur de la cration dune universit en Afrique occidentale. Certains Africains fortuns avaient commenc envoyer leurs enfants en Europe ds 1887 pour y poursuivre des tudes suprieures et y recevoir une formation de trs haut niveau. Quelque-uns dentre eux taient revenus en Gold Coast munis de tous leurs diplmes de juriste ou de mdecin.

    Qui plus est, la suite de labolition de ce trafic honteux et inhumain qutait la traite des esclaves, les Africains avaient t capables de sadap-ter un systme conomique fond sur lexportation de produits agrico-les : huile de palme au Nigria, arachides au Sngal et en Gambie avant 1880 ; en Gold Coast, le cacao venait dtre rintroduit en 1879 par Tetteh Quashie, revenu de Fernando Poo. Toutes ces transformations staient produites en labsence de toute domination europenne directe, sauf dans quelques poches sur la cte. Quant aux Africains de lOuest, relativement peu nombreux, qui avaient bnfici dune ducation leuropenne, leur situation tait fort enviable au dbut des annes 1880. Ils dominaient dans ladministration, o ils occupaient les rares postes existants offerts par les administrations europennes ; sur la cte, certains dentre eux dirigeaient leurs propres entreprises dimport-export et exeraient un monopole sur la distribution des produits imports. Ce nest quen Afrique orientale que les influences europennes taient encore rduites au minimum ; mais aprs les voyages dcisifs de Livingstone et de Stanley, et la propagande des socits missionnaires qui sensuivit, lapparition des glises, des coles puis des routes et du chemin de fer ntait plus quune affaire de temps.

    Les Africains ne voyaient donc aucune ncessit de modifier radi-calement leurs relations sculaires avec lEurope, certains quils taient que, si les Europens voulaient leur imposer de force des changements et savancer lintrieur des terres, ils seraient toujours capables de leur barrer la route, comme ils avaient pu le faire depuis deux ou trois sicles. Do cet accent de confiance, sinon de dfi, perceptible dans les propos cits prcdemment.

    Nanmoins, un fait avait chapp aux Africains : en 1880, grce au dve-loppement de la rvolution industrielle en Europe et aux progrs techniques quelle avait entrans invention du bateau vapeur, du chemin de fer, du tlgraphe et, surtout, de la premire mitrailleuse (la mitrailleuse Maxim) , les Europens quils allaient affronter avaient de nouvelles ambitions politi-ques, de nouveaux besoins conomiques et bnficiaient dune technologie

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    27

    relativement avance. En dautres termes, les Africains ne savaient pas que le temps du libre-change et du contrle politique officieux avait cd le pas, pour emprunter les mots de Basil Davidson, l re du nouvel imprialisme et des monopoles capitalistes rivaux7 .

    Les Europens ne voulaient donc plus seulement se livrer aux changes, mais bien exercer galement une mainmise politique directe sur lAfrique. En outre, les dirigeants africains ignoraient que les fusils quils avaient uti-liss et stocks jusqualors les mousquets que lon chargeait par le canon (les Franais saisirent 21 365 mousquets chez les Baul de la Cte-dIvoire aprs lcrasement de leur dernire rvolte en 1911)8 taient totalement dmods et quils ne pouvaient soutenir la comparaison avec les nouveaux fusils des Europens, que lon chargeait par la culasse, dont la cadence de tir tait environ dix fois suprieure et la charge, six fois plus importante, ni avec les nouvelles mitrailleuses Maxim ultra-rapides (voir fig. 1.2). Le pote anglais Hilaire Belloc rsume bien la situation : Quoi quil arrive, nous avons la mitrailleuse, et eux non9.

    Cest sur ce point que les dirigeants africains firent une erreur de calcul qui eut, dans de nombreux cas, des consquences tragiques. Comme nous le verrons, tous les chefs que nous avons cits, lexception dun seul, furent vaincus et perdirent leur souverainet. En outre, Latjor fut tu ; Prempeh, Bhanzin et Cetshwayo, roi des Zulu, furent exils ; Lobengula, chef des Ndebele, mourut au cours de sa fuite. Seul Menelik, comme un chapitre ultrieur nous le montrera, russit vaincre les envahisseurs italiens et prserver ainsi sa souverainet et son indpendance.

    structure du Volume ViiIl est donc vident que les relations entre les Africains et les Europens se modifirent radicalement et que lAfrique dut faire face, entre 1880 et 1935, au grave dfi du colonialisme. Quelles furent les origines du fantastique dfi que reprsentait prcisment ce colonialisme ? En dautres termes, pourquoi et comment les relations qui existaient depuis trois sicles entre lAfrique et lEurope subirent-elles un bouleversement aussi radical et aussi fondamen-tal au cours de cette priode ? Comment le systme colonial sinstalla-t-il en Afrique et quelles mesures politiques et conomiques, psychologiques et idologiques furent adoptes pour tayer ce systme ? Jusqu quel point lAfrique tait-elle prte relever ce dfi, comment y a-t-elle fait face et avec quel rsultat ? Parmi les innovations, lesquelles furent acceptes, lesquelles rejetes ? Que subsista-t-il de lancien systme et quels lments furent dtruits ? quelles adaptations, quels amnagements procda-t-on ? Combien dinstitutions furent branles, combien se dsintgrrent ? Quels furent les effets de tous ces phnomnes sur lAfrique, ses populations, leurs structures et leurs institutions politiques, sociales et conomiques ? Enfin,

