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7/23/2019 Horia Bernea Stratégies de La Normalité
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Quelques stratégies de la normalitéHoria Bernea
La destruction de la ville
J?ai été, je crois, plus sensible que d?autres ? la démolition de Bucarest menée par Ceaușescu ; j?ai été plus conscient du
désastre, des pertes irréparables produites par les destructions systématiques. J?en étais plus conscient parce que, dans chaque
détail détruit, je percevais douleureusement la valeur que nous étions en train de perdre. Je me rendais compte, par exemple, dufait que telle petite maison, misérable en apparence, était une pure merveille, surtout parce qu?elle était délabrée. Ma sensibilité
de peintre, dont la voie essentielle de connaissance et de jugement est la vue, diff?re probablement par sa nature des capacités
d?appréciation d?autres types d?intellectuels. Je me souviens, par exemple, de l?étonnement de Gabriel Liiceanu ? étonnement
par degrés, je dirais, et surtout prolongé ? lorsqu?il a constaté qu?il n?avait pas remarqué la beauté et le charme dans l?usure et
la décrépitude m?mes de la zone située entre la rue Lucaci et Hala Traian, quartier qu?il habitait ? l?époque. Un quartier o?
souvent nous nous sommes promenés ensemble et o? nous découvrions ? chaque pas une maison, un bout de construction qui
s?harmonisait avec la végétation, un agencement de formes, de matériaux, improvisé avec liberté et charme? Je lui disais
toujours : ? Regarde cette merveille ! ? Je voyais tous ces détails, toute cette ? trame ? de l?habitat dans les vieux quartiers de
Bucarest et leur disparition me faisait souffrir. D?autres, ? ma place, n?en souffraient peut-?tre pas autant?
Il y avait, par-del? les différences de perception de ceux qui ressentaient le désastre dans notre cercle d?amis et de coll?gues ?
un cercle d?intellectuels, de gens cultivés ? au-del? de ce milieu il y avait sans doute une indolence générale, une insensibilité je
dirais et, au fond, une ignorance générale qui pouvait aller jusqu?? la satisfaction de voir Bucarest finalement ? assaini ? ? la
faveur de ces destructions. Je me rappelle la réaction d?anciens coll?gues de lycée lorsque les démolitions de Dealul Spirii
avaient commencé. Ce sont les gens ? ou plutôt leur état d?esprit ? qui ont permis la destruction de la ville. Cet état d?esprit
ressemble un peu ? la haine que tout ? citoyen communiste ? éprouve ? l?égard du commerce ? sauvage ? : nous en avons eu
récemment la preuve lors du conflit des petits commerçants ? Bucarest. Ceaușescu était le représentant typique de cette
mentalité, mais lui, il était beaucoup plus dangereux, parce qu?il avait ? son service une idéologie et les moyens de force qui lui
permettaient de la mettre en pratique.
J?ai subi peut-?tre tout cela de mani?re plus aiguë parce qu?il y a eu des moments o? j?ai d? assister ? des sc?nes de
démolition? Je me trouvais probablement dans une époque de ma vie (dont je ne suis malheureusement pas encore sorti) o? je
faisais attention plus aux murs qu?aux choses de l?esprit, plus ? la matérialité du monde qu?aux aspects métaphysiques. La
preuve : quatre-vingt-dix-neuf pour cent des diapositives prises ? cette époque-l? ne contiennent rien qui bouge. Je n?aime pas les
choses qui bougent, qui passent, qui s?agitent ; j?aime ce qui est immobile, figé. Je me suis mis ? prendre des photos de Bucarest
dans les années soixante-dix. J?ai découvert ainsi par mes propres moyens ? quel point la ville était intéressante ; j?ai entrepris
ma propre recherche sur Bucarest et c?est quelque temps apr?s mes lectures confirm?rent la conviction que j?avais acquise sur
le terrain : il s?agissait d?une ville extraordinaire, avec des conventions architectoniques et d?habitation tr?s caractérisées.
J?étais arrivé ? éprouver une véritable passion pour certaines rues, comme celle de Mîntuleasa par exemple, o? il y a une grande
concentration de maisons datant de la fin du si?cle dernier, noyées dans des jardins abandonnés ? leur gré, sauvages ? demi. Je
n?étais pas attiré par les zones résidentielles, aménagées pendant l?entre-deux-guerres, bien que maintenant je reconnaisse leur
charme ? un peu plus conventionnel et ? fabriqué ?. Le style néoroumain ou néo-? brâncovenesc ? de certaines villas dans cette
zone me semblait artificiel, prétentieux. J?étais peut-?tre quelque peu influencé par la théorie de l?architecte Constantin Joja, selonlequel le style néoroumain ? et tout le courant similaire d?Europe ? s?est constitué un lexique artificiel, faisant fond sur les
éléments d?une architecture qui n?était plus vivante. Pour lui, qui était un excessif, la véritable architecture devait ?tre
rectangulaire ; il n?acceptait m?me pas l?arc ou la vo?te. Il disait que le paysan roumain n?avait pas bâti en arc. C?étaient les vo?
vodes qui l?avaient fait. Il n?acceptait que la poutre placée au-dessus du pilier ? comme les Grecs. Et c?était tout. Quant ? moi, je
cherchais les derniers restes de l?ancien Bucarest : les maisons avec des lucarnes, les rues des vieux artisans et commerçants?
Les auberges de Solacolu et de Manuc sont ? l?heure actuelle les derniers restes de l?ancienne ville.
