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Horace McCoy - On achève bien les chevaux

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Horace McCoy

On achève bien leschevaux

They shoot horses,don’t they ?

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1935

Traduit de l’anglais par MarcelDuhamelGallimard

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Accusé, levez-vous…

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I

Je me suis levé.[L’espace d’un instant, j’ai revu Gloria

assise sur ce banc de la jetée. La balle venaitde la frapper sur le côté de la tête ; le sangn’avait même pas commencé à couler.L’éclair de la déflagration illuminait encoreson visage. Tout devenait clair comme del’eau de roche. Elle était parfaitementdécontractée, parfaitement à son aise. Lechoc de la balle l’avait légèrement détournéede moi ; je n’avais pas une vue parfaite deprofil, mais le peu que je voyais du visage etdes lèvres me disait assez qu’elle souriait.

Le procureur général s’est trompé quandil a déclaré au jury qu’elle était morte d’unemort affreuse, dans l’angoisse, sans amis,

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abandonnée, seule avec son misérableassassin, là-bas, dans la nuit noire au bord duPacifique. Il s’est trompé autant qu’il estpermis à un homme de se tromper. Elle n’estpas morte dans l’angoisse. Elle étaitdétendue et reposée, elle souriait. C’étaitmême la première fois que je la voyaissourire. Alors, comment aurait-elle pu êtredans l’angoisse ? Et elle n’était pas sansamis, non plus.

J’étais son meilleur ami. J’étais son seulami. Alors comment aurait-elle pu se sentirabandonnée ?]

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Y a-t-il une raison légalequi puisse s’opposer à ce

que la sentence soit renduemaintenant par le tribunal ?

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II

Que pouvais-je dire ?… Tous cesgens savaient que je l’avais tuée ; laseule autre personne qui aurait pu mevenir en aide était morte, elle aussi.Alors je restais planté là, regardant lejuge et branlant la tête. Il n’y avaitrien à quoi j’eusse pu me raccrocher.

— Demandez l’indulgence dutribunal, dit Epstein, l’avocat qu’onm’avait assigné d’office.

— Comment, comment ? fit le juge.— Votre Honneur, dit Epstein,

nous faisons appel à l’indulgence dutribunal. Ce garçon avoue avoir tué la

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jeune fille, mais c’était pour luirendre service…

Le juge donna un violent coup depoing sur son bureau, les yeux rivéssur moi.

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Aucune raison légale nes’opposant à ce que leverdict soit prononcé…

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III

C’est bizarre la façon dont j’aiconnu Gloria. Elle aussi essayait defaire du cinéma, mais je ne l’ai su queplus tard. Je suivais l’avenue Melroseun jour en revenant des studiosParamount, quand j’entendis derrièremoi quelqu’un brailler :

« Eh ! Eh ! » Alors je me retournaiet c’était elle qui accourait dans madirection en me faisant de grandssignes. Je m’arrêtai et, moi aussi,j’agitai la main. Lorsqu’elle parvint àma hauteur, elle était hors d’haleine ettout animée, et je me rendis compte

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que je ne la connaissais pas.— Vacherie d’autobus ! fit-elle.Je tournai la tête et, en effet, à une

cinquantaine de mètres plus loin,l’autobus descendait l’avenue vers lesstudios Western.

— Oh ! pardon ! dis-je. Je croyaisque c’était à moi que vous faisiezsigne…

— Pourquoi vous aurais-je faitsigne ?

Je me mis à rire.— J’sais pas… Vous allez de mon

côté ?— Tant qu’à faire, autant aller à

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pied chez Western, répondit-elle.Alors nous commençâmes à

descendre l’avenue en direction deWestern.

C’est comme cela que tout acommencé et, à présent, cela meparaît tout à fait étrange. Je n’ycomprends rien du tout. J’ai tourné etretourné tout ça dans ma tête et quandmême je ne comprends pas. C’étaitpas un meurtre. Je veux rendre serviceà quelqu’un et, en fin de compte, je mefais tuer dans cette histoire.

[On va me tuer. Je sais exactement ceque va dire le juge. Je sens bien à le voirqu’il sera content de le dire, et je sens bien,aux réactions des gens derrière moi qu’ils

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seront contents de le lui entendre dire.]

Tenez, le matin où j’ai fait laconnaissance de Gloria, je ne mesentais pas très bien ; j’étais encore unpeu malade ; pourtant je suis allé faireun tour chez Paramount, parce queVon Sternberg y tournait un film russeet je pensais que je pourrais peut-êtretrouver du boulot. Autrefois, je medemandais ce qu’il pourrait bienm’arriver de mieux que de travaillerpour Von Sternberg, ou Mamoulian,ou même Boleslawsky, être payé pourle regarder mettre en scène, apprendrele métier, les angles de prises de vue,le rythme… Alors je suis allé faire untour chez Paramount.

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On ne me laissa pas entrer, jerestai donc à errer devant la façadejusqu’à ce que, vers midi, un de sesassistants sortît pour déjeuner ; je lerattrapai et lui demandai s’il n’y avaitpas une chance de faire un peud’atmosphère.

— Aucune, dit-il, en ajoutant queVon Sternberg était très difficile dansle choix de ses figurantsatmosphériques.

Je trouvai que c’était mufle de medire ça, mais je savais ce qu’ilpensait, que mes vêtements n’étaientplus de première fraîcheur.

— Ce n’est pas un film en

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costumes que vous tournez ?demandai-je.

— Nous prenons toute notrefiguration chez Central, répondit-il enme quittant.

… Je n’avais pas de but précis. Jeme baladais simplement dans maRolls-Royce, en me faisant admirerdes gens qui se montraient du doigt leplus grand metteur en scène du monde,quand j’entendis brailler Gloria.Voyez comment ces choses-làarrivent ?…

Nous suivîmes donc l’avenueMelrose jusque chez Western, faisantconnaissance tout le long du parcours,

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et, en arrivant devant les studios, jesavais qu’elle était Gloria Bettie, unefigurante qui ne réussissait pas trèsbien non plus, et elle, de son côté,savait certaines choses me concernant.Elle me plut beaucoup.

Elle avait une petite chambre chezdes gens près de Beverley Hill et,comme j’habitais pas très loin de là,je la revis le soir même. C’est cepremier soir qui fut vraiment la causede tout ; et pourtant, même à présent,je ne peux pas dire en toute franchiseque je regrette d’être allé la voir. Jepossédais à peu près sept dollars, queje m’étais faits à servir des ice-cream-sodas derrière le comptoir

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d’un drugstore où je remplaçais unami.

Je lui demandai si elle aimaitmieux aller au cinéma ou s’asseoirdans le parc.

— Quel parc ? fit-elle.— C’est là-bas, un petit peu plus

loin, lui dis-je.— C’est bon, dit-elle. De toute

façon, j’en ai jusque-là du cinéma. Sije ne suis pas meilleure actrice que laplupart de ces bonnes femmes, je suisla dernière des tordues… On va allers’asseoir et casser du sucre sur le dosd’un tas de gens…

J’étais heureux qu’elle consentît à

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venir dans le parc. On y était toujoursbien. C’était un endroit agréable, trèspetit, très obscur et tranquilled’environ une centaine de mètres.D’épais taillis poussaient tout autourde grands palmiers de cinquante àsoixante pieds de haut brutalementéchevelés à leurs sommets. On avaitl’impression, une fois dans le parc,d’être en sécurité et, souvent, je lesimaginais comme des sentinellesmontant la garde pour ma petite îleprivée. De là, au travers les feuilles,se distinguaient une quantité debuildings, d’immeubles de locationpour meublés, la silhouette carrée,massive avec leurs enseignes

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empourprant le ciel au-dessus destoits avec, tout en bas, les choses etles gens. Pourtant, quand on voulaitoublier tout cela, il suffisait de seposer et de regarder dans le vaguepour que tout commence às’éloigner…

— Je n’avais jamais remarqué cetendroit, fit Gloria.

— … Ça me plaît beaucoup, dis-je en ôtant mon veston et en l’étendantsur l’herbe pour qu’elle puisses’asseoir. J’y viens trois ou quatrefois par semaine.

— Eh bien ! en effet, dit-elle ens’asseyant.

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— Ça fait longtemps que vous êtesà Hollywood ? lui demandai-je.

— À peu près un an. Déjà tournédans quatre films. J’aurais pu en faireplus, mais je n’ai jamais pu me faireinscrire chez Central.

— Moi non plus.À moins d’être inscrit au Bureau

central de distribution, on avait peu dechances. Les grands studios appellentCentral et disent qu’il leur faut quatreSuédois ou six Grecs et cent types depaysans bohémiens ou bien sixgrandes-duchesses, et Central fait lenécessaire. Je voyais bien pourquoiGloria n’avait pas pu se faire inscrire

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chez Central. Elle était trop blonde ettrop petite et avait l’air trop âgée.Bien habillée, elle aurait pu paraîtreattrayante ; mais même alors jen’aurais pas dit qu’elle était jolie.

— Vous ne connaissez personnequi puisse vous aider ? demandai-je.

— Dans ce métier, commentsavoir à qui s’adresser ? On estélectricien un jour et, le lendemain,vous voilà producteur. Je crois que leseul moyen pour moi de jamaisapprocher un gros bonnet serait desauter sur le marche-pied de savoiture au moment où elle passeraitdevant moi. D’ailleurs, je crois qu’ilvaudrait encore mieux m’adresser aux

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vedettes femmes qu’aux vedetteshommes, si j’en crois lesrenseignements que j’ai eus sur leurcompte depuis que je suis là.

— Comment avez-vous décidé devenir à Hollywood ?

— Oh ! je ne sais pas trop, dit-elleau bout d’un moment. En tout cas, toutvaut mieux pour moi que la vie que jemenais là-bas, chez nous.

Je lui demandai d’où elle était.— Du Texas, fit-elle. De l’ouest

du Texas. Jamais été par là ?— Non. Je suis de l’Arkansas.— Eh bien, l’ouest du Texas, c’est

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un bled infernal. Je vivais là avecmon oncle et ma tante. Il était serre-frein dans les chemins de fer. Je ne levoyais qu’une ou deux fois parsemaine, Dieu merci !…

Elle s’interrompit et resta unmoment à contempler d’un air songeurla lueur vaporeuse et rouge quicoiffait les buildings.

— Vous aviez au moins un foyer,vous…, dis-je.

— C’est vous qui l’appelezcomme ça. Moi, je l’appelleautrement. Quand mon oncle était à lamaison, il était tout le temps à mecourir après, et quand il était parti, ma

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tante et moi on n’arrêtait pas de sechamailler. Elle avait peur que jecafarde sur son compte.

— Charmante famille ! me dis-je.— Alors, finalement, je me suis

sauvée, dit-elle. À Dallas.Connaissez ?

— Jamais mis les pieds au Texas,dis-je.

— Vous n’avez pas perdu grand-chose. Je n’arrivais pas à trouver dutravail, alors je me suis décidée àvoler quelque chose dans uneboutique pour que les flics prennentsoin de moi.

— C’était une bonne idée.

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— C’était une idée épatante ;seulement ça n’a pas marché. Je mesuis bien fait arrêter, mais lesinspecteurs ont eu pitié de moi etm’ont relâchée. Afin de ne pas mourirde faim, je me suis mise en ménageavec un Syrien, un marchand desaucisses ambulant, qui se tenait aucoin de la place de la mairie. Ilchiquait. Il chiquait sans arrêt. Vousn’avez jamais couché avec un hommequi chiquait ?

— Je peux pas dire…— Tout compte fait, je serais peut-

être arrivée à passer là-dessus, mais,quand il s’est mis à vouloir me faire

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l’amour en plein service, entre deuxclients, j’ai laissé tomber. Quarante-huit heures après, je me suisempoisonnée.

— Bon Dieu ! fis-je à part moi.— J’en ai pas pris assez. Ça m’a

seulement rendue malade. Aaaahh !j’en ai encore le goût dans la bouche.Je suis restée une semaine à l’hôpital.C’est là que l’idée m’est venued’aller à Hollywood.

— Ah oui ?— En lisant les revues de cinéma.

Quand on m’a donné mon bulletin desortie, j’ai commencé à trimarder.Trouvez pas que c’est marrant ?

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— C’est très marrant, dis-je enessayant de me marrer… Vous n’avezdonc pas de parents ?

— Je n’en ai plus. Mon vieux a ététué pendant la guerre en France. Jevoudrais bien pouvoir être tuée dansune guerre.

— Pourquoi ne laissez-vous pastomber le cinéma ?

— Pour quelle raison ? Je peuxtrès bien devenir vedette du jour aulendemain. Prenez Hepburn, ouMargaret Sullivan, ou JoséphineHutchinson…, mais je vais vous direce que je ferais si j’avais un peu decran : je sortirais par la fenêtre, ou

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bien je me jetterais devant untramway, ou n’importe quoi…

— Je sais ce que c’est, dis-je, jeme mets à votre place.

— Ce qui me paraît bizarre, fit-elle, c’est que les gens accordent tantd’attention à la vie et si peu à la mort.Voulez-vous me dire pourquoi tousces savants à grosse tête n’arrêtentpas de se décarcasser pour essayer deprolonger la vie au lieu de chercherdes moyens agréables pour la finir ? Ildoit y avoir dans le monde unetripotée de gens comme moi, qui ontenvie de mourir, mais qui n’en ont pasle courage.

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— Je comprends ce que vousvoulez dire ; je vous comprends trèsbien.

Nous restâmes quelques instantssilencieux.

— Une amie à moi a voulu mefaire entrer dans le marathon de dansequi s’ouvre là-bas sur la plage, dit-elle. Repas et lit gratuits tant qu’ontient le coup et mille dollars si ongagne.

— Le côté repas gratuit est assezalléchant, dis-je.

— Ce n’est pas le principal. Il y aun tas de producteurs et de metteurs enscène qui fréquentent les marathons de

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danse. Il y a toujours la possibilitéqu’ils vous repèrent et vous donnentun rôle dans un film… Qu’est-ce quevous en dites ?

— Moi ?… Oh ! je ne sais pas trèsbien danser…

— Pas besoin. S’agit simplementde remuer tout le temps.

— Je crois qu’il vaut mieux pasque j’essaie, j’ai été assez mal fichu.Je viens juste de guérir d’une grippeintestinale. Failli claquer. J’étaistellement faible que j’étais obligé deme traîner à quatre pattes. Vaut mieuxque j’essaie pas, dis-je en secouant latête.

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— Ça date de quand, cettehistoire ?

— De la semaine dernière.— Vous êtes retapé, maintenant.— Je ne crois pas. Vaut mieux que

j’essaie pas. Je serais fichu d’avoirune rechute.

— Je me chargerai de vous, dit-elle.

— D’ici une semaine, peut-être…— Ce sera trop tard. Vous êtes

assez fort à l’heure qu’il est…

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Le Tribunal décide que…

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IV

Le marathon de danse se tenait surla jetée-promenade, dans une énormebâtisse qui avait été autrefois undancing populaire. Elle étaitentièrement construite sur pilotis et,sous nos pieds, l’Océan tonnait nuit etjour. Sous la plante de mes pieds, jesentais son flux et son reflux comme àtravers des stéthoscopes.

À l’intérieur, on avait aménagé àl’usage des concurrents une piste dedeux cents pieds de long sur trente delarge, avec des loges sur le pourtour –sauf d’un côté. Derrière les loges,

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c’était le pesage, puis le balcon.Tout au bout de la piste de danse

se dressait l’estrade de l’orchestre. Ilne jouait que la nuit, cet orchestre, etn’était pas bien fameux. Pendant lajournée, nous avions la musique quenous pouvions prendre à la radio etqui nous arrivait amplifiée par leshaut-parleurs. C’était beaucoup tropfort et cela emplissait la salle devacarme.

Nous avions un maître decérémonies dont le rôle consistait àfaire régner la bonne humeur parmi laclientèle, deux arbitres de piste quiévoluaient sans trêve parmi lesconcurrents pour voir si tout se

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passait bien, et un médecinspécialement affecté àl’établissement, pour les casd’urgence.

Le médecin n’avait pas du toutl’air d’un médecin. Il était beaucouptrop jeune.

Cent quarante-quatre coupless’étaient fait inscrire dans lemarathon, mais soixante et un durentabandonner dès la première semaine.D’après le règlement, on devaitdanser durant une heure cinquanteminutes, après quoi on avait droit àdix minutes de repos pendantlesquelles il était permis de dormir sion en avait envie. Mais, pendant ces

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dix minutes, on devait également seraser, se baigner, se faire soigner lespieds et tout ce qui pouvait êtrenécessaire…

La première semaine fut la pluspénible de toutes. Tout le monde avaitles pieds et les jambes enflés… et,tout en bas, l’Océan sans cesse venaitbattre, battre les piles de la jetée.Avant de participer à ce marathon, jeme souviens que j’adorais lePacifique ; son nom, son étendue, sacouleur, son odeur… Je restais desheures assis à le contempler, à medemander ce qu’étaient devenus lesbateaux qui avaient un jour quitté leport pour ne jamais revenir, rêvant à

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la Chine et aux Mers du Sud, rêvant àun tas de choses… Mais plusmaintenant. J’en ai assez du Pacifique.Cela me serait égal de ne plus jamaisle revoir.

[C’est probablement ce qui arrivera. Lejuge va se charger de cela.]

Gloria et moi avions été prévenuspar des vieux routiers que la seulefaçon de tenir le coup jusqu’au boutdans un marathon de danse, c’étaitd’utiliser au mieux ces pauses de dixminutes grâce à une méthode précise :apprendre à manger son sandwich touten se rasant et en se faisant soigner lespieds, apprendre à lire les journaux endansant, apprendre à dormir sur

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l’épaule de son ou de sa partenaire ;mais tout cela, c’étaient des trucs demétier qui demandaient del’entraînement. Au début, nous eûmesbeaucoup de peine à nous y mettre,Gloria et moi.

Je découvris qu’environ la moitiédes concurrents de l’épreuve étaientdes professionnels. C’était pour euxune véritable profession que d’allerde marathon en marathon à travers lepays ; certains faisaient même la routeà pied, ou en stop, de ville en ville etd’un bout de l’année à l’autre. Lesautres étaient simplement des jeunesgens venus, comme Gloria et moi, parhasard.

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Nos meilleurs amis dans leconcours étaient le tandem n° 13.C’étaient James et Ruby Jenkins, tousdeux originaires d’un village du nordde la Pennsylvanie. Ils en étaient àleur huitième marathon de danse ; ilsavaient gagné un prix de quinze centsdollars dans l’Oklahoma, pour êtrerestés continuellement en mouvementpendant 1253 heures. Il y avait dansce concours plusieurs autres équipesqui se réclamaient de titresquelconques, mais je savais queJames et Ruby seraient là à l’arrivée.Du moins si le bébé de Rubyn’arrivait pas avant. Elle attendait unbébé dans quatre mois.

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— Qu’est-ce qu’elle a, Gloria ?me demanda un jour James, alors quenous sortions du dortoir pourreprendre notre place sur la piste.

— Rien. Qu’est-ce que tu veuxdire ? répondis-je.

Mais je savais ce qu’il voulaitdire. Gloria avait encore piqué unecrise de cafard, et avait dû leurchanter sa complainte.

— Elle n’arrête pas de répéter àRuby qu’elle serait une bille degarder l’enfant, fit-il. Gloria voudraitqu’elle se fasse avorter.

— Ça m’étonne de Gloria, dis-jepour tâcher d’arranger les choses.

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— Dis-lui de laisser Rubytranquille, fit-il.

Quand le coup de sifflet nous eutlancés dans la deux cent seizièmeheure, je répétai à Gloria ce queJames m’avait dit.

— Oh ! il nous court, dit-elle.Qu’est-ce qu’il connaît de laquestion ?

— Je ne vois pas pourquoi ils nepourraient pas avoir un enfant s’ils enont envie. C’est eux que ça regarde,dis-je. Je ne veux pas me mettre malavec James. Il a fait un tas demarathons, et il nous a déjà donné pasmal de bons tuyaux. On serait dans de

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beaux draps s’il se fâchait avec nous.— C’est une honte que cette fille

ait un gosse, dit Gloria. À quoi çarime d’avoir un gosse si on n’a pasassez de fric pour l’élever ?

— Comment sais-tu qu’ils n’en ontpas assez ? demandai-je.

— Autrement, qu’est-ce qu’ilsferaient ici ?… C’est bien ça qui estlamentable, de nos jours. Tout lemonde fait des gosses…

— Oh ! pas tout le monde, dis-je.— Tu m’as l’air d’être drôlement

au courant de la question. Tu me faismal, tiens. Ça vaudrait cent fois mieuxpour toi si tu n’étais jamais venu au

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monde…— Peut-être pas…, ripostai-je.

Comment te sens-tu ? lui demandai-je,m’efforçant de détourner son espritdes inquiétudes qui la rongeaient.

— Toujours mal fichue, répondit-elle.

— Bon Dieu, elles n’avancent pasvite, ces maudites aiguilles !…

Il y avait sur l’estrade du maîtredes cérémonies une grande toilepeinte représentant une pendule, avecles heures, jusqu’à 2500. L’aiguillemarquait maintenant 216. Au-dessus,une pancarte portait les indications :

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HEURES ÉCOULÉES : 216COUPLES RESTANT EN COURSE :

83— Comment vont tes jambes ?— Toujours faiblardes, répondis-

je. Je ne connais rien de plus terribleque cette grippe…

— Il y a des filles qui ont dansl’idée que ça prendra 2000 heurespour gagner, fit Gloria.

— J’espère que non, dis-je. Je necrois pas que je serais capable detenir aussi longtemps.

— Mes chaussures commencent às’user, dit Gloria. Il serait grandtemps de trouver une maison qui nous

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patronne, sinon je vais bientôt allerpieds nus.

Il arrivait qu’une société ou unefirme vous fournissent des chandailsau dos desquels était inscrit le nom dudonateur. Ensuite, elle se chargeait devos besoins.

James et Ruby s’approchèrent denous en dansant :

— Tu lui as dit ? interrogea-t-il enme regardant.

Je fis un signe de tête affirmatif.— Non, mais, dites donc, fit

Gloria, au moment où ils repartaienten dansant. Vous avez fini de raconter

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des histoires derrière mon dos ?— Dis à cette tordue de ne pas me

casser les pieds, fit James, toujours ens’adressant à moi.

