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Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles L'au-delà et ses représentations chez David Hume Pierre Morère Citer ce document / Cite this document : Morère Pierre. L'au-delà et ses représentations chez David Hume. In: Espaces et représentations dans le monde anglo- américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1981. pp. 135-146; doi : 10.3406/xvii.1981.2182 http://www.persee.fr/doc/xvii_0294-1953_1981_act_13_1_2182 Document généré le 24/05/2016

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Colloque - Société d'étudesanglo-américaines des 17e et 18e

siècles

L'au-delà et ses représentations chez David HumePierre Morère

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Morère Pierre. L'au-delà et ses représentations chez David Hume. In: Espaces et représentations dans le monde anglo-

américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1981.

pp. 135-146;

doi : 10.3406/xvii.1981.2182

http://www.persee.fr/doc/xvii_0294-1953_1981_act_13_1_2182

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Pierre MORÈRE Université de Grenoble III

L'AU-DELA ET SES REPRÉSENTATIONS CHEZ

DAVID HUME

Évoquer les problèmes de l'Au-delà et de ses représentations dans la philosophie- de David Hume peut, à première vue, relever du paradoxe. On voit mal, en effet, comment, dans un système de pensée, qui fonde la connaissance sur les données de l'expérience, les spéculations d'ordre métaphysique peuvent trouver leur place. Hume est bien le sceptique par excellence dans cette seconde moitié du XVI I lème siècle écossais, mais son œuvre comporte néanmoins deux écrits importants sur la religion : 777e Natural History of Religion (1757) et Dialogues Concerning Natural Religion (1779). Il convient aussi d'ajouter des essais tels que «Of Superstition and Enthusiasm», «The Essay on Miracles» et «On the Immortality of the Soul». L'ensemble de ces titres suffit déjà à montrer que les problèmes de l'au-delà constituent une préoccupation pour Hume. Il est un fait que la religion, en ses manifestations quotidiennes, est une donnée de l'expérience, et que, pour cette raison même, elle intéresse le philosophe. En outre, elle occupe aussi une place importante dans les spéculations abstraites. Si la religion révélée, par conviction pour les uns, par prudence pour les autres, semble ne pas être mise en cause, la religion naturelle soulève, en revanche, de nombreuses questions. La croyance en l'existence de Dieu, en sa bonté, en la nature spirituelle et immortelle de l'âme qui sont un acquis pour les dogmatiques comme pour les théistes, révèlent cependant de vastes zones d'ombre que les sceptiques — et David Hume est le premier parmi eux — ne manquent pas de souligner.

Hume aborde les problèmes de l'Au-delà, les représentations de l'espace invisible, en accord avec les principes qu'il énonce dans son Treatise of Human Nature de 1739. Autant dire que son étude rejette les a priori et qu'elle ne se fonde que sur l'observation du fait religieux et des démarches intellectuelles qu'il inspire. Les interrogations que pose Hume sur les fondements de la religion intéressent donc la raison et la nature humaine.

Une fois précisé le principe que seule l'expérience est source de connaissance, il ressort en premier lieu que les conceptions que

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les hommes se font de l'au-delà, ses manifestations présumées dans notre existence et les influences qu'il exerce sur elle, peuvent s'observer dans une perspective historique.

Ainsi, contrairement à la tradition judéo-chrétienne qui présente le polythéisme comme une perversion idolâtre du monothéisme originel, Hume estime que la croyance en des divinités multiples est la représentation spontanée que les hommes se sont d'abord fait de l'espace invisible.

L'essai sur la religion naturelle a beau laisser de côté le problème de la Révélation, celui-ci n'en transparaît pas moins souvent en filigrane pour se voir refuser d'ailleurs le caractère illuminatoire et historique que lui attribue l'Écriture. Selon Hume, l'histoire ne montre pas que la Divinité s'est révélée aux hommes pour leur apporter la Lumière, mais que ce sont eux qui ont au contraire projeté sur des forces mystérieuses et invisibles les puissances obscures de la Nature. Le fait religieux est donc, à l'origine, lié à l'ignorance.

