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20 Le Soir Samedi 10 et dimanche 11 avril 2021 20 culture RÉCIT NICOLAS CROUSSE I ls sont prĂšs de 200. Artistes, Ă©cri- vains, musiciens, journalistes, des- sinateurs
 SommitĂ©s et ano- nymes. PersonnalitĂ©s publiques, mais aussi proches, parents, voisins. Belges, du nord comme du sud du pays. Euro- pĂ©ens, aussi, qui s’expriment qui en an- glais, qui en allemand, qui en catalan
 « Ils sont venus, ils sont tous lĂ  », comme dans la chanson d’Aznavour. RassemblĂ©s pour une ronde schnitzle- rienne autour d’une tombe imaginaire. Comme Ă  des funĂ©railles d’antan, du temps d’avant le covid : ce bon vieux temps oĂč, pour pleurer un ami, un pa- rent, un proche, parfois mĂȘme un concurrent qui vous quittait Ă  jamais, on prenait prĂ©cisĂ©ment son temps, et autour de la mĂ©moire du cher disparu, on se souvenait, et l’on se mettait chacun Ă  raconter. « Je me souviens, Jacques
 » Jacques De Decker, nĂ© Ă  Schaerbeek en aoĂ»t 1945, quelques jours aprĂšs le bombardement d’Hiroshima, est mort le 12 avril 2020, au moment prĂ©cis oĂč le virus devenait incontrĂŽlable et jouait Ă  l’aveugle les serial killers. Il n’aura pas eu les honneurs d’une cĂ©rĂ©monie d’adieu. Son enterrement, au cimetiĂšre d’Uccle, se fit dans la plus grande confi- dentialitĂ©. Mais voilĂ , un an a passĂ©, et cette fois, ils sont (presque) tous lĂ , les amis de Jacques, rĂ©unis dans un trĂšs beau livre qui lui est consacrĂ©, conçu Ă  l’initiative de Claudia Ritter, son Ă©pouse alle- mande, et mis en page par Jan Martens. Cela alors que la revue Marginales, dont il Ă©tait le directeur, lui rend un double hommage, moult textes Ă  l’ap- pui. « Je vais promener ma truffe » : c’est le titre du livre, qui se lit dans diverses langues (selon les auteurs). Une balade imaginaire dans l’univers de Jacques, avec pour fil rouge les objets et les lieux qu’il aimait et qui l’inspiraient (restau- rants, bureau, rĂ©daction du Soir
), photographiĂ©s par Eddie Bonesire. C’est aussi la petite phrase que Jacques, avec son sourire de chat du Cheshire (celui de Lewis Carroll), adressait Ă  Claudia, lorsqu’il partait faire un tour, et allait se ressourcer ici ou lĂ , au cinĂ©ma, Ă  PĂȘle-MĂȘle ou dans quelque brocante bruxelloise. Ce livre, c’est donc une sĂ©ance de rattrapage. Pour dire les mots. La gratitude. Et sa- luer le rĂšgne d’un homme multiple, boulimique, Ă  la curiositĂ© insatiable. Le casting des « contributeurs » ? Il est Ă©tourdissant. Amin Maalouf, GĂ©ral- dine Schwarz, Philippe Claudel, Cees Nooteboom, AmĂ©lie Nothomb, Pierre Mertens, Etienne Verhasselt, Jean-Phi- lippe Toussaint, Caroline Lamarche, Vincent Engel, Tom Lanoye, Stefan Hartmans, Anatole Atlas, BenoĂźt Pee- ters, Posy Simmonds, Bernard Foc- croulle, Gilles Ledure, Francis Danne- mark, son copain d’école Alain Beren- boom
 N’en jetez plus ! Il y a aussi Nicolas Vadot, le dessinateur du Vif L’Express, qui signe la trĂšs belle couver- ture du livre. CuriositĂ©, gĂ©nĂ©rositĂ© Le plus remarquable, lĂ -dedans ? C’est un homme de l’ombre que l’on cĂ©lĂšbre ici. Oh, certes, Jacques De Decker avait le don d’ubiquitĂ©, et Ă©tait omniprĂ©sent depuis un demi-siĂšcle sur notre scĂšne artistique, intellectuelle et culturelle. Il avait tous les talents, et bien des « cas- quettes » – journaliste, critique littĂ©- raire, dramaturge, romancier, bio- graphe, professeur, librettiste, traduc- teur, animateur, agitateur d’idĂ©es, se- crĂ©taire perpĂ©tuel Ă  l’AcadĂ©mie royale de langue et de littĂ©rature françaises de Belgique. Ce n’était pourtant pas Victor Hugo. Ni Hugo Claus (qu’il vĂ©nĂ©rait). Bien qu’abondante, son Ɠuvre littĂ©raire ne restera pas forcĂ©ment dans l’histoire de nos Lettres. Et pourtant, Jacques De Decker, bien que dans l’ombre, occupait dans notre pays une place centrale, et disons-le majeure : comme grand serviteur des Arts et des Lettres. Sa curiositĂ© n’avait d’égal que sa gĂ©nĂ©rositĂ©. « Il Ă©tait d’une gĂ©nĂ©rositĂ© immense voire sans me- sure », confirme Yves Namur, qui lui a succĂ©dĂ© Ă  l’AcadĂ©mie au 1 er janvier 2020. « MĂȘme devant des projets qui auraient pu paraĂźtre, pour d’autres, or- dinaires ou secondaires. Je pense qu’il Ă©tait conscient de cette fonction : servir coĂ»te que coĂ»te la littĂ©rature, les au- trices et les auteurs