Gloria commença à répondrequelque chose, mais, sans la laisserterminer, je l’entraînai à l’écart touten dansant. Je ne tenais pas à avoir descènes.

— L’enfant de salaud ! dit-elle.— Il est en rogne, dis-je.

Maintenant on est frais…— Viens, dit-elle. Je vais lui

sonner les cloches.— Doucement les basses, là-bas,

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fit une voix.Je me détournai. C’était Rollo

Peters, l’arbitre.— À la gare, fit Gloria.À travers mes doigts, je sentais les

muscles de son dos se crisper,exactement comme je sentais battrel’océan à travers la plante de mespieds.

— Bouclez-la, dit Rollo. Les gensde la loge peuvent vous entendre. Oùest-ce que vous vous croyez ? Dans unbastringue ?

— Bastringue est le mot, fitGloria.

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— Je vous ai déjà fait uneobservation, fit Rollo. Tâchez que jen’aie pas à y revenir. Les gros mots,ça fait mauvais effet auprès de laclientèle.

— La clientèle ? Où est-ce qu’elleest ? fit Gloria.

— Vous mêlez pas de ça. C’estnous que ça regarde, fit Rollo, lesyeux braqués sur moi.

— Ça va, ça va, dis-je.Il lança un coup de sifflet, et tout

le monde s’immobilisa. D’ailleurs,certains remuaient à peine, juste assezpour ne pas se faire disqualifier.

— Allons-y, les enfants, dit-il. Un

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petit sprint.— Un petit sprint, les enfants,

reprit au micro Rocky Gravo, lemaître de cérémonies. Sa voixrésonna dans les haut-parleurs,remplissant le hall, couvrant letonnerre de l’océan. Un petit sprintautour de la piste, et que ça roule…Envoyez ! dit-il à l’orchestre etl’orchestre commença à jouer. Lesconcurrents se mirent à danser avec unpeu plus d’entrain.

Le sprint dura environ deuxminutes et lorsqu’il fut terminé, Rockydéclencha les applaudissements, puisil dit au micro :

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— Regardez-moi ces gosses,mesdames et messieurs : au bout de216 heures ils sont frais comme desroses…, frais comme des roses, lesconcurrents du marathon de la dansequi comptera pour le championnat dumonde. Une épreuve d’endurance etde virtuosité. Ces gosses sont nourrissept fois par jour…, trois grandsrepas et quatre casse-croûte. Il en estmême parmi eux qui ont engraissépendant le concours…, de plus, nousavons là en permanence des médecins,des soigneurs et des infirmièreschargés de veiller à ce qu’ils soienttoujours au mieux de leur forme. Etmaintenant nous allons demander au

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couple n° 4 : Mario Petrone et JackieMiller, d’exécuter un petit numéro.Avancez le couple n° 4… Les voici,mesdames et messieurs. N’est-ce pasqu’ils sont mignons tous les deux ?…

Mario Petrone, un Italien râblé, etJackie Miller, une petite blonde,montèrent sur l’estrade, salués parquelques applaudissements. Ilsparlèrent à Rocky, après quoi ils selancèrent dans un numéro declaquettes des plus minables. NiMario ni Jackie ne semblaient sedouter que leur numéro était mauvais.Quand il fut terminé, quelquesspectateurs leur lancèrent des piècesde monnaie.

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— Allons, passez la monnaie,bonnes gens, fit Rocky. Une pluied’argent ! Envoyez !

Quelques pièces vinrent encoresonner sur le parquet. Mario et Jackieles ramassèrent tout en se rapprochantde nous.

— Combien ? leur demandaGloria.

— L’impression qu’il doit y avoirdans les dix-sept sous, réponditJackie.

— D’où es-tu ? demanda Gloria.— De l’Alabama.— Je m’en doutais, fit Gloria.

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— On devrait s’entraîner pour unnuméro, tous les deux, dis-je à Gloria.On pourrait se faire un peu d’argent enrab…

— Vaut mieux ne savoir rien faire,dit Mario. Tout ce que ça te rapporte,c’est du boulot supplémentaire, et, enplus, ça ne t’arrange pas les jambes.

— Vous êtes tous au courant decette histoire de derby ? demandaJackie.

— Qu’est-ce que c’est ?demandai-je.

— Je crois qu’on va donner desdétails à la prochaine pause.

— Le fromage commence à

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prendre, fit Gloria.

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… déclaré coupable, de parle verdict du jury…

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V

Au vestiaire, Rocky Gravo nousprésenta Vincent Donald (Socks(1)pour les intimes), un desorganisateurs.

— Écoutez-moi, les enfants, ditSocks, faut pas vous décourager sousprêtes’ que les gens ne viennent pasau marathon de la danse. Faut dutemps pour que ça démarre, alors on adécidé d’offrir à la clientèle un petitquéq’ chose d’inédit. Tous les soirs,on va organiser un derby. On vapeindre un rond sur le plancher etchaque soir tout le monde participera

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à une course d’un quart d’heure autourde la piste, et le couple classé derniersera disqualifié. Je vous promets queça amènera la foule.

— Ça amènera aussi les croque-morts, fit quelqu’un.

— On déménagera les lits aucentre de la piste, poursuivitl’organisateur, et il y aura un médecinet des infirmières en permanence. Siun concurrent lâche et qu’il est forcéd’aller au vestiaire aménagé aucentre, son coéquipier devra fairedeux tours au lieu d’un, pourcompenser. Et pour vous, mes enfants,ça sera beaucoup plus intéressant,parce qu’il y aura beaucoup plus de

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monde. Pensez donc, quand toute laclique d’Hollywood va commencer às’amener, on ne saura plus où lescaser… À part ça, on est content de lanourriture ? Y en a qui ont à seplaindre de quelque chose ?… Eh ben,c’est parfait, mes enfants… Soyezréguliers avec nous, on le sera avecvous… Marchons la main dans lamain.

Nous gagnâmes l’extérieur de lapiste. Aucun des concurrents n’avaitrien trouvé à redire contre le derby.Tous semblaient d’avis que c’était unebonne idée, si seulement ça pouvaitamener la grande foule. Rollos’avança vers moi, juste comme je

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m’essayais sur la balustrade. Il merestait à peu près deux minutes derepos avant mes deux heures deturbin.

— Faut pas m’en vouloir pour ceque j’ai dit tout à l’heure, fit-il. Cen’est pas toi, c’est Gloria.

— Je sais, fis-je. Ce n’est pas unemauvaise fille. Elle est simplement àcran et elle en veut à toute la planète.

— Arrange-toi pour qu’elle ymette une sourdine.

— Ça sera du boulot, mais je feraide mon mieux, répondis-je.

Un instant plus tard, levant lesyeux vers le passage qui menait au

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vestiaire des femmes, j’eus la surprisede voir Gloria et Ruby s’amenerensemble sur la piste. Je m’avançai àla rencontre de Gloria.

— Qu’est-ce que tu penses desderbys ? lui demandai-je.

— C’est un moyen de plus d’avoirnotre peau, répondit-elle.

Le coup de sifflet nous fitrepartir…

— Il n’y a pas plus de centpersonnes ici, ce soir, dis-je.

Gloria et moi nous ne dansionspas. J’avais passé mon bras autour deses épaules et elle me tenait par la

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taille et, ainsi enlacés, nousmarchions. C’était permis. Durant lapremière semaine, il fallait danser,mais après c’était inutile. On nousdemandait seulement de restercontinuellement en mouvement. Je visJames et Ruby venir de notre côté et, àla tête que faisait James, je compristout de suite qu’il y avait du vilain.J’aurais bien voulu pouvoirm’esquiver, mais il n’y avait nullepart à aller…

— Je croyais t’avoir dit de laisserma femme tranquille, dit-il à Gloria.

— Oh ! va au diable, espèce degrand chimpanzé, répondit Gloria.

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— Hé là ! une seconde, dis-je.Qu’est-ce qui se passe ?

— Elle a remis ça avec Ruby, ditJames. Chaque fois que j’ai le dostourné elle remet ça.

— Oh ! laisse tomber, Jim, fitRuby, s’efforçant de l’entraîner.

— Nan, j’laisserai pas tomber, jet’avais dit de la fermer, il me semble ?dit-il à Gloria.

— Va te faire…Avant que Gloria eût pu terminer

sa phrase, il lui assena une claquemagistrale qui envoya sa tête cognercontre mon épaule.

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Une beigne soignée. Je ne pouvaispas laisser passer ça. Je levai le braset le frappai sur la bouche. De sa maingauche, il m’assena un coup à lamâchoire, m’envoyant rebondir contreles autres danseurs. Cela m’empêchade dégringoler par terre. Il se rua surmoi et je l’étreignis, luttant en corps àcorps avec lui, essayant de forcer mongenou entre ses jambes pour lui porterun coup bas. C’était ma seule chance.

Un coup de sifflet retentit à monoreille et quelqu’un nous empoigna.C’était Rollo Peters. D’une violentepoussée il nous sépara.

— Assez, fit-il. Qu’est-ce qui sepasse, ici ?

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— Rien, répondis-je.— Rien, fit Ruby.Rollo leva la main et fit un signe à

Rocky qui se tenait sur l’estrade.— Envoyez, fit Rocky, et

l’orchestre commença à jouer.— Dispersez-vous, dit Rollo aux

concurrents. Ils obéirent. Allons, fit-il, passant en tête pour donnerl’exemple.

— La prochaine fois, je te tords lecou, dit James à Gloria.

Gloria lui répondit par un juron.— Tais-toi, lui dis-je.

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Je m’éloignai avec elle enmarchant jusqu’à un coin isolé, oùnous ralentîmes, avançant à peine.

— Tu n’es pas un peu cinglée ? luidis-je. Tu ne peux pas laisser Rubytranquille ?

— Ne t’en fais pas, j’ai assezgâché de salive avec elle. Si elle tientà avoir un enfant difforme, moi, jeveux bien…

— Bonsoir Gloria, fit une voix.Nous regardâmes autour de nous.

C’était une vieille femme au premierrang des loges, tout contre labalustrade. Je ne connaissais pas sonnom mais c’était un curieux

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personnage. Elle était venue là tousles soirs, apportant sa couverture etson déjeuner. Un soir, elle s’étaitenveloppée dans sa couverture etavait passé la nuit là. Elle devaitavoir dans les soixante-cinq ans.

— Bonsoir, fit Gloria.— Qu’est-ce qui se passait, là-

bas ? demanda la vieille femme.— Rien, répondit Gloria. Une

petite discussion, c’est tout.— Comment vous sentez-vous ?

demanda la vieille femme.— Mon Dieu, comme ça, répondit

Gloria.

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— Je m’appelle Mme Layden,déclara la vieille. Vous êtes moncouple favori.

— C’est bien aimable à vous, dis-je.

— J’ai essayé de m’engager là-dedans, fit Madame Layden, mais onne me l’a pas permis. On m’a dit quej’étais trop vieille. Je n’ai quesoixante…

— Eh ben, c’est très bien, dis-je.Gloria et moi nous étions arrêtés,

toujours enlacés, oscillant de droite etde gauche. Il fallait remuer sans arrêt.Deux hommes vinrent se poster dansla loge derrière la vieille femme.

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Tous deux mâchonnaient des cigareséteints.

— C’est des poulets, chuchotaGloria.

— Qu’est-ce que vous dites dumarathon ? demandai-je àMme Layden.

— J’adore ça, fit-elle. Ça me plaîténormément. Tous ces garçons et cesfilles sont si gentils…

— Allons, avancez, les enfants, ditRollo en passant près de nous.

En m’éloignant, je fis un signe detête à Mme Layden.

— Non, mais tu réalises ? fit

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Gloria. Elle devrait être à la maisonen train de mettre des couches aubébé. Bon Dieu, j’espère que je nevivrai pas jusqu’à cet âge-là…

— Comment sais-tu que ces gars-là sont des inspecteurs ? demandai-je.

— Je suis voyante, réponditGloria. C’est fou, non mais turéalises, cette vieille. Une vraietordue pour ces trucs-là. On devraitlui faire payer un loyer. Elle branla latête. J’espère que je ne vivrai pasjusqu’à cet âge-là, répéta-t-elle.

La rencontre avec la vieille dameavait complètement démoraliséGloria. Elle déclara que cela lui

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rappelait l’orphelinat du Texas.— Alice Faye vient d’arriver, dit

une des danseuses. Vous la voyez ?…Assise juste là-bas…

C’était bien Alice Faye,accompagnée de deux hommes que jene reconnus pas.

— Tu la vois ? demandai-je àGloria.

— Je ne tiens pas à la voir,répondit Gloria.

— Mesdames et messieurs, ditRocky au micro, nous avons l’honneurd’avoir ce soir parmi nous unedélicieuse vedette de l’écran, missAlice Faye. Un petit bravo pour miss

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Faye, mesdames et messieurs…Tout le monde applaudit et miss

Faye s’inclina en souriant. DonaldSocks, assis à une place de loge, prèsde l’orchestre, souriait lui aussi.Hollywood commençait à donner…

— Allons, dis-je à Gloria,applaudis.

— Pourquoi l’applaudirais-je ? fitGloria. Qu’est-ce qu’elle a de plusque moi ?…

— Tu es jalouse, dis-je.— Tu as bougrement raison, je

suis jalouse. Tant que je serai uneratée, je serai jalouse des gens

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arrivés. Pas toi ?— Absolument pas, dis-je.— Tu es idiot, fit-elle.— Eh ! regarde, dis-je.Les deux détectives avaient quitté

la loge où ils voisinaient avecMme Layden et étaient maintenant assisavec Socks Donald. Leurs têtes étaientrapprochées et ils regardaient unefeuille de papier que l’un d’eux tenaità la main.

— Allons-y, les enfants, fit Rockyau micro. Un petit sprint avant lapause… Envoyez, dit-il à l’orchestreen frappant dans ses mains et tapantdu pied sur le plancher, en mesure.

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En quelques minutes tous lesspectateurs se mirent à claquer desmains et à taper du pied eux aussi…

Nous étions tous à fourmiller aubeau milieu de la piste, épiant tousl’aiguille des minutes lorsquesubitement Kid Kamm, du couplen° 18, se mit à gifler sa partenaire àtour de bras. Il la soutenait de la maingauche et la calottait de la droite, unejoue puis l’autre, alternativement.Mais elle ne réagissait pas. Elle étaitloin de ce monde. Elle eut deux outrois gargouillements puis glissa àterre, sans connaissance.

L’arbitre donna un coup de sifflet

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et tous les spectateurs surexcités selevèrent comme un seul homme. Lesclients d’un marathon de danse n’ontpas besoin d’être préparés auxémotions fortes. Dès qu’il arriven’importe quoi, ils s’échauffent d’unseul coup. Sous ce rapport, unmarathon de danse ressemble à unecourse de taureaux.

L’arbitre et deux infirmièresramassèrent la jeune fille et laportèrent, les orteils raclant leplancher, jusqu’au vestiaire.

— Mattie Barnes, du couple n° 18,vient de s’évanouir, annonça Rocky aumicro. On l’a emportée au vestiaire,mesdames et messieurs, où elle

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recevra les soins médicaux les plusattentifs. Rien de grave, mesdames etmessieurs, rien de grave. Ça prouvetout simplement qu’il arrive toujoursde l’imprévu dans le championnat dumonde de marathon…

— Elle s’était plainte pendant ladernière pause, dit Gloria.

— Qu’est-ce qu’elle a ?demandai-je.

— Elle a simplement que ce n’estpas indiqué pour elle de danser en cemoment… c’est tout.

— … Comment que j’ai le flairpour les choisir ! fit Kid Kamm. Ilsecoua la tête, l’air dégoûté. Merde,

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alors, comme porte-poisse, je mepose là ! Ça en fait neuf que je fais deces trucs et j’en ai pas encore fini unseul. Chaque fois, ma partenaire melaisse en rade.

— Oh ! elle va sûrement seremettre, dis-je, m’efforçant de leremonter.

— Pas question, fit-il. Elle estfinie. Elle peut retourner à ses vacheset à ses cochons, maintenant.

La sirène retentit, annonçant qu’onvenait d’en abattre une nouvelletranche.

Tout le monde se précipita auvestiaire, je me débarrassai de mes

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chaussures d’un coup de pied etm’écroulai sur mon lit. Je sentis sousmoi l’Océan battre une fois… rienqu’une fois. Et je m’endormis.

Je me réveillai, le nez plein

d’ammoniaque. Un des soigneurs mepassait une fiole devant le mentonpour me la faire respirer. (C’était lemeilleur moyen de nous tirer d’unprofond sommeil, avait dit le docteur.S’ils avaient essayé de nous réveilleren nous secouant, jamais ils n’yseraient parvenus.)

— Ça va, dis-je au soigneur. Jeme sens d’aplomb.

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Je m’assis, tâtonnant à larecherche de mes chaussures. C’estalors que je vis les deux inspecteurset Socks Donald, qui se tenaient toustrois près de moi, devant le lit deMario. Ils attendaient que l’autresoigneur le réveillât. FinalementMario roula sur lui-même et leva lesyeux vers eux.

— Salut, mon p’tit vieux, dit l’undes inspecteurs. Tu connais ce type-là ? Il lui tendit une feuille de papier.J’étais maintenant assez près pourvoir ce que c’était. C’était une pagedéchirée à un magazine policier, avecplusieurs photos.

Mario la regarda, puis la rendit.

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— Ouais, je le connais, dit-il ens’asseyant sur son lit.

— T’as pas beaucoup changé, ditl’autre inspecteur.

— Espèce d’enfant de salaud demétèque, dit Socks en fermant lepoing. Je vais t’apprendre à te foutrede moi.

— Pas de ça, Socks, dit le premierinspecteur. Ensuite, il s’adressa àMario : Alors, Giuseppe, prépare tesaffaires.

Mario commença à lacer sessouliers.

— J’ai juste ma veste et ma brosseà dents, dit-il. Mais j’aimerais bien

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dire au revoir à ma partenaire.— Espèce d’enfant de putain de

cochon de Rital, fit Socks, ça va fairebien dans les journaux, hein ?

— Laisse tomber ta partenaire,Giuseppe, fit le deuxième inspecteur.Dis donc, petit gars, me dit-il, tu dirasau revoir pour Giuseppe à sapartenaire. Allons, viens, Giuseppe,dit-il à Mario.

— Emmenez c’t’enfant de putainde métèque par la porte du fond, mesenfants, fit Socks Donald.

— Tout le monde en piste, hurlal’arbitre. Tout le monde en piste.

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— Au revoir, Mario, dis-je.Mario ne répondit pas. Tout s’était

passé très calmement, trèssimplement. Ces policiers seconduisaient comme si vraiment cegenre de choses arrivait tous les jours.

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de meurtre avecpréméditation.

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VI

Mario alla donc en prison etMattie s’en retourna à ses vaches et àses cochons.

[Je me rappelle combien j’étais surprisquand on arrêta Mario pour meurtre. Je nepouvais pas le croire. C’était un des plusgentils garçons que j’eusse jamais connus.Mais c’était alors que je ne pouvais pas lecroire. Maintenant je sais qu’on peut êtregentil et être en même temps un assassin.Personne n’a jamais été plus gentil avec unefemme que je ne l’étais avec Gloria. Ce quivous prouve que ça veut rien dire, d’êtregentil…]

Mattie fut automatiquement

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disqualifiée quand le médecin refusade la laisser continuer à participer auconcours. Il déclara que, si ellecontinuait malgré tout, il lui arriveraitun accident. Elle fit un raffut dudiable, m’apprit Gloria, traitant ledocteur de tous les noms et refusantabsolument d’abandonner. Mais elleabandonna bel et bien. Elle y étaitforcée. Avec cette menace suspenduesur elle.

Dès lors, Kid Kamm, sonpartenaire, fit équipe avec Jackie.C’était autorisé par le règlement. Onpouvait faire solo pendant vingt-quatre heures, mais si, passé ce lapsde temps, on n’avait pas trouvé de

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partenaire, on était disqualifié. LeKid, aussi bien que Jackie, avait l’airparfaitement satisfait de la nouvellecombinaison. Jackie n’avait pas eugrand-chose à dire sur la perte deMario. Pour elle, un partenaire étaitun partenaire. Mais le Kid était toutsourire. Il semblait croire qu’il avaitenfin conjuré le mauvais sort.

— Ils sont capables de gagner, ditGloria. Ils sont forts comme desmulets. Cette Jeanneton de l’Alabamaa été élevée au maïs. Regarde-moi cechâssis. Je parie qu’elle tiendrait sixmois.

— Je marche avec James et Ruby,dis-je.

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— Après qu’ils nous ont traitéscomme ça ?…

— Ça n’a rien à voir. Etd’ailleurs, nous aussi nous avonsnotre mot à dire. Nous avons unechance de gagner, non ?

— Tu crois ?— Ben, tu n’as pas l’air d’en être

très convaincue, dis-je.Elle secoua la tête, sans riposter.— De plus en plus, je voudrais

être morte, dit-elle.Ça recommençait. Je pouvais

parler de n’importe quoi, elle enrevenait toujours à ça.

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— Tu ne crois pas qu’il existequelque chose dont je puisse parlersans que ça te rappelle que tuvoudrais être morte ? demandai-je.

— Non, répondit-elle.— Décidément, ça me dépasse…,

dis-je.Quelqu’un sur l’estrade arrêta la

radio. À présent la musique avaitvraiment l’air d’être de la musique.(On utilisait la radio pendant quel’orchestre n’était pas là. Ceci sepassait l’après-midi. L’orchestre nevenait que le soir.)

— Mesdames et messieurs, ditRocky au micro, j’ai l’honneur de

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vous annoncer que deux donateurs sesont offerts pour patronner deuxcouples. L’Institut de BeautéPompadour, 415, avenue B, vapatronner le couple n° 13… James etRuby Bates. Un petit bravo pour cejoli geste à l’Institut de BeautéPompadour, mesdames et messieurs…vous aussi, jeunes gens…

Tout le monde applaudit.— Le deuxième couple à être

patronné, dit Rocky, c’est le n° 34,Pedro Ortega et Lilian Bacon. Ils sontpatronnés par le Garage Speedway. Etmaintenant, un petit bravo pour leGarage Speedway, qui est situé aun° 1134 du boulevard Santa Monica.

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De nouveau les applaudissementscrépitèrent.

