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Huysmans

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  • dition tablie & prface par Nolle Benhamou

    Huysmans

    En mnageEn rade

    ditions du Boucher

  • Contr at de liCenCe ditions du BouCher

    Ce livre numrique, propos au format PDF & titre gratuit, est diffus sous licence Creative Commons.

    Vous trouverez lintgralit des dispositions de ce contrat ainsi que la lgende des symboles utiliss sur cette page ladresse : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr

    du mme auteur, aux ditions du BouCher

    Marthe, histoire dune fille, 2002www.leboucher.com/vous/huysmans/marthe.htmlwww.leboucher.com/pdf/huysmans/marthe.pdf

    note de lditeur

    Cette dition naurait pu voir le jour sans lindispensable concours de Nolle Benhamou ; quelle en soit ici trs chaleureusement remercie.Docteur s lettres qualie, Nolle Benhamou enseigne les Lettres modernes dans lOise. Spcialiste de Maupassant & de la prostitution dans la littrature du xixe sicle, elle est rattache au Centre Zola, ITEM-CNRS, & poursuit ses recherches sur le roman, la nouvelle & le thtre ralistes-naturalistes & populaires.

    2009 ditions du Bouchersite internet : www.leboucher.com courriel : [email protected] conception & ralisation : Georges Collet couverture : ibidemISBN : 978-2-84824-080-0

  • En mnage

    En rade

    dition tablie & prface par Nolle Benhamou

    Joris-Karl Huysmans

    ditions du Boucher www.leboucher.com

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    En mnage, En rade :Huysmans & la maladie du mariage

    Joris-Karl Huysmans fait partie de ces crivains clibataires duXIXe sicle1 qui ont rflchi sur le couple et le mariage. Il avaitdj abord le sujet dans ses premiers crits. On se souvient ducollage de Marthe Landous et de Lo dans le roman ponymeMarthe, histoire dune fille2, paru en 1876, et des couples formspar Cline et Dsire Vatard, avec Cyprien et Auguste dans LesSurs Vatard, publi en 1879, o le lecteur suivait la destine depersonnages fminins.

    Lunion de lhomme et de la femme est en effet le thmecommun aux deux romans regroups ci-aprs, dont les esthti-ques sont dissemblables : En mnage, publi en 1881 chez Char-pentier diteur des romanciers naturalistes , est encoreimprgn de ralisme, tandis que En rade, dit en 1887 chezTresse et Stock, est caractristique de lcriture et de la potiquehuysmansiennes. Lauteur a beaucoup mis de lui-mme dans sesdeux uvres romanesques, nourries de son exprience du

    1. Lire ce sujet: Jean Borie, Le Clibataire franais, Paris, Le Sagittaire, 1976 etJean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois, Jeannine Paque, Le romanclibataire. D Rebours Paludes, Paris, Jos Corti, 1996.2. Texte disponible en libre tlchargement sur le site des ditions du Boucher.

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    clibat, de sa liaison avec Anna Meunier, laquelle En mnage estdailleurs ddi, et de leur sjour au chteau de Lourps1, principaldcor dEn rade. Les hros masculins, doubles de Huysmans, sontaux prises avec leurs pulsions et leurs frustrations sexuelles. Tousdeux hommes de lettres, ils essaient de lutter contre la femmedont ils ne peuvent se passer mais qui nuit leur art.

    Ces deux fictions dont le titre commence par en ont pour-tant des intrigues diffrentes. De quoi sagit-il? Andr, le hrosdEn mnage, crivain, quitte le foyer conjugal aprs avoir surprissa femme Berthe en flagrant dlit dadultre. Il trouve refugechez Cyprien Tibaille, son ami peintre, puis loue un petit appar-tement, tandis que Berthe retourne chez son oncle et sa tante, lesDsableau, ses tuteurs. Andr passe le plus clair de son tempsavec Cyprien, discuter des femmes, de lart et de la vie. Alorsquil a retrouv son inspiration et sest promis de vivre sansfemme, il ressent bientt le besoin den avoir une ses cts :une vraie crise juponnire . Andr se rsout une liaison puisse colle avec Jeanne, une ancienne matresse qui le quitte pour serendre en Angleterre. Retomb dans la monotonie voire lamlancolie, il passe des journes ennuyeuses chez Cyprien quisest mis en mnage avec Mlie, une ancienne fille. Jusquau jouro Berthe, qui stiolait chez ses tuteurs, vient trouver Andrpour lui demander de signer un papier destin lachat dunemaison Viroflay. Rconcilis, Berthe et Andr vont vivre dansun pavillon de banlieue et tiennent Cyprien distance.

    En rade nest pas un roman parisien comme En mnage. Pour-tant, il y est aussi question dun couple, les Marles, obligs dequitter la capitale en raison dune faillite. Jacques et son pouse,Louise, atteinte dune mystrieuse maladie nerveuse, se rfu-gient Lourps, dans un chteau en ruines dont leur oncle estrgisseur. Les nuits passes dans ce chteau insalubre et lugubreprovoquent chez Jacques des rves rotiques inquitants etaccentuent les crises dhystrie de Louise. Le monde paysan,mesquin et primaire, les dgote et ils attendent une rentre

    1. Huysmans sjourna au chteau de Lourps, prs de Provins, en compagnie desa compagne Anna Meunier entre juillet et septembre 1881. Ils y retournrent en1885 et 1886 accompagns de Lon Bloy. Cest durant ce dernier sjour queHuysmans commence crire En rade.

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    dargent qui tarde venir. la merci de leur parentle, Antoineet Norine, qui ne se gnent pas pour les gruger, les Marles repor-tent toute leur affection sur un chat qui meurt empoisonn justeavant leur retour Paris. Ces histoires de couples laissent doncapparatre des rflexions sur la sexualit et sur les rapportshommes/femmes, tout en ractivant le clich de la femme castra-trice de lartiste. Il ne faut pas ngliger non plus la satire omnipr-sente dans ces deux romans.

    Histoires de couples

    Dans En mnage et En rade, Huysmans met en scne des cou-ples dans des phases critiques de leur mariage : ladultre dans lepremier, les difficults dargent et la maladie de lun des conjointsdans le second. Andr et Berthe voient leur mnage voler enclats lorsque Berthe a une liaison avec un jeune homme prten-tieux qui ne fait mme pas cas delle. Cette passade, agrable lamant car gratuite et sans rel plaisir pour la femme adultre, estdcouverte par Andr. Mais leur couple a toujours t en crise,tant donn ses bases vermoulues. Ladultre na fait que rvlerau grand jour une situation larve depuis les noces. La dcouvertede son cocuage rend la mmoire Andr qui revient sur sonpass. Sa liaison avec Berthe ntait-elle pas voue lchec? Sepensant plus malin que les autres, il sest laiss prendre dans latoile daraigne du mariage.

    Il songea aux dboires quprouverait avec cette orpheline lhon-nte bent qui se laisserait happer. Celui-ci avait des chances dpou-ser une vierge qui aurait longuement turpid ds son bas ge! Et ilpensait : Cest dj si difficile de ntre pas bern quand on connatla famille et que lon a vcu, pendant des mois, avec sa fiance. Quiaurait pu croire que sa femme lui laurait tromp? (En mnage, p. 60)

    Les poux nont dailleurs pas les mmes centres dintrt, ni lesmmes rves, ni la mme physiologie. Tandis quAndr aspire aurepos du guerrier, comme tout homme ayant vcu la bohmeartiste auprs des filles, Berthe est due par son mari et la ralitde lunion lgale. Elle a souhait se marier pour chapper sacondition de parente pauvre, seule avec un pre malade puis, la

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    mort de celui-ci, celle dorpheline la charge de son oncleDsableau, et, telle Emma Bovary, elle a rv dune vie conjugaleromantique et satisfaisante sur le plan physique.

    Tous ses rves de jeune fille se dtachrent, un un; toutes les joiesrvles par des amies, voix basse, dans le coin des fentres, toutesles attentes de paradis brusquement ouvert sous des courtines rat-rent. Froide de sens, elle ne vit dans les transports autoriss parlglise quune convention rpugnante, une salet pnible. (En mnage, p. 88)

    La maladie du mariage, faite daigreur et de dgot, devolont dindpendance et dautonomie, dennui aussi, gagnepeu peu les poux1, les menant progressivement un quotidieninfernal. Andr et Berthe connaissent bientt les dissensions, lesmesquineries, la lassitude et les disputes. Comme le remarqueBerthe, son mari est un tranger pour elle :

    Elle ne lavait jusquici ni aim, ni ha, elle en arrivait maintenant le dtester. (En mnage, p. 91)

    A-t-elle compris que son mari ne sest jamais intress sa per-sonne mais quil avait juste dcid de faire une fin?

    Il avait pous sa femme sans entrain, sans joie. Quand il lavaitconnue, elle tait comme la plupart des jeunes fille, insignifiante ;[] somme toute, elle pouvait tre sortie, sans honte, garde chezsoi, sans lassitude. Cest gal, il avait t bte! [] Il aurait d sedfier, savoir que, lorsquon est dcid accoler son nom celuidune autre, sous le grillage dune mairie, on devrait avoir pu jaugerla parfaite capacit de sottise ou la profonde inertie des sens de cellequon pouse! (En mnage, p. 47)

    Andr regrette son emportement et son insouciance. Sa femmeet lui nont dailleurs rien en commun, mme pas un enfant:

    Il naimait point les enfants, ne jugeait pas quil ft utile den pro-crer, craignait, en vertu de cet axiome que ce sont les gens pas richesqui en ont le plus, dengrosser de dix en dix mois sa femme, et,cependant, les misrables ennuis des mnages mal faits, des concier-ges qui sont pochards et ne retournent pas le lit, lavaient jet,

    1. La maladie de leur mariage ntait pas malgr tout arrive la priodeaigu (En mnage, p. 89).

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    comme il lavouait Cyprien, sur les gluaux dune famille en qutedun gendre. (En mnage, p. 47)

    En effet, les couples protagonistes des romans de Huysmanssont striles. Il nest quasiment jamais question dun enfant quiserait un lien entre deux inconnus. Dans En rade, Jacques Marlesprend soudain conscience, au plus fort dune crise financire quiaurait d ressouder le couple, que sa femme, Louise, est unetrangre :

    Il comprenait que, depuis trois ans quils taient maris, aucun desdeux ne se connaissait. (En rade, p. 370)

    Lincommunicabilit homme/femme, sujet trs souvent abordpar les crivains du XIXe sicle dont Maupassant , est aucur des deux uvres. Jacques ne peut comprendre les raisonsdes crises nerveuses dont son pouse est victime et qui lloi-gnent de lui. Le corps fminin et son fonctionnement complexelui paraissent impntrables, tout comme le cerveau de lafemme, ternelle autre. Pourtant, le mariage avait sembl Jac-ques le meilleur moyen de vivre dans la quitude et la srnit. Ilest alors compar une rade, lune des significations du titrepolysmique de luvre :

    Il songeait mlancoliquement, cette heure, la dsorganisationprogressive de son intrieur; ah! ctait irrmdiable maintenant! Etde sourdes rvoltes se dressaient en lui. Aprs tout, il ne stait pasmari pour renouveler le dsordre de sa vie de garon. Ce quil avaitvoulu, ctait lloignement des odieux dtails, lapaisement deloffice, le silence de la cuisine, latmosphre douillette, le milieuduvet, teint, lexistence arrondie, sans angles pour accrocherlattention sur des ennuis ; ctait dans une bienheureuse rade,larche capitonne, labri des vents, et puis, ctait aussi la socitde la femme, la jupe mouchant les inquitudes des tracas futiles, leprservant, ainsi quune moustiquaire, de la piqre des petits riens[]. (En mnage, p. 335. Cest nous qui soulignons en gras)

    En mnage et En rade prsentent dautres couples lgitimes ouillgitimes. Les unions lgales ne sont pas des russites et desexemples de bonheur. Les Dsableau, poux sclross de lapetite bourgeoisie, sont proccups par une chose : marier leurfille unique, Justine, pas encore nubile. Aucun amour ne sembleavoir jamais exist dans ce couple conventionnel, reprsentatif

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    de lassociation conomique qutait le mariage tout au long duXIXe sicle, en particulier sous le Second Empire et la TroisimeRpublique1. Ils pargnent tous crins, sur le chauffage, la nour-riture, tel point que la notion de plaisir semble tre inconnuedeux :

    Pour raliser des conomies, la famille Dsableau allumait le poleune heure avant le dner et passait toute la soire dans la mmepice. (En mnage, p. 81)

    Condamns mener la vie ftide et borne des pauvresbourses 2, les poux Dsableau ne connaissent que la mono-tonie et la mdiocrit. La femme, tre mou et fade, un laideron,caricatur par Huysmans avec ironie et malice, admire son mari,un de ces fonctionnaires mdiocres tels que lauteur a pu endcrire dans ses nouvelles sur la bureaucratie3.