    7. B. Davidson, 1978 (a), p. 19.8. T. C. Weiskel, 1980, p. 203.9. Cit par M. Perham, 1961, p. 32.

  • lAFr

    iqu

    e so

    us D

    om

    inA

    tio

    n C

    oLo

    niA

    Le, 1800-1935

    28

    1.2. La guerre des Ashanti (1896, Gold Coast) : lenvahisseur britannique quip de mitrailleuses Maxim. [Photo : Muse de lhomme.]

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    29

    quelle a t la signification du colonialisme pour lAfrique et son histoire ? Cest ces questions que ce volume sefforcera de rpondre.

    cette fin, et pour exposer galement les initiatives et les ractions africaines face au dfi colonial, outre les deux premiers chapitres, nous avons divis ce volume en trois grandes sections. Chaque section est prcde dun chapitre (les chapitres 3, 13, 22) o nous donnons une vue densemble du thme de la section en lenvisageant dans une perspective africaine globale, puis, dans les chapitres suivants, nous aborderons ce thme dun point de vue rgional. La section introductive, qui comprend le prsent chapitre et le chapitre suivant, tudie les attitudes des Africains et leur degr de prpara-tion la veille du changement fondamental qui intervint dans les relations entre lAfrique et les Europens ; les motifs du partage, de la conqute et de loccupation de lAfrique par les puissances imprialistes europennes y sont galement traits. Il convient de relever, puisquon a souvent tendance passer ce point sous silence, que la phase de la conqute effective fut pr-cde par des annes de ngociations entre ces puissances et les dirigeants africains, et de pourparlers aboutissant des traits. Il faut insister sur cette phase de ngociations, car elle prouve que les puissances europennes ont, lorigine, accept leurs homologues africains sur un pied dgalit et quel-les ont reconnu la souverainet et lindpendance des socits et des tats africains.

    La seconde section traite des initiatives et des ractions africaines face la conqute et loccupation de lAfrique, thme grossirement dform ou entirement ignor, jusque dans les annes 60, par lcole coloniale de lhistoriographie africaine. Pour les membres de cette cole, tels que H. H. Johnston, Sir Alan Burns et plus rcemment, Margery Perham, Lewis H. Gann et Peter Duignan10, les Africains auraient en fait accueilli favora-blement la domination coloniale, car non seulement elle les prservait de lanarchie et des guerres intestines, mais elle leur procurait galement cer-tains avantages concrets. Citons, cet gard, Margery Perham : La plupart des tribus acceptrent rapidement la domination europenne, considrant quelle faisait partie dun ordre irrsistible, dun ordre do elles pouvaient tirer de nombreux avantages, essentiellement la paix, des innovations pas-sionnantes : chemin de fer et routes, lampes, bicyclettes, charrues, cultures et aliments nouveaux, et tout ce quelles pouvaient acqurir ou prouver en ville. Cette domination confra aux classes dirigeantes traditionnelles ou nouvellement cres un surcrot de puissance et de scurit, et de nouvel-les formes de richesse et de pouvoir. Longtemps, malgr lextrme confusion des esprits quelles provoqurent, les rvoltes furent trs rares et il ne semble pas que la domination ait t ressentie comme une indignit11.

    De telles ides sont galement refltes dans lusage de termes eurocen-tristes tels que pacification , Pax Britannica et Pax Gallica, qui dcrivent la conqute et loccupation de lAfrique entre 1890 et 1914.

    10. H. H. Johnston, 1899, 1913 ; A. C. Burns, 1957 ; M. Perham, 1960 (a) ; L. H. Gann et P. Duignan, 1967.11. M. Perham, 1960 (a), p. 28.

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    30

    Ceux des historiens qui ont accord un certain intrt ce sujet lont mentionn pour ainsi dire en passant. Dans leur ouvrage A short history of Africa, qui parut pour la premire fois en 1962, lune des toutes premires analyses srieuses et modernes de lhistoire de lAfrique, les historiens anglais Roland Oliver et J. D. Fage ne consacrent quun paragraphe ce quils nomment la rsistance acharne des Africains ; il sagit dun seul paragraphe dans un chapitre de quatorze pages consacr ce qui est devenu par la suite la grande rue europenne vers les colonies africaines. Cest pour corriger cette fausse interprtation de lcole coloniale, pour rtablir les faits et mettre en relief le point de vue africain que nous avons t amens rserver sept chapitres au thme des initiatives et des ractions africaines.