 et cela au dĂ©tri- ment de sa propre crĂ©ation. » Caroline Lamarche ne dit pas autre chose, elle qui signe un poĂšme dĂ©diĂ© Ă  l’homme, en le remerciant d’avoir tant donnĂ© : « Ami, tu as pensĂ© Ă  nous manieurs de plumes diverses avant de penser Ă  toi-mĂȘme semeur infatigable de tes admirations. » Jean-Pol Baras rappelle que ce destin de grand commis de la culture n’était, Ă  l’origine, pas Ă©crit. « En abordant la quarantaine, Jacques Ă©tait promu Ă  une notoriĂ©tĂ© littĂ©raire (Il venait de publier La Grande Roue, trĂšs bien accueilli par la critique, NDLR). Le journalisme culturel qui l’absorbait le conduisit da- vantage Ă  rĂ©vĂ©ler des talents, encoura- ger de jeunes auteurs, dĂ©fendre les littĂ©- ratures de son pays. » « Petit maĂźtre des Pays-Bas du sud » A l’heure de cĂ©lĂ©brer la mĂ©moire de l’homme de sa vie, Claudia Ritter veut se souvenir d’un ĂȘtre curieux, bouli- mique, joyeux. « Il voulait tout voir, tour dĂ©couvrir. Et il y avait en lui une jubila- tion. » Claudia se rappelle que la bouli- mie de Jacques, « cet homme calme- ment hyperactif » (dixit Jean-Marie Wynants, du Soir), connaissait, quand il s’agissait de s’adonner Ă  son plaisir de la lecture, un jouissif rituel : « Il lisait dans la baignoire, et pouvait y rester comme ça pendant des heures. » « C’était un homme de la Renais- sance, Ă©crit AmĂ©lie Nothomb. Il en avait la culture encyclopĂ©dique, l’élĂ©gance, la finesse, l’enthousiasme (
) Sans lui, le monde littĂ©raire a perdu l’essentiel de son Ă©clat. » Gilles Ledure, patron de Flagey, le rat- tache quant Ă  lui Ă  un vieux rĂȘve euro- pĂ©en : « Sa maĂźtrise conjointe de langues germaniques et romanes, Ă©tayĂ©e par de solides connaissances his- toriques lui donnait la facultĂ© rare d’en- jamber la ligne de fracture fondamen- tale qui si souvent a dĂ©chirĂ© l’Europe. Et cet orfĂšvre du collectif, Ă  rebours du culte contemporain de l’ego, aimait par- tager son savoir, ses appĂ©tits, son inlas- sable curiositĂ©. » De Decker Ă©tait ceci dit plus germanique que latin, lui qui se considĂ©rait comme « un petit maĂźtre des Pays-Bas du Sud ». Le furet du bois joli Pour Guy Duplat (La Libre Belgique, aprĂšs avoir frĂ©quentĂ© De Decker au Soir), « Jacques, qui tant lutta pour faire vivre les lettres et le thĂ©Ăątre franco- phone belges, Ă©tait aussi le seul capable d’écrire dans les trois langues natio- nales, et il nous ouvrit le premier Ă  la lit- tĂ©rature flamande, au thĂ©Ăątre allemand ou Ă  la richesse sans fin d’Ibsen et de Shakespeare. » Tout voir, tout lire, tout savoir. En promenant sa truffe aux quatre vents. Au fond, Ă©crit le romancier Jean-Phi- lippe Toussaint, cet homme-lĂ , c’était le furet du bois joli. « Il court, il court, Jacques, on le voit partout sur les pho- tos, on le suit et perd sa trace, il est pas- sĂ© par ici, il file dĂ©jĂ  par lĂ , Ă  Bruxelles, dans son bureau de l’AcadĂ©mie, dans les couloirs du Soir, au Cercle Gaulois, chez PĂȘle-MĂȘle, au Chapitre XII, Ă  Flagey, Ă  Passa Porta, dans une nacelle de la grande roue, assis sur une boule de l’Atomium, incognito sur un quai de la gare du Midi, au parc Tenbosch, sur l’es- trade de la bibliothĂšque des Riches- Claires. Il est devenu Zelig, Jacques, il nous donne le vertige, on le croise dans les vernissages, les rencontres littĂ©- raires, les inaugurations, il court, il court, Jacques, il est passĂ© par ici, il re- passera par là
 » Un homme blessĂ© Un homme joyeux, un grand enthou- siaste ? Souvent. Et pourtant
 Ses bles- sures Ă©taient lĂ , sous la peau, et parfois elles se rĂ©veillaient. « L’imposture et le manque de loyautĂ© le mettaient en co- lĂšre, surtout quand il s’agissait de ses amis », reprend Claudia Ritter. La mort de son frĂšre Armand, aprĂšs une des- cente aux enfers sur le plan politique, liĂ©e au Kazakhgate, l’avait laissĂ© incon- solable. Et parfois en colĂšre. Sans doute voulait-il laver l’honneur perdu du petit frĂšre. Rien n’y fit. Homme du vingtiĂšme siĂšcle, que Ainsi vivait Jacques D HOMMAGE Ecrivain, journaliste, dramaturge, agitateur d’idĂ©es, grand serviteur des Arts et des Lettres, Jacques De Decker disparaissait l’an dernier Ă  l’ñge de 74 ans. EnterrĂ© dans un anonymat de circonstance, covid oblige, il tient aujourd’hui sa revanche posthume. PrĂšs de 200 plumes, cĂ©lĂ©britĂ©s et amis, le racontent dans un trĂšs beau livre, conçu par son Ă©pouse, Claudia Ritter. Jacques De Decker du temps des jours heureux, lisant dans sa baignoire. © CLAUDIA RITTER APRIL 21 25 balkan trafk. com ◆ SHANTEL & BUCOVINA CLUB ORKESTAR ◆ ◆ DUBIOZA KOLEKTIV ◆ ZDOB ȘI ZDUB ◆ BALKAN JAZZOVIĆ QUINTET FT. THEODOSII SPASSOV & IBRAHIM MAALOUF THE ROCKING BEEZ FT. AMPARO SÁNCHEZ & NELE KARAJLIĆ & many more! LIVE MUSIC DOCU DEBATES NEWS 20007658

