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2 UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS Faculté de lettres, Arts, Sciences Humaines 98 Bd. Edouard Herriot, B.P. 209 06 204 Nice Cedex 3 Tel 93 37 54 21 C. I. R. A. C. C. Centre Interdisciplinaire de Recherche sur l'Audiovisuel, la Communication et la Culture Paul RASSE IDENTITE DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE Muséologie des techniques et médiation de l'identité RAPPORT DE RECHERCHE Janvier 1994 Cette recherche a été réalisée grâce au soutien financier : du programme REMUS -Mission Musées- Ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur ; de la Mission du Patrimoine Ethnologique - Ministère de la Culture et de la Francophonie.

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UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS Faculté de lettres, Arts, Sciences Humaines 98 Bd. Edouard Herriot, B.P. 209 06 204 Nice Cedex 3 Tel 93 37 54 21

C. I. R. A. C. C. Centre Interdisciplinaire de Recherche sur l'Audiovisuel, la Communication et la Culture

Paul RASSE

IDENTITE DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE Muséologie des techniques et médiation de

l'identité

RAPPORT DE RECHERCHE

Janvier 1994

Cette recherche a été réalisée grâce au soutien financier :

• du programme REMUS -Mission Musées- Ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur ;

• de la Mission du Patrimoine Ethnologique - Ministère de la Culture et de la Francophonie.

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SOMMAIRE

I n t r o d u c t i o n DES MUSEES DE BEAUX ARTS AUX MUSEES DE SOCIETE

- Mécénat et culture des élites - Critique et renouveau de la muséologie

Première par t ie MUSEOLOGIE DE L'IDENTITE 16

• I. LE CONCEPT D'IDENTITE 17 - L'identité : Un mouvement complexe de l'égo et de

l'alter - Identité et réseau de communication - Identité et culture de l'entreprise - L'appel à l'identité

• IL DES MUSEES D'IDENTITE 38 - Objets d'identité et muséographie - Sélectionner et conserver des objets significatifs - Des collections dont la signification, éminemment

positive, doit être communiquée à tous - La recherche comme projet directeur

Deuxième partie ENJEUX DE LA MUSÉOLOGIE DES TECHNIQUES ? 50

• I. HÉGÉMONIE DE L'APPROCHE TECHNICISTE DANS LES GRANDS MUSÉES 51

- Les origines - Une conception érudite, exclusive et faussée - Le pouvoir des Ingénieurs - Une conception piégée

• IL LA VOIE DES ECOMUSEES | 68

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- Renouveau de l'approche sociale et contextuelle des techniques

- L'expérience des écomusées - contexte omniprésent - Limites de l'approche contextuelle

III. PERSPECTIVES DE LA TECHNOLOGIE COMME SCIENCE SOCIALE... 78

- Hégémonie de l'histoire des sciences - La technologie comme science sociale : l 'apport

d'haudricourt - Des perspectives séduisantes

IV. CONCLUSION I92

Troisième part ie: MUSEOLOGIE DES TECHNIQUES ET DE L'IDENTITE : LE CAS DU MUSEE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE 94

• I. EBAUCHE D'UNE HISTOIRE DES TECHNIQUES 95 - Aux origines, des techniques pour capter les

fragrances - Naissance d'une industrie - L'extraction par solvant volatile - Conséquences économiques et sociales de

l'innovation - Et Maintenant

• II. IDENTITÉ DE LA CITÉ AROMATIQUE 107 - Une identité qui se nourrit du terroir et se construit

dans l'altérité. - La cité en quête de son identité. - Des perspectives économiques favorables - Persistance symbolique de l'extraction des matières

premières. - Savoir faire et identité de la cité aromatique - Distinction et homogénéité des groupes de travail - Enjeux du musée international de la parfumerie

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• III. LE MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE

- Historique - Programme et scénographie - Dérives de la muséographie. - Publics et usagers - La profession et le musée

• IV AUDIT D'UN PROJET MUSÉOLOGIQUE - Priorité à l'identité - La conservation - Scénographie et communication - Ébauche de la muséographie - L'atelier de fabrication du XVIIème - L'atelier du XXème - Le couloir des aériens - Le laboratoire du parfumeur - Le laboratoire des petites fabrications - Le laboratoire d'analyse - La salle d'exposition des collections de parfumerie - La salle consacrée à la publicité - La serre - Le parcours muséographique

• CONCLUSION : RECHERCHE ET PROGRAMME SCIENTIFIQUE

CONCLUSION GÉNÉRALE

ANNEXES

• BIBLIOGRAPHIE

• QUESTIONNAIRES

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Introduction : DES MUSEES DE BEAUX ARTS AUX MUSEES DE SOCIETE

Le renouveau de la muséologie, tel qu'il s'exprime dans la multiplicité et l'originalité des espaces muséographiques de création récente, doit beaucoup à une certaine critique : l'institution muséale mise en question dans son essence même, celle de son rapport à la culture. Le mouvement prend forme dans les années trente avec le front populaire, se radicalise durant les seventies dans la mouvance de mai 1968, et se concrétise finalement à partir des années 80, dans la multiplication des musées de société.

Mécénat et culture des élites

Les premiers musées poursuivent, bien souvent malgré eux et en dépit de leurs fondateurs, un projet élitiste : contribuer à la définition de la culture cultivée, celle que l'intelligentsia, une petite minorité, partage avec les classes supérieures ; participant ainsi à leur rayonnement et à leur domination1 . Déjà, le fameux Mouseion d'Alexandrie regroupait sous la protection de la dynastie des Ptolémées les meilleurs érudits de la période hellénistique : "Une communauté de savants pensionnés par le mécénat royal, c'est-à-dire dispensés des soucis de l'existence pour se consacrer à l'étude..."2 . Plus tard, à la renaissance, les col lect ions "d'antiquailles" et les cabinets de curiosité passionnent la noblesse et les grands princes comme les Médicis, les Farnèses, les Borghèses à Florence, Rome et Mantoue, comme l'archiduc Ferdinand

1 La rencontre des cultures, in la revue Sciences Humaines N° 16, p.30. 2 Schaer Roland, "L'invention des musées". Ed. Gallimard, 1993, p.12.

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ou le duc Albert de Bavière ; ils sont à l'origine des premiers espaces muséographiques conséquents1.