    On verra, dans ces chapitres, quil nexiste aucune preuve lappui de la thse selon laquelle les Africains auraient accueilli avec enthousiasme les soldats qui les envahissaient et rapidement accept la domination coloniale. En fait, les ractions africaines furent exactement inverses. Il est tout fait vident que les Africains navaient le choix quentre deux solutions : soit renoncer sans rsistance leur souverainet et leur indpendance, soit les dfendre tout prix. Il est tout fait significatif que la majorit des dirigeants africains ait opt sans hsiter (comme le prouvera amplement ce volume) pour la dfense de leur souverainet et de leur indpendance, quelles quaient t les structures politiques et socio-conomiques de leurs tats et les multiples handicaps dont ils souffraient. La supriorit de ladversaire dune part et dautre part leur farouche dtermination rsister tout prix sont exprimes par le bas-relief qui est reproduit sur la jaquette de ce volume. Ce bas-relief, peint sur un des murs du palais des rois du Dahomey, Abomey, montre un Africain arm dun arc et dune flche barrant la route, dun air de dfi, un Europen arm dun pistolet.

    Dans un article rcent, John D. Hargreaves pose cette intressante ques-tion : tant donn les diverses attitudes possibles de la part des envahisseurs europens, les dirigeants africains avaient le choix entre plusieurs options. Parmi les avantages court terme que leur offraient les traits ou la collabora-tion avec les Europens, ils pouvaient non seulement se procurer des armes feu et des biens de consommation, mais ils avaient aussi la possibilit dint-resser leur cause des allis puissants qui les aideraient dans leurs querelles externes ou internes. Pourquoi, alors, tant dtats africains rejetrent-ils ces possibilits, prfrant rsister aux Europens sur les champs de bataille12 ?

    La rponse cette question peut sembler nigmatique, mais seulement pour ceux qui envisagent lensemble du problme dun point de vue euro-centriste. Pour lAfricain, le vritable enjeu tait non pas tel ou tel avantage court ou long terme, mais sa terre et sa souverainet. Cest prcisment pour cette raison que presque toutes les entits politiques africaines centralises ou non choisirent tt ou tard de maintenir, de dfendre ou de recouvrer leur souverainet ; sur ce point, elles ne pouvaient accepter aucun compromis et, de fait, nombreux furent les chefs qui prfrrent

    12. J. D. Hargreaves dans : L. H. Gann et P. Duignan (dir. publ.), 1969, p. 205 -206.

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    31

    mourir sur le champ de bataille, sexiler volontairement ou tre contraints au bannissement plutt que de renoncer sans combat la souverainet de leur pays.

    Une majorit de dirigeants africains optrent donc pour la dfense de leur souverainet et de leur indpendance. Cest dans les stratgies et les tactiques quils adoptrent pour atteindre leur objectif commun quils dif-frrent. La plupart dentre eux choisirent la stratgie de laffrontement en ayant recours soit aux armes diplomatiques, soit aux armes militaires, soit la fois, comme on le verra pour Samori Tour et Kabarega (de Bunyoro), employrent ces deux types darmes ; Prempeh Ier et Mwanga (de Buganda), quant eux, recoururent exclusivement la diplomatie. Dautres, tels que Tofa de Porto Novo (dans lactuel Bnin), adoptrent la stratgie de lal-liance ou de la coopration, mais pas celle de la collaboration. Il faut insister sur cette question de la stratgie, car elle a t grossirement dnature jusqu prsent, de sorte que lon a class certains souverains africains parmi les collaborateurs et qualifi leur action de collaboration . Nous sommes hostiles lemploi de ce terme de collaboration car, outre son inexactitude, il est pjoratif et eurocentriste. Comme nous lavons dj vu, la souverainet tait lenjeu fondamental entre les annes 1880 et les annes 1900 pour les dirigeants africains et, sur ce point, il est tout fait vident quaucun dentre eux ntait prt faire des compromis. Les dirigeants africains qualifis tort de collaborateurs taient ceux qui estimaient que la meilleure manire de prserver leur souverainet, voire de recouvrer celle quils avaient peut-tre perdue au profit de quelque puissance africaine avant larrive des Euro-pens, ntait pas de collaborer, mais plutt de sallier avec les envahisseurs europens. Par collaborateur on entend assurment celui qui trahit la cause nationale en sunissant avec lennemi pour dfendre les buts et les objectifs de celui-ci plutt que les intrts de son propre pays. Or, comme nous lavons vu, tous les Africains taient confronts la question suivante : abandonner, conserver ou recouvrer leur souverainet. Tel tait lobjectif de ceux qui lirent leur sort aux Europens, et cest pourquoi il est totalement faux de les qualifier de collaborateurs.

    Quoi quil en soit, depuis la deuxime guerre mondiale, le terme de col-laborateur a pris un sens pjoratif, et il est intressant de noter que certains historiens qui lemploient en sont conscients. R. Robinson, par exemple, dclare : II convient de souligner que le terme [collaborateur] nest pas utilis dans un sens pjoratif13.