    Tout aussi inintressants et exempts de sentiments, Antoine etNorine, oncle et tante de Louise Marles dans En rade, rgisseursdu chteau de Lourps. Attels lun lautre comme des btes desomme, les poux gs dune soixantaine dannes nprouventapparemment rien lun envers lautre. Seul le dur travail de lacampagne les unit. Apparemment striles, ils se plaignent de lasolitude et Norine de dire sa nice lors de son dpart pourParis :

    Tes comme qui dirait ma fille charnelle. (En rade, p. 418)

    Le ton pathtique ne peut mouvoir le lecteur qui a dcouvert lamentalit douteuse des personnages.

    Signalons aussi Mlanie, la femme de mnage dAndr, qui apresque oubli quelle a un mari tant il la voit seule travailler chezles autres. Pourtant, la domestique au physique plus quingrat

    1. Lire ce sujet Laure Adler, Secrets dalcve : histoire du couple de 1830 1930,Paris, Hachette, 1983; nouvelle d., 2006.2. En mnage, p. 82.3. On pense bien sr La Retraite de Monsieur Bougran. Les contes de Maupas-sant, confrre de Huysmans, ne sont jamais loin pour ridiculiser les couples petit-bourgeois et les bureaucrates. On comparera ainsi le portrait de Dsableau etcelui de Cachelin dans LHritage. Voir aussi tous les contes sur le sujet : Le Mil-lion, cheval, etc.

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    porte toujours sur elle, dans une broche, le portrait de son poux,sergent de ville. Le couple trange pourrait reprsenter le sortdes employs, notamment des domestiques souvent spars carplacs chez des matres diffrents. Tel nest pas le cas ici :Mlanie et son mari se retrouvent frquemment et vivent auxcrochets dAndr.

    Mlanie [l]avait amen, ses heures de libres, dans le logis, pourcirer les parquets, nettoyer les carreaux et fumer le tabac dAndr. (En mnage, p. 126)

    Andr craint cette femme qui le vole et se sent toujours oblig delui rendre des comptes. Cest elle dailleurs qui porte la culottedans son mnage et dans le logis de son matre. Si son mari estdans la police, la femme a des allures masculines, le narrateurnhsitant pas souligner son autorit naturelle :

    Elle devinait dailleurs, avec son instinct de femme habitue mener militairement son homme, quAndr ntait pas capable demter une femme. (En rade, p. 162)

    Elle a un tel ascendant sur Andr quil redoute ses ractions. Sesentant garante de la moralit du foyer, elle discrdite aussi bienles filles de passage que les femmes susceptibles de sinstallerofficiellement, redoutant que lune delles lui fasse perdre jamais la place quelle a usurpe.

    Tout comme les autres couples de luvre, celui form parMlanie, la noire en grec, et son mari est strile. La bonne laide,stupide et impudique se plaint Andr du manque dlans roti-ques de son mari envers elle :

    Il se rappelait que, dans sa souveraine sottise, Mlanie vantant, lematin mme, la forme tentante de ses appas stait amrementplainte lui que son poux ne la sollicitt pas davantage. (En rade, p. 254)

    Il faudra le retour de Berthe auprs dAndr pour vincer labonne chapardeuse et tyrannique.

    Parmi les couples qui se font et se dfont, il faut voquer lecollage dAndr et de Jeanne dans En mnage. Lcrivain avaitconnu cette petite ouvrire quelques annes avant son mariage.Aprs avoir essuy les jugements dfavorables et les avanies de labonne Mlanie, la jeune femme l allure pimente dune Pari-

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    sienne, [avec] ce petit air tam-tam 1 prend possession delappartement de lcrivain et de son corps. Sa silhouette trsfminine envote Andr qui ne peut se passer de sa prsence. Lebonheur est nanmoins de courte dure puisque Jeanne le quittepour lAngleterre aprs plusieurs mois de vie commune. Ds ledpart de le jeune femme, lcrivain regrette de navoir pas su lagarder :

    Ce collage quil avait premptoirement repouss, lui apparutcomme un havre, comme une sainte Perrine, soignant les impotentset les infirmes! Jaurais d me mettre avec Jeanne, se dit-il. Ah! sielle revient! (En mnage, p. 217)

    Si Andr avait limpression de retrouver sa jeunesse avec Jeanne,dautres personnages, lis un temps, sont des couples doccasionvous lchec. Ainsi, Eugnie Laveau, veuve ayant perdu unefille en bas ge, forme un trange couple illgitime avec AugusteVidouv. Non seulement cette femme qui loge Jeanne, la ma-tresse dAndr, est entretenue par Auguste, qui la frappe rguli-rement, mais ils se trompent mutuellement. La quitude etlharmonie vont sincarner dans des marginaux.

    Cyprien Tibaille et Mlie Aulanier, cette grosse gueuse quise prlassait avec son chat dans un fauteuil 2, sont un couplehors norme tous points de vue. En effet, ces deux tres plustout jeunes ne sont pas maris et vivent en concubinage. Parailleurs, ils appartiennent des sphres marginales : le milieu desrapins pour Cyprien, et celui de la noce pour Mlie. LoncleDsableau, reprsentant en cela lesprit troit et mchant desemploys conventionnels et conformistes, ne se gne pas pourcritiquer ce couple.

    Il ricana, pensant que tout de mme un honnte homme serait bienmalheureux sil lui fallait vivre de la sorte avec une fille. Le restantde tout le monde, une crature, une boue, et un goutier et unbohme de Cyprien, mcha-t-il ; oui, qui se ressemble sassemble, ilest bien assorti avec Andr. (En mnage, p. 225)

    Rejets de la socit et montrs du doigt pour leur pass, nayantplus aucune illusion sur le monde et partageant le mme dsin-

    1. En mnage, p. 173.2. Ibid., p. 225.

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    trt face aux codes et aux normes, le peintre et lancienne fillesemblent avoir trouv lun et lautre laffection et la scurit quileur faisaient dfaut. Ayant pass lge davoir des enfants, derver au grand amour et la volupt des treintes, ils saccommo-dent du collage dont Cyprien fait lloge Andr :

    Je vis en concubinage. [] a te semble drle parce que tu massouvent entendu blaguer les gens qui se collaient. a ne prouvequune chose, mon cher, cest que devant les femmes, il ny a pas degens malins, il ny a pas de gens forts; ceux qui dblatrent le plus vio-lemment contre elles sont ceux qui ont le plus peur et qui sont le plussrs dtre chauds. Et cest si vrai quon peut, sans crainte de setromper, mettre cet axiome : quand on est las des femmes et quoncommence crier de bonne foi quon les dteste, on peut graisser sesbottes et se faire donner le viatique. Le mariage et le concubinagesont l; les dsastres sont proches.Maintenant, je dois ajouter pourtant que Mlie cest le nom de mafemme est une brave fille, quelle a de srieuses qualits, quelleremplit enfin toutes les conditions dun dernier idal qui mtaitpouss : trouver une dame, mre, calme, dvoue, sans besoinsamoureux, sans coquetterie et sans pose, une vache puissante etpacifique, en un mot. Eh bien, lexcellente Mlie est tout cela, ou jene sais plus moi, elle ne lest peut-tre pas du tout, car enfin, commetous les gens qui ont des matresses leur dcouvrent immdiatementun tas de qualits quelles nont pas, je suis peut-tre devenu aussinigaud queux et je me chauffe sans doute le job! Baste! a ne faitrien, le rsultat est toujours le mme, conclut-il gaiement. (En mnage, p. 239)

    Ses ides sur le couple, le collage, le mariage, Huysmans les faitpasser dans la bouche du peintre Tibaille quand il sadresse auchat Alexandre, dit Barre de Rouille. On notera le procdcomique, lhomme parlant dun fait de socit un chat castr.

    La socit, vois-tu, minet, a dcid, dans un jour de berlue, on nesait plus quand, tant a se perd dans la nuit des sicles, que touthomme qui voudrait habiter avec une femme, dans la mme cham-bre, dans le mme lit, devrait passer auparavant devant un autrehomme qui les interrogerait, aprs quon lui aurait mis une ceinturede cotonnade autour des reins.Cette opration sappelle le mariage, mon chat ; cest lhonntet,cest le respect de tout un pays, de tout un monde, cest la protectionassure, o quon se trouve, des magistrats et des gendarmes!

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    Eh bien! ton papa Cyprien et ta maman Mlie nont pas dfildevant la fameuse charpe dont je tai parl, ils vivent simplementensemble, comme toi tu aurais pu le faire avec une chatte, sans enavoir pralablement obtenu lautorisation dun deuxime chat. Cestte dire que, quoi quils fassent, ils seront constamment mpriss,constamment honnis. (En mnage, p. 228)

    Cyprien continue sa dmolition de linstitution du mariage et delhypocrisie bourgeoise lorsquil conclut que collage et mariagecomprennent les mmes contraintes quotidiennes et touffentlart.

    Bien quelles bifurquent, les deux routes conduisent au mmerond-point. Au fond, le concubinage et le mariage se valent puisquilsnous ont, lun et lautre, dbarrasss des proccupations artistiqueset des tristesses charnelles. Plus de talent et de la sant, quel rve! (En mnage, p. 268)

    Il nest donc pas anodin que le seul couple ayant trouv, sinonle bonheur, du moins la plnitude des sens et la srnit delesprit, soit le couple illgitime form par deux marginaux. Lecollage de Mlie et Cyprien est un exemple dassociation russieet raisonnable, o lamour sest transform en tendresse et enrespect mutuel, sentiments bien loigns des clichs et autresimages dpinal romantiques qui ont cours au couvent et au seindes familles de la petite bourgeoisie. Dans En mnage, les rvesde Berthe reprsentent ceux des jeunes filles de sa gnration quisouhaitent se marier et rvent, comme Madame Bovary avantelles, du prince charmant :

    Dans le mariage, elle voyait la revanche de sa vie monotone etplate, elle voyait un avenir de courses enrages travers les thtreset les bals, tout un horizon de dners et de visites. (En mnage, p. 85)

    Huysmans gratigne au passage les conventions du mariage etlhypocrisie bourgeoise. Finalement, le couple form par Cyprienet Mlie, sans doute le plus philosophe, est heureux sa faon :pas denfants, une sexualit modre, remde la solitude.Lauteur donne un grand coup de pied dans linstitution dumariage, tant au couple toute dimension chrtienne, et rdui-sant nant lidal de la famille.

