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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous en servir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942) Perspectives du matérialisme dialectique Transformation de la France Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux (1830) Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

Honoré de Balzac – Le bal de Sceauxlesmaterialistes.com/fichiers/pdf/perspectives/balzac-1830-le-bal... · Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux salle des Maréchaux aux Tuileries

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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistiquelégué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous enservir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie dupeuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942)

Perspectives du matérialisme dialectiqueTransformation de la France

Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux(1830)

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

Perspectives du matérialisme dialectique

Préface

Ce qui caractérise une classe décadente, c'est notamment qu'elle préfère la forme au contenu. Lesapparences deviennent ce qui est primordial ; quant au concret, quant à la réalité, quant aux faits, toutcela disparaît dans les limbes. Le bal de Sceaux est ici un ouvrage admirable de la part d'Honoré deBalzac, car malgré sa sympathie pour l'aristocratie et son haut niveau de culture, il voit qu'elle ne tientplus la route en tant que classe sociale. « Si ce n'est là le gentilhomme parfait, montre-moi un bourgeoisqui sache tout cela » reproche un vieux comte à une jeune femme. Mais celle-ci ne s'intéresse plus aucontenu, et elle trouve facilement qu'une personne, même aimée, n'est pas assez bien pour elle. On a làune perspective qu'on pourrait rapprocher d'aujourd'hui : combien d'histoires d'amour sont coulées parla prétention carriériste d'homme et de femmes qui, tels des joueurs de cartes, attendent le prochain tourpour disposer d'un meilleur jeu ? Sauf que les cartes sont des êtres humains, et que les sentiments ne sedirigent pas comme une entreprise. Le formalisme a toujours tort.

La Comédie Humaine

Études de mœursScènes de la vie privée

À HENRI DE BALZAC.

Son frère,

Honoré.

Le comte de Fontaine, chef de l’une des plusanciennes familles du Poitou, avait servi la causedes Bourbons avec intelligence et couragependant la guerre que les Vendéens firent à larépublique. Après avoir échappé à tous lesdangers qui menacèrent les chefs royalistesdurant cette orageuse époque de l’histoirecontemporaine, il disait gaiement : — Je suis unde ceux qui se sont fait tuer sur les marches dutrône ! Cette plaisanterie n’était pas sansquelque vérité pour un homme laissé parmi lesmorts à la sanglante journée des Quatre-Chemins. Quoique ruiné par des confiscations,ce fidèle Vendéen refusa constamment les placeslucratives que lui fit offrir l’empereur Napoléon.Invariable dans sa religion aristocratique, il enavait aveuglément suivi les maximes quand iljugea convenable de se choisir une compagne.

Malgré les séductions d’un riche parvenurévolutionnaire qui mettait cette alliance à hautprix, il épousa une demoiselle de Kergarouëtsans fortune, mais dont la famille est une desplus vieilles de la Bretagne.

La Restauration surprit monsieur de Fontainechargé d’une nombreuse famille. Quoiqu’iln’entrât pas dans les idées du généreuxgentilhomme de solliciter des grâces, il cédanéanmoins aux désirs de sa femme, quitta sondomaine, dont le revenu modique suffisait àpeine aux besoins de ses enfants, et vint à Paris.Contristé de l’avidité avec laquelle ses ancienscamarades faisaient curée des places et desdignités constitutionnelles, il allait retourner àsa terre, lorsqu’il reçut une lettre ministérielle,par laquelle une Excellence assez connue luiannonçait sa nomination au grade de maréchal-de-camp, en vertu de l’ordonnance quipermettait aux officiers des armées catholiquesde compter les vingt premières années inéditesdu règne de Louis XVIII comme années deservice. Quelques jours après, le Vendéen reçutencore, sans aucune sollicitation et d’office, lacroix de l’ordre de la Légion-d’Honneur et cellede Saint-Louis. Ébranlé dans sa résolution parces grâces successives qu’il crut devoir ausouvenir du monarque, il ne se contenta plus demener sa famille, comme il l’avait pieusementfait chaque dimanche, crier vive le Roi dans la

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

salle des Maréchaux aux Tuileries quand lesprinces se rendaient à la chapelle, il sollicita lafaveur d’une entrevue particulière. Cetteaudience, très-promptement accordée, n’eut riende particulier. Le salon royal était plein devieux serviteurs dont les têtes poudrées, vuesd’une certaine hauteur, ressemblaient à un tapisde neige. Là, le gentilhomme retrouva d’ancienscompagnons qui le reçurent d’un air un peufroid ; mais les princes lui parurent adorables,expression d’enthousiasme qui lui échappa,quand le plus gracieux de ses maîtres, de qui lecomte ne se croyait connu que de nom, vint luiserrer la main et le proclama le plus pur desVendéens. Malgré cette ovation, aucune de cesaugustes personnes n’eut l’idée de lui demanderle compte de ses pertes, ni celui de l’argent sigénéreusement versé dans les caisses de l’arméecatholique. Il s’aperçut, un peu tard, qu’il avaitfait la guerre à ses dépens. Vers la fin de lasoirée, il crut pouvoir hasarder une spirituelleallusion à l’état de ses affaires, semblable à celuide bien des gentilshommes. Sa Majesté se prit àrire d’assez bon cœur, toute parole marquée aucoin de l’esprit avait le don de lui plaire ; maiselle répliqua néanmoins par une de ces royalesplaisanteries dont la douceur est plus à craindreque la colère d’une réprimande. Un des plusintimes confidents du roi ne tarda pas às’approcher du Vendéen calculateur, auquel il fitentendre, par une phrase fine et polie, que lemoment n’était pas encore venu de compter avecles maîtres : il se trouvait sur le tapis desmémoires beaucoup plus arriérés que le sien, etqui devaient sans doute servir à l’histoire de laRévolution. Le comte sortit prudemment dugroupe vénérable qui décrivait un respectueuxdemi-cercle devant l’auguste famille. Puis, aprèsavoir, non sans peine, dégagé son épée parmi lesjambes grêles où elle s’était engagée, il regagnapédestrement à travers la cour des Tuileries lefiacre qu’il avait laissé sur le quai. Avec cetesprit rétif qui distingue la noblesse de vieilleroche chez laquelle le souvenir de la Ligue et desBarricades n’est pas encore éteint, il se plaignitdans son fiacre, à haute voix et de manière à secompromettre, sur le changement survenu à la

cour. — Autrefois, se disait-il, chacun parlaitlibrement au roi de ses petites affaires, lesseigneurs pouvaient à leur aise lui demander desgrâces et de l’argent, et aujourd’hui l’onn’obtiendra pas, sans scandale, leremboursement des sommes avancées pour sonservice ? Morbleu ! la croix de Saint-Louis et legrade de maréchal-de-camp ne valent pas troiscent mille livres que j’ai, bel et bien, dépenséespour la cause royale. Je veux reparler au roi, enface, et dans son cabinet.

Cette scène refroidit d’autant plus le zèle demonsieur de Fontaine, que ses demandesd’audience restèrent constamment sans réponse.Il vit d’ailleurs les intrus de l’empire arrivant àquelques-unes des charges réservées sousl’ancienne monarchie aux meilleures maisons.

— Tout est perdu, dit-il un matin.Décidément, le roi n’a jamais été qu’unrévolutionnaire. Sans Monsieur, qui ne dérogepas et console ses fidèles serviteurs, je ne sais enquelles mains irait un jour la couronne deFrance, si ce régime continuait. Leur mauditsystème constitutionnel est le plus mauvais detous les gouvernements, et ne pourra jamaisconvenir à la France. Louis XVIII et M.Beugnot nous ont tout gâté à Saint-Ouen.

Le comte désespéré se préparait à retourner àsa terre, en abandonnant avec noblesse sesprétentions à toute indemnité. En ce moment,les événements du Vingt Mars annoncèrent unenouvelle tempête qui menaçait d’engloutir le roilégitime et ses défenseurs. Semblable à ces gensgénéreux qui ne renvoient pas un serviteur parun temps de pluie, monsieur de Fontaineemprunta sur sa terre pour suivre la monarchieen déroute, sans savoir si cette complicitéd’émigration lui serait plus propice que nel’avait été son dévouement passé ; mais aprèsavoir observé que les compagnons de l’exilétaient plus en faveur que les braves qui, jadis,avaient protesté, les armes à la main, contrel’établissement de la république, peut-êtreespéra-t-il trouver dans ce voyage à l’étrangerplus de profit que dans un service actif et

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périlleux à l’intérieur. Ses calculs de courtisanne furent pas une de ces vaines spéculations quipromettent sur le papier des résultats superbes,et ruinent par leur exécution. Il fut donc, selonle mot du plus spirituel et du plus habile de nosdiplomates, un des cinq cents fidèles serviteursqui partagèrent l’exil de la cour à Gand, et l’undes cinquante mille qui en revinrent.

Pendant cette courte absence de la royauté,monsieur de Fontaine eut le bonheur d’êtreemployé par Louis XVIII, et rencontra plusd’une occasion de donner au roi les preuvesd’une grande probité politique et d’unattachement sincère. Un soir que le monarquen’avait rien de mieux à faire, il se souvint dubon mot dit par monsieur de Fontaine auxTuileries. Le vieux Vendéen ne laissa paséchapper un tel à-propos, et raconta son histoireassez spirituellement pour que ce roi, quin’oubliait rien, pût se la rappeler en tempsutile. L’auguste littérateur remarqua la tournurefine donnée à quelques notes dont la rédactionavait été confiée au discret gentilhomme. Cepetit mérite inscrivit monsieur de Fontaine,dans la mémoire du roi, parmi les plus loyauxserviteurs de sa couronne. Au second retour, lecomte fut un de ces envoyés extraordinaires quiparcoururent les départements, avec la missionde juger souverainement les fauteurs de larébellion ; mais il usa modérément de sonterrible pouvoir. Aussitôt que cette juridictiontemporaire eut cessé, le grand-prévôt s’assitdans un des fauteuils du Conseil-d’État, devintdéputé, parla peu, écouta beaucoup, et changeaconsidérablement d’opinion. Quelquescirconstances, inconnues aux biographes, lefirent entrer assez avant dans l’intimité duprince, pour qu’un jour le malicieux monarquel’interpellât ainsi en le voyant entrer :

— Mon ami Fontaine, je ne m’aviserais pasde vous nommer directeur-général ni ministre !Ni vous ni moi, si nous étions employés, neresterions en place, à cause de nos opinions. Legouvernement représentatif a cela de bon qu’ilnous ôte la peine que nous avions jadis, derenvoyer nous-mêmes nos secrétaires d’État.

Notre conseil est une véritable hôtellerie, oùl’opinion publique nous envoie souvent desinguliers voyageurs ; mais enfin nous sauronstoujours où placer nos fidèles serviteurs.

Cette ouverture moqueuse fut suivie d’uneordonnance qui donnait à monsieur de Fontaineune administration dans le domaineextraordinaire de la Couronne. Par suite del’intelligente attention avec laquelle il écoutaitles sarcasmes de son royal ami, son nom setrouva sur les lèvres de Sa Majesté, toutes lesfois qu’il fallut créer une commission dont lesmembres devaient être lucrativement appointés.Il eut le bon esprit de taire la faveur dontl’honorait le monarque et sut l’entretenir parune manière piquante de narrer, dans une de cescauseries familières auxquelles Louis XVIII seplaisait autant qu’aux billets agréablementécrits, les anecdotes politiques et, s’il est permisde se servir de cette expression, les cancansdiplomatiques ou parlementaires qui abondaientalors. On sait que les détails de sagouvernementabilité, mot adopté par l’augusterailleur, l’amusaient infiniment. Grâce au bonsens, à l’esprit et à l’adresse de monsieur lecomte de Fontaine, chaque membre de sanombreuse famille, quelque jeune qu’il fût, finit,ainsi qu’il le disait plaisamment à son maître,par se poser comme un ver-à-soie sur les feuillesdu budget. Ainsi, par les bontés du roi, l’aîné deses fils parvint à une place éminente dans lamagistrature inamovible. Le second, simplecapitaine avant la restauration, obtint unelégion immédiatement après son retour deGand ; puis, à la faveur des mouvements de1815 pendant lesquels on méconnut lesrèglements, il passa dans la garde royale,repassa dans les gardes-du-corps, revint dans laligne, et se trouva lieutenant-général avec uncommandement dans la garde, après l’affaire duTrocadéro. Le dernier, nommé sous-préfet,devint bientôt maître des requêtes et directeurd’une administration municipale de la Ville deParis, où il se trouvait à l’abri des tempêteslégislatives. Ces grâces sans éclat, secrètescomme la faveur du comte, pleuvaient

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inaperçues. Quoique le père et les trois filseussent chacun assez de sinécures pour jouird’un revenu budgétaire presque aussiconsidérable que celui d’un directeur-général,leur fortune politique n’excita l’envie depersonne. Dans ces temps de premierétablissement du système constitutionnel, peude personnes avaient des idées justes sur lesrégions paisibles du budget, où d’adroits favorissurent trouver l’équivalent des abbayesdétruites. Monsieur le comte de Fontaine, quinaguère encore se vantait de n’avoir pas lu laCharte et se montrait si courroucé contrel’avidité des courtisans, ne tarda pas à prouverà son auguste maître qu’il comprenait aussi bienque lui l’esprit et les ressources du représentatif.Cependant, malgré la sécurité des carrièresouvertes à ses trois fils, malgré les avantagespécuniaires qui résultaient du cumul de quatreplaces, monsieur de Fontaine se trouvait à latête d’une famille trop nombreuse pour pouvoirpromptement et facilement rétablir sa fortune.Ses trois fils étaient riches d’avenir, de faveur etde talent ; mais il avait trois filles, et craignaitde lasser la bonté du monarque. Il imagina dene jamais lui parler que d’une seule de cesvierges pressées d’allumer leur flambeau. Le roiavait trop bon goût pour laisser son œuvreimparfaite. Le mariage de la première avec unreceveur-général fut conclu par une de cesphrases royales qui ne coûtent rien et valent desmillions. Un soir où le monarque étaitmaussade, il sourit en apprenant l’existenced’une autre demoiselle de Fontaine qu’il fitépouser à un jeune magistrat d’extractionbourgeoise, il est vrai, mais riche, plein detalent, et qu’il créa baron. Lorsque, l’annéesuivante, le Vendéen parla de mademoiselleÉmilie de Fontaine, le roi lui répondit, de sapetite voix aigrelette : — Amicus Plato, sedmagis amica Natio. Puis, quelques jours après, ilrégala son ami Fontaine d’un quatrain assezinnocent qu’il appelait une épigramme, et danslequel il le plaisantait sur ses trois filles sihabilement produites sous la forme d’unetrinité. S’il faut en croire la chronique, lemonarque avait été chercher son bon mot dans

l’unité des trois personnes divines.

— Si le roi daignait changer son épigrammeen épithalame ? dit le comte en essayant de fairetourner cette boutade à son profit.

— Si j’en vois la rime, je n’en vois pas laraison, répondit durement le roi qui ne goûtapoint cette plaisanterie faite sur sa poésiequelque douce qu’elle fût.

