3
Hypoalbuminémie en réanimation Toxicité médicamenteuse 1S7 article Le praticien en anesthésie réanimation © Masson, Paris, 2006 U n des objectifs de la pharmacologie est d’expliquer pourquoi un médicament administré selon la même posologie à des patients exerce des effets (efficacité ou tolérance) très différents qualitativement et quantitativement selon les patients. C’est le cas par exemple de la sédation ou de l’antalgie en réanima- tion. Par exemple pour le midazolam, pour une même posologie, on obtient des scores de sédation très variables d’un patient à l’autre (1). Une des explications que l’on peut donner à ce phénomène est la variation des concentrations plasmatiques du médicament d’un sujet à l’autre, variation due à des différences d’absorption (pour les médicaments administrés par voie orale), de métabolisme hépatique, de distribution ou d’élimination du médicament. Tous ces facteurs entraînent une variabilité évidente des concen- trations plasmatiques des médicaments, mais ils ne suffisent pas à expliquer leur variabilité d’effets. En effet, toujours dans l’exemple du midazolam, si on observe bien une relation globale entre concentration plasmatique du médicament et scores de sédation, pour une concentration plasmatique donnée, il existe encore une variabilité interindividuelle importante de l’effet sédatif. Cette variabilité peut être la conséquence d’une variabilité de l’effet au niveau des sites récepteurs où s’exerce l’effet pharmacologique ou d’une variabilité de la fixation protéique. En effet, la mesure de la concentration plasmatique d’un médicament comprend à la fois sa forme liée et sa forme libre, cette dernière étant la seule active. Protéines de fixation des médicaments Les molécules fixatrices des médicaments dans le plasma sont essentiellement : l’albumine pour les médicaments acides faibles ou neutres et les γ globulines et orosomucoïdes pour les médicaments bases faibles. Un certain nombre de conditions sont requises pour que des modifications de la fixation protéique d’un médicament soient susceptibles d’avoir des conséquences en clinique. La première de ces conditions est que la fixation protéique plasmatique du médicament soit importante (> 90 %). Parmi les médicaments fortement liés aux protéines plasmatiques, on peut citer les benzo- diazépines (diazépam, midazolam), certains antiépileptiques D’après la communication de Jean-Marc Treluyer Service de Pharmacologie, Hôpital Saint-Vincent-de-Paul, Paris.

Hypoalbuminémie en réanimation Toxicité médicamenteuse

Embed Size (px)

Citation preview

Hypoalbuminémie en réanimationToxicité médicamenteuse

1S7

articleLe praticien en anesthésie réanimation© Masson, Paris, 2006

Un des objectifs de la pharmacologie est d’expliquer pourquoiun médicament administré selon la même posologie à despatients exerce des effets (efficacité ou tolérance) très

différents qualitativement et quantitativement selon les patients.C’est le cas par exemple de la sédation ou de l’antalgie en réanima-tion. Par exemple pour le midazolam, pour une même posologie, onobtient des scores de sédation très variables d’un patient à l’autre(1). Une des explications que l’on peut donner à ce phénomène estla variation des concentrations plasmatiques du médicament d’unsujet à l’autre, variation due à des différences d’absorption (pourles médicaments administrés par voie orale), de métabolisme hépatique,de distribution ou d’élimination du médicament. Tous ces facteurs entraînent une variabilité évidente des concen-trations plasmatiques des médicaments, mais ils ne suffisent pas àexpliquer leur variabilité d’effets. En effet, toujours dans l’exempledu midazolam, si on observe bien une relation globale entreconcentration plasmatique du médicament et scores de sédation,pour une concentration plasmatique donnée, il existe encore unevariabilité interindividuelle importante de l’effet sédatif. Cettevariabilité peut être la conséquence d’une variabilité de l’effet auniveau des sites récepteurs où s’exerce l’effet pharmacologique oud’une variabilité de la fixation protéique. En effet, la mesure de laconcentration plasmatique d’un médicament comprend à la fois saforme liée et sa forme libre, cette dernière étant la seule active.

Protéines de fixation des médicaments

Les molécules fixatrices des médicaments dans le plasma sontessentiellement : l’albumine pour les médicaments acides faiblesou neutres et les γ globulines et orosomucoïdes pour les médicamentsbases faibles. Un certain nombre de conditions sont requises pourque des modifications de la fixation protéique d’un médicamentsoient susceptibles d’avoir des conséquences en clinique. La premièrede ces conditions est que la fixation protéique plasmatique dumédicament soit importante (> 90 %). Parmi les médicamentsfortement liés aux protéines plasmatiques, on peut citer les benzo-diazépines (diazépam, midazolam), certains antiépileptiques

D’après la communication de Jean-Marc Treluyer Service de Pharmacologie, Hôpital Saint-Vincent-de-Paul, Paris.

(phénytoïne), des médicaments à visée cardio-vasculaire (digoxine,nicardipine, furosémide, bumetanide), les anticoagulants oraux,les AINS, les immunosuppresseurs et les sulfamides hypoglycé-miants..., tous médicaments ou classes médicamenteuses pouvantêtre utilisés en réanimation, et donc susceptibles d’entraîner uneassez grande variabilité d’effets cliniques d’un patient à l’autre. Laseconde condition pour que des modifications de fixation protéiquedu médicament aient des conséquences cliniques est que la majoritédes sites de fixation disponibles soit occupée. Ainsi, pour les médi-caments fixés à l’albumine, il est nécessaire que la concentrationdu médicament soit supérieure à la concentration de l’albumineplasmatique (600 µM) multipliée par le nombre de ses sites deliaison, compte tenu du fait que plusieurs sites de fixation peuventêtre présents sur une même molécule. Troisième et dernière condition, enfin, il est nécessaire quel’affinité du médicament pour les protéines plasmatiques soit plusgrande que son affinité pour les protéines tissulaires, ce qui setraduit par une petit volume de distribution (< 0,5 l/kg).