Or, au moment o? je prenais conscience de cette ville, et de son charme, Ceaușescu s?est mis ? la démolir ; c?était une co?
ncidence qui m?a fait terriblement souffrir. Par ailleurs, comme je disais, tout se passait sous mes yeux. Et ? tout cela s?ajoutait
une mis?re oppressive, et des conditions de vie insupportables. Je me rappelle un épisode qui pour moi a représenté le comble
de l?horreur des démolitions. Dehors il faisait moins dix-sept degrés, dans l?atelier il y avait moins cinq ? il faisait si froid qu?? l?
intérieur les radiateurs allaient éclater. Je sortis de l?atelier pour rejoindre ma maison ; la nuit était tombée, il y avait une temp?te
de neige terrible. J?attendis, devant l?Hôpital Brâncovenesc (monument d?art néoroumain n. éd.) un tramway dont l?arrivée
semblait invraisemblable. Pendant tout cela, j?assistai, ? la lumi?re des projecteurs, ? la démolition de l?hôpital. C?était l?
Apocalypse ; toute l?atmosph?re paraissait apocalyptique. Quand j?étais avec des amis, je vociférais continuellement ; d?s que la
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conversation s?acheminait sur ce sujet, j?étais pris de fureur.
A cette époque-l? je me suis mis ? peindre ? l?improviste des séries de th?mes que l?on pourrait considérer comme traditionnels :
? Ancien paysage roumain ?, ? Clocher ?, ? Iconostase ?. Il y avait peut-?tre dans ce choix un aspect en quelque sorte impur au
point de vue de l?acte artistique (il reste ? définir ici les termes de ? pur ? et d?? impur ?). Jusqu?? ce moment j?avais travaillé sur
des th?mes que l?art moderne prétendait avoir épuisés ? paysage, nature morte, portrait, autoportrait ? en essayant de les
récupérer (en sont résultés les cycles ? Colline ?, ? Nourriture ?, ? Banni?res ? - celui-l? étant le th?me dominant au cours de toute
cette expérience). D?s que la destruction de la ville commença, je me suis orienté vers des sujets beaucoup plus explicites. J?
éprouvais, probablement de mani?re diffuse, le besoin d?assimiler intérieurement et de sauver par la peinture ce qu?on détruisait
dehors, autour de nous. La présence de plus en plus fréquente, dans ma peinture, des objets et des images qui tenaient de l?ordre du religieux, des objets de culte était encore une mani?re de réagir, d?héberger et de protéger tout ce que le régime
essayait d?anéantir d?un seul coup dans la ville : les églises ? rasées, déplacées, cachées derri?re des H.L.M., l? o? elles ne
pouvaient plus respirer, ni pr?ter leur présence rayonnante au tissu urbain. Mais il y avait tout d?abord le désir de me soustraire ?
la situation générale, ? la souffrance d?alentour, ? l?indifférence des gens?
Lorsque, en 1984, le monast?re de Văcărești fut rasé, j?étais déj? sous anesthésie? J?avais dépassé le point critique de
perception du désastre : cet instant o?, en train de rentrer chez moi, transi de froid parmi les amas de neige, sous une temp?te
terrible, j?avais assisté ? la démolition de l?Hôpital Brâncovenesc sous la lumi?re des projecteurs ? entreprise ? la faveur de la
nuit, furtivement, ? la va-vite. J?éprouvais la tentation de me placer devant les bulldozers. J?avais pour la premi?re fois la
sensation qu?il fallait ? tout prix les arr?ter. Apr?s cette expérience, c?était comme si quelque chose s?était écroulé en moi. Je me
suis rendu compte que c?était inutile. Il y avait l? des dizaines d?ouvriers, des phares, des projecteurs. Il n?y avait qu?un fou quimanquait dans ce chantier : ils m?auraient emmené, je ne serais pas parvenu ? les arr?ter. C?était une sorte d?impuissance de
ma part, et une résignation. Quand le monast?re de Văcărești fut démoli, j?étais tellement perplexe que je ne me suis m?me pas
rendu sur place pour y assister. Lorsque Andrei Pleșu et Gabriel Liiceanu sont allés visiter les lieux accompagnés par Constantin
Noica, ils ont insisté d?y aller ensemble ? j?avais l?occasion de prendre en photo l?église sans dôme. Ils s?y rendaient avec un
groupe qui avait un statut presque officiel et je pouvais obtenir des images que personne n?avait enregistrées puisqu?il était
interdit de photographier les démolitions. Mais finalement je ne m?y suis pas rendu. Pour quelle raison ? Par horreur ? Par dégo?
t ?
Une peinture polémique, récupératrice?
La série de ? Collines ? (Colline I, II, III, IV) a été, de mon point de vue, une polémique avec l?art moderne : non contre elle, mais
dans le cadre, ? l?intérieur de l?art moderne. En avant-gardiste convaincu, j?en avais pratiqué les expériences jusqu?au bout,
jusqu?? l?extr?me ; je ne pouvais donc pas devenir, du jour au lendemain, un ennemi de l?avant-garde. Ce fut précisément parce
que j?avais expérimenté ses limites, et parce que j?avais vu jusqu?? quel point l?avant-garde menait ? la dissolution que je me
suis dit qu?il fallait tenter ? avec les m?mes moyens ? une récupération, un début de reconstruction. C?était apr?s la biennale de
Paris, en 1971. J?ai travaillé pendant quelques mois ? Paris et c?est l? que prit naissance l?idée de ? Colline ?. Celle-ci était une
polémique qui portait sur les buts, les moyens et le sens de l?art contemporain dans un moment o? il était parvenu ? son point
maximum de dématérialisation, o? les mots d?ordre étaient ? conceptualisme ?, ? happening ?? - tendances dont le discours est
extr?mement périssable. D?ailleurs, cette direction est encore présente aujourd?hui.