If we would, therefore, indulge our curiosity in enquiring concerning the origin of religion, we must turn our thoughts towards idolatry and polytheism, the primitive Religion of uninstructed mankind.1

De la même manière, bien que la Bible ne soit jamais directement citée, c'est à elfe que fait songer Hume quand il évoque les faits historiques transmis par la tradition orale et toutes les modifications qu'ils subissent. L'imagination altère les faits et enveloppe de merveilleux ce qui ne relevait au départ que du strictement humain. Les Évangiles, rédigés longtemps après les faits rapportés, mettent en évidence la fragilité des témoignages, et il n'y a qu'un pas pour conclure que le côté surnaturel du récit n'a d'autre source que les constructions fallacieuses de l'imagination humaine.

Pour David Hume, la religion est un fait de civilisation, et il note que sa présence, son influence, sont autant de signes de révolution d'une société. En homme de I' Enlightenment, Hume croit que la marche de l'histoire est liée à celle du progrès, et que plus l'on remonte dans le temps, plus l'on constate une omniprésence du fait religieux identifié d'ailleurs à la superstition. Selon Hume, l'absence d'ordre et de gouvernement à l'époque barbare, les aléas de la vie humaine alors soumise aux caprices du hasard et de l'inexpliqué, mettent en action le cycle maléfique de la crainte et de la superstition2. Dans les systèmes polythéistes, les représentations de l'au-delà sont non seulement \e produit de l'ignorance, mais elles en

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perpétuent l'état. Loin d'expliquer les mystères de l'univers et de remonter à un principe de création unique, les divinités du polythéisme ne sont associées qu'à des phénomènes divers aboutissant à une atomisation des mystères de la Nature, et, partant, à leur obscurcissement accru. On pourrait penser, dans un premier temps, que la critique des premières religions polythéistes chez Hume constitue un préambule à un éloge du monothéisme. Or, il n'en est rien, car le philosophe situe polythéisme et monothéisme dans une corrélation historique :

But the same anxious concern for happiness.which engenders the idea of these invisible, intelligent powers, allows not mankind to remain long in the first simple conception ot them ; as powerful, but limited beings ; masters of human fate, but slaves to destiny and the course of nature. Man's exaggerated praises and compliments still swell their idea upon them ; and elevating their duties to the utmost bounds of perfection, at last beget the attitudes of unity and infinity, simplicity and spirituality. Such refined ideas being somewhat disproportioned to vulgar comprehension, remain not long in their original purity ; but require to be supported by the notion of inferior mediators or subordinate agents, which interpose betwixt mankind and their supreme deity.3

Hume ne voit donc pas de différence de nature entre théisme et monothéisme, mais décrit au contraire leur inscription temporelle dans un mouvement de flux et de reflux qui les met l'un et l'autre sur- un pied d'égalité. Il ressort de ce constat historique que les représentations de l'au-delà demeurent une constante de l'âme hmaine, et que seule varie leur expression dans le temps. On voit ce que l'application d'un tel principe implique pour le christianisme : le catholicisme et le protestantisme, dans l'optique de Hume, rappellent l'un et l'autre le polythéisme et le monothéisme, et vaines sont, au regard de l'histoire, leur prétention à détenir la vérité. Le christianisme aussi ramené au rang des autres religions de l'histoire, ne représente pas un stade d'évolution achevé. Bien au contraire : Hume note que le polythéisme favorise l'épanouissement de l'homme dès lors qu'il peut se sentir enclin à rivaliser avec les divinités imparfaites qu'il honore :

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Upon the whole, the greatest and most observable differences betwixt a traditional, mythological religion, and a systematical, scholastic one, are two : The former is often more reasonable, as consisting only of a multitude of stories, which, however groundless, imply no express absurdity and demonstrative contradiction ; and sets also so easy and light on men's minds, that tho' it may be as universally received, it makes no such deep impression on the affections and understanding.4

Il ressort de ces diverses remarques que la mise du fait religieux en contexte historique aboutit déjà chez Hume à deux conclusions d'importance : le flux et le reflux du monothéisme et du polythéisme constituent un système clos, mécanique, qui exclut la notion de progrès chère à VEnlightenment. D'autre part, les vertus comparées de ces deux formes de religion soulignent le caractère éminemment relatif de leurs représentations de l'au-delà, et, en conséquence, celui de la vérité elle-même. On notera cependant que, pour Hume, le polythéisme, plus ouvert et beaucoup moins dogmatique, offre l'avantage de ne pas être dominateur.

Le deuxième aspect des représentations de l'au»delà présent aussi bien dans The History of Natural Religion que dans les Dialogues est l'analyse des fondements psychologiques de la religion.