L'idée de culture que défendent les musées issus de la renaissance, est imposée par l'idéologie des Lumières. Elle se constitue, comme dans l'antiquité, en opposition aux savoirs vulgaires que sont les techniques et aux formes d'expression populaires, grotesques, naïves d'un peuple laborieux dont la préoccupation première est de produire les moyens de son existence. Elle concerne les beaux-arts, les sciences, la philosophie, des genres qui depuis toujours se développent à l'ombre du pouvoir en place et pour sa plus grande gloire, même si artistes ou philosophes se permettent parfois de le critiquer.

En dehors de certaines réalisations d'art sacré et peut-être aussi de quelques sociétés démocratiques où la collectivité toute entière prend en charge le coût des productions culturelles, seuls les grands princes ont, en effet, les moyens de financer les artistes, de leur permettre d'être dégagés des contingences matérielles et de se consacrer entièrement à leur recherche et à leur création. En échange, les mécènes, même s'ils ont l'intelligence de ne rien imposer, se réservent le droit de passer commande, de sélectionner, d'orienter, de promouvoir. Ils font en sorte que la production culturelle se fasse au plus près de leurs goûts, mais aussi de leurs aspirations et de leurs préoccupations, de leurs façons d'être et de vivre, bref qu'elle soit l'expression de leur propre civilisation.

L'institution muséographique occupe dans ce dispositif une place de choix. Elle sacralise les réalisations artistiques, en même temps qu'elle les inscrit dans l'histoire de l'humanité. Il est vrai que l'architecture monumentale, la solennité grandiose du décorum, l'ambiance silencieuse et feutrée d'un musée, le font davantage ressembler à une église ou à un temple, qu'à une place de marché ou une école2. Mais plus que cela, en franchissant la porte du musée, un objet passe la barrière qui sépare le profane du sacré, puisqu'il

1 Schaer Roland, op. cit. p.21. 2 CF par exemple : Bourdieu Pierre, Darbel Alain, "L'amour de l'art", Ed. de Minuit, 1969 (réédition

1992), p.165 et 166 / Dagognet François, "Le musée sans fin" Ed. Champ Vallon,1984

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accède à l'éternité. Alors que l'usage condamne ses congénères à la destruction, il devient un élément du patrimoine collectif légué par les générations précédentes ; il sera transmis aux générations futures qui en feront de même avec leur descendance. Désormais, tout sera fait pour lui éviter l'usure du temps et les empreintes de l'homme ; et la société toute entière va s'y employer en assumant le prix de sa conservation, de sa protection et de sa restauration. Les objets patrimoniaux, comme tous les objets sacrés sont inestimables et incessibles. Ils ne peuvent être évalués et monnayés comme le sont les objets communs, qui, même s'ils échappent miraculeusement à la casse et accèdent au rang d'antiquité, resteront dans les circuits commerciaux où ils sont sujet à spéculation et à marchandage 1.

Aussi, les collections conservées dans les musées acquièrent-elles une valeur symbolique et une légitimité qui en font les témoins incontestables, les étalons de l'art officiel. Jouant de leur fonction sacralisante, les musées imposent avec le choix des princes, leurs sens de l'esthétique, leurs goûts et leurs valeurs. Ils font de la culture de la noblesse et des prélats, puis de la bourgeoisie, la seule qui compte.

Ainsi Duncan F. Cameron, peut-il conclure : «Les classes sociales qui en avaient le pouvoir nous ont donné des musées qui sont, en quelque sorte, des temples où sont enchâssées les choses qu'elles croyaient être significatives, importantes et de valeur. Le public acceptait généralement l'idée selon laquelle, si elles étaient dans le musée, non seulement elles étaient considérées comme véritables, mais de plus elles représentaient certaines normes de qualité...»2 Et François Dagonet d'ajouter : « Ce haut-lieu fixe les goûts régnants et répand les modèles à imiter... Ce temple de l'art ne sert pas une religion morte, mais travaille avec ingéniosité à une domination. Il propage, légitime, en même temps qu'il sidère et éblouit »3 .

1 Tout en ces lieux saints de l'art... indique que ce monde de l'art s'oppose au monde de la vie quotidienne comme le sacré au profane... Bourdieu Pierre, Darbel Alain, op. cit. p. 165

2 Cameron Duncan F, Le musée temple ou forum, in "Vague", op. cit. p.85 3 Dagognet François, "Le musée sans fin". Ed. Champ vallon, 1984, p.36.

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Pour que les musées puissent diffuser la culture des classes régnantes, ils fallait encore qu'ils soient publics comme le sont d'ailleurs la plupart des lieux sacrés. C'est chose faite depuis la révolution ; quand, au nom de la démocratie, de l'instruction nationale et plus tard, de l'éducation du populaire, les collections privées autrefois réservées au bon plaisir d'une petite minorité sont ouvertes à tous. Leur accès en est ostensiblement facilité : jusque dans les années 20, l'entrée en est libre et gratuite ; aujourd'hui, les tarifs sont très inférieurs au prix réel de la visite et au coût de bon nombre de loisirs populaires. Cependant, comme le montrent toutes les statistiques, même les plus récentes, malgré leurs efforts, ces établissements continuent de n'accueillir pour l'essentiel que les catégories sociales aisées. «La statistique révèle que l'accès aux œuvres culturelles est le privilège de la classe cultivée ; mais le privilège a tous les dehors de la légitimité, en effet ne sont jamais exclus ici que ceux qui s'excluent. Étant donné que rien n'est plus accessible que les musées et que les obstacles économiques dont l'action se laisse percevoir en d'autres domaines sont ici de peu, on semble fondé à invoquer l'inégalité naturelle des besoins culturels w1.

Comme l'expliquent Pierre Bourdieu et Alain Darbel : si en principe, tout le monde peut accéder au musée, ne s'en délectent et, en définitive, n'y vont, que les plus cultivés, les mieux instruits, ayant acquis un capital culturel adéquat, celui là même que possèdent déjà ceux qui financent et font les musées. Comme tout espace sacré, les musées n'ont de sens que si les officiants ont une culture appropriée, leur permettant d'interpréter et d'apprécier ce que l'on y produit. Les autres, sont renvoyés à leur indignité, puisque s'il y ont en principe accès, ils sont incapables d'en apprécier les charmes. "On comprend que les musées trahissent dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment de l'exclusion»2.

Bien que cette conception restrictive de la culture ait, de tous temps, implicitement au moins, dominé la scène de la

1 Bourdieu Pierre - Darbel Alain, "L'amour de l'art", Ed. de Minuit, 1969 (réédition 1992), p.69. 2 Bourdieu Pierre, Darbel Alain op,. cit., p. 165.