A travers la série de ? Collines ?, j?essayais également d?engager une polémique avec le réalisme socialiste, avec l?idée
communiste du réalisme auquel je croyais assener un coup mortel. Y avait-il quelque chose de plus réaliste que le type d?image
des Collines ? J?avais m?me la photo de l?? objet ?, une colline du village Poiana Mărului, en Transylvanie, qui m?a servie demod?le. C?était presque comique de constater que j?observais rigoureusement la nature ? ce qui était une véritable obsession
de l?idéologie artistique communiste, que l?on pourrait illustrer par la phrase prononcée ? un vernissage par un critique officiel : ?
Je vous jure que l?artiste travaille d?apr?s la nature ?.
Colline était un type d?image qui sabordait le réalisme idéologique et ? la fois quelque chose de tr?s moderne, qui me permettait
d?avancer dans mon idée de l?avant-garde. Par avant-garde, je n?entends pas seulement l?esprit des années vingt, dont l?
expression dominante était le dada?sme, mais une attitude de contestation, de subversion envers tout ce qui est généralement
admis, acquis, fermé, achevé en mati?re d?art. Dans les années ?70-?75, ? l?époque o? le th?me Colline surgissait en moi, le
réalisme socialiste était dépassé, mais son prestige idéologique persistait. On parlait du ? grand art réaliste ?. Celui-ci se
prolongeait en quelque sorte par différentes formes d?? autochtonisme ? qui se manifestaient ? ce moment ; quelques ridicules
essayant de reprendre, mais de mani?re mimétique, stérile et servile ce qui, au début du si?cle, était représenté en Roumanie par des courants traditionnels valables ; tandis que les nostalgies rurales des années soixante-dix ou d?aujourd?hui ne sont que des
formes troglodytes de manifestation culturelle.
Les responsables culturels du régime avaient saisi mon intention subversive. Au cours d?une discussion destinée ? préparer une
exposition de groupe en Angleterre, Tamara Dobrin (responsable des beaux-arts au Conseil National pour la Culture et l?Education
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Socialiste - telle était la dénomination communiste du Minist?re de la Culture n. éd.), avait formulé des objections ? l?égard de Ilie
Pavel, de Șerban Gabrea et avait ajouté : ? Quant au camarade Bernea, je ne sais plus combien de temps il pourra faire son jeu
avec ces Collines ?. Avec son oeil d?Argus, de censeur culturel ? l?aff?t, elle sentait qu?il y avait anguille sous roche.
Mes coll?gues ? Paul Neagu, Șerban Gabrea et d?autres ? et moi-m?me, nous avons entamé notre activité publique vers la fin
des années soixante, précisément au moment o? l?expression artistique commençait ? jouir d?une liberté presque totale.
Pendant notre formation, l?idéologie officielle n?exerçait aucune pression sur nous ; nous n?étions pas obligés de faire des
concessions. L?oppression s?est manifestée plus tard, lorsque j?avais déj? trouvé la solution des Collines qui, pour moi, n?était
pas du tout un compromis. C?était une solution bonne ou mauvaise, au point de vue de la qualité, mais en tout cas une solution
dans laquelle je m?étais effectivement engagé.En 1985, j?ai réussi ? présenter au Musée National d?Art une exposition personnelle sur le th?me Banni?res. J?ai eu du mal ? l?
organiser parce que je ne voulais pas renoncer ? ce titre. Si je ne l?avais pas appelée ainsi, il n?y aurait eu aucun probl?me. Les
Banni?res étaient au fond des variations structurées par une croix, une intersection d?axes perpendiculaires. La forme est
omniprésente : on la rencontre aux croisées, aux carrefours? Cependant, si on lui pr?te le nom de Banni?res, la signification
religieuse devient évidente. J?ai réussi ? maintenir le nom de l?exposition par obstination : j?ai soutenu que je ne présentais que
ce qu?on voit partout autour de nous, en faisant semblant de n?entendre absolument rien aux objections des responsables
officiels. J?ai eu d?abord des difficultés ? obtenir la salle d?exposition du Musée National, o? l?on n?admettait que certaines
expositions, celles des artistes agréés. Ensuite, au cours d?interminables discussions avec le directeur du musée et avec Tamara
Dobrin, j?ai d? faire rigoureusement attention ? ce que je choisissais ? dire et ? ne pas dire : le message spirituel des Banni?res
devait échapper ? l?attention des officiels.
