22

Horace et les Curiaces...HORACE ET LES CURIACES étécien précédemmentRomulus et leinterprétéssouverain juristele souverainNuma.magi-Nous essaierons (pp. 75 et suiv.) d'expliquer

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

HORACE ET LES CURIACES

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DE LA N. R. F.

Jupiter, Mars, Quirinus, 1941.

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

Le Festin d'Immortalité, étude de mythologie comparée indo-européenne, Annales du Musée Guimet, Bibl. d'Études,t. XXXIV, Geuthner, 1924.

Le Problème des Centaures, étude de mythologie comparéeindo-européenne, Annales du Musée Guimet, Bibl.d'Études, t. XLI, Geuthner, 1929.

Légendes sur les Nartes, suivies de cinq notes mythologiques,Champion, 1930.

La Langue des Oubykhs, Coll. de la Société de Linguistiquede Paris, t. XXXV, Champion, 1931.

Études comparatives sur les langues caucasiennes du Nord-Ouest, Abkhaz, Oubykh, Tcherkesse, A. Maisonneuve, 1932.

Ouranos-Varuna, étude de mythologie comparée indo-euro-péenne, A. Maisonneuve, 1934.

Flamen-Brahman, Ann. du Musée Guimet, Bibl. de Vulga-risation, t. LI, Geuthner, 1935.

Textes populaires ingouches, avec trad. interlinéaire, com-mentaire et introd. grammaticale, A. Maisonneuve, 1935.

Contes lazes, avec trad. interlinéaire, Travaux et Mémoiresde l'Institut d'Ethnologie, t. XXVII, 1937.

Fables de Tsey Ibrahim (tcherkesse occidental), traduiteslittéralement avec une introduction grammaticale et unindex des formes verbales (en collaboration avec A. Na-mitok), Ann. du Musée Guimet, Bibl. d'Ét., t. L, Geuth-ner, 1938.

Mythes et Dieux des Germains, essai d'interprétation compa-rative, Leroux, 1939.

Mitra-Varuna, essai sur deux représentations indo-euro-péennes de la Souveraineté, Bibl. de l'École des HautesÉtudes, Section des Sciences Religieuses, t. LVI, Leroux,1940.

LES MYTHES ROMAINS

GEORGES DUMÉZIL

IIIIIUI]IET LES

CURIACES

e,r/"ë~d

GALLIMARD

6e édition

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1942.

A. K. W., n» 3241, visa du 31 janvier 1942.

POUR

TORSTEN ENBLOM

TORSTEN HERNER

ERLAND ROGSMO

Ce livre fait suite à de récentes publications.Nous avons donné ailleurs nos raisons de cher-

cher dans les récits relatifs aux [origines de laVille la forme prise chez les Romains par lesmythes sociaux des Indo-Européens que nousreconstruisons d'autre part à l'aide des mythesattestés chez les Indiens, les Iraniens, les Ger-mains, les Celtes. Ces deux tâches parallèles etinséparables reconstruction des mythes indo-européens, interprétation de la prime histoireromaine ont été jusqu'à présent poussées surdeux grandes provinces d'une part mythes jus-tifiant la classification sociale, la tripartition enmagiciens-juristes, guerriers, éleveurs-agricul-teurs, ainsi que les rapports de ces trois élémentsentre eux d'autre part mythes justifiant l'es-sence bipartite, magique et juridique, de la pre-mière classe. Nous abordons ici la provinceimmédiatement suivante mythes justifiant lespratiques de la seconde classe, des guerriers. Ceplan général qui commande nos recherches serarappelé avec plus de précision au chapitre III,qui interprète le roi guerrier Tullus comme ont

AVANT-PROPOS

HORACE ET LES CURIACES

été précédemment interprétés le souverain magi-cien Romulus et le souverain juriste Numa.

Nous essaierons (pp. 75 et suiv.) d'expliquerpourquoi, dans cette nouvelle province, la partde l'hypothèse, ou plutôt du raisonnement. est etrestera plus grande que dans les précédentes. Laforce de l'argumentation réside d'une part dansl'ampleur même et dans la cohérence de l'interpré-tation, d'autre part et surtout dans la solidarité decette interprétation avec toutes celles qui ont étédéjà formulées, sous des garanties plus directes,pour d'autres légendes des origines romaines.Par bonheur cette solidarité est impérieuse sinos analyses antérieures de Romulus et de Numasont justes, la valeur fonctionnelle attribuée ici àTullus est presque nécessaire et de même quedes récits comme l'enlèvement des Sabines ou la

course des premiers Luperques sous Romulus,comme l'institution des flamines ou la fréquen-tation d'Egérie par Numa ne font que développerdramatiquement la valeur fonctionnelle de cesrois, de même le contenu « historique » du troi-sième règne, c'est-à-dire la guerre albaine etl'aventure d'Horace, doivenl, en quelque sorte apriori, être la mise en tableau de la fonction guer-rière de Tullus. Et pour interpréter fonction etmise en tableau, il est nalurel de remonter dansle cas de Tullus, comme il a été fait dans ceux deses deux prédécesseurs, aux données analoguesattestées ou reconstituables chez d'autres peuplesindo-européens.