Hume fait d'abort remarquer que l'appréhension de puissances invisibles a pour cause première des passions strictement humaines. Laquêtedu bonheur, l'incertitude de l'avenir, l'angoisse de la mort, les nécessités de la vie, sont autant de données de l'expérience qui suscitent en l'homme le recours à des divinités cachées. Alors que le théisme, religion des philosophes, conclut à l'existence d'un Dieu unique par la seule contemplation des œuvres de la Nature, la religion populaire ne s'émerveille pas du quotidien. Hume estime que pour la foule ignorante le banal et le naturel se confondent par la force de l'habitude, et que seuls les événements extraordinaires parviennent à la tirer de la léthargie. Il apparaît aussi que l'existence d'un au-delà ne s'impose à l'homme qu'à partir de besoins terrestres. Ignorant qu'il est des mystères qui l'entourent, dans l'incapacité qu'il est de se prémunir contre les maux dont il est sans cesse menace, il en vient à penser que les effets qu'il observe ont pour cause des êtres obscurs à la fois supérieurs et semblables à lui, dont il importe de se concilier les grâces. Hume explique donc l'imagination de l'au-delà chez l'homme par son impuissance à cerner

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l'univers où il vit. Les causes inconnues auxquelles il est amené à croire naissent des sentiments d'espoir et de crainte. Rien de plus normal alors que l'appréhension de l'invisible, que l'exploration de l'inconnu se fondant sur le connu, l'anthropomorphisme soit l'inévitable corollaire de l'imagination de l'au-delà. Or, si ces remarques ne s'appliquent qu'à la religion populaire, Hume constate aussi qu'elles concernent le théisme. Il suffit pour s'en rendre compte de se reporter aux propos que tient Cléanthes dans les Dialogues :

The curious adapting of Means to Ends, Throughout all Nature, resembles exactly, tho'it much exceeds the Productions of Human Contrivance, of human Design, Thought, Wisdom, and Intelligence. Since therefore the Effects resemble each other, we are led to infère, by all the rules of Analogy, that the Causes also resemble ; and that the Author of Nature is somewhat similar to the Mind of Man ; tho' possessed of much larger Faculties, proportion^ to the

Grandeur of the Work, which he has executed. By this Argument a posteriori, and by this Argument alone, do we prove at once the Existence of a Deity, and his Similarity to human Mind and Intelligence.5

L'étude comparée des propos que Hume tient sur le théisme et sur la religion populaire révèle ainsi qu'il n'y a pas davantage entre ces deux représentations de l'au-delà une différence de nature. Le théisme ne serait alors rien d'autre qu'une forme intellectualisée des croyances populaires. Le principe de l'anthropomorphisme apparaît d'ailleurs aussi en d'autres domaines : celui de la poésie où les personnifications abondent, celui de la philosophie elle-même où la matière se voit parfois conférer des affections humaines6. Selon Hume, donc, cette tendance qu'a l'homme de projeter sur l'inconnu ses propres sentiments et modes de pensée concerne l'ensemble des activités humaines, quel que soit le degré d'évolution de l'individu, quelle que soit son intelligence. La croyance en l'existence d'êtres invisibles résulte donc, d'après _Hume, de notre facture psychologique, et des variations que celle-ci subit selon les circonstances. Le philosophe note à cet égard que les périodes de bien-être, considérées comme un dû allant de soi, sont peu favorables à l'épanouissement du sentiment religieux, alors qu'au contraire, la souffrance incite à rechercher dans l'au-delà le soulagement et l'espoir que le présent ne peut apporter. Autant dire que la religion procure une consolation trompeuse à des maux réels.

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Hume lève ici le voile sinistre que les représentations de l'au-delà peuvent jeter sur la condition humaine, au lieu de l'éclairer et de contribuer à sa libération. La religion, née de l'obscurantisme et contribuant à le perpétuer, ne résiste pas à la critique de Hume :

The Doctrine of one supreme deity, the author of nature, is very antient, has spread itself over great and populous nations, and among them has been embraced by all ranks and conditions of persons : But whoever thinks that it has owed its success to the prevalent force ot those invincible reasons, on which it is undoubtedly founded, would show himself little acquainted with the ignorance and stupidity of the people, and their incurable prejudices in favour ot their particular superstitions.7

