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IB Voilier Claude Le Manoir Des Cinq Preux (Original BS) 1957

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Claude VOILIERLE MANOIR DES CINQ PREUXCOMME tous les manoirs bretons, le manoir des Cinq Preux a sa légende.Yves et sa cousine Dany voudraient bien en percer le mystère; ne dit-on pas qu'une crypte, que nul n'a jamais décou¬verte, renferme un secret historique?Mais ce n'est pas le seul secret du manoir. Il y a aussi un secret de famille: pourquoi n'a-t-on jamais permis que Dany fasse la connaissance de sa cousine Edith?Deux secrets qui vont réserver bien des surprises à Dany, à Yves... et à Edith elle-même.

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Claude VOILIER

LE MANOIR DES CINQ PREUX

COMME tous les manoirs bretons, le manoir des Cinq Preux a sa légende.

Yves et sa cousine Dany voudraient bien en percer le mystère; ne dit-on pas qu'une crypte, que nul n'a jamais découverte, renferme un secret historique?

Mais ce n'est pas le seul secret du manoir. Il y a aussi un secret de famille: pourquoi n'a-t-on jamais permis que Dany fasse la connaissance de sa cousine Edith?

Deux secrets qui vont réserver bien des surprises à Dany, à Yves... et à Edith elle-même.

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BIBLIOTHÈQUE DE SUZETTE

LE MANOIRDES

CINQ PREUX

par CLAUDE VOILIER

Illustrations de NOËL GLOESNER

Imprimé en France

1957

Éditions GAUTIER-LANGUEREAU — 18, rue Jacob, PARIS (VIe)

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TABLE DES MATIERES

I. Singulière rencontre. Un vieux monsieur intraitable. 7 II. La mystérieuse villa. Un fantôme blanc. 16

III. Un reflet de miroir. Les exilées. 23IV. Le complot. Une tentative hardie. 31V. Dans la bibliothèque. Edith dans la tempête. 39

VI. La Légende des Cinq Preux. Le passage secret. La Crypte aux Chevaliers. 47

VII. Dany ou Edith ? 59VIII. LÉS choses se gâtent. Des nuages à l’horizon.

Pauvre Dany ! 63IX. Edith en quarantaine. 74X. La chanson du passé. 79

XI. Deux dans une. Une nuit mouvementée. 83XII. Le secret d'Arthur. Edith disparaît. 91

XIII. Brutales révélations. 99XIV. Edith retrouvée. 104XV. Excalibur livre son secret. 108

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CHAPITRE PREMIER

SINGULIÈRE RENCONTRE UN VIEUX MONSIEUR INTRAITABLE

"SAINT-BRIEUC !... Saint-Brieuc !... Les voyageurs pour Paimpol changent de voiture ! »

Arrachée à ses réflexions, Dany de Kermeur sursauta, saisit hâtivement sa valise déposée dans le filet et bondit sur le quai. Elle avait quitté Paris la veille au soir et se ressentait d'une nuit entière passée dans le train. Enfin, elle touchait au terme du voyage... Voyage bien long puisque l'adolescente venait tout droit de la Réunion.

« Ouf ! se dit-elle en escaladant le haut marchepied du train d'intérêt local. Voici l'avant-dernière étape. Après quoi la voiture de grand-père viendra me chercher à la gare pour me conduire jusqu'au Manoir des Cinq Preux, à la pointe de l'Arcouest. Alors, je serai arrivée !»

Elle venait à peine de s'installer confortablement dans un compartiment de seconde où elle était seule, quand un grand garçon y monta à son tour.

— Me permettez-vous, madame, de m'installer dans ce coin ? demanda-t-il cérémonieusement en désignant la place située en face de Dany.

La fillette se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire. A quatorze ans et demi il est assez cocasse de s'entendre gratiner du nom de « madame ». Il est vrai que le jeune homme l'avait à peine regardée.

« D'ailleurs, se dit l'adolescente avec une secrète satisfaction,je parais plus que mon âge et puis aisément passer pour une

jeune fille. »Mais si la taille mince et élancée de Dany donnait quelque

validité à son raisonnement, ses yeux Verts pétillants de malice et la manière espiègle dont elle secouait ses courtes boucles châtaines indiquaient bien qu'elle était encore une véritable gamine.

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Distraite un moment par la présence de son compagnon de voyage, Dany retomba dans ses pensées dès que le train se fut ébranlé. Non sans mélancolie, elle évoqua la scène qui, trois semaines plus tôt, avait bouleversé la vie paisible qu'elle menait à la Réunion, entre son père et sa mère dont elle était l'enfant unique.

La Réunion ! Dany revoyait l'île verdoyante sous le chaud soleil du Sud. Son père, Joël de Kermeur, possédait là-bas une grosse raffinerie de sucre. Lui, sa femme et sa fille, vivaient heureux dans leur coquette villa de Saint-Denis. Une seule ombre au tableau : l'éloignement de la France, cette patrie chère à leur cœur où l'aïeul, M. de Kermeur père, vivait dans le domaine ancestral, au Manoir des Cinq Preux.

Dany connaissait bien la Bretagne, berceau de sa famille. Elle venait tous les deux ans avec les siens passer trois longs mois au manoir, auprès de son cher grand-père. Mais, ces dernières années, Joël de Kermeur avait fait de mauvaises affaires, et il y avait quatre ans déjà que lui et sa famille avaient dû renoncer à passer leurs vacances en France. Et puis, quelques jours plus tôt, M. et Mm8 de Kermeur avaient appelé Dany et appris à leur grande fille leur stupéfiante décision :

— Ma chérie, avait dit M. de Kermeur, je viens de vendre ma raffinerie. Ta mère et moi sommes décidés à rentrer vivre en France, d'autant qu'on me propose à Rennes un poste des plus intéressants. Malheureusement il me reste à liquider ici de nombreuses affaires, entre autres la vente de cette maison. Tout cela me retiendra à la Réunion jusqu'en octobre.

Dany, abasourdie, n'avait pu que bégayer :— Nous allons donc quitter définitivement Saint-Denis ?— Oui, ma chérie. N'es-tu pas heureuse, dans le fond, à la

perspective d'aller vivre dans ta chère Bretagne ?— Si, mais... il faut que je m'habitue... Mme de Kermeur avait

souri à son tour :— Tu n'en auras guère le temps, je le crains. Comme j'ai de

multiples préparatifs de départ à faire et que ta présence me gênerait plutôt, tu vas partir la première, ma chérie.

— Partir... toute seule ?

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— Pas toute seule, non ! Mais les grandes vacances arrivent. Tu as besoin de respirer l'air de la métropole et nos amis Laurencin se rendent justement à Paris. Ils te convoieront donc jusque-là.

— Et à Paris ?— Tu es assez grande et raisonnable à présent pour prendre

seule le train qui te mènera à Paimpol. Ton grand-père enverra Yan et la voiture te chercher à la gare.

— C'est donc au Manoir des Cinq Preux que je passerai mes vacances en vous attendant ?

— Exactement. Et à la rentrée, tu iras au lycée de Rennes où nous allons faire en sorte de trouver un appartement.

Tout en évoquant cette conversation, Dany regardait vaguement le paysage par la portière. Certes oui, elle aimait ce pays de brumes et de légendes presque autant que la belle et chaude Réunion. Mais plus encore elle aimait le vieux monsieur de Kermeur, le cher grand-père qu'elle allait retrouver et qu'elle avait baptisé du doux nom de « Gapé».

Soudain une idée lui vint à l'esprit et elle sourit intérieurement.« Sûrement, songea-t-elle, grand-père ne va pas me reconnaître

tout de suite. Voilà quatre ans que je ne l'ai vu. J'avais dix ans la dernière fois... et j'ai bien changé depuis... »

Yan, le fidèle domestique, aurait sans doute quelque peine à identifier la voyageuse.

— Billets, s'il vous plaît !Un contrôleur, brusquement surgi, arracha la fillette à ses

pensées.Déjà le jeune homme blond qui lui faisait vis-à-vis présentait un

ticket rosé à l'employé.A son tour, Dany fouilla dans son sac de voyage. Mais la petite

poche de côté où elle croyait avoir enfoui son ticket se révéla vide. C'est en vain alors qu'elle inventoria les poches de sa veste. Prise de panique, elle se tourna enfin vers le contrôleur qui avait assisté à ses recherches sans mot dire.

- Je ne comprends pas, dit-elle. Je ne retrouve pas mon billet. Pourtant, je vous assure que j'en avais un ! L'homme releva un peu sa casquette et se gratta l'oreille.

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— C'est ennuyeux, mademoiselle, dit-il enfin. Cherchez encore. Parce que moi, vous comprenez, je suis obligé d'appliquer le règlement. Si vous n'avez pas de billet de transport, moi, je verbalise.

Effrayée, Dany allait recommencer à fouiller ses poches quand le jeune voyageur intervint.

— Si vous le permettez, mademoiselle, dit-il poliment.Et, du geste, indiquant le pli creux qui séparait deux des coussins

de la banquette :— II me semble apercevoir là le coin d'un morceau de carton.Avec un cri joyeux, Dany dénicha le billet fugitif et le tendit au

contrôleur. Quand celui-ci se fut éloigné, la fillette se tourna vers son compagnon de route pour le remercier.

— Sans vous, monsieur, dit-elle gentiment, je me serais trouvée en difficulté et mon grand-père, M. de Kermeur, m'aurait sans doute grondée de mon étourderie.

Le jeune homme blond fit entendre une sourde exclamation :— M. de Kermeur est votre grand-père, dites-vous ? Vous

voulez bien parler d'Armand de Kermeur qui habite le Manoir des Cinq Preux ?

— Mais oui, dit Dany intriguée. Le connaissez-vous ?— Je crois bien ! s'exclama le jeune homme, rayonnant. Votre

grand-père est mon oncle, et vous... vous êtes Dany, n'est-ce pas ?Ce fut au tour de la fillette d'ouvrir de grands yeux.— Par exemple ! s'écria-t-elle. Et vous, vous êtes Yves Le

Guéfel ! Je vous reconnais à présent !Le jeune homme se mit à rire.— Ce n'est pas moi qui aurais pu mettre un nom sur votre visage

si vous ne vous étiez nommée, dit-il. La dernière fois que je vous ai vue, vous étiez encore une très petite fille.

—- Dame, je n'avais que dix ans et j'en ai plus de quatorze à l'heure actuelle.

— Moi, je compte dix-huit... automnes ! plaisanta Yves. Dany regarda avec intérêt son cousin. C'était le neveu de son

grand-père. Celui-ci n'avait eu qu'une sœur, bien plus jeune que lui, dont Yves était le fils unique. Les parents du jeune homme avaient péri dans un accident d'auto et le vieux monsieur de Kermeur s'était chargé d'élever son neveu qui faisait ses études à Paris. Aux vacances, Dany et Yves s'étaient souvent rencontrés au Manoir des Cinq Preux.

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— Et vous, vous êtes Dany, n'est-ce pas ?

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Mais en quatre ans tous deux avaient changé et il était naturel qu'ils ne se fussent pas reconnus tout de suite.

Bien vite ils évoquèrent ensemble mille souvenirs d'enfance et en revinrent tout naturellement au tutoiement de jadis.

— Je viens de passer avec succès mon second bac, expliqua Yves, et j'ai sauté dans le train pour venir porter moi-même la nouvelle à oncle Armand. Dans le fond, je ne fais qu'avancer d'une semaine mes vacances au Manoir.

— Moi, j'y passerai toutes les miennes, dit à son tour Dany. D'ailleurs, j'y reviendrai à présent régulièrement chaque été... si Gapé veut de moi !

— Je suis au courant, ma petite Dany. Et je me réjouis de savoir que tes parents et toi allez vous installer à Rennes. Quant à ton cher Gapé, ne fais pas l'innocente. Tu sais bien qu'il t'adore et ne sera jamais si heureux que de te recevoir le plus souvent possible au Manoir.

— Quelles bonnes vacances nous allons passer ensemble ! conclut Dany toute joyeuse.

*****

Le voyage se poursuivit gaiement à évoquer mille agréables souvenirs. Puis la conversation tomba sur la famille. Soudain, Dany demanda :

— Gapé a-t-il beaucoup changé depuis que je ne l'ai vu ?Yves marqua une hésitation.— Non, dit-il, pas beaucoup. Il n'a pas vieilli à proprement

parler... mais il est devenu plus sombre... plus irritable.Dany retint son souffle.— Depuis la mort d'oncle Hervé ? chuchota-t-elle... Yves

approuva gravement.

— Oui, dit-il. La mort de son fils aîné a porté un coup terrible à oncle Armand. Mais il ne s'est pas attendri pour autant, tu sais !

— Je sais. Il refuse toujours de connaître la femme et la fille d'oncle Hervé... ma tante et ma cousine, pourtant !

— Dire que tu ne les connais même pas toi-même !

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— Et je le regrette bien, soupira Dany. Mais qu'y puis-je ? Car un drame endeuillait la famille de Kermeur... A l'origine, l'aïeul, Armand de Kermeur, aimait tout aussi tendrement ses deux fils : Hervé et Joël. Joël, le père de Dany, avait épousé à Paris une jeune fille d'origine bretonne, Anne d'Escan, et reçu la bénédiction paternelle. Presque en même temps, son frère aîné Hervé s'était épris d'une amie d'Anne : Mary Stone. Malheureusement celle-ci était Anglaise et le vieux monsieur de Kermeur, de parti pris contre les étrangers, en avait voulu à son fils de sa « mésalliance ». Intransigeant, il avait refusé de le revoir jamais.

— Ta femme n'existe pas pour moi, avait-il déclaré, et tu deviens toi-même un étranger à mes yeux.

En vain, Joël avait plaidé la cause de son frère. Hervé avait dû quitter le domaine familial sans espoir de retour et était parti fonder un foyer en Angleterre. Connaissant son père et ses préjugés, il ne lui avait jamais écrit. A l'exception d'une fois cependant : quinze ans plus tôt, Armand de Kermeur avait reçu un faire-part lui annonçant qu'il était le grand-père d'une mignonne Edith... Il n'avait même pas répondu.

Or, Hervé venait de mourir. Apprenant la triste nouvelle, Dany et les siens avaient espéré que la mort de son fils aîné ferait s'évanouir les préventions de l'aïeul. Sans doute celui-ci accueillerait-il la veuve et l'orpheline en souvenir d'Hervé ?

Hélas ! il n'en avait rien été : le maître du Manoir n'avait eu aucun geste pour les deux infortunées et s'était renfermé dans son propre chagrin.

— Tout cela est bien triste, conclut Yves. Dire que ton Gapé est si bon pour nous ! Mais combien cruel et injuste .envers ta cousine Edith et ta tante May !

Rêveuse, Dany demeura un instant silencieuse.— Oui, dit-elle enfin. Papa et maman, qui aimaient beaucoup

oncle Hervé et tante May, ont eu énormément de peine à les voir bannis du cercle de famille.

— Mais tes parents et ton oncle correspondaient ?— Au début, paraît-il, ils sont restés en relations épistolaires.

Mais oncle Hervé était établi à Londres. Papa, lui, avait hérité cette raffinerie à la Réunion. Bref, nous étions à des milliers de kilomètres les uns des autres.

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— Ceci n'était pas fait pour resserrer les liens familiaux.— Non, bien sûr ! Quand j'étais petite, maman me parlait de

leur jeunesse, à tante May et à elle. Toutes deux étaient étudiantes à Paris quand elles ont connu papa et oncle Hervé. Les deux couples se sont mariés à quelques jours d'intervalle.

— Mais tes parents avec la bénédiction de ton Gapé ! coupa Yves d'un air sombre... Tandis que ton oncle Hervé et ta tante May ne recevaient que sa malédiction en partage.

— Je n'ai jamais compris Gapé ! soupira Dany tristement. Moi qui n'ai ni frère ni sœur, j'aurais tant aimé rencontrer ma cousine Edith au Manoir. Nous sommes pratiquement du même âge.

— Tu as raison. Après tout, elle n'était pas fautive, la pauvrette, et oncle Armand aurait pu la recevoir aux vacances en même temps que nous.

— Je l'ai regretté bien souvent... mais je n'ai jamais osé en parler à Gapé. >

— Et tu as bien fait. Le nom seul de son fils aîné lui fait monter le sang à la tête. Je ne crois pas que ce soit de colère... Plutôt par remords de l'avoir obligé à s'expatrier et à mourir loin de lui.

— Je comprends. La seule vue de tante May et d'Edith suffirait à lui rappeler ses torts !

— C'est exactement ce que je pense.D'avoir remué tout ce douloureux passé, Dany se sentait à

présent profondément déprimée. Comme elle eut souhaité que son cher Gapé fasse montre d'une moins grande dureté de cœur !

« Enfin, se dit-elle, je suis peut-être trop jeune pour bien juger de la situation... »

Désireux de la distraire de ses pensées, Yves aiguilla la conver-sation sur un sujet différent.

— Te rappelles-tu, dit-il, la mystérieuse villa des Elfes qui jouxte le domaine d'oncle Armand ?

— Certainement, répondit Dany. Combien de fois n'ai-je paseu envie de me glisser dans son parc abandonné aux arbres

échevelés et aux épais buissons... Seulement j'étais petite et cette propriété déserte me faisait un peu peur.

— Eh bien ! elle n'est plus déserte à présent mais demeure tout aussi mystérieuse qu'autrefois.

Sa curiosité en éveil, Dany pressa Yves de s'expliquer.

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— C'est bien simple, dit le jeune homme. Cette villa, à l'aban-don depuis tant d'années, a été achetée récemment par des gens dont personne ne semble connaître l'identité.

Franchement intriguée cette fois, Dany multiplia les questions :— Les occupants des Elfes sont-ils nombreux ? S'agit-il d'une

famille? Y a-t-il des enfants? Pourrons-nous jouer avec eux? Resteront-ils toute la durée des vacances ?

Yves éclata d'un rire joyeux.— Puisque je te dis que je ne sais rien ! Mon copain Raoul, le

fils du notaire, m'a simplement dit que les Elfes avaient été achetés. Je pensais qu'oncle Armand connaîtrait ses voisins, mais il semble que non ! Et notre fidèle Maryvonne, qui est en général la commère la mieux renseignée du pays, n'a pas l'air d'en savoir davantage.

— Peut-être aurons-nous l'occasion de rencontrer bientôt nos nouveaux voisins, murmura Dany rêveuse. En tout cas, j'espère qu'il y aura de la jeunesse. Ce serait chic si nous pouvions former une bande.

— Plus on est de fous, plus on rit ! assura Yves.Et, comme le train entrait en gare de Paimpol, il s'occupa de

descendre la valise de Dany et la sienne propre.

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CHAPITRE II

LA MYSTÉRIEUSE VILLA UN FANTÔME BLANC

LE vieux Yan, qui cumulait les fonctions de valet de pied, de jardinier et de chauffeur, conduisit à une allure record les deux jeunes voyageurs jusqu'au Manoir des Cinq Preux.

Juste avant d'arriver, Dany jeta au passage un coup d'œil à la villa des Elfes dont le jardin était séparé du parc du Manoir par un mur mitoyen. Mais, comme jadis, elle ne put distinguer qu'un enchevêtrement de branches et de plantes parasites.

Déjà la voiture s'engageait dans l'allée sablée pour venir finalement s'immobiliser au bas du perron de façade.

— Gapé ! Gapé ! s'écria Dany en se précipitant.La mine sévère d'Armand de Kermeur s'éclaira d'un sourire.— Ma chérie ! s'exclama-t-il en ouvrant les bras. Est-il possible

que tu aies autant grandi! Voici mon diablotin d'autrefois transformé en une belle jeune fille !

— Oh ! Gapé ! quel bonheur de vous revoir !Yves se tenait discrètement à l'écart quand M. de Kermeur

l'avisa soudain.— Comment, Yves ! s'écria-t-il. Te voilà aussi, mon bon-

homme ? Je ne t'attendais pas avant dimanche.— Oncle Armand... j'ai passé l'oral de mon bac plus tôt que

prévu et je viens vous annoncer mon succès.— Tous les bonheurs à la fois, en somme ! s'exclama gaiement

M. de Kermeur en pressant les deux enfants sur son cœur.— Savez-vous, Gapé, que nous avons voyagé ensemble ?— Et vous vous êtes reconnus ?— Le hasard nous y a aidés.Tout en parlant, les enfants et l'aïeul étaient entrés dans la vaste

demeure familiale. Le Manoir des Cinq Preux, sombre bâtisse édifiée avec les pierres de la lande, offrait extérieurement un aspect sévère.

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Mais, sitôt franchie la lourde porte d'entrée, on était charmé par l'ambiance de luxe confortable qui régnait céans. Le mobilier, de pur style breton, était patiné à souhait. Le chauffage central et de savants éclairages électriques mettaient une note moderne qui ne jurait cependant pas avec le reste.

Après avoir pris possession de son domaine — une mignonne chambre tendue de cretonne claire qui ouvrait sur le parc et avait vue sur la mer — Dany courut à la cuisine embrasser la vieille bonne.

— Coucou, Maryvonne, c'est moi !La Bretonne, qui était la femme de Yan, portait le tablier et la

coiffe du pays. Elle serra la fillette sur sa vaste poitrine en riant de plaisir.

— Ma doué! s'extasia-t-elle. Avez-vous grandi et forci en quatre ans ! Mon homme, à ce qu'il paraît, a failli ne pas vous reconnaître sur le quai de la gare.

— Toi, en tout cas, tu n'as pas changé! affirma Dany en lui rendant ses baisers.

La fin de la matinée passa comme un éclair. Le repas qui réunit M. de Kermeur, Yves et Dany, fut animé et fort gai. On y parla des succès universitaires du jeune Le Guével, des nouveaux arbres plantés dans le parc du Manoir et de la vie à la Réunion. Mais de la mort d'Hervé de Kermeur personne ne souffla mot.

C'était là un sujet tabou et Dany ne tenait pas à engager les hostilités avec son cher Gapé dès le premier jour. Plus tard peut-être, si elle en avait le courage, elle risquerait une allusion à propos d'Edith et de tante May. Mais pour l'instant il y avait des sujets d'intérêt plus immédiat...

- Yves, dit soudain la fillette, m'a appris chemin faisant que la villa des Elfes avait trouvé acquéreur. Est-ce vrai, Gapé ? M. de Kermeur, qui était en train de peler le fruit de son dessert, hocha affirmativement la tête.

— Oui, dit-il, c'est vrai.— Savez-vous le nom de vos nouveaux voisins ? questionna la

fillette, curieuse.Le vieux monsieur sembla hésiter imperceptiblement. Puis,

brusquement, il se leva de table et jeta d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent :

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— Leur nom ? Je ne m'en soucie nullement, je te prie de le croire. D'ailleurs, à quoi te servirait de le savoir ?

Interloquée pancette réponse autant que par la bizarre attitude de son Gapé, Dany quitta à son tour la table sans répliquer. Mais une fois dans le hall, elle chuchota à l'oreille de son cousin :

— Pourquoi Gapé a-t-il eu l'air ennuyé de ma question ?— Je pense, répondit Yves sur le même ton, qu'il s'était habitué

à ne pas avoir de voisins et que l'installation de nouveaux venus, si près de lui, le trouble dans sa quiétude.