— Mesdames et messieurs, repritRocky, il nous faudrait d’autresgracieux donateurs pour cessplendides jeunes gens. Regardez-les,mesdames et messieurs, après deuxcent quarante-deux heures demouvement ininterrompu, ils sont fraiscomme des roses… un grand bravopour ces magnifiques gosses,mesdames et messieurs…

Les applaudissements reprirent.— Et n’oubliez pas, mesdames et

messieurs, que vous avez là, à l’autrebout de la salle, le Palmarium, où

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vous trouverez des boissons de toutessortes…, de la bière et dessandwiches succulents. N’oubliez pasd’aller faire un tour au Palmarium,mesdames et messieurs… Envoyez,dit-il à la radio, en tournant lesboutons et remplissant de nouveau lasalle de bruit.

Gloria et moi, nous nousavançâmes vers Pedro et Lilian.Pedro avait une patte amochée etboitillait. À l’entendre, il s’était faitencorner dans une course de taureauxà Mexico. Lilian était une petitebrune. Elle aussi cherchait à faire ducinéma quand elle avait entenduparler du marathon de danse.

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— Félicitations, dis-je.— Ça prouve que quelqu’un

s’intéresse à nous, dit Pedro.— Du moment que ça ne pouvait

pas être Metro Goldwyn Mayer,autant que ce soit un garage, dit Lilian.À part que ça me fait tout drôle que cesoit un garage qui me paie mesdessous.

— Où as-tu été chercher cettehistoire de dessous ? fit Gloria. On nete donne pas de dessous. On te donneun sweater avec le nom du garagedans le dos.

— Je te dis qu’on me donne aussides dessous, fit Lilian.

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— Eh ! Lilian, dit Rollo, l’arbitre,la femme du Garage Speedway tedemande.

— La quoi ?… demanda Lilian.— Votre donatrice,

Mme Yeargan…— Ben ça alors, fit Lilian. Pedro,

j’ai l’impression que c’est toi qui vasles avoir, les dessous.

Gloria et moi nous nousdirigeâmes en marchant versl’escalier du maître de cérémonies. Ily faisait bon, dans ce coin, l’après-midi, vers cette heure-là. Il y avait ungrand triangle de soleil qui traversaitla double fenêtre au-dessus du bar du

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Palmarium. Il ne durait qu’une dizainede minutes, mais, pendant ces dixminutes, je me déplaçais dedans(j’étais bien obligé de remuer pour nepas être disqualifié), le laissant mebaigner tout entier. C’était la premièrefois que j’avais jamais apprécié lesoleil. « Quand ce marathon seraterminé, me disais-je, je vais passerle restant de mes jours au soleil. Jen’aurais pas la patience d’attendred’aller faire un film au Sahara. »

[Naturellement, il n’en est plus question,maintenant. Là où je vais, il n’y a pas desoleil.]

Je regardais le triangle de soleilse rapetisser peu à peu. Finalement il

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se referma complètement et se mit àgrimper le long de mes jambes. Ilrampait sur mon corps comme unechose vivante. Quand il atteignit monmenton, je me haussai sur la pointedes pieds, afin de garder ma têtededans le plus longtemps possible. Jene fermai pas les yeux. Je les tinsgrands ouverts, fixés droit dans lesoleil. Je ne fus pas du tout aveuglé.Un instant plus tard, il avait disparu…

Je cherchai Gloria du regard. Elleétait debout près de l’estrade, sebalançant de côté et d’autre, en trainde parler à Rocky, lequel était assissur ses deux fesses et se balançait luiaussi. (Tout le personnel, le docteur,

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les infirmières, les arbitres, le maîtrede cérémonies, jusqu’aux garçons quiservaient la limonade, avait reçul’ordre de remuer continuellementlorsqu’ils parlaient à un concurrent.La direction se montrait extrêmementsévère sur ce point.)

— Tu étais très drôle là-bas,debout sur la pointe des pieds, ditGloria. Tu avais l’air d’un danseur deballet.

— Entraîne-toi encore un peu et jete ferai faire un numéro, dit en riantRocky.

— Ne te laisse pas mettre enboîte, dit en passant Mack Aston, du

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couple n° 5.— Rocky ! appela une voix.

C’était Socks Donald. Rockydescendit de l’estrade et alla letrouver.

— Je ne trouve pas ça très gentilde ta part de me charrier, dis-je àGloria. Moi, je ne te charrie jamais.

— Ce n’est pas nécessaire, dit-elle. Je me fais charrier par unspécialiste. C’est Dieu qui mecharrie… Tu sais pourquoi SocksDonald a fait venir Rocky ? Tu veuxque je te tuyaute sur ce qui se passe encoulisse ?

— Quoi ?

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— Tu connais le n° 6 – Freddy etla petite Manski. Sa mère va porterplainte contre lui et contre Socks. Elles’est sauvée de chez elle.

— Je ne vois pas le rapport, dis-je.

— Si tu veux faire de la prison, vat’y frotter, dit Gloria. Elle n’a quequinze ans, à peu près. C’est fou,quand on pense qu’il y en a plein lesrues qui courent en liberté, il y a destypes qui ne sont vraiment pas malins.

— Pourquoi mettre ça sur le dosde Freddy. Ce n’est peut-être pas desa faute.

— D’après la loi, c’est de sa

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faute, répondit Gloria. C’est ça quicompte…

Je ramenai Gloria vers l’endroitoù se tenaient Socks et Rocky, tâchantde surprendre leur conversation ; maisils parlaient trop bas. Ou plutôt, Socksparlait trop bas. Rocky se bornait àécouter, hochant la tête.

— Et tout de suite, entendis-jeSocks dire. Rocky fit signe qu’il avaitcompris et revint sur la piste, lançantun coup d’œil complice à Gloria enpassant. Il alla trouver Rollo Peters,l’appela à l’écart et, durant quelquessecondes, lui chuchota quelque chosed’un air sérieux. Ensuite, Rollo lequitta, regardant autour de lui comme

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s’il cherchait quelqu’un et Rocky s’enretourna vers l’estrade.

— Plus que quelques minutes etnos jeunes champions vont pouvoir seretirer pour profiter d’un repos biengagné, annonça Rocky au micro. Etpendant qu’ils auront débarrassé lapiste, mesdames et messieurs, lespeintres vont peindre sur le parquet legrand ovale pour le derby de ce soir.Ce soir, le derby, mesdames etmessieurs, n’oubliez pas le derby.Incontestablement la chose la pluspassionnante que vous ayez jamaisvue – attention, les enfants, encoredeux minutes avant la pause – un petitsprint, les gosses – montrez à

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l’honorable société que vous êtes enforme… Vous aussi, mesdames etmessieurs, montrez à nos petitschampions, à ces merveilleux jeunesgens, que vous êtes de cœur avec euxen marquant la cadence avec moi…

Il fit donner la radio un peu plusfort et commença à claquer des mainset à taper du pied. Le public se mit dela partie. Tout le monde montra un peuplus d’entrain, mais ce n’était pas àcause des applaudissements. C’étaitparce que, dans une minute ou deux,nous allions avoir la pause, aprèsquoi on devait nous donner à manger.

Gloria me poussa du coude et jelevai les yeux pour voir Rollo Peters

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s’avancer entre Freddy et la petiteManski. Il me sembla que la petiteManski pleurait, mais avant queGloria et moi ayons pu la rattraper, lasirène retentit et tout le monde se ruavers le vestiaire.

Freddy était penché au-dessus de

son lit et fourrait une paire dechaussures de rechange dans un petitsac à fermeture Éclair.

— J’ai appris ce qui s’est passé,dis-je. Ça m’ennuie beaucoup pourtoi.

— Oh ! t’en fais donc pas, fit-il.Le plus marrant, c’est que c’est elle

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qui m’a pris de force… Si je peuxseulement sortir du patelin avant queles flics m’emballent, après ça ira.J’ai encore de la veine que Socks aitété tuyauté.

— Où vas-tu aller ?— Dans le Sud, je crois bien. Ça

m’a toujours démangé, l’envie de voirle Mexique. Au revoir…

— Au revoir, dis-je.Avant que quiconque eût pu s’en

apercevoir, il était parti. Au momentoù il s’esquiva, par la porte du fond,j’eus le temps de voir le soleilscintiller sur l’Océan. L’espace d’uninstant, j’en fus tellement sidéré que

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j’en restai pétrifié, incapable debouger. Je ne sais pas ce qui mesurprit le plus, de voir vraiment lesoleil pour la première fois depuistrois semaines ou de découvrir laporte. J’allai jusque-là, espérant quele soleil ne serait pas parti quandj’arriverais.

[La seule autre fois où j’aie été heureuxà ce point, c’est un certain jour de Noël,quand j’étais tout gosse, l’année où je fus enâge de comprendre vraiment ce que Noëlsignifiait, lorsqu’en entrant dans la grandepièce je vis l’arbre entièrement illuminé.]

J’ouvris la porte. À l’autre bout dumonde, le soleil sombrait dansl’Océan. Il était si rouge, si brillant et

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si chaud que je me demandai pourquoiil n’y avait pas de vapeur.

[J’ai vu une fois de la vapeur sortir del’Océan. C’était sur la promenade devant laplage : des hommes travaillaient à quelquechose avec de la poudre. Subitement elle fitexplosion et tous prirent feu. Ils coururentse jeter dans l’Océan. C’est là que j’ai vu lavapeur.]

La couleur du soleil montant enflèche avait imprégné de légersnuages, leur donnant une teinte rouge.Tout là-bas, où le soleil sombrait,l’Océan était très calme et n’avait pasl’air d’un océan du tout. C’était beau,beau, beau, beau, beau, beau.Plusieurs personnes étaient en train de

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pêcher du haut de la jetée, sans sesoucier du coucher du soleil.C’étaient des imbéciles. « Vous avezplus besoin de ce coucher de soleilque de poisson », leur dis-je enpensée.

La porte me sauta des mains et sereferma brusquement avec un bruitpareil à un coup de canon.

— T’es sourd ? me brailla unevoix dans l’oreille. C’était un dessoigneurs. Laisse cette porte fermée !Tu veux te faire disqualifier ?

— Je regardais simplement lesoleil se coucher, dis-je.

— T’es pas un peu piqué ? Tu

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devrais être en train de dormir. T’enas besoin, dit-il.

— Je n’ai pas besoin de dormir,répliquai-je. Je me sens très bien.Jamais je ne me suis senti aussi bien.

— N’empêche que t’as besoin deton repos, dit-il. Il ne te reste plus quequelques minutes. Soulage tes pieds…

Il traversa la piste avec moi etm’accompagna jusqu’à mon lit. Àprésent, je me rendais compte quecela sentait plutôt mauvais dans ledortoir. Je suis très sensible auxmauvaises odeurs et je m’étonnai den’avoir pas encore remarqué celle-là,l’odeur de trop d’hommes dans une

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pièce… Je défis mes chaussures àcoup de pied et m’étendis sur le dos.

— Tu veux que je te masse lesjambes ? demanda-t-il.

— Je me sens très bien, répondis-je. Mes jambes sont très bien.

Il marmonna quelque chose à partlui et s’en alla. Je restais couché là,songeant au coucher du soleil,essayant de me rappeler les couleurs.Je ne parle pas du rouge, je veux direles autres teintes. À une ou deuxreprises, je crus bien me les rappeler.C’était comme un nom qu’on aurait su,mais qu’on aurait oublié, dont on serappellerait la longueur, les lettres et

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le rythme, sans pouvoir assembler letout dans l’ordre exact.

À travers les montants de mon litde camp, je sentais l’Océan palpitertout en bas contre les pilotis. Ilmontait, redescendait, montait,redescendait, partait, revenait, partait,revenait…

J’étais content quand la sirèneretentit, nous réveillant, nous appelantsur la piste.

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… qui comporte la peinemaximale prévue par la

loi…

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VII

Les peintres avaient terminé. Ilsavaient peint sur le plancher de lasalle une épaisse ligne blanche enforme d’ovale. C’était la piste duderby.

— Freddy est parti, dis-je àGloria en l’accompagnant vers latable où l’on avait disposé lessandwiches et le café. (On appelait çale casse-croûte. Notre vrai repasviendrait à dix heures.)

— La petite Manski aussi, ditGloria. Deux assistantes sociales sontvenues l’embarquer. Comment que sa

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mère va lui sonner les cloches !— J’ai honte de l’avouer, dis-je.

Mais le départ de Freddy a été le plusbeau jour de ma vie.

— Qu’est-ce qu’il t’avait doncfait ? demanda-t-elle.

— Oh ! ce n’est pas ça, dis-je.Mais s’il n’était pas parti, jamais jen’aurais vu ce coucher de soleil…

— Nom d’un chien ! s’exclamaGloria. Y a donc pas autre chose quedu jambon sur cette planète ?

— La maison manque de caviarpour le moment, plaisanta MackAston, qui faisait la queue derrièremoi.

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— Tenez, en v’là un au roastbeef,dit l’infirmière. Vous préférez leroastbeef ?

Gloria prit le sandwich auroastbeef, mais garda le jambonégalement.

— Quatre morceaux pour moi, dit-elle à Rollo qui versait le café. Etbeaucoup de lait.

— Elle doit avoir un petit chevaldans le ventre, dit Mack Aston.

— Noir, dis-je à Rollo.Gloria emporta ses victuailles du

côté de l’estrade du maître decérémonies, où les musiciens

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accordaient leurs instruments. En lavoyant, Rocky Gravo sauta à bas deson perchoir et se mit à lui parler.Comme il n’y avait pas de place pourmoi dans ce coin-là, je me dirigeai ducôté opposé.

— Bonjour, fit une voix. Elleportait un grand 7 sur son dossard.Elle avait des cheveux noirs, des yeuxnoirs et était assez jolie. J’ignoraisson nom.

— Bonjour, dis-je, en jetant uncoup d’œil autour de moi pour voirqui était son partenaire. Il était enconversation avec deux femmesassises dans une loge de première.

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— Comment vous en tirez-vous ?s’enquit le 7. En l’entendant, quelquechose me dit qu’elle devait avoir del’éducation.

« Qu’est-ce qu’elle vient fairedans cette histoire ? » me demandai-je.

— Ben, mon Dieu, je crois que jene m’en tire pas trop mal, répondis-je.Seulement, je voudrais que ce soit finiet que ce soit moi le gagnant.

— Qu’est-ce que vous feriez del’argent, si vous gagniez ? demanda-t-elle en riant.

— Je ferais un film.— Vous ne feriez pas grand-chose

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comme film avec mille dollars,j’imagine, dit-elle en mordant dansson sandwich.

— Oh ! je ne veux pas dire ungrand film, lui expliquai-je.Simplement un court métrage. Jepourrais faire deux bobines avec ça,peut-être trois.

— Vous m’intéressez, dit-elle. Çafait quinze jours que je vous observe.

— Vraiment ? fis-je, surpris.— Oui. J’ai remarqué que vous

alliez vous mettre au soleil là-bas,tous les après-midi, et j’ai vu votrevisage passer par des milliersd’expressions différentes. Parfois,

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j’avais l’impression que vous avieztrès peur de quelque chose…

— Vous devez vous tromper, dis-je. De quoi voudriez-vous que j’aiepeur ?

— J’ai entendu ce que vous disiezà votre partenaire, à propos ducoucher du soleil, ce soir, dit-elle ensouriant.

— Si vous vouliez…, ajouta-t-elleen jetant un regard autour d’elle. Puiselle s’interrompit, regarda la penduleen fronçant les sourcils. Nous avonsencore quatre minutes… Voulez-vousfaire quelque chose pour moi ?

— Mais… bien sûr, dis-je.

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Elle me fit un signe de tête et je lasuivis derrière l’estrade du maître decérémonie. Cette estrade avait environun mètre de hauteur et était recouverted’une draperie épaisse dont les plisretombaient jusqu’à terre. Nous noustrouvions seuls dans une sorte degrotte formée par le derrière del’estrade et un tas d’enseignes et dedécors. N’était le bruit, nous aurionstrès bien pu, elle et moi, être seuls aumonde. Nous étions légèrement émustous les deux.

— Venez, dit-elle. Elle se mit àquatre pattes, souleva la draperie et seglissa en rampant sous l’estrade. Moncœur battait à coups précipités et le

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sang me quitta le visage. Sous laplante de mes pieds, je sentaisl’Océan battre les piliers tout enbas…

— Viens, souffla-t-elle, en metirant par la cheville. Subitement, jecompris ce qu’elle voulait.

[Il n’arrive jamais rien d’inédit dans lavie. Il se peut qu’il arrive quelque chose dontvous croirez que c’est entièrement nouveau,mais c’est une erreur. Il vous suffira de voir,de sentir, d’entendre ou de toucher unecertaine chose et vous découvrirez que cetteexpérience, que vous croyiez toute nouvelle,vous est déjà arrivée. Lorsqu’elle me tira parla cheville pour m’entraîner sous l’estrade,je me souvins d’un jour où une autre filleavait fait exactement le même geste.

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Seulement, là c’était sous un porche au lieud’être sous une estrade. J’avais alors treizeou quatorze ans, et la fille à peu près lemême âge. Elle s’appelait Mabel et habitait àcôté de chez nous. Après l’école on jouaitsous le porche d’entrée, imaginant quec’était une caverne et nous les voleurs et lesprisonniers. Plus tard, on y jouait au papa età la maman, imaginant que c’était unemaison. Mais ce jour-là dont je parle, je metenais debout contre le porche, loin desonger à Mabel et à nos jeux, quand je mesentis tirer par la cheville. Je me penchai etje la vis. « Viens », fit-elle.]

Il faisait très noir sous l’estrade,et, tandis que je rampais sur lesgenoux et les mains, en écarquillantles yeux pour tâcher d’y voir, lenuméro 7 s’agrippa brusquement à

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mon cou.— Fais vite…, chuchota-t-elle.— Qu’est-ce qui se passe là ?

gronda une voix d’homme. Il était siprès que je sentis son haleine dansmes cheveux. Qui est-ce ?

C’est alors que je reconnus lavoix. C’était Rocky Gravo.L’angoisse me tordit les boyaux. Lenuméro 7 me lâcha le cou et se couladehors. J’avais peur qu’en essayant dem’excuser ou de dire quelque chose,Rocky ne reconnût ma voix, alors jeme roulai précipitamment jusqu’aubord du rideau. Le numéro 7 était déjàdebout et s’en allait en se retournant

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pour me regarder. Son visage étaitblanc comme de la craie. Ni elle nimoi ne parlâmes. Nous nousavançâmes vers la piste avec un petitair détaché. L’infirmière rangeait nostasses à café et nos soucoupes salesdans un panier. Je m’aperçus alorsque mes mains étaient dégoûtantes depoussière. Comme il me restait encoreenviron deux minutes avant le coup desifflet, je courus au vestiaire pour menettoyer. Cela fait, je me sentis mieux.

Je revins sur la piste juste au coupde sifflet et des premières mesures del’orchestre ; mais c’était mieux que laradio, parce qu’on n’était pas forcéd’écouter un tas d’annonceurs vous

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priant et vous suppliant de leuracheter quelque chose. Depuis quej’ai participé à ce marathon, j’en aisoupé pour le reste de mes jours, de laradio !

[En ce moment même, il y a un poste deradio qui marche, dans l’immeuble face à lasalle du tribunal, de l’autre côté de la rue. Jel’entends très distinctement : Avez-vous desennuis ?… Avez-vous besoin d’argent ?…]

— D’où viens-tu ? me demandaGloria en me prenant par le bras.

— De nulle part, répondis-je.Nous fîmes un tour de piste en

dansant, puis elle s’arrêta :— Ça ressemble un peu trop au

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boulot, fit-elle.En lâchant sa taille, je m’aperçus

que mes doigts étaient de nouveausales. « C’est drôle, pensai-je. Jeviens de les laver, il n’y a pas uneminute. »

— Tourne-toi, dis-je à Gloria.— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-

t-elle.— Tourne-toi.Elle hésita, se mordant les lèvres,

alors je passai derrière elle. Son dosétait recouvert d’une épaisse couchede poussière et je savais d’où çavenait.

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— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle.— Bouge pas, fis-je. Avec ma

main, je brossai jusqu’à ce quej’eusse enlevé presque toute lapoussière et les fils qui couvraient sacourte jupe et son chandail blanc. Elleresta silencieuse un moment.

— J’ai dû récolter ça en faisant lalutte avec Liliane au vestiaire, dit-ellefinalement.

« Elle me croit plus gourde que jene suis », pensai-je.

— Ça doit être ça, dis-je tout haut.Rollo Peters s’amena de notre côté

pendant que nous marchions autour dela piste.

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— Qui est cette fille ? demandai-jeen montrant du doigt le numéro 7.

— C’est Rosemary Lofter, lapartenaire de Guy Duke.

— Faut vraiment pas être difficile,fit Gloria.

— J’ai simplement demandé quic’était. Je n’ai pas le béguin.

— Pas besoin de l’avoir, répliquaGloria. Dis-lui, Rollo.

— Je ne veux pas entrer dans ceshistoires, dit Rollo en secouant la tête.Je ne sais rien sur elle.

— Qu’est-ce qu’elle a de spécial ?demandai-je à Gloria, tandis que

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Rollo nous quittait pour allerretrouver James et Ruby Bates.

— T’es innocent à ce point-là ?Non, sans blague ?

Elle se mit à rire en secouant latête.

— Qu’est-ce que tu traînes, y apas à dire !…

— C’est bon, n’en parlons plus.— Mais voyons, cette bonne

femme est la plus grande salope detoute la côte du Pacifique ! C’est unegrue qu’a de l’instruction et del’éducation, et ça c’est les pires detoutes… Même les filles ne sont pasen sécurité quand elle est dans les

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parages.— Holà, Gloria ! appela

Mme Layden.Elle était assise à sa place

habituelle, dans la loge de pourtour, àl’autre bout de la salle, du côtéopposé à l’estrade. Gloria et moi nousavançâmes jusqu’à la balustrade.

— Comment va mon couplefavori ? interrogea-t-elle.

— Très bien, répondis-je. Et vous,madame Layden ?

— Très bien aussi, dit-elle. J’ail’intention de rester ce soir, vousvoyez ? Elle désigna du doigt sa

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couverture et le panier contenant sondîner, sur la chaise à côté d’elle. Jeserai là pour vous encourager.