La conjuration par le rire
Une autre forme de subversion était la dérision. Vers 1967, Florin Ciubotaru (un ami et coll?gue d?atelier) et moi, nous avons
imaginé un soi-disant ? groupe ? l?échelle de Galus[1]? : un groupe d?artistes qui voudraient dénoncer le dérisoire de l?acte
artistique, tel que le régime l?entendait, et qui se moqueraient de la critique officielle. ? L?échelle de Galus ? devait ?tre une sorte
de ? guide pour peindre comme il faut ?, sans risque. C?était, en fait, une échelle qui permettait de mesurer le résultat des
mélanges : le vert mélangé au rouge donne une sorte de brun, le bleu mélangé au jaune donne du vert? Et puis voil?, la peinture
était ainsi ? la portée de tous ; n?importe qui pouvait peindre, telle en était l?idée ! (Ce qu?il y a d?intéressant, c?est qu?? un tout
autre niveau et avec tout le talent requis, Seurat et certains postimpressionnistes avaient mis en pratique ce procédé). ? L?échelle
de Galus ? n?avait toutefois aucun rapport ? ceux-ci ; c?était une mani?re de démasquer la balourdise et la grossi?reté de la
peinture officielle. A l?entrée dans la galerie o? notre groupe aurait exposé, chaque visiteur aurait reçu cette ? échelle ?. Et ? l?
intérieur on imaginait un amas de laideur, d?objets horribles qui peuplaient les espaces officiels et qui représentaient les
accessoires du pouvoir. Il fallait, par exemple, aménager dans l?exposition une allée de crachoirs (ils étaient omniprésents dans
les institutions communistes ; on a du mal ? comprendre pourquoi les gens crachaient tellement l?-bas?) avec un tapis rouge au
milieu. Ensuite, un nombre considérable de panneaux de propagande, de tables-bureaux couvertes de nappes rouges, avec
carafe et verre d?eau : le paysage obligatoire du discours officiel. Venaient apr?s toutes sortes d?objets qui avaient envahi le go?t
public dans cette période soi-disant moderne : par exemple, un petit coeur couleur framboise pour contenir de la naphtaline, qu?
on attachait aux cintres, ou toutes sortes de plateaux horriblement vernis, que l?industrie roumaine produisait. A côté des
panneaux de propagande, une place importante revenait aux photos de chars allégoriques conçus pour les manifestations du
1er Mai et du 23 Ao?t.
Finalement, nous n?avons pas organisé l?exposition du groupe, mais les objets ont bel et bien existé. En dehors de Ciubo (Florin
Ciubotaru n. éd.), ceux qui auraient pu y appartenir n?étaient pas nombreux ; il fallait de l?humour et les artistes d?avant-garde n?
en ont gu?re le sens. Au Musée du Paysan, dans la salle ? La Peste ? installation politique ?, consacrée ? la collectivisation de l?
agriculture, j?ai repris certains aspects de ce type de projet ; ? La Peste ? est un écho tardif de la mise en évidence du laid et du
dérisoire que le groupe voulait dénoncer en l?affichant ostensiblement. A ce moment-l? nous n?avions pas l?intention d?aboutir ?
une installation, mais ? une simple agglomération d?objets ; on aurait pu faire une installation si on avait obtenu le portrait de Gh.
Gheorghiu-Dej en fils de cheveux réalisé par la coopérative ? L?hygi?ne ?, mais il n?y avait pas moyen de le trouver. C?était vers
?67-?68, Ceaușescu était déj? au pouvoir et cet ? oeuvre ? avait été probablement détruite. On aurait fait écouter au vernissage
de l?exposition du groupe de l?echelle de Galus un certain type de musique populaire, du Benone Sinulescu[2] tout au plus ? les
gens du pouvoir en étaient fous ? c?est-?-dire une musique populaire dégradée, originaire de la Plaine du Danube et d?Olténie,
dans la formule promue par les activistes des ? Foyers culturels ?. Il fallait utiliser aussi du parfum bon marché, du type ? eau deroses ? de production bulgare, ou la marque ? Krassna?a Plostchad ?. On se proposait d?inviter seulement les critiques les plus
imbéciles. Nous voulions rassembler tous ceux que le régime s?était asservis et qui étaient soit poltrons, soit idiots. Disons que
notre projet se situait de mani?re beaucoup plus explicite, et moins sophistiquée, ? peu pr?s au m?me niveau que celui abordé
brillamment un peu plus tard par l?esthétique du ? sous-réel ?.
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Je crois que l?exposition aurait pu rester ouverte pendant quelques jours ; au fond, elle aurait rassemblé des objets tr?s familiers,
promus par ? le nouveau mode de vie ? communiste. Mais au-del? de quelques jours, elle aurait fait scandale? Malheureusement,
nous ne l?avons pas réalisée ! Nous avions savouré tellement le projet, nous en avions parlé si longuement, et jusque dans les
moindres détails, que nous l?avions déj? épuisé. L?idée a été plus forte que la mise en oeuvre.
Mai ?68 en France m?a laissé une impression effrayante. C?était la révolte absurde et la destruction totale des valeurs ! Il va de
soi que maintenant j?ai compris le phénom?ne, je crois l?avoir correctement classé. Mais ? l?époque, arrivé de Roumanie ? o? le
communisme se caractérisait en premier lieu par l?anéantissement systématique de toute valeur authentique et par la promotion
des pseudo-valeurs ? dans un pays merveilleux comme la France, j?apprenais brusquement que certains avaient mis du feu,
avaient produit de dégâts, avaient dévasté les Champs Elysées, avaient mis des cigarettes ? la bouche des statues de Voltaire,lui avaient mis du rouge aux l?vres? (peut-?tre que Voltaire méritait un peu ce genre de traitement !) Les slogans soixante-huitards
du genre ? Il est interdit d?interdire ? résonnaient pour moi ? peu pr?s comme ceux dont le groupe de ? l?échelle de Galus ? se
moquait. Pour moi, les deux révoltes contre les valeurs se rattachaient d?une mani?re qui me semblait catastrophique. Quoique
de façon différente, l?Occident était envahi par la m?me fureur destructrice, il montrait le m?me mépris pour les qualités
authentiques et les hiérarchies.