— Tu as raison. Ce doit être cela.M. de Kermeur étant monté dans sa chambre pour y faire la

sieste, Yves et Dany profitèrent du beau soleil qui brillait dehors pour faire un tour dans le parc.

— II faut que je refasse sa connaissance ! plaisanta Dany. Au détour d'une allée, elle se heurta à Yan.

— Vous tombez à pic, Yan ! s'écria-t-elle impulsivement. J'ai justement quelque chose à vous demander.

— Faites, mademoiselle, répondit le vieil homme avec un large sourire.

— Dites-moi donc quels sont ces gens qui viennent de s'installer aux Elfes ?

Brusquement, le sourire de Yan s'évanouit et il se mit à tortiller son tablier d'un air gêné.

— Eh ben... à vrai dire... j' sais point tropPuis semblant prendre une brusque décision :— Ecoutez, mam'zelle. N'allez point poser semblable question à

vot' grand-père. Et puis, je vous conseille point d'aller vous promener du côté de c'te villa des Elfes. J' suis sûr que cela contrarierait no' monsieur. Pensez bien à ce que j' vous dis là!

Et, laissant Dany stupéfaite, il tourna les talons et s'empressa de disparaître.

- Par exemple ! s'écria la petite Kermeur en retrouvant ses esprits. Yan est-il fou... ou y a-t-il vraiment un mystère au fond de tout ceci ?

Yves haussa les épaules d'un geste d'impuissance.— Ma foi, dit-il, cette défense est tout bonnement ridicule.

Pourquoi oncle Armand nous interdirait-il d'aller du côté des Elfes ?

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— Les volets sont clos... Il n'y a que des elfes et des farfadets.

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— Peut-être, comme tu l'as insinué tout à l'heure, craint-il pour sa tranquillité ? Un peu égoïste, il redouterait de nous voir nous lier d'amitié avec des enfants bruyants qui dérangeraient ses habitudes...

— Mais on n'entend ni cris ni rires dans le jardin à côté ! Rien ne prouve qu'il y ait de la jeunesse !

— En tout cas, conclut Dany, j'avoue que ma curiosité est piquée au vif. Et puisque Gapé ne m'a rien défendu lui-même...

— Que vas-tu faire ? s'inquiéta Yves.— Pousser une reconnaissance au fond du parc, longer le mur

qui nous sépare des Elfes... et me faire une idée par moi-même...

*****

Mais l'intrépide Dany ne put faire comme elle le projetait : l'ombre de Yan se détachait sur le mur mitoyen. N'était-il pas là pour empêcher les curieux d'approcher ?

— Flûte ! murmura Dany. Allons au moins jeter un coup d'œil aux Elfes depuis la route... Arrivés devant la grille de la villa voisine, les deux cousins aperçurent des allées désertes dans un jardin à l'abandon. Pas le moindre signe d'une présence quelconque.

Entre deux arbres moins touffus que les autres, Dany parvint à distinguer la façade des Elfes.

— Les volets sont clos, commenta Yves. Il n'y a véritablement ici que des elfes et des farfadets.

— Tu te trompes, répliqua Dany. Regarde au premier, la chambre du coin. Les persiennes sont ouvertes. Vois, un rideau tremble. N'est-ce pas un visage d'enfant que je viens d'entrevoir ?

— Tu as trop d'imagination, ma petite ! grogna Yves.— Pourtant, je suis sûre de ne m'être pas trompée : les Elfes

sont habités. Mais par qui ?Dans l'après-midi, Dany et Yves descendirent sur la petite plage

qui, à l'abri de la haute falaise, leur offrait pour s'ébattre un chaud tapis de sable blond. Après avoir joué au ballon et pris un bain, les deux cousins regagnèrent le Manoir où M. de Kermeur les attendait pour goûter.

— Vous êtes-vous bien amusés, mes enfants ? demanda-t-il.

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— Oh ! Gapé ! c'est merveilleux ! La crique est comme autre-fois. Rien n'a changé...

— Sauf moi, petite !— Oh ! non, Gapé ! Vous êtes toujours pareil à vous-même !— J'ai vieilli cependant, murmura le vieux monsieur dont le

front s'assombrit... Sinon physiquement, du moins de cœur !Le maître du Manoir faisait-il allusion à la mort de son fils aîné

et aux remords qui, peut-être, aggravaient son chagrin ?Sitôt après le goûter, Dany courut rejoindre Maryvonne à la

cuisine.— Je viens te donner un coup de main pour essuyer les tasses !

dit-elle en s'emparant d'un torchon. Je suis si contente de bavarder un peu avec toi, Maryvonne ! Tu n'avais pas ta pareille pour conter les légendes du pays, jadis !

— Tiens, vous vous rappelez ça ? répondit la vieille bonne flattée.

— Oui, et j'aime toujours les histoires de fées, de korrigans... d'elfes ! A propos d'elfes, Maryvonne, tu dois bien savoir quelque chose au sujet de nos nouveaux voisins, dis-moi !

Le visage de la vieille Bretonne se ferma instantanément.— Vous voulez parler de la villa à côté? dit-elle d'une voix

rude. M'sieur Yves m'a déjà posé la même question. Eh bien ! j' sais rien de rien ! Allons, vous me faites bavarder et j'néglige mon travail. Filez vite...

Dany s'éloigna à pas lents. Pourquoi M. de Kérmeur, Yan et Maryvonne manifestaient-ils de l'émoi dès qu'on leur posait cette question anodine : « Qui étaient les nouveaux propriétaires des Elfes ?» Il y avait là un véritable mystère. La fillette se hâta de mettre Yves au courant, mais le jeune homme ne parut pas partager son excitation. Dany, un peu déçue, résolut de débrouiller seule le mystère qui l'intriguait. Elle y songea jusqu'à l'heure du coucher.

Fatiguée par son voyage, elle obtint la permission de se retirer de bonne heure. Une fois débarbouillée, elle enfila un pyjama bleu et une légère robe de chambre.

« A présent, décida-t-elle, je vais m'octroyer une petite flânerie avant de me coucher.»

Accoudée à sa fenêtre ouverte sur le parc, la fillette respira à longs traits l'air tiède et parfumé du soir. Au loin, on entendait la mer

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jaser interminablement. Là-bas, du côté des Elfes, une lumière brillait au milieu d'un fouillis d'arbres.

— Je ne m'étais pas trompée, murmura la petite Kermeur. Les Elfes sont incontestablement habités.

Soudain il lui sembla distinguer comme un fantôme blanc en train de glisser parmi les arbres du parc voisin.

— Oh ! marmotta-t-elle à mi-voix. C'en est trop. Il faut que j'en ai le cœur net...

Et sans plus réfléchir, la fillette ouvrit la porte de sa chambre, dégringola silencieusement l'escalier et, sans être aperçue, tira doucement le verrou de la porte du hall.

Elle suivait l'allée sablée longeant le mur mitoyen quand, derrière ce mur, une voix s'éleva dans la nuit... Une voix féminine, jeune et bien timbrée, qui égrenait les syllabes d'un chant gaélique inconnu de Dany.

— Qui peut chanter ainsi ? Il faut que je le sache !Et, en garçon manqué qu'elle était, l'impétueuse Dany embrassa

le tronc d'un chêne et se mit à grimper de branche en branche. Finalement elle put plonger du regard dans le jardin de la villa voisine. Le « fantôme blanc » était là, juste au-dessous d'elle. C'était lui qui chantait.

Pour mieux voir, l'intrépide Dany se pencha un peu plus sur sa branche, oubliant la précarité de sa position. Et ce fut la catastrophe : elle perdit l'équilibre, bascula brutalement et dégringola, sans grand dommage heureusement, mais dans un grand fracas de branches cassées.

De l'autre côté du mur, on n'entendait plus rien... que le bruit d'une fuite éperdue.

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CHAPITRE III

UN REFLET DE MIROIR LES EXILÉES

Cette Nuit-là, Dany dormit mal. Elle rêva de courses éperdues à travers le labyrinthe des Elfes, à la poursuite du fantôme blanc...

— Tu n'as pas très bonne mine ce matin, mon petit ! dit affectueusement M. de Kermeur à sa petite-fille.

— Heu... j'ai eu des cauchemars, avoua Dany.— Conséquences normales d'un voyage fatigant ! commenta

Yves d'un air docte.Tous trois étaient installés dans une pièce vitrée, sorte de

véranda couverte qui donnait sur le parc. Maryvonne venait de servir le déjeuner matinal et les hôtes du Manoir attaquaient à belles dents les « craquelins » dorés, couverts de beurre, qui accompagnaient le café au lait et la crème fraîche.

Tout en se restaurant, Yves jetait des regards soupçonneux à sa cousine. Il avait remarqué quelques égratignures sur ses poignets et se doutait qu'il avait dû se passer quelque chose. Aussi profita-t-il de la première occasion de la journée pour l'interroger seul à seule.

— Dany, tu me caches quelque chose! D'où te viennent ces estafilades ? Et pourquoi sembles-tu me fuir ?

Dany n'était pas menteuse. Elle rougit un peu mais répondit franchement :

— Mes égratignures ont été faites par des branches... Je nevoulais te parler de rien car tu semblais prendre la chose à la

légère, mais, Yves, le mystère des Elfes me tracasse.— Encore?— Dame, tant qu'il ne sera pas éclairci...— Sais-tu seulement s'il y a un mystère ?— J'en suis certaine. A présent surtout. Déjà l'attitude bizarre de

Gapé, de Yan et de Maryvonne avait piqué ma curiosité. Mais hier soir j'ai eu des preuves !

Yves sentit son intérêt s'éveiller :

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— Des preuves ! Que veux-tu dire ?— Simplement ceci : j'ai aperçu une ombre dans le parc des

Elfes. Je suis descendue...— Et alors ? Taquine, Dany s'arrêta.— Bah ! dit-elle en haussant les épaules. A quoi bon te raconter,

puisque cela ne t'intéresse pas...— Allons, méchante gamine, ne me fais pas languir. Parle.

Dany jeta un regard malicieux à son cousin.— Je me demande si je te confie mon grand secret...

Empoignant un coussin, Yves fit mine de le lancer à la têtede la fillette. Celle-ci prit la fuite en riant, et tous deux, l'un

poursuivant l'autre, partirent en courant à travers le parc... Hors d'haleine, Dany ne s'arrêta que sous le chêne d'où elle avait si malencontreusement dégringolé la veille.

— C'est ici, expliqua-t-elle en se laissant choir sur un tapis de mousse, que s'est déroulée hier une véritable tragédie.

- Explique ! haleta Yves en la rejoignant.Alors, sur un ton dramatique, Dany le mit au courant de ses

exploits... et de son échec.— Mais ce soir, affirma-t-elle, j'approfondirai mes recherches et

je te parie bien que je réussirai à découvrir l'identité de mon fantôme blanc.

Cette fois, Yves ne se moqua pas de sa cousine.- Ecoute, lui dit-il, ce n'est peut-être pas très raisonnable, mais

moi aussi cette histoire m'intrigue et je suis résolu à t'aider. Ce soir, je retiendrai oncle Armand dans la,bibliothèque le plus tard possible. Tu auras ainsi toute liberté de jeter un coup d'œil dans le parc voisin.

Dany se montra ravie de trouver son cousin dans des dispo-sitions aussi aventureuses. Mais, jetant un regard navré au chêne sous lequel ils étaient assis :

— J'ai peur que le fantôme n'ait deviné mon poste de guet ! soupira-t-elle.

Yves se prit à ricaner :— J'ai mieux que ça à t'offrir, ma petite ! Viens, suis-moi... Et,

tirant Dany derrière lui, il la conduisit à un endroit oùle mur mitoyen disparaissait derrière une solide épaisseur de

plantes grimpantes. Ecartant les tiges pressées, le jeune Le Guevel

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découvrit une brèche qui offrait un libre passage entre le parc du Manoir et le jardin des Elfes.

— Magnifique l s'exclama Dany. De cet endroit caché, dès ce soir, je dépisterai mon fantôme.

— S'il consent à venir ! ajouta Yves en laissant retomber le rideau de verdure.

*****

Fidèle à son plan, Dany le soir même, profita de la nuit tombée pour se faufiler jusqu'à la cache secrète. Elle avait enfilé un pantalon fuseau et un pull-over léger qui lui laissaient toute liberté dans ses mouvements.

Il n'y avait plus qu'à attendre.Comme tous les êtres vifs et remuants, Dany était peu patiente

de nature. Toutefois, vu les circonstances, elle sut faire un effort. Sa constance allait être récompensée...

Elle commençait à ressentir les premiers effets d'une crampe au mollet quand un bruit, non loin d'elle, lui fit dresser l'oreille. Les yeux écarquillés, elle s'efforça de percer l'obscurité.

Là-bas, au détour d'une allée, le fantôme de la veille venait de surgir. Mais à présent, Dany le distinguait mieux. Le « fantôme » semblait être une fillette de son âge, de sa stature, vêtue d'un léger peignoir blanc. Son allure parut étrangement familière à Dany, si familière même qu'elle s'en étonna tout bas. Comment aurait-elle pu connaître cette occupante des Elfes ?

Cependant, l'inconnue se rapprochait. Maintenant, plongée dans une indicible stupéfaction, Dany détaillait l'arrivante à la faveur de la lune, brusquement surgie d'un nuage.

« Ce n'est pas possible, songeait-elle. Je dois rêver... » Et elle se pinça jusqu'au sang. Mais elle était bien éveillée et l'apparition n'était pas une fantasmagorie.

— Voyons, murmura Dany, ces courtes boucles, ce teint clair, ces yeux verts... car ils sont verts... la lune les fait briller... ces gestes... cette démarche... Mais sapristi, c'est moi !... Moi-même qui viens à ma propre rencontre !

Oubliant toute prudence, elle résolut d'aller au fond de sa bouleversante découverte. D'un bond elle surgit de son poste de guet

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et se tint debout au milieu de l'allée, face à l'inconnue. Celle-ci s'était arrêtée net. Esquissant un geste de frayeur elle s'apprêtait à fuir, quand un coup d'œil jeté à Dany la cloua littéralement sur place. Les yeux dilatés, elle détaillait la petite Kermeur avec le même émoi incrédule qu'avait ressenti celle-ci un peu plus tôt.

— Ce n'est pas possible ! dit-elle enfin... (Et sa voix était toute semblable à celle de Dany.)

— Il faut croire que c'est tout de même possible, rétorqua celle-ci, puisque nous voilà toutes deux l'une devant l'autre, et exactement semblables.

— Je ne comprends pas ! bégaya l'inconnue des Elfes. Qui... qui êtes-vous ?

— Je m'appelle Danielle de Kermeur ! déclara Dany.Une lueur de compréhension éclaira le visage du « fantôme ».— Et moi, je suis Edith... de Kermeur, également. Dany ouvrit

des yeux ronds :— Nous serions donc...— Cousines germâmes, oui... Mais on nous prendrait plutôt

pour des jumelles, qu'en pensez-vous ?Dany et Edith de Kermeur, si semblables qu'on les auraitfacilement prises l'une pour l'autre, demeurèrent longtemps à se

contempler en silence. Puis, brusquement, la lune se cacha à nouveau derrière un gros nuage et la nuit plongea dans une obscurité quasi totale le parc des Elfes. Au même instant, une voix douce appela de la villa :

— Edith, ma chérie, où es-tu ? Rentre vite, il va pleuvoir ! Edith de Kermeur se tourna dans la direction de la voix.

— C'est maman, dit-elle.— Tante May ! murmura Dany pour elle-même.— Oui, votre tante May que vous ne connaissez pas... Pas plus

d'ailleurs que je ne connais oncle Joël et tante Anne.Dany, toujours hardie et encline aux promptes décisions, dit

soudain :— J'aimerais beaucoup connaître votre mèreEdith parut hésiter:— Ne craignez-vous pas que votre grand-père...— Mon grand-père est également le vôtre, lui rappela

Dany. Mais il ignore que je me trouve ici ce soir, il me croit couchée.

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Au détour d'une allée, le fantôme venait de surgir.

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— Seriez-vous désobéissante ? murmura Edith...Et Dany devina que sa cousine souriait dans l'ombre.— Désobéissante ? répéta-t-elle. Non, pas précisément. Mais je

mets tout en œuvre pour aller au fond des choses... quand j'estime que cela en vaut la peine !

— Edith ! appela à nouveau la voix de tante May.Cette fois-ci, la fillette n'hésita plus. Prenant la main de sa

cousine, elle l'entraîna à sa suite.— Venez donc ! C'est maman qui va être surprise ! Quelques

instants plus tard, Mary de Kermeur, Edith et Danyse trouvaient réunies dans un petit salon, intime et confortable,

où l'on se sentait irrésistiblement « en famille ».— Mon enfant, avait dit tante May le premier moment de

stupéfaction passé, je suis bien heureuse de vous connaître enfin. Mais commencez par nous dire ce qui nous vaut la joie de vous accueillir ce soir aux Elfes.

Dany ne se fit pas prier. Elle raconta tout : la décision paternelle de venir s'installer en France, son arrivée au Manoir des Cinq Preux, sa camaraderie avec Yves, leur désir à tous deux, de percer le « mystère des Elfes ». Avec plus de réticence, elle avoua l'hostilité de son grand-père à l'égard des « étrangères », et dit combien Yves et elle-même déploraient cette attitude.

— Ce n'est pas à nous de juger votre aïeul, ma chère enfant, interrompit tante May avec douceur...

C'était une jolie jeune femme blonde, aux manières parfaites, qui ne ressemblait pas du tout à Edith.

— Voyez-vous, reprit-elle, mon seul crime aux yeux de votre grand-père est d'être de nationalité anglaise. Il aurait tant voulu voir ses deux fils épouser de véritables Bretonnes. Mais l'affection ne se commande pas et votre oncle Hervé m'a choisie, moi, en dépit de tout.

— Il a bien fait ! s'écria impulsivement Dany.— Nous avons été très heureux ensemble, dit tante May dont les

yeux s'étaient embués de larmes. Et la naissance d'Edith nous a apporté beaucoup de joie. Malheureusement, mon beau-père n'a jamais désarmé. Mon mari a dû venir vivre en Angleterre dont le climat ne lui convenait pas. Il a décliné d'autant plus vite que ses affaires ont été mauvaises. Il y a quelques mois enfin il est mort ruiné et désespéré de nous laisser sans appui ni fortune.

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Dans un grand élan d'affection, Dany se jeta au cou de sa tante :— Comme vous avez dû être malheureuse! soupira-t-elle. Mais

une question lui brûlait les lèvres :— Tante May, dit-elle soudain, est-il indiscret de vous

demander pourquoi vous êtes venue vous installer ici ?Mme de Kermeur hésita à peine :— Tu es assez grande, ma chérie, pour que je te mette au

courant de notre situation actuelle... Avant de mourir, ton oncle Hervé a exprimé le désir qu'Edith et moi nous nous fixions dans sa Bretagne natale. J'ai donc vendu notre maison londonienne, notre seul bien, et acheté les Elfes. Je parle très bien le français et une maison d'édition de Londres m'envoie régulièrement des livres à traduire. Ceci nous permet de vivre; Edith et moi, d'ailleurs, avons des goûts modestes.

La jeune femme se tut, mais Edith s'écria :— Tu oublies les dernières volontés de papa !— Chut, Edith, dit sa mère. Tu es indiscrète, ma chérie. Cela me

regarde seule...Mais voyant l'air gêné de Dany, elle se décida brusquement :— Après tout, tu as raison. Pourquoi en ferais-je un mystère ?

Donc, ma petite Dany, l'ultime désir de ton oncle Hervé est que nous nous rapprochions de M. de Kermeur et que nous tâchions de renouer avec lui.

— Quelle bonne idée ! s'écria Dany rayonnante. Je serai telle-ment heureuse que nous soyons tous réunis au Manoir !

Mais tante May hocha la tête d'un air douloureux.— Hélas ! dit-elle, deux obstacles majeurs s'opposent à ce que

le désir de ton oncle devienne réalité.— Dites vite, ma tante. De quoi s'agit-il ?— D'abord, ton grand-père, irréductible du vivant de mon cher

mari, risque de l'être davantage encore à présent qu'il est mort. Ensuite, comprends-le, j'ai ma fierté...

Dany tourna vers sa cousine un regard interrogateur.— Nous sommes sans fortune, expliqua Edith, et ne voulons à

aucun prix tenter une démarche qui puisse risquer de paraître intéressée.

— Je comprends ! murmura Dany en baissant la tête.— Oui, reprit tante May, le problème paraît insoluble. J'obéis à

mon mari en me fixant ici mais ne puis me résoudre à faire une visite

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au Manoir. Je ne pourrais supporter qu'on me soupçonne d'agir par cupidité. Ce serait trop affreux.

— Tout de même, hasarda Dany avec sa pétulance habituelle, il doit bien y avoir un moyen d'entrer en relation avec grand-père sans avoir l'air de solliciter son aide ! Oh ! si seulement je pouvais vous aider !

Quelques instants plus tard, ayant pris congé de sa tante et d'Edith, la fillette pensait encore au problème qui la hantait.

« Il faut à tout prix que je trouve un moyen de réunir tous ces êtres chers ! » se répétait-elle en traversant le parc endormi.

— Alors? chuchota Yves qui guettait son retour. As-tu percé le mystère des Elfes ?

— Oh ! répondit Dany, ce n'est plus un mystère mais un véritable casse-tête chinois...

Et, avant de regagner sa chambre, elle conta à Yves, stupéfait, les événements de la soirée.

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CHAPITRE IV

LE COMPLOT UNE TENTATIVE HARDIE

Le lendemain, au petit déjeuner, l'intrépide Dany résolut de s'attaquer au problème qui la tracassait.

— Je pense, Gapé, dit-elle brusquement, que vous avez dû avoir beaucoup de chagrin à la mort d'oncle Hervé.

Yves piqua du nez dans son bol et M. de Kermeur laissa tomber bruyamment sa petite cuillère.

— Certainement, dit-il en contenant son émotion. Hervé n'était-il pas mon fils aîné ?

D'une voix toujours aussi innocente, Dany poursuivit :— Qu'est donc devenue sa famille ? Je veux dire... sa femme et

sa fille ? Le savez-vous ?Armand de Kermeur était d'un naturel violent. L'effort qu'il (it

pour réprimer un geste de colère lui fit monter le sang au visage.- Ne me parle jamais plus de ton oncle, dit-il à Dany d'une voix

sourde, et moins encore de sa famille.Le déjeuner s'acheva dans un silence de nécropole. Mais quand

tout le monde eut quitté la table, Maryvonne, qui avait tout entendu, appela Dany dans sa cuisine.

— N'avez-vous pas honte ? lui dit-elle. Tourmenter ainsi votre Gapé ! N'avez-vous point de cœur ?