Dans l'analyse humienne des sources psychologiques de la religion se dessine le souci constant de mettre en évidence les conséquences pratiques de la croyance en l'au-delà. C'est ainsi que, soulignant les différences entre la foi affichée et le comportement quotidien des gens, Hume fustige l'hypocrisie. La religion recèle ses propres germes de destruction : source théorique de morale, elle se fait l'ennemie de la morale. A la lumière de ce que Hume a pu écrire sur le monothéisme et le polythéisme, il est évident que c'est au christianisme et particulièrement au presbytérianisme qu'il songe lorsqu'il précise :

Men do not avow, even to their pwn hearts, the doubt, which they entertain on such subjects : They make a merit of implicite faith ; and disguise to themselves their real infidelity, by the strongest asseverations and most positive bigotry.8

L'étude des fondements psychologiques de la religion fait apparaître chez Hume l'origine essentiellement humaine des représentations de l'au-delà. La religion, selon lui, est le produit de nos passions. Ses conséquences pratiques, tant sur le plan de la connaissance que sur celui de la morale, sont néfastes. Le philosophe de Y Enlightenment, rejette l'obscurantisme et l'hypocrisie qui sont autant d'entraves à l'homme qui vit dans un siècle où il veut comprendre sa condition réelle pour en mieux contrôler la destinée.

Si Hume ne s'embarrasse pas pour dénoncer la religion populaire, son scepticisme corrosif n'épargne pas davantage celle

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des philosophes dont les théories ne lui semblent guère être autre chose qu'une forme intellectualisée de la foi du commun. A cet égard, les Dialogues Concerning Natural Religion constituent la mise au point ultime que Hume nous a laissée sur les représentations de l'au- delà.

L'ouvrage met en scène trois personnages qui incarnent chacun les principales théories sur la religion naturelle dans la seconde moitié du XVI I le siècle : Démea, l'orthodoxe, qui voit dans la religion naturelle la confirmation philosophique de la religion révélée; Cléanthes, le théiste, pour lequel l'étude des phénomènes de la Nature conduit, par enchaînement causal et par analogie, à l'idée d'un Dieu unique, créateur de l'univers ; et enfin Philon, porte-parole de Hume lui-même, pour lequel il n'est de connaissance réelle que celle reposant sur les données immédiates de l'expérience, et au delà desquelles tout n'est qu'hypothèse invérifiable. La mise en parallèle de ces trois conceptions de l'espace surnaturel constitue à la fois une précision de l'épistémologie humienne en matière de religion, et une indication des diverses étapes que le philosophe a sans doute lui-même franchies.

Le discours de Philon pose de prime abord le principe des limites de la raison humaine. Le monde qui nous entoure est déjà source de grands mystères ; comment peut-on alors, sans risque d'erreur, échafauder des théories sur l'univers et sur l'éternité ? Si la raison et l'expérience sont des moyens suffisants pour réfléchir sur des problèmes de commerce, de politique, de critique et de morale, nos moyens habituels d'investigation deviennent inadéquats dès lors que l'on aborde les problèmes de la métaphysique. Certes, dans les Dialogues, les trois personnages s'accordent sur l'existence d'un Dieu unique, principe de l'univers : le problème de sa nature est, en revanche, l'objet de leur désaccord profond.

D'emblée, Philon rejette l'anthropomorphisme, car celui-ci accorde à la divinité des attributs qui sont ceux des affections et du language humains et qui, par conséquent, sont imparfaits et ne peuvent recouvrir la réalité de Dieu. Le principe d'analogie qui conduit à déceler une ressemblance entre l'esprit humain et celui de Dieu manque de rigueur. De même, Philon, reprenant certains principes déjà énoncés dans The Treatise of Human Nature (1739) à propos de l'enchaînement causal9, souligne que cette démarche intellectuelle, poussée à ses limites extrêmes, conduit rapidement à faire abstraction des données de l'expérience, et permet alors d'affirmer en toute bonne logique que le monde peut avoir une origine matérielle aussi bien que spirituelle. Poursuivant son arqumentation.

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Philon insiste sur le caractère relatif de la pensée : deux individus ne perçoivent jamais le monde d'une manière identique. L'anthropomorphisme ne peut donc conduire à une définition unique et universelle de Dieu : les représentations que chacun se fait de l'espace métaphysique ne sont jamais que des projections individuelles de désirs isolés et sensiblement différents les uns des autres.