Dès ce jour, son commerce avec monsieur deFontaine eut moins d’aménité. Les Rois aimentplus qu’on ne le croit la contradiction. Commepresque tous les enfants venus les derniers,Émilie de Fontaine était un Benjamin gâté partout le monde. Le refroidissement du monarquecausa donc d’autant plus de peine au comte, quejamais mariage ne fut plus difficile à conclureque celui de cette fille chérie. Pour concevoirtous ces obstacles, il faut pénétrer dansl’enceinte du bel hôtel où l’administrateur étaitlogé aux dépens de la Liste-Civile. Émilie avaitpassé son enfance à la terre de Fontaine en yjouissant de cette abondance qui suffit auxpremiers plaisirs de la jeunesse. Ses moindresdésirs y étaient des lois pour ses sœurs, pour sesfrères, pour sa mère, et même pour son père.Tous ses parents raffolaient d’elle. Arrivée àl’âge de raison, précisément au moment où safamille fut comblée des faveurs de la fortune,l’enchantement de sa vie continua. Le luxe deParis lui sembla tout aussi naturel que larichesse en fleurs ou en fruits, et que cetteopulence champêtre qui firent le bonheur de sespremières années. De même qu’elle n’avaitéprouvé aucune contrariété dans son enfancequand elle voulait satisfaire de joyeux désirs, demême elle se vit encore obéie lorsqu’à l’âge dequatorze ans elle se lança dans le tourbillon dumonde. Accoutumée ainsi par degrés auxjouissances de la fortune, les recherches de latoilette, l’élégance des salons dorés et deséquipages lui devinrent aussi nécessaires que lescompliments vrais ou faux de la flatterie, que lesfêtes et les vanités de la cour. Tout lui souriaitd’ailleurs : elle aperçut pour elle de labienveillance dans tous les yeux. Comme la

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plupart des enfants gâtés, elle tyrannisa ceuxqui l’aimaient, et réserva ses coquetteries auxindifférents. Ses défauts ne firent que grandiravec elle, et ses parents allaient bientôt recueillirles fruits amers de cette éducation funeste.Arrivée à l’âge de dix-neuf ans, Émilie deFontaine n’avait pas encore voulu faire de choixparmi les nombreux jeunes gens que la politiquede monsieur de Fontaine assemblait dans sesfêtes. Quoique jeune encore, elle jouissait dansle monde de toute la liberté d’esprit que peut yavoir une femme. Sa beauté était si remarquableque, pour elle, paraître dans un salon, c’était yrégner. Semblable aux rois, elle n’avait pasd’amis, et se voyait partout l’objet d’unecomplaisance à laquelle un naturel meilleur quele sien n’eût peut-être pas résisté. Aucunhomme, fût-ce même un vieillard, n’avait laforce de contredire les opinions d’une jeune filledont un seul regard ranimait l’amour dans uncœur froid. Élevée avec des soins quimanquèrent à ses sœurs, elle peignait assez bien,parlait l’italien et l’anglais, jouait du pianod’une façon désespérante ; enfin sa voix,perfectionnée par les meilleurs maîtres, avait untimbre qui donnait à son chant d’irrésistiblesséductions. Spirituelle et nourrie de toutes leslittératures, elle aurait pu faire croire que,comme dit Mascarille, les gens de qualitéviennent au monde en sachant tout. Elleraisonnait facilement sur la peinture italienne ouflamande, sur le Moyen-âge ou la Renaissance ;jugeait à tort et à travers les livres anciens ounouveaux, et faisait ressortir avec une cruellegrâce d’esprit les défauts d’un ouvrage. La plussimple de ses phrases était reçue par la fouleidolâtre, comme par les Turcs un fetfa duSultan. Elle éblouissait ainsi les genssuperficiels ; quant aux gens profonds, son tactnaturel l’aidait à les reconnaître ; et pour eux,elle déployait tant de coquetterie, qu’à la faveurde ses séductions, elle pouvait échapper à leurexamen. Ce vernis séduisant couvrait un cœurinsouciant, l’opinion commune à beaucoup dejeunes filles que personne n’habitait une sphèreassez élevée pour pouvoir comprendrel’excellence de son âme, et un orgueil qui

s’appuyait autant sur sa naissance que sur sabeauté. En l’absence du sentiment violent quiravage tôt ou tard le cœur d’une femme, elleportait sa jeune ardeur dans un amourimmodéré des distinctions, et témoignait le plusprofond mépris pour les roturiers. Fortimpertinente avec la nouvelle noblesse, ellefaisait tous ses efforts pour que ses parentsmarchassent de pair au milieu des familles lesplus illustres du faubourg Saint-Germain.

Ces sentiments n’avaient pas échappé à l’œilobservateur de monsieur de Fontaine, qui plusd’une fois, lors du mariage de ses deuxpremières filles, eut à gémir des sarcasmes et desbons mots d’Émilie. Les gens logiquess’étonneront d’avoir vu le vieux Vendéendonnant sa première fille à un receveur-généralqui possédait bien, à la vérité, quelquesanciennes terres seigneuriales, mais dont le nomn’était pas précédé de cette particule à laquellele trône dut tant de défenseurs, et la seconde àun magistrat trop récemment baronifié pourfaire oublier que le père avait vendu des fagots.Ce notable changement dans les idées du noble,au moment où il atteignait sa soixantièmeannée, époque à laquelle les hommes quittentrarement leurs croyances, n’était pas dûseulement à la déplorable habitation de lamoderne Babylone où tous les gens de provincefinissent par perdre leurs rudesses ; la nouvelleconscience politique du comte de Fontaine étaitencore le résultat des conseils et de l’amitié duroi. Ce prince philosophe avait pris plaisir àconvertir le Vendéen aux idées qu’exigeaient lamarche du dix-neuvième siècle et la rénovationde la monarchie. Louis XVIII voulait fondre lespartis, comme Napoléon avait fondu les choseset les hommes. Le roi légitime, peut-être aussispirituel que son rival, agissait en sens contraire.Le dernier chef de la maison de Bourbon étaitaussi empressé à satisfaire le tiers-état et lesgens de l’empire, en contenant le clergé, que lepremier des Napoléon fut jaloux d’attirer auprèsde lui les grands seigneurs ou de doter l’église.Confident des royales pensées, le Conseillerd’État était insensiblement devenu l’un des

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chefs les plus influents et les plus sages de ceparti modéré qui désirait vivement, au nom del’intérêt national, la fusion des opinions. Ilprêchait les coûteux principes du gouvernementconstitutionnel et secondait de toute sapuissance les jeux de la bascule politique quipermettait à son maître de gouverner la Franceau milieu des agitations. Peut-être monsieur deFontaine se flattait-il d’arriver à la pairie par unde ces coups de vent législatifs dont les effets sibizarres surprenaient alors les plus vieuxpolitiques. Un de ses principes les plus fixesconsistait à ne plus reconnaître en Franced’autre noblesse que la pairie, dont les famillesétaient les seules qui eussent des priviléges.

— Une noblesse sans priviléges, disait-il, estun manche sans outil.

Aussi éloigné du parti de Lafayette que duparti de La Bourdonnaye, il entreprenait avecardeur la réconciliation générale d’où devaientsortir une ère nouvelle et de brillantes destinéespour la France. Il cherchait à convaincre lesfamilles, chez lesquelles il avait accès, du peu dechances favorables qu’offraient désormais lacarrière militaire et l’administration. Ilengageait les mères à lancer leurs enfants dansles professions indépendantes et industrielles, enleur donnant à entendre que les emploismilitaires et les hautes fonctions dugouvernement finiraient par appartenir très-constitutionnellement aux cadets des famillesnobles de la pairie. Selon lui, la nation avaitconquis une part assez large dansl’administration par son assemblée élective, parles places de la magistrature et par celles de lafinance qui, disait-il, seraient toujours commeautrefois l’apanage des notabilités du tiers-état.Les nouvelles idées du chef de la famille deFontaine, et les sages alliances qui en résultèrentpour ses deux premières filles, avaient rencontréde fortes résistances au sein de son ménage. Lacomtesse de Fontaine resta fidèle aux vieillescroyances que ne devait pas renier une femmequi appartenait aux Rohan par sa mère.Quoiqu’elle se fût opposée pendant un momentau bonheur et à la fortune qui attendaient ses

deux filles aînées, elle se rendit à cesconsidérations secrètes que les époux se confientle soir quand leurs têtes reposent sur le mêmeoreiller. Monsieur de Fontaine démontrafroidement à sa femme, par d’exacts calculs, quele séjour de Paris, l’obligation d’y représenter, lasplendeur de sa maison qui les dédommageaitdes privations si courageusement partagées aufond de la Vendée, les dépenses faites pour leursfils absorbaient la plus grande partie de leurrevenu budgétaire. Il fallait donc saisir, commeune faveur céleste, l’occasion qui se présentaitpour eux d’établir si richement leurs filles. Nedevaient-elles pas jouir un jour de soixante ouquatre-vingt mille livres de rente ? Des mariagessi avantageux ne se rencontraient pas tous lesjours pour des filles sans dot. Enfin, il étaittemps de penser à économiser pour augmenterla terre de Fontaine et reconstruire l’antiquefortune territoriale de la famille. La comtessecéda, comme toutes les mères l’eussent fait à saplace, quoique de meilleure grâce peut-être, àdes arguments si persuasifs. Mais elle déclaraqu’au moins sa fille Émilie serait mariée demanière à satisfaire l’orgueil qu’elle avaitcontribué malheureusement à développer danscette jeune âme.

Ainsi les événements qui auraient dûrépandre la joie dans cette famille yintroduisirent un léger levain de discorde. Lereceveur-général et le jeune magistrat furent enbutte aux froideurs d’un cérémonial que surentcréer la comtesse et sa fille Émilie. Leurétiquette trouva bien plus amplement lieud’exercer ses tyrannies domestiques : lelieutenant-général épousa la fille unique d’unbanquier ; le président se maria sensément avecune demoiselle dont le père, deux ou trois foismillionnaire, avait fait le commerce des toilespeintes ; enfin le troisième frère se montra fidèleà ces doctrines roturières en prenant sa femmedans la famille d’un riche notaire de Paris. Lestrois belles-sœurs, les deux beaux-frèrestrouvaient tant de charmes et d’avantagespersonnels à rester dans la haute sphère despuissances politiques et à hanter les salons du

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faubourg Saint-Germain, qu’ils s’accordèrenttous pour former une petite cour à la hautaineÉmilie. Ce pacte d’intérêt et d’orgueil ne futcependant pas tellement bien cimenté que lajeune souveraine n’excitât souvent desrévolutions dans son petit État. Des scènes, quele bon ton n’eût pas désavouées, entretenaiententre tous les membres de cette puissantefamille une humeur moqueuse qui, sans altérersensiblement l’amitié affichée en public,dégénérait quelquefois dans l’intérieur ensentiments peu charitables. Ainsi la femme dulieutenant-général, devenue baronne, se croyaittout aussi noble qu’une Kergarouët, etprétendait que cent bonnes mille livres de rentelui donnaient le droit d’être aussi impertinenteque sa belle-sœur Émilie à laquelle ellesouhaitait parfois avec ironie un mariageheureux, en annonçant que la fille de tel pairvenait d’épouser monsieur un tel, tout court. Lafemme du vicomte de Fontaine s’amusait àéclipser Émilie par le bon goût et par la richessequi se faisaient remarquer dans ses toilettes,dans ses ameublements et ses équipages. L’airmoqueur avec lequel les belles-sœurs et les deuxbeaux-frères accueillirent quelquefois lesprétentions avouées par mademoiselle deFontaine excitait chez elle un courroux à peinecalmé par une grêle d’épigrammes. Lorsque lechef de la famille éprouva quelquerefroidissement dans la tacite et précaire amitiédu monarque, il trembla d’autant plus, que, parsuite des défis railleurs de ses sœurs, jamais safille chérie n’avait jeté ses vues si haut.

Au milieu de ces circonstances et au momentoù cette petite lutte domestique était devenuefort grave, le monarque, auprès duquel monsieurde Fontaine croyait rentrer en grâce, fut attaquéde la maladie dont il devait périr. Le grandpolitique qui sut si bien conduire sa nauf au seindes orages ne tarda pas à succomber. Incertainde la faveur à venir, le comte de Fontaine fitdonc les plus grands efforts pour rassemblerautour de sa dernière fille l’élite des jeunes gensà marier. Ceux qui ont tâché de résoudre leproblème difficile que présente l’établissement

d’une fille orgueilleuse et fantasquecomprendront peut-être les peines que se donnale pauvre Vendéen. Achevée au gré de son enfantchéri, cette dernière entreprise eût couronnédignement la carrière que le comte parcouraitdepuis dix ans à Paris. Par la manière dont safamille envahissait les traitements de tous lesministères, elle pouvait se comparer à la maisond’Autriche, qui, par ses alliances, menaced’envahir l’Europe. Aussi le vieux Vendéen ne serebutait-il pas dans ses présentations deprétendus, tant il avait à cœur le bonheur de safille ; mais rien n’était plus plaisant que la façondont l’impertinente créature prononçait sesarrêts et jugeait le mérite de ses adorateurs. Oneût dit que, semblable à l’une de ces princessesdes Mille et un Jours, Émilie fût assez riche,assez belle pour avoir le droit de choisir parmitous les princes du monde ; ses objectionsétaient plus bouffonnes les unes que les autres :l’un avait les jambes trop grosses ou les genouxcagneux, l’autre était myope ; celui-ci s’appelaitDurand, celui-là boitait ; presque tous luisemblaient trop gras. Plus vive, plus charmante,plus gaie que jamais après avoir rejeté deux outrois prétendus, elle s’élançait dans les fêtes del’hiver et courait aux bals où ses yeux perçantsexaminaient les célébrités du jour ; où souvent,à l’aide de son ravissant babil, elle parvenait àdeviner les secrets du cœur le plus mystérieux,où elle se plaisait à tourmenter tous les jeunesgens, à exciter avec une coquetterie instinctivedes demandes qu’elle rejetait toujours.

La nature lui avait donné en profusion lesavantages nécessaires au rôle qu’elle jouait.Grande et svelte, Émilie de Fontaine possédaitune démarche imposante ou folâtre, à son gré.Son col un peu long lui permettait de prendrede charmantes attitudes de dédain etd’impertinence. Elle s’était fait un fécondrépertoire de ces airs de tête et de ces gestesféminins qui expliquent si cruellement ou siheureusement les demi-mots et les sourires. Debeaux cheveux noirs, des sourcils très-fournis etfortement arqués prêtaient à sa physionomie uneexpression de fierté que la coquetterie autant

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que son miroir lui avaient appris à rendreterrible ou à tempérer par la fixité ou par ladouceur de son regard, par l’immobilité ou parles légères inflexions de ses lèvres, par lafroideur ou la grâce de son sourire. QuandÉmilie voulait s’emparer d’un cœur, sa voixpure ne manquait pas de mélodie ; mais ellepouvait aussi lui imprimer une sorte de clartébrève quand elle entreprenait de paralyser lalangue indiscrète d’un cavalier. Sa figure blancheet son front de marbre étaient semblables à lasurface limpide d’un lac qui tour à tour se ridesous l’effort d’une brise ou reprend sa sérénitéjoyeuse quand l’air se calme. Plus d’un jeunehomme en proie à ses dédains l’accusait de jouerla comédie ; mais tant de feux éclataient, tantde promesses jaillissaient de ses yeux noirs,qu’elle se justifiait en faisant bondir le cœur deses élégants danseurs sous leurs fracs noirs.Parmi les jeunes filles à la mode, nulle mieuxqu’elle ne savait prendre un air de hauteur enrecevant le salut d’un homme qui n’avait que dutalent, ou déployer cette politesse insultantepour les personnes qu’elle regardait comme sesinférieures, et déverser son impertinence surtous ceux qui essayaient de marcher de pair avecelle. Elle semblait, partout où elle se trouvait,recevoir plutôt des hommages que descompliments ; et même chez une princesse, satournure et ses airs eussent converti le fauteuilsur lequel elle se serait assise, en un trôneimpérial.

Monsieur de Fontaine découvrit trop tardcombien l’éducation de la fille qu’il aimait leplus avait été faussée par la tendresse de toutela famille. L’admiration que le monde témoigned’abord à une jeune personne, mais de laquelleil ne tarde pas à se venger, avait encore exaltél’orgueil d’Émilie et accru sa confiance en elle.Une complaisance générale avait développé chezelle l’égoïsme naturel aux enfants gâtés qui,semblables à des rois, s’amusent de tout ce quiles approche. En ce moment, la grâce de lajeunesse et le charme des talents cachaient àtous les yeux ces défauts, d’autant plus odieuxchez une femme qu’elle ne peut plaire que par le

dévouement et par l’abnégation ; mais rienn’échappe à l’œil d’un bon père : monsieur deFontaine essaya souvent d’expliquer à sa fille lesprincipales pages du livre énigmatique de la vie.Vaine entreprise ! Il eut trop souvent à gémirsur l’indocilité capricieuse et sur la sagesseironique de sa fille pour persévérer dans unetâche aussi difficile que celle de corriger un sipernicieux naturel. Il se contenta de donner detemps en temps des conseils pleins de douceur etde bonté ; mais il avait la douleur de voir sesplus tendres paroles glissant sur le cœur de safille comme s’il eût été de marbre. Les yeux d’unpère se dessillent si tard, qu’il fallut au vieuxVendéen plus d’une épreuve pour s’apercevoir del’air de condescendance avec laquelle sa fille luiaccordait de rares caresses. Elle ressemblait àces jeunes enfants qui paraissent dire à leurmère : — Dépêche-toi de m’embrasser pour quej’aille jouer. Enfin, Émilie daignait avoir de latendresse pour ses parents. Mais souvent, pardes caprices soudains qui semblent inexplicableschez les jeunes filles, elle s’isolait et ne semontrait plus que rarement ; elle se plaignaitd’avoir à partager avec trop de monde le cœurde son père et de sa mère, elle devenait jalousede tout, même de ses frères et de ses sœurs.Puis, après avoir pris bien de la peine à créer undésert autour d’elle, cette fille bizarre accusaitla nature entière de sa solitude factice et de sespeines volontaires. Armée de son expérience devingt ans, elle condamnait le sort parce que, nesachant pas que le premier principe du bonheurest en nous, elle demandait aux choses de la viede le lui donner. Elle aurait fui au bout duglobe pour éviter des mariages semblables àceux de ses deux sœurs ; et néanmoins elle avaitdans le cœur une affreuse jalousie de les voirmariées, riches et heureuses. Enfin, quelquefoiselle donnait à penser à sa mère, victime de sesprocédés tout autant que monsieur de Fontaine,qu’elle avait un grain de folie. Cette aberrationétait assez explicable : rien n’est plus communque cette secrète fierté née au cœur des jeunespersonnes qui appartiennent à des familles hautplacées sur l’échelle sociale, et que la nature adouées d’une grande beauté. Presque toutes sont

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persuadées que leurs mères, arrivées à l’âge dequarante ou cinquante ans, ne peuvent plus nisympathiser avec leurs jeunes âmes, ni enconcevoir les fantaisies. Elles s’imaginent que laplupart des mères, jalouses de leurs filles,veulent les habiller à leur mode dans le desseinprémédité de les éclipser ou de leur ravir deshommages. De là, souvent, des larmes secrètesou de sourdes révoltes contre la prétenduetyrannie maternelle. Au milieu de ces chagrinsqui deviennent réels, quoique assis sur une baseimaginaire, elles ont encore la manie decomposer un thème pour leur existence, et setirent à elles-mêmes un brillant horoscope. Leurmagie consiste à prendre leurs rêves pour desréalités. Elles résolvent secrètement, dans leurslongues méditations, de n’accorder leur cœur etleur main qu’à l’homme qui possédera tel ou telavantage. Elles dessinent dans leur imaginationun type auquel il faut, bon gré mal gré, que leurfutur ressemble. Après avoir expérimenté la vieet fait les réflexions sérieuses qu’amènent lesannées, à force de voir le monde et son trainprosaïque, à force d’exemples malheureux, lesbelles couleurs de leur figure idéale s’abolissent ;puis, elles se trouvent un beau jour, dans lecourant de la vie, tout étonnées d’être heureusessans la nuptiale poésie de leurs rêves. Suivantcette poétique, mademoiselle Émilie de Fontaineavait arrêté, dans sa fragile sagesse, unprogramme auquel devait se conformer sonprétendu pour être accepté. De là ses dédains etses sarcasmes.

