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Hollyweb : « le gang des douze » Libertaire, Internet ? En réalité, il a vu naître en vingt ans un oligopole formé des grands groupes de communication alliés aux jeunes entreprises du Web. Le numérique est une industrie lourde. Entièrement américaine.
par Divina Frau-Meigs
Les critiques d’Internet les appellent le « gang des cinq » (Microsoft, Cisco, Google, Yahoo ! et Apple, auquel se rajoute Facebook) pour dénoncer la montée en puissance de ces corporations récentes organisées en monopole, et le risque qu’elles « clôturent » l’Internet en rendant payants des services jusque-là perçus comme ouverts et gratuits. Mais c’est bien autre chose qui se joue : la naissance de « Hollyweb », à savoir l’alliance de ces six-là avec les corporations des médias de masse (GE, Disney, Time Warner, News Corp, Viacom et CBS).
Hollyweb, qui pèse en 20122 545 milliards de dollars*, est une alliance objective, où chaque corporation contrôle un secteur d’activités déterminé en s’assurant la neutralité coopérative des autres. En surface, l’écran audiovisuel joue son rôle de pourvoyeur de série, films, sports, etc. ; en profondeur, l’écran réticulaire (réseaux sociaux, jeux vidéo en ligne) se nourrit du premier pour proposer des services personnalisés et provoquer des conversations porteuses de lien social, qui viennent alimenter l’écran de surface. Ainsi CBS est la plus grosse pourvoyeuse de vidéos de Google.
Historiquement, les firmes sont les héritières du projet militaire Arpanet né de la guerre froide. Pour que les centres de commande vitaux du pays puissent fonctionner en cas d’attaque ennemie, l’idée de génie était de dématérialiser les documents et de séparer les données en « paquets » circulant de manière décentralisée, pour les réorganiser à réception par le biais des métadonnées. C’était l’ancêtre d’Internet. Les États-Unis ont créé les standards de cette nouvelle circulation de l’information et de son contrôle, se donnant les moyens de la domination des marchés.
Le mythe libertaire d’un Internet issu de la volonté individuelle d’acteurs libres (Steve Jobs, Bill Gates, etc.), de la coopération généreuse et spontanée d’un nombre croissant d’individus occulte le fait que le gouvernement américain, par le biais du ministère du Commerce (et non plus de la Défense),a investi des fortunes pour créer l’infrastructure nécessaire à la création du World Wide Web et garde le contrôle des serveurs racines.
Le relais a été pris dans la Californie de la fin du XXe siècle par une population très éduquée et diverse, un milieu universitaire riche et dense et une énorme capacité de financement adossée à un droit californien très protecteur. Ces ingrédients ont favorisé le développement d’entreprises qui ont choisi la prise de risque et l’intéressement plutôt que l’emploi salarié réglementé. Le soutien de l’état s’est manifesté par la levée de restriction antitrust qui a permis, à partir de 1996, de spectaculaires mégafusions. On est passé du surf à loisir à l’exploitation minière de données.
Au même moment, sous l’influence des penseurs de l’école de Santa Fe, créée par John Holland en 1987, est née une vision de l’économie adossée aux neurosciences qui souligne l’importance de la socialisation dans les mécanismes de décision et les choix non rationnels très puissants suscités par le besoin d’appartenance. Aussi ont émergé des biens nouveaux, les biens « expérientiels » (achetés seulement après test et usage comme les logiciels ou les »apps ») ou biens relationnels (les wikis, les blogs et les webs).
L’informatique commerciale ne fait pas autre chose vendant du réseau social (Yahoo !, Facebook), du style de vie (Apple) et des contenus à forte valeur ajoutée hédoniste comme les jeux en ligne (CBS, News Corps, Viacom). En permettant un repérage rapide et individualisé par la publicité, Google assure la pérennité du modèle commercial américain. Rien à voir avec un service public ! Hollyweb associe spectacles (télévision, radio, cinéma, internet) et services (navigation, sécurité, téléprésence).
Les secteurs de plus en plus intégrés sont partagés entre les équipementiers (Cisco, Viacom, GE), les opérateurs (Google, Microsoft, Yahoo), les diffuseurs (Apple, Disney, Time Warner) et les agrégateurs de liens sociaux (Facebook, Youtube). Le tout permet un réseau d’influence qui conditionne la production, la médiation et les usages, avec de nouvelles prises en compte de l’usager identifié et profilé au plus près. Le rapprochement entre entreprises de médias traditionnels et jeunes compagnies du Web répond à une double logique : les premières reconnaissent l’importance dui nouveau média et de sa logique de service, les deuxièmes ont besoin d’audience et de contenus.
Certains qualifient cette nouvelle forme de capitalisme contemporain de « cognitif ». Il faudrait plutôt dire « matriciel » : les modes de gestion de l’entreprise se convertissent au matrix management, qui conçoit les ressources humaines comme des réseaux multitâches où tous doivent avoir le sentiment de pouvoir s’investir. Le but est de contrôler en douceur, et dans sa totalité, le travail collectif et les conflits sociaux. Les problèmes de dégraissage et de licenciement sont répercutés dans une périphérie trop éloignée (out-sourcing) pour susciter des mouvements de solidarité.
Reste que les centres de décisions et de recherches, que ce soit le contrôle du capital ou du développement, se concentrent aux États-Unis, surtout en Californie. La globalisation est partiellement une américanisation déguisée, qui ne reflète qu’une accélération des échanges commerciaux par ailleurs commencée au siècle dernier. Les américains n’y perdent pas vraiment leur identité, ils imposent la leur. La marchandisation du monde ne relève pas seulement de l’espace géographique mais aussi de l’univers politique et idéologique. Et celui-ci tend à présenter une vision sublimée des relations sociales et économiques modulées par la technologie et les systèmes électroniques commerciaux, qui restent une industrie lourde : minerais rares, réseaux filaires et optiques, satellites, recherche et développement, stockage…
La révolution de l’information n’a pas transformé les relations entre espace public et espace privé. Les hiérarchies et les oligopoles ne sont pas tombés. Ils se sont renforcés par une petite cure de jouvence électronique.
par Divina Frau-Meigs,
Les Collections de L'Histoire n°56, juillet-août 2012, p. 74
DIVINA FRAU-MEIGS est professeur à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris-III en langues et littératures anglo-saxonnes et en sciences de l’information et de la communication. Elle est experte auprès de l’Unesco, de la Commission européenne et du Conseil de l’Europe. Elle a notamment publié Médias et cognition sociale : dépasser les paniques médiatiques (Eres, 2010).
Douze géants
Equipementiers comme Cisco, GE, Viacom, opérateurs comme Google, Microsoft, Yahoo !, diffuseurs comme Apple, Disney, Time Warner, agrégateurs de liens sociaux comme Facebook, douze géants se partagent la Toile. Le total de leur chiffre d’affaires
en 2011 s’élevait à 545
milliards de dollars. Les entreprises les plus jeunes côtoient les groupes nés des fusions des grandes industries des médias et du divertissement.
L’intégralité du tableau peut
être consultée sur histoire.presse.fr : http://www.histoire.presse.fr/web/la-une/hollyweb-le-gang-des-douze-lintegralite-du-tableau-12-07-2012-47127