Le groupe de ? l?échelle de Galus ? était au fond un exorcisme par le rire. C?était un rire fou. C?était peut-?tre un manque de
sérieux de ma part, mais je dois reconnaître que je m?amusais extraordinairement, toutes les horreurs que nous voulions mettre
en évidence faisaient mon délice. C?est de cette mani?re que j?ai pu les supporter, que j?ai pu filtrer tant bien que mal toute la
laideur et toute la fausseté qui nous entouraient. Notre projet fut formé ? l?époque du printemps de Prague. C?était un moment o?
nous nourrissions l?espoir d?une libéralisation ; nous croyions qu?un tel projet pouvait ?tre utile et que par le rire et le ridicule nouspouvions améliorer les choses. A partir de 1971, nous avons ri de moins en moins et lorsque Ceaușescu s?est mis ? démolir
Bucarest, nous n?avons plus ri du tout. L?atmosph?re était devenue sinistre.
Le groupe de ? l?échelle de Galus ? n?a rien donné. Toutefois, apr?s 1968-1969, j?ai travaillé ? une longe série de peintures
intitulées ? Graphiques de production ?. Ce th?me proc?de de la m?me source que celle de notre groupe ; j?avais recours aux m?
mes solutions pour concentrer, pour rendre plus aiguë la laideur et, de cette mani?re, la conjurer.
? Les avantages spirituels d?un artiste de l?Est ?
J?ai essayé de mener une vie de peintre normale. Je suis probablement parmi les rares artistes ? avoir réussi cela. Dieu s?est
porté ? mon secours? Je n?ai jamais vécu avec l?idée que l?Occident est quelque chose de miraculeux, une sorte de fruit interdit,
que je suis un peintre ? d?ici ?. J?ai pu voyager, j?ai travaillé pendant longtemps ? Paris, dans le Midi de la France, j?ai exposé en
France et en Angleterre. Dans ces conditions, il y avait certains avantages pour un artiste est-européen : la possibilité de suivre sa
ligne propre, sa propre recherche d?avant-garde ? sans ?tre contraint ? s?isoler, mais aussi sans faire des concessions au style
dominant de la peinture occidentale. J?ai écrit en 1990 un texte qui s?appelle ? Les avantages spirituels d?un artiste de l?Est ?. Il
est bien vrai que j?avais créé moi-m?me les avantages en question, qui relevaient d?une part de ma liberté de mouvement, mais
surtout de la liberté dont témoignait ma tentative de récupérer certains th?mes traditionnels et de les intégrer dans l?art moderne.
Peut-?tre que ce texte aurait d? s?appeler ? Les avantages d?un artiste de l?Est européen selon Horia Bernea ?, car il y avait
des artistes qui n?en étaient pas conscients ou surtout qui n?avaient pas eu la chance de mener ce style de vie. Beaucoup d?
entre eux, qui étaient des artistes peintres jeunes, moins connus, n?ont eu la possibilité de voyager, n?ont pu exposer ? l?étranger
qu?apr?s 1989. Ils ne pouvaient pas jouir des m?mes avantages que moi, je dois le reconnaître. J?ai voyagé beaucoup plus avant
qu?apr?s 1989, lorsque je suis devenu le directeur de Musée du Paysan.
Avant 1989 mes efforts visaient, je dirais, ? la normalité ; je voulais mener une vie normale : c?était en quelque sorte un défi jeté auvisage du communisme, qui n?avait en lui rien de normal. Ce n?était pas un effort délibéré d?opposition, ou du moins faire
opposition n?était pas mon but unique. Pour les artistes, qui vivaient dans une sorte de réservation, cet effort était d?ailleurs moins
pénible que pour d?autres intellectuels. Ne pas avoir d?obligations vis-?-vis de l?Etat communiste était un véritable avantage.
Cette autonomie préservait notre intégrité sur plusieurs plans. Nous ne connaissions pas le programme aberrant du travail de
bureau. C?était une vie aventureuse, qui offrait moins de sécurité, mais ce n?était pas une vie de prisonnier. Les autres vivaient
comme s?ils étaient en taule. Les médecins, les architectes, les enseignants devaient observer un programme quotidien et ne
pouvaient pas voyager ? l?étranger. Ils regardaient, avant la chute du régime, la télé deux heures par jour et éventuellement la
télévision bulgare (un luxe en mati?re de spectacle TV), ils faisaient la queue pour acheter des aliments et se réjouissaient
vraiment s?ils pouvaient se procurer du Pepsi ou du fromage. Je n?ai pas mené ce genre de vie, j?ai été plus libre ; j?ai pu
voyager, travailler et vivre pendant longtemps ? l?étranger.Cette liberté me fut tr?s précieuse ? cause de la perspective sur l?art européen et le phénom?ne artistique mondial qu?elle m?a
fournie, une perspective qui n?a pas changé brusquement au moment de la chute du communisme. J?ai acquis cette
connaissance (en quelque sorte ? vol d?oiseau) en séjournant en Occident et en y travaillant pendant quelques années. J?ai
nourri en échange une utopie (et on sait ? quel point l?utopie est dangereuse) quand j?ai cru que le premier souci de l?Occident
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artistique apr?s la chute du mur de Berlin serait de récupérer rapidement, afin de recevoir comme une bouffée d?air frais, l?
expérience des artistes de l?Est. De ces artistes qui, non par provincialisme, ni par retard ou par ignorance de ce qui se passait ?
l?Ouest en mati?re d?art, pratiquaient déj? une esthétique postérieure au communisme et surtout postérieure ? la modernité : non
au sens consacré du postmodernisme, mais surtout d?un art viable, qui dépasse les blocages, les limites et les impasses de l?art
moderne. Un art qui assume la modernité et qui passe au-del?. J?ai cru que ces tentatives seraient intéressantes au plus haut
point pour l?Occident, qu?elles seraient perçues, jugées et plus encore, qu?elles seraient stimulantes. Or, il n?en fut pas question.