HOMMAGE Ainsi vivait Jacques De Deck

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Le Soir Samedi 10 et dimanche 11 avril 2021

20 culture

RÉCIT

NICOLAS CROUSSE

Ils sont prÚs de 200. Artistes, écri-vains, musiciens, journalistes, des-sinateurs
 Sommités et ano-

nymes. PersonnalitĂ©s publiques, maisaussi proches, parents, voisins. Belges,du nord comme du sud du pays. Euro-pĂ©ens, aussi, qui s’expriment qui en an-glais, qui en allemand, qui en catalan « Ils sont venus, ils sont tous lĂ  »,comme dans la chanson d’Aznavour.RassemblĂ©s pour une ronde schnitzle-rienne autour d’une tombe imaginaire.Comme Ă  des funĂ©railles d’antan, dutemps d’avant le covid : ce bon vieuxtemps oĂč, pour pleurer un ami, un pa-rent, un proche, parfois mĂȘme unconcurrent qui vous quittait Ă  jamais,on prenait prĂ©cisĂ©ment son temps, etautour de la mĂ©moire du cher disparu,on se souvenait, et l’on se mettaitchacun Ă  raconter. « Je me souviens,Jacques
 »

Jacques De Decker, nĂ© Ă  Schaerbeeken aoĂ»t 1945, quelques jours aprĂšs lebombardement d’Hiroshima, est mortle 12 avril 2020, au moment prĂ©cis oĂč levirus devenait incontrĂŽlable et jouait Ă l’aveugle les serial killers. Il n’aura paseu les honneurs d’une cĂ©rĂ©monied’adieu. Son enterrement, au cimetiĂšred’Uccle, se fit dans la plus grande confi-dentialitĂ©.