Navrée de ne pouvoir expliquer à la vieille bonne le motif qui la faisait agir, Dany se contenta de l'apaiser par des câlineries. Mais en son for intérieur, elle était bien décidée à atteindre son but.

*****

Dans l'après-midi du jour suivant, Dany et Yves rencontrèrent Edith sur la plage. Dans la petite crique de sable fin, loin des regards indiscrets, Yves et Edith firent donc connaissance. Le jeune Le Guevel avait peine à en croire ses yeux. N'eût été leurs costumes de bain de

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couleurs différentes, il aurait certainement confondu ses deux cousines.

— Cette ressemblance est stupéfiante, vraiment !— Elle n'est pas tellement rare dans notre famille, assura Dany.

Papa m'a conté que deux cousins à lui se ressemblaient extraordinairement. Tout le monde les prenait pour des jumeaux.

— Nous pourrions presque être jumelles, dit Edith en riant. Je n'ai que deux mois de plus que toi, Dany.

Ensemble les trois enfants prirent un bain délicieux. Mais tandis que Yves et surtout Dany allaient crawler au large, Edith demeura sagement au bord. Elle n'était pas très courageuse et savait mal nager.

— Embrasse tante May pour moi, recommanda Dany en prenant congé de sa cousine une heure plus tard.

Désormais chaque jour — et souvent même deux fois par jour — l'heure du bain réunit les trois adolescents sur la plage. M. de Kermeur ignorait tout de ces rencontres et était à cent lieues de les soupçonner. Parfois tante May descendait à son tour sur la grève, un livre ou un ouvrage à la main. Mais auparavant elle s'assurait toujours que M. de Kermeur ne se trouvait pas dans les parages.

Un matin, tandis que les fillettes venaient d'ôter leur robe pour le bain de dix heures, Dany poussa un cri :

— Oh ! Edith, tu as un maillot de la même couleur que le mien, aujourd'hui!

— Oui, répondit sa cousine. C'est maman qui me l'a acheté pour remplacer mon vieux qui était usé.

Yves, qui arrivait en courant, s'arrêta net.— Ai-je la berlue ? grommela-t-il en faisant mine de se frotter

les yeux. Il me semble voir double. Laquelle est Edith ? Laquelle est Dany?

Les fillettes se regardèrent en riant et le laissèrent chercher.Yves n'arriva à les différencier qu'une fois dans l'eau car Edith,

peu sportive, demeura au bord à son habitude.— Ma foi, avoua-t-il gaiement, de meilleurs yeux que les miens

s'y tromperaient, je vous l'assure.Cette simple remarque laissa Dany rêveuse... « De meilleurs

yeux que les miens... » avait dit Yves.

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« Hé... mais... songea-t-elle. Gapé, lui, est loin d'avoir bonne vue. Puisque Yves nous a prises l'une pour l'autre, il est logique de penser que Gapé en ferait tout autant...»

L'idée fit son chemin dans la tête de la hardie fillette. Au bout de quelques jours elle se décida à exposer aux deux autres le « plan sensationnel » qu'elle avait conçu : il s'agissait ni plus ni moins que de se substituer à Edith un jour sur deux et vice versa. Ainsi, expliqua-t-elle, le vieux M. de Kermeur se trouverait en face d'Edith sans même s'en douter et se mettrait à l'aimer tendrement. N'adorait-il pas Dany ?... Plus tard, quand l'heure serait venue, Dany elle-même se chargerait de lui révéler la supercherie. Il s'étonnerait d'abord, se fâcherait peut-être un peu, mais finirait certainement par ouvrir tout grand les bras à sa seconde petite-fille.

— Comme ça, conclut Dany triomphante, tout le monde sera heureux au bout du compte.

Mais Yves était loin de partager son enthousiasme.— Ton plan est très joli en principe, déclara-t-il en hochant la

tête, mais je doute que tout se déroule aussi simplement que tu l'espères... Crois-tu facile de tromper l'oncle Armand ?

— Qui ne risque rien n'a rien.— Et tante May, si loyale, si franche, crois-tu qu'elle prêtera la

main à ce complot ?— Tante May ? Mais nous ne lui dirons rien du tout ! exulta

Dany déchaînée. Puisque je te dis que je prendrai la place d'Edith !Mais Yves ne paraissait pas convaincu.- Passe encore que tu espères tromper ton grand-père, dit-il.

Après tout, il n'a pas très bonne vue et n'a « refait ta connaissance » qu'il y a huit jours... Mais la propre mère d'Edith ? Es-tu sûre de pouvoir te faire passer pour sa fille ?

— Bah ! même si tante May me démasque, il sera trop tard pour reculer. Edith sera déjà au Manoir.

Quant à Edith, timide et craintive, elle demeura d'abord stupéfaite et sans voix pour s'écrier enfin :

— Me faire passer pour toi ! Tromper maman ? Affronter mon terrible grand-père ? Non, non, je n'oserai jamais !

Dany eut bien du mal à la persuader qu'il s'agissait avant tout « du bonheur de tante May ». Elle céda enfin et il fut convenu qu'on

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tenterait le tout pour le tout : un jour sur deux, Edith irait vivre au Manoir et Dany aux Elfes.

Deux journées furent nécessaires aux fillettes pour bien se mettre dans la peau de leur personnage. Dany décrivit les habitudes du vieux monsieur, ajoutant :

— Tu verras, Edith, tu n'auras aucun mal à jouer mon rôle. Si Gapé te parle de mes parents, tu sauras quoi répondre. Pour le reste, Yves t'évitera les gaffes. Tu peux donc être tranquille : tout marchera comme sur des roulettes !

— Mais je devrai appeler M. de Kermeur Gapé ?— Et puis après ? Ce n'est pas la mer à boire.-— Et c'est demain que... que je passerai la journée au Manoir ?

demanda Edith en soupirant.— La journée et la nuit, ma belle ! Demain matin, au bain de

dix heures, nous échangerons nos vêtements et tu rentreras au Manoir avec Yves. Le lendemain à la même heure nous ferons l'opération inverse... Et puis, cesse donc de soupirer ainsi ! Il n'y a pas de moulin à vent dans la région ! Et dis-toi que mon rôle, à moi, sera encore plus difficile que le tien.

*****

— Audaces fortune juvat ! La fortune sourit aux audacieux ! chantonnait Dany le lendemain matin en aidant sa cousine à revêtir ses propres habits.

Yves et les deux fillettes venaient de prendre leur bain et le moment tant redouté par Edith était arrivé. Déjà Dany avait passé sa robe de toile rosé tandis qu'Edith se glissait dans le short bleu pâle et le chandail de sa cousine.

— Voilà, c'est parfait ! s'écria Dany en conclusion.— Ma foi, déclara Yves, si je n'avais assisté moi-même à votre

échange de... chrysalides, je ne saurais mettre un nom sur les papillons. Car Edith ressemble à Dany et Dany est la vivante image d'Edith.

— A présent, file avec Yves ! ordonna Dany à sa cousine. Ne te fais pas de souci. Sois naturelle. Mais n'oublie pas surtout d'appeler grand-père Gapé... Et toi, Yves, ne gaffe pas : appelle Edith par mon nom.

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— Patatras ! me voici démasquée.

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— Ce sera bien facile : en la regardant, je crois te voir. Yves et Edith s'éloignèrent donc de compagnie en direction du « Manoir des Cinq Preux ». Demeurée seule, Dany se frotta les mains de satisfaction. Elle avait conscience d'avoir fait de la bonne besogne. Allons, son plan était parfait, ses intentions des plus louables. Pourquoi tout ne marcherait-il pas à souhait ?

A présent, il lui fallait songer à jouer le rôle d'Edith auprès de tante May. Elle prit le chemin des Elfes,

Sa tante, qui la vit arriver de loin, lui cria :— Dépêchez-toi, Edith ! Viens m'aider à mettre le couvert, ma

chérie !Tout heureuse de voir tante May la prendre pour sa propre fille,

Dany ne douta plus du succès final. Elle se précipita... Sa tante avait disparu dans la cuisine d'où s'échappait une bonne odeur de pâtisserie. Dany se hâta de mettre le couvert suivant les instructions données par Edith... Là, elle était sûre d'avoir tout disposé comme il fallait...

Comme elle reculait pour admirer son œuvre, une exclamation jaillit derrière elle. Dany se retourna. Tante May, sur le seuil de la salle à manger, la dévisageait avec étonnement :

— Ma petite Dany, comment se fait-il que tu sois ici ? Et où est Edith ? Mais, si je ne me trompe, c'est sa robe rosé que tu as sur le dos en ce moment ?

« Patatras ! songea Dany consternée. Me voici démasquée au départ ! Que va dire tante May de tout ça ? »

Courageusement, sans détour, elle avoua son plan à Mme de Kermeur navrée.

— Mon Dieu ! gémit la jeune femme en se laissant tomber sur un siège. Que va penser mon beau-père en découvrant Edith à ta place?

— Rien ne prouve qu'il s'aperçoive de la substitution ! Pour vous, bien sûr, c'est autre chose. Edith est votre fille et j'ai été bien sotte d'espérer pouvoir vous abuser, fût-ce une seule minute. Mais Edith réussira, j'en suis certaine, et... oh ! tante May, vous n'allez pas contrarier mes projets ? J'ai cru si bien faire... et je le crois encore !

— Je ne puis te gronder, ma chérie, bien au contraire. C'est ton cœur généreux qui t'a poussée à agir... Et puis, qui sait... Mon cher Hervé désirait un rapprochement... Peut-être cet enfantillage aura-t-il

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un heureux aboutissement... De toute manière, à présent, les dés sont jetés.

Dany, qui avait été à deux doigts des larmes, se sentait à présent plus excitée que jamais.

— C'est cela, petite tante. Restez neutre, je vous en prie. En somme, vous n'êtes pas « dans le coup » ! Laissez-nous faire, nous, les enfants. Nous réussirons, je le devine !

— Le Ciel t'entende, ma chérie ! soupira la jeune veuve. Et maintenant passons à table, veux-tu ?

Exactement à la même minute, M. de Kermeur entrait dans la vaste salle à manger du Manoir des Cinq Preux où Yves et Edith l'attendaient déjà.

— Alors, mes enfants, jeta gaiement le vieux monsieur. Avez-vous pris un bon bain ce matin ?

— Excellent, mon oncle ? s'écria Yves aussitôt.— Et toi, Dany, tu ne dis rien ? demanda M. de Kermeur en se

tournant vers sa petite-fille. Il me semble que tu es un brin pâlotte ?— Ce n'est rien... Gapé ! répondit Edith d'une voix mal

assurée.— Ah ça ! Tu n'as pas pris froid au moins? Tu parais moins en

train qu'à l'ordinaire.— Oh ! non, je vais très bien, Gapé, merci ! assura la

fillette...Le reste du repas se déroula on ne peut mieux. Edith se força à

plus de gaieté, prenant de l'assurance à mesure qu'elle voyait qu'elle n'était pas découverte.

« Ça marche ! jubilait Yves intérieurement. J'étais bien sot de m'inquiéter. Dany avait raison, après tout. »

Dans l'après-midi, Yves et Edith coururent à la plage retrouver Dany qui leur fit de grands signes dès qu'elle les aperçut.

— Alors, comment cela s'est-il passé ? leur cria-t-elle.— Bien, très bien ! se hâta d'affirmer Yves, radieux.— C'est vrai, Dany, renchérit Edith souriante. Tout a été

beaucoup mieux que je ne pensais. Grand-père m'a parlé avec bonté, s'inquiétant de ma santé et m'entourant de prévenances.

— J'en étais sûre ! exulta Dany triomphante.

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— N'empêche, poursuivit Edith en se rembrunissant, que je tremble constamment de me voir démasquée. Et si maman apprend...

Un éclat de rire de Dany l'interrompit.— Ne te tracasse pas pour tante May, dit-elle. Elle est au

courant, j'ai le regret de te l'apprendre.Yves dévisagea Dany d'un air stupéfait.— Comment, dit-il... tu as échoué ?— Sur toute la ligne ! confessa la fillette. Et j'ajoute même que

je préfère qu'il en soit ainsi... Tromper une personne, c'est faisable ! Deux, cela m'aurait paru un trop gros morceau !

— Je me doutais bien, dit Yves en souriant, qu'une mère saurait distinguer sa fille d'un sosie... celui-ci fut-il sa propre nièce !

— Maman nous en veut-elle beaucoup ? s'inquiéta Edith.— Du moment que tout a été combiné à son insu, elle y voit

presque un signe du Destin ! plaisanta Dany...Puis redevenant sérieuse :— A propos : hier soir j'ai prévenu Maryvonne de notre... heu...

changement de personnalité.— Comment... Maryvonne aussi est au courant ? s'épouvanta

Edith.— Dame, il s'agissait d'éviter les gaffes ! Elle a bien commencé

par crier pour admettre finalement que cette substitution était peut-être le meilleur moyen d'attendrir Gapé.

— C'est donc cela qu'elle m'a regardé sous le nez tout le long du repas !

— En tous cas, tu es sûre de trouver en elle une alliée. Yves considéra Dany avec une admiration non déguisée.

— Ma petite, lui dit-il, tu ferais un général d'armée du tonnerre ! Tu sais combiner tes coups à merveille... et tu mérites la victoire !

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CHAPITRE V

DANS LA BIBLIOTHEQUE EDITH DANS LA TEMPÊTE

UNE semaine s'écoula sans anicroche. Un jour sur deux, Edith allait prendre au Manoir la place de sa cousine. M. de Kermeur n'avait pas l'ombre d'un soupçon et la traitait exactement comme si elle eût été la véritable Dany.

Quant à Dany, elle se montrait ravie de voir son plan réussir si magistralement.

Ce matin-là, il faisait un temps splendide ; le ciel était d'un bleu transparent, la mer ronronnait doucement, telle un chat qui se chauffe au soleil.

— Mes enfants, déclara M. de Kermeur à Yves et à Dany revenus de leur bain matinal, voici une journée idéale pour une promenade en mer. Depuis le temps que je n'ai sorti mon vieil Albatros, il doit s'ennuyer sans moi. Allez vite vous préparer : je vous emmène en voilier jusqu'à l'île Bréhat.

D'ordinaire, lorsque le maître du Manoir parlait d'une escapade en mer, sa proposition était accueillie par des cris de joie : Yves adorait la mer et Dany plus encore. Or, cette fois-ci, les deux cousins se contentèrent d'échanger un regard inquiet.

— Eh bien ! s'étonna M. de Kermeur. Qu'y a-t-il ? Mon offre n'a pas l'air de vous emballer!

— Mais si, oncle Armand !— Bien sûr que si, Gapé !— Dans ce cas, allez vite passer un chandail sur vos costumes

de bain et n'oubliez pas vos cirés à toutes fins utiles.Les deux cousins se hâtèrent de grimper au premier étage. Arrivé

sur le palier, Yves demanda à sa compagne ?— Tu n'auras pas trop peur, Edith ?Car, par une malchance inouïe, Edith était « de Manoir » ce jour-

là. Comme elle le regrettait en cette minute même !

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— Quel malheur que Gapé n'ait pas choisi hier... ou demain pour sortir à la voile ! se lamenta-t-elle. Dany aurait été si heureuse de l'accompagner !

— Tandis que toi... cela ne t'enchante guère ? La fillette étouffa un soupir résigné.

— J'ai peur de la mer, avoua-t-elle. Mais tant pis. Je ferai de mon mieux pour avoir l'air contente. Je me forcerai !

— Ne te tracasse pas. Il fait beau. L'île Bréhat n'est pas très éloignée. Ce sera une véritable partie de plaisir.

— Pour toi peut-être. Enfin...Et la pauvre Edith, stoïque, alla s'équiper «en marin».La promenade débuta sous d'heureux auspices. Une bonne brise

gonflait la voile de l'Albatros, les vagues étaient toutes timides, et Edith eut moins de mal qu'elle ne l'avait imaginé à jouer le rôle d'une Dany joyeuse.

Au départ, cependant, il y eut quelques incidents mineurs dont, fort heureusement, M. de Kermeur ne s'aperçut pas. C'est ainsi qu'ayant reçu ordre de « tirer la drisse », la pauvre Edith regarda autour d'elle d'un air éperdu, cherchant des yeux cet objet inconnu. Il fallut qu'Yves, d'un geste discret, lui désignât le cordage en question. De même, quand désireux de rouler une cigarette, le vieux monsieur pria sa petite-fille de « prendre l'écoute à sa place », Yves prévint la catastrophe en s'asseyant d'office à la barre.

Mais à part ces menus ennuis, Edith n'eut pas à se plaindre de la promenade à l'aller... Arrivés à l'île Bréhat, M. de Kermeur et ses jeunes compagnons déjeunèrent gaiement sur la terrasse fleurie d'un bon hôtel. Le début de l'après-midi se passa parmi les rochers rosés de l'île, à flâner.

Vers quatre heures, on songea au retour. Cette fois, Edith embarqua sans appréhension. Pauvre Edith ! Comment aurait-elle pu prévoir?...

L'Albatros se trouvait en mer depuis une demi-heure à peine quand le vent tomba brusquement. Yves poussa une exclamation étouffée et son oncle fronça les sourcils. Presque aussitôt une terrible bourrasque gonfla la voile et la mer se couvrit de moutons. Terrifiée, Edith retint un cri :

— Oh, Gapé ! N'est-ce pas une tempête qui se prépare ?

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— Un grain tout au plus, ma chérie. Je vais mettre en route le moteur auxiliaire et nous serons de retour au Manoir avant que l'orage n'éclate.

Hélas ! le grain, sans autre avertissement, fondit au même instant au-dessus de leurs têtes. A présent, l'Albatros sautait comme un bouchon sur la mer déchaînée. La pluie tombait si drue que l'on n'y voyait pas à une encablure. Les embruns aveuglaient Edith apeurée.

Désireux d'amener les voiles au plus vite, M. de Kermeur lança quelques ordres brefs auxquels Yves fut seul à répondre.

— Eh bien, Dany, s'étonna l'aïeul. Qu'est-ce qui te prend ? Tu as l'air terrifié ! Ce n'est pourtant pas la première fois que tu assistes à un grain. D'ordinaire, tu trouves ça palpitant !

— Je... Je crois que je ne me sens pas bien ! bégaya Edith.— Elle aura trop mangé à midi ! s'empressa d'expliquer

Yves, heureux de ce prétexte qui excusait l'attitude de sa cousine.

L'Albatros accosta enfin à proximité du Manoir.— Pauvre Dany ! dit M. de Kermeur. Où est mon « garçon

manqué » aujourd'hui ? C'est égal, je te préfère presque ainsi, plus douce, plus féminine... un peu comme étaient les jeunes filles de mon temps.

Yves jeta un regard de triomphe à Edith : ne venait-elle pas de remporter en quelque sorte une victoire personnelle ? Allons, son héroïsme n'avait pas été perdu.

Dany, le lendemain, serait heureuse de l'apprendre.Malheureusement, le jour suivant, deux mauvaises nouvelles

attendaient la pauvre Edith au réveil. D'abord, en ouvrant ses persiennes, elle constata qu'il pleuvait à seaux.

— Quel ennui, confia-t-elle à Yves un peu plus tard. Impossible de descendre ce matin sur la plage pour changer de vêtements avec Dany.

— Prends patience. Sans doute fera-t-il beau demain et tu pourras retrouver ta personnalité. Dany et ta mère doivent être aussi ennuyées que nous.

La seconde nouvelle qui consterna Edith lui fut transmise par Maryvonne :

— Ma doué, mam'zelle ! Savez-vous que 1' maître est malade ? L'a pris froid hier, pendant c'te sortie en mer.

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L'Albatros sautait comme un bouchon sur la mer déchaînée.

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— Gapé... malade ? répéta Edith alarmée.— Je téléphone d'urgence au docteur ! coupa Yves avec

décision.Et il se précipita dans le hall...Le médecin venu de Lannion diagnostiqua un refroidissement

peu grave mais compliqué d'une crise de rhumatismes.D'un naturel impatient, M. de Kermeur détestait l'inaction ; il

pria donc « Dany » de lui tenir compagnie.Edith monta à la chambre de son grand-père avec appréhension.

C'était la première fois qu'elle allait se trouver en tête à tête avec lui... sans Yves pour prévenir les gaffes possibles.

— Assieds-toi près de moi, ma chérie, dit le vieux monsieur en se redressant sur ses oreillers. Vois, j'ai disposé mon échiquier. Nous allons faire une partie tous les deux.

Edith pâlit brusquement; elle ignorait tout du jeu des échecs et se trouvait prise au piège.

*****

Cette fois encore, ce fut la mauvaise mine d'Edith qui la sauva... Inquiet de son mutisme, M. de Kermeur s'inquiéta :

— Tu as l'air souffrante, ma chérie. Aurais-tu pris froid, toi aussi ?

Edith saisit la planche de salut qui s'offrait à elle :— Je... je crois en effet, que je ne me sens pas bien.- Et moi, vieil égoïste, qui te demandais de me distraire !

Descends bien vite te faire soigner par Maryvonne.- Oh ! Gapé, ce n'est rien. Une boisson chaude et un

comprimé d'aspirine suffiront à me remettre.— C'est cela. Va vite. Et tiens-moi au courant... La minute

d'après, Yves affirmait à Edith :— Tu l'as échappé belle ! Tu ne sais pas jouer aux échecs, et ce

jeu ne s'apprend pas en cinq minutes. Tu as frisé « l'échec et mat » d'un cheveu, ma petite!

- Vivement demain ! soupira Edith. Il fera beau, je l'espère. Je suis tellement impatiente de redevenir moi-même !

*****

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Contrairement aux prévisions optimistes de la fillette, le mauvais temps dura trois longues journées au cours desquelles M. de Kermeur retint sa petite-fille auprès de lui.

- Ma chérie, disait-il en la complimentant, je ne te connaissais pas ces talents d'infirmière. Tu possèdes une douceur de gestes et de langage que je ne soupçonnais pas.

Edith se félicitait tout bas de ces louanges qu'elle méritait à titre personnel. « Mon Dieu, songeait-elle, si Gapé pouvait arriver un jour à m'aimer pour de bon ! »

Aux Elfes cependant Dany et tante May, consternées, regar-daient tomber la pluie.

- C'est ennuyeux, bien sûr, tantine, mais à quoi bon vous tracasser ! Tout a bien marché jusqu'ici. Pourquoi voulez-vous qu'il en aille différemment à présent ?

— Je trouve tout de même bizarre qu'Edith ne se soit pas débrouillée pour faire un saut jusqu'ici.

- Peut-être Gapé est-il souffrant ? Dans ce cas, je connais sa méthode: il monopolise tout le monde! Ni Edith ni Yves ne doivent trouver une minute pour nous prévenir.

— Tu crois ?- Certainement, tante May. D'ailleurs puisque je suis, moi, libre

comme l'air, je vais tenter de me faufiler au Manoir pour voir ce qui ne va pas.

Dany fit comme elle l'avait dit. Malgré la pluie, elle courut jusqu'à la brèche du mur et se glissa dans le parc des Cinq Preux...