Mécanismes de modification de l’équilibreplasmatique forme liée/forme libre des médicaments

Les modifications de l’équilibre forme liée/forme libre des médi-caments dans le plasma peuvent être dues à : – des modifications des concentrations plasmatiques en protéinesde transport et, en particulier, de l’albumine : hypoprotidémie, enrapport avec une insuffisance hépatique, un syndrome néphrotique,un sepsis, une brûlure, un état de dénutrition, ou hyperproti-démie, en rapport avec un état inflammatoire ;– modifications des propriétés de transport de l’albumine : insuf-fisance hépatique, cirrhose, insuffisance rénale ;– des interactions, par compétition sur les sites de liaison, d’origineendogène (insuffisance rénale) ou exogène (médicaments) : unmédicament fixé à 99 % peut ainsi, par interaction et passage de lafixation protéique de 99 à 98 %, doubler sa forme libre. Exemples de modifications de la forme libre de médicaments utilisésen réanimation :

La phénytoïne a une fixation protéique plasmatique égale à 90 %, unvolume de distribution de 0,5 l/kg et une concentration molaire auxenvirons de 200 µM. Ainsi, en cas d’hypoalbuminémie, d’insuffisancehépatique ou rénale ou encore d’interactions médicamenteuses (AINS,BZD...), la forme libre peut être augmentée. Ainsi, il a été montré uneaugmentation des risques d’effets indésirables d’autant plus fréquentsque l’albuminémie est basse : 1 % pour une albuminémie supérieure à40 g/l et 13 % pour une albuminémie inférieure à 25 g/l (2).Concernant le midazolam, dont la fixation protéique plasmatiqueest de 98 % et le volume de distribution de 1 l/kg, il n’existe pasde données pharmacodynamiques, mais il a été montré que plus laconcentration plasmatique d’albumine est élevée, et donc lafraction libre du midazolam basse, plus le volume de distribution etla clairance du médicament diminuent (3).Pour le tacrolimus, il a ainsi été observé après transplantationhépatique, qu’à doses et concentrations plasmatiques similaires,il existait une différence en matière de rejet du greffon en fonction de l’équilibre plasmatique forme libre/forme liée.L’augmentation de la forme libre diminuant le risque de rejet(concentration deux fois plus importantes chez les patients ne pré-sentant pas de rejet) (4). Avec le furosémide, il a été montré une augmentation de laclairance métabolique et une diminution de la clairance rénale etdonc de l’effet diurétique de cette molécule en cas d’augmentationde la forme libre (hypoalbuminémie, interaction médicamenteuse)sur des modèles animaux (5). Cela peut expliquer l’effet synergiquede l’association albumine et furosémide retrouvé dans certainessituations chez l’homme (cirrhose, SDRA) (6, 7).

Conclusion

L’albumine joue donc un rôle majeur dans la pharmacologie denombreux médicaments, par sa capacité à modifier leurs propriétéspharmacocinétiques et pharmacodynamiques. Néanmoins, il reste à définir, pour de nombreux médicaments utilisésen réanimation (propofol, halothane, midazolam, certains antibio-tiques...), les conséquences, sur leurs effets cliniques, d’un traite-ment par apport d’albumine exogène.

1S8

Hypoalbuminémie en réanimation - Toxicité médicamenteuse

Références

1. Swart EL, Zuideveld KP, de Jongh J, DanhofM, Thijs LG, Strack van Schijndel RM.Comparative population pharmacokinetics oflorazepam and midazolam during long-termcontinuous infusion in critically ill patients.Br J Clin Pharmacol 2004;57:135-45.

2. Swett, et al. Diphenylhydantoin sideeffects and serum albumin levels. ClinPharmacol Ther 1973;14:529-32. Noabstract available.

3. Vree TB, Shimoda M, Driessen JJ, Guelen PJ,Janssen TJ, Termond EF, et al. Decreasedplasma albumin concentration results inincreased volume of distribution and

decreased elimination of midazolam inintensive care patients. Clin Pharmacol Ther1989;46:537-44.

4. Zahir H, McCaughan G, Gleeson M, Nand RA,McLachlan AJ. Changes in tacrolimus distri-bution in blood and plasma protein bindingfollowing liver transplantation. Ther DrugMonit 2004;26:506-15.

5. Pichette V, Geadah D, du Souich P. Role ofplasma protein binding on renal metabolismand dynamics of furosemide in the rabbit.Drug Metab Dispos 1999;27:81-5.

6. Gentilini P, Casini-Raggi V, Di Fiore G,

Romanelli RG, Buzzelli G, Pinzani M, La VillaG, Laffi G. Albumin improves the response todiuretics in patients with cirrhosis and asci-tes: results of a randomized, controlled trial.J Hepatol 1999;30:639-45.

7. Martin GS, Moss M, Wheeler AP, Mealer M,Morris JA, Bernard GR. A randomized, control-led trial of furosemide with or without albu-min in hypoproteinemic patients with acutelung injury. Crit Care Med 2005;33:1681-7.

1S9

D’après la communication de Jean-Marc Treluyer