On ne leur pr?ta pas la moindre attention. Si on veut se faire accepter, il faut se brancher aux formules esthétiques qui ont cours
maintenant en Occident. L?utopie dont je parlais était probablement mon point faible, moins lucide.
Mais la normalité, la liberté dans la vie que j?ai menée ont exigé, évidemment, un prix ? que j?ai payé. Je ne sais pas s?il s?agissait d?une option ou tout simplement d?un besoin naturel de normalité. J?habitais un studio dans un affreux quartier d?H.L.M.,
j?avais une voiture extr?mement modeste, je ne touchais pas de salaire. Je n?ai jamais conclu un contrat avec l?Etat, ce qui me
semble ?tre un fait important. Je n?ai jamais accepté d?exposer un de mes ouvrages aux manifestations artistiques officielles,
pour obtenir les faveurs du régime ; je ne l?ai fait m?me pas pour avoir de quoi vivre, ou pour vendre mes tableaux.
On m?a proposé ? un certain moment de devenir membre du parti. J?ai refusé formellement. J?ai répondu que j?avais des
réserves profondes ? ce n?était pas que je ne voulais pas devenir membre du parti, mais il pouvait arriver que, ? un certain
moment, les décisions du parti pouvaient entrer en contradiction avec mes propres convictions ! Et si un jour le parti m?obligeait ?
arr?ter ce qui était contraire ? ma conscience ? Je ne pouvais pas m?y engager. Ma liberté en sortirait endommagée, et je ne
pouvais pas accepter cela. ? Mais non ?, fut la réplique de la personne qui essayait de me convaincre. ? Ce sera ? nous de
prendre les décisions ?, disait-elle. ? Si nous sommes membres du parti, les décisions seront prises par nous ?. Lorsque lesdémolitions commenc?rent, je lui ai demandé : ? Quel est ton avis ? Tu voudrais que je sois d?accord ? ? Ceci est la partie
anecdotique. De toute façon, je n?avais pas l?intention de m?enrégimenter. Je n?ai évidemment pas condamné ceux qui, étant en
poste, ayant de petits salaires et sans autre solution pour avoir des promotions, étaient devenus membres du parti.
Mais, pour conserver cette liberté, nous avons d?, ma femme et moi, mener une vie plus que modeste. Nos revenus se
réduisaient ? son salaire et ? ce que nous rapportait la vente de mes tableaux aux collectionneurs. C?est l? un aspect qu?il ne
faut pas négliger. Telle création artistique d?un pays peut ?tre sauvée grâce ? quelques collectionneurs. Par exemple, je n?aurais
pu survivre si ces quelques collectionneurs n?avaient pas existé ; ils étaient plus ou moins bien orientés en mati?re d?art, plus ou
moins aisés, mais de temps en temps ils me donnaient une bouffée d?oxyg?ne et je pouvais mener mon train pendant un mois ou
deux. Je vendais des tableaux comme on vend des bas tricotés. Les collectionneurs étaient au fond des gens modestes comme
revenus. Ils me payaient pour un tableau l?équivalent de leur salaire mensuel et de cette mani?re je pouvais résister encore
pendant un mois. J?étais comme un cordonnier qui ressemelait des chaussures.
Les longs voyages ? l?étranger et les périodes de travail dans les monast?res, en Roumanie, compensaient ce style de vie. Au
fond, j?ai vécu en isolé. Si je n?ai pas souffert ? cause du H.L.M. et de l?étage X o? j?habitais, ? cause du paysage déprimant d?
alentour, c?est aussi parce que je n?y restais que pendant quatre ou cinq mois par an. Le reste, je le passais ? l?étranger ou dans
un monast?re, o? la vie était différente. Tesacani aussi était une réservation, sans aucun rapport avec l?atmosph?re et les
conditions de vie du pays. Son monde prenait fin ? la clôture de l? ? Etablissement culturel ? qu?était Tescani. C?était une île, m?
me si le luxe n?était pas formidable. Mais on pouvait rentrer ? Bucarest avec deux kilos de viande par exemple, ou bien quelqu?
un de la région vous rapportait un bon morceau de f?ta ; j?avais un ami qui travaillait ? la papeterie de Letea, pas loin de Tescani,
et qui bourrait le coffre de ma voiture de papier hygiénique : de retour ? Bucarest, j?en faisais cadeau ? tous. Tels étaient les
bienfaits qui nous réjouissaient ? cette époque-l? et nous devrions nous servir d?exemples de ce genre pour cofondre ceux qui
aujourd?hui éprouvent de la nostalgie pour le communisme.*
Aujourd?hui on conteste plus ou moins sév?rement la notion de ? résistance par la culture ?. Je crois qu?il faudrait nuancer.