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muséographie, depuis toujours aussi, des conservateurs éclairés ont cherché avec plus ou moins de bonheur, à développer des alternatives.

Critique et renouveau de la muséologie.

Les musées font, depuis toujours, l'objet de polémiques. Dans l'entre-deux guerres par exemple, on leur reproche leur dérive académisante, "d'être sourds aux ruptures et aux audaces de l'art indépendant"1, d'être passés à côté de grands artistes comme Manet, les Impressionnistes ou les Post-Impressionnistes. Cependant, la critique, pour virulente qu'elle soit, porte sur l'incapacité de l'institution à être le garant des valeurs artistiques régnantes. C'est en marge, que vont se développer des alternatives qui mettront en question l'exclusivité de l'institution dans son rôle de consécration de la culture cultivée.

En France, tout commence en 1929, avec l'arrivée de Rivet et de Rivière au musée d'ethnologie du Trocadéro qui deviendra quelques années plus tard "le Musée de l'Homme" (1937). Leur projet est simple : jouer sur la fonction sacralisante et valorisante du musée, utiliser sa capacité à contribuer à la définition de la culture, pour réhabiliter les cultures colonisées, opprimées, menacées d'extinction. Il s'intéressent d'abord à celles des sociétés, exotiques, étudiées par les premiers ethnologues ; ce n'est que plus tard, avec la création du musée des Arts e t Traditions Populaires (dont le projet lancé par G.H.R. en 1937 n'aboutira que dans les années 70), qu'ils en viendront aux cultures populaires.

A partir des années 70, dans la mouvance de mai 68, la contestation se radicalise et se développe ; elle devait "révolutionner le monde assoupi des musées". La révolte a ses maîtres, des intellectuels indociles comme Georges Henri Rivière, Hugues de Varine, ou au Canada, Duncan F. Cameron. Elle est à l'image de cette époque : iconoclaste, incendiaire, outrancière, mêlant violence symbolique et douces utopies. Les mots d'ordre

1 Schaer Roland, op. cit., p. 100.

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provocateurs «il faut brûler le Louvre», «le musée doit être décolonisé culturellement», «le visiteur potentiel doit être libéré de ses inhibitions d'intellectuellement sous-développé» ^ cachent une critique radicale du musée et notamment de sa fonction élitiste. «La signification historique de l'institution appelée musée est en voie de disparition» proclame Hugues de Varine en 1969 2 . «Il est normal que l'institution soit contestée et même rejetée globalement, qu'elle soit considérée comme un instrument de propagande et d'oppression au service d'une caste qui posséderait la vérité, que celle-ci soit idéologique, esthétique, morale, ou autre»3. Le musée ne peut plus être un temple dont la fonction première est de sacraliser la culture officielle ; mais doit devenir un forum au coeur de la cité. Et Duncan Cameron de demander aux institutions de "financer" cette "révolution" en «donnant aux artistes et aux critiques sociaux des occasions de se produire, d'être entendus, d'être exposés et de contester les valeurs reconnues et les institutions en place»4.

Bien que marginales et limitées, les premières expériences acquièrent immédiatement une importance symbolique qui leur permettra de rayonner longtemps encore après leur disparition. A Bâle, par exemple, dans la Kunsthalle, l'artiste Samuel Buri met à mal le concept de musée en fermant l'entrée officielle du bâtiment pour imposer d'y pénétrer en escaladant une fenêtre. Grossert, lui, détruit des salles d'exposition (murs ondulés, sol accidenté, plafond tombant en diagonale), d'autres encore, les remplissent de bidons peints, ou -inversement- les vident de tout tableau, tandis que le directeur F. Althaus s'ingénie à inventer de nouveaux rapports avec les artistes et le public5.

Il y aura aussi l'expérience du Creusot. Autour de Georges Henri Rivière et Hugues de Varine, une équipe pluridisciplinaire de jeunes plasticiens, muséologues, chercheurs, expérimente et développe le concept tout nouveau d'écomusée "espace d'exposition éclaté",

1 De Varine Hugues, Le musée au service de l'homme et du développement, 1969, in "Vagues", op. cit., p.59

2 "Vagues", op. cit., p.49 3 "Vagues", op. cit., p.51 4 Cameron Duncan, "Le musée un temple ou un forum ", 1971, in Vagues, op. cit., p.90 5 Altaus Peters F., (entretien avec), in Vagues, op. cit., p.424

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"ouvert ou couvert", "laboratoire permanent de terrain", "conservatoire du patrimoine naturel et culturel". «Un écomusée n'est pas un musée comme les autres, c'est un instrument qu'un pouvoir et une population conçoivent, fabriquent, et exploitent ensemble... pour appréhender les problèmes de leur propre devenir... La culture dont ils se réclament est à entendre en son sens le plus large ; et ils s'attachent à en faire connaître la dignité et l'expression artistique, de quelque couche de la population qu'en émanent les manifestations»1 .

Et puis il y eut les années 80, raisonnables, désespérément raisonnables, mais aussi pragmatiques et ambitieuses. La nouvelle muséologie, c'est ainsi que le mouvement se fera appeler à cette époque, va heurter de plein fouet la décennie, perdre de sa virulence, mais en devenant plus pragmatique, gagner en réalisations concrètes qui reprennent, développent, appliquent bien des principes explorés dans la décennie précédente.

Cette fois, ce n'est plus la période tout à la fois d'euphorie et de vague à l'âme, caractéristique des trente années de croissance ininterrompues et de plein emploi qui suivirent la seconde guerre mondiale. La crise économique sévit depuis le milieu des années 70, elle impose des choix déchirants, l'économie se recompose autour de pôles d'excellence, tandis que des pans entiers de tissus industriel et artisanal traditionnels disparaissent ou sont délocalisés à l'étranger. Dans le monde rural, la lutte désespérée des agriculteurs pour se maintenir en activité cède le pas à la désertification. Dans un contexte de profond bouleversement des espaces et malgré la récession, plusieurs centaines de musées seront mis en chantier sur tout le territoire français, autant pour conserver une trace de la société industrielle et agricole héritée du XIXème, que pour assumer le passage à l'ère post-industrielle.