— Quoique jeune et de noblesse ancienne,s’était-elle dit, il sera pair de France ou fils aînéd’un pair ! Il me serait insupportable de ne pasvoir mes armes peintes sur les panneaux de mavoiture au milieu des plis flottants d’un manteaud’azur, et de ne pas courir comme les princesdans la grande allée des Champs-Élysées, lesjours de Longchamp. D’ailleurs, mon pèreprétend que ce sera un jour la plus belle dignitéde France. Je le veux militaire en me réservantde lui faire donner sa démission, et je le veuxdécoré pour que l’on nous porte les armes.

Ces rares qualités ne servaient à rien, si cet

être de raison ne possédait pas encore unegrande amabilité, une jolie tournure, de l’esprit,et s’il n’était pas svelte. La maigreur, cettegrâce du corps, quelque fugitive qu’elle pût être,surtout dans un gouvernement représentatif,était une clause de rigueur. Mademoiselle deFontaine avait une certaine mesure idéale qui luiservait de modèle. Le jeune homme qui, aupremier coup d’œil, ne remplissait pas lesconditions voulues, n’obtenait même pas unsecond regard.

— Oh, mon Dieu ! voyez combien cemonsieur est gras ! était chez elle la plus hauteexpression de mépris.

A l’entendre, les gens d’une honnêtecorpulence étaient incapables de sentiments,mauvais maris et indignes d’entrer dans unesociété civilisée. Quoique ce fût une beautérecherchée en orient, l’embonpoint lui semblaitun malheur chez les femmes ; mais chez unhomme, c’était un crime. Ces opinionsparadoxales amusaient, grâce à une certainegaieté d’élocution. Néanmoins, le comte sentitque plus tard les prétentions de sa fille, dont leridicule allait être visible pour certaines femmesaussi clairvoyantes que peu charitables,deviendraient un fatal sujet de raillerie. Ilcraignit que les idées bizarres de sa fille ne sechangeassent en mauvais ton. Il tremblait que lemonde impitoyable ne se moquât déjà d’unepersonne qui restait si long-temps en scène sansdonner un dénoûment à la comédie qu’elle yjouait. Plus d’un acteur, mécontent d’un refus,paraissait attendre le moindre incidentmalheureux pour se venger. Les indifférents, lesoisifs commençaient à se lasser : l’admiration esttoujours une fatigue pour l’espèce humaine. Levieux Vendéen savait mieux que personne ques’il faut choisir avec art le moment d’entrer surles tréteaux du monde, sur ceux de la cour, dansun salon ou sur la scène ; il est encore plusdifficile d’en sortir à propos. Aussi, pendant lepremier hiver qui suivit l’avènement de CharlesX au trône, redoubla-t-il d’efforts,conjointement avec ses trois fils et ses gendres,pour réunir dans les salons de son hôtel les

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meilleurs partis que Paris et les différentesdéputations des départements pouvaientprésenter. L’éclat de ses fêtes, le luxe de sa salleà manger et ses dîners parfumés de truffesrivalisaient avec les célèbres repas par lesquelsles ministres du temps s’assuraient le vote deleurs soldats parlementaires.

L’honorable Vendéen fut alors signalé commeun des plus puissants corrupteurs de la probitélégislative de cette illustre chambre qui semblamourir d’indigestion. Chose bizarre ! sestentatives pour marier sa fille le maintinrentdans une éclatante faveur. Peut-être trouva-t-ilquelque avantage secret à vendre deux fois sestruffes. Cette accusation due à certains libérauxrailleurs qui compensaient, par l’abondance deleurs paroles, la rareté de leurs adhérents dansla chambre, n’eut aucun succès. La conduite dugentilhomme poitevin était en général si nobleet si honorable, qu’il ne reçut pas une seule deces épigrammes par lesquelles les malinsjournaux de cette époque assaillirent les troiscents votants du centre, les ministres, lescuisiniers, les directeurs généraux, les princes dela fourchette et les défenseurs d’office quisoutenaient l’administration-Villèle. A la fin decette campagne, pendant laquelle monsieur deFontaine avait, à plusieurs reprises, fait donnertoutes ses troupes, il crut que son assemblée deprétendus ne serait pas, cette fois, unefantasmagorie pour sa fille, et qu’il était tempsde la consulter. Il avait une certaine satisfactionintérieure d’avoir bien rempli son devoir de père.Puis, ayant fait flèche de tout bois, il espéraitque, parmi tant de cœurs offerts à la capricieuseÉmilie, il pouvait s’en rencontrer au moins unqu’elle eût distingué. Incapable de renouvelercet effort, et d’ailleurs lassé de la conduite de safille, vers la fin du carême, un matin que laséance de la chambre ne réclamait pas tropimpérieusement son vote, il résolut de faire uncoup d’autorité. Pendant qu’un valet dechambre dessinait artistement sur son crânejaune le delta de poudre qui complétait, avecdes ailes de pigeon pendantes, sa coiffurevénérable, le père d’Émilie ordonna, non sans

une secrète émotion, à son vieux valet dechambre d’aller avertir l’orgueilleuse demoisellede comparaître immédiatement devant le chef dela famille.

— Joseph, lui dit-il au moment où il eutachevé sa coiffure, ôtez cette serviette, tirez cesrideaux, mettez ces fauteuils en place, secouez letapis de la cheminée, essuyez partout. Allons !Donnez un peu d’air à mon cabinet en ouvrantla fenêtre.

Le comte multipliait ses ordres, essoufflaitJoseph, qui, devinant les intentions de sonmaître, restitua quelque fraîcheur à cette piècenaturellement la plus négligée de toute lamaison, et réussit à imprimer une sorted’harmonie à des monceaux de comptes, auxcartons, aux livres, aux meubles de cesanctuaire où se débattaient les intérêts dudomaine royal. Quand Joseph eut achevé demettre un peu d’ordre dans ce chaos et deplacer en évidence, comme dans un magasin denouveautés, les choses qui pouvaient être lesplus agréables à voir, ou produire par leurscouleurs une sorte de poésie bureaucratique, ils’arrêta au milieu du dédale des paperassesétalées en quelques endroits jusque sur le tapis,il s’admira lui-même un moment, hocha la têteet sortit.

Le pauvre sinécuriste ne partagea pas labonne opinion de son serviteur. Avant des’asseoir dans son immense fauteuil à oreilles, iljeta un regard de méfiance autour de lui,examina d’un air hostile sa robe de chambre, enchassa quelques grains de tabac, s’essuyasoigneusement le nez, rangea les pelles et lespincettes, attisa le feu, releva les quartiers deses pantoufles, rejeta en arrière sa petite queuehorizontalement logée entre le col de son gilet etcelui de sa robe de chambre, et lui fit reprendresa position perpendiculaire ; puis, il donna uncoup de balai aux cendres d’un foyer quiattestait l’obstination de son catarrhe. Enfin levieux Vendéen ne s’assit qu’après avoir repasséune dernière fois en revue son cabinet, enespérant que rien n’y pourrait donner lieu aux

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remarques aussi plaisantes qu’impertinentes parlesquelles sa fille avait coutume de répondre àses sages avis. En cette occurrence, il ne voulaitpas compromettre sa dignité paternelle. Il pritdélicatement une prise de tabac, et toussa deuxou trois fois comme s’il se disposait à demanderl’appel nominal : il entendait le pas léger de safille, qui entra en fredonnant un air d’ilBarbiere.

— Bonjour, mon père. Que me voulez-vousdonc si matin ?

Après ces paroles jetées comme la ritournellede l’air qu’elle chantait, elle embrassa le comte,non pas avec cette tendresse familière qui rendle sentiment filial chose si douce, mais avecl’insouciante légèreté d’une maîtresse sûre detoujours plaire quoi qu’elle fasse.

— Ma chère enfant, dit gravement monsieurde Fontaine, je t’ai fait venir pour causer très-sérieusement avec toi, sur ton avenir. Lanécessité où tu es en ce moment de choisir unmari de manière à rendre ton bonheur durable...

— Mon bon père, répondit Émilie enemployant les sons les plus caressants de sa voixpour l’interrompre, il me semble que l’armisticeque nous avons conclu relativement à mesprétendus n’est pas encore expiré.

— Émilie, cessons aujourd’hui de badiner surun sujet si important. Depuis quelque temps lesefforts de ceux qui t’aiment véritablement, machère enfant, se réunissent pour te procurer unétablissement convenable, et ce serait êtrecoupable d’ingratitude que d’accueillirlégèrement les marques d’intérêt que je ne suispas seul à te prodiguer.

En entendant ces paroles et après avoir lancéun regard malicieusement investigateur sur lesmeubles du cabinet paternel, la jeune fille allaprendre celui des fauteuils qui paraissait avoir lemoins servi aux solliciteurs, l’apporta elle-mêmede l’autre côté de la cheminée, de manière à seplacer en face de son père, prit une attitude sigrave qu’il était impossible de n’y pas voir lestraces d’une moquerie, et se croisa les bras sur

la riche garniture d’une pèlerine à la neige dontles nombreuses ruches de tulle furentimpitoyablement froissées. Après avoir regardéde côté, et en riant, la figure soucieuse de sonvieux père, elle rompit le silence.

— Je ne vous ai jamais entendu dire, moncher père, que le gouvernement fît sescommunications en robe de chambre. Mais,ajouta-t-elle en souriant, n’importe, le peuple nedoit pas être difficile. Voyons donc vos projetsde loi et vos présentations officielles.

— Je n’aurai pas toujours la facilité de vousen faire, jeune folle ! Écoute, Émilie. Monintention n’est pas de compromettre plus long-temps mon caractère, qui est une partie de lafortune de mes enfants, à recruter ce régimentde danseurs que tu mets en déroute à chaqueprintemps. Déjà tu as été la cause innocente debien des brouilleries dangereuses avec certainesfamilles. J’espère que tu comprendras mieuxaujourd’hui les difficultés de ta position et de lanôtre. Tu as vingt ans, ma fille, et voici près detrois ans que tu devrais être mariée. Tes frères,tes deux sœurs sont tous établis richement etheureusement. Mais, mon enfant, les dépensesque nous ont suscitées ces mariages, et le trainde maison que tu fais tenir à ta mère, ontabsorbé tellement nos revenus, qu’à peinepourrai-je te donner cent mille francs de dot.Dès aujourd’hui je veux m’occuper du sort àvenir de ta mère, qui ne doit pas être sacrifiée àses enfants. Émilie, si je venais à manquer à mafamille, madame de Fontaine ne saurait être à lamerci de personne, et doit continuer à jouir del’aisance par laquelle j’ai récompensé trop tardson dévouement à mes malheurs. Tu vois, monenfant, que la faiblesse de ta dot ne saurait êtreen harmonie avec tes idées de grandeur. Encoresera-ce un sacrifice que je n’ai fait pour aucunautre de mes enfants ; mais ils se sontgénéreusement accordés à ne pas se prévaloir unjour de l’avantage que nous ferons à un enfanttrop chéri.

— Dans leur position ! dit Émilie en agitantla tête avec ironie.

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— Ma fille, ne dépréciez jamais ainsi ceux quivous aiment. Sachez qu’il n’y a que les pauvresde généreux ! Les riches ont toujoursd’excellentes raisons pour ne pas abandonnervingt mille francs à un parent. Eh bien ! neboude pas, mon enfant, et parlonsraisonnablement. Parmi les jeunes gens àmarier, n’as-tu pas remarqué monsieur deManerville ?

— Oh ! il dit zeu au lieu de jeu, il regardetoujours son pied parce qu’il le croit petit, et ilse mire ! D’ailleurs, il est blond, je n’aime pasles blonds.

— Eh bien ! monsieur de Beaudenord ?

— Il n’est pas noble. Il est mal fait et gros. Ala vérité il est brun. Il faudrait que ces deuxmessieurs s’entendissent pour réunir leursfortunes, et que le premier donnât son corps etson nom au second qui garderait ses cheveux, etalors... peut-être...

— Qu’as-tu à dire contre monsieur deRastignac ?

— Il est devenu presque banquier, dit-ellemalicieusement.

— Et le vicomte de Portenduère, notreparent ?

— Un enfant qui danse mal, et d’ailleurs sansfortune. Enfin, mon père, ces gens-là n’ont pasde titre. Je veux être au moins comtesse commel’est ma mère.

— Tu n’as donc vu personne cet hiver, qui...

— Non, mon père.

— Que veux-tu donc ?

— Le fils d’un pair de France.

— Ma fille, vous êtes folle ! dit monsieur deFontaine en se levant.

Mais tout à coup il leva les yeux au ciel,sembla puiser une nouvelle dose de résignationdans une pensée religieuse ; puis, jetant unregard de pitié paternelle sur son enfant, quidevint émue, il lui prit la main, la serra, et luidit avec attendrissement : — Dieu m’en est

témoin, pauvre créature égarée ! j’aiconsciencieusement rempli mes devoirs de pèreenvers toi, que dis-je consciencieusement ? avecamour, mon Émilie. Oui, Dieu le sait, cet hiverj’ai amené près de toi plus d’un honnête hommedont les qualités, les mœurs, le caractèrem’étaient connus, et tous ont paru dignes de toi.Mon enfant, ma tâche est remplie. D’aujourd’huije te rends l’arbitre de ton sort, me trouvantheureux et malheureux tout ensemble de mevoir déchargé de la plus lourde des obligationspaternelles. Je ne sais pas si long-temps encoretu entendras une voix qui, par malheur, n’ajamais été sévère ; mais souviens-toi que lebonheur conjugal ne se fonde pas tant sur desqualités brillantes et sur la fortune, que sur uneestime réciproque. Cette félicité est, de sanature, modeste et sans éclat. Va, ma fille, monaveu est acquis à celui que tu me présenteraspour gendre ; mais si tu devenais malheureuse,songe que tu n’auras pas le droit d’accuser tonpère. Je ne me refuserai pas à faire desdémarches et à t’aider ; seulement, que tonchoix soit sérieux, définitif ! je necompromettrai pas deux fois le respect dû à mescheveux blancs.

L’affection que lui témoignait son père etl’accent solennel qu’il mit à son onctueuseallocution touchèrent vivement mademoiselle deFontaine ; mais elle dissimula sonattendrissement, sauta sur les genoux du comtequi s’était assis tout tremblant encore, lui fit lescaresses les plus douces, et le câlina avec tant degrâce que le front du vieillard se dérida. QuandÉmilie jugea que son père était remis de sapénible émotion, elle lui dit à voix basse : — Jevous remercie bien de votre gracieuse attention,mon cher père. Vous avez arrangé votreappartement pour recevoir votre fille chérie.Vous ne saviez peut-être pas la trouver si folleet si rebelle. Mais, mon père, est-il donc biendifficile d’épouser un pair de France ? vousprétendiez qu’on en faisait par douzaine. Ah !du moins vous ne me refuserez pas des conseils.