« Ma seule crainte, monologuait la fillette en progressant de buisson en buisson, est d'être aperçue par Gapé d'une fenêtre du Manoir. »

Heureusement, elle arriva sans encombre jusqu'à la cuisine.— Par ma sainte patronne ! s'exclama Maryvonne en la voyant

entrer. C'est vous, mam'zelle Dany... la vraie que je veux dire ! L'est ben temps que vous veniez prendre la place de c' te pauvre mam'zelle Edith qui s' fait ben du souci !

— Qu'y a-t-il, ma bonne ? Que se passe-t-il ?— Not' monsieur, il a pris un p'tit coup de froid pas ben

méchant mais il réclame la mignonne à tout bout de champ.— Est-il couché ?— Par prudence, oui, le cher homme !

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— Bon. Ecoute-moi. Je file à la bibliothèque. Débrouille-toi pour dire à Yves et à Edith de m'y rejoindre.

— C'est ça. J'y vais tout de suite.Cinq minutes plus tard, les trois cousins, réunis dans la haute

pièce tapissée de livres, échangeaient des confidences.— Nous n'avions pas prévu le mauvais temps ! conclut Yves. Il

faudrait trouver un moyen pour que vous deux puissiez vous rencontrer quotidiennement autre part que sur la plage... et sans danger d'être aperçues.

— Ce ne sera pas commode ! avança Edith.— En attendant, dit Dany pratique, échangeons vite nos

vêtements. Yves, fais le guet devant la porte !Une fois la transformation opérée, le trio se remit à délibérer.

Yves revint à son idée :— L'ennuyeux, dit-il, c'est qu'Edith ne pourra repartir aux Elfes

qu'à la nuit. Quelle histoire si Gapé l'apercevait par la fenêtre ! Circuler en plein jour serait imprudent.

— Flûte ! bougonna Dany. La plage est un lieu de rendez-vous idéal par beau temps. Mais quand il pleut... je ne vois rien pour faire le va-et-vient d'ici aux Elfes en sûreté.

— Si seulement, soupira Yves, on pouvait déjà révéler à oncle Armand toute la vérité ! Il a l'air d'avoir beaucoup apprécié Edith comme infirmière.

— Oh ! non, protesta Edith épouvantée. Ce serait prématuré. Je ne sais si Gapé m'aime vraiment, MOI !... Ni même s'il sera prêt à m'accueillir un jour...

— N'en doute pas ! coupa impétueusement Dany. Seulement... il faut encore un peu patienter.

— Et ce mauvais temps qui complique les choses ! maugréa Yves. Si encore nous pouvions utiliser le chemin de la grotte !

— De quel chemin parles-tu ?— Oh ! de toute manière, il est inutilisable ! C'est une sorte de

passage souterrain qui part de cette bibliothèque pour aboutir à la caverne de rocaille au fond du parc, juste à côté de la brèche du mur!

— Ce serait un lieu de réunion épatamment discret ! s'écria Dany les yeux brillants d'espoir.

— Ne t'emballe pas, ma petite. Puisque je te dis que ce passage ne peut servir !

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— Mais pourquoi ? demanda timidement Edith. Yves haussa les épaules.

— Vous, les filles, dit-il avec dédain, il vous faut toujours un tas d'explications.

— Si tu ne voulais pas en donner, tu n'avais qu'à te taire ! lui reprocha Dany.

— Oh! ce boyau souterrain n'a rien de mystérieux. C'est oncle Armand qui m'a révélé son existence, expliqua Yves. Ce passage part de cette pièce, à gauche de la cheminée paraît-il. En fait, moi, je ne l'ai jamais vu et je n'ai même jamais aperçu l'ombre d'une porte secrète à l'emplacement indiqué. Voyez vous-mêmes...

Effectivement, comme purent le constater les fillettes, les rayonnages des, murs ne permettaient de rien voir.

— A quoi servait jadis ce passage, reprit le jeune Le Guevel, je ne me le suis jamais demandé...

— Tu n'es pas curieux !— ... Et oncle Armand ne me l'a pas dit. Tout ce que je sais,

c'est qu'il aboutit à la grotte du fond du parc.— Mais pourquoi ne peut-on plus s'en servir ? insista Dany. — Avec le temps, des infiltrations d'eau de pluie se seraient

produites dans la maçonnerie du souterrain. Oncle Armand a craint des éboulements. Et comme le passage n'était pas vraiment utile, il l'a condamné, purement et simplement, en interdisant qu'on l'emprunte.

— Mais il n'en a pas fait murer les issues ?— Pas que je sache!— Dans ce cas, il y a de l'espoir ! assura Dany avec un sourirequi en disait long.'

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CHAPITRE VI

LA LÉGENDE DES CINQ PREUXLE PASSAGE SECRET LA CRYPTE AUX

CHEVALIERS

A présent que Dany connaissait l'existence d'un passage secret, le diable et son train ne l'eussent pas empêchée de se mettre en devoir de le découvrir. Déjà la fillette se levait pour commencer à étudier le mur à gauche de la cheminée, quand Maryvonne passa soudain la tête par l'entrebâillement de la porte :

— Mam'zelle Dany. Monsieur vous réclame.— Bon, bon, j'y vais... Attendez-moi là, vous autres, ajouta-t-

elle à l'adresse d'Edith et de Yves.Montant les marches quatre à quatre, Dany se précipita jusqu'à la

chambre de son grand-père.— Vous m'avez fait appeler, Gapé ? jeta-t-elle en claquant la

porte derrière elle.Le vieux monsieur sursauta sur ses oreillers.- Quel ouragan, ma petite Dany ! J'ai l'impression qu'un

cyclone vient de pénétrer dans ma chambre !La miette rougit :— Excusez-moi, Gapé. Je suis un peu nerveuse.— Etrange petit bout de femme, va ! Tantôt douce comme un

agneau, tantôt remuante comme du vif argent. Il y a en toi deux personnalités bien distinctes !

Dany baissa le nez : le cher Gapé ne croyait pas si bien dire !...- Vous sentez-vous mieux ? reprit la miette en adoucissant le ton

de sa voix.— Bien sûr, petite. Et toi, as-tu encore cette migraine qui t'a

empêchée de jouer aux échecs ces jours derniers ?Dany rougit plus fort :— Je me sens en train, aujourd'hui, Gapé. Si vous désirez faire

une partie...

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M. de Kermeur accepta avec joie. Tout en disposant les pièces sur l'échiquier, Dany se disait :

« Edith ne s'en ira pas avant la nuit. J'ai le temps de faire une partie avant qu'elle ne quitte le Manoir. »

Dans la bibliothèque, cependant, Yves et Edith attendaient le retour de leur cousine en bavardant.

— Sais-tu, Yves, demanda soudain Edith, pourquoi cette demeure s'appelle le Manoir des Cinq Preux ? Maman n'a pas su me l'expliquer clairement.

— Le domaine tire son nom d'une vieille légende, expliqua Yves, tout fier de faire étalage de ses connaissances d'histoire locale.

Edith tourna vers lui des yeux brillants d'intérêt.— Oh ! dit-elle. Raconte-la moi, veux-tu ?— Sans doute, toi qui es à moitié Anglaise, connais-tu

l'histoire du fameux roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde ?— Bien sûr ! Au temps jadis, alors que l'Angleterre était divisée

et que barons et chevaliers se disputaient le pouvoir, Arthur, de la célèbre lignée des Pendragon, se fit élire roi.

— La capitale du royaume était Camelot — aujourd'hui Winchester — mais Arthur eut du mal, surtout au début de son règne, à faire respecter son autorité.

— Je sais cela aussi. Il était jeune et les méchants barons lui disputaient le trône.

— C'est alors qu'il s'entoura de hardis chevaliers qu'il réunit à sa cour. Tous siégeaient autour d'une table, de forme circulaire, pour indiquer qu'ils étaient égaux. On les appela les Chevaliers de la Table Ronde. Tous étaient loyaux, fidèles, courageux, et juraient solennellement de défendre le bon droit du faible contre le fort.

— Mais quel rapport entre ces Chevaliers et les Preux du Manoir ?

— J'y arrive... Selon une légende locale, Arthur, accompagné de ses quatre chevaliers favoris : Lancelot du Lac, Gauvain, Galahad et Perceval, se réfugiait parfois sur la côte de la Bretagne française pour s'y reposer entre deux combats.

— Mais Arthur et ses vaillants preux ne possédaient-ils pas une retraite en Angleterre, dans l'île d'Avalon ?

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— Si fait ! Mais l'on ignore généralement que l'enchanteur Merlin, ami d'Arthur, lui avait indiqué en Bretagne, pays de fées et de brumes, une seconde retraite, plus cachée encore.

— Et cette retraite ?— S'appelait Belroc et était située à l'emplacement exact où se

dresse aujourd'hui le Manoir.— C'est passionnant, cette histoire !— N'est-ce pas ?... A plusieurs reprises donc Arthur et ses

quatre braves vinrent ici se reposer de leurs luttes harassantes. Après la mort d'Arthur, sa demi-sœur, la fée Morgane, obtint que lui et ses preux fussent changés en statues et transportés à Belroc. Selon la légende ces statues y seraient encore, en un lieu secret, inconnu de tous.

— Quelle adorable légende ! Fausse, naturellement, comme toutes les légendes, mais avec toutefois une part de vérité puisque Arthur a bien réellement existé.

— Sans doute, il a existé ! Mais ses restes seraient, paraît-il, enfouis dans l'île enchantée d'Avalon.

— Moi, dit Edith, je préfère la version qui le transforme en statue avec ses quatre amis.

— Les Bretons sont du même avis que toi puisqu'ils ont baptisé cet endroit « Manoir des Cinq Preux » en souvenir des cinq chevaliers de jadis.

— Sans doute ne reste-t-il aucun vestige concret de cette légende ?

— Pas à ma connaissance.La conversation des deux cousins fut interrompue par Dany qui,

à son habitude, entra en coup de vent.— Ah ! te voilà enfin ! lui dit Yves.— Oui. Je viens de faire une partie d'échecs avec Gapé. Il a

gagné et semblait d'excellente humeur quand je l'ai quitté. Qu'avez-vous fait en mon absence ?

— Oh ! répliqua Edith tout excitée, Yves m'a raconté la légende du roi Arthur et de ses quatre vaillants chevaliers.

— N'est-ce pas que c'est passionnant ? s'écria Dany. Toute petite, j'étais emballée par cette histoire. J'avais même imaginé de creuser au fond du parc dans l'espoir de mettre à jour les fameuses statues pétrifiées d'Arthur, de Lancelot, de Perceval et compagnie.

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Edith se mit à rire :— Et peut-on savoir le résultat de tes fouilles ?— Certainement ! répondit Dany en riant elle aussi. J'ai

irrémédiablement massacré une bordure de zinias, crevé une Conduite d'eau... et subi la plus terrible mercuriale de ma jeune existence !

Yves joignit son rire à celui des deux fillettes. Soudain la porte de la bibliothèque s'ouvrit sous une vigoureuse poussée : c'était Maryvonne.

— Voulez-vous vous taire ! s'indigna la vieille domestique. Not' monsieur repose et vous allez le réveiller. Sans parler des voix de mam'zelle Dany et de mam'zelle Edith qu'on entend à des kilomètres ! Mam'zelle Dany est quand même pas censée faire un duo à elle toute seule ! C'est-y qu' vous voulez faire échouer vot' plan, mes vilaines mignonnes ?

Dany calma la brave femme par un gros baiser.

*****

— Ne te tracasse pas, dit-elle. Gapé a le sommeil dur !Au même instant, comme pour lui donner le démenti, un timbre

résonna dans la maison.— Qu'est-ce que je vous avais dit ! s'exclama Maryvonne.

Voilà que vous l'avez réveillé...Et elle s'enfuit aussi vite que ses vieilles jambes le lui permet-

taient. Cinq minutes plus tard elle reparaissait, offrant une figure consternée.

— Not' monsieur n'est pas content, dit-elle. 11 demande à m'sieur Yves et à mam'zelle Dany d" monter tout d' suite.

Laissant Edith dans la bibliothèque, les deux cousins allèrent au-devant de la réprimande d'un air penaud. M. de Kermeur semblait effectivement furieux.

— Qu'aviez-vous à hurler de la sorte, jeunes sauvages ? grommela-t-il. Avez-vous décidé de me priver de repos ?

— Oh ! non, Gapé ! répondit Dany d'un ton repentant. Puis une idée lumineuse lui venant à l'esprit, la futée profita de l'occasion pour aiguiller la conversation sur le sujet qui lui tenait à cœur.

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— C'est-y que vous voulez faire échouer votre plan ?

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— Yves et moi, reprit-elle, avions... une petite discussion. Le jeune homme tourna vers sa cousine un regard stupéfait.

— Une discussion? répéta M. de Kermeur en fronçant le sourcil. Vous disputiez-vous, par hasard ?

— Oh ! non, Gapé ! Je soutenais seulement à Yves que l'ancien passage de la bibliothèque existait encore.

— C'est un fait, il existe. Mais Yves a dû t'expliquer que j'avais défendu qu'on l'emprunte...

— Sans doute, mais j'aurais bien aimé tout de même voir de mes yeux le mécanisme commandant la porte secrète.

M. de Kermeur fit un geste vague.— Je n'en connais même plus l'emplacement exact, dit-il en

haussant les épaules. Je n'ai jamais utilisé moi-même ce passage. Et à présent, échappez-vous, mes enfants. Je vais essayer d'oublier la douleur en rattrapant mon somme.

Yves et Dany se retrouvèrent dans le couloir; l'un l'air narquois, l'autre la mine déçue. Le jeune Le Guével ne put s'empêcher d'éclater de rire.

— Tu en fais, une tête, ma petite ! dit-il en se moquant gentiment de sa compagne.

— Ma foi, avoua franchement Dany, j'avais bien espéré tirer de Gapé un « tuyau » qui m'aurait permis d'ouvrir cette maudite porte secrète.

— Décidément, mon chou, tu es un modèle peu banal de désobéissance !

— Oh ! désobéir pour la bonne cause, c'est presque faire œuvre pie !

Yves se tordait littéralement de rire :— Eh bien ! ma belle, avec des raisonnements comme les tiens,

tous les sacripants réussiraient à se retrouver au paradis après leur mort !

Dany pinça les lèvres d'un air vexé.— Ce n'est tout de même pas un crime de vouloir à tout prix le

bonheur de ceux qu'on aime, dit-elle.Yves craignit de l'avoir blessée :— Je ne te critique pas, mon chou. Mais avoue que le dérou-

lement de ton plan n'exige pas absolument que tu passes outre aux interdictions d'oncle Armand.

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— Mais il faut bien qu'Edith et moi trouvions un moyen de nous rencontrer en paix ! Et je n'en connais pas d'autre !

Yves finit par capituler.— Après tout, dit-il, nous sommes lancés dans une aventure

tellement abracadabrante qu'un peu plus, un peu moins...— Alors, tu acceptes de m'aider ?— Il le faut bien ! murmura Yves en soupirant.Dany se rua plus qu'elle n'entra dans la bibliothèque où Edith

lisait sagement.— Edith ! s'écria-t-elle. Yves consent à m'aider à trouver le

passage! Donne-moi un coup de main, toi aussi.Elle se précipitait déjà pour vider les rayons de leurs livres

quand Edith, plus réfléchie, l'arrêta d'un geste.— Si le passage se trouve derrière ces étagères, dit-elle, il

faudra desceller celles-ci... et c'est impossible.Dany s'arrêta net.— Oh ! dit-elle d'un ton désolé. Tu as raison, je n'avais pas

pensé à ça !— Mais qui nous dit que le passage est juste derrière ? objecta

Yves. Voyez, le mur est lambrissé sur un mètre de haut. Les rayonnages ne commencent qu'à partir de là. Après tout, il s'agit d'un couloir qui s'enfonce dans le sol. L'entrée peut donc très bien se trouver dans cette boiserie.

Dany, aussi prompte à s'enthousiasmer qu'à se décourager, s'écria :

— Tu as certainement deviné juste, Yves ! D'autant plus qu'il est beaucoup plus facile de dissimuler un bouton dans les moulures d'une boiserie que sur un mur nu.

— Cherchons donc !Les trois cousins se mirent à l'œuvre. Tâtant du bout des doigts

les moindres saillies du panneau, ils exerçaient des pressions ça et là, guettant le moindre déclic.

Finalement, ce fut Edith à qui revint l'honneur de la découverte. Elle venait à peine d'appuyer sur une minuscule rosé ornant le bois sculpté, qu'un bruit sec se fit entendre.

Presque aussitôt, sous les regards émerveillés des trois adoles-cents, un panneau entier s'ouvrit silencieusement à la manière d'une petite porte, démasquant un trou d'ombre.

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Dany ne se tint plus de joie.— Nous avons découvert le passage souterrain ! exulta-t-elle.

Tu vas pouvoir partir par là tout de suite et rassurer tante May sans attendre la nuit, ma petite Edith !

- Hé là ! Ne nous emballons pas ! coupa Yves sagement. Il ne s'agit pas de nous précipiter là-dedans tête baissée sans avoir reconnu la voie. N'oublie pas, Dany, qu'oncle Armand a parlé d'éboulements.

— Que comptes-tu faire ?- Vous allez m'attendre là toutes les deux. Le temps que je fasse

un saut jusqu'à ma chambre et que je redescende avec ma torche électrique.

Quand Yves fut de retour, il prit la direction des opérations.— Toi, Edith, tu vas rester là gentiment à faire le guet. Ce sera

d'ailleurs plus prudent ! Car supposez que le panneau se referme sur nous... Nous serions dans de jolis draps !

Dany fit une grimace.- J'allais agir comme une sotte et une imprudente, reconnut-elle.

Heureusement que tu es là, Yves, pour me freiner un peu.Yves lui sourit.— Tête folle... mais bon cœur ! chantonna-t-il.Puis éclairant de sa torche le trou noir qui s'enfonçait sous terre :— Allons-y ! dit-il. En route pour la découverte !La minute suivante, Dany et lui disparaissaient dans l'ombre,

laissant derrière eux Edith, frissonnante d'émotion.Le boyau souterrain dans,lequel s'engageaient Yves et Dany

offrait une pente douce que les deux cousins suivirent tout d'abord sans aucune difficulté.

Yves, sachant Dany imprudente jusqu'à la témérité, usa de son autorité d'aîné pour passer le premier. Le faisceau lumineux de sa lampe électrique balayait le sol, révélant un terrain point trop humide, ce qui fit dire à Dany :

— Je me demande pourquoi Gapé redoute des éboulements ? C'est relativement sec, ici. Ces histoires d'infiltrations, c'est de la blague.

Yves éclaira la voûte et les murs du passage avec sa torche.— Ma foi, dit-il, ce couloir me paraît bien construit. Vois, c'est

de la maçonnerie. Autant qu'on puisse juger, même, il ne s'agit pas d'un travail tellement ancien.

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— Peut-être, suggéra Dany, l'un de nos ancêtres F a-t-il fait consolider au siècle dernier ?

— Ce n'est pas impossible...Le couloir continuait à s'enfoncer sous terre. Bientôt pourtant il

cessa de descendre, et les jeunes gens purent cheminer sur un plan horizontal. Soudain, Yves s'arrêta net. Dany, surprise, vint buter contre lui.

— Halte ! ordonna le jeune Le Guével. J'aperçois quelque chose d'insolite, là, devant nous...

Dany tendit le cou. A la lueur de la lampe, elle distingua un tas de pierres provenant du mur de droite en partie écroulé.

— Hé, hé ! Gapé n'avait pas tellement tort de craindre les éboulements ! Heureusement que cet amas de pierres n'obstrue pas entièrement le passage. Nous pouvons continuer.

Mais Yves, avec sa prudence habituelle, se mit en devoir d'étudier la maçonnerie pour s'assurer qu'un nouvel effondrement n'était pas à redouter. Comme le rayon de sa lampe accrochait le mur d'où les pierres s'étaient descellées, un véritable cri de stupeur lui échappa :

— Dany, regarde ! Un autre passage !...Effectivement, au delà du mur affaissé, une cavité apparaissait.

L'un après l'autre, les. deux cousins se faufilèrent à travers la brèche... pour déboucher dans une sorte de crypte basse, voûtée également, où la torche électrique faisait se mouvoir d'étranges ombres.

Alors, bouche bée, Yves et Dany contemplèrent l'effarant tableau qui s'offrait à eux : au centre de la crypte, cinq statues humaines, grandeur nature, dressaient leurs imposantes silhouettes.

— Les Cinq Preux du Manoir! bégaya Dany, impressionnée. Les statues représentaient en effet cinq chevaliers en armure,

équipés de pied en cap pour quelque combat fantastique. Taillées dans des blocs de granit, elles paraissaient formidables et la lumière de la torche d'Yves leur prêtait une vie troublante. L'émotion ressentie par les deux cousins était à son comble.

— La légende, murmura Yves, avait donc un fond de vérité...— Lequel de nos lointains ancêtres a pu avoir l'idée de

l'illustrer ainsi? rêva tout haut Dany.

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Les Cinq Preux du Manoir !

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Avec une sorte d'admiration empreinte de respect, les deux cousins examinèrent de plus près les statues : celle du milieu, plus formidable encore que les autres, portait le nom d'Arthur gravé sur son socle. Le fameux roi légendaire tenait en main Excalibur, l'épée magique que lui donna jadis la Dame du Lac.

Autour de lui, brandissant leurs lances de tournoi, étaient représentés les quatre autres preux : Gauvain, Lancelot, Perceval et Galahad.

Subjugués par leur stupéfiante découverte, Yves et Dany ne pouvaient s'arracher à leur contemplation.

— A quoi peut rimer cette salle ? questionna enfin la fillette. Yves haussa les épaules.

— Je me le demande, dit-il. Sans doute, comme tu l'as suggéré tout à l'heure, s'agit-il d'une fantaisie d'un de nos lointains ancêtres.

Mais l'explication ne satisfit pas entièrement Dany qui demeura songeuse un long moment.

— Allons, viens ! dit finalement Yves. Il est temps de reprendre notre exploration.

Les deux cousins repassèrent par la brèche et se retrouvèrent dans le couloir. Ils continuèrent sans encombre et, au bout de dix minutes d'une marche prudente, atteignirent la grotte, but de leur reconnaissance.

— Ouf ! s'exclama Dany en respirant l'air frais du parc. Je suis contente d'être arrivée.

— Alors... que penses-tu du couloir ?— Que nous pourrons l'utiliser en toute sécurité.— Je me demande si Edith n'aura pas peur d'emprunter ce

passage ?— Elle n'est pas si poule mouillée que tu l'imagines, Yves ! Et

je suis certaine qu'elle acceptera.— Alors, viens. Allons la rejoindre...Yves et Dany reprirent donc le chemin par lequel ils étaient

venus. Cette fois, connaissant les lieux, ils avancèrent plus rapidement qu'à l'aller et se retrouvèrent bientôt dans la bibliothèque. Edith, folle d'angoisse, commençait à désespérer de les voir revenir.

— Enfin, vous voilà ! s'écria-t-elle en se précipitant vers eux. Dany s'empressa de la rassurer.