Par l'intermédiaire de Philon, Hume se livre à une critiq'ue systématique du théisme qui fonde sa représentation de l'espace surnaturel sur une argumentation a posteriori. Le bel agencement de la Nature, affirme-t-on, est la preuve en soi de l'intervention d'une intelligence suprême. A cela Hume objecte que le désordre est également une composante de la Nature :

We have, indeed, Experience of Ideas, which fall into Order, of themselves, and without any known Cause : But I am sure, we have a much larger experience of Matter, which does the same ; as in all Instances of Generation and Vegetation, where the accurate analysis of the Cause exceeds all human Comprehension. We have also Experience of particular Systems of Thought and of Matter, which have no Order ; of the first, in Madness, of the second, in Corruption10.

Ce que Philon met ici en évidence, c'est la multiplicité des phénomènes de la Nature qui rend aléatoire la démonstration a posteriori d'un dessein unique. La seule chose qu'il admette, c'est l'existence d'un principe inhérent à l'esprit et à la matière ; mais la nature même de ce principe ne peut que nous demeurer inconnue. Les représentations de l'au-delà ne sont donc que des productions imaginaires soumises aux aléas de l'expérience de chacun et, qui plus est, rendues nécessairement confuses par le caractère flou du langage. En ramenant de la sorte les problèmes de la religion naturelle à une querelle de mots, Hume souligne la vanité de la tentative de vouloir représenter l'au-delà et les puissances invisibles qui l'habitent.

L'argumentation a priori, représentée par Déméa, ne trouve pas davantage grâce aux yeux de Philon. Dans les Dialogues, Déméa et Philon semblent un moment s'accorder contre Cléanthes pour affirmer que les infirmités de la raison humaine interdisent de comprendre la nature des attributs divins par la voie rationnelle. Toutefois, à la facture composite, incertaine et contradictoire de l'esprit humain, Déméa oppose l'unité et la simplicité de la nature divine, son caractère immuable, sa capacité d'embrasser à la fois le présent, le passé et l'avenir. Mais, ce faisant, Déméa fournit la définition d'attributs divins qu'il juge par ailleurs incompréhensibles.

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Philon pourra donc lui opposer que l'argumentation a priori est le propre des mathématiciens et des métaphysiciens, et que ces derniers ont voulu appliquer à la religion une méthode tout à fait inappropriée.

L'argument le plus révélateur avancé dans la discussion qui oppose les trois philosophes est celui concernant la misère de la condition humaine. On a vu que Hume considère que c'est du malheur et de la crainte que naissent les projections imaginaires vers un espace métaphysique libérateur. On ne peut oublier cependant que cette misère constitue aussi l'un des dogmes fondamentaux du christianisme : l'homme marqué par la faute originelle peut espérer le salut dans la vie éternelle. A partir de cette notion, les représentations d'un espace de félicité situé dans l'au-delà peuvent paraître salutaires tant sur le plan individuel que sur le plan social en général. Or, partant du constat de la misère du monde. Hume met en relief les failles de l'anthropomorphisme de Cléanthes, le théiste, et la prétendue bienveillance de la divinité soutenue par le dogmatique Déméa. Philon rappelle les lois impitoyables de la vie :

Observe, too, says Philo, the curious Artifices of Nature, in order to imbitter the Life of every living Being. The stronger prey upon the weaker, and keep them in pejpetual Terror and Anxiety. The weaker too, in their turn, often prey upon the stronger, and vex and molest them without Relaxation11.

La religion naturelle qui, par définition, ignore la Révélation, et, par conséquent, le péché originel, va devenir, dans le propos de Philon, une arme particulièrement acérée. Si l'on en croit les théistes qui remontent à Dieu pour analogie anthropomorphiste, comment peut- on accepter l'idée d'un Etre suprême parfait et infiniment bon ? Certes, l'organisation de la Nature révèle une finalité mais rien ne prouve, bien au contraire, que celle-ci est le bonheur de l'homme. D'après Hume, le principe d'analogie des théistes ne peut pas permettre d'inférer un Dieu parfait et un espace surnaturel idéal à partir du monde tel qu'il nous est livré par l'expérience, et Hume retrouve ici les accents de Voltaire dans Candide avec, il faut bien le dire, l'humour en moins. On ne peut que mesurer lechemin parcouru depuis le siècle précédent lorsque Bossuet écrivait :

L'impie demande : Pourquoi Dieu est-il ? Je lui réponds : Pourquoi ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu'il est parfait : et la perfection est-elle un obstacle à l'être ? Erreur insensée ;

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au contraire, la perfection est la raison d'être. Pourquoi l'imparfait serait-il, et le parfait ne serait-il pas ?12