Mais voilĂ , un an a passĂ©, et cette fois,ils sont (presque) tous lĂ , les amis deJacques, rĂ©unis dans un trĂšs beau livrequi lui est consacrĂ©, conçu Ă  l’initiativede Claudia Ritter, son Ă©pouse alle-mande, et mis en page par Jan Martens.Cela alors que la revue Marginales,dont il Ă©tait le directeur, lui rend undouble hommage, moult textes Ă  l’ap-pui.

« Je vais promener ma truffe » : c’estle titre du livre, qui se lit dans diverseslangues (selon les auteurs). Une baladeimaginaire dans l’univers de Jacques,avec pour fil rouge les objets et les lieuxqu’il aimait et qui l’inspiraient (restau-rants, bureau, rĂ©daction du Soir
),photographiĂ©s par Eddie Bonesire.

C’est aussi la petite phrase queJacques, avec son sourire de chat duCheshire (celui de Lewis Carroll),adressait Ă  Claudia, lorsqu’il partaitfaire un tour, et allait se ressourcer iciou lĂ , au cinĂ©ma, Ă  PĂȘle-MĂȘle ou dansquelque brocante bruxelloise. Ce livre,c’est donc une sĂ©ance de rattrapage.Pour dire les mots. La gratitude. Et sa-luer le rĂšgne d’un homme multiple,boulimique, Ă  la curiositĂ© insatiable.

Le casting des « contributeurs » ? Il

est Ă©tourdissant. Amin Maalouf, GĂ©ral-dine Schwarz, Philippe Claudel, CeesNooteboom, AmĂ©lie Nothomb, PierreMertens, Etienne Verhasselt, Jean-Phi-lippe Toussaint, Caroline Lamarche,Vincent Engel, Tom Lanoye, StefanHartmans, Anatole Atlas, BenoĂźt Pee-ters, Posy Simmonds, Bernard Foc-croulle, Gilles Ledure, Francis Danne-mark, son copain d’école Alain Beren-boom
 N’en jetez plus ! Il y a aussiNicolas Vadot, le dessinateur du VifL’Express, qui signe la trĂšs belle couver-ture du livre.

CuriositĂ©, gĂ©nĂ©rositĂ©Le plus remarquable, lĂ -dedans ? C’estun homme de l’ombre que l’on cĂ©lĂšbreici. Oh, certes, Jacques De Decker avaitle don d’ubiquitĂ©, et Ă©tait omniprĂ©sentdepuis un demi-siĂšcle sur notre scĂšneartistique, intellectuelle et culturelle. Ilavait tous les talents, et bien des « cas-quettes » – journaliste, critique littĂ©-raire, dramaturge, romancier, bio-graphe, professeur, librettiste, traduc-teur, animateur, agitateur d’idĂ©es, se-crĂ©taire perpĂ©tuel Ă  l’AcadĂ©mie royalede langue et de littĂ©rature françaises deBelgique. Ce n’était pourtant pas VictorHugo. Ni Hugo Claus (qu’il vĂ©nĂ©rait).Bien qu’abondante, son Ɠuvre littĂ©rairene restera pas forcĂ©ment dans l’histoirede nos Lettres.