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    La crise juponnire

    Sil est une expression revenant de faon lancinante, tel unleitmotiv, dans En mnage, cest bien celle de crise jupon-nire :

    Alors la crise juponnire vint. (En mnage, p. 125)

    Le narrateur explique lui-mme cette priphrase potique quidsigne un besoin physiologique :

    Laveu lui chappa, la femme manquait. (En mnage, p. 126)

    Aprs la sparation davec Berthe, Andr sent la solitude luipeser jusquau jour o il rencontre Blanche, une fille galante. Sonami Cyprien Tibaille le pousse littralement dans les bras de cettefemme la peau aussi blanche que son prnom. perdu de dsir,Andr ne peut que se laisser guider par ses instincts.

    Lenvie de possder cette femme, le dsir dchapper la solitude,de rompre, cote que cote, la monotonie hbtante de sa vie,lesprance davoir une matresse qui endormirait ses convoitises detendresse, la soif enfin de placer de la chair de femme sous ses lvresle tenaient. Sa continence se fondait, une rumeur grandissait en lui,puis la dfiance, la sagesse reprenaient le dessus, il souponnait lesficelles ordinaires, les mollesses prvues. Il restait abm dans sesrveries []. (En mnage, p. 147)

    Le soir mme, Blanche calme ses ardeurs. Lhomme de lettresconsidre dailleurs un peu vite quil est dsormais labri de lasolitude et des frustrations :

    Andr souriait avec jubilation, se rptant quil tenait enfin leremde aux crises juponnires futures, le cataplasme du cur vaine-ment espr depuis des mois. (En mnage, p. 153)

    Le recours une prostitue est en effet un remde efficace maismomentan aux envies du clibataire. Quelle que soit sa placedans lchelle de la galanterie (question que se pose Andr1),Blanche apparat comme un baume de la valeur de vingt francs.La bonne Mlanie narrte pas de mettre en garde son matre et

    1. Une seule chose linterloquait, savoir au juste dans quelle classe de la galan-terie il fallait ranger Blanche (En mnage, p. 154).

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    de lexasprer sur les vices de ces creiatures 1 que sont lesfemmes entretenues et les ouvrires arrondissant leur fin de moisen se livrant lamour vnal.

    Huysmans avait dj voqu la prostitution, notamment tra-vers les personnages de Marthe Landous et de Cline Vatard, laquelle fait rfrence le narrateur dEn mnage propos des ma-tresses de Cyprien2. la suite de Baudelaire, il avait aussi brossle portrait de plusieurs types fminins de Paris dans ses Croquisparisiens, o quelques pages sont consacres LAmbulante 3

    et La Blanchisseuse , sorte de femmes classer dans lesprostitues occasionnelles.

    [] elles nexercent leur mtier que par intermittences et leur vri-table profession est sans doute plus lucrative mais moins avouable.Ah! leur rputation est mauvaise Ah! les vieilles rdent commedes chiennes, briffent et boissonnent, assoiffes par le feu des po-les Ah! les jeunes gourgandinent, enrages damour et courent delongues prtentaines au sortir des lavoirs! (Croquis parisiens, op. cit., p. 375)

    Ce sont ces mmes trottins, ouvrires dsuvres ou jeunes fillesen rupture de ban, quAndr observe avec envie durant sonclibat forc.

    Alors que se trouvant, vers huit heures du soir, par hasard ou parsuite dune course, sur la place du Carrousel, il voyait les petits trot-tins, chapps de leurs ateliers, regagner deux deux les quartiers dela rive gauche, riant et marchant bon pas, il les suivait tristement delil. La blondine, celle qui tait droite et qui tricotait si jolimentdes jambes, et bien fait son affaire; elle avait la mine douce et sem-blait dispose rire. Il est vrai que ces saintes nitouches-l sont piresque les autres et que ce sont elles qui daubent et poivrent le pluscongrument un homme! (En mnage, p. 134)

    1. En mnage, p. 162.2. Cyprien, personnage reparaissant dj prsent dans Les Surs Vatard, voque le souvenir de [s]es anciennes matresses, de Cline Vatard , Ibid., p. 34. Ilserait intressant dtudier galement les nombreuses rfrences intertextuellesprsentes dans les deux romans de Huysmans, ainsi que les mises en abyme etautres chos littraires quelles gnrent. En effet, Andr possde le romanManon Lescaut. Mais tel nest pas notre propos ici.3. Croquis parisiens (1880), rd. Paris, UGE, 10/18, 1976, p. 371-374.

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    Le spectre de la maladie empche le nouveau clibatairedassouvir ses instincts car ces femmes, aussi attirantes soient-elles, portent peut-tre dans leurs jupes linfection lthale pluttquun remde efficace la crise juponnire. En effet, la peur dela syphilis a t inculque trs tt Andr qui se souvient desmises en garde rptes des matres du pensionnat et du malinplaisir de certains exhiber des planches anatomiques pourempcher le jeune garon de courir la prtentaine.

    Lexhibition quil faisait dun livre contenant des portraits dhom-mes, chimriquement ravags par la syphilis : Tiens, tu vois, lami,disait-il, tu deviendras comme cela si tu continues tamuser avec tespetits camarades ; et il vous gravait linfecte image dans la tte, coups rpts de calottes. (En mnage, p. 70)

    Cette angoisse dattraper la syphilis se retrouvera de faon pluspotique dans Rebours.

    [] il ferma les yeux pour ne pas apercevoir laffreux regard de laSyphilis qui pesait sur lui, au travers du mur, quil croisait quandmme sous ses paupires closes, quil sentait glisser sur son chinenoire, sur son corps dont les poils se hrissaient dans des mares desueur froide []. Sur le sol quelque chose remua qui devint unefemme trs ple, nue, les jambes moules dans des bas de soie verts[]. Une soudaine intuition lui vint : cest la Fleur, se dit-il ; et lamanie raisonnante persista dans le cauchemar, driva de mme quependant la journe de la vgtation sur le Virus. ( rebours, 1884, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 140)

    Ladjectif vnneux est la marque de limaginaire fin desicle du vgtal compar la syphilis, la Grande Vrole.

    Andr qui nenvisage pas de se rendre dans une maison detolrance1 a donc lillusion de sduire une femme ordinaire, alorsmme quil sagit dune fille. Peu peu, la frquentation deBlanche, antidote sa solitude, le lasse.

    La cure stait accomplie, non par lactivit du remde lui-mme,mais par la rpugnance quavait cause son absorption. La lassitudedes btises fminines avait guri Andr de la femme. Il glissait unedouce apathie, un besoin grandissant de ne plus bouger, une sorte

    1. Huysmans crira qualler en maison, cest mener le dgotant troupeau deson pch dans des abattoirs o les bouchres damour lassommaient duncoup , L-Bas (1891), Paris, GF, 1978, p. 108.

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    de batitude flamande, bien assise, heureuse simplement davoir leventre plein et les pieds au chaud. (En mnage, p. 163)

    Lhomme de lettres nest pourtant pas labri dune rechutepuisquil ne peut se passer de la femme, qui lattire autant quellelexaspre. Le vocabulaire utilis par Huysmans pour dcrire leslivres que regarde Andr dans la boutique dun bouquinisteavant ses retrouvailles avec Jeanne ne laisse aucun doute surlobsession sexuelle du hros.

    Limage de cette fille se brouillait toujours devant lui. Ils taientpeut-tre tellement changs, tous les deux, quils passeraient lun ct de lautre sans se voir; mais cette crainte ne ltreignit que pen-dant une minute, il tait impossible quen sapercevant, ils ne se rap-pelassent pas brusquement leurs traits ; et rflchi, il nexaminaitmme pas les longues vitrines devant lesquelles il stationnait, desvitrines de librairies claires comme des cafs, o stageaient deslivres aux couvertures voyantes et de mauvais got, des livres qui fai-saient, en peignoir de couleur, la retape pour 3 fr. 50 c. (En mnage, p. 169)

    Les livres se transforment en catins aguicheuses. Jeanne quitteraAndr qui, de nouveau seul, finira par pardonner Berthe. Lerecours lamour tarif naura donc t quun pis-aller. Maisdautres substituts la sexualit apparaissent sous la plume deHuysmans.

    Dans En rade, Jacques Marles connat, lui aussi, la crise jupon-nire alors quil est mari Louise. Son pouse tant malade, ilest assailli par des rves rotiques. Si le manque et labstinencesexuelle provoquent ces rves, ses fantasmes laident aussi sur-monter cette privation. Durant son sjour au chteau de Lourps,endroit lugubre propice enfivrer limagination, Jacques faittrois rves, dont les rcits viennent interrompre la narration ou semler elle1.

    Dans le premier, une jeune fille impubre, quon croirait toutdroit sortie dun tableau de Gustave Moreau, soffre un vieuxroi concupiscent qui ressemble Assurus. Le personnagecherche dailleurs expliquer ce cauchemar ds son rveil2. Un

    1. Ces trois rves chapitres II, V et X ont fait lobjet dtudes dtailles,dont on trouvera les rfrences dans la bibliographie en annexe p. 429.2. En rade, p. 303-304.

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    peu plus tard, il fait un nouveau songe, peut-tre diurne, durantlequel il est transport sur la lune, dont les formes rappellent lescourbes et les replis les plus secrets du corps fminin. Le troi-sime rve le conduit dans un monde effrayant et angoissant, surles clochers de Saint-Sulpice. Huysmans a lart de dcrire cesvisions tranges, de plus en plus violentes, qui interviennent tou-jours des moments cls du rcit, aprs des vnements qui ontmarqu ou moustill Jacques la saillie du taureau et de lavache notamment. Linconscient est luvre, lcrivain mon-trant au lecteur les ravages de linsatisfaction sur lesprit et lecorps Jacques fatigu de ses songes se rveille en nage etles analysant avec un il presque mdical. Finalement, Jacquesreprsente ce que Andr serait devenu sans la prsence et lajouissance dune femme. Cyprien lavait dailleurs convaincu quelhomme nest pas fait pour vivre ni vieillir seul.

    Ah! interrompit Cyprien, en frappant dun coup de poing latable, dire quil ny aura pas un moment dans la vie o lon pourradire zut aux femmes! Cest foutant la fin, car on a encore plusbesoin delles quand on est dtraqu ou vieux que lorsquon est bienportant ou jeune; ce point de vue, cest rellement malheureuxpour toi que Jeanne soit partie, dit-il Andr, parce quenfin tu nepeux demeurer ainsi ; force de ne pas avoir de la jupe qui tranechez toi, tu finiras par devenir hypocondre. (En mnage, p. 251)

    La femme, un mal ncessaire?