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— Tout va bien, ma petite. Le couloir est en parfait état. Puis avec un brin d'anxiété :

—- Gapé ne m'a pas fait appeler, au moins ?— Non, et c'est une chance. Heureusement, il dort.Mais Yves était impatient d'annoncer leur sensationnelle

découverte :— Devine, ma petite Edith, ce que nous avons trouvé dans le

couloir secret ?— Je ne sais pas, moi... des souris... des araignées ?— Non, non, rassure-toi, le passage ne contient rien d'aussi

effrayant... D'ailleurs, viens, je te montrerai...— C'est ça, Edith, approuva Dany. Va vite retrouver tante May.

Au passage, Yves te montrera notre stupéfiante découverte. Moi, je reste ici au cas où Gapé se réveillerait.

— Mais quand nous reverrons-nous ?— Demain matin à dix heures ! Sur la plage s'il fait beau, dans

la grotte s'il pleut.— Entendu. A demain, Dany!...Les deux cousines s'embrassèrent et Edith, guidée par Yves,

disparut à sa suite dans le passage.Demeurée seule, Dany rêva un long moment. Elle revoyait

Arthur entouré de ses chevaliers et brandissant Excalibur. « Une légende est une légende, se répétait-elle. Or, ces statues

sont bien réelles, bien concrètes, en granit tout ce qu'il y a de plus solide. Dans le parc, j'aurais compris leur signification : servir d'ornement ! Mais pourquoi les avoir descendues dans cette crypte, invisibles à tous les regards ? Pourquoi les avoir murées ? Il y a là un mystère... »

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CHAPITRE VII

DANY OU EDITH ?

A une semaine de là, M. de Kermeur, complètement rétabli, décida de donner une « garden-party » dans le parc du Manoir.

— Quelques amis d'Yves passent leurs vacances à Saint-Brieuc et j'ai à Lannion un vieil ami qui reçoit en ce moment ses six neveux et nièces. Je vais inviter toute cette jeunesse et je compte que vous vous amuserez bien, mes enfants !

— Oh ! Gapé ! s'écria Dany rayonnante. Comme c'est gentil à vous de songer à nous distraire !

— Pour corser les réjouissances, j'ai décidé que tout le monde se travestirait. Il y aura une sauterie, un buffet, un concours de prix, et Yves, nommé maître des cérémonies, est solennellement chargé de l'organisation des jeux.

Dany, tout heureuse, s'empressa de courir sur la plage pour communiquer la nouvelle à Edith...

*****

— Tu verras, Edith, comme nous nous amuserons bien ! dit-elle en conclusion.

Edith ouvrit de grands yeux.- Y penses-tu ? Comment veux-tu que j'assiste à cette réception ?

Ou alors, c'est toi qui devras y renoncer puisque nous ne pouvons y paraître ensemble.

Dany fronça les sourcils.— Je n'avais pas pensé à ça ! avoua-t-elle, contrariée.Mais la fillette ne restait jamais longtemps embarrassée. Son

imagination fertile lui souffla bientôt une solution.- Ecoute, dit-elle, son enthousiasme revenu, il y a un moyen : je

vais me déguiser en Pierrette. Au lieu d'un travesti, j'en achèterai deux et je t'en passerai un. Ainsi, nous serons habillées de même et, à

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condition de ne pas nous montrer ensemble dans les mêmes endroits du parc, nous pourrons nous amuser autant l'une que l'autre.

Edith, tentée, hésitait malgré tout.— C'est imprudent, objecta-t-elle.— Je ne vois pas pourquoi. Et tu aurais bien tort de te priver

d'un peu de plaisir !— Ma foi, dit à son tour Yves, je crois aussi que tu peux

accepter, Edith. Je veillerai de mon côté à ce que vous ne vous rencontriez pas. D'accord ?

— D'accord ! dit enfin Edith.La réception dans le parc fut une véritable réussite. Dès le début

de l'après-midi les invités affluèrent, qui par le car, qui en voitures particulières. Dany, déguisée en Pierrette, les accueillait à l'arrivée et les conduisait aux chambres où chacun passait son travesti.

Bientôt, dans le vaste parc du Manoir, une joyeuse foule bigarrée s'agita, riant, plaisantant, et profitant de tous les plaisirs offerts par leur hôte.

Quand la fête battit son plein, Editn se faufila à son tour dans le parc par la brèche du mur. Yves mena successivement ses deux cousines au buffet, et le reste du temps, veilla à ce qu'elles ne se trouvassent à aucun moment ensemble. Dans ces conditions, tout se déroula parfaitement bien jusqu'au moment des jeux. Ces « jeux » étaient en fait une série d'attractions auxquelles chacun contribuait.

M. de Kermeur avait fait dresser une petite estrade à l'ombre d'une tonnelle et les jeunes invités y défilèrent à tour de rôle. Un Arlequin vint faire un numéro de ventriloquie, une Bergère (hanta, une Bohémienne dit la bonne aventure, deux Peaux-

Rouges dansèrent le « pas du scalp » et un acrobate... fit des acrobaties. Yves lui-même, déguisé en pirate, jongla fort proprement avec deux sabres de bois.

C'est alors que Dany, poussée par son esprit de mystification, annonça qu'elle allait faire, à elle seule, toute une série de numéros... Effectivement, tour à tour elle chanta une vieille mélodie, dansa une gigue endiablée, joua avec talent du banjo, présenta quelques tours de prestidigitation très réussis et termina par un amusant monologue.

Médusés, M. de Kermeur et ses invités n'en croyaient pas leurs yeux.

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— Votre petite-fille, dit au maître du Manoir son ami de Lannion, possède de multiples talents à elle seule. Félicitations !

Yves fut le seul à flairer une supercherie. Il avait remarqué que sa cousine disparaissait « dans les coulisses » entre chaque numéro. Il la suivit à la fin de son exhibition et la trouva riant à gorge déployée en tête à tête avec Edith.

— Je m'en doutais ! grommela le jeune homme. Petites sottes ! Vous n'avez pas résisté au plaisir de nous « faire marcher ». Je devine qu'Edith a chanté, Dany dansé, etc... Mais vous êtes imprudentes. Si oncle Armand vous surprenait...

Au même instant un bruit de pas les fit sursauter. M. de Kermeur apparut au détour de l'allée. Mais déjà Dany, plus vive que sa cousine, avait disparu derrière un massif de fleurs. Edith, tremblante d'avoir failli être surprise, demeura sans voix devant son grand-père.

— Eh bien ! ma petite Dany, dit celui-ci, tu peux te vanter de ménager des surprises ! Tout à l'heure, tu t'es tellement multipliée auprès de tes invités que je croyais te voir partout à la fois ! Et maintenant, voilà que tu nous révèles des talents cachés ! Je ne te connaissais pas cette jolie voix, ma chérie !

Edith rougit et ne sut que répondre. Cette attitude pleine d'humilité, si peu habituelle à Dany, étonna M. de Kermeur.

— Comme tu as un caractère changeant, mon petit ! dit-il. Tantôt vive comme une flamme, tantôt douce comme une colombe.

Edith rassembla tout son courage pour demander :— Laquelle des deux Dany préférez-vous, Gapé ?— Tantôt l'une, tantôt l'autre, répondit l'aïeul en souriant.— Dans ce cas, il vous faudrait deux petites-filles au lieu d'une !

osa lancer la timide Edith-Mais au rapide froncement de sourcils de son grand-père, elle

comprit que cette allusion n'avait fait que le contrarier. Conscient de sa gêne, Yves l'entraîna brusquement :

— Allons viens, Dany, nos invités te réclament.M. de Kermeur poursuivit à pas lents sa promenade solitaire.

Elle le conduisit auprès du mur mitoyen séparant le parc du jardin des Elfes : c'était là que vivaient sa bru et cette « seconde petite-fille » inconnue de lui, à laquelle les paroles de Dany l'obligeaient à penser

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malgré lui. Il se tenait là, rêveur, quand un bruit de conversation lui parvint. Avec stupeur, il reconnut la voix de la vieille Maryvonne.

— Mais ma pauvre dame, disait-elle, si tel était le vœu de votre cher mari, pourquoi ne pas tenter une démarche auprès de M. de Kermeur ?

— Non, non, répondit une voix féminine au léger accent anglais. Je suis pauvre et j'aurais trop peur que mon beau-père me croit intéressée. J'obéis à mon cher Hervé en demeurant ici, mais ne puis faire plus !

M. de Kermeur eut un haut le corps. C'était sa belle-fille, la propre femme de son fils, qui s'entretenait avec la vieille bonne-Pensif, il s'éloigna en silence. Il en voulait à Maryvonne de « frayer avec l'ennemie », mais en même temps se sentait ému de la délicatesse et de la fierté de sa bru.

« Et ma petite-fille ? A qui peut-elle ressembler ? A Hervé... ou à l'Anglaise ?... » Puis il haussa les épaules et sourit. Dany ne suffisait-elle pas à le combler ?

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CHAPITRE VIII

LES CHOSES SE GATENTDES NUAGES A L'HORIZON

PAUVRE DANY!

DANY, Yves et Edith se trouvaient réunis dans la grotte, au fond du parc. Il faisait chaud en dépit d'une averse estivale et l'air demeurait lourd, comme chargé d'électricité.

Les trois cousins se sentaient énervés : Dany ne tenait pas en place, Yves bougonnait, et Edith laissait percer son découragement.

— Jamais nous ne réussirons, gémit-elle. J'ai déjà du mal à jouer ton rôle, Dany, mais je crains bien que mes efforts ne nous mènent nulle part.

Dany bondit.— Crois-tu, dit-elle, que je me sois lancée dans une telle

aventure par plaisir ? Tu oublies que je n'ai rien à gagner à ce que grand-père t'aime, moi! Ce que je fais, c'est pour votre bonheur, à tante May et à toi !

Confuse, Edith se jeta au cou de sa cousine :— Je sais que tu agis par pure générosité, Dany chérie, et je suis

une ingrate de te parler ainsi !— Non, non, c'est mal à moi aussi de te rappeler ce que je fais

pour toi ! répondit Dany également contrite.— Spectacle touchant ! psalmodia Yves. Les petites Kermeur

dans les bras l'une de l'autre ! J'en pleure d'attendrissement !Et, gamin, le jeune homme fit le geste de tordre sofi mouchoir.

L'émotion générale se transforma en éclats de rire.— Ce n'est pas tout ça ! reprit Yves. Voilà près d'un mois que

dure notre comédie. Il est temps de faire le point.Dany redevint sérieuse :— Nous sommes arrivés à ceci que Gapé a l'air d'aimer

également les deux incarnations de « Dany ». Mais, pour en être sûr, il faudrait lui révéler la vérité.

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Yves fit la grimace :— Comment savoir si oncle Armand est suffisamment attaché à

Edith pour accueillir cette révélation ?— Non ! non ! s'écria Edith. Ne disons encore rien à Gapé. C'est

trop tôt, je le sens. Il ne nous pardonnerait pas cette substitution.— Tu dis des sottises, coupa Dany. Quand on aime réellement

quelqu'un, on lui pardonne n'importe quoi.— Encore faudrait-il, comme tu dis, qu'il m'aime RÉELLE-

MENT! soupira Edith.— Au fait, qu'en pense tante May ?— Ma pauvre maman se désole, je le sens bien, de la situation

fausse dans laquelle nous vivons... et qui se prolonge sans bénéfice pour personne.

— Moi, je suis sûre que le temps travaille pour nous ! Comprends-moi, Edith. Gapé aime ma turbulence, ma vivacité, mes coups de tête. Mais il apprécie tout autant ta douceur, ta gentillesse, ta docilité. Il croit aimer une « Dany » complexe qui l'étonné et l'intéresse. Mais s'il s'aperçoit que la Dany en question est double... eh bien ! je crois qu'il ne voudra renoncer à aucune des deux «moitiés».

Yves se mit à rire.— En dépit de ce raisonnement... mathématique, dit-il, je vous

conseille pourtant de patienter encore un peu.

*****

Malheureusement, le trio n'avait pas prévu toutes les consé-quences du « double caractère » de Dany. Jusqu'alors, effectivement, M. de Kermeur n'avait fait que s'attacher chaque jour davantage à sa petite-fille. Mais avec l'histoire du poney, tout allait changer et Dany, aussi bien qu'Edith, allaient être obligées de modifier leur caractère pour « le bonheur de tante May ».

Ce poney, acquis en secret, était un cadeau que M. de Kermeur réservait à Dany. La fillette n'avait-elle pas avouer à son grand-père, au début de son séjour au Manoir, qu'elle regrettait « Cadi », le petit cheval qu'elle possédait à Saint-Denis ? Aussi, certain matin, au retour de la plage, Dany trouva-t-elle son grand-père qui l'attendait sur le perron.

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— J'ai une surprise pour toi ! cria-t-il à la fillette du plus loin qu'il l'aperçut. Devine ce que c'est...

— Je ne sais pas, Gapé ! Vous me gâtez tellement que je ne sais plus qu'imaginer !

— Eh bien ! va donc avec Yves dans la cour de derrière. Tu y trouveras Yan et la fameuse surprise. Je vous rejoins...

Yves et sa cousine partirent en courant. Mais arrivée dans la cour, la fillette s'arrêta net, comme pétrifiée.

— Oh!... bégaya-t-elle. Un... un cheval!— Non, rectifia Yves, c'est seulement un poney que Yan

tient par la bride.- Mais... mais je n'ai jamais fait d'équitation ! gémit tout bas

l'infortunée Edith (car c'était elle).— Il ne manquait plus que ça ! grommela Yves très ennuyé.

Mais déjà M. de Kermeur avait rejoint les enfants et apostrophait gaiement Edith :

— Alors, que dis-tu de ma surprise ? Es-tu contente ?La pauvre Edith, décidée coûte que coûte à sauver la situation,

fit un effort terrible pour paraître enthousiaste :— Oh ! Gapé, comme il est joli ! Comme je suis heu., heureuse!— Dans ce cas, dépêche-toi d'aller passer la culotte de cheval

que tu m'as avoué avoir apportée dans tes bagages. Il me tarde de te voir caracoler sur Bijou.

- Ah !... il s'appelle... Bi... Bibi... Bijou ? bégaya la pauvre Edith complètement affolée.

— Oui. Va vite te mettre en tenue.Edith se tourna d'un air malheureux vers son cousin, mais Yves

avait disparu. Telle une martyre marchant au supplice, Edith monta à sa chambre pour se changer.

Elle venait tout juste d'extraire une culotte de cheval de la malle de Dany quand une galopade se fit entendre dans le couloir. Yves, hors d'haleine, tirant derrière lui une Dany non moins essoufflée, se précipita dans la chambre.

— Quand je t'ai vue en peine, dit-il, j'ai couru chercher Dany aux Elfes. Nous sommes revenus par le souterrain. Vite, Dany, habille-toi... Je t'attends dans le corridor.

Edith, radieuse, se tourna vers sa cousine.— Tu me sauves la vie ! dit-elle avec élan.

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L'épreuve fut rude pour elle.

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Dany haussa les épaules tout en passant sa culotte.— Aujourd'hui je prends ta place, dit-elle. Mais je vais être

obligée de cacher à Gapé mes talents d'écuyère. Ainsi je pourrai le persuader de me donner des leçons. Et demain, quand ce sera ton tour, il ne s'étonnera pas de ta maladresse.

— Demain ?... Mais je n'aurai pas ce courage ! s'écria la pauvre Edith horrifiée.

— Veux-tu le bonheur de ta mère, oui ou non ? Alors, force-toi, ma belle... Fais comme moi !

Et plantant là sa cousine atterrée, Dany se précipita dehors. Elle se sentait furieuse. Tout le plaisir qu'elle aurait pu retirer du joli poney lui était enlevé du fait qu'elle allait devoir s'humilier, passer pour une fanfaronne et jouer volontairement à l'écuyère maladroite.

L'épreuve fut rude pour elle. Déçu de découvrir que sa petite-fille s'était vantée à tort, M. de Kermeur lui fit grise mine toute la journée. Mais Dany accepta humblement toutes les vexations. « Pour tante May et Edith », se répétait-elle vaillamment. Et cela lui rendait son courage.

Les jours suivants furent un véritable calvaire pour les deux cousines. A tour de rôle, Dany et Edith, soumises à P« épreuve Bijou», durent modifier en conséquence leurs caractères respectifs : l'une réfreinait son impétuosité naturelle, l'autre faisait montre d'un courage inhabituel. Malgré les efforts des deux fillettes, M. de Kermeur demeurait de mauvaise humeur.

— Je n'arrive pas, dit-il un jour à Yves, à m'habituer au caractère primesautier de Dany. Certes, je l'aime tout autant que jadis et pourtant quelque chose me choque en elle. C'est comme une fausse note... Alarmé, Yves s'empressa de protester :

— Dany est la franchise même. Elle est simple, bonne, coura-geuse...

M. de Kermeur l'interrompit :— Tut ! Tut ! Je l'ai cru, moi aussi, au début. Mais depuis, j'ai

fait pas mal de constatations qui, peu à peu, me détachent d'elle... bien à contre-cœur, je te l'assure.

Pour le coup, Yves sentit l'affolement le gagner. Se pouvait-il que le généreux stratagème de Dany, visant à faire aimer Edith de son grand-père, se retournât contre elle ?

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— Mais, oncle Armand, que lui reprochez-vous ? M. de Kermeur hésita.

— Je me suis aperçu, dit-il enfin, qu'en dépit des gâteries dont je la comble, ma petite-fille ne cherche jamais de son côté à me faire plaisir.

— Par exemple ?..:— Eh bien ! prends les échecs. Dany sait que j'adore y jouer.

Malgré cela, un jour sur deux, elle prétexte une migraine pour se soustraire à ce qu'elle considère sans doute comme une corvée.

« Et pour cause ! » songea Yves in petto.— Il y a autre chose, reprit le vieux monsieur. Cette enfant, qui

paraît si franche, n'hésite pas à raconter des mensonges pour se faire valoir. A 'entendre le récit de ses prétendus exploits équestres à la Réunion, je la croyais une parfaite écuyère. Et vois comme elle se tient mal en selle !

— Oh!... simple exagération de fillette! tenta d'expliquer le pauvre Yves qui perdait pied.

— Et cette humeur constamment changeante... Non, en vérité, je l'aime autant qu'avant mais je m'en désintéresse davantage. Elle me déçoit trop.

Consterné, le jeune Le Guével alla rapporter à Dany, qui était « de Manoir » ce jour-là, la conversation qu'il venait d'avoir avec M. de Kermeur. Dany l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre, les mâchoires serrées.

— Ainsi, dit-elle, Gapé me juge capricieuse et peu complaisante. Ma substitution avec Edith en est cause... J'avais bien remarqué qu'il me gâtait moins qu'avant...

Elle fronça les sourcils et réfléchit un moment.— Ecoute, dit-elle enfin à Yves. Nous ne pouvons perdre le

bénéfice des progrès réalisés jusqu'ici. Je ne vois qu'un moyen d'arranger les choses.

— Lequel ?— Je vais « regagner » l'affection de Gapé en demeurant au

Manoir quelques jours de suite. Je ferai signe à Edith de venir me remplacer à nouveau dès que cela sera possible.

— Ce n'est pas une mauvaise idée.— Viens ! Allons mettre Edith au courant.

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Empruntant une fois de plus le passage secret, Yves et Dany longèrent le couloir souterrain sans accorder cette fois un seul coup d'oeil à la crypte aux chevaliers.

Aux Elfes, les deux cousins tinrent conseil avec Edith et tante May. La jeune femme, tout en se montrant désolée de l'échec momentané du plan de Dany, se sentit soulagée en apprenant qu'Edith ne retournerait pas au Manoir de quelque temps.

— C'est la solution la plus sage, dit-elle. Il ne faut pas que M. de Kermeur se détache de toi, ma petite Dany, en te croyant capricieuse et changeante. Car alors je me sentirais indirectement responsable et... et je suis bien assez malheureuse comme cela !

Dany se jeta au cou de la jeune femme.— Faites-moi confiance une semaine ou deux, tante May. Je

regagnerai définitivement l'affection de Gapé, Edith reviendra au Manoir... et alors nous pourrons risquer le tout pour le tout en révélant notre supercherie.

— Après tout, renchérit Yves pour réconforter Mme de Kermeur, nous n'avons rien à perdre, n'est-ce pas ?

*****

Dix jours durant, Dany conserva sa place au Manoir. De ce fait même, son humeur semblait moins changeante et il y avait tout lieu de penser que M. de Kermeur n'aurait plus aucun reproche à lui adresser.

De son côté, Edith apprenait à jouer aux échecs pour mieux tenir son rôle quand le temps serait venu pour elle de remplacer sa cousine.

Malheureusement, si M. de Kermeur était prompt à donner son affection, il était peu disposé à la rendre une fois qu'il l'avait en partie reprise. Peinée et furieuse à la fois, Dany fut bien obligée de constater que son grand-père avait changé vis-à-vis d'elle. Il l'embrassait moins souvent, l'appelait plus rarement « ma chérie », et lui mesurait les plaisirs dont, jusqu'alors, il s'était montré prodigue.

Dany ne savait comment le reconquérir et ses tentatives mêmes, ayant quelque chose de forcé, ne faisaient que rebuter davantage le vieux monsieur. Un jour, à bout de courage, Dany confia à Yves:

— J'ai été bien prétentieuse d'espérer réconcilier Gapé et tante May ! Mon plan ne valait rien !

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Et la pauvrette éclata en sanglots. Yves qui ne l'avait jamais vue pleurer, se sentit profondément ému.

— Allons, mon chou, ne te désole pas. Rien n'est perdu ni pour toi, ni pour Edith. Oncle Armand n'a pas un caractère commode, mais ce n'est pas un méchant homme... L'avenir s'éclaircira, c'est certain...

Un peu réconfortée, Dany sécha ses larmes et sourit.- Tu as raison, dit-elle. Je suis une sotte de pleurer ainsi. La

devise des Kermeur n'est-elle pas « Va toujours » ? Au même instant, la voix de M. de Kermeur appela :

— Yves ! Dany ! Montez vous habiller ! Nous allons en visite chez les Mardec et j'ai promis de vous emmener avec moi.

Dany et Yves, qui s'étaient perchés sur les gros rochers de la grotte, se regardèrent en soupirant.

— Flûte ! Quelle corvée !Dany détestait les Mardec, de nouveaux riches bavards dont la

conversation l'assommait. Pourtant, désireuse de complaire à son Gapé, elle fut debout la première.

— Allons-y ! dit-elle en sautant au bas des rochers... Malheureusement la fillette avait mal calculé son élan : son

pied porta à faux sur le sol et elle se tordit si violemment la cheville qu'un cri de douleur lui échappa.

— Grand dieu ! Dany, qu'as-tu ? s'écria Yves en se précipitant vers sa cousine effondrée.

— Je... je me suis foulé la cheville. Je crois que je ne peux plus marcher.

Yves, très fort pour ses dix-huit ans, souleva la pauvre Dany dans ses bras. Et c'est dans ce piteux équipage que la petite Kermeur rentra au Manoir où son terrible aïeul l'attendait pour sortir.