Et pourtant, Jacques De Decker, bienque dans l’ombre, occupait dans notrepays une place centrale, et disons-lemajeure : comme grand serviteur desArts et des Lettres. Sa curiositĂ© n’avaitd’égal que sa gĂ©nĂ©rositĂ©. « Il Ă©tait d’unegĂ©nĂ©rositĂ© immense voire sans me-sure », confirme Yves Namur, qui lui asuccĂ©dĂ© Ă  l’AcadĂ©mie au 1er janvier2020. « MĂȘme devant des projets quiauraient pu paraĂźtre, pour d’autres, or-dinaires ou secondaires. Je pense qu’ilĂ©tait conscient de cette fonction : servircoĂ»te que coĂ»te la littĂ©rature, les au-trices et les auteurs
 et cela au dĂ©tri-ment de sa propre crĂ©ation. »

Caroline Lamarche ne dit pas autrechose, elle qui signe un poĂšme dĂ©diĂ© Ă l’homme, en le remerciant d’avoir tantdonnĂ© :

« Ami, tu as pensĂ© Ă  nousmanieurs de plumes diversesavant de penser Ă  toi-mĂȘmesemeur infatigablede tes admirations. »Jean-Pol Baras rappelle que ce destin

de grand commis de la culture n’était, Ă l’origine, pas Ă©crit. « En abordant laquarantaine, Jacques Ă©tait promu Ă  unenotoriĂ©tĂ© littĂ©raire (Il venait de publierLa Grande Roue, trĂšs bien accueilli par

la critique, NDLR). Le journalismeculturel qui l’absorbait le conduisit da-vantage Ă  rĂ©vĂ©ler des talents, encoura-ger de jeunes auteurs, dĂ©fendre les littĂ©-ratures de son pays. »

« Petit maĂźtre des Pays-Bas du sud »A l’heure de cĂ©lĂ©brer la mĂ©moire del’homme de sa vie, Claudia Ritter veutse souvenir d’un ĂȘtre curieux, bouli-mique, joyeux. « Il voulait tout voir, tourdĂ©couvrir. Et il y avait en lui une jubila-tion. » Claudia se rappelle que la bouli-mie de Jacques, « cet homme calme-ment hyperactif » (dixit Jean-MarieWynants, du Soir), connaissait, quand ils’agissait de s’adonner Ă  son plaisir de lalecture, un jouissif rituel : « Il lisait dansla baignoire, et pouvait y rester commeça pendant des heures. »

« C’était un homme de la Renais-sance, Ă©crit AmĂ©lie Nothomb. Il en avaitla culture encyclopĂ©dique, l’élĂ©gance, lafinesse, l’enthousiasme (
) Sans lui, lemonde littĂ©raire a perdu l’essentiel deson Ă©clat. »

Gilles Ledure, patron de Flagey, le rat-tache quant Ă  lui Ă  un vieux rĂȘve euro-pĂ©en : « Sa maĂźtrise conjointe delangues germaniques et romanes,Ă©tayĂ©e par de solides connaissances his-toriques lui donnait la facultĂ© rare d’en-jamber la ligne de fracture fondamen-tale qui si souvent a dĂ©chirĂ© l’Europe. Etcet orfĂšvre du collectif, Ă  rebours duculte contemporain de l’ego, aimait par-tager son savoir, ses appĂ©tits, son inlas-sable curiositĂ©. » De Decker Ă©tait cecidit plus germanique que latin, lui qui seconsidĂ©rait comme « un petit maĂźtredes Pays-Bas du Sud ».

Le furet du bois joliPour Guy Duplat (La Libre Belgique,aprĂšs avoir frĂ©quentĂ© De Decker auSoir), « Jacques, qui tant lutta pourfaire vivre les lettres et le thĂ©Ăątre franco-phone belges, Ă©tait aussi le seul capabled’écrire dans les trois langues natio-nales, et il nous ouvrit le premier Ă  la lit-tĂ©rature flamande, au thĂ©Ăątre allemandou Ă  la richesse sans fin d’Ibsen et deShakespeare. »

Tout voir, tout lire, tout savoir. Enpromenant sa truffe aux quatre vents.Au fond, Ă©crit le romancier Jean-Phi-lippe Toussaint, cet homme-lĂ , c’était lefuret du bois joli. « Il court, il court,Jacques, on le voit partout sur les pho-tos, on le suit et perd sa trace, il est pas-sĂ© par ici, il file dĂ©jĂ  par lĂ , Ă  Bruxelles,dans son bureau de l’AcadĂ©mie, dans lescouloirs du Soir, au Cercle Gaulois, chezPĂȘle-MĂȘle, au Chapitre XII, Ă  Flagey, Ă Passa Porta, dans une nacelle de la

grande roue, assis sur une boule del’Atomium, incognito sur un quai de lagare du Midi, au parc Tenbosch, sur l’es-trade de la bibliothĂšque des Riches-Claires. Il est devenu Zelig, Jacques, ilnous donne le vertige, on le croise dansles vernissages, les rencontres littĂ©-raires, les inaugurations, il court, ilcourt, Jacques, il est passĂ© par ici, il re-passera par là
 »