Aussi peut-on visiter aujourd'hui des musées de la mine, de l'hydro-éléctricité, de l'ardoise, du fer, du sel, du pétrole, du textile, des matières plastiques, du cristal, du verre, du cartonnage, du papier, du bois, de la soie, de la forge, de la

1 "Vagues", op. cit., p.440 à 443

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construction navale, de l'horlogerie, de l'imprimerie, de la coutellerie, de la serrurerie, de l'impression sur étoffes, de la bonneterie, de la chemiserie, de la dentelle, de la lunetterie, de la chaussure, de la parfumerie, du papier peint, de la cloche, de la machine à coudre, de la machine agricole, des transports, du chemin de fer, de la battellerie, de l'hydraviation, du cycle, de l'automobile, de la poste, de la photographie, du jouet, de la viticulture, de la vigne et du vin, de la pomme et de la poire, du cognac, du cidre, de la bière, de la cuisine, du fromage... Tous conservent et présentent, pour l'essentiel, des collections d'objets techniques qui étaient employés, souvent jusqu'à une période récente, quotidiennement, pour des activités domestiques ou professionnelles.

Quel sens faut-il donner à ce mouvement ? Faut-il interpréter les demandes de musées exprimées par des groupes sociaux sacrifiés sur l'autel de la modernité comme "le geste antique et universel d'Antigone exigeant une sépulture"?1. Ces musées affirment que tous les hommes, au moins en tant que groupe ayant habité un lieu déterminé et y ayant travaillé, que toutes les formes d'activité humaine fussent-elles les plus banales, sont dignes de mémoire et donc de muséalisation2. Entendons-nous, il ne s'agit pas seulement d'enterrer ses morts avant de passer à autre chose, mais d'un ressaisissement de la vie qui assume le passé. Seule la mémoire des expériences antérieures permet de donner du sens au présent et d'anticiper sur l'avenir. Face à l'accélération des mutations qui transforment les paysages urbains et ruraux, ces musées s'efforcent de ressaisir l'identité d'un territoire, d'interpréter et de donner à voir sa transformation dans la perspective de contribuer à son devenir. De plus, à l'instar des centres de culture scientifique et technique créés à cette époque, ils veulent être un espace ouvert à la modernité ; aussi bien d'acculturation aux sciences et aux nouvelles technologies, que de réflexion et de revendication à leurs égard.

1 Mairot Philippe, Cité in "Musées et société", Ed. DMF, 1993, p.36. 2 Pomian Krysztof - Musée de société : de la Nostalgie à l'Anticipation, in "Musées et société", Ed.

DMF, 1993, p.61.

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Des premiers musées d'ethnologie dans les années 30, à la multiplication des musées de société, techniques et industriels caractéristiques des années 80, le chemin a été long. Il passe par une reformulation complète de la fonction du musée dont le domaine d'intervention est élargi à l'ensemble des manifestations culturelles, conçues non plus seulement au sens restrictif du terme (la culture cultivée), mais au sens où l'entendent les ethnologues, c'est-à-dire aux faits de civilisation saisis dans leur diversité. La culture, est alors cet ensemble complexe englobant les connaissances, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes ainsi que les autres capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société.1, ou comme le dit encore Fernand Braudel, une "façon de naître, de vivre, d'aimer, de se marier, de penser, de croire, de rire, de se nourrir, de se vêtir, de bâtir ses maisons et grouper ses champs, de se comporter les uns vis à vis des autres"2.

En fait, il s'agit moins d'opposer la culture classique et humaniste à la civilisation3, que de considérer la première comme un élément essentiel de la seconde. Dès lors, il est important de savoir comment l'une et l'autre s'articulent, mais aussi de faire une place aux cultures populaires négligées et menacées, en leur offrant des espaces où se penser, s'exprimer, se défendre. Les musées de sociétés qui sont, tout à la fois, des musées d'histoire et d'identité, des musées techniques et industriels et des musées des arts et traditions populaires, travaillent dans cette perspective, puisqu'ils conçoivent la culture sous ses innombrables facettes, dans sa globalité, sa diversité et sa dynamique. Comment le font-ils ? La réponse à cette question devrait permettre de mener une réflexion approfondie sur le rôle et les missions qui leur sont aujourd'hui, dévolus. Nous l'aborderons par trois entrées : celle de l'identité, celle de la technique et pour finir, par celle de la programmation.

1 Taylor, the origin of culture, cité in La rencontre des cultures, revue Sciences Humaines N°16 p.30. 1992

2 Braudel Fernand, "L'identité de la France, Espace et Histoire", Champs Flammarion, 1990, p.81. 3 Comme le déplore Alain Finkielkraut, Un clip vaut Shakespeare, entretien avec, in la revue Terrain,

p.76

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Auparavant, un premier travail sur le concept d'identité conduira à préciser le rôle et la fonction des musées de société.

Un chapitre sera ensuite consacré aux enjeux spécifiques de la muséologie des techniques ; depuis les premiers grands musées techniques, panthéon à la gloire d'un progrès industriel, jusqu'au perspectives ouvertes par la technologie comme science s'attachant à faire l'histoire sociale des techniques.

Enfin, nous verrons à propos d'un cas exemplaire, celui du Musée International de la Parfumerie, comment le principe d'identité peut structurer le projet global d'un musée technique et industriel.

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Première partie DES MUSÉES D'IDENTITÉS

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I. LE CONCEPT D'IDENTITÉ

Aborder la question de l'identité est toujours suspect, qui plus est aujourd'hui, alors même que des conflits qu'on voudrait d'une autre époque ensanglantent les Balkans et font des confins de l'Est une poudrière. Bien sûr, on peut penser de tout cela qu'il s'agit seulement d'un bégaiement de l'histoire et que le brassage des cultures conduit inéluctablement à l'unité. On peut aussi s'en inquiéter, et se demander si ce retour au "tribalisme" n'est pas le contre-coup d'une marche forcée vers l'homogénéisation des civilisations, qui écartèle les groupes sociaux en deux, entraînant la dilution complète des uns par des réseaux de communication de plus en plus sophistiqués et absorbants, tandis que les autres, exclus, sont contraints à la marginalité, au repli sur le passé et aux solutions simplistes, faute de pouvoir participer au monde.

Contrairement à ses détracteurs qui en ont une représentation passéiste et figée, nous voudrions montrer que le concept d'identité conduit à poser des questions d'une grande urgence sur l'évolution des cultures, qu'il permet de saisir dans leur dynamique et leur diversité. Partant de là, nous pourrons repréciser qu'elle est, à notre avis, la mission centrale des musées de société et réfléchir sur le rôle qu'ils peuvent jouer non seulement pour défendre et faire découvrir les identités locales, mais aussi pour permettre l'émergence d'une nouvelle conscience respectant et transcendant les particularismes.