    Puisquil risque de revtir ce sens, pourquoi donc lemployer, dautant que, dans le cas de lAfrique, il est particulirement inexact ? Pourquoi ne pas employer le mot alli qui conviendrait bien mieux ? Ainsi, Tofa, le roi des Goun de Porto Novo, est toujours cit comme un exemple typique de collaborateur ; mais ltait-il vraiment ? Comme Hargreaves la clairement dmontr14, Tofa devait affronter trois ennemis diffrents au moment de larrive des Franais : les Yoruba au nord-est, les rois fon du Dahomey au

    13. R. Robinson dans : R. Owen et B. Sutcliffe (dir. publ.), 1972, p. 120.14. J. D. Hargreaves dans : L. H. Gann et P. Duignan (dir. publ.), 1969, p. 214 -216.

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    32

    nord et les Britanniques sur la cte, de sorte quil a d srement considrer larrive des Franais comme un prsent du ciel lui offrant non seulement loccasion de prserver sa souverainet, mais mme dobtenir quelques avan-tages aux dpens de ses ennemis. Il tait donc naturel que Tofa voult sallier aux Franais, mais non collaborer avec eux. Tofa ne pourrait tre qualifi de collaborateur que par des historiens qui seraient inconscients des problmes auxquels il devait faire face cette poque ou par ceux qui dnieraient lAfricain toute initiative ou tout sens de ses propres intrts, ou encore par ceux qui envisageraient lensemble de la question dun point de vue euro-centriste. En outre, le fait que ces prtendus collaborateurs, souvent prts sallier avec les Europens, devinrent souvent par la suite des rsistants ou des opposants qui luttrent contre eux est une autre preuve de linexactitude de ce terme : Wobogo, le roi des Mosi, Latjor, le damel du Kajoor, et mme le grand Samori Tour en sont des exemples, ce qui prouve bien labsurdit totale du qualificatif.

    En fin de compte, seuls des historiens rellement ignorants de la situation politique et ethnoculturelle en Afrique la veille de la conqute et de la parti-tion europennes, ou ayant ce sujet des vues trs simplistes, peuvent utiliser ce terme. Ils partent de lhypothse que, comme de nombreux pays europens, tous les pays africains sont habits par le mme groupe ethnoculturel ou par une mme nation et, donc, que toute fraction de la population qui sallie avec un envahisseur peut donc tre taxe de collaboration ; mais en Afrique aucun pays, aucune colonie ni aucun empire ntait peupl par un groupe ethnique seul. Tous les pays et tous les empires se composaient de multiples nations ou groupes ethnoculturels tout aussi diffrents les uns des autres que les Italiens le sont, par exemple, des Allemands ou des Franais. En outre, avant larrive des envahisseurs europens, les relations entre ces diffrents groupes taient trs souvent hostiles et il pouvait mme arriver que certains aient t soumis la domination des autres. Traiter de collaborateurs ces groupes asservis ou hostiles, parce quils choisirent de se joindre aux envahisseurs europens pour se retourner contre leurs ennemis ou matres trangers, cest ne rien saisir la question. De fait, comme on le montrera dans certains des chapitres de ce volume, la nature des ractions africaines la colonisation a t dtermine non seulement par la situation politique et ethnoculturelle laquelle taient confronts les peuples dAfrique, mais aussi par la nature mme des forces socio-conomiques luvre dans les diffrentes socits existant lpoque de laffrontement et par celle de leur organisation politique.

    De nombreux historiens europens ont condamn le romantisme et le manque de perspicacit des opposants et ont lou, au contraire, le progres-sisme et la clairvoyance des collaborateurs. Selon les termes employs par Oliver et Fage en 1962 : Sils [les dirigeants africains] taient clairvoyants et bien renseigns, notamment sils avaient des conseillers trangers, mis-sionnaires ou marchands par exemple, ils pouvaient bien comprendre quils navaient rien gagner en rsistant mais quau contraire ils avaient beaucoup gagner en ngociant. Sils taient moins clairvoyants, avaient moins de chance ou taient moins bien conseills, ils sapercevaient que leurs enne-mis traditionnels taient dans le camp de lenvahisseur ; ils adoptaient alors

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    33

    une attitude de rsistance qui risquait trs facilement de se solder par une dfaite militaire, la dposition du chef, la perte de territoires au bnfice des allis autochtones de la puissance occupante, peut-tre par le morcellement politique de la socit ou de ltat [] Tout comme du temps de la traite, il y avait des gagnants et des perdants, et lon trouvait leurs reprsentants lintrieur de chaque territoire colonial15.

    Ronald E. Robinson et John Gallagher ont galement dcrit lopposition ou la rsistance en ces termes : Luttes ractionnaires et romantiques contre la ralit, protestations passionnes de socits traumatises par lre nou-velle du changement, et refusant de se laisser rassurer16.