D'un point de vue plus large, la présente étudepeut avoir un double intérêt.

AVANT-PROPOS

D'une part, si nous avons raison, elle donneun accès indirect mais précis à l'un des rituelsd'inilialion qui, chez les Indo-Européens commechez tous les demi-civilisés, formaient sûrementune partie très importante de la vie religieuse.A côté du rituel que, dans un travail antérieur,et au niveau de la première fonction sociale(Souveraineté magique), nous avons dégagé àpartir des légendes relatives aux Gandharva del'Inde, aux Centaures grecs et aux Luperquesromains, voici qu'apparaît, au niveau de la se-conde fonction sociale (Force guerrière), un ri-tuel initiatique sans doute plus complet. D'autressuivront, si les temps et les hommes ne s'yopposent pas il est possible notamment, aumoins dans l'ancienne Europe occidentale, defixer quelques traits de rituels en rapport avecles cultes de méliers et d'observer sur ce pointd'étonnantes survivances ou reviviscences jusquedans des temps très modernes.

D'autre part, l'interprétation ici proposée de lalégende d'Horace pose, en pleine lumière et surune ample matière, des problèmes qui sont essen-tiels pour la philosophie générale des mytheset que l'on se contente souvent de traiter dansl'abstrait solidarité première mais fragile dumythe et du rite évolution du mythe en épopéerapports entre l'imagination proprement my-thique et l'imagination dramatique ou roma-nesque mouvements spontanés par lesquels unensemble mythique passe, sans se briser maisen se rééquilibrant, d'une organisation, d'uneorientation à une autre enfin définition de ces

HORACE ET LES CURIACES

« champs idéologiques », caractéristiques dechaque peuple, qui font qu'un mythe communpar exemple aux Romains et aux Indiens, revêteici une figure prodigieuse et presque monstrueuse,là une affabulation presque vraisemblable. Nousnous sommes efforcés d'aborder tous ces pro-blèmes dans le concret. Si des commencements

de théorie apparaissent parfois, nous espéronsqu'ils ne font que prolonger l'analyse des faits.

Pour les principes et les directions générales,pour la matière et la portée de la mythologiecomparée indo-européenne, ainsi que pour lestranscriptions, nous ne pouvons que renvoyer àl'Introduction de Jupiter Mars Quirinus, paruici-même l'an dernier (1).

(1) On nous signale une inadvertance dans Jupiter MarsQuirinus, p. 140, lignes 17-18 notre commentaire appliqueà Tities le mot coloni qui, dans le texte de Proporce, appar-tient évidemment à Luceres. Il est aisé de voir d'ailleurs quecela ne touche en rien à l'argumentation coloni doit seule-ment être traduit, comme il était le plus naturel, « immi-grés ».

CHAPITRE PREMIER

FUROR

I. Le jus armorum el la légion.

En un temps où Rome s'obstinait à survivreà plus de mille ans d'histoire, Végèce ouvrait sesInslilulions Militaires par les réflexions sui-vantes « En tout combat c'est moins le nombre

et le courage brut que la technique et l'expé-rience qui donnent ordinairement la victoire. Siles Romains ont conquis le monde, ils ne ledoivent qu'à l'adresse dans le maniement desarmes, à la science des camps, à la pratique duservice militaire. Qu'auraient-ils pu, par exemple,avec leur petit nombre, contre la foule des Gau-lois ? Avec leur petite taille, contre la stature desGermains ? Quant aux Espagnols, on sait qu'ilsnous surpassaient non seulement par le nombremais par la vigueur corporelle. Les Africains l'onttoujours emporté1 sur nous par la ruse et par larichesse. Les Grecs enfin nous ont été incontes-

tablement supérieurs par les arts et par la

HORACE ET LES CURIACES

sagesse. Mais à tous ces avantages nous avons suen opposer d'autres nous avons su choisir judi-cieusement les soldats, leur enseigner ce qu'onpeut appeler le jus armorum, la casuistique desarmes, les fortifier par des exercices quotidiens,étudier d'avance dans les manœuvres des campstout ce qui peut survenir sur le front et dans lecombat, sévir contre l'inertie. La connaissancede l'art militaire nourrit l'audace du combat-

tant il n'est personne qui hésite à mettre enpratique ce qu'il a conscience d'avoir bien appris.Aussi, dans la décision des guerres, une petitetroupe bien entraînée triomphe naturellement,tandis qu'une horde sans métier n'estjamais can-didate qu'au massacre. »

Végèce exploite dans le sens de son 'propos unsentiment traditionnel et constant des Romains.