Un homme blessĂ©Un homme joyeux, un grand enthou-siaste ? Souvent. Et pourtant
 Ses bles-sures Ă©taient lĂ , sous la peau, et parfoiselles se rĂ©veillaient. « L’imposture et lemanque de loyautĂ© le mettaient en co-lĂšre, surtout quand il s’agissait de sesamis », reprend Claudia Ritter. La mortde son frĂšre Armand, aprĂšs une des-cente aux enfers sur le plan politique,liĂ©e au Kazakhgate, l’avait laissĂ© incon-solable. Et parfois en colĂšre. Sans doutevoulait-il laver l’honneur perdu du petitfrĂšre. Rien n’y fit.

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Ecrivain, journaliste, dramaturge, agitateur d’idĂ©es, grand serviteurdes Arts et des Lettres, Jacques De Decker disparaissait l’an dernierĂ  l’ñge de 74 ans. EnterrĂ© dans un anonymat de circonstance, covid oblige, il tient aujourd’hui sa revanche posthume. PrĂšs de 200 plumes, cĂ©lĂ©britĂ©s et amis, le racontent dans un trĂšs beau livre, conçu par son Ă©pouse, Claudia Ritter.

Jacques De Deckerdu temps des joursheureux, lisant dans sa baignoire. © CLAUDIA RITTER

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◆ SHANTEL & BUCOVINA CLUB ORKESTAR ◆◆ DUBIOZA KOLEKTIV ◆ ZDOB ȘI ZDUB ◆

BALKAN JAZZOVIĆ QUINTET FT. THEODOSII SPASSOV & IBRAHIM MAALOUF

THE ROCKING BEEZ FT. AMPARO SÁNCHEZ & NELE KARAJLIĆ

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Le Soir Samedi 10 et dimanche 11 avril 2021

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l’écrivaine GĂ©raldine Schwarz rattacheau temps passĂ© de Stefan Zweig, De De-cker s’interrogeait, aussi, sur les Ă©gare-ments possibles de sa gĂ©nĂ©ration. Dansune lettre adressĂ©e en dĂ©cembre 2019 Ă notre collĂšgue BĂ©atrice Delvaux, ilĂ©crit : « Nous vivons des temps pĂ©-rilleux. Nous n’avons du fait de nos Ăągesrien de personnel Ă  craindre de cetteĂ©poque. Mais ceux qui nous suivent !Par quoi avons-nous Ă©tĂ© abusĂ©s ?Avons-nous vraiment vu clair, ou avons-nous manquĂ© de vigilance ? Et quand jedis nous, je parle au nom de notre caste,car c’en est une, celle des tĂ©moins sup-posĂ©s avertis, celle des supposĂ©s initiĂ©s.OĂč avons-nous failli ? »

Au cƓur de ses questionnements, il yavait sans doute aussi celui touchant Ă l’évolution du journalisme. « Jusqu’aubout, observe Claudia Ritter, il entrete-nait des rapports trĂšs affectifs avec LeSoir, qui Ă©tait restĂ© son journal. » Sansdoute Jacques se souvenait-il du tempsoĂč il cĂŽtoyait, Ă  la rĂ©daction, Yvon Tous-saint, son rĂ©dacteur en chef et mentor,qui l’envoya en novembre 1985, l’annĂ©eoĂč il devint responsable culturel despages du journal, couvrir Ă  GenĂšve larencontre historique entre Ronald Rea-gan et MikhaĂŻl Gorbatchev (ce que rap-pelle avec amusement notre collĂšgueJean-Claude Vantroyen). Au Soir,Jacques se sentait proche, dĂšs ces an-nĂ©es-lĂ , de Pol Mathil, RenĂ© Haquin,Jean-Claude Vantroyen ou ColetteBraeckman.