    Comme bon nombre de romanciers ralistes et naturalistes,Huysmans a trait de la place de la femme dans la vie delhomme et de sa ncessit ou non. Andr considre lautre sexeavec mpris mais avoue ne pouvoir sen passer :

    Puis, enfin, cest peut-tre drle de mpriser les femmes, maiscomme on ne peut sen priver (En mnage, p. 154)

    En choisissant des personnages dartistes Andr est unhomme de lettres, Cyprien un peintre; Jacques Marles a gale-ment des vellits littraires , lauteur sinscrit dans une tradi-tion qui fait du beau sexe un tre castrateur pour tout crateur.Les relations conflictuelles entre lhomme, la femme et lArt dansle milieu artiste ont dj inspir Balzac, Murger, Dumas,

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    Goncourt, et Daudet1. Lartiste doit tre libre de toute attachesentimentale pour crer. Le collage ou le mariage sclrosent etanantissent son talent et son inspiration. Le temprament de lafemme est exacerb chez le modle comme chez la fille, tels quenous les dpeignent les crivains clibataires ou misogynes.Daudet et Maupassant aprs lui tentent de dmontrer commentle collage et le mariage tournent au cauchemar pour lhomme etdautant plus pour lartiste. Dans Les Femmes dartistes, les douzercits sont prcds dune discussion entre amis. Le prologue2

    est loccasion dun dbat entre un pote clibataire et un peintrede sa connaissance, mari et pre de famille, autour de laquestion : lartiste doit-il se marier? Le premier est pour, lesecond contre et tente dinfluencer son camarade en lui donnant lire des histoires vraies , donnes pour telles au lecteur3. Demme, au dbut dEn mnage, Andr et Cyprien se souviennentavec nostalgie de leur pass et de leurs ambitions artistiques.Tibaille a dpens sa fortune avec des filles et nest mme pasdevenu un peintre de talent:

    Et, quand on songe que javais trois cents francs de rentes man-ger par mois et que jai boulott le capital avec des cocottes, sous leprtexte de mieux les peindre! je devais regagner avec le tableauce que me cotait la peau du modle, fichue spculation! , je nairien appris. Mes toiles ont t refuses tous les salons et ne se sontpas vendues. Je les ai chez moi encore et il y a beau temps que les ori-ginaux ont t achets et que je ne les ai plus! (En mnage, p. 72)

    1. Cf. Le Chef-duvre inconnu (1831) de Balzac; Scnes de la vie de bohme(1851) de Murger; LAffaire Clmenceau (1866) de Dumas; Manette Salomon(1867) des Goncourt; Les Femmes dartistes (1874) recueil de douze nouvellesparues dans Le Bien public du 22 juillet 1873 au 13 janvier 1874.2. Les Femmes dartistes, Paris, Lemerre, 1874; rd. Martine Reid, Arles, ActesSud, Babel; 300, 1997, p. 21-30.3. Les personnages de Maupassant discutent galement de la ncessit dumariage et de ses consquences nfastes sur lartiste, et lhomme en gnral : Parfaitement. Il la pouse il la pouse comme on pouse, parbleu, parsottise! , Le Modle (1883), dans Contes et Nouvelles, d. tablie par LouisForestier, Paris, Gallimard, Pliade, 1992, t. I, p. 1104. Lire ce sujet monarticle: La Femme dfenestre chez Maupassant et Daudet. tude dun itin-raire intertextuel dans Les Femmes dartistes, Le Modle et Sapho , Le Petit Chose,Bulletin de lAssociation des Amis dAlphonse Daudet, n 89, 2003, p. 41-52.

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    Cyprien avait besoin de la femme du peuple, cette inspiratrice :

    La Vnus que jadmire, moi, la Vnus que jadore genoux commele type de la beaut moderne, cest la fille qui batifole dans la rue,louvrire en manteaux et en robes, la modiste, au teint mat, auxyeux polissons, pleins de lueurs nacres, le trottin, le petit trognonple, au nez un peu canaille, dont les seins branlent sur des hanchesqui bougent! (En mnage, p. 113)

    En mme temps, il sait que lartiste doit sefforcer dtre libre detoute chane pour crer.

    Cette pense misogyne (la femme est lennemie de lartiste),issue de Schopenhauer et de la philosophie pessimiste, imprgneles romans de Huysmans o la femme nuit au gnie crateur.Aprs sa rupture avec Berthe, Andr peut enfin reprendre ses loi-sirs et ses activits dhomme de lettres :

    Et il se promettait de le lire, se reprochait davoir si longtempsnglig son art. Ah! bien, elle en avait des moues, le soir, lorsquilvoulait travailler! (En mnage, p. 54)

    Elle, cest lpouse sans cesse oppose lartiste qui le ramne la vie prosaque et le critique au lieu de lencourager :

    Pour le peu de besogne que tu as abattu, ce soir, tu aurais toutaussi bien fait de me mener dans le monde. (En mnage, p. 92)

    Finalement, Andr recommence crer, libre dcrire sa guise.Il gurit peu peu de sa femme :

    La tranquillit de cette nouvelle existence remit Andr sur pied. Laconvalescence sachevait; aprs les prostrations qui suivirent la crise,il tait entr en pleine voie de gurison, pensait moins souvent safemme, avait simplement gard delle un souvenir lent et triste. Parinstants mme il lui semblait tre toujours rest garon []. (En mnage, p. 108-109)

    Jacques Marles aime, lui aussi, les livres et ltude qui lui fontpasser le temps. Il nest pas un crateur, pas vraiment un amateurni un dilettante, mais un homme qui picore des sujets commedautres ingurgitent des potions de diffrentes couleurs pourtenter doublier le vide et linanit de son existence.

    Il tait lhomme qui lit dans un journal, dans un livre, une phrasebizarre, sur la religion, sur la science, sur lhistoire, sur lart, sur

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    nimporte quoi, qui semballe aussitt et se prcipite, tte en avant,dans ltude, se ruant, un jour, dans lAntiquit, tendant dy jeter lasonde, se reprenant au latin, piochant comme un enrag, puis lais-sant tout, dgot soudain, sans cause, de ses travaux et de sesrecherches, se lanant, un matin, en pleine littrature contempo-raine, singrant la substance de copieux livres, ne pensant plus qucet art, nen dormant plus, jusqu ce quil le dlaisst, un autrematin, dune volte brusque et rvt ennuy, dans lattente dun sujetsur lequel il pourrait fondre. Le prhistorique, la thologie, la kab-bale lavaient tour tour requis et tenu. Il avait fouill des biblioth-ques, puis des cartons, stait congestionn lintellect cumer lasurface de ces fatras, et tout cela par dsuvrement, par attirancemomentane, sans conclusion cherche, sans but utile. (En rade, p. 336)

    Les connaissances htroclites de ce vellitaire justifient sesvisions nocturnes remplies de rfrences historiques et cultu-relles varies o se mlent lAntiquit, le Moyen ge et les dcou-vertes scientifiques dun Camille Flammarion.

    Toutes les activits des hros tendent leur faire oublier leurcondition de mortel rejoignant en quelque sorte le divertisse-ment pascalien mais surtout leur condition dhomme (mal)mari. Cyprien, dont les propos proches du bon sens populairesonnent toujours avec justesse, livre ainsi ses rflexions sur lesamours toujours perfides.

    Aprs les matresses qui nous turlupinaient, cest maintenant leslgitimes! Ah! je sais bien, cest plus embtant, mais quoi? a neprouve quune chose, cest quamours de distinction et amours derebut, cest kif-kif, a se lzarde et a croule! (En mnage, p. 52)

    Cest encore le peintre Tibaille qui exprime une autre vrit surle concubinage et le mariage, et lart loup :

    Quand il sagit dexcuter luvre quon a conue, va te faire fiche!Vois-tu, jai bien peur que nous nayons jou, en art, le rle quejouent en amour ces pauvres diables qui, aprs avoir longtempsdsir une femme, ne peuvent plus lorsquils la tiennent. (En mnage, p. 268)

    La femme nest-elle pas un prtexte la mdiocrit de lartistequi anticipe son impuissance cratrice en accusant le beau sexede le castrer? Le paradoxe est quavec ou sans femme, lexis-tence est insupportable. Lartiste se plaint autant de son manque

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    qui finit par lobsder que de sa prsence qui linsupporte.Plus de vie intellectuelle, plus de stimulation artistique avec unepouse ou une matresse qui cessent dtre dsirables. Ainsi,Berthe passe sont temps avachie au lit :

    [] alors, elle tomba dans une inertie dsole, mena une existenceengourdie, sans imprvu et sans espoir. Elle resta longtemps au lit,sternisa dans un fauteuil. (En mnage, p. 94)

    Car Huysmans montre que la femme aussi subit la maladie dumariage et lidalisme qui accompagnait lunion officielle. Ellechoisit dautres moyens de combattre ce mal qui la gagne auquotidien : ladultre en est un. Par dsuvrement, Berthetrompe son mari avec un gommeux sans en prouver de plaisir :

    La terre promise quelle avait entrevue lui chappait encore. Lesvolupts tremblantes de ladultre ne la soulevrent point. Devantlamant comme devant le mari, lmoi des sens avorta, la bourrasquetant attendue ne vint pas. Elle pensa devenir folle, sacharna quandmme la poursuite de ces ardeurs qui ne pouvaient clore; elle serfugia dans cette liaison, se forant penser son amoureux, dansses heures vides, se contraignant malgr elle vouloir laimer. (En mnage, p. 96)

    Les hrones cres par Huysmans sont des femmes souffrant demaladies nerveuses. Berthe et Louise prsentent tous les symp-tmes de lhystrie. Huysmans ne cache pas que la lecture, lerve, et lattachement envers des animaux aident le sexe faible se distraire dune situation conjugale peu satisfaisante. Dans cesdeux romans, il se livre une tude psychopathologique avantlheure en dcrivant minutieusement les crises nerveuses deBerthe.

    Mais comme la moindre allusion son mariage, Berthe avait desbranlements nerveux, des crises qui la jetaient, trpidante, contreles meubles, force fut son oncle de se taire; il se promit seulement,le jour o elle serait rtablie, dpancher sa bile. (En mnage, p. 99)

    Mais cest surtout dans En rade, que ces analyses sont pousses lextrme. voques ds les premires pages du roman, Louise etsa maladie sous-tendent toute luvre.

    [] la sant de sa femme garait la mdecine depuis des ans ;ctait une maladie dont les incomprhensibles phases droutaient

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    les spcialistes, une saute perptuelle dtisie et dembonpoint, lamaigreur se substituant en moins de quinze jours au bien en chair etdisparaissant de mme, puis des douleurs tranges, jaillissant commedes tincelles lectriques dans les jambes, aiguillant le talon, forant legenou, arrachant un soubresaut et des cris, tout un cortge de ph-nomnes aboutissant des hallucinations, des syncopes, des affai-blissements tels que lagonie commenait au moment mme o, parun inexplicable revirement, la malade reprenait connaissance et sesentait vivre. Depuis cette faillite qui la jetait au rancart, elle et sonmari, sur le pav, sans le sou, la maladie stait affile et accrue; etctait la seule constatation que lon pt faire; labattement paraissaitsenrayer, les couleurs revenaient, les chairs devenaient fermes, alorsquaucun sujet dalarme ou de trouble nexistait; la maladie semblaitdonc surtout spirituelle, les vnements lavanant ou la retenant,selon quils taient dplorables ou propices. (En rade, p. 274)

    Les remdes aux malaises et la frustration sexuelle de lafemme ressemblent fort ceux de la crise juponnire masculine.Paradoxalement, les rveries suscites par la lecture maintien-nent la femme dans lillusion du bonheur et la font rechuter dansla nvrose et la mlancolie. Louise sattache au chat trouv auchteau de Lourps dans un esprit de dvotion envers un enfantquelle na pas.