S'il diminue singulièrement le mérite des Gauloiset des Germains en réduisant l'un au grandnombre, mulliludo, l'autre à la haute taille, pro-cerilas, il a néanmoins raison quand il nommed'un mot expressif le principal avantage desRomains jus armorum, « droit stratégique »,science des armées procédant par réflexion etdéduction et il a raison quand il attribue lafondation de l'empire moins à l'audace du com-battant qu'à l'entraînement systématique desunités.

Il ne faut pas, bien entendu, pousser une telleréflexion à l'extrême pas plus que les Celtes etles Germains n'ignoraient les manœuvres d'en-semble, ne méconnaissaient la solidarité desarmes dans une troupe ou des secteurs sur un

FUBOR

front, les Romains ne négligeaient pas cet élé-mentaire ressort de la victoire, le courage, sanslequel toute tactique serait aussi vaine qu'unephysique à qui l'on refuserait l'énergie. Tout estaffaire de proportion. Mais, considérés sous cetaspect du plus et du moins, le sentiment desRomains et les formules de Végèce sont exacts.Les armées barbares que les consuls ou lesprinces rencontrèrent tantôt sur les marches sep-tentrionales tantôt, en pointe meurtrière, près ducœur même de l'empire, les troupes de Brennuset de Galgacus comme celles d'Arioviste et deThéodoric, les Cimbres comme les Vandales se

distinguaient certainement des légions par ledécompte et par le rapport de leurs avantagesla disciplina y était inférieure, mais la virtus yétait cultivée à un point et dans des formes quele Romain civilisé regardait comme monstrueux.Ne craignons pas de préciser cette oppositionplus et mieux que les auteurs classiques n'ont pule faire si nous n'avons pas assisté aux mêmescombats, nous disposons de la littérature, del'épopée, de l'aveu direct de ceux qui furent leursadversaires.

Èn colonne de marche ou en ligne de bataille,au camp ou dans l'assaut, sous la pioche commesous le bouclier, la grande force de la légion, c'estune cohésion en quelque sorte topographique desavantes évolutions, des figures géométriquesmouvantes et constamment respectées font sen-tir au soldat, dès les premiers temps du service,l'importance de l'ordre et des intervalles. Cettecohésion n'est possible que par l'harmonie, par

HORACE ET LES CURIACES

le soutien mutuel des divers organes du corpslégionnaire infanterie lourde des principes, deshaslali, des Iriarii garde d'élite des antesignanicavalerie sur les deux ailes et, à certaines

époques, infanterie légère des archers et des fron-deurs. Et cette harmonie ne peut être seulementmatérielle, seulement affaire de calcul et d'inten-dance il faut qu'elle soit vécue, et, s'il est facileen tous pays d'obtenir des soldats d'une mêmecompagnie la nolilia et l'affeclio, la confiance etla fraternité par lesquelles les anciens définis-saient l'âme de la légion, il faut un plus grandeffort pour étendre les mêmes sentiments auxrapports d'unités éloignées et d'armes distinctesor le bon rendement de la légion exigeait qu'ilsfussent ainsi étendus, et portés au plus hautdegré, et ce résultat supposait à son tour quechaque soldat, dans l'usage de sa force ou de savitesse, dans l'élan de son courage, dans l'ex-ploitation de sa chance, ne perdît jamais de vuele petit et le grand ensembles où ses chefsl'avaient inséré, et que, éventuellement, il sacri-fiât ses avantages personnels à la réussite corpo-rative. C'est en effet à quoi tendait l'instruction.Et, les jours d'engagement, ces habitudes et cesprincipes soutenaient et plus encore contenaienten chacun au profit de tous l'ardeur naturelle etl'ivresse de l'escrime heureuse. Certes il arrivait

souvent, dans le corps à corps, dans la charge,dans l'escalade, que le soldat dût, pour un temps,se confier tout entier à lui-même, à ses dons et àses inspirations la promesse des couronnes val-laires et des autres récompenses l'excitait à de