*****

A la vue de Dany toute pâle dans les bras de son cousin, M. de Kermeur fronça les sourcils d'un air mécontent.

— Qu'est-il arrivé ? demanda-t-il d'un ton rude.La fillette songea que jadis c'est avec gentillesse que le cher

Gapé aurait posé la question. Comme il avait changé !— Dany s'est foulé la cheville en sautant, expliqua Yves. Je ne

crois pas qu'elle puisse marcher.

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— Oh ! je peux toujours essayer ! protesta faiblement la fillette en surprenant le froncement de sourcils de son aïeul.

Mais à peine eut-elle posé le pied par terre qu'elle dut renoncer.— Non, dit-elle avec découragement. Je souffre trop.M. de Kermeur considéra sa petite-fille d'un air soupçonneux. «

S'est-elle vraiment fait mal ? songeait-il. Ou ceci n'est-il que simagrées destinées à lui éviter d'aller chez les Mardec ? » Dany s'était effondrée sur un siège.

— Quel malheur ! gémit-elle. Je ne pourrai aller avec vous, Gapé!

Cette exclamation ne fit que renforcer les soupçons du vieux monsieur.

— C'est bon, dit-il d'une voix bourrue. Reste donc ici. Mary-vonne te soignera.

Et, sans plus s'inquiéter de sa petite-fille, sans un geste gentil ou un mot de compassion, il sortit, entraînant à sa suite Yves navré.

A la vue de la cheville bleuie, Maryvonne se désola.— Ma doué! gémit-elle. Attendez que j' vous fasse des

compresses, ma poulette, et qu' j' vous bande ça bien fort !Dûment pansée par la vieille bonne, Dany s'étendit sur le divan

de la bibliothèque et ferma les yeux.« Goûtons un peu de répit, songeait-elle. Cet accident me vaudra

peut-être un regain d'affection de la part de Gapé !... »Hélas! la pauvre Dany était loin de se douter que, tout au

contraire, son immobilité allait dresser plus encore contre elle M. de Kermeur.

Voici comment... Une fois leur visite aux Mardec terminée, M. de Kermeur et Yves regagnaient le Manoir quand, au tournant de la route de la falaise, le vieux monsieur aperçut en contrebas un spectacle qui lui coupa le souffle : là-bas, sautant de roche en roche, Dany se démenait, une épuisette à la main. Avant que M. de Kermeur ait eu le temps de l'interpeller, la fillette disparut à leurs yeux.

Rouge de colère, le vieillard se tourna vers son neveu.— Quand je te le disais ! fulmina-t-il. Cette petite est une

menteuse et une hypocrite ! Elle nous a joué la comédie de la cheville foulée pour échapper à une corvée. Puis, dès que nous avons eu le dos tourné, elle a couru s'amuser sur la plage. Elle ne s'attendait pas à nous voir rentrer si tôt ! Ah ! elle s'est bien moquée de moi !

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Yves, épouvanté par cette explosion de colère, ne savait que dire. Il comprenait bien que son oncle faisait erreur. Dany s'était effectivement foulé la cheville et c'était Edith qu'un hasard malencontreux venait de leur faire rencontrer.

Mais comment le jeune homme eût-il pu expliquer la méprise sans trahir à la fois et Dany et Edith ? L'air piteux, il suivit son oncle jusqu'au Manoir...

Dany s'était endormie sur son divan et faisait un rêve magni-fique: Gapé et tante May se réconciliaient grâce à elle et tout le monde était heureux. Aussi fut-elle abasourdie par le réveil que lui réserva son grand-père. La porte de la bibliothèque s'ouvrit avec violence et son nom sonna à ses oreilles comme la trompette du jugement dernier:

— Dany!Le vieux monsieur était debout à son chevet, l'air furieux :— Assez de cette comédie, Dany ! Debout, petite hypocrite !Ainsi, tu as cru me tromper ? Mais je viens de t'apercevoir sur la

plage et je ne suis plus dupe !Il fallut un moment à Dany, encore ensommeillée, pour

comprendre ce qui lui valait cette algarade. Gapé avait dû apercevoir Edith en chemin et... la prendre pour elle !

— Debout, mademoiselle ! rugit le maître du Manoir. Inutile de jouer plus longtemps à l'invalide !

Dany s'effraya. Elle ne pouvait pas plus marcher qu'elle ne voulait trahir Edith en révélant la supercherie.

Décidée à tout, elle fit un héroïque effort pour se lever. Par bonheur, son apostrophe terminée, M. de Kermeur s'empressa de quitter la pièce, claquant la porte derrière lui.

— Nos affaires vont mal ! gémit Yves. Que décides-tu ?— Il n'y a pas à hésiter ! répondit Dany. Ouvre le passage secret

et aide-moi à me réfugier aux Elfes. J'y demeurerai jusqu'à ce que je puisse marcher à nouveau. Tante May me soignera.

— Mais Edith ?— Edith prendra ma place ici. Tant pis si cela lui coûte ! Qui

veut la fin veut les moyens. Il n'est plus temps de reculer à présent. Allez, ouvre ce passage !

Subjugué, Yves s'inclina... A leur arrivée aux Elfes, les deux cousins furent accueillis par tante May qui écouta sans broncher leurs explications.

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— Ma petite Dany, dit-elle en aidant la fillette à s'étendre sur une chaise longue, il est temps à mon avis que cette comédie prenne fin. Si tu la prolonges longtemps encore, tu n'arriveras qu'à ce résultat désastreux : ton grand-père finira par ne plus t'aimer du tout.

— Mais, ma tante...— Il n'y a pas de « Mais, ma tante » ! Cette fois, c'est moi qui

décide. Et si tu ne me promets pas d'abandonner la partie, c'est moi qui irai tout raconter à M. de Kermeur.

— Si vous faites cela, tante May, vous nous condamnez tous irrémédiablement ! s'écria Dany épouvantée.

Yves joignit ses supplications à celles de sa cousine.— C'est vrai. Dany a raison. Laissez au moins à Edith le temps

d'essayer d'arranger les choses !Edith rentrait justement de la plage. Mise au courant des

événements, elle fit preuve d'une énergie inaccoutumée.— Bien qu'involontairement, dit-elle, c'est moi qui ai placé

Dany dans cette fâcheuse situation. Par ma faute, Gapé la croit menteuse et peu digne de confiance. A moi de la « réhabiliter ». Je m'en charge.

Et, avec une assurance qui surprit tout le monde, la fillette accepta d'aller se réinstaller au Manoir jusqu'à complète guérison de Dany.

« Dany, se disait-elle, s'est dévouée pour mon bonheur et n'a réussi qu'à se faire prendre en grippe par son grand-père. A mon tour de me dévouer pour elle ! »

— Oh ! tante May ! gémit Dany quand Yves et Edith furent partis. Je vais me faire un mauvais sang terrible jusqu'à ma guérison !

— Occupe ton esprit, ma mignonne. Pense à autre chose... à l'énigme des cinq chevaliers de la crypte, par exemple, conseilla tante May en souriant.

Dany prit cette boutade très au sérieux.— Au fait, dit-elle, vous avez raison. Il y a là un problème qui

m'intrigue et auquel je vais enfin prendre le temps de réfléchir...

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CHAPITRE IX

EDITH EN QUARANTAINE

La prise de contact entre M. de Kermeur et Edith redevenue Dany par la force des choses) fut affreusement pénible.

M. de Kermeur se montrait glacial dans ses rapports avec sa petite-fille à laquelle il ne pardonnait pas la duperie dont il la croyait coupable, Edith, de son côté, décidée à reconquérir le cœur du vieux monsieur, faisait litière de sa fierté pour tenter d'améliorer la situation.

Yves se trouvait très malheureux entre son oncle et sa cousine. A table, M. de Kermeur ne s'adressait qu'à lui, feignant carrément d'ignorer la fillette. Quelques jours coulèrent ainsi, dans une atmosphère débilitante pour tout le monde. Cette existence ne pouvait s'éterniser.

— Il faut faire quelque chose ! répétait Yves sans cesse.- J'ai une idée, dit un jour Edith. Dès ce soir, je proposerai à

Gapé une partie d'échecs. Yves ouvrit de grands yeux.— Mais tu ne sais pas y jouer !— Si... rappelle-toi ! J'ai commencé à apprendre. Je ne suis

certes pas aussi habile que Dany, mais après tout Gapé la battait souvent et il n'y aura rien de changé.

— Heu... ça n'est pas aussi simple. Aux échecs, chacun possède une technique particulière. Je crains que Gapé ne s'étonne de ta façon de jouer, forcément différente de celle de Dany !...

Mais la décision d'Edith était prise :— Tant pis ! Mieux vaut tenter n'importe quoi que de continuer

à vivre ainsi sur un pied d'hostilité!— Encore faudra-t-il qu'oncle Armand consente à jouer avec

toi!— Je le lui demanderai toujours, dit Edith. N'oublie pas que la

devise des Kermeur est « Va toujours » !Yves enveloppa sa cousine d'un regard admiratif. Ces derniers

temps, Edith s'était vraiment transformée. La petite fille timbrée de

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jadis faisait place, un peu plus chaque jour, à une adolescente mûrie et décidée.

— Eh bien ! essaie donc ! jeta-t-il en conclusion...M. de Kermeur était en train de parcourir un journal dans la

bibliothèque quand Edith lui demanda humblement :— Gapé, vous serait-il agréable de faire une partie d'échecs

avec moi ?M. de Kermeur regarda Edith d'un air surpris. Une seconde il

sembla hésiter, puis brusquement :— Tu n'as donc pas la migraine aujourd'hui ? demanda-t-il

d'une voix ironique.— Je me sens assez bien pour vous servir de partenaire, Gapé...

sinon pour gagner ! ajouta-t-elle prudemment.M. de Kermeur se décida. Jetant son journal, il attira près de lui

une table basse : quelques instants plus tard, l'aïeul et sa petite-fille se penchaient sur l'échiquier.

Au début, tout alla bien. Edith s'appliquait à bien jouer et n'y réussissait pas trop mal. Mais bientôt sa science trop neuve lui fit commettre une grosse faute que releva immédiatement le vieux monsieur:

— Voyons, petite, fais donc attention ! Tu n'es pas au jeu, ma parole!

Troublée, la pauvre Edith perdit pied. La remontrance de son grand-père lui enleva son sang-froid et elle commença à accumuler faute sur faute.

La patience n'était pas la qualité dominante de M. de Kermeur. De tempérament violent, il ne tarda pas à donner libre cours à sa colère :

— Non d'un pistolet ! Tu as donc juré de saboter notre partie !— Mais, Gapé, je fais de mon mieux, je vous assure...— En jouant subitement comme un sabot ? coupa le vieillard

furieux. Oh ! je comprends ta tactique... Mademoiselle est vexée d'avoir été surprise en train de courir sur la lande alors qu'elle faisait semblant d'avoir une cheville foulée... Mademoiselle a boudé tous ces jours-ci... Puis elle a arboré un air doucereux et \ présent elle use de représailles en essayant de me faire mettre en colère!

— Mais, Gapé...

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— On fait exprès de mal jouer, n'est-ce pas ? On désire gâcher mon plaisir !... Se venger, en somme...

— Mais je vous jure... s'écria la pauvre Edith désespérée.— Allons donc ! explosa M. de Kermeur en se levant. Je lis

clair dans ton jeu, Dany ! Tu es une enfant gâtée et insupportable. Comment ai-je pu être aveugle aussi longtemps !

Toute pâle, Edith s'était levée elle aussi. — Je vous assure que vous vous trompez ! affirma-t-elle d'une

voix claire.— Vraiment ! Inutile de chercher à me convaincre. Je n'ai plus

confiance en toi. Monte immédiatement dans ta chambre. Tu y demeureras en « quarantaine » aussi longtemps que je le jugerai bon.

Intérieurement effondrée, mais la tête haute car elle se savait innocente, la pauvre Edith gagna la chambre de sa cousine. Là, ses forces l'abandonnèrent. Elle se laissa tomber sur le lit et, le visage enfoui dans l'oreiller, versa longtemps des larmes amères.

A l'heure du repas du soir, Maryvonne frappa à la porte de la prisonnière.

— Mam'zelle Edith, chuchota-t-elle, je vous apporte votre dîner... de la part de votre grand-père !

Et, d'un air piteux, elle posa sur la table un plateau chargé d'un morceau de pain et d'une carafe d'eau. Puis, tirant de sa poche un paquet, elle ajouta :

— ... Et ceci de la part de M. Yves !Edith considéra le gâteau et les fruits que lui envoyait son cousin

et se sentit un peu consolée. Puis, tout son chagrin revenu :— Oh ! Maryvonne, que je suis malheureuse ! J'avais caressé

l'ambition de me faire aimer de grand-père et j'ai seulement réussi à lui faire prendre Dany en aversion ! Un grattement à la porte l'interrompit. C'était Yves.

— Pauvre chou ! dit-il en apercevant sa cousine en larmes. Il ne faut pas te mettre dans ces états-là ! Je viens de faire un saut aux Elfes pour rapporter à Dany ce qui s'était passé. Eh bien ! elle se refuse à désespérer tout en se montrant navrée de ta triste position actuelle. « Mais je connais Gapé, a-t-elle ajouté. Ses colères sont aussi brèves qu'un feu de paille. »

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- Nom d'un pistolet ! Tu as juré de saboter la partie.

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— Dien l'entende, la chère mignonne ! murmura Maryvonne.— Et puis, dit encore Yves en tirant quelque chose de sa poche,

elle t'envoie ceci en te conseillant de le passer à ton couEdith prit l'objet que lui tendait le jeune Le Guével. C'était, au

bout d'une mince chaîne d'or, une médaille en forme de soleil portant gravée la fière devise :

« VA TOUJOURS... »

Et ces mots étaient tout un programme.

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CHAPITRE X

LA CHANSON DU PASSÉ

COMME Dany l'avait prévu, la colère de M. de Kermeur s'éteignit aussi vite qu'elle s'était allumée. Le maître du Manoir réfléchit qu'il s'était emporté sans véritable motif.

« Dany m'a trompé, c'est un fait, avec cette histoire de cheville foulée, se dit-il. Mais de mon côté je l'ai accusée certainement à tort de saboter notre partie d'échecs. Vieux sot que je suis ! Me voilà aussi coupable qu'elle dans le fond ! »

Si impulsif et violent qu'il fut, Armand de Kermeur savait reconnaître ses torts... La «quarantaine» d'Edith ne dura donc pas longtemps et, par la suite, l'aïeul et sa petite-fille firent de leur mieux pour vivre en bonne intelligence.

Yves, soulagé de voir la situation se détendre, s'empressa de faire un saut aux Elfes pour avertir Dany. Il trouva celle-ci étendue sur une chaise longue du jardin. Sa cheville était moins enflée et elle paraissait aller beaucoup mieux.

— Bonjour, Dany ! lança Yves joyeusement.Dany sursauta. Plongée dans sa méditation, elle n'avait pas

entendu son cousin approcher.— Tu m'as fait peur! dit-elle en riant.— A quoi rêvais-tu donc ?— Dame, tu t'en doutes : au mystère de la crypte, bien sûr !— Quel mystère vois-tu donc là-dedans ? Un de nos lointains

ancêtres a dû faire tailler ces cinq statues de chevaliers pour illustrer la légende des « Cinq Preux », voilà tout. Cela n'a rien de mystérieux.

— Aussi n'est-ce pas les cinq statues en elles-mêmes qui piquent ma curiosité, expliqua Dany, mais bien le lieu où nous les avons découvertes. S'il s'agit d'illustrer une légende, pourquoi les avoir enfouies si profond ?

— Là, ma petite, tu m'en demandes trop !

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— Il y a dans ce fait quelque chose de troublant ! insista Dany les yeux perdus dans le vague. Plus je pense à ce problème, plus l'idée de le résoudre me turlupine...

— J'ai l'impression, moi, qu'il demeurera insoluble.— N'empêche que j'y pense sans cesse. Quand je serai tout à fait

rétablie il nous faudra retourner à la crypte et l'explorer à fond.Tante May, qui rentrait de faire des commissions au village,

interrompit les deux cousins.— Ah ! vous voilà, Yves ! Quelles nouvelles nous apportez-

vous du Manoir ? questionna avidement la jeune femme.— Edith semble à nouveau en bons termes avec son grand-père,

s'empressa de répondre le jeune Le Guével.- Comme je suis contente ! Il m'est si pénible de savoir ma petite

fille en tête à tête avec son terrible aïeul... et risquant d'être démasquée à tout instant.

— Oh ! tante May ! protesta Dany vivement, voilà un danger qui n'est plus à craindre à présent, je vous assure ! Et je suis persuadée qu'Edith est en train de faire des progrès dans le cœur de Gapé !

Au même moment, dans le salon du Manoir des Cinq Preux, une scène musicale se déroulait entre l'aïeul et sa petite-fille.

— Grand-père, proposait Edith gentiment, voulez-vous que je vous chante quelque chose ?

M. de Kermeur considéra la fillette qui, assise devant le clavier du superbe piano à queue, venait de jouer avec âme un nocturne de Chopin.

Radouci par la bonne volonté dont faisait preuve « Dany » ces derniers temps, il acquiesça en souriant :

— Volontiers, ma chérie. Tu as une très jolie voix.Tout heureuse du compliment, Edith, s'accompagnant elle-même

en sourdine, se mit à chanter quelques vieilles mélodies.M. de Kermeur, dans son fauteuil, ferma les yeux pour mieux se

concentrer.— Bravo, ma petite Dany ! applaudit-il quand Edith se tut. J'ai

beaucoup de plaisir à t'entendre. Veux-tu encore me chanter quelque chose, s'il te plaît ?

Edith demeura un instant embarrassée. En dehors des mélodies françaises qu'elle venait de chanter, elle ne connaissait que des

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morceaux anglais propres à trahir son incognito. Soudain, elle se souvint du vieux chant gaélique que son père fredonnait souvent.

Elle en égrena les premiers arpèges sur le clavier sonore, et à nouveau, sa voix douce s'éleva...

Si Dany s'était trouvée là, elle aurait reconnu l'air que le « fantôme blanc » des Elfes chantait le premier soir où elle l'avait aperçu.

Cependant, dès les premières notes, M. de Kermeur s'était redressé dans son fauteuil. Les yeux grand ouverts à présent, il fixait Edith d'un air étrange. Ses mains s'étaient crispées sur les accoudoirs et une expression dure altérait son visage.

— Qui t'a appris ce chant ? jeta-t-il d'une voix tonnante. Surprise par cette apostrophe, Edith sursauta sur son tabouret

et s'interrompit brusquement.— Je... je ne sais pas, dit-elle. Je le connais depuis que je suis

toute petite.— Curieux ! Je ne te l'avais jamais entendu chanter aupa-

ravant... C'était le chant préféré de mon fils Hervé, ajouta le vieux monsieur dont le visage s'était empourpré.

Et soudain, à nouveau, une flambée de colère le dressa contre la fillette.

« Qui sait, songeait-il, si elle ne fréquente pas les habitantes des Elfes malgré mon interdiction ?... Joël n'aimait pas ce chant. Hervé l'adorait. Il faut bien que Dany l'ait appris quelque part... Où, sinon chez mes... voisines ? »

Cependant, craignant de porter un jugement téméraire, il fit un violent effort sur lui-même et se leva :

— Assez de musique pour aujourd'hui ! dit-il sèchement. Allons plutôt faire une promenade à cheval.

Edith se leva sans mot dire. Elle avait appris à dompter ses nerfs et à moins craindre Bijou, mais redoutait encore malgré tout, ces sorties à poney. Yves, qui venait de rentrer, se joignit à eux: les écuries du Manoir comprenaient, outre le poney d'Edith, deux autres montures.

Un instant plus tard les trois cavaliers étaient en route pour la lande. L'air était doux, chargé d'odeurs marines, et une brise légère faisait voltiger les boucles d'Edith.

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« II fait bon vivre ! songea la fillette un peu réconfortée par le charme ambiant. Et la Bretagne m'est si chère ! »

Bientôt les trois cavaliers arrivèrent en vue de la tour de l'Arcouest.

— Tiens, dit soudain Yves. Regardez cet homme, là-bas, on dirait qu'il se cache...

M. de Kermeur se dressa sur ses étriers.— C'est vrai, dit-il, son allure me semble louche. Il se glisse de

roche en roche, comme s'il redoutait d'être vu.Edith, à son tour, aperçut l'individu.— Cette façon de se cacher sur la lande me paraît suspecte.

Allons voir de plus près, intima M. de Kermeur.Les trois cavaliers poussèrent leurs montures, mais quand ils

arrivèrent à proximité de la tour, ils ne découvrirent pas trace de l'homme. Celui-ci semblait s'être volatilisé.

— Ce doit être un farfadet de la lande ! dit le jeune Le Guével en riant.

Et tous trois eurent tôt fait d'oublier l'incident.

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CHAPITRE XI

DEUX DANS UNE .UNE NUIT MOUVEMENTÉE

Ce soir-là, Edith venait de s'endormir quand une poignée de graviers lancée contre sa vitre l'éveilla soudain. Elle courut à la fenêtre et, se penchant vers l'ombre du jardin, aperçut sa cousine qui lui faisait de grands signes.

— Comment, Dany, c'est toi? chuchota-t-elle étonnée.— Oui, descends vite m'ouvrir la porte de derrière. Edith se hâta

d'obéir. Bientôt, l'une suivant l'autre, les deuxcousines regagnaient le refuge sûr de la chambre.— Ouf ! Nous voilà sauvées ! lança Dany en tournant la clé

dans la serrure.— Pourquoi es-tu venue ? Et pourquoi n'as-tu pas utilisé le

passage secret ? demanda Edith.— Minute! Pas plus d'une question à la fois, s'il te plaît... Si je

n'ai pas emprunté le couloir secret, c'est que Gapé est encore en train de lire dans la bibliothèque.

— Mon dieu ! je le croyais couché ! dit Edith en frissonnant. S'il nous avait surprises...

— Pas de danger, nous avons fait doucement. Et maintenant, si tu veux savoir pourquoi je suis ici... tiens-toi bien, ma petite Edith! Devine ce qui m'amène?

— Mon dieu... c'est maman ! s'écria Edith brusquement effrayée. Il lui est arrivé quelque chose !

— Non, non, rassure-toi ! II ne s'agit pas d'un accident, mais d'un événement imprévu tout de même... Voilà. Tard cet après-midi, un télégramme est arrivé de Londres pour tante May. Son notaire lui demande de venir signer d'urgence des papiers de famille. Ta mère n'a eu que le temps de remplir une petite valise et de prendre le dernier train de la journée. Moi, je n'ai pu venir te prévenir plus, tôt !

— Oh ! Maman sera-t-elle longtemps absente ?— Trois jours au plus, en comptant le voyage.