    Un animal vint heureusement se faufiler entre leurs deux existen-ces et les rejoignit; ctait le chat de la tante Norine, un grle matou,mal nourri et laid, mais affectueux ; cette bte, dabord sauvage,stait rapidement apprivoise; larrive des Parisiens avait t pourelle une aubaine; elle mangeait les restes des viandes et des soupes,[] et, lasse de famine et de coups, sinstalla prs deux dans le ch-teau.Ce fut qui la gterait; ce chat devint un sujet mollient de conver-sation, un trait dunion sans danger daigreurs, et il gaya par sescavalcades la solitude glace des pices.Il resta enfin couch avec Louise, lui prenant de temps en temps lecou entre ses deux pattes et lui donnant par amiti, contre les joues,de grands coups de tte. (En rade, p. 376)

    Les substituts daffection et les succdans damour physique nedurent pas et, limage du malheureux chat empoisonn, lestres impuissants amliorer leur quotidien souffrent et meurentdans une indiffrence mtaphysique. Lhomme et la femme ne

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    peuvent vivre lun sans lautre mais ne se supportent pas, car-tels dans une relation sado-masochiste continuelle. Le remde la solitude savre bien vite pire que lisolement, aussi bien duct de la femme que du ct de lhomme. Cest donc une visionsans complaisance de la nature humaine que nous livre lcrivain.

    Deux romans satiriques

    On aurait tort de classer rapidement les romans de Huysmans,marqus par un pessimisme vident, dans un registre srieux.Certes, ils mettent en scne lexistence de personnages ladrive, dans des moments de crises existentielles douloureuses,et exposent parfois de faon crue des scnes drangeantes lemassacre du chat-huant poignard par Jacques, le vlement de laLizarde, lagonie du chat1 mais la drision envahit lcriturequi se fait acide. La satire nest pas absente dEn mnage,quoique de faon plus subtile. Plusieurs institutions sont pin-gles. Nen retenons que deux : lcole et le milieu des fonction-naires. Au dbut du roman, alors quils mditent auLuxembourg, Andr et Cyprien repensent leur scolarit en pen-sionnat. Ils passent en revue les brimades et les privations, lesmesquineries des camarades et la mauvaise nourriture servie aurfectoire. Andr, surtout, se plaint davoir t humili en raisonde sa condition de boursier, orphelin de pre.

    Cest toute ma jeunesse, une jeunesse dhumiliation et de pannequi est l, disait-il. Avec une mre veuve et sans le sou, une bourse aulyce, un rabais la pension, je ne pouvais rclamer quand la viandeputridait et que des cafards submergs dansaient dans labondance.Ah! jtais sr de mon affaire! Lorsque le domestique portait aupatron les assiettes et lui soufflait, mi-voix, le nom des lves quilallait servir, lassiette me revenait avec des rogatons et des boules degraisse, des artes ou des os! Je mangeais peu et mal et jtais rgu-lirement dsign pour rciter la prire. Avec cela, des punitions, enveux-tu, en voil cent vers pour les autres et cinq cents pour moi.Pas de compliments, quand jtais premier, un air rogue lorsquejtais troisime mprisant et furieux si jtais onzime. [] Voilce que je vois, lorsque je me retourne, un cortge lamentable de

    1. En rade, respectivement p. 294-295, 313-315, 412 et suivantes.

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    misres et dinsultes, des tombereaux de voirie, des vices de maisonscentrales et des chiourmes abjectes! (En mnage, p. 71)

    Cette rvolte du personnage nest pas sans rappeler celle de Jac-ques Vingtras dans LEnfant et Le Bachelier de Jules Valls1 :mme condamnation sans appel de lcole et des injustices qui yrgnent; mme dnonciation de la mchancet des adultesenvers les lves et des condisciples impitoyables entre eux, pre-nant modle sur leurs ans ou leurs parents.

    Les fonctionnaires des ministres ne sont pas non plus par-gns. Comme nombre dcrivains de sa gnration, Huysmanstait lui-mme employ de bureau. Il pouvait par consquentsinspirer directement dune ralit vcue. On a dj voquloncle Dsableau, la mentalit trique, mais on pourrait aussisarrter sur le destin de personnages mdiocres esquisss dansles longues conversations entre Cyprien et Andr.

    Letousey, par exemple, celui qui lana au pion qui voulait le rossercette apostrophe mmorable : Si tapproches, je te casse la dent quite fait schlinguer! Il est, ma-t-on affirm, employ 1800 francsdans un ministre. De la dche ! rpliquait Andr. Une femme, sans doute, desenfants, logement au cinquime, lampe de ptrole, buffet de fauxchne, piano dacajou. La femme a nourri, elle-mme, par conomie seins dforms. Le dimanche, roulement du dernier-n dans unepetite voiture, remise, le soir, au bas des escaliers. Des nuits occu-pes surveiller les dents de lait qui poussent. Avec cela, travail opi-nitre daiguille; prise dans le haut du pantalon du drap ncessairepour coudre une pice au bas. De la dche ! ou bien la mariecascade! (En mnage, p. 72)

    Les camarades de collge mnent lexistence vide, rptitive etconformiste des bureaucrates que les deux artistes rats ex-crent.

    Aprs avoir tudi dans En mnage le milieu de la petite bour-geoisie parisienne et de la bohme artiste, lcrivain critique lapaysannerie dans En rade. Ds larrive de Jacques et LouiseMarles dans la Beauce, le narrateur constate la laideur des

    1. Ces deux romans de Valls, les premiers de la trilogie de Jacques Vingtras, ontt publis en volume chez Charpentier en 1881.

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    paysans et se livre avec brio aux portraits-charges dAntoine et deNorine.

    Ctait un tout petit vieillard, maigre comme un chalas, noueuxcomme un cep, boucan comme un vieux buis. La face ratatine,verge de fils roses sur les pommettes, tait troue de deux yeuxglauques, flanquant un nez osseux, court, pinc, tordu gauche, souslequel souvrait une large bouche herse de dents aigus trs fra-ches. Deux bouts de favoris, en pattes de lapin, descendaient de cha-que ct des oreilles cartes du crne; partout, sur la figure, au-dessus des lvres, dans les salires des joues, dans les fosses du nez,sur les creux du col, des poils drus poussaient, fermes comme despoils de brosse, poivre et sel comme ses gros cheveux quil rabattaitavec les doigts, sous sa casquette. Debout, il tait un peu courb, et,de mme que la plupart des paysans de Jutigny qui ont travaill dansles tourbires, il avait des jambes de cavalier, vides en cercle. Aupremier abord, il semblait rtrignol, chtif, mais regarder larctendu du buste, les bras musculeux, la tenaille tanne des doigts, lonsouponnait la force de ce criquet que les fardeaux les plus pesantsne pouvaient plier.Et Norine, sa femme, tait plus robuste encore ; elle aussi avaitdpass la soixantaine; plus grande que son mari, elle tait encoreplus maigre : ni ventre, ni gorge, ni rble et des hanches en fer depioche; rien en elle ne rappelait la femme. Le visage jaune, quadrillde rides, ravin de raies comme une carte routire, chin de mmequune toffe tout le long du cou, sallumait de deux yeux dun bleuclair trange, des yeux incisifs, jeunes, presque obscnes, dans cetteface dont les sillons et les grilles marchaient, au moindre mouvementdes paupires et de la bouche. Avec cela, le nez droit pointait en lameet remuait du bout en mme temps que le regard. Elle tait la foisinquitante et falote, et la bizarrerie de ses gestes ajoutait encore aumalaise de ses yeux trop clairs et au recul de sa bouche dpourvue dedents. Elle paraissait mue par une mcanique, sans jointures, selevait dun seul morceau, marchait telle quun caporal, tendait le brasainsi que ces automates dont on pousse le ressort; et, assise, sans sendouter, elle affectait des poses dont le comique finissait par nerver;elle se tenait dans lattitude rveuse des dames reprsentes dans lestableaux du Premier Empire, lil au ciel, la main gauche sur la bou-che, le coude soutenu par la paume de la main droite. (En rade, p. 281-282)

    Ces deux personnages ressemblent des grotesques. Le style delauteur les dshumanise et les assimile des pantins surmontsdune trogne. Tous les personnages de ruraux, sans aucune

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    exception, sont antipathiques et malhonntes dans le rcit : lpi-cier et sa petite fille qui porte le pain, le lait et ramne la viandeau couple de Parisiens, les commerants1, le facteur Mignot.Anims dun esprit de lucre dissimul parfois sous une bien-veillance excessive suspecte, les villageois, en particulier loncleet la tante de Louise Marles, profitent des deux citadins, nhsi-tant pas leur extorquer le plus dargent possible, alors mmequils connaissent la situation financire dsastreuse de leurshtes. Ce trait donne lieu plusieurs pisodes lhumour grin-ant. La duperie sur la livraison du tonneau occupe le dbut duchapitre VIII. Norine et son mari coupent le vin avec de leau etle revendent leurs parents qui sen rendent compte et discutentde la malignit des paysans. Marles dit sa femme :

    Une seule chose mennuie, cest la maladresse de ces grigous; silsavaient vol un certain nombre de litres, le malheur ne serait pasgrand, mais ils ont gt ceux quils nous laissent avec de leau, pourcacher leurs fraudes! (En rade, p. 361)

    Jacques et Louise sont dailleurs pris au pige et ne peuvent seplaindre.

    Certes, Huysmans critiquait dj les indlicatesses de ladomesticit dans En mnage, Mlanie reprsentant les bonnesqui volent leur patron. En effet, quand Berthe ne va pas bien, ses bonnes senhardirent, la pillrent sans modration 2.Cependant, le romancier insistait sur la solidarit et la gnrositdes femmes du peuple travers lhistoire de Jeanne et dEugnieLegouv :

    Andr resta songeur, se rptant tout bas cette vrit, que les fem-mes du peuple sentraident et soignent, presque toutes, des voisinesaffames ou malades quelles ne connaissent point, tandis que lesfemmes de la bourgeoisie laissent gnralement crever comme des

    1. Ainsi le boucher gruge Louise comme elle lexplique son mari : Et Louiselui rvla les procds de la bouchre; on lui commandait une livre de viande etelle en envoyait trois, dclarant que ctait prendre ou laisser, attendu quelleaurait sans cela un dbit trop restreint pour tuer et couler ses btes; et dire que,faute dune autre boucherie, il importait daccepter, sous peine de famine, cesconditions! (En rade, p. 353).2. En mnage, p. 94.

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    chiennes les personnes auxquelles aucun plaisir ou aucun intrt neles rattache. (En mnage, p. 188-189)

    Aucun esprit de famille nanime les paysans qui prtendent offrirlhospitalit leurs parents faillis pour mieux les escroquer. Toutau long de leur sjour et ce, jusqu leur dpart pour Paris, lecouple Marles va tre exploit financirement sans tre dupe. Lanote prsente par loncle Antoine est sale.

    Le vieux sachant que javais touch de largent a tout prvu, se ditJacques.Loncle rendit la monnaie, pice pice, retenant chacune entre sesdoigts, grommelant : cest de la bonne or que je vous donne, cachantmal une satisfaction presque narquoise, car il venait de duper, unefois de plus, les Parisiens, en faisant courir les intrts de largent,non pas du jour o il avait pay le marchand, mais bien du jour o ilavait command la feuillette. (En rade, p. 415)

    La satire sexerce lencontre des paysans madrs, sans scrupuleset sans relle intelligence, puisquils pensent agir en toute impu-nit alors que leurs intentions malhonntes sont connues de Jac-ques. Le jeu sur les points de vue narratifs, lutilisation dumonologue intrieur et du style indirect libre permettentdaccentuer la critique de ces avares, pour lesquels tout estargent et qui semblent dpourvus du moindre sentiment humain.