On doit Ă  cette derniĂšre un superbetexte, publiĂ© dans le livre. On ne rĂ©sistepas au plaisir de citer un extrait : « Onaurait tort de dire que Jacques Ă©tait par-tout. La rĂ©alitĂ©, c’est qu’il Ă©tait lĂ . Avecses yeux pĂ©tillants de malice, son sou-rire bienveillant, sa main tendue et tou-jours ses bonnes idĂ©es, qu’il s’agissed’un article, d’un projet de livre, d’unemanifestation culturelle et, plus sĂ»re-ment encore, d’une amitiĂ©. Au longcours.

Jacques était là. Au premier rang duThéùtre PoÚme, à écouter les artistes,

les Ă©crivains dĂ©couverts par MoniqueDorsel. Au Festival d’Avignon, Ă  courirpartout pour applaudir, encourager lesauteurs, les comĂ©diens venus de Bel-gique. Il Ă©tait lĂ , Ă  la rĂ©daction du Soir,oĂč nous sommes entrĂ©s Ă  la mĂȘmeĂ©poque. DĂšs le dĂ©but, son Ă©ruditionĂ©tait stupĂ©fiante. Il avait lu, traduit,compris. Il nous parlait des Ă©crivainsbelges francophones mais surtout,avant BĂ©atrice Delvaux, il allait voir del’autre cĂŽtĂ© de la barriĂšre linguistique etil nous ramenait des pĂ©pites. »

Des poĂšmes, la nuitClaudia Ritter se souvient que Jacques,au moment oĂč la pandĂ©mie s’invitadans nos vies, Ă©tait assez serein. « IlĂ©crivait des poĂšmes, la nuit. Il avait destas de projets, autour de la poĂ©sie, de lamusique, d’une biographie de Brecht
Il s’était doucement habituĂ© Ă  sa nou-velle vie de retraitĂ©. »

Ses proches lui prĂ©paraient quelquessurprises pour ses 75 ans Ă  venir. Etpuis, le destin, aussi cruel que farceur,s’en est mĂȘlĂ©. Et ça s’est passĂ© commeça, Ă©crit Thierry Fiorilli (Le Vif L’Ex-press) : « Le 12 avril, c’est le cƓur qui alĂąchĂ©. Ce cƓur qui battait la chamadepour le talent, pour les femmes soleils,la grĂące, la culture non rĂ©duite au rangde loisir, pour les mots justes, sertis, quidonnent des forces, qui Ă©largissent l’ho-rizon, qui Ă©lĂšvent. Pour la cuisine quirend meilleur, sans qu’elle arbore desĂ©toiles sur le torse. Pour les gens dont lamusique intĂ©rieure fait danser lesflammes de l’ñme. »

LĂ  oĂč il est, gageons que Jacques DeDecker a retrouvĂ© son sourire deCheshire. Ses amis sont venus, ils sonttous lĂ . Cette fois, les choses ont Ă©tĂ© bienfaites. Les mots d’adieu ont Ă©tĂ© dits.DĂ©sormais de l’autre cĂŽtĂ© du miroir, nonloin de Carroll, Ibsen, Goethe, de Costeret Claus, l’homme peut maintenant sereposer.

s De Decker

Un mois avant sa mort,Jacques De Decker signaitce poÚme prémonitoire.

« Son rĂŽle dans la ronde »« Il avait, de tout temps, sollicitĂ© sa mort cherchant, avant le terme, Ă  convenir dĂ©jĂ , des tours et dĂ©tours que prendrait ce trĂ©pas sachant que par-delĂ , manquerait tout encor.Il savait de toujours, dĂšs l’ñge trĂ©buchant, oĂč il pouvait passer debout dessous les tables qu’il marchait, droit devant, vers le sort immuable rĂ©servĂ© Ă  l’humain irrĂ©vocablement.Il ne se plaignait pas, se pliait au destin, il cherchait seulement quel y serait son rĂŽle refusait d’ĂȘtre objet, victime, simple drĂŽle, marionnette aliĂ©nĂ©e aux jeux de ses filins. Il savait que trĂšs tĂŽt il lui faudrait crĂ©er entre son arrivĂ©e et son adieu au monde sa lĂ©gende Ă  lui seul, son rĂŽle dans la ronde, dans cet arpent de temps qu’il pouvait gouverner. C’est lĂ  qu’est ma partie ! dĂ©couvrait-il, heureux de disposer d’un peu de jeu dans l’engrenage d’un infime fragment, d’une furtive page dans le grand livre Ă©crit de la plume de dieu. »JACQUES DE DECKER, MARS 2020

En 2003, Jacques De De-cker donnait Ă  l’UCL uneconfĂ©rence sur son travailde dramaturge. Le texte estaujourd’hui repris dans levolume que publie l’AcadĂ©-mie royale de langue et delittĂ©rature françaises, consa-crĂ© au thĂ©Ăątre (cinq piĂšcesoriginales) de De Decker.Qui parle dans l’extrait quisuit du rapport de l’écrivainĂ  sa postĂ©ritĂ©.