— Non, pauvre enfant, non, et je te crieraiplus d’une fois : Prends garde ! Songe donc que

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la pairie est un ressort trop nouveau dans notregouvernementabilité, comme disait le feu roi,pour que les pairs puissent posséder de grandesfortunes. Ceux qui sont riches veulent le devenirencore plus. Le plus opulent de tous lesmembres de notre pairie n’a pas la moitié durevenu que possède le moins riche lord de lachambre haute en Angleterre. Or les pairs deFrance chercheront tous de riches héritières pourleurs fils, n’importe où elles se trouveront. Lanécessité où ils sont tous de faire des mariagesd’argent durera plus de deux siècles. Il estpossible qu’en attendant l’heureux hasard quetu désires, recherche qui peut te coûter tes plusbelles années, tes charmes (car on s’épouseconsidérablement par amour dans notre siècle),tes charmes, dis-je, opèrent un prodige. Lorsquel’expérience se cache sous un visage aussi fraisque le tien, l’on peut en espérer des merveilles.N’as-tu pas d’abord la facilité de reconnaître lesvertus dans le plus ou le moins de volume queprennent les corps ? ce n’est pas un petit mériteAussi n’ai-je pas besoin de prévenir unepersonne aussi sage que toi de toutes lesdifficultés de l’entreprise. Je suis certain que tune supposeras jamais à un inconnu du bon sensen lui voyant une figure flatteuse, ou des vertusen lui trouvant une jolie tournure. Enfin je suisparfaitement de ton avis sur l’obligation danslaquelle sont tous les fils de pair d’avoir un air àeux et des manières tout à fait distinctives.Quoique aujourd’hui rien ne marque le hautrang, ces jeunes gens-là auront pour toi, peut-être, un je ne sais quoi qui te les révélera.D’ailleurs, tu tiens ton cœur en bride comme unbon cavalier certain de ne pas laisser broncherson coursier. Ma fille, bonne chance.

— Tu te moques de moi, mon père. Eh bien !je te déclare que j’irai plutôt mourir au couventde mademoiselle de Condé, que de ne pas être lafemme d’un pair de France.

Elle s’échappa des bras de son père, et, fièred’être sa maîtresse, elle s’en alla en chantantl’air de Cara non dubitare du Matrimoniosecreto. Par hasard la famille fêtait ce jour-làl’anniversaire d’une fête domestique. Au dessert,

madame Planat, la femme du receveur-généralet l’aînée d’Émilie, parla assez hautement d’unjeune Américain, possesseur d’une immensefortune, qui, devenu passionnément épris de sasœur, lui avait fait des propositionsextrêmement brillantes.

— C’est un banquier, je crois, ditnégligemment Émilie. Je n’aime pas les gens definance.

— Mais, Émilie, répondit le baron deVillaine, le mari de la seconde sœur demademoiselle de Fontaine, vous n’aimez pas nonplus la magistrature, de manière que je ne voispas trop, si vous repoussez les propriétaires nontitrés, dans quelle classe vous choisirez un mari.

— Surtout, Émilie, avec ton système demaigreur, ajouta le lieutenant-général.

— Je sais, répondit la jeune fille, ce qu’il mefaut.

— Ma sœur veut un grand nom, dit labaronne de Fontaine, et cent mille livres derente, monsieur de Marsay par exemple !

— Je sais, ma chère sœur, reprit Émilie, queje ne ferai pas un sot mariage comme j’en aitant vu faire. D’ailleurs, pour éviter cesdiscussions nuptiales, je déclare que jeregarderai comme les ennemis de mon reposceux qui me parleront de mariage.

Un oncle d’Émilie, un vice-amiral, dont lafortune venait de s’augmenter d’une vingtainede mille livres de rente par suite de la loid’indemnité, vieillard septuagénaire enpossession de dire de dures vérités à sa petite-nièce de laquelle il raffolait, s’écria pour dissiperl’aigreur de cette conversation : — Netourmentez donc pas ma pauvre Émilie ! nevoyez-vous pas qu’elle attend la majorité du ducde Bordeaux !

Un rire universel accueillit la plaisanterie duvieillard.

— Prenez garde que je ne vous épouse, vieuxfou ! repartit la jeune fille dont les dernièresparoles furent heureusement étouffées par le

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bruit.

— Mes enfants, dit madame de Fontainepour adoucir cette impertinence, Émilie, demême que vous tous, ne prendra conseil que desa mère.

— O, mon Dieu ! je n’écouterai que moi dansune affaire qui ne regarde que moi, dit fortdistinctement mademoiselle de Fontaine.

Tous les regards se portèrent alors sur le chefde la famille. Chacun semblait être curieux devoir comment il allait s’y prendre pourmaintenir sa dignité. Non-seulement le vénérableVendéen jouissait d’une grande considérationdans le monde ; mais encore, plus heureux quebien des pères, il était apprécié par sa famille,dont tous les membres avaient su reconnaître lesqualités solides qui lui servaient à faire lafortune des siens. Aussi était-il entouré de ceprofond respect que témoignent les famillesanglaises et quelques maisons aristocratiques ducontinent au représentant de l’arbregénéalogique. Il s’établit un profond silence, etles yeux des convives se portèrentalternativement sur la figure boudeuse et altièrede l’enfant gâté et sur les visages sévères demonsieur et de madame de Fontaine.

— J’ai laissé ma fille Émilie maîtresse de sonsort, fut la réponse que laissa tomber le comted’un son de voix profond.

Les parents et les convives regardèrent alorsmademoiselle de Fontaine avec une curiositémêlée de pitié. Cette parole semblait annoncerque la bonté paternelle s’était lassée de luttercontre un caractère que la famille savait êtreincorrigible. Les gendres murmurèrent, et lesfrères lancèrent à leurs femmes des souriresmoqueurs. Dès ce moment, chacun cessa des’intéresser au mariage de l’orgueilleuse fille.Son vieil oncle fut le seul qui, en sa qualitéd’ancien marin, osât courir des bordées avecelle, et essuyer ses boutades, sans être jamaisembarrassé de lui rendre feu pour feu.

Quand la belle saison fut venue après le votedu budget, cette famille, véritable modèle des

familles parlementaires de l’autre bord de laManche, qui ont un pied dans toutes lesadministrations et dix voix aux Communes,s’envola, comme une nichée d’oiseaux, vers lesbeaux sites d’Aulnay, d’Antony et de Châtenay.L’opulent receveur-général avait récemmentacheté dans ces parages une maison decampagne pour sa femme, qui ne restait à Parisque pendant les sessions. Quoique la belleÉmilie méprisât la roture, ce sentiment n’allaitpas jusqu’à dédaigner les avantages de la fortuneamassée par les bourgeois. Elle accompagnadonc sa sœur à sa vil la somptueuse, moins paramitié pour les personnes de sa famille qui s’yréfugièrent, que parce que le bon ton ordonneimpérieusement à toute femme qui se respected’abandonner Paris pendant l’été. Les vertescampagnes de Sceaux remplissaientadmirablement bien les conditions exigées par lebon ton et le devoir des charges publiques.Comme il est un peu douteux que la réputationdu bal champêtre de Sceaux ait jamais dépassél’enceinte du département de la Seine, il estnécessaire de donner quelques détails sur cettefête hebdomadaire qui, par son importance,menaçait alors de devenir une institution. Lesenvirons de la petite ville de Sceaux jouissentd’une renommée due à des sites qui passentpour être ravissants. Peut-être sont-ils fortordinaires et ne doivent-ils leur célébrité qu’à lastupidité des bourgeois de Paris, qui, au sortirdes abîmes de moellon où ils sont ensevelis,seraient disposés à admirer les plaines de laBeauce. Cependant les poétiques ombragesd’Aulnay, les collines d’Antony et la vallée deBièvre étant habités par quelques artistes quiont voyagé, par des étrangers, gens fortdifficiles, et par nombre de jolies femmes qui nemanquent pas de goût, il est à croire que lesParisiens ont raison. Mais Sceaux possède unautre attrait non moins puissant sur le Parisien.Au milieu d’un jardin d’où se découvrent dedélicieux aspects, se trouve une immenserotonde ouverte de toutes parts dont le dômeaussi léger que vaste est soutenu par d’élégantspiliers. Ce dais champêtre protège une salle dedanse. Il est rare que les propriétaires les plus

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collets-montés du voisinage n’émigrent pas unefois ou deux pendant la saison, vers ce palais dela Terpsichore villageoise, soit en cavalcadesbrillantes, soit dans ces élégantes et légèresvoitures qui saupoudrent de poussière lespiétons philosophes. L’espoir de rencontrer làquelques femmes du beau monde et d’être vuspar elles, l’espoir moins souvent trompé d’y voirde jeunes paysannes aussi rusées que des juges,fait accourir le dimanche, au bal de Sceaux, denombreux essaims de clercs d’avoués, dedisciples d’Esculape et de jeunes gens dont leteint blanc et la fraîcheur sont entretenus parl’air humide des arrière-boutiques parisiennes.Aussi bon nombre de mariages bourgeois sesont-ils ébauchés aux sons de l’orchestre quioccupe le centre de cette salle circulaire. Si letoit pouvait parler, que d’amours ne raconterait-il pas ! Cette intéressante mêlée rend le bal deSceaux plus piquant que ne le sont deux ou troisautres bals des environs de Paris sur lesquels sarotonde, la beauté du site et les agréments deson jardin lui donnent d’incontestablesavantages. Émilie, la première, manifesta ledésir d’aller faire peuple à ce joyeux bal del’arrondissement, en se promettant un énormeplaisir à se trouver au milieu de cette assemblée.On s’étonna de son désir d’errer au sein d’unetelle cohue ; mais l’incognito n’est-il pas pourles grands une très-vive jouissance !Mademoiselle de Fontaine se plaisait à se figurertoutes ces tournures citadines, elle se voyaitlaissant dans plus d’un cœur bourgeois lesouvenir d’un regard et d’un sourireenchanteurs, riait déjà des danseuses àprétentions, et taillait ses crayons pour lesscènes avec lesquelles elle comptait enrichir lespages de son album satirique. Le dimanchen’arriva jamais assez tôt au gré de sonimpatience. La société du pavillon Planat se miten route à pied, afin de ne pas commettred’indiscrétion sur le rang des personnages quivoulaient honorer le bal de leur présence. Onavait dîné de bonne heure. Enfin, le mois de maifavorisa cette escapade aristocratique par la plusbelle de ses soirées. Mademoiselle de Fontainefut tout surprise de trouver, sous la rotonde,

quelques quadrilles composés de personnes quiparaissaient appartenir à la bonne compagnie.Elle vit bien, çà et là, quelques jeunes gens quisemblaient avoir employé les économies d’unmois pour briller pendant une journée, etreconnut plusieurs couples dont la joie tropfranche n’accusait rien de conjugal ; mais ellen’eut qu’à glaner au lieu de récolter. Elles’étonna de voir le plaisir habillé de percaleressembler si fort au plaisir vêtu de satin, et labourgeoisie danser avec autant de grâce etquelquefois mieux que ne dansait la noblesse. Laplupart des toilettes étaient simples et bienportées. Ceux qui, dans cette assemblée,représentaient les suzerains du territoire, c’est-à-dire les paysans, se tenaient dans leur coin avecune incroyable politesse. Il fallut même àmademoiselle Émilie une certaine étude desdivers éléments qui composaient cette réunionavant de pouvoir y trouver un sujet deplaisanterie. Mais elle n’eut ni le temps de selivrer à ses malicieuses critiques, ni le loisird’entendre beaucoup de ces propos saillants queles caricaturistes recueillent avec joie.L’orgueilleuse créature rencontra subitementdans ce vaste champ une fleur, la métaphore estde saison, dont l’éclat et les couleurs agirent surson imagination avec les prestiges d’unenouveauté. Il nous arrive souvent de regarderune robe, une tenture, un papier blanc avecassez de distraction pour n’y pas apercevoir sur-le-champ une tache ou quelque point brillant quiplus tard frappent tout à coup notre œil commes’ils y survenaient à l’instant seulement où nousles voyons ; par une espèce de phénomène moralassez semblable à celui-là, mademoiselle deFontaine reconnut dans un jeune homme le typedes perfections extérieures qu’elle rêvait depuissi long-temps.

Assise sur une de ces chaises grossières quidécrivaient l’enceinte obligée de la salle, elles’était placée à l’extrémité du groupe formé parsa famille, afin de pouvoir se lever ou s’avancersuivant ses fantaisies, en se comportant avec lesvivants tableaux et les groupes offerts par cettesalle, comme à l’exposition du Musée. Elle

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

braquait impertinemment son lorgnon sur unepersonne qui se trouvait à deux pas d’elle, etfaisait ses réflexions comme si elle eût critiquéou loué une tête d’étude, une scène de genre.Ses regards, après avoir erré sur cette vaste toileanimée, furent tout à coup saisis par cette figurequi semblait avoir été mise exprès dans un coindu tableau, sous le plus beau jour, comme unpersonnage hors de toute proportion avec lereste. L’inconnu, rêveur et solitaire, légèrementappuyé sur une des colonnes qui supportent letoit, avait les bras croisés et se tenait penchécomme s’il se fût placé là pour permettre à unpeintre de faire son portrait. Quoique pleined’élégance et de fierté, cette attitude étaitexempte d’affectation. Aucun geste nedémontrait qu’il eût mis sa face de trois quartset faiblement incliné sa tête à droite, commeAlexandre, comme lord Byron, et quelquesautres grands hommes, dans le seul but d’attirersur lui l’attention. Son regard fixe suivait lesmouvements d’une danseuse, en trahissantquelque sentiment profond. Sa taille svelte etdégagée rappelait les belles proportions del’Apollon. De beaux cheveux noirs se bouclaientnaturellement sur son front élevé. D’un seulcoup d’œil mademoiselle de Fontaine remarquala finesse de son linge, la fraîcheur de ses gantsde chevreau évidemment pris chez le bonfaiseur, et la petitesse d’un pied bien chaussédans une botte de peau d’Irlande. Il ne portaitaucun de ces ignobles brimborions dont sechargent les anciens petits-maîtres de la gardenationale, ou les Adonis de comptoir. Seulementun ruban noir auquel était suspendu son lorgnonflottait sur un gilet d’une coupe distinguée.Jamais la difficile Émilie n’avait vu les yeuxd’un homme ombragés par des cils si longs et sirecourbés. La mélancolie et la passionrespiraient dans cette figure caractérisée par unteint olivâtre et mâle. Sa bouche semblaittoujours prête à sourire et à relever les coins dedeux lèvres éloquentes ; mais cette disposition,loin de tenir à la gaieté, révélait plutôt unesorte de grâce triste. Il y avait trop d’avenirdans cette tête, trop de distinction dans lapersonne, pour qu’on pût dire : — Voilà un bel

homme ou un joli homme ! on désirait leconnaître. En voyant l’inconnu, l’observateur leplus perspicace n’aurait pu s’empêcher de leprendre pour un homme de talent attiré parquelque intérêt puissant à cette fête de village.

Cette masse d’observations ne coûta guère àÉmilie qu’un moment d’attention, pendantlequel cet homme privilégié, soumis à uneanalyse sévère, devint l’objet d’une secrèteadmiration. Elle ne se dit pas : — Il faut qu’ilsoit pair de France ! mais — Oh ! s’il est noble,et il doit l’être... Sans achever sa pensée, elle seleva tout à coup, alla, suivie de son frère lelieutenant-général, vers cette colonne enparaissant regarder les joyeux quadrilles ; mais,par un artifice d’optique familier aux femmes,elle ne perdait pas un seul des mouvements dujeune homme, de qui elle s’approcha. L’inconnus’éloigna poliment pour céder la place aux deuxsurvenants, et s’appuya sur une autre colonne.Émilie, aussi piquée de la politesse de l’étrangerqu’elle l’eût été d’une impertinence, se mit àcauser avec son frère en élevant la voixbeaucoup plus que le bon ton ne le voulait ; elleprit des airs de tête, multiplia ses gestes et ritsans trop en avoir sujet, moins pour amuser sonfrère que pour attirer l’attention del’imperturbable inconnu. Aucun de ces petitsartifices ne réussit. Mademoiselle de Fontainesuivit alors la direction que prenaient lesregards du jeune homme, et aperçut la cause decette insouciance.

Au milieu du quadrille qui se trouvait devantelle, dansait une jeune personne pâle, etsemblable à ces déités écossaises que Girodet aplacées dans son immense composition desguerriers français reçus par Ossian. Émilie crutreconnaître en elle une illustre lady qui étaitvenue habiter depuis peu de temps unecampagne voisine. Elle avait pour cavalier unjeune homme de quinze ans, aux mains rouges,en pantalon de nankin, en habit bleu, en souliersblancs, qui prouvait que son amour pour ladanse ne la rendait pas difficile sur le choix deses partners. Ses mouvements ne se ressentaientpas de son apparente faiblesse ; mais une

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rougeur légère colorait déjà ses joues blanches,et son teint commençait à s’animer.Mademoiselle de Fontaine s’approcha duquadrille pour pouvoir examiner l’étrangère aumoment où elle reviendrait à sa place, pendantque les vis-à-vis répéteraient la figure qu’elleexécutait. Mais l’inconnu s’avança, se penchavers la jolie danseuse, et la curieuse Émilie putentendre distinctement ces paroles, quoiqueprononcées d’une voix à la fois impérieuse etdouce : — Clara, mon enfant, ne dansez plus.