— On en aura besoin, fit Gloria.— Pourquoi ne prenez-vous pas

une loge moins près du Palmarium ?demandai-je. Ça chahute pas mal aubar, dans la soirée, quand tout lemonde commence à boire…

— Je suis très bien à cette place,répondit-elle en souriant. C’est icique je veux être pour le derby. Jeveux les voir prendre les virages.Voulez-vous jeter un coup d’œil sur lejournal du soir ? demanda-t-elle, tirantle journal de dessous la couverture.

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— Volontiers…, dis-je. Je suiscurieux de savoir ce qui se passe surterre. Quel temps il fait dehors, si lemonde a beaucoup changé…

— Vous me faites marcher, dit-elle.

— Non, pas du tout… C’estsimplement que j’ai l’impressiond’être dans cette salle depuis plus demille ans… Merci pour le journal,madame Layden…

En nous en allant, je dépliai lejournal. D’énormes titres noirs mesautèrent à la figure :

ARRESTATION D’UN JEUNEASSASSIN

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AU MARATHON DE DANSELE CRIMINEL ÉVADÉ

PARTICIPAIT AU CONCOURSDE LA JETÉE-PROMENADE« Hier, des inspecteurs ont

appréhendé un jeune meurtrier dans lemarathon de danse qui se dérouleactuellement dans l’établissement dela jetée-promenade de Santa Monica.Il s’agit d’un Italien, Giuseppe Lodi,âgé de vingt-six ans, qui s’est évadéde la prison de Joliet, Illinois, aprèsavoir tiré cinq ans d’une peine decinquante ans qui lui avait été infligéepour vol à main armée et meurtre d’unvieillard, propriétaire d’un drugstorede Chicago.

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« Lodi, inscrit dans le marathonsous le pseudonyme de MarioPetrone, n’opposa pas de résistancequand il fut arrêté par les inspecteursBlin et Voight, du Service des Vols.Les policiers, qui étaient entrés aumarathon afin de chercher un momentde délassement entre les exigences duservice, ont déclaré avoir reconnuLodi d’après une photo qu’ils avaientvue dans Le Fichier, rubriquespéciale d’une revue policière àsuccès, dans laquelle paraissent lesphotos et le signalement des criminelsparticulièrement recherchés… »

— Non, mais tu te rends compte !dis-je. J’étais là, peut-être à côté de

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lui, quand tout ça est arrivé. Je doisdire que je le plains, maintenant, lepauvre.

— Pourquoi ? demanda Gloria.Quelle différence y a-t-il entre lui etnous ?

Pedro Ortega, Mack Aston etquelques autres se groupèrent autourde nous, discutant avec animation. Jetendis le journal à Gloria et continuaià marcher seul.

— Quelle vacherie ! me disais-je.Cinquante ans ! Pauvre Mario !…

[Et quand Mario apprendra ce quim’arrive, s’il l’apprend jamais, il pensera :« Pauvre type ! Lui qui perdait son temps à

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me plaindre et le voilà qui va se balancer aubout d’une corde !…]

Quand vint la pause suivante,Socks Donald avait une surprise pournous. Tous les garçons reçurentchacun un ceinturon de cuir épaisqu’ils devaient porter à la ceinture,avec, de chaque côté, de petitespoignées semblables à des poignéesde valise. C’était à ces poignées quenos coéquipières devaient s’accrocherdans les tournants. Tout cela me parutidiot alors, mais plus tard j’eusl’occasion de me rendre compte queSocks savait ce qu’il faisait.

— Écoutez, mes enfants, dit Socks.C’est ce soir que nous amorçons notre

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premier million. Il va y avoir un tasde vedettes de cinéma pour assister auderby, et la foule va où vont lesvedettes. Il y aura une équipe perdantece soir… Il y en aura une tous lessoirs. Je ne veux pas qu’on viennerouscailler après, parce que tout sepassera régulièrement. Vos chancessont égales. Vous avez un peu plus detemps de pause pour mettre vos tenueset un peu plus de temps pour lesretirer, et, à propos, j’ai parlé àMario Petrone, cet après-midi. Il m’adit de dire au revoir à tous lescopains. Et maintenant, tâchez d’enmettre un coup dans le derby, lesenfants, d’en donner au public pour

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son argent…J’étais étonné de l’entendre parler

de Mario, car la veille, quand Marioavait été arrêté, Socks avait cherché àl’assommer.

— Je croyais qu’il en voulait àMario ? dis-je à Rollo.

— Plus maintenant, réponditRollo. C’est le plus beau coup deveine qu’on ait jamais eu. S’il n’yavait pas eu ça, personne n’auraitjamais su qu’il y avait un marathon dedanse. Cette réclame dans lesjournaux, c’était exactement ce qu’ilnous fallait. La location n’a pas arrêtéde tout l’après-midi…

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… vous, Robert Syberten,serez livré…

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VIII

Ce soir-là, pour la première foisdepuis le début du concours,l’amphithéâtre était bondé, lepalmarium était plein aussi et du barvenait un brouhaha de conversations,d’exclamations bruyantes et de grosrires.

« Rollo avait raison, me dis-je.L’arrestation de Mario a été un vraicoup de chance pour Socks,l’organisateur. »

Nous continuâmes à tourner, tousen tenue de piste, tandis quel’entraîneur et les infirmières se

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préparaient pour le derby.La plupart des concurrents avaient

une drôle d’allure dans leur nouvelletenue. Je n’avais jamais vu pareilassortiment de bras et de jambes.

— Regarde, fit Gloria, en medésignant James et Ruby Bates d’uncoup de tête. C’est du propre, tu netrouves pas ?

On voyait nettement que Rubyallait avoir un bébé.

— J’avoue que c’est un peuapparent. Mais souviens-toi que ça nete regarde pas…

— Mesdames et messieurs, ditRocky au micro, avant que commence

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ce derby sensationnel, je tiens à attirervotre attention sur le règlement de lacourse. Étant donné le nombre deconcurrents, le derby sera couru endeux éliminatoires. Quarante couplesdans la première et quarante couplesdans la seconde. Le deuxième derbyaura lieu quelques minutes après lepremier, et les participants de chaqueéliminatoire seront tirés au sort àl’aide de numéros mélangés dans unchapeau.

« Le derby sera couru de cettemanière pendant une semaine ; danschaque éliminatoire, le couple quiaura fait le minimum de tours seraéliminé. Au bout d’une semaine, nous

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ne ferons plus qu’un seul derby. Lesjeunes gens s’affronteront sur la pistedurant quelques minutes, les garçonsadoptant l’allure du marcheur enposant obligatoirement le talon, puisla pointe du pied à terre, et les fillescourant ou trottinant à leur gré. Legagnant ne touchera pas de prix, maiss’il y a parmi vous, mesdames etmessieurs, des sportifs désireuxd’encourager ces gosses en leurfaisant parvenir des primes en argent,je suis sûr qu’ils apprécieront legeste.

« Vous remarquerez les lits decamp dans le quartier aménagé aucentre de la piste, les infirmières et

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les soigneurs qui se tiennent prêtsavec des tranches d’orange, desserviettes humides et des flacons desels – ainsi que le docteur de servicechargé de veiller à ce que ces jeunesgens ne poursuivent la course ques’ils sont en parfaite conditionphysique.

Le jeune médecin se tenait aucentre du hall, le stéthoscope au cou,l’air avantageux.

— Un instant, mesdames etmessieurs, permettez, fit Rocky. J’ailà un billet de dix dollars pour legagnant du derby de ce soir, que vientde me faire parvenir une délicieusepetite vedette de l’écran ; j’ai nommé

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miss Ruby Keeler. Un petit bravopour miss Keeler, mesdames etmessieurs !

Ruby Keeler se leva et s’inclinasous les applaudissements.

— Voilà qui est parfait, dit Rocky.Et maintenant, mesdames et messieurs,nous avons besoin d’arbitres pourcontrôler le nombre de toursparcourus par chacun des couples.

Il s’interrompit pour essuyer sonvisage ruisselant de sueur.

— Allons, mesdames et messieurs,un bon mouvement ; j’ai besoin dequarante arbitres, pris parmi lesspectateurs. Approchez, allons, n’ayez

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pas peur…Personne ne bougea durant un

moment, puis la vieille Mme Layden secoula sous la balustrade et s’avançasur la piste. En passant devant Gloriaet moi elle sourit et nous fit un clind’œil.

— Elle finira peut-être par nousservir à quelque chose, dit Gloria.

Bientôt d’autres suivirentl’exemple de Mme Layden, jusqu’à ceque les quarante arbitres eussent étédésignés. Rollo leur tendit à chacunune fiche et un crayon et les installa aubord de l’estrade.

— Ça suffit, mesdames et

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messieurs, dit Rocky. Nous avonsassez d’arbitres. Et maintenant, letirage au sort pour le premier derby.Dans ce chapeau, il y a quatre-vingtsnuméros ; nous allons en sortirquarante. Le reste participera audeuxième derby. Alors, il nous fautquelqu’un pour tirer les numéros.Vous, par exemple, ma petite dame ?demanda-t-il à Mme Layden en tendantle chapeau. Mme Layden sourit etacquiesça d’un signe de tête.

— C’est un moment inoubliablepour elle, dit Gloria d’un tonsarcastique.

— Je trouve que c’est une vieilledame très charmante, dis-je.

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— Des clous…, riposta Gloria.Mme Layden commença à tirer les

numéros qu’elle passait à Rocky,lequel les annonçait au micro au fur età mesure.

— Le premier, c’est le couplen° 105, fit-il. Mettez-vous là, mesenfants. Tous les couples sortis tenez-vous ici, de ce côté de l’estrade.

Aussi vite que Mme Laydenparvenait à les tirer du chapeau,Rocky les annonçait, puis les passait àun des arbitres, lequel était chargé decontrôler le nombre de tours franchispar le couple en question.

— … Couple 22, dit Rocky, en

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tendant le numéro à un jeune homme àlunettes.

— Viens, dis-je à Gloria. C’étaitnotre numéro.

J’entendis Mme Layden dire àRocky :

— J’aimerais avoir celui-là. C’estmon couple favori.

— Désolé, ma petite dame, fitRocky. Faut les distribuer dansl’ordre…

Quand le tirage fut terminé et quenous fûmes tous réunis devant la lignede départ, Rocky dit :

— Et maintenant, mesdames et

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messieurs, nous sommes presqueprêts. Vous, mes enfants, rappelez-vous bien : les garçons sur les talonset la pointe des pieds. Si l’un d’entrevous, pour une raison ou une autre, estobligé d’entrer au quartier aménagé aucentre, votre partenaire devra couvrirdeux tours au lieu d’un… Voulez-vousleur donner le départ, miss Keeler ?

Elle fit un signe de tête et Rockytendit le pistolet à Rollo. Il le porta àmiss Keeler, qui était assise dans uneloge du premier rang avec une autrejeune femme que je ne reconnus pas.Al Johnson n’était pas là.

— Parfait, et maintenant,mesdames et messieurs, tenez-vous

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bien, fit Rocky. Allez-y, missKeeler…

Il abaissa le bras en la regardant.Gloria et moi nous étions faufilés

contre l’estrade, jusqu’à la ligne dedépart et lorsqu’elle pressa sur ladétente nous fîmes un bond en avant,poussant et bousculant les autres pourpasser devant. Gloria me tenait par lebras.

— Agrippe-toi à ma ceinture,hurlai-je, tout en me débattant pour mefrayer un passage. Tout le mondedégringolait et se marchait dessus, enessayant de passer devant… Mais, enun instant, nous nous dégageâmes et

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commençâmes à marteler le plancherde la piste. Je faisais de tellesenjambées que Gloria était forcée decourir pour se tenir à ma hauteur.

— Les talons et la pointe despieds, là-bas, cria Rollo. Vouscourez.

— Je fais ce que je peux, dis-je.— Talon et pointe des pieds, fit-il.

Comme ça.Il se mit devant moi pour illustrer

sa méthode. Je n’eus aucun mal àapprendre. Le truc était de biensynchroniser les mouvements des braset des jambes. Ce me fut facile commetout de comprendre. Cela me vint tout

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naturellement, à ce qu’il me parut.J’étais tellement candide que je crusun moment que j’avais déjà dû fairedu talon-pointe des pieds auparavant.Je fus incapable de me rappelerquand, donc de toute évidence je n’enavais jamais fait. J’ai une mémoireétonnante…

Et nous tournions, nous tournionssans arrêt…

Au bout d’à peu près cinq minutes,nous avions pris pas mal d’avance,quand je sentis Gloria cesser de sepropulser en avant ; c’est-à-direqu’elle avait cessé d’avancer par sespropres moyens. C’est moi qui latraînais. J’avais l’impression qu’elle

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essayait de me faire rentrer maceinture dans le ventre.

— Trop vite ? demandai-je enralentissant.

— Oui, répondit-elle, presquehors d’haleine.

Une des infirmières me plaqua uneserviette humide sur la nuque avec unetelle violence que je faillis perdrel’équilibre.

— Passe-toi-la sur la figure, dis-jeà Gloria…

Juste à ce moment, le couple n° 35vint nous couper de biais, afin deprendre le tournant à la corde devantnous. L’allure fut trop rapide pour la

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fille. Elle commença à tituber, lâchantpeu à peu sa ceinture.

— Attention !… criai-je.Mais l’avertissement venait trop

tard pour être d’aucune utilité. Gloriatrébucha sur le corps, m’entraînantavec elle, et avant d’avoir pu réaliserce qui arrivait, quatre ou cinq coupless’empilaient par terre les uns sur lesautres et se débattaient à qui mieuxmieux pour se relever. Rocky ditquelque chose au micro et la foulehaleta.

Je me remis debout, je n’avaisrien, mais aux brûlures que jeressentais, je savais que toute la peau

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de mes genoux était partie. Lesinfirmières et les soigneurs seprécipitèrent et commencèrent à tirerles filles hors de la piste, puis ellesportèrent Gloria et Ruby sur les lits decamp du quartier.

— Rien de grave, mesdames etmessieurs, annonça Rocky ; une petitegaufre, c’est tout… Toujours dunouveau, toujours de l’inédit dans lederby… Pendant que les filles sont auquartier, leurs partenaires devrontfranchir deux tours pour qu’il y en aitun de porté au compte de l’équipe.Allons, les enfants, laissez passer lessolos à la corde…

Je me mis à marcher à toute

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vitesse afin de ne pas perdre notreposition dans la course. À présent queGloria n’était plus pendue à maceinture, je me sentais léger commeune plume. Une infirmière et unsoigneur commencèrent à s’occuperd’elle, tandis que le docteur écoutaitles battements de son cœur avec sonstéthoscope.

L’infirmière lui tenait un flacon desels sous le nez et le soigneur luimassait les jambes. Un autre soigneuret une autre infirmière s’occupaient deRuby. Je fis quatre tours avant queGloria ne se remît en piste. Elle étaittrès pâle.

— Tu pourras tenir ? demandai-je

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en ralentissant.Elle hocha la tête en signe

d’assentiment. Les gensapplaudissaient et tapaient des pieds,et Rocky disait des choses au micro…Ruby revint dans la course, l’airvannée elle aussi.

— Vous affolez pas, me dit Rolloen s’approchant de moi. Vous n’êtespas en danger.

À ce moment, je ressentis dans lajambe gauche une douleur aiguë quime perfora tout le corps et manqua mefaire sauter le couvercle de la tête.

— Bon sang, me dis-je, je suisparalysé !

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— Détends ta jambe, donne uncoup de pied dans le vide, fit Rollo.

Je fus incapable de plier la jambe.Rien à faire. Elle était raide commeun bout de bois. Chaque fois que jefaisais un pas, la douleur me défonçaitle crâne.

— Le couple 22 est pris decrampe, dit Rollo dans le micro.Tenez-vous prêts, les soigneurs…

— Détends ta jambe, fit Rollo.Je donnai un coup de pied sur le

plancher, mais la douleur s’accentuaencore.

— Détends ta jambe, détends tajambe !

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— Espèce d’emmerdeur, dis-je,ma jambe me fait mal…

Deux des soigneurs m’attrapèrentchacun par un bras et me conduisirentà l’infirmerie.

— Voyez la vaillante petite 22,annonça Rocky. Gloria Beattie. Labrave petite gosse ! Elle fait un solopendant que son partenaire est auquartier avec une crampe… Voyezcomme elle brûle la piste… Laissez-la passer à la corde, les enfants…

Un des soigneurs me tenait par lesépaules, tandis que l’autre faisaittravailler ma jambe, tout en medonnant des petits coups de poing sur

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le muscle.— Ça fait mal…, dis-je.— Allons, allons, fit le soigneur

qui me tenait par les épaules. Ça t’estjamais arrivé, ce truc-là ?

C’est alors que je sentis unebrusque détente dans ma jambe, et ladouleur disparut au même instant.

— Ça gaze, dit le soigneur.Je me levai, plein d’allant, et

rentrai en piste ; je restai planté là enattendant Gloria. Elle était juste enface de l’autre côté, trottinant, hochantet baissant automatiquement la tête àchaque pas. J’étais forcé d’attendrequ’elle arrive à ma hauteur. (Le

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règlement voulait qu’on rentre en pisteà l’endroit où on en était sorti.)Comme Gloria approchait, jedémarrai, et peu d’instants après elleétait de nouveau pendue à maceinture…

— Plus que deux minutes, annonçaRocky. Un petit bravod’encouragement, mesdames etmessieurs. Ils commencèrent àapplaudir et à taper des piedsbeaucoup plus fort qu’auparavant.

D’autres couples nous dépassèrenten prenant le sprint, alors je mis unpeu plus de pression. Je pensais bienque Gloria et moi n’étions pas enqueue, mais nous étions allés tous les

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deux au quartier et je ne voulais pasrisquer de nous faire éliminer. Quandretentit le coup de l’arrivée, la moitiédes équipes s’écroulèrent. Je metournai vers Gloria et m’aperçus queses yeux étaient vitreux. Je sentisqu’elle allait s’évanouir.

— Eh !… hurlai-je à une desinfirmières, mais, juste à ce moment,Gloria s’affaissa et je dus la soutenirmoi-même. Je fus tout juste capablede la porter au centre. Eh ! criai-je àl’adresse d’un des soigneurs.Docteur !…

Personne ne fit attention à moi. Ilsavaient trop à faire à ramasser lescorps. Toute la salle était debout et

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hurlait frénétiquement…Je passai une serviette humide sur

la figure de Gloria. Mme Laydenapparut subitement à côté de moi etprit un flacon de sels sur la table àcôté du lit.

— Allez à votre vestiaire, fit-elle.Gloria sera sur pied d’ici une minute.Elle n’est pas encore habituée à uneffort pareil.

… Je me trouvais sur un bateaufaisant route vers Port-Saïd. J’allaistourner un film au Sahara. J’étaiscélèbre et j’avais beaucoup d’argent.J’étais le plus grand metteur en scènedu monde. Plus grand même que Serge

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Eisenstein. Les critiques de VanityFair et d’Esquire s’accordaient mêmepour dire que j’avais du génie. Touten arpentant le pont, je songeais à cemarathon de danse auquel j’avaisparticipé dans le temps, medemandant ce qu’étaient devenus tousces garçons et ces filles quand,brusquement, je reçus un coup terriblesur la tête et je me sentis tourner del’œil. Je tombais, je tombais…

Aussitôt que j’eus touché l’eau, jecommençai à me débattre comme unbeau diable, car j’avais peur desrequins. Quelque chose me frôla et jehurlai de frayeur…

Je me réveillai nageant dans une

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eau glacée. Instantanément je réalisaioù je me trouvais. « J’ai eu uncauchemar », me dis-je. La chose quim’avait frôlé était un bloc de glace decent livres. J’étais dans le petit bassindu vestiaire. Tout habillé, en tenue depiste, j’escaladai le bord du bassin engrelottant, et l’un des soigneurs metendit une serviette.

Deux autres soigneurs entrèrent,portant un concurrent évanoui. C’étaitPedro Ortega. Ils le portèrent jusqu’aubassin et le balancèrent dedans.

— C’est ce qui m’est arrivé ?demandai-je.

— Tout juste, répondit le soigneur.

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T’es tombé dans les pommes juste aumoment où tu sortais de la piste.

Pedro marmonna quelque chose enespagnol et éclaboussa de l’eaupartout en se débattant pour sortir. Lesoigneur s’esclaffa.

— Faut reconnaître que Sockssavait ce qu’il faisait quand il a faittransporter ce bassin ici, dit-il.

— Rien de tel que l’eau glacéepour les secouer. Enlève-moi cetteculotte et ces souliers ; ils sont pleinsde flotte…

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… par le shérif du comté deLos Angeles, au directeur de

la prison d’État…

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IX

HEURES ÉCOULÉES ! 752COUPLES RESTANT EN COURSE :

26Les derbys les nettoyaient les uns

après les autres. Cinquante etquelques couples avaient été éliminésen quinze jours. Gloria et moi avionsbien failli y rester une ou deux fois, ils’en était même fallu d’un cheveu,mais nous avions tout de même réussià nous accrocher. Par la suite, quandnous eûmes changé de technique, nousn’eûmes plus d’ennuis ; nous necherchions plus à gagner, la place

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importait peu, il s’agissait uniquementde ne pas finir derniers.

Par ailleurs, nous avions nousaussi un donateur : la Bière Jonathan.La Bière qui ne fait pas engraisser.C’était arrivé juste à temps. Noschaussures étaient élimées et nosvêtements en lambeaux. Mme Laydenavait arrangé l’affaire avec la BièreJonathan.

[Arrangez cela avec St Pierre, pour moi,madame Layden. Je crois que j’y vais toutdroit.]

Ils nous donnèrent, à Gloria et àmoi, trois paires de chaussures, troispantalons de flanelle grise et troissweaters portant au dos la réclame de

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leur produit.J’avais engraissé de cinq livres

depuis le début du concours et jecommençais à croire que nous avionspeut-être une chance de gagner lefameux prix de mille dollars, aprèstout. Mais Gloria était très pessimiste.

— Qu’est-ce que tu vas fairequand ça sera fini ? demanda-t-elle.

— À quoi bon se tracasser àl’avance ? dis-je. Ce n’est pas encorefini. Je ne vois pas ce que tu as à telamenter. On est bien partis, mieuxqu’on n’a jamais été… au moins onest sûrs de ne pas crever de faim.

— Je voudrais être morte, fit-elle.

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Je voudrais que Dieu me foudroie àl’instant.