Abondamment employée, faisant l'objet de toutes les passions et de tous les consensus, la notion d'identité est aussi celle de tous les glissements ; si bien que tout le monde peut s'accorder, ou

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se déchirer à son sujet sans pour autant en partager le sens. Fallait-il l'abandonner pour cela et choisir des termes plus neutres et plus précis ? Nous ne l'avons pas fait, pour sa valeur heuristique, qui tient justement à son ambiguïté. Mais nous ne pouvons, par contre, faire l'économie d'un travail de re-définition nominale du concept, pour préciser le sens et les conditions de son utilisation.

L'identité : Un mouvement complexe de l'égo et de l 'alter

«Il n'est d'identité que paradoxale» écrit Pierre Tap, «il n'est d'identité que personnelle et sociale, indissolublement, ef fort constant d'unification, d'intégration et d'harmonisation, aussitôt démenti et toujours recommencé ; effort constant de différenciation, d'affirmation et de singularisation, aussitôt limité par la tentative inverse d'affiliation, d'appartenance et d'identification en relation, ou non, avec la co-action et la convivialité»1.

Le paradoxe de l'identité permet de toucher du doigt un mouvement complexe, tout à la fois d'homogénéisation interne des civilisations et de définition des unes par rapport aux autres. On va ainsi pouvoir rechercher les variations subtiles de la culture, et observer les mouvements sociaux de différenciation et de repli, ou d'adhésion et d'ouverture aux autres.

Étymologiquement, l'identité désigne à la fois l'unicité, (ce qui fait qu'une personne est elle et pas autre) et la similitude (du latin identitas, idem, le même). L'identité d'un groupe social se construit, elle aussi, en reproduisant cette ambiguïté, dans un mouvement à double sens : d'altérité et d'unification. D'altérité, c'est à dire d'affirmation de la différence et de reconnaissance par l'autre, de cette différence qui le rend unique. Dans le même temps, tout groupe est l'objet d'un processus d'unification interne, d'un travail sur lui-même, par lequel les individualités qui le

1 Tap Pierre, Introducá on, in "Identité collective et changements sociaux". Ed. Privat, 1980.

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composent, s'intègrent en s'identifiant en se fondant dans une même culture1.

Pierre Tap propose d'appeler :

"identisation" le processus par lequel l'acteur social tend à se différencier, à devenir autonome, à opérer un mouvement de totalisation et à s'affirmer par la séparation,

"identification" le processus inverse, mais complémentaire par lequel l'acteur social s'intègre à un ensemble plus vaste et dans lequel il tend à se fondre.2

Le concept d'identité recouvre ce double mouvement ; il est facile à appréhender tant que les communautés sont isolées et constituent chacune un groupe homogène. C'est le cas des sociétés archaïques où l'échange avec l'extérieur est peu développé et où le groupe est parfaitement circonscrit, caractérisé par un territoire, une langue, certaines formes d'organisations politiques, sociales, économiques ou religieuses 3 . Là, les frontières entre le dedans et le dehors sont clairement définies, de même que les moyens pour quelqu'un d'extérieur, un étranger ou un enfant, d'accéder au groupe (à travers les rites d'initiation, par exemple). Cependant, il est déjà possible de distinguer au sein même de la communauté, des sous-groupes, des entités sociales ayant chacune leur spécificité, comme la lignée, le clan, la tribu. En effet, la question de l'identité ne s'épuise jamais avec le premier cercle, les jeux de l'échange font que tout individu existe parce qu'il appartient à une famille, une ville, une région, une nation et aussi à une génération, une profession, une entreprise... c'est à dire à des groupes sociaux plus vastes ou plus petits ayant chacun leur propre originalité, obligeant à ce travail constant d'identification. Ainsi, le mouvement d'unification interne est-il toujours aussi, ouverture d'une entité plus petite sur une entité plus vaste, d'un individu sur

1 Gomes Da Silva José Carlos, "L'identité volée". Ed. Université de Bruxelles, 1989, p.31 - Voir aussi : Mucchielli Alex, "L'identité", PUF, 1986 / Goffman Evring, "La mise en scène de la vie quotidienne". Ed. de Minuit 1973, p.181 et 182

2 Tap Pierre, introduction, in "Identité collective et changements sociaux". Ed. Privat, 1980, p. 12 3 Dressler Holohan Wanda Morin Françoise, Quere Louis, L'identité de pays à l'épreuve de la modernité,

Rapport de recherche pour le Ministère de la Culture, Direction du Patrimoine, Centre d'Études des Mouvements Sociaux, E.H.E.S.S, 1986, p.56

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le groupe, d'un groupe dans une culture régionale, nationale, ou supranationale...

Chaque communautés regroupe et spécifie des entités sociales plus petites dans un processus laborieux d'unification interne ; à partir de quoi, elle-même, dégage sa propre identité qui la différencie des autres entités sociales de mêmes niveaux. Chacune est unique si on la compare aux ensembles de mêmes niveaux ; mais toutes se confondent dès lors qu'on les observe depuis l'instance supérieure dans laquelle elles se fondent. Ainsi, le corps social dans son ensemble est-il travaillé par des phénomènes de différenciation et d'unification culturelle, que l'on peut lire et étudier à différents stades d'agrégation. Schématiquement, le mouvement fait penser à la façon dont se développe une onde autour d'une pierre jetée dans l'eau, quand chaque cercle se fond dans un cercle plus vaste, en même temps que le suivant le reconstruit.

Identité et réseau de communication

Pour comprendre l'évolution des cultures, à partir des processus d'unification ou inversement de spécification qui les travaillent, il faut donc faire l'histoire des réseaux d'échange et de communication. Quand ils se développent, s'étendent, ils traversent les cercles, affaiblissent leurs frontières, brassent les groupes et les amènent à se fondre et à s'identifier dans une unité plus vaste. S'ils se heurtent à des obstacles (relief par exemple), ou que pour une raison ou une autre (de conflit par exemple), ils s'affaiblissent ou sont amenés à se briser, ils entraînent le repli des groupes à l'intérieur de leur territoire, c. a. d. des seuls espaces qu'ils continuent à irriguer.

Dans les deux premiers chapitres de "La Méditerranée", F. Braudel montre, d'une part, comment le milieu : montagnes, plateaux, plaines, mer et littoraux jusqu'aux confins les plus inhospitaliers a induit l'émergence de systèmes agricoles, économiques, ou politiques, différents les uns des autres, et d'autre part, comment dans le même temps, l'échange continuel entre les hommes, a permis dès l'antiquité, l'émergence d'une unité humaine en la dotant d'un destin collectif. «La Méditerranée n'a

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d'unité que par le mouvement des hommes, les liaisons qu'il implique, les routes qu'il conduit, routes de terre et de mer, routes des fleuves et des rivières, immenses réseaux de liaisons régulières et fortuites, de distribution perenne de la vie, de quasi circulation organique»1.