Les propos pessimistes de Philon, et donc de Hume, semblent trancher singulièrement avec l'optimisme de \' Enlightenment. Parmi les trois interlocuteurs des Dialogues, c'est Cléanthes qui semble, à première vue, le mieux représenter l'esprit de son siècle, et pourtant ses arguments sont la cible privilégiée de la critique de Philon. Déméa, figé qu'il est dans son dogmatisme, représente néanmoins aussi un mouvement de pensée qui est loin d'être négligeable à son époque. On songe en particulier à l'école du sens commun d'Aberdeen dont certains membres tels que Reid et Beattie avaient critiqué le scepticisme de Hume.

Par l'intermédiaire de Philon, Hume interpelle son siècle sur les représentations de l'au-delà, sur leur bien-fondé philosophique et sur les conséquences pratiques qu'elles entraînent. On peut estimer d'ailleurs que Oéméa et Cléanthes illustrent les étapes du cheminement propre de Hume : celle du dogmatisme, rapidement franchie ; celle du théisme, également rejetée ; et enfin celle du scepticisme dont Philon transmet le message posthume dans les Dialogues.

Peut-on dire pour autant que la critique des représentations de l'au-delà chez Hume est purement négative et qu'elle se borne à faire surgir le doute ? Sur le plan de la foi, la démarche humienne est certainement corrosive. En tout état de cause, le propos n'était pas de donner une vigueur nouvelle au sentiment religieux, mais de faire prendre à l'homme conscience de ses propres limites, et de les assumer. Hume n'a qu'une seule certitude quand il écrit :

That the works of Nature bear a great Analogy to the Productions of Art is evident ; and according to all the Rules of good Reasoning, we ought to infer, if we argue at all concerning them, that their Causes have a proportional Analogy. But as there are also considerable Differences, we have reason to suppose a proportional Difference in the Causes ; and in particular ought to attribute a much higher Degree of Power and Energy to the supreme Cause than any we have ever observ'd in Mankind. Here then the existence of a Deity is plainly ascertain'd by Reason ; and if we make it a Question, whether on account of these Analogies, we can properly call him a Mind or Intelligence, notwithstanding the vast Difference which may reasonably be suppos'd between him and human Minds ; what is this but a mere verbal Controversy ?13

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En ramenant ainsi l'ensemble des interprétations des représentations de l'au-delà à une querelle de mots, Hume insiste sur le caractère relatif des croyances religieuses. Outre sa conviction qu'il existe un principe suprême de l'univers, sa seule certitude est que les conséquences pratiques de la croyance qu'ont les hommes en un au- delà peuplé de puissances invisibles ont toujours été des plus néfastes. En cela, Hume est bel et bien un homme de \' Enlightenment dans la mesure où il rejette l'obscurantisme. Paradoxalement, il fait des limites de la raison la marque même de la grandeur humaine. La connaissance de ces limites, loin d'être une infirmité, est au contraire pour le philosophe la condition d'accès à la lumière.

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NOTES

1. HUME, David The Natural History of Religion, (1757), edited by A. Wayne Colver, Clarendon Press, Oxford, 1976, II, p. 30. 2. Ibid, III, p. 35. 3. Ibid, IX, pp. 57-58. 4. Ibid, XIII, pp. 80-81. 5. HUME, David, Dialogues Concerning Natural Religion, (1779), edited by John Valdimir Price, Clarendon Press, Oxford, 1976, Part II, pp. 161-162. 6. «Nay, philosophers cannot entirely exempt themselves from this natural frailty ; but have oft ascribed to inanimate matter the horror of a vacuum, sympathies, antipathies, and other affections of human nature», in Natural History of Religion, op. cit., p. 34. 7. Ibid, VI, pp. 49-50. 8. Ibid, XII, p. 74. 9. Vide HUME, David, A Treatise of Human Nature, (1739), vol 1, Part II, sect 1, 2, 3, 4, The Fontana Library, Collin, London and Glasgow, 1967, pp. 115-130. 10. Op. cit., Part 4, p. 186. 11. Ibid, Part 10, pp. 221-222. 12. BOSSUET, «Elévations sur les mystères : première semaine : élévations à Dieu sur son unité et sa perfection», in Oeuvres complètes de Bossuet, vol III, Lefèvre, Firmin Didot Frères, Paris, 1836. 13. Op. cit., part 12, pp. 247-248.