    Or, ces opinions sont trs discutables. La dichotomie entre rsistants et prtendus collaborateurs nest pas seulement mcanique : elle est peu convaincante. Certes, il y avait eu des gagnants et des perdants pendant la traite, mais, cette fois-ci, il ny avait pas de gagnants. Les collaborateurs tout comme les rsistants finissaient par perdre ; il est cependant intressant de noter que ce sont les dirigeants qualifis de romantiques et de jusquau-bou-tistes dont nous avons gard le souvenir et qui sont devenus une source dins-piration pour les nationalistes daujourdhui17. Je suis entirement daccord avec la conclusion de Robert I. Rotberg et Ali A. Mazrui selon laquelle il est vain de dire que lintroduction des normes et du pouvoir des Occidentaux et des contrles et contraintes qui les ont accompagns a t partout mise en question en Afrique par les peuples concerns18.

    Cependant, quelle quait t la stratgie des pays africains, aucun den-tre eux, lexception du Libria et de lthiopie, ne parvint, pour des raisons que nous examinerons par la suite, prserver sa souverainet : au dbut de la premire guerre mondiale, qui marquait la fin de la premire section de ce volume, lAfrique tait tombe sous le joug colonial. Nous examinerons dans le chapitre 11 comment et pourquoi les Libriens et les thiopiens purent tenir tte au colonialisme.

    Que fut laction politique, sociale et conomique de ces puissances colo-niales dans leurs nouvelles possessions aprs lintermde de la premire guerre mondiale ? Cest cette question que nous rpondrons dans la deuxime section du volume. Les divers mcanismes politiques mis en place pour administrer les colonies et les idologies qui les sous-tendent ont t tudis de manire satisfaisante dans de nombreux ouvrages sur le colonialisme en Afrique19, nous navons donc consacr, ici, quun chapitre ce thme. En revanche, nous tudierons avec beaucoup dattention afin de contrebalancer les thories de lcole coloniale les aspects socio-conomiques du systme colonial

    15. R. Oliver et J. D. Fage, 1962, p. 203.16. R. E. Robinson et J. Gallagher dans : F. H. Hinsley (dir. publ.), 1962, p. 639 -640.17. Pour une tude plus dtaille de ce problme, voir A. A. Boahen, Towards a new categorization and periodization of African responses and reactions to colonialism (non publi), dont sinspire une partie de ce chapitre.18. R. I. Rotberg et A. A. Mazrui (dir. publ.), 1970, p. XVIII.19. Voir S. H. Roberts, 1929 ; Lord Hailey, 1938 et 1957 ; S. C. Easton, 1964 ; L. H. Gann et P. Duignan (dir. publ.), 1969 et 1970 ; P. Gifford et W. R. Louis (dir. publ.), 1967 et 1971 ; J. Suret-Canale, 1971.

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    34

    et leur incidence sur lAfrique. On verra, dans ces chapitres, que la priode allant de la fin de la premire guerre mondiale 1935 priode qualifie par certains historiens contemporains dapoge du colonialisme a t marque par la mise en place dune infrastructure routire et ferroviaire ainsi que par lamorce dune certaine volution sociale due louverture dcoles primaires et secondaires. Cependant, lobjectif essentiel des autorits coloniales est rest lexploitation des ressources africaines, quelles fussent animales, vgtales ou minrales, au seul bnfice des puissances coloniales, notamment des socits commerciales, minires et financires de la mtropole. Lun des chapitres de cette section sur lesquels nous aimerions attirer lattention est celui qui traite des aspects dmographiques de la domination coloniale, thme ordinairement absent des bilans consacrs au colonialisme en Afrique.

    Quelles furent les initiatives et les ractions des Africains face cette consolidation du colonialisme et lexploitation de leur continent ? Telle est la question laquelle nous rpondrons dans la troisime section de ce volume ; elle fera dailleurs lobjet de soins tout particuliers, conformment au principe fondamental de cet ouvrage : envisager lhistoire de lAfrique dun point de vue africain et mettre en relief les initiatives et ractions afri-caines. Au cours de cette priode, les Africains nont certainement pas eu une attitude dindiffrence, de passivit ou de rsignation. Si cette priode a pu tre qualifie dre classique du colonialisme, elle nen demeure pas moins galement lre classique de la stratgie de la rsistance ou de la protestation des Africains. Comme nous le dmontrerons dans ltude gnrale, puis dans les tudes rgionales, les Africains ont eu recours certaines mthodes et procds leur multiplicit atteste amplement la fcondit des Africains en ce domaine afin de rsister au colonialisme.

    Il convient de souligner qu cette poque les Africains navaient pas pour objectif, lexception des dirigeants du nord de lAfrique, de renverser le systme colonial, mais plutt de chercher des amliorations et des com-promis lintrieur du systme. Leur but principal tait de le rendre moins oppressif, moins inhumain et de faire en sorte quaussi bien les Africains que les Europens en tirent des avantages. Les dirigeants africains sefforcrent de corriger des mesures et abus spcifiques tels que le travail forc, la fis-calit leve, les cultures obligatoires, lalination foncire, les lois relatives aux laissez-passer, la faiblesse des prix des produits agricoles et le cot lev des biens imports, la discrimination raciale et la sgrgation, et de dve-lopper des infrastructures telles que les hpitaux, les canalisations deau et les coles. Il faut insister sur le fait que les membres de toutes les classes sociales quils fussent intellectuels ou analphabtes, citadins ou ruraux partageaient ces griefs contre le systme colonial, ce qui fit natre une conscience commune de leur condition dAfricain et de Noir, par opposition leurs oppresseurs : les dirigeants coloniaux et les Blancs. Cest au cours de cette priode que nous assistons au renforcement du nationalisme politique africain, dont les premires manifestations remontent aux annes 1910, juste aprs linstauration du systme colonial.