De même, Victor Scardigli explique comment Charlemagne, en développant les grands axes de communication qui seront pour les siècles suivants de grands axes de prospérité, d'échange commerciaux et culturels, assura l'émergence d'une identité commune à l'empire carolingien et sa poursuite bien au delà de l'unité politique, puisqu'il y voit en germe l'Europe contemporaine2. En favorisant le développement des monastères et de l'enseignement, (les scholae) le long de ces grands axes de communication, il crée un réseau international ayant pour mission de brasser et de transmettre des idées. «Dans l'histoire de la création artistique ou scientifique, les grands mouvements d'idées sont apparus là où deux conditions étaient réunies : une prospérité qui permet à des mécènes (ou à des collectivité) de payer de nombreux artistes et penseurs ; un système de transmission des connaissances, qui assure à la fois une continuité locale entre les générations et une circulation des idées».3

Au départ, au début de l'histoire de l'humanité, quand les hommes se sédentarisent, toute leur énergie est absorbée par la production des moyens de subsistance. Ils n'ont d'autres ressources que celles du territoire où ils se sont installés, ce qui les contraint à s'adapter à leur environnement naturel et à l'exploiter dans une perspective d'autosuffisance. Tout ce qu'ils utilisent pour manger, se vêtir, se soigner, habiter, se défendre, provient exclusivement de leur territoire qu'ils s'efforcent d'apprivoiser en développant une agriculture, un élevage, des techniques artisanales dont ils cherchent à tirer le meilleur parti possible et à pallier les

1 Ce destin collectif du pourtour méditerranéen déclinera à partir du XVIème au profit d'une nouvelle communauté de destin : l'Europe, quand Anglais et Hollandais prennent le contrôle des routes de mer, puis des marchés et des techniques de fabrication manufacturières. Braudel Fernand, "La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II", Ed. Armand Colin, (première édition 1949), 1987, p. 253 et 254.

2 En imposant une nouvelle "Pax Romana", Charlemagne s'applique à entretenir une relative sécurité sur les grandes voie de circulation.

3 Scardigli Victor, "L'Europe de la diversité : la dynamique des identités régionales, Éditions CNRS, 1993 p.34 et 37

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inconvénients. Ils défrichent et aménagent les terres, assèchent ou irriguent les sols, apprennent à les travailler, sélectionnent les espèces les mieux adaptées, ils emmagasinent, conservent, cuisinent leurs récoltes, s'ingénient à utiliser la pierre, le bois, parfois les métaux, pour leurs habitations et leurs mobiliers. Ainsi, à force d'innovations, d'expériences, de travail, ils développent des pratiques culturelles, des modes de production agricoles, pastorales et artisanales, un habitat, des habitudes alimentaires ou vestimentaires, des formes d'organisations sociales ; bref une civilisation profondément adaptée à son environnement, ce qui en retour la caractérise forcément.

Comme le souligne Fernand Braudel à propos de l'identité de la France, «la mosaïque des sols, des sous-sols des micro-climats se traduit dans l'émiettement des paysages français. Aucun doute : l'homme a été l'ouvrier, le responsable de ces jardins, de ces vergers, de ces villages jamais tout à fait les mêmes. Il a été l'acteur, le metteur en scène, mais son jeu a été aussi provoqué, facilité ou même contraint de l'extérieur»1.

Ainsi, selon qu'ils vivent en plaine ou en montagne, au bord d'une rivière ou de la mer, dans une zone aride ou tempérée, chaude ou froide, sur des sols riches ou pauvres, accidentés ou plats, de pierre ou d'argile, les hommes développent des modes de vie, une culture propre, dont la spécification est pour l'essentiel le produit de cette lutte quotidienne, inlassable, reconduite de générations en générations, qu'ils mènent au sein de leur terroir, pour en tirer leurs moyens de subsistance.

Mais aucun groupe, si isolé soit-il, ne vit complètement replié sur lui même. Bien que les économies traditionnelles soient organisées sur le principe de l'auto-suffisance2, elles ne sont jamais totalement autarciques. «Tout village a beau faire, il ne se suffira jamais à lui-même, il lui faut vendre ses "surplus" au

1 Braudel Fernand, "L'identité de la France, Espace et Histoire", Champs Flammarion, p.60. 2 Fernand Braudel écrit à propos de l'économie d'un petit village de la Basse Auvergne : «même cette

Frecherie, exemple merveilleux d'auto-suffisance, n'est pas totalement autarcique et la nécessité n'éviterait elle pas de payer la gabelle et les impôts, qu'elle n'en serait pas moins si faiblement que ce soit ouverte sur l'extérieur. Pour être en mesure d'acheter le sel et le fer qui lui manque», "L'identité de la France, Espace et Histoire", op. cit. p. 157

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marché ou à la foire du bourg voisin, ne serait-ce que pour se procurer l'argent nécessaire aux redevances seigneuriales»1. Dans l'identité de la France, Fernand Braudel consacre l'essentiel du premier tome à montrer comment le développement progressif des réseaux de communication et d'échange entre les villages et bourgs, les bourgs et les villes, les villes entre elles, aura permis de transcender les particularismes locaux et de donner au pays une identité commune.

Au fur et à mesure que les moyens d'échange se développent et s'améliorent, il devient plus intéressant d'importer tel ou tel matériau, telle ou telle denrée d'une autre contrée, que d'en maintenir la production sur place. Aussi, certaines cultures vivrières vont décliner, parce que leur production locale n'est plus satisfaisante, que le rendement est mauvais, alors qu'on peut les importer à bon compte d'autres contrées où elles poussent en abondance. D'autres productions, au contraire, se développent parce qu'elles sont adaptées au terroir, que les hommes se sont fait une réputation de leur fabrication et que leur exportation contribuera à équilibrer la balance des échanges commerciaux.

Certaines régions vont être amenées à privilégier la viticulture, l'olivier ou les céréales, d'autres la pêche ou l'élevage, la fabrication de fromages ou la salaison, d'autres encore exploiteront des matières premières contenues dans leur sol et les utiliseront pour développer un artisanat local jusqu'à en faire une véritable industrie ; tandis que des pans entiers de l'économie traditionnelle, de moins en moins rentables périclitent.