« ConsidĂ©rer une Ɠuvre en devenir, c’est prendre lerisque de photographier un chantier plutĂŽt qu’unĂ©difice. On rĂ©torquera que toute Ɠuvre est Ă  jamaisun chantier, puisque son terme Ă©chappe Ă  l’auteur.J’ai la conviction nĂ©anmoins que l’on ne peut Ă©mettrede diagnostic qui vaille qu’à l’autopsie puisque ladĂ©marche crĂ©atrice ne s’adresse vĂ©ritablement qu’àl’audience posthume, qu’elle est la prĂ©paration oul’expĂ©dition par le vivant d’un don qui ne sera dĂ©ca-chetĂ© que lorsqu’il ne sera plus lĂ . Toute Ɠuvre quiimporte est testamentaire, non seulement de celuiqui l’a signĂ©e, mais du monde, de l’espace-tempsdont elle tĂ©moigne. »

« Toute Ɠuvre est Ă  jamais un chantier »

Les hommages Ă  Jacques De Deckersont nombreux, en ce printemps.Citons, en vrac et de façon nonexhaustive :– deux numĂ©ros spĂ©ciaux de la revueMarginales, qui eux aussi rassemblentde nombreux tĂ©moignages littĂ©raires(nouvelles, textes divers) inspirĂ©s parl’homme.– ThĂ©Ăątre, une Ă©dition du thĂ©Ăątre origi-nal complet prĂ©sentĂ©e par Paul Emond,ARLLFB, Bruxelles, 2020.– Suzanne Ă  la pomme, maxi-nouvellede De Decker, mise en images par MajaPolackova, Maelström, Bruxelles, 2020.Parmi les livres qui Ă©voquent l’Ɠuvrede Jacques De Decker :– VĂ©ronique Bergen, Jacques De Decker,L’immortel de l’AcadĂ©mie royale de Bel-gique, micro-essai, Lamiroy/collectionL’article, Bruxelles, 2020.– Claudia Ritter et Vincent Engel, L’autreGrand Jacques, un ensemble de textesrassemblĂ©s en bouquet d’hommages Ă JDD, Labor/collection PĂ©riples,Bruxelles, 1995, 136 pages. Cet ouvragea Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ© par la revue Marginales,sous la direction de Vincent Engel etXavier Vanvaerenbegh, no 305,automne/hiver 2020, 129 pages.– Julien-Paul Remy, Essai sur le thĂ©Ăątreoriginal de JDD (parution Ă  venir).– Philippe Remy-Wilkin, essai surl’Ɠuvre crĂ©ative (romans, nouvelles,thĂ©Ăątre) de JDD (tout prochainement).Claudia Ritter nous apprend en outre leprochain lancement d’un prix JacquesDe Decker Ă  Passaporta. Un hommageĂ  l’AcadĂ©mie royale de langue et littĂ©ra-ture françaises de Belgique (date Ă fixer). Un autre au ThĂ©Ăątre des Martyrs(date Ă©galement Ă  venir). Un cycle deconfĂ©rences (4 sĂ©ances) Ă  l’AcadĂ©miedes arts et lettres. D’autres hommages,prĂ©vus Ă  l’Ambassade de Belgique Ă Berlin, Ă  l’UniversitĂ© de Paderborn enAllemagne, Ă  Caceres (Espagne). UneconfĂ©rence de Jean Jauniaux, ex-rĂ©dac-teur en chef de la revue Marginales, auCollĂšge Belgique, en septembre.D’autres rendez-vous sont encore enprĂ©vision, vers la fin de l’annĂ©e.

L’annĂ©e De Decker

Je vais promenerma truffe JACQUES DE DECKEREd. Marot352 p, 180 illustrations,39,95 €En librairie le 21 avril.Infos et rĂ©servations : https://www.cleverland-communications.eu/order/

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