    Dans En mnage, Huysmans critiquait entre autres le couple etla femme responsable de tous les malheurs de lhomme. En radelui permet de poursuivre et dapprofondir la satire du mariage etde lacte sexuel avec la mtaphore de la vache au taureau encontrepoint de lhistoire du couple.

    Le taureau baissa la tte, leva les uns aprs les autres ses quatrepieds, et sonda, dun il indiffrent, la cour. Loncle sapprocha de laBarre et lui releva la queue. Sans se presser, le taureau fit un pas,sentit le derrire de la vache, donna rapidement un coup de langue etne remua plus. []Et soudain le taureau senleva lourdement et enjamba maladroite-ment la vache. Loncle lcha sa canne, se prcipita sur la Barre dontil aplatit le dos avec ses mains tandis que du bouquet de poils jaillis-sait sous le taureau quelque chose de rouge et de biscornu, de minceet de long qui frappait la vache. Et ce fut tout; sans un haltement,sans un cri, sans un spasme, le taureau retomba sur ses pattes et, tirpar son cble, rentra dans ltable, pendant que la Barre qui navait

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    prouv aucune secousse, qui navait pas mme exhal un souffle,sallgeait de peur, regardant, effare, comme avec des yeux bouillis,autour delle. (En rade, p. 403)

    Cette vocation trs crue de la sexualit dtruit le romantisme.Dailleurs, la critique de la socit rurale passe au crible tous lesdfauts proverbiaux : avarice, absence de compassion, ignorancedes sentiments amoureux et de toute dlicatesse. Comme lespetits bourgeois parisiens, les paysans considrent le mariagecomme une association conomique, mais ils nont aucunemorale et parlent sans pudeur des filles mres. Au bistrot, Jac-ques entend les paysans discuter dune Parisienne, oblige dedormir sur une chaise car sa chambre avait t loue des jeunesgens proccups flirter avec des filles du village.

    Mais alors, reprit Jacques, le village doit tre plein de fillesenceintes? Sans doute, sans doute, mais elles se marient, aussi les malins ilstchent de faire un enfant une fille qua vraiment du bien, poursui-vit-il, aprs un silence, et en clignant des yeux. Et cest ainsi dans tous les environs? Ben sr, comment donc que tu voudrais que a soit? Cest juste, rpliqua Jacques un peu interloqu par cette histoirequi rsumait la haine parisienne, les instincts pcuniaires et lesmurs charnelles de cette campagne. (En rade, p. 359)

    Cupides, sans moralit, les paysans de la Beauce vus par Huys-mans font aussi preuve de violence et de cruaut.

    Comme les contes normands de Maupassant, En rade fait lapeinture au vitriol de la socit rurale, qui na aucun respect pourla vie humaine et la souffrance animale. Ainsi, la vache appeleLa Lizarde, que les paysans mnagent tant quelle na pas vl etsemblent mme considrer comme un membre de la famille1, estbattue et maltraite aussitt aprs avoir mis bas.

    La vache se remit mugir. Ah , tas pas fini de gueuler comme a, chameau! clama Norine. Fous-y donc sur le museau, cette carne-l ! reprit loncle quisessuyait le front dun revers de manche.

    1. Il caressa la Lizarde, lui parla bas ainsi qu un enfant, lui prta des nomsdamoureuses, lappela ma fanfan, ma fifille (En rade, p. 313).

  • HUYSMANS ET LA MALADIE DU MARIAGE

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    Il ny avait plus de fanfan et de fifille, plus dappellations amou-reuses, plus dencouragement bien vler; laccouchement avait tdes plus simple et le veau tait n viable; en mme temps que leurinquitude pcuniaire, leur tendresse avait pris fin. (En rade, p. 315)

    Cette sale mentalit est indissociable dune mchancet foncire.Les animaux souffrent plus que les Marles qui prouvent unevritable empathie pour les btes. Avant de partir, ils essaient derefuser un lapin, en vain :

    La tante Norine trangla une de ses btes et lapporta, toutechaude, roule dans de la paille. (En rade, p. 417)

    Ils se prennent daffection pour un vieux chat efflanqu quilsnourrissent tant bien que mal. Comble de la mesquinerie et de lavilnie, ils saperoivent que la tante Norine gardait pour elle etdvorait les rsidus que sa nice lui remettait pour le chat 1.Norine empoisonne dailleurs le chat et, au moment de partir,Louise, pleine de compassion pour la malheureuse bte en traindagoniser, lui laisse un vieux jupon pour quelle puisse mourir enpaix.

    Jai mont le chat en haut, dans une chambre; je lui ai laiss lejupon pour quil nait pas froid et de leau boire, sil avait soif.Jaime mieux quil meure ainsi que de le savoir assomm par Norineavec une trique, dit Louise. Il ne souffre plus, du reste il ne mamme pas reconnue, le pauvre mimi, il est tout roide! (En rade, p. 417)

    Ctait sans compter sur la fausset et la roublardise de loncle etde la tante qui sapprtent achever lanimal pour lui prendre lejupon.

    Jentends ben, moi ; jai cout quelle racontait Jacquesquelle laissait un jupon pour le chat qui crve. Cette btise! Oui-da, quelle la dit. Ah ben ctant!Et de peur que le chat nabmt plus longtemps ltoffe avec ses grif-fes, ils se dirigrent ventre terre vers le chteau. (En rade, p. 418)

    1. En rade, p. 376.

  • PRFACE

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    La fin du roman laisse ainsi au lecteur un got trs amer qui ridi-culise lpret au gain des paysans pourtant trs riches.

    travers le regard de Jacques, lcrivain fait la satire de la pro-vince, symbole de lennui quelle gnre : Comme la provincevous cale un homme! 1, sorte de cri du cur du hros. Lepatois de la Beauce rend les conversations ridicules et agitcomme une barrire supplmentaire entre les Parisiens et les vil-lageois.

    La description des champs et des paysages aurait pu treloccasion de jolis tableaux mais Huysmans choisit de mettresous les yeux des lecteurs des toiles inquitantes et ternes, auxcouleurs passes par le soleil cuisant. Il nest question que determes pjoratifs crotes , sales comme si la rgiontait contamine par une maladie, une sorte de lpre qui rongeaitla flore. De mme, la maison de loncle et le chteau de Lourpssont dcrits comme une prison :

    Ils pntrrent dans un couloir de prison. Aux lueurs dune allu-mette quil fit craquer, Jacques aperut dnormes murailles enpierre de taille, fuligineuses, troues de portes de cachots, surplom-bes dune vote en ogive, abrupte, comme taille dans le roc. Uneodeur de citerne emplissait ce couloir dont les carreaux de pavageoscillaient tous les pas. (En rade, p. 278)

    Prisonniers dun lieu hostile et dune atmosphre dysphorique,sans ressources, Jacques et Louise sont la merci de loncleAntoine et de la tante Norine. La province transforme les gens,rend avares les plus gnreux. Devant limminence du retour Paris et la perspective de devoir faire des bassesses des gensquil mprise, Jacques finit par regretter la solitude.

    Comme la solitude avait du bon! Ici du moins, part ces paysans, ilne voyait personne! Oui, il allait pour manger du pain patauger avecles autres, dans le rpugnant baquet des foules! (En rade, p. 413)

    Il est devenu misanthrope suite son revers de fortune ou ladcouverte de la petitesse paysanne.

    1. En rade, p. 346.

  • HUYSMANS ET LA MALADIE DU MARIAGE

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    Si Louise souffre de troubles mystrieux qui la transformenten fardeau pour son mari, Jacques est atteint de la maladie de laprovince. la souffrance psychique engendre par la solitude etla drliction sajoute une souffrance physique lors de lpisodedes aotats1. Ayant aid aux champs, Jacques attrape ces acariensqui engendrent chez lui une douleur extrme sous le regardmoqueur et sadique de loncle et de la tante Norine.

    Je suis dvor et partout la fois, scria le jeune homme.Ctait soudain une invasion de gale, une dmangeaison atroce queles corchures des ongles narrtaient pas. Il se sentait le corps enve-lopp dune petite flamme et, peu peu, la passagre jouissance dela peau gratte jusquau sang, succdaient une brlure plus aigu, unnervement crier, une douleur chatouillante rendre fou! (En rade, p. 367)

    Incapables de compassion, les paysans sont hilares face auxdmangeaisons insupportables provoques par les aotats :

    Et la tante Norine et loncle les contemplrent, le soir, retenantleurs rires, surpris que les Parisiens eussent la peau si tendre. (En rade, p. 368)

    Loutrance de cette souffrance, associe aux privations sexuelleset aux douleurs psychiques engendres par les soucis de sant deLouise, transforme Jacques en une figure quasi christique.Lourps est une sorte de Golgotha pour le hros qui accomplitune espce de chemin de croix. Le titre du roman est donc relire avec un il plus critique. Si lincipit dsigne la rade commeun abri :

    Ctait l le seul refuge sur lequel lui et sa femme pussent mainte-nant compter; abandonns par tout le monde, ds la dbcle, ils pen-srent chercher un abri, une rade, o ils pourraient jeter lancre etse concerter, pendant un passager armistice avant de rentrer Parispour commencer la lutte. (En rade, p. 273. Cest nous qui soulignons en gras)

    1. Cette scne nest pas sans annoncer certaines msaventures de Poil de carotteface la cruaut des adultes. Le roman de Jules Renard paru en 1894 mle aussisatire, comique et pathtique.

  • PRFACE

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    Lourps se rvle la fin un lieu infernal, o Jacques, tout sesintrospections, a appris se battre contre la nature, un milieupaysan hostile et contre lui-mme.

    Ils me consolent de quitter cette misrable rade o jtais presque labri, pensait-il, car, canaille pour canaille, je prfre tout de mmeen frquenter de plus acres, et de plus souples. (En rade, p. 417. Cest nous qui soulignons en gras)

    Finalement, renvoyes dos dos par le narrateur, Paris et laBeauce se valent et Jacques laisse une leon dsenchante etpresque dsespre.

    ***

    Romans difficiles classer, En mnage et En rade donnent uneimage trs pessimiste du couple et de la vie en gnral. Les rela-tions hommes/femmes semblent impossibles et masochistes, lundes deux conjoints souffrant toujours dans cette relation jugeaussi incongrue que ncessaire selon Huysmans.

    La femme, ternelle descendante de Lilith, parat nexisterque pour le seul malheur de lhomme quelle fait souffrir quoiquelle fasse : trop aimante, elle exaspre lpoux, ltouffe etempche son gnie crateur de spanouir; trop distante voirefrigide, elle prcipite son compagnon dans les affres de lamaladie nerveuse qui prend sa source dans une sexualit brime.

    Bien avant Freud, Huysmans, comme dautres crivains ra-listes avant lui, a donc bien peru le mcanisme psychique desnvroses et de lhystrie de conversion, dcouvrant ce qui secache dans les latrines les plus dissimules de lme 1. Unroman de Huysmans manque ce triptyque sur le couple : vau-leau (1882) qui en formerait le panneau central. Le hrosFolantin a fait son choix : il refuse le mariage au profit de la pros-titution, quitte tre dgot de la vie.

    1. En rade, p. 341.

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    Huysmans, lui, choisira Dieu et sa vision trs caricaturale de lafemme ne pouvait que trouver un cho favorable dans les critsmisogynes des Pres de lglise. Entre gynphobie et misogynie,cest un regard dsespr que lauteur jette sur la vie de couple etlinstitution du mariage. Courteline, Feydeau et Guitry porterontces interrogations au thtre accompagnes dun rire grinantmais librateur1.