    Il appartenait dsormais aux nouvelles lites intellectuelles ou la nouvelle bourgeoisie dexprimer ce sentiment et de prendre la tte de ce

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    35

    mouvement, rle jusqualors dvolu, dans le cadre des structures politiques prcoloniales, aux autorits traditionnelles. Ces nouveaux dirigeants taient, assez paradoxalement, les produits du systme colonial lui-mme, issus de structures scolaires, administratives, industrielles, financires et commercia-les mises en place par ledit systme colonial.

    La direction des activits nationalistes et anticolonialistes tant concen-tre dans les mains des intellectuels africains, dont la plupart habitaient les nouveaux centres urbains, on a exclusivement identifi, tort, le nationalisme africain de lentre-deux-guerres cette couche et on la assimil, au dbut, un phnomne urbain.

    Comme les chapitres de cette section le montreront, les associations et les groupements qui se formrent alors pour exprimer ces aspirations nationalis-tes furent effectivement nombreux et tout aussi varies furent les stratgies et les tactiques labores au cours de cette priode pour les concrtiser. B. O. Oloruntimehin et E. S. Atieno-Odhiambo dmontrent (dans les cha-pitres 22 et 26 ci-dessous) que parmi ces groupes figuraient des clubs de jeunes, des associations ethniques, des amicales danciens lves, des partis politiques, des mouvements politiques recouvrant un ou plusieurs territoires et tendant leurs activits lintrieur ainsi qu lextrieur du continent afri-cain, des syndicats, des clubs littraires, des clubs de fonctionnaires, des asso-ciations dentraide et des sectes ou des mouvements religieux. Certains de ces groupes staient constitus dans les annes qui prcdrent la premire guerre mondiale. Mais il est vident quils prolifrrent surtout au cours de la priode considre, comme on le verra dans les chapitres consacrs ce thme.

    Les envois de ptitions et de dlgations auprs des autorits mtro-politaines et locales, les grves, les boycottages et surtout la presse et la participation aux congrs internationaux, furent les armes ou la tactique choisies au cours de cette priode, la diffrence de la priode antrieure la premire guerre mondiale, o les rbellions et les meutes taient les formes prdominantes de rsistance.

    Cette priode de lentre-deux-guerres a t sans conteste lge dor du journalisme en Afrique en gnral, et en Afrique occidentale en particulier, tandis que lorganisation de congrs panafricanistes devint galement lune des armes favorites du mouvement anticolonial. Lobjectif de ces congrs tait de confrer un caractre international aux mouvements nationalistes et anticoloniaux africains ; ils cherchaient galement attirer lattention des puissances mtropolitaines sur ce qui se passait dans leurs colonies ; cest pourquoi les congrs panafricains organiss par le Noir Amricain, le Dr W. E. B. Du Bois, eurent lieu Paris, Londres, Bruxelles et mme Lisbonne. Ce thme est repris plus en dtail dans le chapitre 29 de ce volume consacr aux interactions (tout au long de la priode tudie) entre les Noirs dAfrique et les Noirs de la diaspora aux Amriques.

    Cependant, malgr la diversit des associations et la complexit des tactiques mises au point, cette action navait gure eu dincidence relle sur le systme colonial, au dbut des annes 1930, sauf dans le seul cas de lgypte. Et, lorsquen 1935 les forces imprialistes du rgime fasciste

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    36

    italien de Mussolini envahirent et occuprent lthiopie, lun des deux derniers bastions qui concrtisaient lespoir de lAfrique, le grand symbole de son renouveau et de son rveil, le continent semblait condamn rester jamais sous le joug du colonialisme. Or rien de tel ne se produisit. La capacit de rsistance du peuple africain, loccupation mme de lthio-pie, lintensification du mouvement nationaliste africain et des sentiments anticolonialistes aprs la seconde guerre mondiale, lies lapparition de nouveaux partis politiques de masse et de dirigeants plus engags qui ne cherchaient pas amliorer le systme colonial, mais au contraire le supprimer en bloc, furent autant de facteurs qui se combinrent, comme le dmontrera le volume VIII de cet ouvrage, pour entraner la liquidation de la domination coloniale sur le continent aussi rapidement quil stait install, cest--dire en une vingtaine dannes. Pourtant, entre 1880 et 1935, le systme colonial apparaissait comme fermement implant en Afri-que. Quelles marques a-t-il laisses en fait sur le continent ? Cest cette question que le dernier chapitre du volume sefforce de rpondre.