Elle n’arrêtait pas de me serinercette même rengaine. Elle commençaità me porter sur les nerfs.

— Un de ces jours, Dieu va teprendre au mot, dis-je.

— Je voudrais qu’il le fasse… Siseulement j’avais le courage de lefaire à Sa place…

— Si on gagne ce truc, tu pourrasprendre tes cinq cents dollars ett’installer quelque part, dis-je. Tupourras te marier. Il y a toujours untas de types qui ne demandent qu’à semarier. Tu n’as jamais pensé à ça ?

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— J’y ai pensé plus d’une fois,répondit-elle. Mais jamais je nepourrai épouser le genre d’homme quime plairait. Ceux qui voudraient demoi seraient juste ceux qui ne meplairaient pas, un voleur ou unmaquereau, ou autre chose…

— Je ne vois pas ce qui peut terendre si morbide, dis-je. Tu vas allermieux dans quarante-huit heures. À cemoment-là, tu verras les chosesautrement.

— Ça n’a pas de rapport avec ceque tu penses ! fit-elle. Ça ne medonne pas la migraine. Non, ce n’estpas ça. Tout ce bisenesse c’est unmanège de chevaux de bois. Quand on

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va s’en aller, on en sera exactement aumême point qu’avant.

— On a mangé et dormi, dis-je.— Et après, à quoi ça t’avance,

puisque tu ne fais que retarderquelque chose qui est forcé d’arriver ?demanda-t-elle…

— Eh, la Bière Jonathan ! appelaRocky Gravo. Venez voir ici…

Il se tenait près de l’estrade, auxcôtés de Socks Donald. Jem’approchai avec Gloria.

— Dites donc, les enfants, qu’est-ce que vous diriez d’un petit extra decent dollars ? fit Rocky.

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— En faisant quoi ? demandaGloria.

— Eh ben, les gosses, fit Socks, ilm’est venu une idée épatante ;seulement, voilà, j’ai besoin d’un petitcoup de main…

— Mettez-la en musique et n’enparlons plus, fit Gloria.

— Comment ? dit Socks.— Rien… Vous disiez que vous

aviez besoin d’un petit coup de main ?— Je voudrais vous voir vous

marier tous les deux ici, mes enfants.Un mariage public.

— Nous marier ? fis-je.

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— Minute, vous affolez pas, ditSocks. Ça n’a rien de tragique. Jevous donne cinquante dollars par têtede pipe et après le marathon vouspourrez divorcer si ça vous chante.Pas nécessaire que ce soit permanent.S’agit simplement d’un trucspectaculaire. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que vous êtes cinglé, fitGloria.

— Elle ne veut pas dire ça,monsieur Donald…, fis-je.

— Et comment que je le veux !riposta Gloria. J’ai rien contre lemariage, dit-elle à Socks, mais tantqu’à faire, vous pourriez me dégotter

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un Gary Cooper ou un grosproducteur, ou bien un metteur enscène. Je ne veux pas épouser ce gars-là. J’ai déjà assez de mal à m’en tirertoute seule.

— Ça n’a pas besoin d’êtrepermanent, dit Rocky. C’estsimplement un truc spectaculaire.

— Exactement, reprit Socks.Naturellement, la cérémonie, faut quece soit régulier – faut ça pour attirerles clients – mais…

— Vous n’avez pas besoin d’unmariage pour attirer les clients,interrompit Gloria. Vous allez bientôtêtre obligé de les mettre dans les

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lustres, si ça continue. Ça leur suffitpas comme spectacle, de voir cespauvres minables se ratatiner tous lessoirs sur la piste ?

— Vous ne voyez pas mon pointde vue, dit Socks.

— Et comment que je le vois,répondit Gloria. Je vois mêmebeaucoup plus loin que vous.

— Vous voulez faire du cinéma,eh bien ! voilà une occasion. J’ai déjàgoupillé le truc avec un tas demaisons de commerce qui vousfourniront votre robe de mariée, vossouliers, et un institut de beauté pourbien vous arranger ; il y aura une

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flopée de metteurs en scène et desuperviseurs dans la salle et tousn’auront d’yeux que pour vous.Qu’est-ce que t’en dis, p’tit ? medemanda-t-il.

— J’ne sais pas trop, dis-je, nevoulant pas l’irriter.

Après tout, c’était notreorganisateur. Je savais que si on se lemettait à dos, on pouvait se considérercomme disqualifiés.

— Il dit non, fit Gloria.— C’est elle qui pense pour lui,

dit Rocky, sarcastique.— Très bien, conclut Socks en

haussant les épaules. Si vous ne savez

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pas quoi faire de cent dollars, y a làd’autres gosses qui seront biencontents de les prendre. En tout cas,me dit-il, t’y auras toujours gagné desavoir qui porte la culotte chez toi.

Rocky et lui s’esclaffèrent.— Pas moyen que tu sois un peu

aimable, hein ? dis-je à Gloria lorsquenous fûmes éloignés. Nous allons nousretrouver sur le pavé d’un moment àl’autre, maintenant.

— Autant que ça arriveaujourd’hui que demain, fit-elle.

— Jamais encore rencontréquelqu’un d’aussi lugubre que toi, dis-je. Par moments, je me dis que tu

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serais beaucoup mieux morte.— Je le sais, fit-elle.En repassant près de l’estrade, je

vis Socks et Rocky en conversationanimée avec Lee Lowell et MaryHawley, le couple 71.

— L’impression que Socks est entrain de leur vendre sa salade, ditGloria. Ce grand cheval de Hawleyest bête à manger du foin…

James et Ruby Bates nousrejoignirent et nous nous avançâmestous les quatre de front. Nous nousétions réconciliés depuis que Gloriaavait renoncé à essayer de persuaderRuby de se faire avorter.

Page 180: Horace McCoy - On achève bien les chevaux

— Socks vous a proposé le coupdu mariage ? demanda Ruby.

— Oui, dis-je. Comment le saviez-vous ?

— Il l’a proposé à tout le monde.— Nous l’avons envoyé rebondir,

dit Gloria.— Un mariage public, c’est pas

tellement désagréable, dit Ruby.— Nous nous sommes mariés

comme ça…— Vraiment ? fis-je, surpris.James et Ruby avaient l’air si

dignes et si tranquilles et tellementamoureux l’un de l’autre que je

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n’arrivais pas à m’imaginer qu’ilsavaient pu se marier au cours d’unecérémonie de ce genre.

— Nous nous sommes mariéspendant un marathon de danse dansl’Oklahoma, continua-t-elle. Ça nousa rapporté à peu près trois centsdollars de camelote en plus…

— Son vieux nous a filé un coupde flingue en guise de cadeau demariage, fit James en riant.

Soudain, une fille poussa unhurlement derrière nous. Nous nousretournâmes. C’était Liliane Bacon, lapartenaire de Pedro Ortega. Ellemarchait à reculons, cherchant à lui

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échapper. Pedro la rattrapa et luilança un violent coup de poing dans lafigure. Elle s’assit sur le plancher etse remit à crier. Pedro l’empoigna parle cou des deux mains et se mitdoucement à l’étrangler en essayant dela remettre debout. Il avait le facièstourmenté d’un fou furieux. On sentaitqu’il cherchait à la tuer.

Tout le monde se précipita sur luien même temps. Il en résulta unegrande confusion.

James et moi nous fûmes lespremiers à lui bondir dessus. Nousdétachâmes ses mains de la gorge deLiliane. Elle était assise sur leparquet, le corps rigide, les bras en

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arrière, la tête renversée, la boucheouverte – comme un patient dans lefauteuil d’un dentiste.

Pedro marmonnait quelque chose àpart lui et ne parut reconnaître aucunde nous. Quand James le poussa, ilrecula en trébuchant. Je pris Lilianesous les aisselles et l’aidai à serelever. Elle tremblait comme unedanseuse de shimmy.

Socks et Rocky s’amenèrent encourant et empoignèrent Pedro chacunpar un bras.

— T’es pas un peu sonné ? rugitSocks.

Pedro le regarda, remua les

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lèvres, mais ne dit rien. Maislorsqu’il vit Rocky, son visagechangea et prit une expression dehaine féroce. Il se dégagea subitementen tordant ses bras et fit un pas enarrière en fouillant dans sa poche.

— Attention ! cria quelqu’un.Pedro fonça, un couteau à la main.

Rocky tenta d’esquiver, mais le gestefut si rapide qu’il était perdud’avance. Le couteau lui laboura lebras gauche à cinq centimètres del’épaule. Pedro se détourna pourrecommencer, mais, sans lui en laisserle temps, Socks lui donna un coup desa matraque en cuir derrière le crâne.Le « ploc » résonna parmi le charivari

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de la radio. Cela fit exactement lemême bruit qu’un coup d’onglesonnant sur une pastèque. Pedro restafigé, avec un sourire imbécile, etSocks le frappa de nouveau avec samatraque.

Pedro laissa retomber les bras etle couteau tomba sur le parquet. Pedrovacilla une seconde, puis s’écroula.

— Emmenez-le, dit Socks enramassant le couteau.

James Bates, Mack Aston et LeeLowell soulevèrent Pedro et letransportèrent au vestiaire.

— Restez assis, mesdames etmessieurs, dit Socks au public. Je

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vous en prie.Je me tenais derrière Liliane et

l’entourais de mes bras.— Qu’est-ce qui s’est passé ?

interrogea Socks.— Il m’a accusée de le doubler,

dit-elle. Alors, il m’a frappée et acommencé à m’étrangler.

— Allons, les enfants, dit Socks.Faites comme s’il ne s’était rienpassé. Eh ! l’infirmière, conduisezcette petite au vestiaire !

Socks fit un signe à Rollo qui setenait sur l’estrade et la sirène retentit,annonçant la pause. Elle était enavance de quelques minutes.

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L’infirmière me prit Liliane des braset toutes les filles se rassemblèrentautour d’elles et les accompagnèrentau vestiaire.

En m’en allant, j’entendis Rollofaire au public une quelconquedéclaration par le truchement du haut-parleur.

Rocky avait ôté son veston et sachemise et se trouvait devant lacuvette des lavabos, se tamponnantl’épaule avec une poignée deserviettes en papier. Le sang ruisselaitle long de son bras et gouttait de sesdoigts.

— Tu ferais bien de voir le

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docteur, dit Socks. Nom de Dieu ! Oùest-il, ce docteur de malheur ? beugla-t-il.

— Voilà, fit le docteur qui sortaitdes cabinets.

— Regardez un peu ce qu’il a.Pedro était étendu à terre, tandis

que Mack Aston lui triturait le ventreà la façon d’un maître baigneur entrain de ressusciter un noyé.

— Gare là-dessous, dit Lee Lowelen s’amenant avec un plein seaud’eau. Mack se recula et Lee aspergeale visage de Pedro. Cela n’eut aucuneffet. Il restait étendu comme unesouche.

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James Bates apporta un autre seaud’eau et le doucha de nouveau. AlorsPedro commença à donner signe devie. Il remua et ouvrit les yeux.

— Le voilà qui sort du coma, ditLee Lowell.

— Je ferais bien de conduireRocky à l’hôpital dans ma voiture, fitle docteur en ôtant son veston. Lacoupure est profonde…, presquejusqu’à l’os. Faudra la faire suturer.Qui a fait cela ?

— C’est ce cochon-là, dit Socksen désignant Pedro du bout de sonpied.

— Il a dû se servir d’un rasoir, dit

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le docteur.— Tenez, fit Socks en lui tendant

le couteau. Socks tenait toujours lamatraque en cuir dans son autre main,la courroie passée autour du poignet.

— C’est pareil, dit le docteur enrendant le couteau.

Pedro se redressa et se mit à sefrotter le menton l’air hébété.

« C’est pas ta mâchoire, voulais-jelui dire : c’était derrière le crâne… »

— Partons, bon sang ! fit Rocky audocteur. Je saigne comme un cochonqu’on vient de piquer. Et toi, fils degarce, dit-il à Pedro, je vais déposerune plainte contre toi.

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Pedro le regarda d’un air féroce,sans rien dire.

— Tu ne déposeras rien du tout,dit Socks. On a déjà assez de malcomme ça à rester ouvert. Laprochaine fois, fais attention avec quitu fraies.

— Je ne frayais avec personne,répondit Rocky.

— Passe la main, fit Socks.Emmenez-le par la porte du fond, dit-il au docteur.

— Allons-y, Rocky, fit le docteur.Le pansement provisoire qui lui

entourait le bras était déjà

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complètement imbibé. Le docteur luimit son veston sur les épaules et ilss’en allèrent.

— Tu cherches à bousiller lemarathon ? fit Socks, reportant touteson attention sur Pedro. T’aurais paspu attendre que ce soit fini pourl’entreprendre ?…

— Je voulais lui couper le cou, ditposément Pedro en détachant chaquesyllabe. Il a débauché ma fiancée.

— Pour débaucher ta fiancée ici,faudrait être magicien. Il n’y a pasd’endroit où débaucher qui que cesoit.

« Moi, j’en connais un », me dis-

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je.Rollo Peters s’avança dans le

vestiaire.— Dites donc, les gars, vous

devriez être en train de roupiller, fit-il. Où est Rocky ? ajouta-t-il en lecherchant du regard.

— Le toubib l’a mené à l’hostau,lui dit Socks. Comment sont-ils, là-bas ?

— Ils se sont calmés. Je leur ai ditqu’on répétait un numéro de music-hall. Qu’est-ce qui s’est passé avecRocky ?

— Pas grand-chose, dit Socks. Il asimplement failli se faire enlever un

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bras par c’t’espèce de tête de lard àl’huile d’olive, c’est tout. Il lui tenditle couteau de Pedro. Tiens, prends çaet fous-le en l’air. Et tiens le microjusqu’à ce qu’on soit fixé au sujet deRocky.

Pedro se remit debout.— Je suis désolé que ce soit

arrivé devant le public, dit-il, je suisvraiment navré. Je suis très vif decaractère.

— Oh ! ça aurait pu se passer plusmal, dit Socks. Ça aurait pu arriver lesoir, devant une salle pleine.Comment va ta tête ?

— Ça fait mal, dit Pedro. Je suis

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vraiment désolé que tout ça soitarrivé. Je voulais gagner les milledollars…

— T’as encore une chance, fitSocks.

— Comment ? Je ne suis pasdisqualifié ? Vous ne m’en voulezpas ?

— Je ne t’en veux pas, dit Socksen laissant retomber la matraque danssa poche.

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… lequel sera chargé…

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X

HEURES ÉCOULÉES : 783COUPLES RESTANT EN COURSE :

26— Mesdames et messieurs,

annonça Rocky, avant que commencele derby, la direction m’a chargé devous dire qu’un mariage aura lieu icidans huit jours à compter de ce soir –un vrai mariage, un mariage bonafide,ici même, sur la piste, entre lespartenaires du couple n° 71, LeeLowell et Mary Hawley. Approchez,Lee et Mary, afin que le public voiequel joli petit couple vous faites…

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Lee et Mary, en tenue de piste,s’avancèrent au centre de la salle,saluant sous les applaudissements. Lasalle était de nouveau pleine àcraquer.

— … À condition, poursuivitRocky, qu’ils ne soient pas d’ici làéliminés dans le derby. Espérons quenon, en tout cas. Ce mariage public estdans la ligne de la maison qui tient àne vous offrir que des distractions dequalité…

Mme Layden me tira par le bras demon chandail.

— Qu’est-ce qui est arrivé au brasde Rocky ? chuchota-t-elle.

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On se rendait compte que Rockydevait avoir eu un accidentquelconque. Il avait le bras droitnormalement passé dans sa manche,mais son bras gauche était en écharpeet, de ce côté-là, il portait sa veste àla façon d’une cape.

— Il se l’est foulé…, dis-je.— On ne lui a fait que neuf points

de suture, dit à mi-voix Gloria.— C’est pourquoi il n’était pas là,

hier soir, dit Mme Layden. Il lui estarrivé un accident ?

— Oui, m’d’me.— Il est tombé.

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— Oui, m’d’me, je crois…« … vous présenter une de nos

ravissantes vedettes de l’écran, missMary Brian. Si vous voulez saluer,miss Brian. »

Miss Brian salua. Le publicapplaudit.

« … et un de nos plusremarquables comédiens, M. CharleyChase… »

De nouveaux applaudissementséclatèrent quand Charley Chase seleva d’une place de loge et salua.

— J’ai horreur de cesprésentations, fit Gloria.

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— Si c’était toi qu’on présentait,tu trouverais ça très bien, tu ne croispas ? dis-je.

— Bonne chance…, ditMme Layden quand nous nous enallâmes en direction de l’estrade.

— J’en ai marre de tout ça, fitGloria. J’en ai marre de voir desvedettes, et j’en ai marre de faire sansarrêt et sans arrêt la même chose…

— Il y a des moments où jeregrette de t’avoir rencontrée, dis-je.Ça m’ennuie d’avoir à dire une chosepareille, mais c’est la vérité. Avant dete connaître, je ne savais pas ce quec’était que de fréquenter des gens qui

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broient du noir.Nous nous entassâmes derrière la

ligne de départ avec les autrescouples.

— Je suis lasse de vivre, et j’aipeur de mourir(2), dit Gloria.

— Dis donc, c’est une idéeépatante pour une chanson, fit JamesBates, qui l’avait entendue. Tupourrais écrire une chanson à proposd’un vieux nègre sur les docks, quiserait las de vivre et qui aurait peurde mourir. Il pourrait charger desballes de coton et chanter une chansonsur le Mississippi. Tiens, au fait, c’estun bon titre, tu pourrais appeler ça

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Old Man River.Gloria le fusilla du regard, en

levant le nez d’un air supérieur :— Eh là, dites-moi, cria Rocky à

Mme Layden qui venait d’arriver prèsde l’estrade. Mesdames et messieurs,dit-il au micro, je tiens à vousprésenter la championne du mondedes amateurs de marathon, unespectatrice qui n’a pas manqué uneseule soirée depuis le début de cetteépreuve. Je vous présenteMme Layden, à qui la direction estheureuse d’offrir une carte d’entréegratuite pour la saison, valablen’importe quand…, valable tout letemps…

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« Un petit bravo pour Mme Layden,mesdames et messieurs, si vousvoulez saluer Mme Layden. »

Mme Layden hésita un instant,complètement démontée, ne sachantpas exactement ce qu’elle devait direou faire. Mais comme le publicapplaudissait, elle fit deux ou troispas en avant, saluant gauchement. Onse rendait compte que c’était là unedes plus grandes surprises de sa vie.

— Tous les amateurs duchampionnat de danse qui sont ici ence moment la connaissent bien,continua Rocky. Elle est arbitre dansle derby, tous les soirs – sans elle, iln’y aurait pas de derby. Que pensez-

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vous du marathon de danse, madameLayden ? demanda-t-il ens’accroupissant et en avançant lemicro à sa portée.

— Elle a horreur de ça, fit Gloriaà mi-voix. Elle ne viendrait pas envoir un pour tout l’or du monde,espèce de sale crétin !

— Ça me plaît beaucoup, réponditMme Layden. Elle avait un tel trac quec’est à peine si elle pouvait articuler.

— Quel est votre couple favori,madame Layden ?

— Mon couple favori est le n° 22,Robert Syberten et Gloria Beattie.

— Son couple favori est le n° 22,

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mesdames et messieurs, patronné parla Bière Jonathan – la Bière qui nefait pas engraisser. Vous faites desvœux pour qu’ils gagnent, alors,madame Layden ?

— Ça oui, si j’étais plus jeune, j’yserais moi-même dans le marathon.

— C’est parfait, merci infiniment,madame Layden, dit Rocky.

— Très bien, et maintenant, j’ai leplaisir de vous offrir une carted’entrée pour la saison, madameLayden – un cadeau de la direction.Vous pouvez entrer quand vousvoudrez, sans payer.

Mme Layden prit la carte. Elle était

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à ce point écrasée de reconnaissanceet d’émotion qu’elle souriait, pleuraitet hochait la tête, tout en même temps.

— Encore un grand jour de sa vie,dit Gloria d’un ton sarcastique.

— La ferme ! dis-je.— Parfait ! Les arbitres sont

prêts ? demanda Rocky en se relevant.— Tous prêts, répondit Rollo,

conduisant Mme Layden jusqu’à saplace dans la rangée des fauteuilsréservés aux arbitres.

— Mesdames et messieurs,annonça Rocky, la plupart d’entrevous sont déjà au courant des détailset du règlement du derby, mais pour

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ceux qui assistent ce soir à leurpremier concours de ce genre, je vaisdonner quelques explications qui lesaideront à comprendre ce qui sepasse. Les jeunes gens font une courseautour de la piste pendant un quartd’heure, les garçons utilisant lamarche talon-pointe de pied, les fillescourant ou trottinant à volonté. Si,pour une raison quelconque, l’und’eux va au quartier – le quartier estl’espace réservé du centre de la piste,où sont les couchettes – si, pour uneraison quelconque, l’un d’eux doitaller au centre, le partenaire devrafaire deux tours pour en marquer un.C’est bien compris ?

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— Assez de salades, démarrez !hurla quelqu’un dans l’assistance.

— Les infirmières et les soigneurssont là ? Le docteur se tient prêt ?Parfait ! Il se baissa et tendit à Rollole pistolet du starter. Voulez-vousavoir l’obligeance de donner le départà ces jeunes gens, miss Delmas ?demanda Rocky au micro. Mesdameset messieurs, miss Delmas est uneromancière célèbre à Hollywood.

Rollo prit le pistolet et le porta àmiss Delmas.

— Attention, cramponnez-vous,mesdames et messieurs, cria Rocky.Attention, l’orchestre…, préparez-

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vous à envoyer ! Quand vous voudrez,miss Delmas ?

Elle tira un coup de pistolet, etnous démarrâmes.

Gloria et moi, nous laissâmes les

chevaux de course mener le train.Nous ne faisions aucun effort pourpasser devant. Notre méthodeconsistait à adopter une cadencerégulière et à nous y tenir. Il n’y avaitpas de primes en argent, ce soir.Même s’il y en avait eu, cela n’auraitrien changé pour nous…

Les spectateurs, avides desensations fortes, applaudissaient et

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tapaient des pieds, mais, ce soir-là,ils en furent pour leurs frais. À partqu’une fille, Ruby Bates, dut aller auquartier, et pour deux tours seulement.Et, pour la première fois depuis dessemaines, personne ne s’effondra à lafin de la course.