    Nolle Benhamou

    1. On notera que les contes de Georges Courteline, Les Femmes damis (1888),moins connus du grand public que ses pices de thtre, et ceux de MauriceLeblanc, Les Couples (1890), voquent aussi des histoires dadultre, de collage etde mariage.

  • En mnage(1881)

  • 39

    I

    Leurs cigares charbonnaient et puaient comme des fumerons.Tout en rattachant sa culotte qui stait dboutonne, Cyprien

    scria : Rester, pendant deux heures, dans un coin, regarder des

    pantins qui sautent, salir des gants et poisser des verres, se tenirconstamment sur ses gardes, schapper, lorsqu lafft du gibierdansant, la matresse de maison braconne au hasard des pices, situ appelles cela, malgr lhabitude que tu en peux avoir depuisque lon ta mari, des choses agrables, eh bien! tu nes pas dif-ficile.

    Andr haussa les paules et, crachant le jus de tabac qui luipoivrait la bouche, dit simplement :

    Peuh, on sy fait!Il y eut un instant de silence. Ils marchaient lentement, cte

    cte, quand minuit sonna. Deux horloges entremlaient leurscoups; lune, au loin, vibrait doucement, en retard dune secondesur lautre; la plus proche dcoupait, nettement, presque gaie-ment son heure.

    La rue que les deux jeunes gens suivaient tait dserte et leurspas retentissaient avec un bruit clair sur le trottoir. Tantt leursombres se brisaient le long des boutiques fermes, tantt lesprcdaient ou les suivaient, tales plat sur les dalles, ples

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    certains moments, fonces dautres. Souvent elles senchev-traient, se confondaient, sunissaient des paules, ne formaientplus quun tronc ramifi de bras et de jambes, surmont de deuxttes; parfois elles sisolaient, se ramassaient sous leurs pieds ousallongeaient dmesurment et se dcapitaient dans le renfonce-ment des portes.

    Il y avait, dans le ciel, comme un boulement de talus noirs.Au-dessus des maisons dont les toits les tranchaient durement,de grands nuages roulaient ainsi que des fumes dusine, puis,dans ces blocs immenses de nues, dnormes brchessouvraient et des pans de ciel toils de feux blancs scintillaient,teints bientt par le voile opaque des nues rampantes.

    clairs par des becs de gaz, allums de loin en loin, des mursfrappaient des coups drus dans lombre. Le trottoir tait sec,sillonn de rigoles par places, et la soudure de ses dalles se dta-chait, en noir. Prs de la chausse, une bonde dgout, untampon de fonte quadrill, perc au milieu de son orbe duntrou, tincelait certaines artes plus aiguises par le frottementdes bottes. Des paves de cuisine, des trognons de lgumes etdes morceaux daffiches sempuraient dans une flaque. Un rat sefaufilait dans le tuyau dune gargouille.

    Lorsque Andr et Cyprien eurent atteint le bout de cette rueet quils arrivrent dans une autre, vivante encore et plusclaire, la demie tintait. Un marchand de vin sapprtait fermer ses vitres. Au fond de la boutique, dans une salle cloi-sonne de carreaux dpolis, un garon couvrait un billard etessuyait avec un torchon les marques de craie laisses prs desbandes; un autre, dans la premire pice, vu de dos, lchinecourbe, le cou et les reins remuant avec le dandinement dunvolatile, rinait des bouteilles au-dessus dun cuveau; un troi-sime charroyait deux moitis de tonnes plantes de lauriersroses, et deux ronds sales marquaient sur le trottoir la place oelles taient mises.

    Le patron se prparait laver grande eau son seuil. Unbaquet entre les jambes, il billait, stirant, les bras en lair, lespoings ferms, et, derrire lui, sa femme, le rble aplati sur unebanquette, la poitrine croule sur le rebord du comptoir, gour-mandait les garons, spilait les poils du nez, apurait sescomptes.

  • JORIS-KARL HUYSMANS

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    La rue tait presque silencieuse; deux sergents de ville se pro-menaient, mlancoliques, parlant bas, sarrtaient par moment etreprenaient leur marche; au loin, une quipe de vidangeurs cin-glant les chevaux attels aux barriques numrotes, aux carriolesbondes de tuyaux et de pompes, passa, nausabonde, dans unsourd roulement.

    Le bruit devenait plus confus et plus faible. Lon entenditencore le sautillement grle dun fiacre qui parut, les feuxallums, le cocher endormi sous son chapeau de cuir bouilli blancpareil un seau de toilette, le menton dans le cou, le fouet aurepos, les rosses extnues, trbuchant, faisant cahoter la guim-barde sur la chausse, puis le bruit seffaa, le vacarme des voletsquon pose steignit, le quartier sendormait, tout se tut.

    Cyprien continuait rognonner dans sa barbe; il sexasprait,de plus en plus, aprs la soire quil avait subie. Il attaquait lesboissons, les femmes, prtendait que le punch avait t achet,tout fait, chez un picier et coup deau pour le dsinfecter; ilniait le charme des fillettes tapotant de la musique ou becquetantdes glaces, il se moquait du matre de la maison, debout, prs dupiano, charg dexcuter des sourires et il reprenait :

    Ah! elles sont jolies les soires de ton oncle! Une vraiebousculade de salle bagages! Il ny a que les gens qui graissentles cartes qui aient le droit de sasseoir! Et ils sont l, avec desttes dont les cheveux ont fui, des compresses blanches autourdu cou, des ventres enfls, sangls dans des pantalons tendus,retenant les envois dune digestion pnible! Et le salon, avec satapisserie de vieilles dames qui dorment le long dun mur oujacassent le nez sur un verre, et laverse des conversations, laflue des sornettes, la pluie sans fin des polkas et des valses! Ettout, tout, et cette troupe dimbciles qui invitent des robes rosesou blanches secouer leurs plis! Et les jeunes filles donc! Cesadorables rcipients de chairs neuves o les vices transvass desmres se rajeunissent! Ah oui, parlons-en! Il faut les voir quandelles remuent du pilon leurs jupes! Le mouchoir sur les genoux etla moue au bec, elles sont l, se tortillant sur leur chaise, chan-geant derrire les entrechats de lventail des ricochets de niaise-ries sordides, chuchotant comme des galopines en classe,senvolant tout coup avec laffreux bavardage des perruchesquon lche! Puis, cest le plongeon des graves rvrences, cest

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    le nez qui se fripe et le dentier qui flambe, cest des oui, maman,cest des non, ma chre, cest des patati, cest des patata, cest desrires fts, des clats discrets Les jeunes filles! je les ai obser-ves ce soir, tiens, les vl : physiquement : un ventaire degorges pas mres et de sants factices; moralement : une ter-nelle morte-saison dides, un fumier de penses dans unecaboche rose! Oui, les vl, celles quon me destine, esprantquun jour viendra o, lass de lire dans mon lit et dy fumer tran-quillement ma pipe, jaccepterai la misre dun coucher deux,linsomnie ou le ronflement dun autre, les coups de coude et lescoups de pied, la fatigue des caresses exiges, lennui des baisersprvus!

    Andr souriait. Ah bien mais, dit-il, cest trs simple alors. Consquence de

    tes thories : la mise en fourrire de toutes les passions, lapo-those de la fille publique les cabinets trois sous de lamour! et par-dessus le march, la glorification de la femme demnage qui vous chipe la bougie et le sucre!

    Oui, cest amusant dallumer des paradoxes, mais il est unmoment o les feux de Bengale sont mouills et ratent! On nerit plus alors je me suis mari, parfaitement, parce que cemoment-l tait venu, parce que jtais las de manger froid, dansune assiette en terre de pipe, le dner apprt par la femme demnage ou la concierge. Javais des devants de chemise quibillaient et perdaient leurs boutons, des manchettes fatigues comme celles que tu as l, tiens , jai toujours manqu demches lampes et de mouchoirs propres. Lt, lorsque je sor-tais, le matin, et ne rentrais que le soir, ma chambre tait unefournaise, les stores et les rideaux tant rests baisss cause dusoleil ; lhiver ctait une glacire, sans feu, depuis douze heures.Jai senti alors le besoin de ne plus manger de potages figs, devoir clair quand tombait la nuit, de me moucher dans des lingespropres, davoir frais ou chaud suivant la saison. Et tu en arri-veras l, mon bonhomme; voyons, sincrement, l, est-ce une vieque dtre comme jtais et comme toi, tu es encore? Est-ce unevie que davoir le cur perptuellement barbouill par les crassesdes filles? Est-ce une vie que de dsirer une matresse lorsquonnen a pas, de sennuyer prir quand on en possde une, davoirlme vif quand elle vous lche et de sembter plus formidable-

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    ment encore quand une nouvelle vous la remplace? Oh non, parexemple! Btise pour btise, le mariage vaut mieux. a vousaffadit les convoitises et mousse les sens? Eh bien, quand anaurait que cet avantage-l! Et puis, mon cher, cest une caissedpargne o lon se place des soins pour ses vieux jours! Cest ledroit de soulager ses rancunes sur le dos dun autre, de se faireplaindre au besoin et aimer parfois!

    Ah! sil existait un mtique qui vous fasse rendre toutes lesvieilles tendresses quon a l-dedans! Certes, ce serait le rve,mais comme cest impossible, le plus sage est encore de risquer lachance, de tenter dtre heureux avec une femme quon supposeavoir t bien leve et quon croit honnte. Mais diable, je com-mence lcher des tirades comme toi, et avec toutes ces discus-sions, il est une heure moins vingt, je vais te souhaiter le bonsoiret rentrer chez moi.

    Cyprien ne paraissait gure dispos gagner son lit. Tu as bien le temps, disait-il, les autres fois lorsque tu vas

    en soire et que ta femme ntant pas grippe taccompagne, tune reviens jamais de chez les Dsableau avant trois heures.Hein? avoue que tu as eu une fire chance de mavoir rencontr,dans cette salle de chauffe, je tai oblig prendre la fuite. Cesttrois heures que je tai donnes, rends-moi lune des trois et viensfaire un tour.

    Oh! dit Andr, je ten donnerais bien huit ou dix, si jentais pas aussi fatigu. Je devais aller, pour mon roman, voirleffet dun abattoir au petit jour et jai prvenu ma femmequelle nait pas mattendre demain avant onze heures, mais jerenonce, malgr tout, la promenade, je suis moulu, jai froid etpuis il va pleuvoir, allons, viens nous coucher.

    Mais Cyprien ne se tenait pas pour battu; il insistait, appuyantsur la paresse de son ami qui ne parviendrait jamais, une autrefois, se lever daussi bonne heure.

    Andr en convenait. Il le savait parbleu bien, puisquil avaitjustement choisi le jour o, ne se couchant pas, il serait debout,ds laube! Mais Cyprien dbita ses raisonnements en pureperte, son ami tint bon, continua son chemin et arriva devant samaison. L, il vit vibrer le timbre et saccota au mur, attendantque la porte souvrt, coutant au loin lappel aigre de la sonnette,le coup mat du cordon, le craquement du vantail, prt cder. Le

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    portant avait t inutilement tir, alors il lana un carillon quidansa dans la nuit et le pne lchant la serrure claqua. Il serra lamain de Cyprien et referma la porte.

    Il frottait une allumette, se dfiant du paillasson, du dcrotte-pieds qui faisaient saillie la premire marche et il montait rapi-dement avec la hte de lindividu qui se rtit les doigts et neserait pas fch de se mettre laise.