    sources du Volume ViiIl reste aborder dans ce chapitre introductif deux points : les sources de lhistoire du colonialisme en Afrique et sa priodisation. En ce qui concerne les sources, les auteurs qui ont travaill la rdaction du prsent volume ont t la fois avantags et dsavantags par rapport ceux des autres volumes. Cela vaut galement pour tous ceux qui seront amens travailler sur cette priode. Tout dabord, pour ce qui est des incon-vnients, ce volume et le volume suivant portent sur des priodes pour lesquelles, la diffrence des autres volumes, une partie des documents darchives demeure inaccessible aux spcialistes. En fait, dans plusieurs mtropoles, comme la France pour la priode qui va jusqu 1930, cer-tains documents darchives nont t mis la disposition des chercheurs quaprs lachvement de certains des chapitres. En outre, avec le partage de lAfrique et la pntration dun aussi grand nombre de puissances euro-pennes dans le continent, les chercheurs sont confronts de difficiles problmes linguistiques.

    En contrepartie, au cours de la mme priode, le nombre de revues et de priodiques saccrot en gnral, de mme quaugmentent les documents parlementaires, dbats, comptes rendus de commissions et rapports annuels, actes de socits et dassociations prives qui sont publis, et tous ces textes peuvent tres consults.

    Plus important encore, certains acteurs du drame colonial tant eux-m-mes encore en vie, les tmoignages de plusieurs dentre eux ont dj t recueillis. Dautres protagonistes, tant africains queuropens, ont galement commenc publier leurs mmoires et leur autobiographie, ou ont voqu leur exprience dans des romans, des pices ou des tudes. Sur ce plan, les auteurs du prsent volume bnficient donc de certains avantages par rapport la plupart des auteurs des autres volumes.

  • LAFrique FACe Au DFi CoLoniAL

    37

    Enfin, il apparat que le colonialisme a fait et continue faire lobjet de recherches et de publications beaucoup plus nombreuses que tout autre thme de lhistoire africaine. Cest ainsi que, au cours de ces dix dernires annes, lUniversit de Cambridge a publi une histoire du colonialisme en Afrique, en cinq volumes, sous la direction de L. H. Gann et P. Duignan. De mme, ce thme suscite dans les pays dEurope de lEst probablement beau-coup plus dintrt que tout autre. Ces avantages rendent naturellement plus ais le travail de synthse des auteurs en ce qui concerne le problme des sources ; mais la masse de documents quils doivent assimiler tend donner un caractre plus astreignant leur tche.

    Priodisation du Colonialisme en AfriqueIl convient dexaminer ici brivement la question de la priodisation de lhistoire du colonialisme en Afrique, question dont de nombreux histo-riens ne se sont pas soucis, mais qui a t souleve par A. B. Davidson et M. Crowder dans les annes 1960.

    Certains historiens ont propos 1870 comme date du dbut des luttes coloniales en Afrique et de la conscration de la domination coloniale. Cette date semble cependant prmature. Comme G. N. Uzoigwe le montre dans le chapitre 2, ce sont les activits des Franais en Sngambie, de Lopold, roi des Belges, reprsent par H. M. Stanley, des Franais par Pierre Savorgnan de Brazza au Congo et des Portugais en Afrique centrale qui dclenchrent cette mle ; or, il est clair que toutes les activits nont pas commenc avant la fin des annes 1870 et le dbut des annes 1880. Il semble donc que 1880 soit un repre plus appropri que 187020. De 1880 leffondrement du colo-nialisme dans les annes 1960 et 1970, ltude de la domination coloniale, des ractions et des initiatives africaines devrait se diviser en trois priodes. La premire irait de 1880 1919 (avec deux subdivisions : 1880-1900 et 1900-1919, correspondant respectivement la conqute et loccupation) ; cest ce que nous appellerons la priode de la dfense, de la souverainet et de lindpendance africaines par le recours la stratgie de laffrontement, de lalliance ou de la soumission temporaire. La deuxime irait de 1919 1935 ; cest la priode de ladaptation, la stratgie employe tant celle de la protes-tation ou de la rsistance. La troisime, commenant en 1935, est la priode des mouvements dindpendance, la stratgie tant laction concrte21.

    Notre thse est la suivante : la priode allant de 1880 aux environs de 1919 priode dite de pacification selon certains historiens a vu, dans la perspective europenne, lachvement du partage sur les cartes, le dploie-ment des troupes destines le concrtiser sur le terrain, puis loccupation effective des zones conquises, dont tmoigne lintroduction de diverses mesures administratives et dune infrastructure routire, ferroviaire et tl-graphique en vue de lexploitation des ressources coloniales. Du point de

    20. Voir M. Crowder, 1968, p. 17 -19.21. Pour les diverses priodisations, voir A. B. Davidson dans T. O. Ranger (dir. publ.), 1968 (c), p. 177 -188, et M. Crowder, 1968, p. 17 -19.

  • lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    38

    vue africain, au cours de cette priode, les rois, les reines, les chefs de lignage et de clan sont tous domins par une seule et imprieuse considration : maintenir ou recouvrer leur souverainet, leur patrimoine et leur culture, quelle que soit la stratgie adopte affrontement, alliance ou soumission. En 1919, dans presque toute lAfrique, lexception notoire de la Libye, de certaines parties du Sahara, du Libria et de lthiopie, les affrontements se sont termins en faveur des Europens, et tous les Africains, quon les appelle rsistants ou collaborateurs, ont perdu leur souverainet.

    Au cours de la seconde phase, comprise entre 1919 et 1935, on peut ran-ger juste titre les ractions africaines dans la catgorie des manifestations de rsistance, ou mieux, des protestations. Nous avons choisi 1919 non seu-lement parce que cette date a succd des vnements marquants comme la premire guerre mondiale, la rvolution dOctobre dans la Russie tsariste et la runion du premier Congrs panafricain par Du Bois qui eurent un impact rvolutionnaire sur le cours de lhistoire mondiale mais galement parce qu ce moment-l, lopposition loccupation europenne en Afrique a cess pratiquement partout.

    Pour clore la priode tudie dans ce volume, nous avons galement prfr 1935 1945, car 1935 est lanne de linvasion et de loccupation de lthiopie par les forces fascistes de Mussolini. Cette crise bouleversa et indigna profondment les Africains, en particulier les intellectuels, et dune faon gnrale les Noirs du monde entier. Elle leur fit galement prendre conscience de faon encore plus dramatique, et bien plus encore que la deuxime guerre mondiale de la nature inhumaine, raciste et oppressive du colonialisme. Kwame Nkrumah qui devait devenir plus tard premier prsident du Ghana dcrit ainsi ses ractions en apprenant linvasion : Jai presque eu limpression, ce moment-l, que tout Londres mavait dclar personnellement la guerre22. Et il avoue que cette crise augmente sa haine du colonialisme.

    vrai dire, la lutte entreprise pour la libration de lAfrique du joug du colonialisme aurait trs probablement t lance la fin des annes 1930 si la deuxime guerre mondiale navait pas clat.

    La dernire priode, qui va de 1935 au dclenchement des luttes rvo-lutionnaires pour lindpendance, relevant proprement parler du dernier volume de la srie, nous nous abstiendrons de ltudier ici.

    22. K. Nkrumah, 1957, p. 27.

  • 39

    introduction : une priode de guerres et de bouleversements rvolutionnairesLa gnration de 1880 -1914 a t le tmoin dune des mutations historiques les plus importantes, peut-tre, des temps modernes. Cest en effet au cours de cette priode que lAfrique, continent de vingt-huit millions de kilom-tres carrs, fut partage, conquise et effectivement occupe par les nations industrialises dEurope. Les historiens nont pas encore rellement mesur lampleur des consquences dsastreuses de cette priode de guerres conti-nuelles tant sur le colonis que sur le colonisateur, bien quils soulignent en gnral quil sagit l dune poque de bouleversements rvolutionnaires fondamentaux.

    Limportance de cette phase historique dpasse cependant de beaucoup la guerre et les changements qui la caractrisent. Lhistoire a vu des empires se constituer puis scrouler ; conqutes et usurpations sont aussi anciennes que lhistoire elle-mme, et, depuis bien longtemps, divers modles dadministra-tion et dintgration coloniales avaient t expriments. LAfrique a t le dernier continent tre conquis par lEurope. Ce quil y a de remarquable dans cette priode, cest, du point de vue europen, la rapidit et la facilit relative avec lesquelles, par un effort coordonn, les nations occidentales occuprent et subjugrent un aussi vaste continent. Le fait est sans prcdent dans lhistoire.

    Comment expliquer pareil phnomne ? Ou encore, pourquoi lAfrique a-t-elle t partage politiquement et mthodiquement occupe prcisment ce moment-l ? Pourquoi les Africains ont-ils t incapables de tenir leurs

    c h a p i t r e 2

    Partage europen et Conqute de lAfrique : Aperu Gnral

    Godfrey N. Uzoigwe

  • 40

    lAFrique sous DominAtion CoLoniALe, 1800-1935

    adversaires en chec ? Ces questions ont suscit chez les historiens du par-tage de lAfrique et du nouvel imprialisme des explications fort ingnieuses depuis les annes 1880, mais aucune de ces explications na pu simposer nettement, telle enseigne que lhistoire de ce partage est devenue lun des thmes les plus controverss et les plus passionnels de notre temps. Le sp-cialiste est ainsi confront une tche immense : trouver un fil directeur dans le fantastique enchevtrement dinterprtations aussi contradictoires.

    Le partage de lAfrique et le nouvel imprialisme : examen des diffrentes thoriesNous recourrons au bon sens pour mettre un peu dordre dans lcheveau des thories auxquelles cette mutation capitale de lhistoire africaine a donn naissance