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— Tu n'as pas de message à me transmettre ?— Si fait : ta maman m'a chargée de t'embrasser pour elle et te

recommande de ne pas te faire de souci.— J'essaierai, murmura Edith. Il semble déjà que Gapé et moi

soyons en passe de devenir amis.Dany se laissa tomber sur un siège et regarda autour d'elle avec

satisfaction.— Je suis heureuse de me retrouver ici, dit-elle. Je m'ennuyais

de ma chambre.— Il te va cependant falloir retourner aux Elfes.— Penses-tu ! Je suis guérie de ma foulure, comme tu peux roir,

et il me sera facile de reprendre ma place ici.— Mais je...— Tu répugnes à l'idée de retourner aux Elfes en l'absence de

tante May, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est très simple : jusqu'à son retour nous demeurerons ici toutes les deux ! Personne ne vient jamais dans ma chambre, sauf notre brave Maryvonne. C'est te dire que nous ne risquons rien.

— Tu crois ?— Bien sûr ! Ce sera d'ailleurs une solution idéale. Nous

pourrons nous aider mutuellement ; je sortirai à cheval avec Gapé, je serai sa partenaire aux échecs. Toi, tu pourras lui jouer du piano, lui chanter des mélodies... Il aura sous la main une Dany parfaite... et complète !

Dany parlait avec tant de conviction qu'Edith ne put s'empêcher d'éclater de rire.

— Tu as toujours raison ! dit-elle.— Oui, n'est-ce pas ?... Eh bien ! maintenant, couchons-nous. Je

tombe de sommeil.Un quart d'heure plus tard les deux cousines, si étrangement

semblables, dormaient côte à côte dans le grand lit blanc.La journée du lendemain se passa fort bien. Maryvonne, un peu

surprise de trouver une Dany dédoublée au saut du lit, promit de se débrouiller pour leur procurer une seconde ration de chocolat crémeux. Puis tandis qu'Edith demeurait sagement à lire dans la chambre, Dany descendit rejoindre son grand-père qui, une fois encore, ne s'aperçut de rien.

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Après une promenade à cheval avec Yves et Dany (qu'il félicita pour sa façon de monter ce matin-là), il accepta de faire une partie d'échecs et, pour la première fois depuis bien longtemps, fut battu à plate couture.

— Décidément, ma chérie, ta façon de manier les pions est aussi irrégulière que celle dont tu montes Bijou ! commenta-t-il à haute voix.

Dany comprit qu'elle devait se surveiller si elle ne voulait pas éveiller les soupçons de son grand-père.

Dans l'après-midi, Edith tint à son tour compagnie à M. de Kermeur. Mais à plusieurs reprises, la fillette sentit peser sur elle le regard de l'aïeul. Le soir même, rejoignant Dany dans leur chambre, elle confia à sa cousine :

— Je crains qu'il ne soit imprudent de changer ainsi de personnalité à tout bout de champ. Gapé m'a regardée d'un air presque soupçonneux quand je t'ai remplacée auprès de lui cet après-midi...

Dany ne répondit pas tout de suite.— Ecoute, dit-elle enfin. Je crois en effet qu'il serait maladroit

et dangereux de prolonger longtemps encore notre petite plaisanterie. Après tout, quand nous avons amorcé cette histoire de substitution, il était bien convenu que nous y mettrions fin un jour ou l'autre...

— Sans doute!— Ce jour est venu à mon avis. Attendons seulement le retour

de tante May, et si elle est d'accord, je me charge de tout révéler à grand-père...

Edith continua à se déshabiller avec des gestes lents.— Tu as raison, dit-elle. Je crois que l'heure est venue de... Un

heurt à la porte la fit s'interrompre.— Alors, mon petit, tu parles toute seule à présent ? Echangeant

un regard effrayé, les deux cousines se figèrent sur place. Tout à leur discussion, ni l'une ni l'autre n'avait entendu le vieux monsieur monter l'escalier.

— Ah ! c'est vous, Gapé ? dit enfin Dany en avalant sa salive.

La voix amusée de M. de Kermeur s'éleva derrière la porte:

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— Ouf ! Nous voilà sauvées !

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— Je sais que tu récites à merveille les monologues, plaisanta-t-il, mais à dix heures du soir c'est bien du zèle !

Dany fit effort pour rire bien haut.— Excusez-moi, Gapé, dit-elle gentiment. Je ne vous ouvre pas

car je suis en train de faire ma toilette de nuit.- Bien sûr, ne te dérange pas, petite ! Et fais un bon somme ! En

fredonnant, M. de Kermeur s'éloigna en direction de sa propre chambre.

— Sapristi! chuchota Edith à l'oreille de sa cousine. C'est une chance qu'il n'ait pas saisi ce que nous disions ! Un peu plus, il nous surprenait...

— Raison de plus, conclut flegmatiquement Dany, pour tout lui avouer dans le plus bref délai possible !

*****

Cette seconde nuit qu'Edith et Dany passaient ensemble allait être troublée de bien des manières... Ce fut d'abord Maryvonne qui, vers minuit, vint frapper à leur porte.

— Que l'une de vous se lève, mes mignonnes ! dit-elle préci-pitamment. Not' monsieur vient d'être pris à nouveau d'une crise de rhumatismes aigus...

- Pauvre Gapé !— Il réclame mam'zelle Dany à son chevet parce que, dit-il, elle

seule sait le soigner comme il faut...Edith sourit,— Je crois, dit-elle en sautant à bas du lit, que mon rôle

d'infirmière va recommencer.— C'est vrai, reconnut Dany. Tu es plus douce et plus

patiente que moi qui ne suis guère faite pour ce genre de corvée en dépit de toute ma bonne volonté.

— Dépêche-toi de te rendormir, conseilla Edith. Il est inutile que nous soyons deux à veiller.

Dany acquiesça à contre-cœur. Mais son repos ne devait pas être de longue durée. Moins d'une heure après le départ d'Edith, Yves vint gratter à sa porte :

— Peut-on entrer ?— Bien sûr.

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Yves considéra sa cousine en clignant des yeux.— Ahurissant ! marmotta-t-il. Je ne m'y reconnaîtrai jamais ! A

qui suis-je en train de parler ? A Dany ou à Edith ?— Je suis Dany...Yves respira plus librement.— Je préfère avoir affaire à toi, dit-il. Sais-tu ce qui m'amène ?

Dany secoua la tête.— Le remue-ménage fait autour de la crise d'oncle Armand m'a

tiré de mon sommeil, expliqua le jeune Le Guével. Incapable de me rendormir je fumais une cigarette devant ma fenêtre ouverte, toutes lumières éteintes, quand j'ai cru voir une ombre rôder dans le jardin.

Déjà, bondissant dans son pyjama bleu, Dany avait couru à sa propre fenêtre et scrutait les ténèbres.

— Je n'aperçois rien, souffla-t-elle presque déçue.— Si. Là... tiens... regarde. Je ne m'étais pas trompé.Une silhouette, tantôt vague, tantôt nettement dessinée, suivant

les caprices de la lune qui jouait à cache-cache derrière les nuages, accrocha le regard de Dany.

— Tu as raison. Je distingue quelqu'un.— Et moi je le reconnais, renchérit Yves. C'est l'homme...

l'homme de la lande que j'ai aperçu l'autre jour en compagnie d'Edith et d'oncle Armand. Il semblait se cacher du côté de la tour de l'Arcouest et nous avons même pensé qu'il était en quête d'un mauvais coup dans les environs.

— Le mauvais coup, mon vieil Yves, pourrait bien être le cambriolage du Manoir ! Vois donc, il s'approche de la porte de la cuisine...

— Alors, que faisons-nous ?— Allons à sa rencontre et tendons-lui un piège, proposa

hardiment Dany.— D'accord ! Mais auparavant courons réveiller le vieux

Yan...Dany devait se souvenir longtemps de ce guet dans l'ombre.

Tapis dans la cuisine enténébrée, Yan, Yves et elle-même attendirent longtemps... un siècle, lui sembla-t-il.

Yan s'était muni d'un vieux pistolet d'ordonnance, Yves brandissait une paire de lourdes pincettes, et Dany tenait à la main un

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objet mystérieux qu'elle avait cueilli au passage dans le tiroir du buffet.

Dans la maison, tout semblait dormir. Maryvonne s'était installée dans un petit cabinet attenant à la chambre de son maître et devait s'y trouver actuellement. Le malade, calmé par les cachets qu'on lui avait fait prendre dormait sans doute lui aussi, Edith à son chevet.

Mais le silence du premier étage était fait de quiétude, alors que celui du rez-de-chaussée ressemblait plutôt au calme qui précède les tempêtes.

Retenant leur souffle, écarquillant les yeux, et l'oreille tendue, Dany, Yves et Yan ne bougeaient pas. Soudain, à l'extérieur, un frôlement se produisit. La seconde d'après, le mystérieux visiteur tâtait d'une main prudente la fermeture de la porte.

— Laissons-le entrer. Il faut le prendre sur le fait ! chuchota Yves à l'oreille du vieux Yan.

Ce ne fut pas long. Après quelques pesées savamment effec-tuées, le cambrioleur réussit à faire jouer la serrure et se glissa à l'intérieur... Jamais, par la suite, le piteux voleur ne put exactement décrire ce qui lui était arrivé : trois diables jaillis de l'ombre se jetèrent brutalement sur lui sans lui laisser la possibilité de se défendre.

— Haut les mains! intima le vieux Yan.Yves donna la lumière. Dany, près de la porte, se tenait prête à

intervenir si besoin était... et ce fut le cas ! En effet, recouvrant ses esprits, le cambrioleur fit un saut en arrière en vue de gagner le parc. Plus vive que lui, Dany secoua devant son visage, au passage, le mystérieux objet qu'elle tenait à la main... c'est-à-dire une pochette de poivre fin...

Le voleur poussa un cri de douleur : la poudre brune avait pénétré sous ses paupières et le rendait momentanément aveugle. Malgré ce handicap, il tenta de fuir et bondit au hasard dans les allées du parc. Yves et Yan, criant et gesticulant, s'élancèrent derrière lui. Ce fut une poursuite échevelée. Mais comme il fallait s'y attendre, elle ne dura pas longtemps. Le malfaiteur, incapable de se diriger, fut aisément rattrapé.

Il trébucha, tomba. Yves et Yan le relevèrent rudement. Encadré par eux, le cambrioleur fit au Manoir une entrée fort différente de celle qu'il avait escomptée.

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Bien entendu, tout ce tintamarre avait réveillé M. de Kermeur, Maryvonne et Edith. Aux cris poussés par Yan, tous trois avaient compris qu'il s'agissait d'une chasse au cambrioleur.

— Ma doué ! gémit Maryvonne en se signant. Il ne manquait plus que ça !...

Apeurée, Edith s'était réfugiée entre les bras de son grand-père.— Oh ! Gapé, balbutia-t-elle en se blottissant contre son

épaule, j'ai peur !...M. de Kermeur, un peu surpris de cette crise de pusillanimité

chez son intrépide petite-fille, renonça une fois de plus à la comprendre.

— Allons, allons, dit-il en dissimulant lui-même son inquiétude, Yan aura vite fait de rattraper le gaillard !

Comme pour lui donner raison, Yan et Yves, triomphants, firent bientôt leur apparition, poussant devant eux le malandrin.

. Dany, son exploit accompli, s'était empressée de disparaître.Aussi, apercevant Edith qu'il prit pour elle dans la chambre de

M. de Kermeur, le malfaiteur fit-il la grimace.— C'te maudite gamine ! dit-il en frottant ses paupières dou-

loureuses rougies par le poivre. Sans elle, ces deux-là ne m'auraient jamais rattrapé !

— Que voulez-vous dire ? s'étonna M. de Kermeur.— Dame, c'est-y pas elle qui m'a arrangé comme ça !— Vous rêvez, mon gaillard ! riposta le maître du Manoir. Ma

petite-fille ne m'a pas quitté un seul instant ! Vous avez eu des visions!

Et, sans s'apercevoir du trouble d'Edith rougissante, il ordonna à Yves de téléphoner aux gendarmes pour qu'ils vinssent au plus tôt prendre livraison du triste personnage.

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CHAPITRE XII

LE SECRET D'ARTHUR EDITH DISPARAÎT

TANTE May était de retour. Ce matin-là, le soleil brillait de tout son éclat et la jeune femme avait rejoint Dany, Yves et Edith qui s'ébattaient sur la plage.

— Quelle matinée splendide ! Et comme il fait bon vivre ! répétaient à satiété les deux cousines.

Edith était tout heureuse d'avoir retrouvé sa maman, Dany se félicitait de ne plus souffrir de la cheville, et Yves lui-même était bien aise que M. de Kermeur, dont la crise rhumatismale n'était plus qu'un mauvais souvenir, ait décidé d'aller passer la journée à Lannion.

— Ainsi, conclut-il, nous pourrons nous donner du bon temps sans risquer qu'oncle Armand nous surprenne.

Dany avait mis tante May au courant des derniers événements.— Je crois qu'il est temps, suggéra finalement la fillette, de

mettre un terme à notre comédie. Edith et moi sommes tout à fait rentrées dans les bonnes grâces de Gapé et il serait dangereux de multiplier les légers soupçons qu'il peut avoir.

— C'est vrai, renchérit le jeune Le Guével. Autant profiter de ses bonnes dispositions actuelles pour avouer notre supercherie.

— Moi, d'ailleurs, s'écria Edith, je ne puis plus supporter toutes ces émotions ! Le jour où Gapé m'a demandé où j'avais appris la chanson gaélique qu'aimait tant papa, j'aurais voulu disparaître sous terre !

— C'est comme l'autre nuit, coupa Yves, quand le cambrioleur t'a accusée de lui avoir jeté du poivre dans les yeux... alors que l'honneur en revenait à Dany!

— Heureusement que Gapé ne l'a pas cru.— Certes ! Mais en attendant, mieux vaut cesser de jouer avec

le feu.— C'est aussi mon avis, mes enfants ! intervint tante May en

étouffant un soupir... Je me demande seulement comment mon beau-père va accueillir cette histoire de substitution.

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— Très bien, je l'espère ! lança Dany, optimiste.— Hum... Personnellement, ma chérie, j'en doute encore.

J'imagine au contraire qu'en constatant qu'on s'est joué de lui, M. de Kermeur m'accusera de duplicité... Il pensera que cette comédie a été montée dans un but intéressé... Ah ! si vous ne m'aviez mise dès le début devant le fait accompli, mes chéries, jamais je ne vous aurais permis d'user d'un tel stratagème !

L'air navré de M016 de Kermeur alla droit au cœur de sa nièce.— Tante May, dit Dany en posant sa main sur le bras de la

jeune femme, ne vous faites pas de souci. Rappelez-vous l'ultime désir d'oncle Hervé : n'était-il pas anxieux que vous et Edith vous rapprochiez de son père ?

— Bien sûr, chère petite, mais...— Mais quoi ? Votre fierté naturelle vous retenait de faire le

premier pas. Edith et moi l'avons fait pour vous. C'est tout. Il ne me reste plus qu'à tout expliquer à grand-père... en dégageant votre responsabilité : je lui parlerai dès qu'il rentrera.

Dans l'après-midi, le temps changea. En attendant le retour de M. de Kermeur et pour tromper leur impatience, Yves et Dany, en grands gosses qu'ils étaient, organisèrent une partie de cache-cache au Manoir. Edith accepta de se joindre à eux à condition que Maryvonne les alerterait dès que son maître arriverait.

Au cours de la partie, ayant épuisé toutes les autres cachettes, Dany passa dans le couloir secret pour échapper à son cousin. Machinalement — ou peut-être poussée par sa curiosité inconsciente — elle se dirigea vers la Crypte aux Chevaliers.

C'était la première fois qu'elle s'y retrouvait seule depuis que le fameux « problème des Preux » la hantait. A présent, en tête à tête avec Arthur, Lancelot, Galahad et compagnie, les questions mille fois agitées déjà se posaient à nouveau.

« Pourquoi avoir enfoui ces cinq statues dans une salle souter-raine ? se disait-elle. Cela doit certainement avoir une signification... une raison... Mais laquelle ? »

Sa torche à la main, la petite de Kermeur fit lentement le tour des chevaliers de granit. La lumière mettait des ombres mouvantes sur les faces de pierre. Arthur, en particulier, semblait doué de vie. Malgré elle, Dany frissonna.

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— Brrr... dit-elle à voix haute. Ils illustrent bien leur légende, en tous cas. On dirait vraiment des humains pétrifiés sur place par magie.

Refrénant l'espèce de crainte superstitieuse qui l'envahissait, Dany fit un pas en avant et considéra Arthur de plus près. Le bras tendu à l'horizontale, celui-ci semblait brandir sa fidèle épée Excalibur contre d'invisibles ennemis. Comme pour se prouver à elle-même que ce bras était bel et bien de granit, Dany posa la main dessus. Au même instant, une souris fila tout contre sa sandale. Nerveuse, elle s'agrippa au gantelet d'Arthur. Alors un déclic se fit entendre, tel celui d'un mécanisme rouillé, et, à la grande surprise de la fillette le socle même de la statue pivota sur lui-même, découvrant une cavité.

Dany demeura stupéfaite : au fond du trou se trouvait un coffret. Elle se penchait déjà pour l'atteindre quand un bruit de voix la fit se retourner.

— Ah ! la voilà ! J'étais sûre que nous la trouverions ici !— Découverte, ma fille ! A toi de « chercher » !Et Yves et Edith se précipitèrent dans la crypte en riant. Mais

Dany avait complètement oublié la partie de cache-cache. D'un geste solennel, elle fit taire ses cousins.

— Voyez plutôt, dit-elle, ce que je viens de découvrir ! Et, faisant un pas de côté, elle démasqua le coffret.

— Mazette ! dit Yves en sifflant entre ses dents. Tu n'avais donc pas tort en supposant que les cinq Preux cachaient un secret...

Edith s'était rapprochée.— Qu'y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle craintivement.— Je n'en sais rien, répondit Dany. J'allais l'ouvrir quand vous

êtes arrivés.— Voyons donc ! décida Yves en s'agenouillant devant

l'excavation.Sans peine, il souleva le coffret aux ferrures rongées de rouille.— Que diable peut-il renfermer ?— Le testament d'Arthur ?— La fortune de Morgane ?— Les secrets de Merlin ?— Ne plaisantez pas ! Ce coffret existe bel et bien en marge de

la légende. Parions qu'il contient un trésor !Dany et Edith se penchèrent, un peu pâles.

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Elle s'agrippa au gantelet d'Arthur.

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— Oh ! Yves, ne nous fait pas languir ! Ouvre vite !Alors, d'un geste sec, le jeune homme fit sauter la serrure

rouillée...

*****

D'un même mouvement, les deux cousines se penchèrent un peu plus au-dessus du coffret à présent ouvert.

— Pas l'ombre d'un trésor ! constata lugubrement Yves après un bref coup d'oeil jeté à l'intérieur.

— Pas la moindre pièce d'or! lança en écho la voix déçue d'Edith.

- Attendez, j'aperçois quelque chose au fond ! s'écria Dany brusquement.

Et, plongeant la main dans le coffre, elle en retira une étoffe de soie blanche soigneusement pliée. Elle s'empressa de dérouler cette espèce d'oriflamme et considéra avec curiosité les caractères d'un rouge sombre qui y étaient tracés.

— Un message... balbutia Edith.Yves examina à son tour la banderole tachée de moisissure.

S'éclairant de sa torche, il déchiffra tout haut, non sans difficulté :

Je confie au Roi mes biens les plus précieux pour qu'il les restitue à mes descendants quand nous aurons triomphé. Ecrit avec mon sang le 8 avril 1793.

Dany, qui lisait par-dessus l'épaule de son cousin, constata :— C'est signé : Comte Alec de Kermeur !Après un silence lourd d'émotion, les exclamations fusèrent :— 1793 ! L'année de la guerre des Chouans !— Quand les « blancs » et les « bleus » s'affrontaient !— Quand les royalistes essayaient de tenir tête aux républicains

victorieux !— Ce comte de Kermeur... ce lointain ancêtre à nous... a eu une

drôle d'idée de confier ses biens au roi ! fit soudain remarquer Edith.— C'est vrai, opina Dany en fronçant les sourcils. A cette

époque, Louis XVI n'était-il pas emprisonné ?

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— Zéro en histoire ! rugit Yves indigné de tant d'ignorance... Le 8 avril 1793, Louis XVI était déjà mort guillotiné !

— Bien sûr! Sommes-nous sottes! C'est en effet le 21 janvier de la même année que le roi a été exécuté !

— Alors... je ne comprends plus. Comment le comte de Kermeur pouvait-il charger le roi de rendre ses biens à ses descendants si ledit roi était déjà mort ?

— Peut-être notre ancêtre ignorait-il que Louis XVI avait péri ?— Allons donc ! Songez que la fuite à Varennes et l'arrestation

de Louis XVI remontaient déjà à 1791. Comment Alec de Kermeur aurait-il pu « confier ses biens au roi » ?

— Je renonce à comprendre. Remettons ce coffret en place ainsi que ce message d'outre-tombe. Plus tard, nous en parlerons à Cape.

Yves replaça l'étoffe dans le coffre et celui-ci dans l'excavation. Dany fit à nouveau pivoter le socle d'Arthur et la crypte reprit son apparence primitive.

— C'est tout de même étrange, grommela la fillette. Chaque fois que nous croyons être sur le point de résoudre une énigme, c'est un nouveau mystère qui s'offre à nous.

Songeurs, les trois cousins regagnèrent la bibliothèque. Bientôt Maryvonne les y rejoignit, fort agitée.

— Ah ! bien, en voilà-t-y du nouveau ! Mot' monsieur vient de téléphoner que sa voiture est tombée en panne. Il fait dire à m'sieur Yves et à mam'zelle Dany qu'il reste coucher à Lannion et rentrera point avant demain midi.

— Allons bon ! bougonna Dany. Il ne manquait plus que ça ! Moi qui attendais son retour avec impatience pour lui faire mes révélations !

Edith soupira :— Tu en seras quitte pour le faire demain.— Demain... Demain... C'est facile à dire ! J'avais du courage

pour aujourd'hui. Qui sait si j'en aurai autant demain !— Ecoute, déclara Edith en prenant une brusque décision.

Puisque après tout je suis ton « alter ego », je me tiendrai à tes côtés au moment... heu... critique.

Dany considéra sa cousine avec admiration :— Cela va te coûter, Edith. Tu es si timide !

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— J'ai une idée ! coupa Yves brusquement. Au lieu de parler à oncle Armand, je propose que vous paraissiez toutes deux devant lui en même temps. Après cela, les explications viendront toutes seules.

— Merveilleux ! s'écria Dany avec enthousiasme. Voici donc ce que nous ferons... Demain, Edith, pendant que Gapé fera sa sieste, je t'attendrai avec Yves dans la bibliothèque. Tu viendras nous rejoindre par le passage secret. Habille-toi comme moi d'un short blanc et d'un pull-over bleu. Alors, pareillement vêtues, nous irons trouver Gapé et il ne nous distinguera pas l'une de l'autre.

— Entendu ! dit Edith un peu pâle. Compte sur moi. Demain, à deux heures précises, je serai là.