Clara fit une petite moue boudeuse, inclina latête en signe d’obéissance et finit par sourire.Après la contredanse, le jeune homme eut lesprécautions d’un amant en mettant sur lesépaules de la jeune fille un châle de cachemire,et la fit asseoir de manière à ce qu’elle fût àl’abri du vent. Puis bientôt mademoiselle deFontaine, qui les vit se lever et se promenerautour de l’enceinte comme des gens disposés àpartir, trouva le moyen de les suivre sousprétexte d’admirer les points de vue du jardin.Son frère se prêta avec une malicieuse bonhomieaux caprices de cette marche assez vagabonde.Émilie aperçut alors ce joli couple montant dansun élégant tilbury que gardait un domestique àcheval et en livrée. Au moment où le jeunehomme fut assis et tâcha de rendre les guideségales, elle obtint d’abord de lui un de cesregards que l’on jette sans but sur les grandesfoules ; mais elle eut la faible satisfaction de luivoir retourner la tête à deux reprises différentes,et la jeune inconnue l’imita. Était-ce jalousie ?

— Je présume que tu as maintenant assezobservé le jardin, lui dit son frère, nous pouvonsretourner à la danse.

— Je le veux bien, répondit-elle. Croyez-vousque ce soit lady Dudley ?

— Elle ne sortirait pas sans Félix deVandenesse, lui dit son frère en souriant.

— Lady Dudley ne peut-elle pas avoir chezelle des parents...

— Un jeune homme, oui, reprit le baron deFontaine ; mais une jeune personne, non !

Le lendemain, mademoiselle de Fontainemanifesta le désir de faire une promenade àcheval. Insensiblement elle accoutuma son vieiloncle et ses frères à l’accompagner danscertaines courses matinales, très-salutaires,disait-elle, pour sa santé. Elle affectionnaitsingulièrement les alentours du village habitépar lady Dudley. Malgré ses manœuvres decavalerie, elle ne revit pas l’étranger aussipromptement que la joyeuse recherche à laquelleelle se livrait pouvait le lui faire espérer. Elleretourna plusieurs fois au bal de Sceaux, sanspouvoir y retrouver le jeune Anglais tombé duciel pour dominer ses rêves et les embellir.Quoique rien n’aiguillonne plus le naissantamour d’une jeune fille qu’un obstacle, il y eutcependant un moment où mademoiselle Émiliede Fontaine fut sur le point d’abandonner sonétrange et secrète poursuite, en désespérantpresque du succès d’une entreprise dont lasingularité peut donner une idée de la hardiessede son caractère. Elle aurait pu en effet tournerlong-temps autour du village de Châtenay sansrevoir son inconnu. La jeune Clara, puisque telest le nom que mademoiselle de Fontaine avaitentendu, n’était pas Anglaise, et le prétenduétranger n’habitait pas les bosquets fleuris etembaumés de Châtenay.

Un soir, Émilie sortie à cheval avec son oncle,qui depuis les beaux jours avait obtenu de sagoutte une assez longue cessation d’hostilités,rencontra lady Dudley. L’illustre étrangère avaitauprès d’elle dans sa calèche monsieur deVandenesse. Émilie reconnut le couple, et sessuppositions furent en un moment dissipéescomme se dissipent les rêves. Dépitée commetoute femme frustrée dans son attente, elletourna bride si rapidement, que son oncle euttoutes les peines du monde à la suivre, tant elleavait lancé son poney.

— Je suis apparemment devenu trop vieuxpour comprendre ces esprits de vingt ans, se ditle marin en mettant son cheval au galop, oupeut-être la jeunesse d’aujourd’hui ne ressemble-t-elle plus à celle d’autrefois. Mais qu’a donc manièce ? La voilà maintenant qui marche à petits

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

pas comme un gendarme en patrouille dans lesrues de Paris. Ne dirait-on pas qu’elle veutcerner ce brave bourgeois qui m’a l’air d’être unauteur rêvassant à ses poésies, car il a, je crois,un album à la main. Par ma foi, je suis un grandsot ! Ne serait-ce pas le jeune homme en quêtede qui nous sommes ?

A cette pensée le vieux marin fit marchertout doucement son cheval sur le sable, demanière à pouvoir arriver sans bruit auprès desa nièce. Le vice-amiral avait fait trop denoirceurs dans les années 1771 et suivantes,époques de nos annales où la galanterie était enhonneur, pour ne pas deviner sur-le-champqu’Émilie avait par le plus grand hasardrencontré l’inconnu du bal de Sceaux. Malgré levoile que l’âge répandait sur ses yeux gris, lecomte de Kergarouët sut reconnaître les indicesd’une agitation extraordinaire chez sa nièce, endépit de l’immobilité qu’elle essayait d’imprimerà son visage. Les yeux perçants de la jeune filleétaient fixés avec une sorte de stupeur surl’étranger qui marchait paisiblement devant elle.

— C’est bien ça ! se dit le marin, elle va lesuivre comme un vaisseau marchand suit uncorsaire. Puis, quand elle l’aura vu s’éloigner,elle sera au désespoir de ne pas savoir qui elleaime, et d’ignorer si c’est un marquis ou unbourgeois. Vraiment les jeunes têtes devraienttoujours avoir auprès d’elles une vieille perruquecomme moi...

Il poussa tout à coup son cheval àl’improviste de manière à faire partir celui de sanièce, et passa si vite entre elle et le jeunepromeneur, qu’il le força de se jeter sur le talusde verdure qui encaissait le chemin. Arrêtantaussitôt son cheval, le comte s’écria : — Nepouviez-vous pas vous ranger ?

— Ah ! pardon, monsieur, répondit l’inconnu.J’ignorais que ce fût à moi de vous faire desexcuses de ce que vous avez failli me renverser.

— Eh ! l’ami, finissons, reprit aigrement lemarin en prenant un son de voix dont lericanement avait quelque chose d’insultant.

En même temps le comte leva sa cravachecomme pour fouetter son cheval, et touchal’épaule de son interlocuteur en disant : — Lebourgeois libéral est raisonneur, tout raisonneurdoit être sage.

Le jeune homme gravit le talus de la route enentendant ce sarcasme ; il se croisa les bras etrépondit d’un ton fort ému : — Monsieur, je nepuis croire, en voyant vos cheveux blancs, quevous vous amusiez encore à chercher des duels.

— Cheveux blancs ? s’écria le marin enl’interrompant, tu en as menti par ta gorge, ilsne sont que gris.

Une dispute ainsi commencée devint enquelques secondes si chaude, que le jeuneadversaire oublia le ton de modération qu’ils’était efforcé de conserver. Au moment où lecomte de Kergarouët vit sa nièce arrivant à euxavec toutes les marques d’une vive inquiétude, ildonnait son nom à son antagoniste en lui disantde garder le silence devant la jeune personneconfiée à ses soins. L’inconnu ne put s’empêcherde sourire et remit une carte au vieux marin enlui faisant observer qu’il habitait une maison decampagne à Chevreuse, et s’éloigna rapidementaprès la lui avoir indiquée.

— Vous avez manqué blesser ce pauvrepékin, ma nièce, dit le comte en s’empressantd’aller au-devant d’Émilie. Vous ne savez doncplus tenir votre cheval en bride. Vous me laissezlà compromettre ma dignité pour couvrir vosfolies ; tandis que si vous étiez restée, un seul devos regards ou une de vos paroles polies, une decelles que vous dites si joliment quand vousn’êtes pas impertinente, aurait toutraccommodé, lui eussiez-vous cassé le bras.

— Eh ! mon cher oncle, c’est votre cheval, etnon le mien, qui est la cause de cet accident. Jecrois, en vérité, que vous ne pouvez plus monterà cheval, vous n’êtes déjà plus si bon cavalierque vous l’étiez l’année dernière. Mais au lieu dedire des riens...

— Diantre ! des riens. Ce n’est donc rien quede faire une impertinence à votre oncle ?

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Perspectives du matérialisme dialectique

— Ne devrions-nous pas aller savoir si cejeune homme est blessé ? Il boite, mon oncle,voyez donc.

— Non, il court. Ah ! je l’ai rudementmorigéné.

— Ah ! mon oncle, je vous reconnais là.

— Halte-là, ma nièce, dit le comte enarrêtant le cheval d’Émilie par la bride. Je nevois pas la nécessité de faire des avances àquelque boutiquier trop heureux d’avoir été jetéà terre par une charmante jeune fille ou par lecommandant de la Belle-Poule.

— Pourquoi croyez-vous que ce soit unroturier, mon cher oncle ? Il me semble qu’il ades manières fort distinguées.

— Tout le monde a des manières aujourd’hui,ma nièce.

— Non, mon oncle, tout le monde n’a pasl’air et la tournure que donne l’habitude dessalons, et je parierais avec vous volontiers que cejeune homme est noble.

— Vous n’avez pas trop eu le temps del’examiner.

— Mais ce n’est pas la première fois que je levois.

— Et ce n’est pas non plus la première foisque vous le cherchez, lui répliqua l’amiral enriant.

Émilie rougit, son oncle se plut à la laisserquelque temps dans l’embarras ; puis il lui dit :— Émilie, vous savez que je vous aime commemon enfant, précisément parce que vous êtes laseule de la famille qui ayez cet orgueil légitimeque donne une haute naissance. Diantre ! mapetite-nièce, qui aurait cru que les bonsprincipes deviendraient si rares ? Eh bien, jeveux être votre confident. Ma chère petite, jevois que ce jeune gentilhomme ne vous est pasindifférent. Chut ! Ils se moqueraient de nousdans la famille si nous nous embarquions sousun méchant pavillon. Vous savez ce que celaveut dire. Ainsi laissez-moi vous aider, ma nièce.Gardons-nous tous deux le secret, et je vous

promets de l’amener au milieu du salon.

— Et quand, mon oncle ?

— Demain.

— Mais, mon cher oncle, je ne serai obligée àrien ?

— A rien du tout, et vous pourrez lebombarder, l’incendier, et le laisser là commeune vieille caraque si cela vous plaît. Ce ne serapas le premier, n’est-ce pas ?

— Êtes-vous bon, mon oncle !

Aussitôt que le comte fut rentré, il mit sesbesicles, tira secrètement la carte de sa poche etlut : Maximilien Longueville, Rue DuSentier.

— Soyez tranquille, ma chère nièce, dit-il àÉmilie, vous pouvez le harponner en toutesécurité de conscience, il appartient à l’une denos familles historiques ; et s’il n’est pas pair deFrance, il le sera infailliblement.

— D’où savez-vous tant de choses ?

— C’est mon secret.

— Vous connaissez donc son nom ?

Le comte inclina en silence sa tête grise quiressemblait assez à un vieux tronc de chêneautour duquel auraient voltigé quelques feuillesroulées par le froid d’automne ; à ce signe, sanièce vint essayer sur lui le pouvoir toujoursneuf de ses coquetteries. Instruite dans l’art decajoler le vieux marin, elle lui prodigua lescaresses les plus enfantines, les paroles les plustendres ; elle alla même jusqu’à l’embrasser, afind’obtenir de lui la révélation d’un secret siimportant. Le vieillard, qui passait sa vie à fairejouer à sa nièce ces sortes de scènes, et qui lespayait souvent par le prix d’une parure ou parl’abandon de sa loge aux Italiens, se complutcette fois à se laisser prier et surtout caresser.Mais, comme il faisait durer ses plaisirs troplong-temps, Émilie se fâcha, passa des caressesaux sarcasmes et bouda, puis elle revintdominée par la curiosité. Le marin diplomateobtint solennellement de sa nièce une promesse

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

d’être à l’avenir plus réservée, plus douce, moinsvolontaire, de dépenser moins d’argent, etsurtout de lui tout dire. Le traité conclu et signépar un baiser qu’il déposa sur le front blancd’Émilie, il l’amena dans un coin du salon,l’assit sur ses genoux, plaça la carte sous sesdeux pouces de manière à la cacher, découvritlettre à lettre le nom de Longueville, et refusafort obstinément d’en laisser voir davantage. Cetévénement rendit le sentiment secret demademoiselle de Fontaine plus intense. Elledéroula pendant une grande partie de la nuit lestableaux les plus brillants des rêves par lesquelselle avait nourri ses espérances. Enfin, grâce à cehasard imploré si souvent, elle voyaitmaintenant tout autre chose qu’une chimère à lasource des richesses imaginaires avec lesquelleselle dorait sa vie conjugale. Comme toutes lesjeunes personnes, ignorant les dangers del’amour et du mariage, elle se passionna pour lesdehors trompeurs du mariage et de l’amour.N’est-ce pas dire que son sentiment naquitcomme naissent presque tous ces caprices dupremier âge, douces et cruelles erreurs quiexercent une si fatale influence sur l’existencedes jeunes filles assez inexpérimentées pour nes’en remettre qu’à elles-mêmes du soin de leurbonheur à venir ? Le lendemain matin, avantqu’Émilie fût réveillée, son oncle avait couru àChevreuse. En reconnaissant dans la cour d’unélégant pavillon le jeune homme qu’il avait sirésolument insulté la veille, il alla vers lui aveccette affectueuse politesse des vieillards del’ancienne cour.

— Eh ! mon cher monsieur, qui aurait ditque je me ferais une affaire, à l’âge de soixante-treize ans, avec le fils ou le petit-fils d’un demes meilleurs amis ? Je suis vice-amiral,monsieur. N’est-ce pas vous dire que jem’embarrasse aussi peu d’un duel que de fumerun cigare. Dans mon temps, deux jeunes gens nepouvaient devenir intimes qu’après avoir vu lacouleur de leur sang. Mais, ventre-de-biche !hier, j’avais, en ma qualité de marin, embarquéun peu trop de rhum à bord, et j’ai sombré survous. Touchez là ! J’aimerais mieux recevoir

cent rebuffades d’un Longueville que de causerla moindre peine à sa famille.

Quelque froideur que le jeune hommes’efforçât de marquer au comte de Kergarouët, ilne put long-temps tenir à la franche bonté deses manières, et se laissa serrer la main.

— Vous alliez monter à cheval, dit le comte,ne vous gênez pas. Mais à moins que vous n’ayezdes projets, venez avec moi, je vous invite àdîner aujourd’hui au pavillon Planat. Monneveu, le comte de Fontaine, est un hommeessentiel à connaître. Ah ! je prétends, morbleu,vous dédommager de ma brusquerie en vousprésentant à cinq des plus jolies femmes deParis. Hé ! hé ! jeune homme, votre front sedéride. J’aime les jeunes gens, et j’aime à lesvoir heureux. Leur bonheur me rappelle lesbienfaisantes années de ma jeunesse où lesaventures ne manquaient pas plus que les duels.On était gai, alors ! Aujourd’hui, vousraisonnez, et l’on s’inquiète de tout, comme s’iln’y avait eu ni quinzième ni seizième siècles.

— Mais, monsieur, n’avons-nous pas raison ?Le seizième siècle n’a donné que la libertéreligieuse à l’Europe, et le dix-neuvième luidonnera la liberté pol...

— Ah ! ne parlons pas politique. Je suis uneganache d’ultrà, voyez-vous. Mais je n’empêchepas les jeunes gens d’être révolutionnaires,pourvu qu’ils laissent au Roi la liberté dedissiper leurs attroupements.

A quelques pas de là, lorsque le comte et sonjeune compagnon furent au milieu des bois, lemarin avisa un jeune bouleau assez mince,arrêta son cheval, prit un de ses pistolets, et laballe alla se loger au milieu de l’arbre, à quinzepas de distance.

— Vous voyez, mon cher, que je ne crains pasun duel, dit-il avec une gravité comique enregardant monsieur Longueville.

— Ni moi non plus, reprit ce dernier quiarma promptement son pistolet, visa le trou faitpar la balle du comte, et plaça la sienne près dece but.

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Perspectives du matérialisme dialectique

— Voilà ce qui s’appelle un jeune hommebien élevé, s’écria le marin avec une sorted’enthousiasme.

Pendant la promenade qu’il fit avec celuiqu’il regardait déjà comme son neveu, il trouvamille occasions de l’interroger sur toutes lesbagatelles dont la parfaite connaissanceconstituait, selon son code particulier, ungentilhomme accompli.

— Avez-vous des dettes, demanda-t-il enfin àson compagnon après bien des questions.

— Non, monsieur.

— Comment ! vous payez tout ce qui vousest fourni ?

— Exactement, monsieur ; autrement, nousperdrions tout crédit et toute espèce deconsidération.