    Il doublait les enjambes, suivant dune main la rampe, et lemur en volute de lescalier brillait avec ses jaspures de fauxmarbre, dans lombre, mesure que le vent attisait lallumette oulteignait presque.

    chaque palier, les boutons de cuivre des portes tincelaient,puis, aussitt que la flamme tait morte et que le bois se consu-mait en braise, un point rouge se piquait sur le vernis des murs.

    Lorsquil fut entr dans lantichambre et quil eut pris un bou-geoir plac sur un pidouche, il savana avec prcaution, crai-gnant de rveiller sa femme. Il eut beau marcher sur la pointe despieds, ses bottines craqurent.

    Il sarrta soudain, tonn, entendant un heurt amorti, commeun objet qui tombe sur une chose molle, comme un choc detalons nus sur un tapis. Il pensa que sa femme tait plus souf-frante ou quelle se relevait pour chercher un mouchoir ou satis-faire un besoin autre, mais une rumeur effare, un chuchotementde paroles suffoques par langoisse, des mots prononcspresque haut, puis balbutis avec un ton de prire, dautres, peine distincts, comme mchs par des dents qui se serrent, luiarrivrent.

    Il apprhenda un malheur, franchit le salon, slana dans lachambre, vit, prs du lit dfait, un homme en chemise, affol,tournant, culbutant les meubles, tirant lui un fauteuil poursabriter, empch par une chaise place derrire. La femmetrangla un cri, se renversa, stupide, les yeux agrandis, hagarde.

    Andr touffa un nom de Dieu! On sentait, dans la pice, une droute effroyable, une panique

    immense. Lhomme ne bougeait, respirant peine, la femme fris-sonnait, perdue, appuye sur le bord du lit, les jambes et lesseins lair, la main droite pendante, la gauche cramponne audrap.

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    Tous restaient immobiles, muets. Alors dans le grand silencede la chambre, la main dAndr, tenant la bougie, trembla et labobche tapant la plate-forme de cuivre tinta doucement.

    Ce lger bruit sembla secouer la stupeur accable de lafemme; elle eut un long soupir, voulut parler, chercha sa salive,nen trouva pas, remonta sa chemise, cacha sa gorge.

    Andr avait dpos le flambeau sur une table; il semblaitindcis, se promenait de long en large, sarrtait crisp, blme,dvisageant sa femme. Le bruit plus vif, plus amorti de ses pas,selon quil se rapprochait, marchant sur le plancher ou sloi-gnait, foulant un tapis, sentendait seul.

    Un filet de vent venait dune croise pousse contre et faisaitfignoler et couler la bougie. Une azale, dans un cache-pot defaence, se dfleurait, parpillant goutte goutte sur les bouquetsrsda dune carpette ses ptales tachs de sang; un jupon, jetsur le dos dune chaise, descendit lentement, stala ainsi quunemare blanche sur le parquet. Une odeur pntrante de femmedont les bras sont nus emplissait la pice, une bouffe trs fine defrangipane vint sy mler, voquant les soins discrets des toilettesgalantes, les luxes, perdus depuis le mariage et retrouvs mainte-nant, des eaux teintes dopale qui baignent les bleus roseauximprims dans le fond des larges cuvettes.

    Lorsque Andr interrompait sa marche, la pendule jasait clai-rement, jetant son tic-tac monotone, coup net par la plaintedun meuble, par la corde dun store qui frappait aux vitres.

    Andr fit un pas, sarrta devant sa femme. Il sefforait dtrecalme, mais les mots saccadaient, passant par sa voix tremble.

    Une heure du matin, dit-il; il est temps que pour sauver lesapparences, Monsieur se rhabille et parte.

    Le Monsieur eut un geste vague. La femme plia encore lespaules, sa main souvrit et le drap quelle pressait se dtendit,doucement, comme un linge humide.

    Allons, Monsieur, poursuivit Andr, il faut en finir, je nainul intrt, moi, contempler vos formes, la situation est suffi-samment ridicule, mettons-y un terme.

    Ah! quand on songe, reprit-il, il est vrai qu forcedavoir tudi les femmes et davoir acquis pour elles un sacrmpris, on finit par o les nigauds commencent! Mais je parle et

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    le temps scoule. Ah! pour Dieu! en voil assez; vous tes prt,nest-ce pas?

    Le jeune homme enfilait son pantalon, et sa chemise, maltasse, faisait, dans sa culotte, des bosses au derrire. Il boutonnason gilet peine, mit ses bottines et son habit. Une fois vtu, ilreprit un peu dassurance, il regarda le mari, en face, nonnaquelques mots sans suite et tta dans la poche de sa redingote.

    Vous cherchez une carte de visite, dit Andr, on ne latrouve jamais lorsquon en a besoin, cest comme un fait exprs.Mais, peu importe, votre nom de famille mest indiffrent; quant votre prnom, ma femme doit le connatre, et, au cas o elleignorerait votre adresse, vous pourrez la lui envoyer demain,pour quelle aille vous rejoindre si bon lui semble. Maintenant,prenez votre chapeau et partons.

    Le jeune homme se dfiait, malgr tout, craignant uneembche. Il apprhendait que le mari ne lobliget passerdevant, et la perspective de senfoncer, ttons, dans le noir, luisouriait peu. Mais Andr le prcda, la bougie au poing. Ils des-cendaient lentement, nchangeant plus une parole. Arriv aubas de lescalier, prs des pommes en verre de la rampe, Andr seretourna et, haussant le chandelier, dit simplement :

    Prenez garde, Monsieur, il y a une marche; et il ajouta : Jevous prviens pour que vous ne tombiez pas, a ferait du bruit.

    Il frappa au carreau de la concierge, la porte souvrit et il lareferma sur le dos du jeune homme qui eut un long soupir desoulagement et murmura :

    Cristi! jai eu une fire chance de men tre tir commecela!

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    II

    Oui, Cyprien avait raison. Cest folie quand, ntant pas riche, onpeut nanmoins, en se gnant, manger chez soi et tre presqueservi, que daller contracter mariage! Il aurait d laisser cestracas-l aux pauvres! En tisonnant des bches, les soirs dhiver,alors quengourdi dans son fauteuil, il hsitait se lever pourstendre dans un lit froid, Andr se ltait rpt souvent, settant, se dbattant contre lide qui lui revenait chaque fois quilavait pass la soire seul, en finir jamais avec sa vie de garon,trouble par des apptences charnelles, par des besoins de cli-neries et de tendresses.

    Il naimait point les enfants, ne jugeait pas quil ft utile denprocrer, craignait, en vertu de cet axiome que ce sont les genspas riches qui en ont le plus, dengrosser de dix en dix mois safemme, et, cependant, les misrables ennuis des mnages malfaits, des concierges qui sont pochards et ne retournent pas le lit,lavaient jet, comme il lavouait Cyprien, sur les gluaux dunefamille en qute dun gendre.

    Il avait pous sa femme sans entrain, sans joie. Quand illavait connue, elle tait comme la plupart des jeunes filles,insignifiante; elle jouait du piano, copiait des Boucher et desGreuze sur des fonds dassiettes, possdait avec cela une grceapprte chez elle, une distinction pince au-dehors; sommetoute, elle pouvait tre sortie, sans honte, garde chez soi, sans

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    lassitude. Cest gal, il avait t bte! Elle avait des yeux noirs,allums dans le fond, les yeux dune matresse, qui, jadis, lavaitprodigalement tromp. Il aurait d se dfier, savoir que,lorsquon est dcid accoler son nom celui dune autre, sousle grillage dune mairie, on devrait avoir pu jauger la parfaitecapacit de sottise ou la profonde inertie des sens de celle quonpouse! Et, debout, les poings serrs, il souffrait, pensant safemme, stonnant de navoir pas dcouvert, dans certains plis devisage, dans certains mots, les temptes qui couvaient sous soncalme froid.

    Maintenant, il hsitait sur le parti quil fallait prendre. Jaivit un scandale dans la maison, ctait limportant, disait-il. Sije retourne prs de ma femme, je vais subir des averses de girieset de pleurs et je serai peut-tre encore assez naf, dans ce cas-l,pour lui pardonner! Ou bien, je devrai couter dinvraisembla-bles excuses ou des insolences, je ne pourrai faire autrementalors que de ltrangler. Les deux rles sont galement stupides.Dun autre ct, ne rien dire, rester, cest un enfer, cest le feuaux poudres un moment donn, cest, un jour, table, devantune bonne, la rvlation force de nos haines, cest la runion, lelendemain, de tout le quartier devisant sur mes malheurs, cest lecolportage, du boucher chez la fruitire, des vnements de cettenuit, dnaturs et grossis. Et il revenait, au milieu de ses hsi-tations, ce parti qui lui tait apparu, le premier, alors que,dlivr du Monsieur, il remontait lescalier : reprendre son exis-tence dautrefois, rayer deux annes de sa vie, sefforcerdoublier dans le travail les souvenirs irritants que lui laisserait safemme.

    Il saffermissait, de plus en plus, dans cette rsolution. Il eutun geste brusque, mit de lordre dans ses papiers, dchira les uns,consuma les autres et il demeurait mlancolique, sintressant,pendant une seconde, aux tincelles qui couraient dans la che-mine, au vent qui faisait tressaillir les cendres et soulevait lamasnoir et rouge des paperasses brles. Puis, il soupirait, ficelait deslivres, fouillonnait dans une commode, mettait du linge, enpaquet, sur un fauteuil. Il lui fallut chercher sa valise, serre dansun cabinet de dbarras, prs de la cuisine, et, doucement, ilpoussa la porte, prtant loreille, nentendant aucun bruit, ayantpresque peur de rencontrer sa femme.

  • JORIS-KARL HUYSMANS

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    Quand il entra dans la cuisine, il resta, stupide, devant lesreliefs du repas; les deux assiettes, avec les fourchettes et les cou-teaux jets dessus, en croix, lmurent; il revit devant ces vais-selles torches, devant ces deux verres o ils avaient bu, le tte--tte du dernier dner, ladorable mouvement de sa femme, rele-vant sa manche et servant la sauce, toute une intimit dintrieur laise dont il navait jamais souponn la fin.

    Il dcrocha sa valise et, amolli, troubl, il retourna chez lui,coutant, esprant presque un hoquet, un cri, qui le forceraient soccuper de sa femme, courir prs delle. Un immense silenceemplissait la maison. Andr rentra dans son cabinet. Un irrm-diable dsordre stalait dans cette pice. Les tiroirs moiti tirsdune commode regorgeaient de tricots et de linges; des che-mises, se confondant les unes avec les autres, tendaient leursmanches, cartaient leurs cols, gisaient, la tte en bas, pliescomme sur une charnire, plores et grotesques avec leurs braset leur ventre vides, leur poitrine ouverte et creuse jusquaudos; des cravates rayaient dun mince filet noir la flanelle jaunedes gilets, des gants allongeaient leurs doigts glacs, couleur depoussire et de mauve, sur la toile bise des caleons, sur le blanccrmeux des foulards de soie.

    La bougie descendait jusqu sa collerette de verre. Les tiroirsdu bureau, mal repousss, cassaient en deux des papiers et deslastiques qui avaient envelopp les liasses, taient tombs sur leparquet et avaient repris leur forme ronde.

    Andr carta les rideaux. Les stores taient baisss. La lueurdu petit jour, filtrant au travers des lames, couchait, dgalesdistances, des barres de bleu ple sur le plancher, reculait, dans laglace, les murs, veillait, certains points, la dorure des cadres,rendait dun blanc plus cru la mousseline pendue aux fentres,tout le blanc azur du linge. Andr regarda, en face de lui, lesvitres closes des maisons, l