Mais il était arrivé quelque chosequi me faisait peur. Gloria avait tirésur ma ceinture plus longtemps et plusfort qu’elle ne l’avait encore jamaisfait. Pendant les cinq dernièresminutes du derby, il semblait qu’ellen’eût plus la moindre énergie en elle.Je l’avais pour ainsi dire traînéeautour de la piste. J’avaisl’impression que nous avions bien

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failli être éliminés nous aussi.[Il s’en était fallu d’un rien. Plus tard, ce

soir-là, Mme Layden m’apprit qu’elle avaitparlé à l’homme qui nous avait contrôlés.Nous n’avions fait que deux tours de plusque les perdants. Cela me glaça. À partir dece moment, je me résolus à abandonner maméthode et à mettre de l’avance.]

Les perdants étaient Basil Gérardet Geneva Tomkin, le couple n° 16. Ilsse trouvaient automatiquementdisqualifiés. Je savais que Genevaétait contente que cela fût fini.Maintenant, elle allait pouvoirépouser le capitaine de ce bateau quifaisait la pêche au vif et qu’elle avaitconnu durant la première semaine du

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concours. Geneva revint sur la piste pendant

que nous étions en train de manger.Elle portait une robe de ville et tenaitune petite valise à la main.

— Mesdames et messieurs, ditRocky au micro, voici la courageuseet charmante petite concurrente qui aété éliminée ce soir. N’est-ce pasqu’elle est mignonne ? Un petit bravo,mesdames et messieurs.

Le public applaudit et Genevasalua de côté et d’autre en se dirigeantvers l’estrade.

— Voilà un bel exemple d’esprit

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sportif, mesdames et messieurs ; avecson partenaire, elle vient de perdre underby âprement disputé, mais elle a lesourire quand même. Je vais vousrévéler un petit secret, mesdames etmessieurs. Il approcha son visage toutprès du micro et, dans unchuchotement qui résonna dans toutela salle, il dit : Elle est amoureuse,elle va se marier. Parfaitement,mesdames et messieurs, ce bon vieuxmarathon de danse est le dernierrefuge des amoureux romanesques, carGeneva épouse un homme qu’elle arencontré ici même, dans cetétablissement. Est-ce qu’il est dans lasalle, Geneva ? Il est là ?

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Geneva fit un signe de têteaffirmatif.

— Où est-il, le veinard ? demandaRocky. Où est-ce qu’il se cache ?Levez-vous, capitaine, et venezsaluer.

Toute l’assistance se démanchaitle cou, cherchant de tous côtés.

— Le voilà, hurla Rocky endésignant l’autre bout de la salle.

Un homme venait d’escalader labalustrade devant une loge ets’avançait sur la piste à la rencontrede Geneva. Il avait ce déhanchementparticulier qu’ont les gens de mer.

— Dites quelques mots, capitaine,

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fit Rocky en basculant le support dumicro.

— Je suis tombé amoureux deGeneva la première fois que je l’aivue, déclara le capitaine au public, et,quelques jours plus tard, je lui aidemandé de plaquer le marathon et dem’épouser. Mais elle m’a répondunon, qu’elle ne voulait pas laisser sonpartenaire en plan ; alors la seulechose qui me restait à faire, c’étaitd’attendre. Maintenant, je suis contentqu’elle soit disqualifiée et je voudraisdéjà être en pleine lune de miel…

Le public hurlait de joie. Rockyremit le micro d’aplomb.

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— Allons, une pluie d’argent pourla jeune mariée, mesdames etmessieurs.

Le marin attrapa le support dumicro et, d’une secousse, amena lemicro devant sa bouche :

— Ne vous donnez pas la peine,les gars, fit-il, pas besoin decotisation. Je crois être capable depourvoir largement à ses besoins.

— Popeye en personne, fit Gloria.Il n’y eut pas de pluie d’argent.

Pas une seule pièce ne sonna sur leplancher.

— Voyez comme il est modeste, fitRocky. Mais je ne pense pas

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commettre d’indiscrétion en vousdisant qu’il est le capitaine duPacifique-Queen, un vieux quatre-mâts qui sert maintenant de chalandpour la pêche au vif, mouillé à troismilles au large de la jetée. Il y a destaxis aquatiques toutes les heurespendant la journée, et s’il y en a parmivous, mesdames et messieurs, quiaiment la pêche en haute mer, je vousconseille de sortir avec le capitaine.

— Embrasse-la, eh, balluche !hurla quelqu’un dans l’assistance.

Le capitaine embrassa Geneva,puis l’entraîna hors de la piste auxbraillements et applaudissements dela salle.

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— C’est le second mariage que lemarathon ait organisé, annonça Rocky.N’oubliez pas la grande cérémoniepublique qui aura lieu ici la semaineprochaine, quand le couple n° 71, LeeLowell et Mary Hawley, se marierasous vos yeux. Envoyez, dit-il àl’orchestre.

Basil Gérard sortit du vestiaire encomplet de ville et vint à la tableprendre son dernier repas au comptede la maison.

Rocky s’assit sur l’estrade,balançant ses jambes dans le vide.

— Attention à mon café, fit Gloria.

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— Bon, bon, dit Rocky, déplaçantlégèrement la tasse. Comment voustrouvez la nourriture ?

— Ça va…, répondis-je.Deux femmes d’un certain âge

s’avançaient vers nous. Je les avaisvues à plusieurs reprises, assises auxplaces de loges.

— Vous êtes le directeur ?demanda l’une d’elles à Rocky.

— Pas exactement, réponditRocky, je suis le sous-directeur.Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?

— Je m’appelle Mme Highby,déclara la femme. Madame que voiciest Mme Witcher. Pourrions-nous vous

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dire deux mots en particulier ?— On est tout aussi bien ici

qu’ailleurs pour me parler enparticulier, fit Rocky. Qu’est-ce quevous voulez, au juste ?

— Nous sommes présidente etvice-présidente…

— Qu’est-ce qui se passe ?demanda Socks Donald qui s’amenaitderrière moi.

— Voici le directeur, dit Rocky,l’air grandement soulagé.

Les deux femmes regardèrentSocks.

— Madame est Mme Witcher et

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moi Mme Highby. Nous sommesprésidente et vice-présidente de laLigue des mères pour le relèvementde la moralité publique…

— Oh ! oh ! fit Gloria à mi-voix.— Et alors ?… fit Socks.— Nous avons une résolution à

vous communiquer, dit Mme Highby,lui remettant un papier dans la main.

— Qu’est-ce que ça signifie ?demanda Socks.

— Simplement ceci, réponditMme Highby. Notre ligue pour lerelèvement de la moralité publique acondamné votre concours…

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— Permettez un instant, dit Socks.Allons parler de ça dans monbureau…

Mme Highby regarda Mme Witcher,qui approuva du chef :

— Très bien, fit-elle.— Venez avec nous, les enfants,

toi aussi Rocky, dit Socks. Eh,mademoiselle ! cria-t-il à l’infirmière,débarrassez ces tasses et ces assiettes.Il sourit aux deux femmes. Vousvoyez, dit-il, nous ne permettons pas àces gosses de faire le moindre gestequi nécessite une dépense d’énergie.Par ici, mesdames.

Il prit la tête du groupe et nous

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conduisit le long de l’estrade jusqu’àson bureau qui était situé dans un coindu bâtiment. Tout en marchant, Gloriafit semblant de trébucher et s’écroulade tout son poids sur Mme Highby, etlui agrippa la tête à deux mains.

— Oh ! excusez-moi, je suisdésolée, fit Gloria en regardant parterre pour voir ce qui l’avait faittrébucher.

Mme Highby ne desserra pas lesdents ; elle foudroya Gloria du regardet se mit à redresser son chapeau.Gloria me donna un coup de coude,clignant de l’œil derrière le dos deMme Highby.

Page 225: Horace McCoy - On achève bien les chevaux

— Dites donc, les enfants,chuchota Socks au moment où nousentrions dans le bureau, n’oubliez pasque vous êtes témoins.

Le bureau avait autrefois servi devestibule et était minuscule. Jeremarquai qu’il n’avait pas beaucoupchangé depuis que Gloria et moiétions venus là nous faire inscriredans le marathon. Il y avaitsimplement deux photos de femmesnues en plus, que Socks avaitépinglées au mur, Mme Highby etMme Witcher les repérèrentinstantanément et échangèrent un coupd’œil entendu.

— Asseyez-vous, mesdames, dit

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Socks. Qu’y a-t-il pour votre service ?— La Ligue des mères pour le

relèvement de la moralité publique acondamné votre concours, ditMme Highby. Nous avons décidé quec’était une chose vile et dégradante,qui ne pouvait qu’avoir une influencepernicieuse sur la communauté. Nousavons décidé de fermer votreétablissement.

— Fermer ? dit Socks en fronçantles sourcils.

— Sur-le-champ. Si vous refusez,nous nous adresserons au Conseilmunicipal. Ce concours est vil etdégradant.

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— Vous n’y êtes pas du tout,mesdames, dit Socks. Ce concours n’arien de dégradant. Au contraire, cesjeunes gens en sont tous enchantés. Ilsont tous engraissé depuis que ça acommencé.

— Vous avez dans ce concoursune jeune fille qui est sur le pointd’être mère, déclara Mme Highby, unenommée Ruby Bates. C’est un crimede faire marcher et courir cette filletoute la journée quand son bébé vabientôt naître. De plus, c’est unspectacle choquant que de la voirs’exhiber publiquement dans cettetenue inconvenante. Elle aurait puavoir au moins la décence de porter

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un manteau.— Eh bien, mesdames, dit Socks,

je vous avoue n’avoir jamaisconsidéré la chose sous cet angle. J’aitoujours pensé que Ruby savait cequ’elle faisait – et je n’ai jamais faitattention à sa silhouette. Mais jecomprends votre point de vue. Vousvoulez que je l’enlève de ceconcours ?

— Absolument, fit Mme Highby.Mme Witcher fit un signed’assentiment.

— Très bien, mesdames, ditSocks. Tout ce que vous voudrez. Jen’ai pas la tête dure. Je paierai même

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sa note d’hôpital… Merci de m’enavoir parlé. Je vais m’en occuper toutde suite.

— Ce n’est pas tout, repritMme Highby.

— Vous avez l’intention decélébrer un mariage public, ici, lasemaine prochaine, ou était-ceuniquement un gag publicitaire pourattirer les crétins ?

— Jamais de ma vie, je n’ai fait untruc à la flan, dit Socks. Le mariagesera un mariage régulier. Je n’aijamais refait les clients et je n’ai pasl’intention de commencer. Vouspouvez demander à tous ceux avec qui

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je fais des affaires, quel genre de typeje suis.

— Nous connaissons votreréputation, dit Mme Highby. Maismême en tenant compte de cela, j’aipeine à croire que vous avezl’intention d’encourager un pareilsacrilège.

— Ces gosses qui vont se mariers’aiment énormément, dit Rocky.

— Nous ne tolérerons pas cettebouffonnerie, déclara Mme Highby.Nous exigeons que vous arrêtiezimmédiatement cette épreuve !

— Que vont devenir tous cesjeunes gens, s’il ferme ? interrogea

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Gloria. Ils vont se retrouver sur lepavé.

— N’essayez pas de justifier cegenre de choses, ma fille, ditMme Highby. C’est de la dépravation,purement et simplement. Ce concoursest le rendez-vous de la pègre. Un devos engagés n’était autre qu’unassassin évadé – cet Italien deChicago.

— Mais, enfin, mesdames, vous neme rendez tout de même pasresponsable de ça ? fit Socks.

— C’est ce qui vous trompe. Noussommes ici parce que nous voulonsque notre ville reste propre et qu’il

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est de notre devoir de la préserverd’influences aussi néfastes…

— Vous permettez que monassistant et moi nous sortions uninstant pour discuter de la chose ?demanda Socks. Nous pourrons peut-être voir ce qu’il y a à faire…

— Très bien, dit Mme Highby.Socks fit signe à Rocky et ils

sortirent.— Vous avez des enfants à vous,

mesdames ? demanda Gloria, quand laporte se fut refermée.

— Nous avons chacune des fillesadultes, répondit Mme Highby.

Page 233: Horace McCoy - On achève bien les chevaux

— Savez-vous où elles sont, cesoir, et ce qu’elles font ?

Elles ne répondirent ni l’une nil’autre.

— Je peux peut-être vous endonner une vague idée, fit Gloria.Tandis que les nobles âmes que vousêtes sont ici en train d’accomplir leurdevoir auprès de gens qu’elles neconnaissent pas, vos filles sontprobablement en train de se saoulerchez un type quelconque.

Mme Highby et Mme Witchersursautèrent ensemble.

— C’est en général ce qui sepasse avec les filles des gens qui

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veulent réformer les autres, poursuivitGloria. Tôt ou tard elles y passenttoutes et elles ne sont pas assezdessalées pour éviter de se fairecoller un gosse. Vous les chassez dechez vous avec vos maudits sermonssur la vertu et la pureté, et vous êtestrop occupées à fouiner dans lesaffaires des autres pour leurapprendre les choses qu’ellesdevraient connaître.

— Par exemple !… s’exclamaMme Highby, dont le visages’empourprait.

— Ça, ça alors ! fit Mme Witcher.— Gloria, dis-je.

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— Il est grand temps quequelqu’un vous dise vos quatrevérités, à vous et à vos pareilles,reprit Gloria, se déplaçant ets’adossant à la porte, comme pour lesempêcher de sortir, et je suis toutindiquée pour le faire. Vous êtes legenre de salopes qui se faufilent dansleur boudoir pour lire des livrescochons et se raconter des histoiresdégueulasses et qui n’ont de cessequ’elles aient gâché le plaisir desautres.

— Ôtez-vous de cette porte, mafille, et laissez-nous sortir d’ici !vociféra Mme Highby. Je refuse devous écouter. Je suis une femme

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respectable. J’enseigne le catéchisme.— Je ne bouge pas d’un pouce

avant d’avoir fini, dit Gloria.— Gloria !— Toutes vos ligues de vertu, de

morale et tous vos foutus clubsféminins, continua-t-elle, m’ignorantcomplètement, pleins de vieillesfouineuses et de punaises de sacristiequi n’ont pas rigolé depuis vingt anset qui piquent une jaunisse quand ellesvoient que les autres se paient un peude bon temps… Pourquoi les vieillespeaux comme vous ne s’arrangent-elles pas pour se soulager une fois detemps en temps. C’est ça qui vous

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tracasse et vous rend comme ça…Mme Highby s’avança sur elle, le

bras levé comme pour la frapper.— Allez-y, frappez-moi, dit

Gloria, sans faire un mouvement.Frappez-moi ! Touchez-moi seulementet je vous démolis votre sale gueule !

— Espèce d’ignoble catin ! ditMme Highby, enflammée par la fureur.

La porte s’ouvrit, bousculantGloria. Socks et Rocky entrèrent.

— Cette…, cette…, ditMme Highby montrant Gloria d’undoigt frémissant.

— Cessez donc de bégayer, fit

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Gloria, dites-le. Vous savez très bienle dire, ce mot. CATIN. C.A.T.

— Du silence, fit Socks.Mesdames, mon assistant et moi avonsdécidé de considérer tout ce que vousvoudrez bien nous suggérer…

— Nous suggérons que vousfermiez immédiatement cetétablissement, dit Mme Highby. Sanscela nous irons trouver le Conseilmunicipal demain matin.

Elle se dirigea vers la porte,suivie de Mme Witcher.

— Ma fille, dit Mme Highby àGloria, vous devriez être dans unemaison de correction !

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— J’y ai été une fois, dit Gloria.La bonne femme qui dirigeait ça étaitexactement votre genre. Elle étaitlesbienne…

Mme Highby, étouffant un dernierhoquet, s’en alla, suivie deMme Witcher.

Gloria claqua la porte derrièreelles, puis elle s’assit dans un fauteuilet se mit à sangloter. Elle se couvrit levisage de ses mains et essaya derefouler ses larmes, mais en vain. Ellese pencha lentement en avant, pliée endeux, secouée de soubresautsconvulsifs, comme si elle avaitentièrement perdu le contrôle du hautde son corps. Durant un long moment

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il n’y eut dans la pièce pas d’autre sonque ses sanglots et le va-et-vient del’Océan qu’on entendait par la fenêtreentrouverte.

Puis, Socks s’avança et posa avecdouceur sa main sur la tête de Gloria.

— Allons, mon petit, pas de ça,allons, fit-il.

— Garde tout ça pour toi, me ditRocky. Ne dis rien aux autres.

— Pas de danger, dis-je. Est-ceque ça signifie qu’on va être obligésde fermer ?

— Je ne crois pas, répondit Socks.Ça signifie simplement qu’il faudravoir à graisser la patte à quelqu’un. Je

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parlerai à mon avoué demain matin.Entre-temps, Rocky, préviens Ruby.Faut qu’elle s’en aille. Il y a un tas defemmes qui ont rouspété à caused’elle. Il regarda du côté de la porte.Quelle idée j’ai eue de me mêler decette combine ! fit-il.

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… de vous mettre à mort…

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XI

HEURES ÉCOULÉES : 855COUPLES RESTANT EN COURSE :

21

AUTOUR DU MARATHON LECONFLIT FAIT RAGE

LA LIGUE DES MÈRES MENACE

D’ORGANISER UN MEETINGMONSTRE SI LE CONSEIL

MUNICIPAL N’ARRÊTE PAS LEMARATHON

Après deux jours de discussions« La Ligue des mères pour le

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relèvement de la moralité publique acontinué aujourd’hui la lutte contre lemarathon de danse, menaçant d’enappeler aux citoyens eux-mêmes si leConseil municipal n’arrêtait pasl’épreuve. Le marathon est en coursdepuis trente-six jours consécutifsdans une de nos stations balnéaires.

« Mme J. Franklin Highby etMme William Wallace Witcher,présidente et vice-présidente de laLigue des mères, se présentèrent denouveau cet après-midi devant leConseil et protestèrent contre lacontinuation du marathon. Elles furentavisées par le Conseil que l’avocat dela ville se livrait à une étude

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approfondie des textes de loi afin dedéterminer les mesures à prendre.

— Il nous est impossible deprendre aucune mesure avant que nousne sachions ce que dit la loi, a déclaréMichael Bailey, président du Conseilmunicipal. Jusqu’ici, nous n’avonspas réussi à trouver d’article quipuisse spécifiquement s’appliquer àl’affaire qui nous occupe, maisl’avocat de la ville est en traind’examiner tous les statuts.

— Le Conseil municipalhésiterait-il si un fléau menaçait notreville ? a riposté Mme Highby.Naturellement pas. S’il n’existe pasde texte de loi susceptible d’être

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appliqué à cet état de choses, eh bien !que l’on adopte un décret spécial. Lemarathon de danse est un fléau – c’estvil et dégradant – et dans la mêmesalle il y a un bar qui est le rendez-vous de la pègre et un véritablerepaire de gangsters et de criminelsnotoires. On n’osera tout de même pasprétendre que c’est là une ambiancerecommandable pour des enfants… »

Je rendis le journal à Mme Layden.— L’avocat de M. Donald lui a dit

que la ville ne pouvait rien faire, dis-je.

— Cela n’y fera pas grand-chose,dit Mme Layden. Ces femmes se sont

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mis en tête de fermer l’établissement,et elles le feront, avec ou sans loi.

— Je ne vois pas quel mal il y adans le marathon, dis-je. Mais ils ontraison en ce qui concerne le bar. J’aivu un tas de types à l’allure louche auPalmarium… Combien de tempscroyez-vous qu’il leur faudra pournous fermer ?

— Je ne sais pas, répondit-elle.Mais elles le fermeront. Qu’est-ce quevous ferez à ce moment-là ?

— La première chose que je ferai,ce sera de rester au soleil le pluslongtemps possible, dis-je. Autrefoisj’adorais la pluie et je détestais le

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soleil, mais maintenant c’est tout lecontraire. On n’a pas beaucoup desoleil ici…

— Mais après, qu’est-ce que vousallez faire ?

— Je n’ai pas encore fait deprojets, dis-je.

— Je comprends…, dit-elle. Oùest Gloria ?

— En train de passer sa tenue depiste. Elle va être là tout de suite.

— Elle commence à faiblir, vousne trouvez pas ? Le docteur a dit qu’ildevait lui ausculter le cœur plusieursfois par jour…

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— Ça ne veut rien dire, dis-je. Illes ausculte toutes. Gloria va trèsbien…

Gloria n’allait pas très bien, je lesavais parfaitement. Nous avions degros ennuis avec les derbys. Jamais jen’arriverai à comprendre commentnous nous en étions tirés les deuxsoirs précédents. Gloria ne sortait duquartier que pour y retourner, aumoins douze fois en deux courses.Néanmoins, je me gardai de conclureà la légère sous prétexte que ledocteur examinait le cœur six ou septfois par jour. Je savais que jamais ilne découvrirait son mal avec unstéthoscope…

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— Penchez-vous par ici, Robert,dit Mme Layden.

C’était la première fois qu’ellem’appelait par mon prénom et j’étaisun peu gêné. Je me penchai par-dessusle garde-fou, tout en gigotant, de façonque personne ne pût prétendre que jeviolais le règlement de l’épreuve enrestant immobile. La salle étaitbondée, bourrée à craquer.

— Vous savez que je suis votreamie, n’est-ce pas ? dit Mme Layden.

— Oui, m’dame, je sais ça…— Vous savez que c’est moi qui

vous ai trouvé un donateur, n’est-cepas ?

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— Oui, m’dame, je sais.— Vous avez confiance en moi,

non ?— Oui, m’dame, j’ai confiance en

vous.— Robert… Gloria n’est pas le

genre de fille qu’il vous faut.Je ne répondis rien, me demandant

ce qui allait suivre. Je n’avais jamaispu comprendre pourquoi MadameLayden me marquait un tel intérêt, àmoins que… Mais ce ne pouvait pasêtre ça. Elle était assez âgée pour êtrema grand-mère.

— Elle ne vaudra jamais rien,continua Mme Layden. C’est un être

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mauvais et nuisible, et elle va gâchervotre existence. Vous ne tenez pas àavoir votre existence gâchée, n’est-cepas ?

— Elle ne gâchera pas monexistence, dis-je.

— Promettez-moi que vous ne lareverrez plus jamais, quand ce serafini ici.