— Mais au moins vous avez plus d’unemaîtresse ? Ah ! vous rougissez, moncamarade ?... les mœurs ont bien changé. Avecces idées d’ordre légal, de kantisme et de liberté,la jeunesse s’est gâtée. Vous n’avez ni Guimard,ni Duthé, ni créanciers, et vous ne savez pas leblason ; mais, mon jeune ami, vous n’êtes pasélevé ! Sachez que celui qui ne fait pas ses foliesau printemps les fait en hiver. Si j’ai quatre-vingt mille livres de rente à soixante-dix ans,c’est que j’en ai mangé le capital à trente ans...Oh ! avec ma femme, en tout bien tout honneur.Néanmoins, vos imperfections ne m’empêcherontpas de vous annoncer au pavillon Planat. Songezque vous m’avez promis d’y venir, et je vous yattends.

— Quel singulier petit vieillard, se dit lejeune Longueville, il est vert et gaillard ; maisquoiqu’il veuille paraître bon homme, je ne m’yfierai pas.

Le lendemain, vers quatre heures, au momentoù la compagnie était éparse dans les salons ouau billard, un domestique annonça auxhabitants du pavillon Planat : Monsieur deLongueville. Au nom du favori du vieux comtede Kergarouët, tout le monde, jusqu’au joueur

qui allait manquer une bille, accourut, autantpour observer la contenance de mademoiselle deFontaine que pour juger le phénix humain quiavait mérité une mention honorable audétriment de tant de rivaux. Une mise aussiélégante que simple, des manières pleinesd’aisance, des formes polies, une voix douce etd’un timbre qui faisait vibrer les cordes ducœur, concilièrent à monsieur Longueville labienveillance de toute la famille. Il ne semblapas étranger au luxe de la demeure du fastueuxreceveur-général. Quoique sa conversation fûtcelle d’un homme du monde, chacun putfacilement deviner qu’il avait reçu la plusbrillante éducation et que ses connaissancesétaient aussi solides qu’étendues. Il trouva sibien le mot propre dans une discussion assezlégère suscitée par le vieux marin sur lesconstructions navales, qu’une des femmes fitobserver qu’il semblait être sorti de l’ÉcolePolytechnique.

— Je crois, madame, répondit-il, qu’on peutregarder comme un titre de gloire d’y être entré.

Malgré toutes les instances qui lui furentfaites, il se refusa avec politesse, mais avecfermeté, au désir qu’on lui témoigna de le garderà dîner, et arrêta les observations des dames endisant qu’il était l’Hippocrate d’une jeune sœurdont la santé délicate exigeait beaucoup desoins.

— Monsieur est sans doute médecin,demanda avec ironie une des belles-sœursd’Émilie.

— Monsieur est sorti de l’ÉcolePolytechnique, répondit avec bontémademoiselle de Fontaine dont la figure s’animades teintes les plus riches au moment où elleapprit que la jeune fille du bal était la sœur demonsieur Longueville.

— Mais, ma chère, on peut être médecin etavoir été à l’École Polytechnique, n’est-ce pas,monsieur ?

— Madame, rien ne s’y oppose, répondit lejeune homme.

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

Tous les yeux se portèrent sur Émilie quiregardait alors avec une sorte de curiositéinquiète le séduisant inconnu. Elle respira pluslibrement quand il ajouta, non sans un sourire :— Je n’ai pas l’honneur d’être médecin,madame, et j’ai même renoncé à entrer dans leservice des ponts-et-chaussées afin de conservermon indépendance.

— Et vous avez bien fait, dit le comte. Maiscomment pouvez-vous regarder comme unhonneur d’être médecin ? ajouta le nobleBreton. Ah ! mon jeune ami, pour un hommecomme vous...

— Monsieur le comte, je respecte infinimenttoutes les professions qui ont un but d’utilité.

— Eh ! nous sommes d’accord : vousrespectez ces professions-là, j’imagine, commeun jeune homme respecte une douairière.

La visite de monsieur Longueville ne fut nitrop longue, ni trop courte. Il se retira aumoment où il s’aperçut qu’il avait plu à tout lemonde, et que la curiosité de chacun s’étaitéveillée sur son compte.

— C’est un rusé compère, dit le comte enrentrant au salon après l’avoir reconduit.

Mademoiselle de Fontaine, qui seule étaitdans le secret de cette visite, avait fait unetoilette assez recherchée pour attirer les regardsdu jeune homme ; mais elle eut le petit chagrinde voir qu’il ne lui accorda pas autantd’attention qu’elle croyait en mériter. La famillefut assez surprise du silence dans lequel elles’était renfermée. Émilie déployaitordinairement pour les nouveaux venus sacoquetterie, son babil spirituel, et l’inépuisableéloquence de ses regards et de ses attitudes. Soitque la voix mélodieuse du jeune homme etl’attrait de ses manières l’eussent charmée,qu’elle aimât sérieusement, et que ce sentimenteût opéré en elle un changement, son maintienperdit toute affectation. Devenue simple etnaturelle, elle dut sans doute paraître plus belle.Quelques-unes de ses sœurs et une vieille dame,amie de la famille, virent un raffinement de

coquetterie dans cette conduite. Ellessupposèrent que, jugeant le jeune homme digned’elle, Émilie se proposait peut-être de nemontrer que lentement ses avantages, afin del’éblouir tout à coup, au moment où elle luiaurait plu. Toutes les personnes de la familleétaient curieuses de savoir ce que cettecapricieuse fille pensait de cet étranger ; maislorsque, pendant le dîner, chacun prit plaisir àdoter monsieur Longueville d’une qualiténouvelle, en prétendant l’avoir seul découverte,mademoiselle de Fontaine resta muette pendantquelque temps. Un léger sarcasme de son onclela réveilla tout à coup de son apathie ; elle ditd’une manière assez épigrammatique que cetteperfection céleste devait couvrir quelque granddéfaut, et qu’elle se garderait bien de juger à lapremière vue un homme qui paraissait être sihabile. Elle ajouta que ceux qui plaisaient ainsià tout le monde ne plaisaient à personne, et quele pire de tous les défauts était de n’en avoiraucun. Comme toutes les jeunes filles quiaiment, elle caressait l’espérance de pouvoircacher son sentiment au fond de son cœur endonnant le change aux Argus qui l’entouraient ;mais, au bout d’une quinzaine de jours, il n’yeut pas un des membres de cette nombreusefamille qui ne fût initié dans ce petit secretdomestique. A la troisième visite que fitmonsieur Longueville, Émilie crut y être pourbeaucoup. Cette découverte lui causa un plaisirsi enivrant, qu’elle l’étonna quand elle putréfléchir. Il y avait là quelque chose de péniblepour son orgueil. Habituée à se faire le centredu monde, elle était obligée de reconnaître uneforce qui l’attirait hors d’elle-même. Elle essayade se révolter, mais elle ne put chasser de soncœur la séduisante image du jeune homme. Puisvinrent bientôt des inquiétudes. En effet, deuxqualités de monsieur Longueville très-contrairesà la curiosité générale, et surtout à celle demademoiselle de Fontaine, étaient une discrétionet une modestie inattendues. Il ne parlait jamaisni de lui, ni de ses occupations, ni de sa famille.Les finesses qu’Émilie semait dans saconversation et les piéges qu’elle y tendait pourarracher à ce jeune homme des détails sur lui-

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même, il savait les déconcerter avec l’adressed’un diplomate qui veut cacher des secrets.Parlait-elle peinture, monsieur Longuevillerépondait en connaisseur. Faisait-elle de lamusique, le jeune homme prouvait sans fatuitéqu’il était assez fort sur le piano. Un soir, ilenchanta toute la compagnie, en mariant sa voixdélicieuse à celle d’Émilie dans un des plusbeaux duos de Cimarosa ; mais, quand onessaya de s’informer s’il était artiste, il plaisantaavec tant de grâce, qu’il ne laissa pas à cesfemmes si exercées dans l’art de deviner lessentiments, la possibilité de découvrir à quellesphère sociale il appartenait. Avec quelquecourage que le vieil oncle jetât le grappin sur cebâtiment, Longueville s’esquivait avec souplesseafin de se conserver le charme du mystère ; et illui fut d’autant plus facile de rester le belinconnu au pavillon Planat, que la curiosité n’yexcédait pas les bornes de la politesse. Émilie,tourmentée de cette réserve, espéra tirermeilleur parti de la sœur que du frère pour cessortes de confidences. Secondée par son oncle,qui s’entendait aussi bien à cette manœuvrequ’à celle d’un bâtiment, elle essaya de mettreen scène le personnage jusqu’alors muet demademoiselle Clara Longueville. La société dupavillon manifesta bientôt le plus grand désir deconnaître une si aimable personne, et de luiprocurer quelque distraction. Un bal sanscérémonie fut proposé et accepté. Les dames nedésespérèrent pas complétement de faire parlerune jeune fille de seize ans.

Malgré ces petits nuages amoncelés par lesoupçon et créés par la curiosité, une vivelumière pénétrait l’âme de mademoiselle deFontaine qui jouissait délicieusement del’existence en la rapportant à un autre qu’à elle.Elle commençait à concevoir les rapportssociaux. Soit que le bonheur nous rendemeilleurs, soit qu’elle fût trop occupée pourtourmenter les autres, elle devint moinscaustique, plus indulgente, plus douce. Lechangement de son caractère enchanta sa familleétonnée. Peut-être, après tout, son égoïsme semétamorphosait-il en amour. Attendre l’arrivée

de son timide et secret adorateur était une joieprofonde. Sans qu’un seul mot de passion eûtété prononcé entre eux, elle se savait aimée, etavec quel art ne se plaisait-elle pas à fairedéployer au jeune inconnu les trésors d’uneinstruction qui se montra variée ! Elle s’aperçutqu’elle aussi était observée avec soin, et alorselle essaya de vaincre tous les défauts que sonéducation avait laissés croître en elle. N’était-cepas déjà un premier hommage rendu à l’amour,et un reproche cruel qu’elle s’adressait à elle-même ? Elle voulait plaire, elle enchanta ; elleaimait, elle fut idolâtrée. Sa famille, sachantqu’elle était gardée par son orgueil, lui donnaitassez de liberté pour qu’elle pût savourer cespetites félicités enfantines qui donnent tant decharme et de violence aux premières amours.Plus d’une fois, le jeune homme et mademoisellede Fontaine se promenèrent seuls dans les alléesde ce parc où la nature était parée comme unefemme qui va au bal. Plus d’une fois, ils eurentde ces entretiens sans but ni physionomie dontles phrases les plus vides de sens sont celles quicachent le plus de sentiments. Ils admirèrentsouvent ensemble le soleil couchant et ses richescouleurs. Ils cueillirent des marguerites pour leseffeuiller, et chantèrent les duos les pluspassionnés en se servant des notes trouvées parPergolèse ou par Rossini, comme de truchementsfidèles pour exprimer leurs secrets.

Le jour du bal arriva. Clara Longueville etson frère, que les valets s’obstinaient à décorerde la noble particule, en furent les héros. Pourla première fois de sa vie, mademoiselle deFontaine vit le triomphe d’une jeune fille avecplaisir. Elle prodigua sincèrement à Clara cescaresses gracieuses et ces petits soins que lesfemmes ne se rendent ordinairement entre ellesque pour exciter la jalousie des hommes. MaisÉmilie avait un but, elle voulait surprendre dessecrets. La réserve de mademoiselle Longuevillefut au moins égale à celle de son frère, mais, ensa qualité de fille, peut-être montra-t-elle plusde finesse et d’esprit que lui, car elle n’eut pasmême l’air d’être discrète et sut tenir laconversation sur des sujets étrangers aux

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

intérêts matériels, tout en y jetant un si grandcharme que mademoiselle de Fontaine en conçutune sorte d’envie, et surnomma Clara la sirène.Quoique Émilie eut formé le dessein de fairecauser Clara, ce fut Clara qui interrogeaÉmilie ; elle voulait la juger, et fut jugée parelle. Elle se dépita souvent d’avoir laissé percerson caractère dans quelques réponses que luiarracha malicieusement Clara dont l’air modesteet candide éloignait tout soupçon de perfidie. Ily eut un moment où mademoiselle de Fontaineparut fâchée d’avoir fait contre les roturiers uneimprudente sortie provoquée par Clara.

— Mademoiselle, lui dit cette charmantecréature, j’ai tant entendu parler de vous parMaximilien, que j’avais le plus vif désir de vousconnaître par attachement pour lui ; maisvouloir vous connaître, n’est-ce pas vouloir vousaimer ?

— Ma chère Clara, j’avais peur de vousdéplaire en parlant ainsi de ceux qui ne sont pasnobles.

— Oh ! rassurez-vous. Aujourd’hui, ces sortesde discussions sont sans objet. Quant à moi,elles ne m’atteignent pas : je suis en dehors dela question.

Quelque ambitieuse que fût cette réponse,mademoiselle de Fontaine en ressentit une joieprofonde ; car, semblable à tous les genspassionnés, elle s’expliqua comme s’expliquentles oracles, dans le sens qui s’accordait avec sesdésirs, et revint à la danse plus joyeuse quejamais en regardant Longueville dont les formes,dont l’élégance surpassaient peut-être celles deson type imaginaire. Elle ressentit unesatisfaction de plus en songeant qu’il étaitnoble, ses yeux noirs scintillèrent, elle dansaavec tout le plaisir qu’on y trouve en présencede celui qu’on aime. Jamais les deux amants nes’entendirent mieux qu’en ce moment ; et plusd’une fois ils sentirent le bout de leurs doigtsfrémir et trembler lorsque les lois de lacontredanse les mariaient.

Ce joli couple atteignit le commencement del’automne au milieu des fêtes et des plaisirs de

la campagne, en se laissant doucementabandonner au courant du sentiment le plusdoux de la vie, en le fortifiant par mille petitsaccidents que chacun peut imaginer : les amoursse ressemblent toujours en quelques points. L’unet l’autre, ils s’étudiaient, autant que l’on peuts’étudier quand on aime.

— Enfin, jamais amourette n’a sipromptement tourné en mariage d’inclination,disait le vieil oncle qui suivait les deux jeunesgens de l’œil comme un naturaliste examine uninsecte au microscope.

Ce mot effraya monsieur et madame deFontaine. Le vieux Vendéen cessa d’être aussiindifférent au mariage de sa fille qu’il avaitnaguère promis de l’être. Il alla chercher à Parisdes renseignements et n’en trouva pas. Inquietde ce mystère, et ne sachant pas encore quelserait le résultat de l’enquête qu’il avait prié unadministrateur parisien de lui faire sur la familleLongueville, il crut devoir avertir sa fille de seconduire prudemment. L’observation paternellefut reçue avec une feinte obéissance pleined’ironie.

— Au moins, ma chère Émilie, si vousl’aimez, ne le lui avouez pas !

— Mon père, il est vrai que je l’aime, maisj’attendrai pour le lui dire que vous me lepermettiez.

— Cependant, Émilie, songez que vousignorez encore quelle est sa famille, son état.

— Si je l’ignore, je le veux bien. Mais, monpère, vous avez souhaité me voir mariée, vousm’avez donné la liberté de faire un choix, lemien est fait irrévocablement, que faut-il deplus ?

— Il faut savoir, ma chère enfant, si celui quetu as choisi est fils d’un pair de France, réponditironiquement le vénérable gentilhomme.

Émilie resta un moment silencieuse. Ellereleva bientôt la tête, regarda son père, et luidit avec une sorte d’inquiétude : — Est-ce queles Longueville...

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Perspectives du matérialisme dialectique

— Sont éteints en la personne du vieux ducde Rostein-Limbourg, qui a péri sur l’échafauden 1793. Il était le dernier rejeton de la dernièrebranche cadette.

— Mais, mon père, il y a de fort bonnesmaisons issues de bâtards. L’histoire de Francefourmille de princes qui mettaient des barres àleur écu.

— Tes idées ont bien changé, dit le vieuxgentilhomme en souriant.

Le lendemain était le dernier jour que lafamille Fontaine dût passer au pavillon Planat.Émilie, que l’avis de son père avait fortementinquiétée, attendit avec une vive impatiencel’heure à laquelle le jeune Longueville avaitl’habitude de venir, afin d’obtenir de lui uneexplication. Elle sortit après le dîner et alla sepromener seule dans le parc en se dirigeant versle bosquet aux confidences où elle savait quel’empressé jeune homme la chercherait ; et touten courant, elle songeait à la meilleure manièrede surprendre, sans se compromettre, un secretsi important : chose assez difficile ! Jusqu’àprésent, aucun aveu direct n’avait sanctionné lesentiment qui l’unissait à cet inconnu. Elle avaitsecrètement joui, comme Maximilien, de ladouceur d’un premier amour ; mais aussi fiersl’un que l’autre, il semblait que chacun d’euxcraignît d’avouer qu’il aimât.