Poursuivre sa petite création personnelle, ses propres intér?ts, en faisant semblant de ne pas savoir ce qui se passe autour de
soi, en s?isolant, en acceptant (et m?me en justifiant) le régime communiste est une chose, mais travailler pour l?affirmation de
certains idéaux, d?une certaine spiritualité, d?un type de monde que le communisme essayait de détruire en est une compl?
tement différente. Un autre type de résistance entrait en jeu lorsqu?on travaillait non seulement pour préserver des valeurs
essentielles, mais provoqué justement par la réalité environnante ; lorsqu?on travaillait pour riposter aux horreurs du régime et que
l?oeuvre ainsi réalisée était partagée par un public plus ou moins large. Cela s?appelle résistance ! Et elle a compté pour nous.
Malheureusement, comme il arrive dans le cas de bon nombre d?actions humaines, au lieu de comprendre l?aspect profond d?
une attitude, on en perçoit seulement l?extérieur, la forme. Apr?s avoir exposé la série ? Colline ?, bien d?artistes se sont mis ?peindre un grand nombre de collines, d?arbres, de montagnes?
M?me le fait de survivre authentiquement pouvait ?tre considéré comme une résistance. Si dans un pays tous les peintres
importants disparaissent, la peinture disparaît aussi.
Je voudrais ajouter encore quelque chose. A cette époque-l?, la résistance avait pour nous un sens. Nous avions d?une part la
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conscience du fait que le monde terrible dans lequel nous vivions nous déterminait, par contraste, ? ?tre plus sensibles, ? faire
attention davantage aux choses fondamentales. On nous refusait au fond presque toute possibilité d?agir dans le concret. On ne
pouvait pas se faire bâtir une maison, ni entreprendre quoi que ce f?t, aucun projet d?envergure ; on était comme dans une
réservation, prisonniers d?un jeu aux r?gles absurdes. Face ? ce monde inique, il y avait d?autre part le mod?le d?un monde
meilleur ? le monde occidental ? qui avait lui aussi, évidemment, ses probl?mes, ses vices, mais qui signifiait pour nous le monde
de la normalité, vers lequel nous regardions avec confiance, avec espoir, comme vers une ? solution ?.
Or, aujourd?hui, lorsque nous avons affaire ? ce monde occidental de plus en plus, et non par des contacts strictement
personnels, lorsque nous voulons en adopter le mod?le, nous nous rendons bien compte qu?il impose lui aussi une tyrannie, non
violente sans doute, mais réelle. C?est la tyrannie démocratique du consensus, de l?idéologie dominante, d?une rhétorique du political correctness. Il est bien étrange de constater que, apr?s le r?gne brutal du nombre, de la quantité, de la majorité, d?autres
formes de tyrannie se manifestent aujourd?hui, peut-?tre plus comiques, mais aussi plus délét?res puisque plus insidieuses : le r?
gne de la minorité, du relativisme, du refus des valeurs et des hiérarchies qualitatives.
Enfin, la transition roumaine a créé et a instauré une extraordinaire confusion morale et m?me sociale. Je me suis toujours
demandé pourquoi le communisme, qui a avalé des millions de victimes sans qu?on p?t l?ébranler, s?est dissolu si facilement,
suite ? une simple décision prise ? Malte. La seule explication, ponctuelle en quelque sorte, qui m?ait paru vraisemblable a été
fournie par une certaine historienne allemande qui a donné une conférence au Groupe pour le Dialogue Social. Elle était parvenue
? la conclusion, tr?s valable je crois, que tous les gouvernants des pays communistes ? mais surtout les chefs des polices secr?
tes ? n?acceptaient plus que leurs enfants ne pussent bénéficier des privil?ges acquis par la génération de leurs parents. Or,
hériter de privil?ges, de fortunes, d?une position, cela n?est possible que dans un syst?me de type capitaliste, basé sur le droit depropriété. Les chefs communistes avaient préparé un mauvais coup au communisme : tous ou presque tous. Ainsi nous vivons
aujourd?hui dans une société capitaliste bâtie par les communistes ? c?est leur r?gne ! Ce qui nous oblige encore ? opposer
notre résistance, mais envers quelque chose de plus difficile ? identifier, de plus diffus.
Les amis
Ils ont signifié pour moi ce que les amis signifient toujours. Mais je crois que nous étions plus solidaires pour des raisons
extérieures : en premier lieu, la haine du régime ? qui ( c?est ? peine apr?s 1989 que je n?en suis rendu compte) avait pour
chacun d?entre nous un sens différent. J?ai pu constater alors que chacun était dérangé par autre chose, et ? des niveaux tr?s
différents, que nous avions tous des options différentes. Comme sujet, nos discussions quotidiennes étaient presque masochistes :
on annonçait les mauvaises nouvelles et on parlait sans cesse des événements affreux qui survenaient. Chacun ressentait le
besoin d?enchérir, d?apporter une nouvelle encore plus désastreuse, en colportant la rumeur de mesures encore plus dures, que
Ceaușescu était en train de prendre ou de préparer. Tout culminait avec les informations de derni?re heure, selon lesquelles
seulement 6 pour cent de Bucarest serait resté debout, ce qui aujourd?hui serait vrai si le régime n?était pas renversé.
Dans les cercles d?amis intimes, o? les m?mes intér?ts professionnels ou spirituels étaient manifestés, la situation était
évidemment différente. Jamais on n?a débattu je crois des probl?mes de l?art apr?s 1989 comme on le faisait alors : c?était une
préoccupation pour les buts derniers de l?art, pour le sens de la création. Et, ce qui est encore plus remarquable, le ton n?était
pas celui d?une discussion de salon un peu snob, mais d?un débat autour d?un probl?me vital . Nous avions, dans ces moments,
la conscience des ? avantages ? de l?Est-européen par rapport ? l?Occidental, nous avions presque un sentiment de supériorité.