— Oh ! je n’ai pas l’intention deme marier avec elle, ni rien de cegenre, dis-je. Je ne suis pas amoureuxd’elle. C’est une fille pas mal. Il y asimplement des moments où elle estdéprimée…

— Elle n’est pas déprimée. Elle

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est aigrie. Elle hait tout le monde. Elleest cruelle et dangereuse…

— Je ne savais pas que vous aviezcette opinion d’elle, madameLayden…

— Je suis une vieille femme, dit-elle. Je suis une très, très vieillefemme, je sais ce que je dis. Quandtout cela sera terminé… Robert, dit-elle subitement, je ne suis pas aussipauvre que vous le croyez, j’ai l’airpauvre, mais je ne suis pas pauvre dutout, je suis riche. Je suis très riche. Jesuis très excentrique. Quand voussortirez d’ici…

— Hello… fit Gloria, surgissant

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de nulle part.— Hello ! répondit Mme Layden.— Que se passe-t-il ? demanda

vivement Gloria. Je vous dérange ?— Tu ne nous déranges pas du

tout, lui dis-je.Mme Layden ouvrit le journal et se

mit à lire.Gloria et moi nous dirigeâmes

vers l’estrade.— Qu’est-ce qu’elle disait de

moi ? demanda Gloria.— Rien, répondis-je. On parlait

simplement de la fermeture dumarathon…

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— Vous parliez d’autre chose, jesuis tranquille. Pourquoi l’a-t-ellebouclée comme une huître quand jesuis arrivée ?

— Tu t’imagines des choses…,dis-je.

— Mesdames et messieurs, ditRocky au micro, ou peut-être, aprèsavoir lu les journaux, devrais-je plutôtdire : « Crétins, mes frères. »

Un gros rire parcourut la salle, lafoule savait ce qu’il voulait dire.

— Vous pouvez constater que lechampionnat du monde de marathonde danse se porte toujours bien, dit-il,et il continuera jusqu’à ce qu’il ne

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reste plus qu’un seul concurrent – legagnant ! Je veux vous remercierd’être venus ce soir et je tiens à vousrappeler que demain soir nous avonspour vous quelque chose desensationnel que vous n’avez pas ledroit de manquer : notre grandmariage public, entre les deuxpartenaires du couple n° 71 : LeeLowell et Mary Hawley – qui semarieront ici même devant vos yeux.Ce mariage sera célébré par les soinsd’un pasteur bien connu de notre ville.Si vous n’avez pas encore réservé vosplaces, il serait bon de le faire tout desuite.

« Et maintenant, avant que

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commence le derby, permettez-moi devous présenter une de nos célébrités.

Il jeta un regard sur un bout depapier.

— Mesdames et messieurs, nousavons l’honneur d’avoir ce soir parminotre distinguée clientèle un grandartiste de l’écran, William Boyd, cebourreau des cœurs. Voulez-voussaluer, monsieur Boyd.

Bill Boyd se leva et salua, auxapplaudissements de l’assistance.

— Ensuite, une autre vedette del’écran et de la scène, Ken Murray.M. Murray a amené avec lui un grouped’éminentes personnalités. Peut-être

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acceptera-t-il de venir sur l’estradenous les présenter lui-même ?

Le public applaudit à tout rompre.Murray hésitait, mais finalement ilenjamba la balustrade et monta surl’estrade.

— Eh bien, voilà, mesdames etmessieurs, fit-il en s’emparant dumicro. Tout d’abord, une jeune star,miss Anita Louise.

Miss Louise se leva.— Et maintenant, miss Jenne

Clyde.Miss Clyde se leva.— Miss Sue Carol.

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Miss Carol se leva.— Tom Brown.Tom Brown se leva.— Thornton Freeland.Thornton Freeland se leva.— Et c’est tout, mesdames et

messieurs.Murray serra la main de Rocky et

alla retrouver ses amis.— Mesdames et messieurs,

commença Rocky.— Il y a là-bas un grand metteur

en scène qu’il n’a pas présenté, dis-jeà Gloria. C’est Frank Borzage. Allons

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lui parler.— Pour quoi faire ? dit Gloria.— C’est un metteur en scène, je te

dis. Il pourrait t’aider à trouver unrôle au cinéma…

— Je me fous du cinéma, ditGloria. Je voudrais être morte.

— J’y vais, dis-je.Je m’avançai nonchalamment le

long de la piste devant les loges, maisj’avais un trac terrible.

À deux ou trois reprises, lecourage faillit me manquer et je fussur le point de faire demi-tour.

« Ça vaut le coup, me disais-je.

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C’est un des meilleurs metteurs enscène du monde. Un jour je serai aussicélèbre que lui et à ce moment-là, jelui rappellerai cette soirée… »

— Bonsoir, monsieur Borzage,dis-je.

— Bonsoir, fiston, dit-il. Tu vasgagner, ce soir ?

— Je l’espère… J’ai vu La seulevraie gloire, j’ai trouvé ça épatant,dis-je.

— Je suis content que ça t’ait plu.— C’est ça que je veux devenir un

jour, dis-je. Metteur en scène commevous…

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— J’espère que tu le deviendras,dit-il.

— Eh bien, fis-je, au revoir. Jeretournai à l’estrade.

— C’était Frank Borzage, dis-je àKid Kamm.

— Ouais ?…— C’est un grand metteur en

scène, expliquai-je.— Ah ! fit le Kid.— Allons-y…, fit Rocky. Les

arbitres sont prêts. Est-ce qu’ils ontleurs cartes de contrôle, Rollo ?Allons-y, les enfants…

Nous nous avançâmes jusqu’à la

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ligne de départ.— S’agit pas de prendre des

risques, ce soir, murmurai-je à Gloria.C’est pas le moment de flemmarder.

— À vos marques, les enfants,allons, dit Rocky. Tenez-vous prêts,les infirmières et les soigneurs.Tenez-vous bien, mesdames etmessieurs. Préparez-vous à envoyer,l’orchestre…

Il tira le coup de pistolet lui-même.

Gloria et moi bondîmes en avant,nous frayant un passage jusqu’à laseconde place, juste derrière KidKamm et Jackie Miller. Ils étaient en

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tête, position que tenaient d’ordinaireJames et Ruby Bates. En prenant lepremier tournant, je songeai à Jameset à Ruby, me demandant où ilsétaient. Ça n’avait plus l’air d’underby sans eux…

À la fin du premier tour, MackAston et Bess Cartwright piquèrent unsprint et nous enlevèrent la secondeplace. Je commençai à faire du talon-pointe du pied plus vite que je n’avaisencore jamais fait. Je savais qu’il lefallait. Tous les demi-portions avaientété éliminés. Tous ces couples quirestaient en piste étaient des cracks.

Je restai en troisième positiondurant six ou sept tours, mais le public

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commença à faire du raffut et à nouscrier de regagner notre place perdue.J’avais peur de tenter le coup, car onne peut doubler une équipe rapidequ’au virage et cela demande un effortterrible. Jusque-là, Gloria s’était trèsbien défendue, mais je ne tenais pas àla pousser trop. Je n’étais pas inquiettant que je la sentais capable de sepropulser par ses propres moyens…

Au bout de huit minutes, jecommençai à avoir chaud. Je medépouillai de mon maillot etl’expédiai à un soigneur. Gloria en fitautant. La plupart des filles étaientmaintenant sans maillot et la sallehurlait.

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« Maintenant, on est bien partis, siquelqu’un ne nous attaque pas », medis-je.

À ce moment précis nous fûmesattaqués. Pedro Ortega et LilianBacon s’amenèrent à toute vitesse ànos côtés, s’efforçant de passer à lacorde au virage. C’était à peu près leseul moyen de dépasser un couple,mais ce n’était pas si facile que ça enavait l’air. Il fallait gagner au moinsdeux pas dans la ligne droite et alorsvirer d’une secousse en tournant.C’était ce que Pedro avait derrière latête. Ils nous accrochèrent au tournant,mais Gloria réussit à garder sonéquilibre ; je la tirai en avant et nous

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conservâmes nos places.J’entendis la foule haleter et je

savais que cela signifiait quequelqu’un titubait. Un moment après,j’entendis le choc d’un corps sur leplancher. Je ne me détournai pas. Jecontinuai à marteler la piste. Ce genrede choses avait cessé de m’émouvoir.Quand je fus sur la ligne droite et queje pus regarder, je vis que c’étaitMary Hawley, la partenaire de LeeLowell, qui venait d’aller au quartier.Infirmières et soigneurs s’affairaientautour d’elle et le docteur se servaitde son stéthoscope.

— Laissez le solo pousser à lacorde, les enfants…, brailla Rollo.

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Je m’écartai et Lee me doubla.Désormais, il lui faudrait faire deuxtours contre nous un. Il eut un brefregard en passant du côté du quartier ;l’angoisse lui crispait le visage. Jesavais qu’il ne souffrait pas, maisqu’il se demandait simplement quandsa partenaire sortirait… ; à sonquatrième tour en solo, elle se leva etrevint s’accoupler.

Je fis signe à l’infirmière dem’envoyer une serviette humide et, autour suivant, elle me la plaqua autourdu cou. J’en fourrai l’extrémité entremes dents.

— Encore quatre minutes ! hurlaRocky.

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Ce derby était l’un des plus serrésque nous eussions jamais faits. Le Kidet Jackie menaient un train effarant. Jesavais que Gloria et moi nous nerisquions rien si nous pouvionsconserver notre allure, mais on ne saitjamais quand le partenaire vaflancher. À partir d’une certainelimite, on continue à se mouvoirautomatiquement, sans même serendre compte que l’on bouge. À unmoment donné, on se trouve avancer àtoute allure et à la minute d’après oncommence à s’effondrer. C’était celaque je craignais avec Gloria…,qu’elle ne s’écroulât brusquement.Elle commençait à se laisser un peu

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traîner…« Avance, avance ! » lui hurlai-je

en pensée, ralentissant d’un cheveudans l’espoir d’alléger un peu safatigue. De toute évidence, Pedro etLilian n’attendaient que ce moment.Ils nous dépassèrent en trombe etprirent la troisième place.Immédiatement derrière nous,j’entendis un pilonnementimpressionnant et je me rendis compteque tout le peloton était sur les talonsde Gloria. Je n’avais plus la moindremarge, désormais.

Je levai haut la hanche. C’était lesignal pour Gloria d’avoir à faireporter son poids de l’autre côté. Elle

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obéit, tirant maintenant de la maindroite sur ma ceinture.

« Dieu soit loué ! » me dis-je.C’était bon signe. Ça prouvait qu’elleavait encore toute sa tête…

— Plus qu’une minute…, annonçaRocky.

À partir de cet instant, je mis toutela vapeur. Kid Kamm et Jackieavaient quelque peu ralenti l’allure,forçant ainsi les tandems Mack etBess et Pedro-Lilian à ralentir. Gloriaet moi étions placés entre eux et lesautres. C’était une mauvaise position.Je priai mentalement que personnederrière nous n’eût la force de tenter

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un démarrage, car je me rendaiscompte que le moindre accrochagecouperait les jambes à Gloria et laflanquerait par terre. Et si quelqu’unramassait une pelle maintenant…

J’utilisai jusqu’à ma dernièreparcelle d’énergie pour me maintenirun pas, un simple pas en avant, pourécarter cette menace que je sentaisdans mon dos… quand retentit le coupde pistolet de la fin de course ; je meretournai pour rattraper Gloria, maiselle ne s’évanouit pas. Elle chancelaet je la reçus dans mes bras, luisantede sueur, cherchant désespérément àretrouver son souffle.

— Voulez-vous une infirmière ?…

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hurla Rocky, de l’estrade.— Ça va, dis-je. Y a qu’à la

laisser se reposer une minute…On dut soutenir la plupart des

filles pour les mener au vestiaire,mais les garçons se massèrent autourde l’estrade pour voir qui avait étédisqualifié. Les arbitres avaient remisleurs feuilles de pointage à Rocky et àRollo, qui les vérifiaient.

— Mesdames et messieurs,annonça Rocky une minute ou deuxplus tard, voici les résultats du derbyle plus sensationnel que vous ayezjamais vu. Premier : le couple n° 18,Kid Kamm et Jackie Miller.

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Deuxième : Mack Aston et BessCartwright. Troisième : Pedro Ortegaet Lilian Bacon. Quatrième place :Robert Syberten et Gloria Beattie. Cesont là les gagnants, et maintenant, lesperdants. L’équipe qui a terminé enqueue, le couple qui, comme le veut lerèglement, est disqualifié et hors decourse. Il s’agit du couple n° 11, JereFlint et Vera Rosenfeld…

— T’es pas un peu piqué ?vociféra Jere Flint, assez haut pourêtre entendu de toute la salle. C’estune erreur…, dit-il en s’approchant del’estrade.

— Regarde-les toi-même, ditRocky, lui tendant les feuilles de

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pointage.— J’aurais bien voulu que ce soit

nous, dit Gloria en relevant la tête. Jeregrette de ne pas avoir lâché enpleine course…

— Ch. ch. cht…, fis-je.— Je me fous pas mal de c’qu’il y

a sur les feuilles de pointage, ellessont fausses, dit Jere Flint, en lesrendant à Rocky. J’en suis sûrqu’elles sont fausses. Comment foutrevoulez-vous qu’on soit éliminés,puisqu’on n’a pas fini derniers ?

— Tu es capable de compter testours de piste pendant que tu cours ?demanda Rocky. Il essayait de mettre

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Jere en mauvaise posture. Il savaittrès bien que c’était chose impossible.

— Évidemment que je ne peux pasfaire ça, répondit Jere. Mais je saisque nous n’avons pas été au quartieret que Mary y est allée. Nous étionsavant Lee et Mary au départ et nousavons fini devant eux…

— Qu’en dites-vous, monsieur ?demanda Rocky, s’adressant à unpersonnage qui se tenait planté àproximité. C’est vous qui avez pointéle couple n° 11…

— Vous vous trompez, mon vieux,dit l’homme à Jere. Je vous ai pointésoigneusement…

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— C’est regrettable, mon petit, fitSocks Donald qui s’approchait en sefrayant un chemin parmi le grouped’arbitres. Pas de veine…

— C’est pas une question deveine, c’est bel et bien une vacheriede coup monté, fit Jere. Ça ne trompepersonne. Si Lee et Mary avaient étééliminés, le mariage de demain étaitdans le lac…

— Allons, allons…, fit Socks.Trottez-vous au vestiaire…

— Très bien, dit Jere. Il s’avançavers l’homme qui les avait contrôlés,Vera et lui. Combien Socks t’a-t-ilpayé pour faire ça ? demanda-t-il.

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— Je ne comprends pas ce quevous voulez dire…

Jere pivota légèrement et luiassena un violent coup de poing sur labouche. L’homme s’étala.

Socks accourut vers Jere, bombantle torse et le foudroyant du regard.

— Si vous avez le malheur desortir votre casse-tête, je vous le faisbouffer, lui dit Jere. Ensuite, ils’éloigna, traversant la piste endirection du vestiaire.

Le public tout entier était debout,s’interpellant et jacassant, cherchant àvoir ce qui se passait.

— Allons nous habiller…, dis-je à

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Gloria.

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… le dix-neuvième jour dumois de septembre de

l’année mil neuf cent trente-cinq du Seigneur…

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XII

HEURES ÉCOULÉES : 879COUPLES RESTANT EN COURSE :

20Toute la journée, Gloria avait été

très cafardeuse. Plus de cent fois, jelui avais demandé à quoi elle pensait.« À rien », me répondait-elle.

[À présent, je vois combien j’ai étéstupide. J’aurais dû savoir à quoi ellepensait. Maintenant que je repense à cettedernière soirée, je ne comprends pascomment j’ai pu être à ce point stupide.Mais, dans ce temps-là, j’étais bouché pourun tas de choses… Le juge est assis là-bas,en train de faire son discours, me regardant à

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travers ses lunettes, mais ses mots ont lemême effet sur mon corps que son regardsur ses lunettes – ils passent au travers sanss’arrêter, se hâtant de laisser la place auregard et au mot suivants. Je n’ai pas plusentendu le juge avec mes oreilles et moncerveau, que les verres de ses lunettes n’ontemprisonné chaque mot qui est passé àtravers eux. Je l’ai entendu avec mes pieds,mes jambes, mon torse et mes bras, avectout, sauf avec mes oreilles et mon cerveau.Avec mes oreilles et mon cerveau, j’aientendu un crieur de journaux dans la ruehurler quelque chose à propos du roiAlexandre. J’ai entendu le roulement destramways, j’ai entendu les automobiles, j’aientendu dans la salle d’audience lesavertisseurs des signaux lumineux, j’aientendu les gens respirer et remuer despieds, j’ai entendu craquer le bois du banc,

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j’ai entendu le léger flac d’un crachats’écrasant dans un crachoir de cuivre. Toutesces choses, je les ai entendues avec mesoreilles et mon cerveau, mais le juge, je nel’ai entendu qu’avec mon corps. S’il vousarrive jamais d’entendre un juge vous dire ceque celui-là me disait, vous comprendrez ceque je veux dire.]

C’était pourtant un jour où Glorian’avait aucune raison d’êtrecafardeuse. La foule était toute lajournée entrée et ressortie par paquetset, depuis midi, la salle était comble.Et maintenant, juste avant le mariage,il ne restait plus que très peu deplaces libres et la plupart, d’ailleurs,étaient réservées. Toute la salle avaitété décorée d’une telle quantité de

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drapeaux et de banderoles rouge,blanc et bleu, qu’on s’attendait à toutmoment à entendre les pétards partiret l’orchestre jouer l’hymne national.La journée avait été pleine d’imprévuet d’animation : les ouvriers décorantl’intérieur, le va-et-vient de la foule,les répétitions du mariage, le bruit quicourait que la Ligue des mères allaitdescendre mettre le feu àl’établissement, et les deux trousseauxcomplets que les gens de la BièreJonathan nous avaient envoyés, àGloria et à moi.

C’était un jour où Gloria n’avaitaucune raison d’être cafardeuse, etpourtant, elle était plus cafardeuse que

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jamais.— Eh ! jeune homme…, appela un

homme assis dans une loge. Je nel’avais jamais vu auparavant. Il mefaisait signe d’approcher.

« Tu ne resteras pas longtempsassis là, lui dis-je en pensée. C’est laplace habituelle de Mme Layden.Quand elle va arriver, va falloirdébarrasser le plancher…

— Vous n’êtes pas du tandem 22 ?demanda-t-il.

— Si, m’sieur, répondis-je.— Où est votre partenaire ?— Elle est là-bas…, répondis-je

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en montrant du doigt l’estrade oùGloria se tenait avec les autres filles.

— Allez la chercher, dit l’homme,je veux faire sa connaissance.

— Très bien…, dis-je, en allant lachercher. Qui ça peut bien être ? medemandais-je.

— Il y a là-bas un homme qui veutfaire ta connaissance, dis-je à Gloria.

— Je n’ai envie de faire laconnaissance de personne, dit-elle.

— Il n’a rien d’une cloche, cetype, il est bien habillé. Il a l’air dequelqu’un…

— Peu m’importe de quoi il a

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l’air, fit-elle.— C’est peut-être un producteur,

dis-je. Tu lui as peut-être tapé dansl’œil. C’est peut-être ta grandechance…

— Au diable, ma chance, dit-elle.— Allons, viens, dis-je. Cet

homme t’attend…Finalement elle m’accompagna.— Le cinéma, c’est de la crotte,

fit-elle. On est forcé de faire laconnaissance de gens qu’on n’a pasenvie de connaître et d’être aimableavec des gens qu’on ne peut paspiffer. Je suis heureuse d’en avoir finiavec ça…

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— Tu ne fais que commencer, dis-je, m’efforçant de la remonter.

[À ce moment, je n’avais pas attaché lamoindre importance à cette réflexion, maismaintenant, je me rends compte que c’étaitla chose la plus significative qu’elle eûtjamais dite.]

— La voilà, dis-je à l’inconnu.— Vous ne savez pas qui je suis,

n’est-ce pas ? demanda-t-il.— Non, monsieur.— Je m’appelle Maxwell,

déclara-t-il. Je suis le chef depublicité de la Bière Jonathan.

— Enchanté, monsieur Maxwell,

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dis-je, en lui tendant la main. Je vousprésente ma partenaire, GloriaBeattie, je tiens à vous remercier denous avoir patronnés…

— Ce n’est pas moi qu’il fautremercier, fit-il. C’est Mme Layden.C’est elle qui a attiré mon attentionsur vous. Vous avez reçu vos colis,aujourd’hui ?

— Oui, m’sieur, répondis-je, et ilssont tombés à pic. On avait drôlementbesoin de vêtements. Ces marathonsne sont pas très indiqués pour lesvêtements… Vous êtes déjà venu ici ?

— Non, et je ne serais pas là siMme Layden n’avait pas tant insisté.

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Elle m’a parlé des derbys. Il y en auraun, ce soir ?

— Ce n’est pas un petit détailcomme un mariage qui pourraitempêcher le derby d’avoir lieu, dis-je. Il commence tout de suite après lacérémonie.

— Au revoir…, fit Gloria,s’éloignant.

— J’ai gaffé ? demandaM. Maxwell.

— Non, m’sieur… Il faut qu’elleaille là-bas recevoir les dernièresinstructions. Ce mariage va bientôtcommencer…

Il fronça les sourcils et je voyais

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bien qu’il savait que je mentais toutbonnement pour donner le change etcouvrir son sans-gêne. L’espace d’uninstant, il suivit des yeux Gloria quilongeait la piste, puis ramena sonregard sur moi.

— Avez-vous une chance degagner le derby, ce soir ? interrogea-t-il.

— On n’est pas mal placés,répondis-je. Bien entendu, ce quiimporte, ce n’est pas tellement degagner, c’est surtout de ne pas perdre.Si on finit dernier, on est disqualifiés.

— Supposons que la BièreJonathan offre vingt-cinq dollars au

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gagnant, fit-il. Vous croyez que vousauriez une chance de les avoir ?

— Tout ce que je peux vous dire,c’est qu’on en mettra un fameux coup,lui dis-je.

— Dans ce cas, c’est parfait, dit-il, en me toisant des pieds à la tête.Mme Layden me dit que vous avezdans l’idée de faire du cinéma.