A Grasse, par exemple, au XVIIIème, la corporation des gantiers-parfumeurs qui excelle dans la fabrication des parfums extraits de plantes odorantes récoltées dans les garrigues provençales, découvre un nouveau procédé technique permettant de capter la fragrance des fleurs les plus fragiles. Le succès des nouvelles fabrications est tel que, pour répondre à la demande, les plus audacieux ou les plus riches d'entre eux construisent de grandes usines ; tandis que les campagnes environnantes se

1 Braudel Fernand,"L'identité de la France", op cit p. 149.

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couvrent de plantes à parfum. En un siècle, l'artisanat local mute en une industrie des matières premières aromatiques à l'échelle européenne puis mondiale, qui remodèle les paysages alentours et la physionomie de la cité.1.

L'équipe de Victor Scardigli, qui travaille sur la dynamique des identités locales en europe, montre comment au XIXème, dans chacunes des régions étudiées, se constituent des pôles de spécialisation industrielle. A Bologne, des statistiques de 1897 mentionnent l'existence d'une industrie textile domestique, utilisant 7370 métiers à tisser destinés à filer le chanvre cultivé. Un peu plus loin, à Carpi près de Modène, une industrie locale de fabrication de chapeaux de paille vendus dans le monde entier, emploie en 1904 trente à quarante mille personnes2. La Catalogne, quant à elle, après s'être spécialisée dans la viticulture, se tourne vers le textile, d'abord le lainage, ensuite le coton ; et là encore assez rapidement, le marché dépasse les frontières régionales, s'étend sur le continent, gagne l'Amérique du Sud3. De même, c'est à cette époque que Berlin devient une des plus grandes villes d'Europe, grâce à la croissance d'entreprises novatrices spécialisées dans la construction mécanique et l'industrie électrique comme Siemens ou Borsig4. Ailleurs, ce sont des denrées agricoles comme le fromage, la charcuterie, la bière, ou des fabrications artisanales telles que la dentellerie, la coutellerie, l'horlogerie, qui pour une raison ou une autre connaissent un essor sans précédent et conduisent une fraction de plus en plus large de la communauté à s'y consacrer, devenant un pôle d'excellence de la contrée. On améliore les techniques, on spécialise les machines, on développe les réseaux d'approvisionnement et de commercialisation, ce qui contribue encore à l'hégémonie de ces nouvelles fabrications.

1 Cf. : Rasse Paul, "La cité aromatique". Ed. Serre, 1987 - La cité Aromatique : Culture, techniques et savoir-faire. Terrain N° 16, éd. MSH / Ministère de la Culture, 1991 - Identité de la cité aromatique. Contribution au catalogue de l'exposition : "Parfum Europe", du Musée international de la parfumerie. Ed. MIP 1992

2 Cappecchi Vittorio, Pesce Adèle, L'Emilie Romagne, in "L'Europe de la diversité", Sous la direction de Victor Scardigli, Ed. CNRS, 1993. p.97.

3 Roque Maria Angels, Gallardo Virgini, La Catalogne, in "L'Europe de la diversité", op. cit. p.45 4 Joerges Berward, Dievvald Martin, Berlin et sa Région, in "L'Europe de la diversité", op. cit. p. 127

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Au XIXème, les révolutions du charbon, de la vapeur et du chemin de fer, entraînent l'émergence de grands centres industriels plus ou moins spécialisés. Dans la sidérurgie par exemple, dès que la vapeur permet de s'affranchir de l'énergie hydraulique pour actionner soufflets et marteaux, les fonderies se concentrent à proximité des grands centres miniers1. C'est le cas au Creusot où les hauts fourneaux utilisent le charbon extrait des mines alentours, tandis que le canal du centre permet de chalander à moindre coût les énormes quantités de minerais nécessaires. Partout la vapeur facilite la concentration des industries autrefois disséminées le long des cours d'eau, tandis que le chemin de fer permet de passer à la production de masse en rendant possible l'approvisionnement et la commercialisation de grandes quantités de matériaux sur de longues distances.

Bientôt, dans chaque bassin d'emploi, la communauté toute entière se réorganise autour des nouveaux pôles d'activités, qu'ils soient agricoles ou industriels. Elle développe des savoir-faire, des pratiques, des attitudes professionnelles, des formes d'organisation sociale, de nouvelles habitudes alimentaires ou vestimentaires qui lui sont spécifiques et la caractérisent. Cependant les techniques, en se diffusant d'un centre industriel à l'autre, tendent à uniformiser les façons de travailler autour du métier, tandis que le déracinement des populations, leur déqualification et leur prolétarisation dans les grands centres industriels contribuent à homogénéiser la classe ouvrière. Cependant il ne faut pas oublier qu'à cette époque encore, et jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, l'agriculture, le rural dominent. Même en ville, la consommation de produits manufacturés et importés reste limitée ; l'essentiel des moyens de subsistance de la majorité des citadins provient des campagnes avoisinantes. Le logement, le mobilier, les vêtements sont encore produits sur le mode artisanal traditionnel2 ; de sorte que, exception faite des grands centres industriels, l'identité se constitue à l'articulation entre les cultures locales ancrées dans le terroir et les nouveaux pôles de spécialisation économique, agricoles et industriels.

1 Jacomy Bruno, "Une Histoire des techniques", Ed. du Seuil 1990, p.263 2 Granou André, "Capitalisme et mode de vie", Ed. CERF, 1974, p.43

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Quand le mouvement s'accélère, que les voies de communication se développent, se perfectionnent, se nouent entre elles pour couvrir toute la planète de leurs réseaux routiers, maritimes, fluviaux, ferroviaires, aériens, elles permettent d'acheminer toujours plus de matières à des coûts toujours plus bas. Et un jour, il devient plus intéressant de transporter d'un bout à l'autre de la terre, les productions les plus insignifiantes ou les denrées les plus périssables, que de continuer à les fabriquer sur place. «Si l'espace divise» écrit encore Fernand Braudel «il unit aussi, du fait même de cette division, créatrice sans fin de besoins complémentaire ; entre zones céréalières et d'élevage par exemple, entre producteurs de grain et producteurs de vin, le contact est quasi-obligatoire»1. La diversité des économies locales engendre la nécessité d'échanger et pour cela d'entretenir et de développer des réseaux de communication. Dans un premier temps, l'essor des moyens de transport rend possible la spécialisation de régions entières autour de pôles d'excellence, ce qui en retour, conduit à améliorer davantage encore les réseaux de communication. Par suite, le brassage des populations et le développement des médias accélère l'homogénéisation des cultures. Tandis qu'au delà d'un certain seuil, les grands centres industriels se dispersent de par le monde pour des raisons de plus en plus futiles. Les moyens de transport sont si performants qu'il n'y a aucune difficulté à commercialiser en France des appareils conçus aux USA, testés au Japon, assemblés en Asie de Sud-Est et avec des composants fabriqués au Portugal ou en Amérique du Sud à partir de matières premières extraites des sols africains et raffinées en Europe ect. A ce sujet, l'interdépendance de nos économies en miettes, spécialisées et parcellisées à outrance, ne se repèrent plus ; elle ne secrète plus de nouvelles identités, puisque tout est produit un peu partout.