Les mis?res, les malheurs, les difficultés, tout cela était vrai. Mais il y avait aussi la chance d??tre moins superficiel, de faire
attention davantage, d??tre vraiment impliqué dans les probl?mes essentiels, et engagé dans la recherche des solutions. Je me
rapporte ici dans la m?me mesure aux intér?ts spirituels. J?ai toujours pris le devant en ce domaine, tout en restant le dernier. J?aipoussé par exemple beaucoup de gens ? fréquenter l?Eglise, mais moi-m?me je m?y suis rendu moins souvent. En d?autres
termes, je suis un bon propagandiste. Je suis en quelque sorte concerné par le mot de Isaac le Syrien : ? Prends soin de faire en
sorte que, lorsque tu aides ton voisin ? bâtir sa maison, la tienne ne s?effondre pas ! ? Je me suis trouvé dans la situation de bâtir
la maison du voisin. Je ne sais pas pourquoi? Peut-?tre par orgueil, pour ne pas nommer une qualité ? l?altruisme, par exemple.
J?ai formé également beaucoup de peintres. Le Musée du Paysan Roumain est sans doute une mani?re de persévérer dans
cette voie? Je suis quelqu?un qui a le sens de l?? émulation culturelle ?. Maintenant j?ai renoncé ? cet élan ; je suis exaspéré de
constater que je n?ai pas le temps, que la vie est tellement br?ve qu?il me faudrait en vivre trois autres pour faire tout ce que je
veux et tout ce que je me sens capable de faire. Ensuite, le milieu est différent, les attentes, les intér?ts des gens ont changé.
Dans les années ?68-?75, il y avait autour de moi un grand nombre d?amis avec une forte inclination pour la mystique, attirés en
général par la spiritualité orientale et surtout par le bouddhisme. Ce n?était pas tout simplement une mode? Un besoin derenouvellement, de liberté, de recherche de l?essentiel était dans l?air. Il y a des périodes o? les choses commencent ? bouger,
o? l?air se déplace d?une autre mani?re. Or, j?ai conduit beaucoup de ces amis vers l?église et vers la théologie orthodoxe : en
leur montrant par exemple combien de merveilles on peut trouver dans la Philocalie, chez Saint Maxime le Confesseur, dans l?
hésychasme. Ils se sont tellement tournés vers le christianisme oriental, qu?aujourd?hui ? et ? juste titre ? ils m?en donnent des
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leçons.
Il y a quelque chose qui m?est caractéristique : mes lectures ne sont pas nombreuses, mais elles sont faites avec beaucoup d?
attention. J?ai découvert la littérature des asc?tes orientaux grâce au peintre George Berindei qui, apr?s avoir vécu les horreurs de
la guerre, entra au couvent lorsqu?il fut de retour et se fit moine. Par la suite, il avait été obligé d?y renoncer, il s?était marié ; sa
peinture était une géométrie disons théologique, une géométrie spirituelle. Nos entretiens étaient prolongés ; parfois il m?envoyait
des lettres. Et, lorsqu?il m?écrivait, il donnait souvent des citations, comme tout moine, tirées des P?res de l?Eglise, des maîtres
spirituels, d?Evagre le Pontique ou de quelqu?un d?autre. Mes premi?res lectures dans ce domaine ont été, bien s?r, difficiles,
surtout ? cause du langage archa?sant des traductions, qui n?a pas évolué jusqu?? présent. Ce langage m?en a tenu ? distance
pendant quelque temps. Aujourd?hui je me suis parfaitement accommodé avec ce type de langage. Mais je crois qu?il entrave lacompréhension de l?esprit orthodoxe. Aujourd?hui encore nous ne pouvons consulter que la traduction de Dumitru Stăniloae (qui
est elle aussi archa?sante) ou la variante politiquement correcte du discours religieux.
Je m?entretenais pendant des nuits enti?res avec le peintre Paul Gherasim et le po?te Daniel Turcea sur des probl?mes de
spiritualité et d?asc?se, sur l?art byzantin. Mais c?est surtout avec G. Berindei que j?ai eu de tr?s bons contacts. Ce domaine lui
était parfaitement familier ; son expérience était directement issue de sa pratique de moine. Je pouvais m?approprier ainsi des
connaissances que mes lectures ou mes propres préoccupations ne m?auraient révélées que tr?s tard, sinon jamais. De mon
côté, j?apportais une sensibilité, un vécu propres, ce qui était enrichissant pour lui. Les rencontres avec le po?te Daniel Turcea ont
duré assez peu : il est mort jeune. Il a vécu si intensément, que cinq vies lui auraient ? peine suffi pour br?ler tant d?étapes,
comme il l?a fait dans sa vie extr?mement br?ve. C?était quelqu?un de tr?s spécial. Ayant plus de temps ? ma disposition, je me
suis permis de jouer un peu avec tout cela et de spéculer, de prendre des détours, de me poser des questions. Lui, il br?la d?unepassion si intense, qu?il en fut consumé.
[1] Nom d?une marque de peintures et de vernis, tr?s populaire pendant l?époque communiste en Roumanie, fréquemment
utilisée pour peindre par exemple les oeufs de Pâques. (Note du traducteur)
[2] Chanteur de morceaux folkloriques prisé du grand public dans la Roumanie des années 60-70. (n. trad.)