— C’est vrai, répondis-je. Maispas comme acteur, je veux êtremetteur en scène.

— Le métier de brasseur ne vousdirait rien, des fois ?

— Je ne crois pas, non…

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— Vous avez déjà fait de la miseen scène ?

— Non, monsieur, mais ça ne mefait pas peur. Je sais que je pourraisarriver à quelque chose, dis-je. Oh ! jene parle pas d’un long métrage commeen ferait Boleslawsky ouMamoulian… Je veux dire quelquechose d’autre pour commencer…

— Par exemple ?— Eh bien !… un court métrage,

dans le genre d’un deux ou troisbobines. La journée d’un chiffonnier,ou la vie d’un homme ordinaire, voussavez de ceux qui gagnent 30 dollarspar semaine et qui ont des gosses à

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nourrir, une maison à acheter, unevoiture et un poste de radio ? Le genrede type qui a toujours les huissiers àses trousses. Quelque chose de neuf,avec des angles de prise de vue pouraider au déroulement de l’histoire…

— Je comprends…, fit-il.— Je ne voulais pas vous ennuyer,

dis-je. Mais j’ai si rarementl’occasion de trouver quelqu’un quiveuille bien m’écouter, que, quand çam’arrive, je ne sais jamais quand jedois m’arrêter…

— Ça ne m’ennuie pas. En fait, çam’intéresse beaucoup, dit-il. Mais jene veux pas trop m’avancer…

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— Bonsoir, fit Mme Layden enpénétrant dans la loge. M. Maxwell seleva.

— Vous avez pris ma place, John,dit Mme Layden. Asseyez-vous là.

M. Maxwell se mit à rire et pritplace sur un autre siège.

— Eh bien ! Eh bien !… Commevous voilà beau garçon ! me ditMme Layden.

— C’est la première fois de mavie que je mets un smoking, dis-je enrougissant. M. Donald a loué dessmokings pour tous les hommes et desrobes pour toutes les filles. Noussommes du cortège…

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— Qu’est-ce que vous pensez delui, John ? demanda Mme Layden àM. Maxwell.

— Il est très bien…, réponditM. Maxwell.

— Je me fie entièrement àl’opinion de M. Maxwell, me ditMme Layden.

Je commençais à comprendremaintenant pourquoi M. Maxwellm’avait posé toutes ces questions…

— Par ici, mes enfants…, ditRocky au micro. Par ici, mesdames etmessieurs, fit-il. Le mariage publicentre Lee Lowell et Mary Hawley, ducouple n° 17, va bientôt avoir lieu…

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et nous vous prions de ne pas oublierque la séance ne sera pas terminée unefois le mariage fini. Ça ne fera quecommencer…, fit-il… Quecommencer ! Après le mariage,viendra le derby.

Il se pencha en avant et SocksDonald lui murmura quelque chose àl’oreille.

— Mesdames et messieurs,annonça Rocky, j’ai le grand plaisirde vous présenter le pasteur qui vacélébrer la cérémonie – un pasteurque vous connaissez tous, le RévérendBear Gilder. Voulez-vous avoirl’obligeance de monter ici, monsieurGilder ?

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Le pasteur fit son apparition sur lapiste et s’avança vers l’estrade auxapplaudissements de l’assistance.

— À vos places, nous dit Socks.Chacun de nous prit la place qui luiavait été assignée, les filles d’un côtéde l’estrade et les garçons de l’autre.

— Avant que commence la marchenuptiale, dit Socks, je tiens àremercier ceux qui ont contribué àcette manifestation. Il consulta unefeuille de papier.

— La robe de mariée, fit-il, a étéofferte par M. Samuels, du magasin« Le Bon Ton » Voulez-vous vouslever, monsieur Samuels ?

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M. Samuels se leva et s’inclinasous les applaudissements.

— Les souliers de la mariée ontété offerts par la « Mule d’Or », lemagasin de la Grand-Rue. Est-ce queM. Davis est là ? Levez-vous, je vousprie, monsieur Davis…

M. Davis se leva.— Ses bas et ses… euh… vous

savez ce que je veux dire, en soienaturelle, ont été offerts par le« Coco-Chéri-Bazar », monsieurLightfoot(3) où êtes-vous donc ?

M. Lightfoot se leva sous untonnerre de hurlements.

— … et son indéfrisable a été

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exécutée par l’Institut de BeautéPompadour, miss Smith est-elle là ?

Miss Smith se leva.— Le trousseau du marié complet,

de la tête aux pieds, a été offert par lemagasin de confection Tower.Monsieur Tower…

M. Tower se leva.— Toutes les fleurs que vous

voyez dans la salle et celles queportent ces jeunes filles sont uncadeau de la Pépinière desSycomores. Monsieur Dupré…

M. Dupré se leva.— Et maintenant, mesdames et

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messieurs, je passe le micro auRévérend Père Bear Gilder, qui vacélébrer le mariage de cesmagnifiques jeunes gens…

Il tendit le micro à Rollo, quil’installa sur la piste, devantl’estrade. Le Révérend Gilder vint seplacer derrière, fit un signe de tête, etl’orchestre entonna la marchenuptiale.

Le défilé commença, les garçonsd’un côté et les filles de l’autre, lelong de la piste jusqu’à l’extrémité dela salle et retour au pasteur. C’était lapremière fois que je voyais certainesde ces filles habillées autrement qu’enpantalon de plage ou en tenue de piste.

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Nous avions répété le cortègedeux fois ce même après-midi, et l’onnous avait appris à nous arrêtercomplètement après chaque pas, avantde repartir. Quand le marié et lamariée surgirent derrière l’estrade, lepublic leur fit une ovation…

Mme Layden me fit un signe de têtequand je passai…

Devant l’estrade, nous prîmes nosplaces tandis que Lee et Mary, avecKid Kamm et Jackie Miller, le garçonet la demoiselle d’honneur,continuaient jusqu’à l’endroit où setenait le pasteur. Il fit signe àl’orchestre d’arrêter et commença lacérémonie… Tout au long de la

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cérémonie, je ne cessai de fixerGloria. Je n’avais pas eu l’occasionde lui dire ce que je pensais de sonattitude envers M. Maxwell, alorsj’essayais d’attirer son regard pour luifaire comprendre que je lui réservaisquelque chose pour quand on seretrouverait…

— … Et je vous déclare unis parles liens du mariage…, dit leRévérend Gilder.

Il inclina la tête et commença àprier.

Le Seigneur est mon berger ;point ne serai dans le besoin. IL mefait m’étendre dans de verts

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pâturages. IL me conduit au long deseaux tranquilles. IL restaure monâme ; IL me mène dans les sentiers dela vertu pour l’amour de SON nom.Oui, malgré que je traverse la valléede l’ombre de la mort, point necraindrai le mal, car VOUS êtes avecmoi ; VOTRE bâton est mon soutien,vous avez dressé une table devantmoi en présence de mes ennemis ;vous avez oint ma tête d’huile ; macoupe déborde. À coup sûr bonté etmiséricorde me suivront chaque jourde ma vie ; et je demeurerai pourtoujours dans la Maison duSeigneur.

Quand le pasteur eut terminé, Lee

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embrassa timidement Mary sur la joueet tout le monde vint se presser autourd’eux. La salle croulait sous lesapplaudissements et les cris.

— Un instant… un instant… hurlaRocky dans le micro. Permettez,mesdames et messieurs…

Le brouhaha s’éteignit et à cemoment, venant du palmarium, àl’autre bout de la salle, on entendit unbruit clair et distinct de verre cassé.

— Arrête ! hurla une voixd’homme. Cinq détonations suivirentimmédiatement, si près l’une del’autre qu’on eût dit un seul bloc deson.

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Instantanément la salle mugit.— Gardez vos places… gardez

vos places…, hurla Rocky.Tous les autres, filles et garçons,

se ruaient vers le palmarium pour voirce qui s’était passé, alors je lessuivis. Socks Donald me dépassa, lamain à sa poche-revolver.

Je sautai par-dessus la balustradeet retombai dans une loge vide, et jesuivis Socks dans le palmarium. Unefoule de gens faisait cercle, regardantà terre et jacassant. Socks se fraya unpassage à coups de coude et je lesuivis.

Un homme était étendu sur le

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plancher, mort.— Qui a fait le coup ? interrogea

Socks.— Un type, là-bas, répondit

quelqu’un.Socks fonça parmi les gens, moi

sur ses talons. Je fus quelque peuétonné de constater que Gloria étaitjuste derrière moi.

L’homme qui avait tiré se tenaitdebout, accoudé au comptoir du bar. Ilavait le visage couvert de sang. Socksalla vers lui.

— C’est lui qui l’a cherché,Socks, dit l’homme. Il voulait me tuerà coups de bouteille de bière…

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— C’est toi, Monk, espèced’enfant de putain, fit Socks, luiassenant un coup de casse-tête enpleine figure. Monk s’affaissa contrele bar mais ne tomba pas. Sockscontinua à le frapper au visage avecson casse-tête, tapant, tapant, tapantsans arrêt, éclaboussant le sang surtout ce qui se trouvait à proximité. Ilécrasa littéralement l’homme parterre.

— Eh ! Socks… cria quelqu’un.À dix mètres de là un autre groupe

formait cercle, regardant quelquechose par terre et discutant avecanimation. Nous nous poussâmes à

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travers la foule… et elle gisait là surle plancher.

— Nom de Dieu ! fit SocksDonald.

C’était Mme Layden, avec un seulpetit trou au milieu du front. JohnMaxwell était agenouillé auprèsd’elle et lui tenait la tête… ensuite, ilreposa doucement la tête sur leplancher et se releva. La tête deMme Layden se tourna sur le côté et lapetite flaque de sang qui s’étaitformée dans le creux de l’orbite serépandit par terre. John Maxwell nousvit, Gloria et moi.

— Elle traversait pour venir

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arbitrer le derby, dit-il. Elle a ététouchée par une balle perdue…

— Je voudrais que ce soit moi,murmura Gloria.

— Nom de Dieu ! dit SocksDonald.

Nous nous trouvions tous

rassemblés dans le vestiaire desfilles. Il y avait très peu de mondedehors dans la salle, seulement lapolice et plusieurs reporters.

— Mes enfants, vous devez savoirpourquoi je vous ai convoqués, ditlentement Socks, et vous devez avoirune idée de ce que je vais vous dire.

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Ça ne sert à rien de se lamenter sur cequi s’est passé… c’est simplement deces choses… qu’est-ce que vousvoulez… C’est un sale coup pourvous et c’est un sale coup pour moi,juste quand le marathon commençait àbien démarrer.

— On a parlé de tout avec Rockyet on a décidé de prendre le prix demille dollars et de le partager entrevous tous… et en plus, j’en ajoutemille de ma poche. Ça fera cinquantedollars par tête de pipe. Ça vous va ?

— Oui…, répondîmes-nous.— Il n’y a aucune chance qu’on

puisse continuer le marathon ?

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demanda Kid Kamm.— Pas la moindre, dit Socks en

secouant la tête. Pas avec cette liguede vertu à nos trousses.

— Mes amis, fit Rocky, on a eu debons moments ensemble, et ça m’a faitplaisir de travailler avec vous. Peut-être plus tard pourrons-nous organiserun autre marathon de danse…

— Quand touche-t-on le fric ?demanda Lee Lowell.

— Demain matin, répondit Socks.S’il y en a qui veulent rester ici cettenuit, les enfants, faites commed’habitude. Mais si vous préférezpartir tout de suite, personne ne vous

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en empêche. Le fric sera à votredisposition à partir de demain matin àdix heures. Et maintenant, je vous disau revoir… faut que j’aille aucommissariat.

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… de la manière prévue parles lois de l’État de

Californie et…

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XIII

Avec Gloria je traversai la piste,mes talons faisant un tel vacarme queje me demandais si c’étaient vraimentles miens : Rocky était planté devantla porte d’entrée, avec un policeman.

— Où allez-vous, les gosses ?interrogea Rocky.

— Prendre l’air, répondit Gloria.— Vous revenez ?— On va revenir, lui dis-je. On va

simplement prendre un peu l’air. Çafait longtemps qu’on n’a pas mis lepied dehors…

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— Ne tardez pas trop, dit Rocky,passant sa langue sur ses lèvres d’unair significatif.

— Va te faire !… fit Gloria ensortant. Il était un peu plus de deuxheures du matin. L’air était humide,épais et propre. Si épais et si propreque je sentais mes poumons mordrededans et en absorber d’énormestranches.

« Ça vous semble bon, cet air-là,hein ? » disais-je à mes poumons.

Je me retournai et contemplai lebâtiment.

— C’est donc là-dedans qu’on apassé tout ce temps, dis-je.

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Maintenant je sais ce que Jonas a dûressentir en regardant la baleine.

— Viens, fit Gloria.En contournant l’établissement

nous arrivâmes sur la jetéeproprement dite. Elle s’allongeait àperte de vue dans l’Océan, montant,descendant, grinçant et gémissant avecles mouvements de l’eau.

— C’est incroyable que les vaguesn’aient pas balayé cette jetée, dis-je.

— Décidément ça t’inspire, lesvagues, dit Gloria.

— Non, pas spécialement,répondis-je.

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— Ça fait un mois que tu ne parlespas d’autre chose.

— Bon, eh bien, reste une minutesans bouger et tu comprendras ce queje veux dire. On la sent se soulever etretomber…

— Je le sens très bien sans avoirbesoin de rester immobile, dit-elle.Mais, il n’y a pas de quoi entrer entranses. Ça fait des millions d’annéesque ça dure…

— Ne va pas t’imaginer que jesuis un piqué de l’Océan, dis-je. Jen’en ferais pas une maladie si jedevais ne plus jamais le revoir. J’enai soupé pour le restant de mes jours,

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de l’Océan…Nous nous assîmes sur un banc

mouillé par les embruns. Plus haut,vers l’extrémité de la jetée, plusieurshommes pêchaient par-dessus legarde-fou. La nuit était noire ; il n’yavait pas de lune, pas d’étoiles. Uneligne irrégulière d’écume blanchedélimitait le rivage…

— L’air est merveilleux, dis-je.Gloria restait silencieuse, le

regard lointain. Très loin, le long dela plage, il y avait un amas de petiteslumières.

— C’est Malibu, dis-je. La plagedes vedettes de cinéma.

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— Qu’est-ce que tu vas faire,maintenant ? demanda-t-ellefinalement.

— Je ne suis pas fixé. J’avais idéed’aller voir M. Maxwell demain. Jepourrais peut-être le décider à fairequelque chose. Il a eu vraiment l’airde s’intéresser à moi.

— Demain, toujours demain, dit-elle. Le grand coup de veine, c’esttoujours pour demain.

Deux hommes passèrent, porteursde cannes pour la pêche en haute mer.L’un d’eux traînait derrière lui unrequin-marteau de quatre pieds delong.

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— Ce bébé-là n’esquintera plus defilets, dit-il à l’autre.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?demandai-je à Gloria.

— Je vais descendre de cemanège, dit-elle. J’en ai marre detoute cette saloperie.

— Quelle saloperie ?— L’existence, répondit-elle.— Pourquoi n’essaies-tu pas de

t’en sortir ? Tu prends tout du mauvaiscôté.

— Pas de morale, je t’en prie, medit-elle.

— Je ne te fais pas de morale,

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mais tu devrais changer d’attitude.Sans blague. Ça démolit tous ceux quit’approchent. Tiens, moi, parexemple. Avant de te connaître, je nevoyais pas comment j’aurais pu ne pasréussir dans la vie. Jamais je n’avaispensé à un échec. Et maintenant…

— Qui t’a enseigné ce beaudiscours ? de-manda-t-elle. Ce n’estpas de toi…

— Si, c’est de moi, dis-je.Son regard suivit la côte en

direction de Malibu.— Oh ! à quoi bon se raconter des

histoires ? dit-elle au bout d’unmoment. Je sais où j’en suis…

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Je restai silencieux, contemplantl’Océan et songeant à Hollywood, medemandant si j’étais réellement venulà ou si j’allais me réveiller dans uneminute et me retrouver dansl’Arkansas en train de dégringolerl’escalier pour aller chercher monpaquet de journaux avant qu’il fît jour.

— Le salaud ! Le salaud ! fitGloria. T’as fini de me regarder decette façon. Je le sais que je ne vauxrien…

« Elle a raison, me dis-je. Elle aabsolument raison. Elle ne vautrien… »

— Je regrette de ne pas être morte,

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cette fois-là à Dallas, fit-elle.À cela je ne répondis rien ; je

continuais à contempler l’Océan,songeant combien elle disait vrai, etcomme il était dommage qu’elle ne fûtpas morte cette fois-là à Dallas. Il estcertain que cela eût beaucoup mieuxvalu pour elle.

— Je ne suis qu’une ratée. Je n’airien à donner à personne, continuait-elle. Cesse de me regarder de cettefaçon-là…, dit-elle.

— Je ne te regarde d’aucunefaçon, dis-je. Tu ne peux pas voir mafigure…

— Si, je la vois, dit-elle.

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Elle mentait. Elle ne pouvait pasvoir ma figure. Il faisait trop sombre.

— Tu ne crois pas qu’on feraitbien de rentrer ? dis-je. Rocky voulaitte voir…

— Ce salaud-là, fit-elle. Je sais cequ’il veut, mais il ne l’aura plusjamais. Personne d’autre non plus,d’ailleurs.

— Quoi ? fis-je.— Tu ne vas pas me dire que tu ne

sais pas ?— Que je ne sais pas quoi ?

demandai-je.— Ce que veut Rocky.

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— Ah ! fis-je. Oui, bien sûr. Çavient seulement de me venir à l’esprit.

— C’est tout ce que cherchent tousles hommes, dit-elle. Mais je n’ai riencontre. Ce n’est pas tellement ça…mais imagine que je me fasse chiper ?

— Ce n’est pas seulement à ça quetu penses ? demandai-je.

— Si. Jusqu’ici j’ai toujours étécapable de me débrouiller. Maissuppose que j’aie un gosse ? fit-elle.Tu sais ce qu’il deviendrait, engrandissant ? Quelqu’un comme nous,exactement.

« Elle a raison, me dis-je. Elle aabsolument raison. Il deviendra

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exactement comme nous… »— Et ça je ne le veux pas, fit-elle.

De toute façon, c’est fini pour moi. Jetrouve que ce monde est infect et pourmoi c’est fini. Je serais mieux morteet tout le reste du monde aussi, par lamême occasion. Je démolis tout ceque j’approche. Tu l’as dit toi-même.

— Quand ai-je dit une chosepareille ?

— Il y a quelques minutes. Tu asdit qu’avant de me connaître jamais tun’avais pensé à la possibilitéd’échouer dans la vie. Eh bien, cen’est pas ma faute. Je n’y peux rien.J’ai essayé une fois de me tuer et je

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n’ai pas eu le courage derecommencer. Tu veux rendre unservice à l’humanité ? me demanda-t-elle.

Je ne répondis pas ; j’écoutaisl’Océan floquer contre les pilotis,sentant la jetée se soulever etredescendre et songeant que tout cequ’elle avait dit était juste.

Gloria farfouillait dans son sac.Quand sa main réapparut, elle tenaitun petit revolver. Je n’avais jamais vule revolver auparavant, mais je ne fuspas étonné. Je ne fus pas étonné lemoins du monde.

— Tiens…, fit-elle en me le

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tendant.— Je n’en veux pas. Range ça,

dis-je. Allez, viens, rentrons. J’aifroid…

— Prends-le et poinçonne monticket pour là-haut, fit-elle en me lecollant dans la main. Tue-moi. C’estle seul moyen de me soulager de mamisère.

« Elle a raison, me dis-je. C’est leseul moyen de la soulager de samisère.

[Étant tout gosse, je passais l’été à laferme de mon grand-père, dans l’Arkansas.Un jour que j’étais devant le fournil en trainde regarder ma grand-mère fabriquer dusavon dans une grande marmite de fer, mon

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grand-père traversa la cour et vint vers nous,l’air très agité.

— Nellie s’est cassé une patte, dit mongrand-père.

À la suite de grand-mère, je franchis laclôture et je passai dans le jardin où mongrand-père était à labourer. La vieille Nellieétait allongée par terre et hennissait,toujours attelée à la charrue.

Nous restâmes à la regarder, simplementà la regarder. Mon grand-père revint avec lefusil qu’il avait porté à la bataille deChickanauga Ridge.

— Elle s’est pris le pied dans un trou,dit-il, flattant la tête de Nellie.

Ma grand-mère me fit retourner del’autre côté. Je me mis à pleurer. J’entendisun coup de fusil. Je me précipitai et me jetai

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par terre, lui étreignant la tête dans mes bras.J’adorais ce cheval. Je haïssais mon grand-père. Je me relevai et allai vers lui, et je memis à le cribler de coups de poing dans lesjambes… Un peu plus tard, ce jour-là, ilm’expliqua qu’il aimait Nellie lui aussi, maisqu’il avait été forcé de l’abattre.

— C’était le plus grand service que jepouvais lui rendre, dit-il. Elle n’était plusbonne à rien. C’était la seule façon de lasoulager de sa misère…]

J’avais le revolver à la main.— C’est bon, dis-je à Gloria.

Quand tu voudras.— Je suis prête.— Où ?— Juste ici. Sur le côté de ma tête.

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La jetée fit un bond au moment oùune énorme vague s’écrasait.

— Maintenant ?— Vas-y.Je la tuai.La jetée bougea de nouveau et

reflua vers l’Océan avec un grandbruit de succion.

Je lançai le revolver par-dessus labalustrade.

Un des policemen était assis avec

moi dans le fond, l’autre conduisait.Nous roulions à toute allure et lasirène mugissait. C’était le même

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genre de sirène que celle qu’onutilisait au marathon de danse quandon voulait nous réveiller.

— Pourquoi l’as-tu tuée ? medemanda le policeman qui était assis àl’arrière avec moi.

— Elle me l’a demandé, répondis-je.

— T’entends ça, Harry ?— C’est fou ce qu’il peut être

complaisant, le salaud.— T’as pas d’autre raison à

donner ? demanda le policeman quiétait à l’arrière.

— On achève bien les chevaux…

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dis-je.

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… Dieu ait pitié de votreâme.

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1 Socks : dit « La Châtaigne », dit« Chaussettes ».

2 Vers célèbres de la chanson nègre OldMan River : l’m tired of living, and ’fraidof dying.

3 Pied léger.