Maximilien Longueville, à qui Clara avaitinspiré sur le caractère d’Émilie des soupçonsassez fondés, se trouvait tour à tour emportépar la violence d’une passion de jeune homme,et retenu par le désir de connaître et d’éprouverla femme à laquelle il devait confier sonbonheur. Son amour ne l’avait pas empêché dereconnaître en Émilie les préjugés qui gâtaientce jeune caractère ; mais il désirait savoir s’ilétait aimé d’elle avant de les combattre, car ilne voulait pas plus hasarder le sort de sonamour que celui de sa vie. Il s’était doncconstamment tenu dans un silence que sesregards, son attitude et ses moindres actionsdémentaient. De l’autre côté, la fierté naturelleà une jeune fille, encore augmentée chez

mademoiselle de Fontaine par la sotte vanitéque lui donnaient sa naissance et sa beauté,l’empêchait d’aller au-devant d’une déclarationqu’une passion croissante lui persuadaitquelquefois de solliciter. Aussi les deux amantsavaient-ils instinctivement compris leur situationsans s’expliquer leurs secrets motifs. Il est desmoments de la vie où le vague plaît à de jeunesâmes. Par cela même que l’un et l’autre avaienttrop tardé de parler, ils semblaient tous deux sefaire un jeu cruel de leur attente. L’un cherchaità découvrir s’il était aimé par l’effort quecoûterait un aveu à son orgueilleuse maîtresse,l’autre espérait voir rompre à tout moment untrop respectueux silence.

Assise sur un banc rustique, Émilie songeaitaux événements qui venaient de se passerpendant ces trois mois pleins d’enchantements.Les soupçons de son père étaient les dernièrescraintes qui pouvaient l’atteindre, elle en fitmême justice par deux ou trois de ces réflexionsde jeune fille inexpérimentée qui lui semblèrentvictorieuses. Avant tout, elle convint avec elle-même qu’il était impossible qu’elle se trompât.Durant toute la saison, elle n’avait puapercevoir en Maximilien, ni un seul geste, niune seule parole qui indiquassent une origine oudes occupations communes ; bien mieux, samanière de discuter décelait un homme occupédes hauts intérêts du pays. — D’ailleurs, se dit-elle, un homme de bureau, un financier ou uncommerçant n’aurait pas eu le loisir de resterune saison entière à me faire la cour au milieudes champs et des bois, en dispensant son tempsaussi libéralement qu’un noble qui a devant luitoute une vie libre de soins. Elle s’abandonnaitau cours d’une méditation beaucoup plusintéressante pour elle que ces penséespréliminaires, quand un léger bruissement dufeuillage lui annonça que depuis un momentMaximilien la contemplait sans doute avecadmiration.

— Savez-vous que cela est fort mal desurprendre ainsi les jeunes filles ? lui dit-elle ensouriant.

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— Surtout lorsqu’elles sont occupées de leurssecrets, répondit finement Maximilien.

— Pourquoi n’aurais-je pas les miens ? vousavez bien les vôtres !

— Vous pensiez donc réellement à vossecrets ? reprit-il en riant.

— Non, je songeais aux vôtres. Les miens, jeles connais.

— Mais, s’écria doucement le jeune hommeen saisissant le bras de mademoiselle deFontaine et le mettant sous le sien, peut-êtremes secrets sont-ils les vôtres, et vos secrets lesmiens.

Après avoir fait quelques pas, ils setrouvèrent sous un massif d’arbres que lescouleurs du couchant enveloppaient comme d’unnuage rouge et brun. Cette magie naturelleimprima une sorte de solennité à ce moment.L’action vive et libre du jeune homme, etsurtout l’agitation de son cœur bouillant dontles pulsations précipitées parlaient au brasd’Émilie, la jetèrent dans une exaltationd’autant plus pénétrante qu’elle ne fut excitéeque par les accidents les plus simples et les plusinnocents. La réserve dans laquelle vivent lesjeunes filles du grand monde donne une forceincroyable aux explosions de leurs sentiments, etc’est un des plus grands dangers qui puissent lesatteindre quand elles rencontrent un amantpassionné. Jamais les yeux d’Émilie et deMaximilien n’avaient dit tant de ces chosesqu’on n’ose pas dire. En proie à cette ivresse, ilsoublièrent aisément les petites stipulations del’orgueil et les froides considérations de ladéfiance. Ils ne purent même s’exprimer d’abordque par un serrement de mains qui servitd’interprète à leurs joyeuses pensées.

— Monsieur, j’ai une question à vous faire,dit en tremblant et d’une voix émuemademoiselle de Fontaine après un long silenceet après avoir fait quelques pas avec unecertaine lenteur. Mais songez, de grâce, qu’ellem’est en quelque sorte commandée par lasituation assez étrange où je me trouve vis-à-vis

de ma famille.

Une pause effrayante pour Émilie succéda àces phrases qu’elle avait presque bégayées.Pendant le moment que dura le silence, cettejeune fille si fière n’osa soutenir le regardéclatant de celui qu’elle aimait, car elle avait unsecret sentiment de la bassesse des motssuivants qu’elle ajouta : — Êtes-vous noble ?

Quand ces dernières paroles furentprononcées, elle aurait voulu être au fond d’unlac.

— Mademoiselle, reprit gravementLongueville dont la figure altérée contracta unesorte de dignité sévère, je vous promets derépondre sans détour à cette demande quandvous aurez répondu avec sincérité à celle que jevais vous faire. Il quitta le bras de la jeune fille,qui tout à coup se crut seule dans la vie et luidit : — Dans quelle intention me questionnez-vous sur ma naissance ? Elle demeura immobile,froide et muette. — Mademoiselle, repritMaximilien, n’allons pas plus loin si nous nenous comprenons pas. — Je vous aime, ajouta-t-il d’un son de voix profond et attendri. Ehbien ! reprit-il d’un air joyeux après avoirentendu l’exclamation de bonheur que ne putretenir la jeune fille, pourquoi me demander sije suis noble ?

— Parlerait-il ainsi s’il ne l’était pas ? s’écriaune voix intérieure qu’Émilie crut sortie du fondde son cœur. Elle releva gracieusement la tête,sembla puiser une nouvelle vie dans le regard dujeune homme et lui tendit le bras comme pourfaire une nouvelle alliance.

— Vous avez cru que je tenais beaucoup àdes dignités, demanda-t-elle avec une finessemalicieuse.

— Je n’ai pas de titres à offrir à ma femme,répondit-il d’un air moitié gai, moitié sérieux.Mais si je la prends dans un haut rang et parmicelles que la fortune paternelle habitue au luxeet aux plaisirs de l’opulence, je sais à quoi cechoix m’oblige. L’amour donne tout, ajouta-t-ilavec gaieté, mais aux amants seulement. Quant

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aux époux, il leur faut un peu plus que le dômedu ciel et le tapis des prairies.

— Il est riche, pensa-t-elle. Quant aux titres,peut-être veut-il m’éprouver ! On lui aura ditque j’étais entichée de noblesse, et que je nevoulais épouser qu’un pair de France. Mesbégueules de sœurs m’auront joué ce tour-là. —Je vous assure, monsieur, dit-elle à haute voix,que j’ai eu des idées bien exagérées sur la vie etle monde ; mais aujourd’hui, reprit-elle avecintention en le regardant d’une manière à lerendre fou, je sais où sont pour une femme lesvéritables richesses.

— J’ai besoin de croire que vous parlez àcœur ouvert, répondit-il avec une gravité douce.Mais cet hiver, ma chère Émilie, dans moins dedeux mois peut-être, je serai fier de ce que jepourrai vous offrir, si vous tenez aux jouissancesde la fortune. Ce sera le seul secret que jegarderai là, dit-il en montrant son cœur ; car desa réussite dépend mon bonheur, je n’ose dire lenôtre...

— Oh dites, dites !

Ce fut au milieu des plus doux propos qu’ilsrevinrent à pas lents rejoindre la compagnie ausalon. Jamais mademoiselle de Fontaine netrouva son prétendu plus aimable, ni plusspirituel : ses formes sveltes, ses manièresengageantes lui semblèrent plus charmantesencore depuis une conversation qui venait enquelque sorte de lui confirmer la possession d’uncœur digne d’être envié par toutes les femmes.Ils chantèrent un duo italien avec tantd’expression, que l’assemblée les applaudit avecenthousiasme. Leur adieu prit un accent deconvention sous lequel ils cachèrent leurbonheur. Enfin, cette journée devint pour lajeune fille comme une chaîne qui la lia plusétroitement encore à la destinée de l’inconnu. Laforce et la dignité qu’il venait de déployer dansla scène où ils s’étaient révélé leurs sentimentsavaient peut-être imposé à mademoiselle deFontaine ce respect sans lequel il n’existe pas devéritable amour. Lorsqu’elle resta seule avec sonpère dans le salon, le vénérable Vendéen

s’avança vers elle, lui prit affectueusement lesmains, et lui demanda si elle avait acquisquelque lumière sur la fortune et sur la famillede monsieur Longueville.

— Oui, mon cher père, répondit-elle, je suisplus heureuse que je ne pouvais le désirer. Enfinmonsieur de Longueville est le seul homme queje veuille épouser.

— C’est bien, Émilie, reprit le comte, je saisce qu’il me reste à faire.

— Connaîtriez-vous quelque obstacle ?demanda-t-elle avec une véritable anxiété.

— Ma chère enfant, ce jeune homme estabsolument inconnu ; mais, à moins que ce nesoit un malhonnête homme, du moment où tul’aimes, il m’est aussi cher qu’un fils.

— Un malhonnête homme ? reprit Émilie, jesuis bien tranquille. Mon oncle, qui nous l’aprésenté, peut vous répondre de lui. Dites, cheroncle, a-t-il été flibustier, forban, corsaire ?

— Je savais bien que j’allais me trouver là,s’écria le vieux marin en se réveillant.

Il regarda dans le salon, mais sa nièce avaitdisparu comme un feu Saint-Elme, pour seservir de son expression habituelle.

— Eh bien, mon oncle ! reprit monsieur deFontaine, comment avez-vous pu nous cachertout ce que vous saviez sur ce jeune homme ?Vous avez cependant dû vous apercevoir de nosinquiétudes. Monsieur Longueville est-il debonne famille ?

— Je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam,s’écria le comte de Kergarouët. Me fiant au tactde cette petite folle, je lui ai amené son Saint-Preux par un moyen à moi connu. Je sais que cegarçon tire le pistolet admirablement, chassetrès-bien, joue merveilleusement au billard, auxéchecs et au trictrac ; il fait des armes et monteà cheval comme feu le chevalier de Saint-George.Il a une érudition corsée relativement à nosvignobles. Il calcule comme Barême, dessine,danse et chante bien. Eh ! diantre, qu’avez-vousdonc, vous autres ? Si ce n’est pas là un

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gentilhomme parfait, montrez-moi un bourgeoisqui sache tout cela. Trouvez-moi un homme quivive aussi noblement que lui ? Fait-il quelquechose ? Compromet-il sa dignité à aller dans desbureaux, à se courber devant des parvenus quevous appelez des directeurs-généraux ? Ilmarche droit. C’est un homme. Mais, ausurplus, je viens de retrouver dans la poche demon gilet la carte qu’il m’a donnée quand ilcroyait que je voulais lui couper la gorge, pauvreinnocent ! La jeunesse d’aujourd’hui n’est guèrerusée. Tenez, voici.

— Rue du Sentier, nº 5, dit monsieur deFontaine en cherchant à se rappeler parmi tousles renseignements qu’il avait obtenus celui quipouvait concerner le jeune inconnu. Que diablecela signifie-t-il ? Messieurs Palma, Werbrust etcompagnie dont le principal commerce est celuides mousselines, calicots et toiles peintes en grosdemeurent là. Bon, j’y suis ! Longueville, ledéputé, a un intérêt dans leur maison. Oui ;mais je ne connais à Longueville qu’un fils detrente-deux ans, qui ne ressemble pas du tout aunôtre et auquel il donne cinquante mille livresde rente en mariage afin de lui faire épouser lafille d’un ministre ; il a envie d’être fait pairtout comme un autre. Jamais je ne lui aientendu parler de ce Maximilien. A-t-il unefille ? Qu’est-ce que cette Clara ? Au surplus,permis à plus d’un intrigant de s’appelerLongueville. Mais la maison Palma, Werbrust etcompagnie n’est-elle pas à moitié ruinée par unespéculation au Mexique ou aux Indes ?J’éclaircirai tout cela.

— Tu parles tout seul comme si tu étais surun théâtre, et tu parais me compter pour zéro,dit tout à coup le vieux marin. Tu ne sais doncpas que s’il est gentilhomme, j’ai plus d’un sacdans mes écoutilles pour parer à son défaut defortune ?

— Quant à cela, s’il est fils de Longueville, iln’a besoin de rien ; mais, dit monsieur deFontaine en agitant la tête de droite à gauche,son père n’a même pas acheté de savonnette àvilain. Avant la révolution, il était procureur ; et

le de qu’il a pris depuis la restauration luiappartient tout autant que la moitié de safortune.

— Bah ! bah ! heureux ceux dont les pèresont été pendus, s’écria gaiement le marin.

Trois ou quatre jours après cette mémorablejournée, et dans une de ces belles matinées dumois de novembre qui font voir aux Parisiensleurs boulevards nettoyés soudain par le froidpiquant d’une première gelée, mademoiselle deFontaine, parée d’une fourrure nouvelle qu’ellevoulait mettre à la mode, était sortie avec deuxde ses belles-sœurs sur lesquelles elle avait jadisdécoché le plus d’épigrammes. Ces trois femmesétaient bien moins invitées à cette promenadeparisienne par l’envie d’essayer une voiture très-élégante et des robes qui devaient donner le tonaux modes de l’hiver, que par le désir de voirune pèlerine qu’une de leurs amies avaitremarquée dans un riche magasin de lingeriesitué au coin de la rue de la Paix. Quand lestrois dames furent entrées dans la boutique,madame la baronne de Fontaine tira Émilie parla manche et lui montra Maximilien Longuevilleassis dans le comptoir et occupé à rendre avecune grâce mercantile la monnaie d’une pièced’or à la lingère avec laquelle il semblait enconférence. Le bel inconnu tenait à la mainquelques échantillons qui ne laissaient aucundoute sur son honorable profession. Sans qu’onpût s’en apercevoir, Émilie fut saisie d’unfrisson glacial. Cependant, grâce au savoir-vivrede la bonne compagnie, elle dissimulaparfaitement la rage qu’elle avait dans le cœur,et répondit à sa sœur un : — Je le savais ! dontla richesse d’intonation et l’accent inimitableeussent fait envie à la plus célèbre actrice de cetemps. Elle s’avança vers le comptoir.Longueville leva la tête, mit les échantillonsdans sa poche avec grâce et avec un sang-froiddésespérant, salua mademoiselle de Fontaine ets’approcha d’elle en lui jetant un regardpénétrant.

— Mademoiselle, dit-il à la lingère qui l’avaitsuivi d’un air très-inquiet, j’enverrai régler ce

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compte ; ma maison le veut ainsi. Mais, tenez,ajouta-t-il à l’oreille de la jeune femme en luiremettant un billet de mille francs, prenez : cesera une affaire entre nous. — Vous mepardonnerez, j’espère, mademoiselle, dit-il en seretournant vers Émilie. Vous aurez la bontéd’excuser la tyrannie qu’exercent les affaires.

— Mais il me semble, monsieur, que celam’est fort indifférent, répondit mademoiselle deFontaine en le regardant avec une assurance etun air d’insouciance moqueuse qui pouvaientfaire croire qu’elle le voyait pour la premièrefois.

— Parlez-vous sérieusement ? demandaMaximilien d’une voix entrecoupée.