*****

A l'étage supérieur, M. de Kermeur faisait la sieste. Installés l'un en face de l'autre dans la bibliothèque, Yves et Dany avaient engagé une partie de dames à laquelle ni l'un ni l'autre ne prêtait beaucoup d'attention.

Comme il avait été convenu la veille, ils attendaient Edith pour « la grande révélation ». Or, deux heures avaient sonné depuis vingt bonnes minutes et Edith n'apparaissait pas.

— Que diable peut-elle faire? répéta Dany pour la centième fois. Gapé peut se réveiller d'un instant à l'autre à présent.

— Je vais la chercher, décida Yves. En passant directement par le parc j'en ai pour cinq minutes aller et retour.

Dany le laissa partir. D'une traite, le jeune Le Guével courut aux Elfes. Il y trouva tante May en train de lire sur la terrasse.

— Mon dieu ! s'écria-t-elle en apercevant le jeune homme. Est-ce déjà fini ? M. de Kermeur n'est-il pas trop fâché contre mon Edith et Dany ?

Yves s'arrêta net et ouvrit de grands yeux :— Fâché contre Edith ?... Je ne comprends pas ! Oncle Armand

ne peut déjà être au courant puisque Edith n'est pas encore arrivée au Manoir !

— Comment! s'écria tante May en se dressant toute pâle. Mais ma fille est partie vous rejoindre par le passage de la grotte... il y a plus d'une demi-heure à présent !

— Plus d'une demi-heure ? Vous êtes sûre ?

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— Certaine. Son impatience était si grande qu'elle est partie en avance... Mon dieu, que peut-il lui être arrivé ?

— Ne vous tourmentez pas avant de savoir ! dit Yves vivement. Je vais voir ce qui a pu la retarder ainsi.

Et, faisant demi-tour, il repartit en courant.

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CHAPITRE XIII

BRUTALES RÉVÉLATIONS

JUDITH avait effectivement quitté les Elfes bien avant l'heure

fixée pour le rendez-vous avec ses cousins. En fait, la pauvrette était tout apeurée à l'idée d'affronter le terrible M. de Kermeur. Il lui tardait de rejoindre Dany pour puiser auprès d'elle un courage nouveau.

Une fois dans le souterrain, la vue de la Crypte aux Chevaliers lui remit en mémoire leur trouvaille de la veille.

« Ce message d'outre-tombe était bien curieux », songea-t-elle.Et poussée par un obscur désir de revoir Arthur face à face,

Edith enjamba la brèche et s'immobilisa dans la contemplation des Cinq Preux, réfléchissant à l'énigme historique qui se posait à elle...

Quand elle revint au sentiment de la réalité, sa montre-bracelet marquait deux heures.

« Allons, se dit-elle, je n'ai plus le temps de m'attarder. »Vivement elle fit demi-tour, prête à franchir de nouveau la

brèche et à reprendre sa route. Mais elle n'en eut pas le temps : la voûte, minée définitivement par les pluies des jours derniers, s'effondra soudain dans un sourd grondement. L'issue se trouva bloquée. Edith était prisonnière de la crypte...

*****

Quand Yves, hors d'haleine, rejoignit Dany dans la bibliothèque, la fillette se leva d'un bond.

— Alors ? demanda-t-elle. Où est Edith ?En mots entrecoupés, Yves lui rapporta ce qu'avait dit tante

May: Edith avait quitté les Elfes plus d'une demi-heure auparavant. Il était incompréhensible qu'elle ne fût pas encore arrivée au Manoir.

— Vite ! s'écria Dany très alarmée. Ouvre le passage secret. Nous allons parcourir le couloir et c'est bien le diable si nous ne rencontrons pas Edith en route.

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— Ma doué ! s'exclama Maryvonne qui avait rejoint les enfants dans la bibliothèque. Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à c'te petiote ! Mais dites-moi, mam'zelle Dany, que faut-il que je dise à not' monsieur s'il se réveille et vous demande ?

— Dis-lui... dis-lui de venir nous rejoindre!Et, avant que la brave femme soit revenue de sa stupéfaction, la

fillette se précipita à la suite de son cousin qui déjà courait dans le passage.

Soudain, à un tournant du couloir, un tas de gravats et de pierres leur barra le chemin.

— Grand dieu ! s'écria Yves. Voilà pourquoi Edith n'a pu passer !

Horrifiée, Dany appela de toutes ses forces :— Edith !... Edith !...Rien ne lui répondit, sinon l'écho de sa voix répercuté à l'infini.— Crois-tu, balbutia-t-elle en pâlissant, qu'Edith puisse

se trouver... là-dessous ?— Non ! Non ! s'écria Yves. Il faudrait une véritable fatalité...

Je crois plutôt, continua-t-il d'une voix qu'il tâchait de rendre convaincante, qu'Edith se trouve bloquée dans la salle des Cinq Preux. Vois, l'affaissement de la maçonnerie a muré l'entrée de la crypte.

— Mais pourquoi ne répond-elle pas ?- Peut-être ne peut-elle pas nous entendre. Peut-être aussi a-t-elle

été blessée par la chute d'une pierre. Dany frissonna.— Oui, tu dois avoir raison, dit-elle. Edith se trouve certai-

nement dans la crypte. Car regarde : le couloir, de ce côté, n'est que partiellement bloqué et Edith, à la rigueur, aurait pu contourner les gravats et passer... ou sinon, faire demi-tour et nous rejoindre par le parc. Yves écarta les bras en signe d'impuissance.

— Nous n'avons ni pelle ni pioche, dit-il, et pourtant nous ne pouvons laisser Edith enfermée plus longtemps dans cette crypte glaciale où elle doit mourir de peur. .

D'un air résolu, Dany déclara :— C'est bon. Je monte prévenir grand-père !— Tu lui diras... ?— Tout ! L'essentiel est de faire vite. Avec lui et Yan, nous

aurons tôt fait de dégager la brèche. De ton côté, cours chercher des pioches et des bêches. Moi, je vais réveiller Gapé.

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Les deux cousins firent demi-tour à toute allure.Passant comme une flèche devant Maryvonne suffoquée, Dany

galopa jusqu'à la chambre de M. de Kermeur et entra sans frapper :— Gapé ! Venez vite ! Nous avons besoin de votre aide ! M. de

Kermeur, mal réveillé, considéra sa petite-fille haletante d'un air stupéfait :

— Vous avez besoin de mon aide... et pourquoi ?— Pour délivrer Edith !— Edith ?...— Edith de Kermeur ! Oui... votre petite-fille... ma cousine

germaine...M. de Kermeur, l'air terrible, s'était redressé sur sa chaise

longue.— Pourquoi me parles-tu de cette étrangère ? commença-t-il

d'une voix tonnante.Mais Dany lui coupa sans façons la parole.— Oh ! ce n'est pas une étrangère pour vous ! Vous la

connaissez... et elle est en danger en ce moment.— Je la connais ? bégaya le vieillard qui semblait à présent plus

stupéfait que furieux.— Oui... Edith et moi nous ressemblons comme deux gouttes

d'eau... Je l'ai obligée à se substituer à moi certains jours... Vous la connaissez donc !

— Juste ciel!La stupéfaction laissait M. de Kermeur presque sans voix.— Venez vite, je vous en prie ! insista Dany. Edith est bloquée

dans la Crypte des Chevaliers.— La Crypte des Chevaliers ! Quelle crypte ? Décidément, le

maître du Manoir croyait rêver.— Une salle que nous avons découverte. Elle donne dans le

passage secret qui va de votre bibliothèque à la grotte.De plus en plus ahuri, M. de Kermeur renonça à comprendre.

D'ailleurs Dany ne lui en laissa pas le temps. Le tirant par la main, elle dit encore :

— Yan et Yves sont allés chercher des pelles. A nous quatre, nous aurons vite fait de délivrer Edith... Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave !

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Un tas de gravats leur barra le chemin.

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En silence, M. de Kermeur suivit Dany. Comme tous deux débouchaient dans le hall du rez-de-chaussée, une jeune femme, inconnue du vieux monsieur, franchit en courant la porte

d'entrée.— Edith ! Où est ma fille ? demanda-t-elle d'une voix

angoissée. M. de Kermeur fit un pas en avant. Son regard croisa celuide la jeune femme.« C'est donc là, songea-t-il, la femme de mon fils Hervé... » Une

bouffée de colère lui monta au visage. Comment osait-elle?... Mais tante May, tout à son angoisse de mère, oublia sa fierté et courut à lui.

— On va la retrouver, n'est-ce pas ? dit-elle en se tordantles mains.Alors le sévère vieillard sentit quelque chose se fondre en lui.

Avec une douceur qui l'étonna lui-même il s'entendit répondre :— Mais oui, certainement, on va la retrouver. Un peu de

patience, madame, et votre fille va vous être rendue !Et le regard de reconnaissance que tante May lui jeta précipita la

déroute de son vieux cœur.

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CHAPITRE XIV

EDITH RETROUVÉE

La délivrance d'Edith demanda un certain temps. M. de Kermeur et Yan, armés de pioches, avaient pris la direction des opérations. Le maître du Manoir, redoutant de nouveaux éboulements, tenta bien d'interdire à Dany et à Yves de les aider. Mais les deux cousins s'empressèrent de désobéir.

Tante May elle-même insista pour descendre dans le couloir souterrain. Toute frémissante, elle aida Dany à étayer à l'aide de grosses branches hâtivement coupées, les parties du mur qui menaçaient de s'écrouler encore.

Bientôt, sous l'effort des trois hommes, une brèche fut pratiquée. Yves, plus mince que Yan, s'y faufila le premier.

— Victoire ! cria-t-il aussitôt. Edith est là !Les uns après les autres, tante May, M. de Kermeur, Yan et

Dany se glissèrent à leur tour dans la Crypte aux Chevaliers. Ils y trouvèrent Yves agenouillé auprès d'Edith sans connaissance.

— Ma fille ! jeta tante May d'une voix déchirante.— Rassurez-vous ! dit Yves vivement. Elle n'est qu'évanouie. Je

ne vois pas l'ombre de blessure. La frayeur, sans doute...Effectivement, sous les baisers de sa mère, Edith ne tarda pas à

revenir à elle.— Maman ! murmura-t-elle avec un faible sourire. Puis ses

yeux se posèrent sur Dany.— Oh ! dit-elle, chère Dany, tu es là, toi aussi !— C'est Yves qui a eu l'idée de venir te chercher ici.M. de Kermeur s'était retiré dans un coin obscur de la crypte.

Les bras croisés sur sa poitrine, il observait sans mot dire les deux adolescentes, pareillement vêtues d'un short blanc et d'un pull-over bleu, et si étrangement semblables.

Ses deux petites-filles... La fille de Joël et celle d'Hervé... Son visage impassible ne trahissait aucunement l'émotion qui le bouleversait.

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Brusquement, Edith l'aperçut. Craintive, elle se rapprocha deDany.— Oh ! murmura-t-elle... Gapé !Le vieux monsieur sembla ne pas avoir entendu. Il fit un pas en

avant.— Inutile de demeurer ici plus longtemps, dit-il d'une voix

brève. Un nouvel éboulement peut se produire d'un instant à l'autre. Mieux vaut remonter tout de suite.

Et, après un dernier coup d'œil intrigué aux cinq statues colossales d'Arthur et de ses chevaliers, le maître du Manoir enjamba les éboulis et sortit le premier.

En silence, tante May, Yan, Yves et les deux fillettes, le suivirent. Bientôt la petite troupe se retrouva en lieu sûr dans

la bibliothèque.— Ma doué ! gémit Maryvonne en les voyant reparaître. Vous

v'là dans un bel état, mam'zelle Edith ! Faut vous fourrer au lit, et en vitesse !

— Oui, nous rentrons aux Elfes tout de suite, approuva tanteMay encore inquiète.Mais Edith, affaiblie par toutes ces émotions, ne put aller plus

loin que le hall : elle eut une nouvelle défaillance et serait tombée sans Dany qui la soutint de justesse.

La voix de M. de Kermeur s'éleva soudain.— Cette enfant n'est pas en mesure de marcher ! dit-il. Mieux

vaut la coucher ici.— Elle sera très bien dans mon lit, s'empressa d'affirmer Dany.— Et ce ne sera pas la première fois qu'elle y couchera ! acheva

son grand-père sur un ton presque railleur.Mais Dany et tante May étaient trop affairées pour prêter

attention aux paroles du vieux monsieur.Laissant Edith aux mains de sa mère, de Dany et de Maryvonne,

le maître du Manoir, songeur, revint s'enfermer dans la bibliothèque, en tête à tête avec Yves.

— Et maintenant, mon gaillard, à nous deux ! dit-il. Car je suppose que tu es au courant de la petite comédie que l'on m'a jouée sous mon propre toit...

Yves leva la tête et regarda M. de Kermeur bien en face.

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— Oui, oncle Armand, dit-il. Je suis au courant de ce que vous appelez une comédie... mais ce n'en est pas une, je vous le certifie. Il ne dépend que de vous qu'elle ne se termine pas en tragédie.

— Parle donc. Je f écoute-Le jeune homme fit alors le récit de la hardie substitution. Il révéla comment, dans son généreux désir de rendre tout le monde heureux, Dany en avait eu la première l'idée. Comment tante May, trop fière pour faire des avances au père de son mari, avait été entraînée malgré elle dans cette aventure. Comment enfin Edith, la timide, s'était fait violence pour que « le dernier vœu de papa soit exaucé ».

Quand enfin le jeune Le Guével se tut, le silence tomba lourde-ment. M. de Kermeur, la tête enfouie entre ses mains, semblait dormir... ou rêver. Yves n'apercevait de son visage que le haut du front, couronné de ses cheveux blancs et drus.

Le jeune homme n'osa parler ni remuer. Il devinait que le maître du Manoir était en train de scruter son âme et sa conscience.

« Ainsi, songeait en effet le vieillard, la dernière pensée de mon fils a été pour moi... Cependant, je m'étais montré bien dur, bien intransigeant avec lui. Et pourquoi ?... Parce qu'il avait épousé une étrangère... Mais à présent que je l'ai vue, que puis-je reprocher à cette jeune femme ? Elle a été bonne épouse, bonne mère, et seule sa délicatesse, non sa rancune, la tenait éloignée de moi... Et Edith... cette enfant charmante, que tant de fois j'ai prise pour Dany... comme j'ai tremblé en la .sachant en danger ! C'est que sans doute, déjà, je l'aimais autant que Dany... »

La pensée de Dany amena un sourire sur les lèvres du vieux monsieur.

« Sans elle, songea-t-il encore, sans mon intrépide « garçon manqué », j'allais mourir le cœur desséché... loin de la famille d'Hervé! »

Il releva la tête en entendant la porte s'ouvrir. Mme de Kermeur parut, l'air gêné, suivie d'une Dany inquiète mais résolue. La fillette s'avança de quelques pas.

— Gapé, dit-elle avec une timidité qui ne lui était guère coutumière, à présent qu'Edith est couchée et bien en sûreté, laissez-moi vous dire combien je regrette-Tante May lui coupa la parole.

— C'est moi, dit-elle d'une voix douce mais ferme, qui dois m'excuser, monsieur, et vous demander pardon de...

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M. de Kermeur la regarda bien en face.— Me demander pardon de quoi ? demanda-t-il.— De... de ce subterfuge...Le maître du Manoir interrompit sa bru.— C'est moi, si vous le permettez, qui vous demande pardon,

dit-il, pour tout ce que vous avez injustement souffert par ma faute...Et ouvrant les bras :— Voulez-vous m'embrasser, ma « fille » ? murmura-t-il

doucement.Avec un cri de joie, tante May répondit à son élan. Et, tandis que

tous deux, très émus, se tenaient embrassés, Dany lança un grand coup de coude dans les côtes de son cousin.

— Hein ! triompha-t-elle. Je te l'avais bien dit que je réussirais .

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CHAPITRE XV

EXCALIBUR LIVRE SON SECRET

APRÈS un somme de quelques heures, Edith se trouva suffisamment remise pour se lever et descendre. Dany, folle de joie, était venue lui annoncer que « Gapé et tante May étaient devenus les meilleurs amis du monde ».

- Chère, chère Dany ! avait balbutié Edith. C'est à toi que maman et moi-même devrons notre bonheur.

A présent, le maître du Manoir, Mme de Kermeur, Yves et les deux cousines se trouvaient réunis au salon. Dans sa cuisine, l’idée de Yan, Maryvonne s'affairait à préparer un repas « digne d'égaler le bonheur de toute la famille ».

- Oui, ma chère fille, répéta M. de Kermeur en souriant à sa bru, je n'ai jamais eu l'ombre d'un soupçon. Ces deux gamines que voici m'ont roulé comme un collégien! Et je ne saurais dire à présent laquelle je préfère.

Edith rougit et baissa les yeux. Dany éclata d'un rire joyeux.— Je vous l'avais bien dit, Gapé ! s'écria-t-elle gaiement. Il vous

fallait deux petites-filles au lieu d'une! Dany l'intrépide et Edith la douce forment un tout complet !

Le vieux monsieur se mit à rire.— Au fait, ma chérie, dit-il, sais-tu vraiment bien monter à

cheval ?- Comme une écuyère de cirque, Gapé ! J'ai eu bien de la peine

à faire semblant d'être mal à mon aise sur Bijou !— Et toi, Edith, aimes-tu les chevaux ?— J'en ai une peur affreuse, Gapé !— Je compreads. Braves petites ! Ainsi, vous avez toutes les

deux forcé votre nature pour ne pas faire échouer votre « plan de bonheur »...

Soudain M. de Kermeur se rembrunit.— Cette cheville foulée... dit-il.

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— Elle l'était bel et bien, Gapé ! expliqua Dany. C'est Edith ' que vous avez vue courir sur la plage. Aussi ai-je dû subir votre courroux...

— Bien injuste !— ... Et me réfugier aux Elfes jusqu'à complète guérison.— Voilà donc pourquoi ces parties d'échecs devenaient un

supplice...— Je sais à peine jouer, avoua Edith.— Mais tu as appris pour me plaire !... Tu t'es également forcée

pour venir en mer avec moi, je le devine... Et puis-je savoir qui était ma « douce infirmière » ?

— Edith, bien sûr ! s'écria Dany ravie de faire valoir sa cousine.

— Mais c'est Dany qui nous a permis d'arrêter le cambrioleur, expliqua Yves, désireux de rendre à César ce qui était à César.

En conclusion de toutes ces explications, M. de Kermeur hocha la tête.

— En somme, dit-il, jamais trompé ne fut aussi heureux de l'être!

— Je suis si heureuse, moi aussi ! soupira tante May.— Anne et Joël le seront également, ajouta le vieux monsieur.

J'ai câblé tout à l'heure aux parents de Dany...Quelques instants plus tard, tout le monde passa à table. Cette

fois, la conversation porta sur le passage secret, la Crypte des Cinq Chevaliers et l'énigmatique message d'outre-tombe découvert par Dany.

— Savez-vous qui était ce comte Alec de Kermeur ? demanda la fillette à son grand-père.

— Certainement. C'était l'un de mes arrière-grands-oncles. Il ne se consola jamais de la chute de la royauté et mourut en exil volontaire.

— Mais ses biens ?— J'ignore ce qu'ils sont devenus.— Ne trouvez-vous pas bizarre qu'il confiât sa fortune « au

Roi» ?— Fort bizarre, en effet, d'autant que Louis XVI était déjà mort

à cette époque. De quel roi s'agissait-il ? Mystère !

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Je vous l'avais dit, Gapé, il vous faut deux petites Mes !

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Une voix timide rompit le silence :— Je le sais, moi !D'un même mouvement, tous les convives se tournèrent vers

Edith.— Tu le sais ? s'écria Dany en ouvrant de grands yeux.

Comment ça ? Et pourquoi n'as-tu pas parlé plus tôt ?— J'attendais que nous soyons tous réunis. Mais d'abord, as-tu

remarqué ce que j'ai remonté de la crypte ?— J'ai aperçu Excalibur, l'épée magique d'Arthur, entre tes

mains. Je me suis même fait la réflexion qu'il était étonnant qu'elle fut mobile.

— Elle l'est, cependant... En m'apercevant que j'étais bloquée dans la crypte, j'ai pris peur. J'ai chancelé et je me suis retenue à l'épée d'Arthur. J'ai dû m'évanouir en la gardant entre mes mains. Ensuite je l'ai remontée machinalement, comme un noyé s'accroche à la planche qui l'a sauvé.

— Nous voilà loin du testament du comte Alec ! fit observer tante May en souriant.

— C'est vrai ! renchérit M. de Kermeur. A quel roi, selon toi, Edith, notre ancêtre confiait-il ses biens ?

— Au roi Arthur, tout simplement ! répondit la fillette dont les yeux pétillaient de malice.

— Au roi Arthur ?... Ah ! je comprends à présent ce que signifiaient ces cinq statues enfouies sous terre : elles avaient la garde du trésor! s'écria Dany très excitée.

Autour d'Edith, les questions fusèrent :— Mais ce trésor, où est-il ?... Qu'est-ce que c'est ?— L'as-tu découvert ?... Excalibur, je parie ?— Oui, Dany, c'est toi qui as deviné : Excalibur, en effet ! Je

m'en suis aperçue seulement tout à l'heure avant de descendre : la garde de l'épée est creuse, et...

D'un geste vif, Edith jeta sur la table un sac de peau de la grosseur d'un poing.

- Ouvrez-le, Gapé, voulez-vous ?M. de Kermeur défit les cordons qui retenaient le sachet clos.

Alors, sur la nappe blanche, ce fut comme un jaillissement de Icux multicolores. Des gemmes magnifiques : émeraudes, diamants, saphirs

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et rubis roulèrent sur l'étoffe damassée au milieu d'un silence stupéfait et incrédule.

- L'héritage d'Alec de Kermeur ! dit enfin le maître du Manoir. Ces pierres sont splendides. Il y en a pour des millions...

Et se tournant vers sa bru.- Ma chère, lui dit-il, votre fierté n'a plus à s'inquiéter. Je

comptais assurer votre avenir et celui d'Edith. J'y compte toujours. Mais votre part de ces richesses vous aidera — moralement

- à vous sentir moins dépendante du vieil homme que je suis. Tante May rougit. Elle posa sa main sur celle de son beau-père.

- J'ai moins d'orgueil que vous ne croyez, dit-elle. Et j'aurais accepté vos bienfaits, même pauvre. N'êtes-vous pas le père de mon cher Hervé ?...

Le repas s'acheva dans une gaieté qui visait à dissiper l'émotion générale.

— Excalibur était réellement une épée magique ! se réjouit tout haut Dany. Elle nous a dispensé ses richesses à l'instant même où j'allais renoncer à percer le « Secret des Cinq Preux » !

— Et toi, tu as réussi à nous dispenser les richesses de l'affection ! constata Edith avec gratitude.

— Oh ! moi, bougonna Dany en attaquant bravement son dessert, j'ai agi par pur intérêt ! A l'avenir, nous serons deux à subir les interminables parties d'échecs de grand-père !

© 1957, by Editions Gautier-LanguereauTous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous les pays.

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