FUROR

tels exploits. Mais ce n'était là qu'une partie deson devoir, la plus brillante, la plus spectacu-laire, la plus instinctive, non pas la plus propre-ment romaine ce n'est pas du moins par là qu'ilcontribuait, humble insecte d'une termitièrehumaine, à justifier la belle image que Végèce(II, 2) donne de la légion des grands siècles« Toutes ses composantes avaient un seul esprit,faisaient preuve d'une entente égale, qu'il s'agîtde fortifier le camp, de déployer la ligne ou demener le combat c'était un tout parfait, quin'avait besoin d'aucun secours extérieur. »

Nous rechercherons plus tard si Rome n'avaitpas connu d'abord, et même commencé son pro-digieux destin, avec des formes militaires, avecune idée du combattant, avec un système d'ins-truction et de manœuvre fort différents. L'élogede la disciplina, dans tous les sens du mot, nedoit pas non plus voiler le fait que maintes foisles légions, et nous ne parlons pas des armées iné-gales du Bas-Empire mais des corps de la meilleureépoque, ont été taillées en pièces par des adver-saires qui appliquaient des principes presqueopposés. Mais nous prenons les Romains pour cequ'ils pensaient être, pour ce qu'ils pensaientmême naïvement avoir toujours été, des conqué-rants qui ne connurent la défaite que lorsqu'ilsnégligèrent les bonnes règles. Or la première deces règles consistait à donner le pas à la ma-nœuvre collective et prévue sur l'improvisationdes individus et, dans une certaine mesure, surleur vaillance.

HORACE ET LES CURIACES

II. La Wut, la ferg, el les héros du Nord.

Tout autre est le Celte, tout autre le Germain,car, en dépit des considérables différences quifrappent l'œil de part et d'autre du Rhin, l'Eu-rope septentrionale fait ici front commun paropposition aux légionnaires. Certes, surtout chezles Gaulois, une des forces de l'armée réside biendans sa masse, dans sa capacité de déborder, desubmerger sous le nombre la ligne ennemie, etcela implique bien entre les combattants une cer-taine solidarité. Mais cette solidarité reste pré-caire et malgré tout secondaire. Le grand soucides guerriers les plus distingués, à chaque instant,est de déployer au maximum et spectaculaire-ment leur virlus propre, au risque de perdre con-tact avec l'ensemble. Tout au plus, en Irlande,une solidarité plus puissante, plus organique,apparaît-elle au sein de troupes restreintes, depetits corps d'élite, mais là même le ressort decette solidarité n'est pas de l'ordre de la disci-pline, de la soumission de l'individu à un plansupérieur c'est le sentiment presque inverse,commun à tous les intéressés, qu'ils sont, chacund'eux et tous ses compagnons, des êtres excep-tionnels, des « individus » remarquables, qui,comme tels, valent d'être soutenus ou vengés.C'est pourquoi, dans toute bataille celtique, un

HORACE

qui a trouvé les bœufs, Jupiter Invenlor, etil institue le culte qui lui sera rendu à lui-même. ».

Aujourd'hui, on semble généralement d'accordavec M. Jean Bayet pour rendre Hercule à laGrèce, avec sa massue, avec ses bœufs et les troiscorps de Cacus, mais nous connaissons des espritsintrépides qui n'ont pas renoncé à relever tôtou tard l'autre thèse. Il faut qu'ils en prennentleur parti dans la mythologie latine authen-tique, dans celle qui a hérité directement et libre-ment traité la matière mythique indo-euro-péenne, les détails merveilleux et la vaste réso-nance de la bagarre de la porte Trigemina n'ontpas de place ils sentent l'étranger. A Romec'est le soldat Horace vainqueur des trois soldatsCuriaces qui est le répondant légitime du demi-dieu Héraclès vainqueur du monstre à trois têtesGéryon le voyageur Hercule vainqueur du bri-gand à trois têtes Cacus n'en est que l'adapta-tion. Adaptation elle-même marquée, certes, ducaractère latin en ce sens que l'orgueil nationals'y est attaché, que les traits merveilleux y sontdéjà atténués (dans Tite-Live le pâtre Cacus n'aqu'une tête et il est simplement ferox viribus),etaussi en ce que des éléments de ruse et presquede farce y ont été introduits. Adaptation pour-tant, et localisée comme telle avant Romulus,avant la fondation de Rome, dans cette vague,période « grecque » du Latium où Denys d'Hali-carnasse s'ébat comme un dauphin parmi lesIles. Il n'est pas étonnant que les mythes grecsde Rome, du moins le plus considérable d'entre

HORACE ET LES CURIACES

eux, se soit ainsi inséré, dans la chronologie,avant les mythes proprement romains ces der-niers constituant une histoire et une protohis-toire déjà tout humaines, il ne restait auxfables surhumaines que la préhistoire.

Imprimé en France