Émilie lui avait tourné le dos avec uneincroyable impertinence. Ce peu de mots,prononcés à voix basse, avait échappé à lacuriosité des deux belles-sœurs. Quand, aprèsavoir pris la pèlerine, les trois dames furentremontées en voiture, Émilie, qui se trouvaitassise sur le devant, ne put s’empêcherd’embrasser par son dernier regard laprofondeur de cette odieuse boutique où elle vitMaximilien debout et les bras croisés, dansl’attitude d’un homme supérieur au malheur quil’atteignait si subitement. Leurs yeux serencontrèrent et se lancèrent deux regardsimplacables. Chacun d’eux espéra qu’il blessaitcruellement le cœur qu’il aimait. En un momenttous deux se trouvèrent aussi loin l’un de l’autreque s’ils eussent été, l’un à la Chine et l’autreau Groënland. La vanité n’a-t-elle pas un soufflequi dessèche tout ? En proie au plus violentcombat qui puisse agiter le cœur d’une jeunefille, mademoiselle de Fontaine recueillit la plusample moisson de douleurs que jamais lespréjugés et les petitesses aient semée dans uneâme humaine. Son visage, frais et velouténaguère, était sillonné de tons jaunes, de tachesrouges, et parfois les teintes blanches de sesjoues verdissaient soudain. Dans l’espoir dedérober son trouble à ses sœurs, elle leurmontrait en riant ou un passant ou une toiletteridicule ; mais ce rire était convulsif. Elle se

sentait plus vivement blessée de la compassionsilencieuse de ses sœurs que des épigrammes parlesquelles elles auraient pu se venger. Elleemploya tout son esprit à les entraîner dans uneconversation où elle essaya d’exhaler sa colèrepar des paradoxes insensés, en accablant lesnégociants des injures les plus piquantes etd’épigrammes de mauvais ton. En rentrant, ellefut saisie d’une fièvre dont le caractère eutd’abord quelque chose de dangereux. Au boutd’un mois, les soins de ses parents, ceux dumédecin, la rendirent aux vœux de sa famille.Chacun espéra que cette leçon pourrait servir àdompter le caractère d’Émilie qui repritinsensiblement ses anciennes habitudes ets’élança de nouveau dans le monde. Elleprétendit qu’il n’y avait pas de honte à setromper. Si, comme son père, elle avait quelqueinfluence à la chambre, disait-elle, elleprovoquerait une loi pour obtenir que lescommerçants, surtout les marchands de calicot,fussent marqués au front comme les moutons duBerry, jusqu’à la troisième génération. Ellevoulait que les nobles eussent seuls le droit deporter ces anciens habits français qui allaient sibien aux courtisans de Louis XV. C’était peut-être, à l’entendre, un malheur pour la monarchiequ’il n’y eût aucune différence entre unmarchand et un pair de France. Mille autresplaisanteries, faciles à deviner, se succédaientrapidement quand un incident imprévu lamettait sur ce sujet. Mais ceux qui aimaientÉmilie remarquaient à travers ses railleries uneteinte de mélancolie qui leur fit croire queMaximilien Longueville régnait toujours au fondde ce cœur inexplicable. Parfois elle devenaitdouce comme pendant la saison fugitive qui vitnaître son amour, et parfois aussi elle semontrait plus insupportable qu’elle ne l’avaitjamais été. Chacun excusait en silence lesinégalités d’une humeur qui prenait sa sourcedans une souffrance à la fois secrète et connue.Le comte de Kergarouët obtint un peu d’empiresur elle, grâce à un surcroît de prodigalités,genre de consolation qui manque rarement soneffet sur les jeunes Parisiennes. La première foisque mademoiselle de Fontaine alla au bal, ce fut

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Honoré de Balzac – Le bal de Sceaux

chez l’ambassadeur de Naples. Au moment oùelle prit place au plus brillant des quadrilles,elle aperçut à quelques pas d’elle Longuevillequi fit un léger signe de tête à son danseur.

— Ce jeune homme est un de vos amis,demanda-t-elle à son cavalier d’un air de dédain.

— C’est mon frère, répondit-il.

Émilie ne put s’empêcher de tressaillir.

— Ah ! reprit-il d’un ton d’enthousiasme,c’est bien la plus belle âme qui soit au monde...

— Savez-vous mon nom, lui demanda Émilieen l’interrompant avec vivacité.

— Non, mademoiselle. C’est un crime, jel’avoue, de ne pas avoir retenu un nom qui estsur toutes les lèvres, je devrais dire dans tousles cœurs ; mais j’ai une excuse valable : j’arrived’Allemagne. Mon ambassadeur, qui est à Parisen congé, m’a envoyé ce soir ici pour servir dechaperon à son aimable femme, que vous pouvezvoir là-bas dans un coin.

— Un vrai masque tragique, dit Émilie aprèsavoir examiné l’ambassadrice.

— Voilà cependant sa figure de bal, reprit enriant le jeune homme. Il faudra bien que je lafasse danser ! Aussi ai-je voulu avoir unecompensation.

Mademoiselle de Fontaine s’inclina.

— J’ai été bien surpris, dit le babillardsecrétaire d’ambassade en continuant, de trouvermon frère ici. En arrivant de Vienne, j’ai apprisque le pauvre garçon était malade et au lit. Jecomptais bien le voir avant d’aller au bal ; maisla politique ne nous laisse pas toujours le loisird’avoir des affections de famille. La padronadel la casa ne m’a pas permis de monter chezmon pauvre Maximilien.

— Monsieur votre frère n’est pas comme vousdans la diplomatie ? dit Émilie.

— Non, dit le secrétaire en soupirant, lepauvre garçon s’est sacrifié pour moi ! Lui et masœur Clara ont renoncé à la fortune de monpère, afin qu’il pût réunir sur ma tête un

majorat. Mon père rêve la pairie comme tousceux qui votent pour le ministère. Il a lapromesse d’être nommé, ajouta-t-il à voix basse.Après avoir réuni quelques capitaux, mon frères’est alors associé à une maison de banque ; etje sais qu’il vient de faire avec le Brésil unespéculation qui peut le rendre millionnaire. Vousme voyez tout joyeux d’avoir contribué par mesrelations diplomatiques au succès. J’attendsmême avec impatience une dépêche de lalégation brésilienne qui sera de nature à luidérider le front. Comment le trouvez-vous ?

— Mais la figure de monsieur votre frère neme semble pas être celle d’un homme occupéd’argent.

Le jeune diplomate scruta par un seul regardla figure en apparence calme de sa danseuse.

— Comment ! dit-il en souriant, lesdemoiselles devinent donc aussi les penséesd’amour à travers les fronts muets ?

— Monsieur votre frère est amoureux,demanda-t-elle en laissant échapper un geste decuriosité.

— Oui. Ma sœur Clara, pour laquelle il a dessoins maternels, m’a écrit qu’il s’étaitamouraché, cet été, d’une fort jolie personne ;mais depuis je n’ai pas eu de nouvelles de sesamours. Croiriez-vous que le pauvre garçon selevait à cinq heures du matin, et allait expédierses affaires afin de pouvoir se trouver à quatreheures à la campagne de la belle ? Aussi a-t-ilabîmé un charmant cheval de race que je luiavais envoyé. Pardonnez-moi mon babil,mademoiselle : j’arrive d’Allemagne. Depuis unan je n’ai pas entendu parler correctement lefrançais, je suis sevré de visages français etrassasié d’allemands, si bien que dans ma ragepatriotique je parlerais, je crois, aux chimèresd’un candélabre parisien. Puis, si je cause avecun abandon peu convenable chez un diplomate,la faute en est à vous, mademoiselle. N’est-cepas vous qui m’avez montré mon frère ? Quandil est question de lui, je suis intarissable. Jevoudrais pouvoir dire à la terre entière combienil est bon et généreux. Il ne s’agissait de rien

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moins que de cent mille livres de rente querapporte la terre de Longueville.

Si mademoiselle de Fontaine obtint cesrévélations importantes, elle les dut en partie àl’adresse avec laquelle elle sut interroger sonconfiant cavalier, du moment où elle apprit qu’ilétait le frère de son amant dédaigné.

— Est-ce que vous avez pu, sans quelquepeine, voir monsieur votre frère vendant desmousselines et des calicots ? demanda Émilieaprès avoir accompli la troisième figure de lacontredanse.

— D’où savez-vous cela ? lui demanda lediplomate. Dieu merci ! tout en débitant un fluxde paroles, j’ai déjà l’art de ne dire que ce queje veux, ainsi que tous les apprentis-diplomatesde ma connaissance.

— Vous me l’avez dit, je vous assure.

Monsieur de Longueville regardamademoiselle de Fontaine avec un étonnementplein de perspicacité. Un soupçon entra dansson âme. Il interrogea successivement les yeuxde son frère et de sa danseuse, il devina tout,pressa ses mains l’une contre l’autre, leva lesyeux au plafond, se mit à rire et dit : — Je nesuis qu’un sot ! Vous êtes la plus belle personnedu bal, mon frère vous regarde à la dérobée, ildanse malgré la fièvre, et vous feignez de ne pasle voir. Faites son bonheur, dit-il en lareconduisant auprès de son vieil oncle, je n’enserai pas jaloux ; mais je tressaillerai toujoursun peu en vous nommant ma sœur...

Cependant les deux amants devaient êtreaussi inexorables l’un que l’autre pour eux-mêmes. Vers les deux heures du matin, l’onservit un ambigu dans une immense galerie où,pour laisser les personnes d’une même coterielibres de se réunir, les tables avaient étédisposées comme elles le sont chez lesrestaurateurs. Par un de ces hasards quiarrivent toujours aux amants, mademoiselle deFontaine se trouva placée à une table voisine decelle autour de laquelle se mirent les personnesles plus distinguées, Maximilien faisait partie de

ce groupe. Émilie, qui prêta une oreille attentiveaux discours tenus par ses voisins, put entendreune de ces conversations qui s’établissent sifacilement entre les jeunes femmes et les jeunesgens qui ont les grâces et la tournure deMaximilien Longueville. L’interlocutrice dujeune banquier était une duchesse napolitainedont les yeux lançaient des éclairs, dont la peaublanche avait l’éclat du satin. L’intimité que lejeune Longueville affectait d’avoir avec elleblessa d’autant plus mademoiselle de Fontainequ’elle venait de rendre à son amant vingt foisplus de tendresse qu’elle ne lui en portait jadis.

— Oui, monsieur, dans mon pays, le véritableamour sait faire toute espèce de sacrifices, disaitla duchesse en minaudant.

— Vous êtes plus passionnées que ne le sontles Françaises, dit Maximilien dont le regardenflammé tomba sur Émilie. Elles sont toutvanité.

— Monsieur, reprit vivement la jeune fille,n’est-ce pas une mauvaise action que decalomnier sa patrie ? Le dévouement est de tousles pays.

— Croyez-vous, mademoiselle, repritl’Italienne avec un sourire sardonique, qu’uneParisienne soit capable de suivre son amantpartout ?

— Ah ! entendons-nous, madame. On va dansun désert y habiter une tente, on ne va pass’asseoir dans une boutique.

Elle acheva sa pensée en laissant échapper ungeste de dédain. Ainsi l’influence exercée surÉmilie par sa funeste éducation tua deux foisson bonheur naissant, et lui fit manquer sonexistence. La froideur apparente de Maximilienet le sourire d’une femme lui arrachèrent un deces sarcasmes dont les perfides jouissances laséduisaient toujours.

— Mademoiselle, lui dit à voix basseLongueville à la faveur du bruit que firent lesfemmes en se levant de table, personne neformera pour votre bonheur des vœux plusardents que ne le seront les miens : permettez-

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moi de vous donner cette assurance en prenantcongé de vous. Dans quelques jours, je partiraipour l’Italie.

— Avec une duchesse, sans doute ?

— Non, mademoiselle, mais avec une maladiemortelle peut-être.

— N’est-ce pas une chimère, demanda Émilieen lui lançant un regard inquiet.

— Non, dit-il, il est des blessures qui ne secicatrisent jamais.

— Vous ne partirez pas, dit l’impérieusejeune fille en souriant.

— Je partirai, reprit gravement Maximilien.

— Vous me trouverez mariée au retour, jevous en préviens, dit-elle avec coquetterie.

— Je le souhaite.

— L’impertinent, s’écria-t-elle, se venge-t-ilassez cruellement ?

Quinze jours après, Maximilien Longuevillepartit avec sa sœur Clara pour les chaudes etpoétiques contrées de la belle Italie, laissantmademoiselle de Fontaine en proie aux plusviolents regrets. Le jeune secrétaire d’ambassadeépousa la querelle de son frère, et sut tirer unevengeance éclatante des dédains d’Émilie enpubliant les motifs de la rupture des deuxamants. Il rendit avec usure à sa danseuse lessarcasmes qu’elle avait jadis lancés surMaximilien, et fit souvent sourire plus d’uneExcellence en peignant la belle ennemie descomptoirs, l’amazone qui prêchait une croisadecontre les banquiers, la jeune fille dont l’amours’était évaporé devant un demi-tiers demousseline. Le comte de Fontaine fut obligéd’user de son crédit pour faire obtenir àAuguste Longueville une mission en Russie, afinde soustraire sa fille au ridicule que ce jeune etdangereux persécuteur versait sur elle à pleinesmains. Bientôt le ministère, obligé de lever uneconscription de pairs pour soutenir les opinionsaristocratiques qui chancelaient dans la noblechambre à la voix d’un illustre écrivain, nommamonsieur Guiraudin de Longueville pair de

France et vicomte. Monsieur de Fontaine obtintaussi la pairie, récompense due autant à safidélité pendant les mauvais jours qu’à son nomqui manquait à la chambre héréditaire.

Vers cette époque, Émilie devenue majeure fitsans doute de sérieuses réflexions sur la vie ; carelle changea sensiblement de ton et demanières : au lieu de s’exercer à dire desméchancetés à son oncle, elle lui prodigua lessoins les plus affectueux, elle lui apportait sabéquille avec une persévérance de tendresse quifaisait rire les plaisants ; elle lui offrait le bras,allait dans sa voiture, et l’accompagnait danstoutes ses promenades ; elle lui persuada mêmequ’elle n’était point incommodée par l’odeur dela pipe, et lui lisait sa chère Quotidienne aumilieu des bouffées de tabac que le malicieuxmarin lui envoyait à dessein ; elle apprit lepiquet pour faire la partie du vieux comte ;enfin cette jeune personne si fantasque écoutaitavec attention les récits que son onclerecommençait périodiquement du combat de laBelle-Poule, des manœuvres de la Ville-de-Paris, de la première expédition de monsieur deSuffren, ou de la bataille d’Aboukir. Quoique levieux marin eût souvent dit qu’il connaissaittrop sa longitude et sa latitude pour se laissercapturer par une jeune corvette, un beau matinles salons de Paris apprirent que mademoisellede Fontaine avait épousé le comte deKergaroüet. La jeune comtesse donna des fêtessplendides pour s’étourdir ; mais elle trouvasans doute le néant au fond de ce tourbillon. Leluxe cachait imparfaitement le vide et lemalheur de son âme souffrante. La plupart dutemps, malgré les éclats d’une gaieté feinte, sabelle figure exprimait une sourde mélancolie.Émilie paraissait d’ailleurs pleine d’attentions etd’égards pour son vieux mari, qui souvent, ens’en allant dans son appartement le soir au bruitd’un joyeux orchestre, disait qu’il ne sereconnaissait plus, et qu’il ne croyait pas qu’àl’âge de soixante-douze ans il dût s’embarquercomme pilote sur La Belle Émilie, après avoirdéjà fait vingt ans de galères conjugales.

La conduite de la comtesse était empreinte

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Perspectives du matérialisme dialectique

d’une telle sévérité, que la critique la plusclairvoyante n’avait rien à y reprendre. Lesobservateurs pensaient que le vice-amiral s’étaitréservé le droit de disposer de sa fortune pourenchaîner plus fortement sa femme. Cettesupposition faisait injure à l’oncle et à la nièce.L’attitude des deux époux fut d’ailleurs sisavamment calculée, qu’il devint presqueimpossible aux jeunes gens, intéressés à devinerle secret de ce ménage, de savoir si le vieuxcomte traitait sa femme en époux ou en père.On lui entendait dire souvent qu’il avait recueillisa nièce comme une naufragée, et que, jadis, iln’avait jamais abusé de l’hospitalité quand il luiarrivait de sauver un ennemi de la fureur desorages. Quoique la comtesse aspirât à régner surParis et qu’elle essayât de marcher de pair avecmesdames les duchesses de Maufrigneuse, deChaulieu, les marquises d’Espard etd’Aiglemont, les comtesses Féraud, deMontcornet, de Restaud, madame de Camps etmademoiselle Des Touches, elle ne céda point àl’amour du jeune vicomte de Portenduère qui fitd’elle son idole.

Deux ans après son mariage, dans un desantiques salons du faubourg Saint-Germain oùl’on admirait son caractère digne des ancienstemps, Émilie entendit annoncer monsieur levicomte de Longueville ; et dans le coin du salonoù elle faisait le piquet de l’évêque de

Persépolis, son émotion ne put être remarquéede personne : en tournant la tête, elle avait vuentrer son ancien prétendu dans tout l’éclat dela jeunesse. La mort de son père et celle de sonfrère tué par l’inclémence du climat dePétersbourg, avaient posé sur la tête deMaximilien les plumes héréditaires du chapeaude la pairie ; sa fortune égalait ses connaissanceset son mérite : la veille même, sa jeune etbouillante éloquence avait éclairé l’assemblée.En ce moment, il apparaissait à la tristecomtesse, libre et paré de tous les dons qu’elleavait rêvés pour son idole. Toutes les mères quiavaient des filles à marier faisaient de coquettesavances à un jeune homme doué des vertusqu’on lui supposait en admirant sa grâce ; maismieux que toute autre, Émilie savait qu’ilpossédait cette fermeté de caractère danslaquelle les femmes prudentes voient un gage debonheur. Elle jeta les yeux sur l’amiral, quiselon son expression familière paraissait devoirtenir encore long-temps sur son bord, et mauditles erreurs de son enfance.

En ce moment, monsieur de Persépolis lui ditavec sa grâce épiscopale : — Ma belle dame,vous avez écarté le roi de cœur, j’ai gagné. Maisne regrettez pas votre argent, je le réserve pourmes petits séminaires.

Paris, décembre 1829.

Il lustration de la première page : Édouard Toudouze, Le bal de Sceaux

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