Dès lors que l'essentiel des produits que l'homme consomme pour son existence provient d'un peu n'importe où, les rapports qu'il entretient avec son terroir ne reposent plus sur aucune nécessité et ne valent souvent plus que pour le souvenir. Les particularités

1 Braudel Fernand, op. cit., p. 122

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culturelles qui en découlaient se maintiennent autant que se perpétuent les traditions, mais vont en s'atténuant et finissent par s'éteindre, à moins qu'un effort désespéré ne soit fait pour en maintenir le souvenir.

Si le XIXème et le début du XXème ont été profondément marqués par la révolution des moyens de transports, la seconde moitié du XXème le sera par l'avènement des médias. La multiplication à l'infini des images, conduit à la diffusion des standards de vie et à la généralisation des modèles culturels des pays les plus développés.

Les réseaux de communication ne servent pas seulement à acheminer de la matière, mais aussi, au brassage des populations, à l'échange des idées, à la diffusion des modes de vie, des principes de travail ou des façons de consommer. Progressivement, les cultures se fondent dans un cercle de plus en plus large, jusqu'au cercle le plus large d'une culture mondiale qui tend à dominer et à se faire exclusive1 ; tandis que le premier cercle, celui de la communauté d'origine, a disparu.

Un jour, la prédiction de Mac Luhan se révèle en cours de réalisation "A l'aube de l'âge électronique, l'englobement de la grande famille humaine toute entière en une seule tribu globale". La tribu est à l'échelle de la planète et chacun des habitants qui la peuple "habite le même village" ; c'est l'avènement "d'une société tribale planétaire".

Heureusement, dans la réalité, les choses sont beaucoup plus complexes et confuses, (ce qui n'enlève rien à la pertinence du modèle). Le mouvement lui-même n'est pas uniforme, mais largement dépendant des péripéties de l'histoire ou des résistances que le milieu et les hommes opposent parfois au développement de voies de communication. De longues périodes de quasi-

1 Dans le travail par exemple, quand l'échange culturel, industriel, économique, technologique s'accélère une concurrence exacerbée impose une diffusion de modèles de plus en plus stricte "One best way" disait F. W. Taylor ; autrement dit, il n'y a qu'une façon de produire : la plus rentable ; l'étude scientifique du travail ayant pour objectif de la mettre en évidence et de la modéliser avant de l'imposer à tous.

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immobilisme, de repli, de stagnation, où la tradition reconduit et perpétue la tradition, alternent avec des époques de forte accélération, d'essor commercial et de multiplication des voies où circulent biens, hommes et idées. Il est arrivé aussi que le processus s'inverse. Les réseaux peuvent s'engourdir, se détériorer jusqu'à se rompre, comme ce fut le cas en Grèce à la fin de la période Hellénique, ou pour l'occident, avec l'effondrement de l'empire romain. Au fur et à mesure que les voies se dégradent et que les échanges se tarissent, les communautés en viennent à se replier sur elles-mêmes, elles redécouvrent les vertus de l'auto-suffisance, réadaptent les techniques, les méthodes et les pratiques à leur nouvelle situation. Bientôt, elles développent des façons de vivre, une culture de plus en plus originale, jusqu'à inventer des mots et à les garder pour soi, si bien que d'un village à l'autre, on en vient à ne plus parler la même langue.

Bien sûr, on peut penser que les périodes de repli, même si elles durent mille ans, ne sont qu'un bégaiement de l'histoire, et que sur la longue durée, les processus vont dans le sens d'un accroissement continuel des formes de l'échange. C'est probable, mais il ne faut pas pour autant exclure l'hypothèse selon laquelle, au delà d'un certain stade d'hypertrophie, les réseaux de communication deviennent d'une telle sophistication, d'une telle complexité, que l'édifice peut à tout moment imploser et n'échappe au chaos qu'en requièrant toujours plus de puissance et de forces coercitives. Le risque est dans le déséquilibre, toujours dans le déséquilibre. Jusqu'au jour où tout bascule dans un retour aux origines, hystérique et meurtrier.

Si le développement d'une culture mondiale a indéniablement des aspects positifs, il n'en demeure pas moins qu'à l'échelle de l'histoire de l'humanité toute entière, elle induit un appauvrissement de la diversité, dès lors qu'elle affaiblit et, estompe l'incroyable richesse que représente la mosaïque des cultures originales.

Alors, l'homme cherche désespérément à retrouver ses racines, raisonnablement quand il est encore temps, sentant confusément qu'il sera toujours plus fort au sens de plus heureux, s'il peut tenir

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les deux bouts : partager le sentiment d'avoir des origines, d'appartenir à un groupe, une cité, un terroir original et en même temps participer au monde, utiliser les réseaux qui tissent la planète pour s'exprimer et contribuer à l'émergence d'une conscience mondiale.

Les nouveaux managers ne s'y sont pas trompés ; ceux-là même qui font de l'identité de l'entreprise un élément central de leurs nouvelles théories. Quant à notre propos et par opposition, elle est une bonne illustration des problèmes que pose l'affaiblissement des cultures spécifiques.

Identité et culture de l'entreprise

Dans les années 80, des experts en management cherchaient à élucider le secret des meilleures entreprises, celles qui continuaient à prospérer en période de crise. Ils remarquent qu'elles développent un système de valeurs et de représentations spécifiques, partagées par l'ensemble du collectif de travail ; les organisations, concluent-ils, qui dans un environnement hostile de concurrence exacerbée continuent d'avancer, innovent et s'adaptent, ont toutes une forte culture d'entreprise.

Me Kinsey, Richard et Athos, Peter et Waterman1 aux USA, Hampden-Tumer2 en Grande-Bretagne, Thévenet3 en France, font du partage d'une même identité, la clef de voûte des nouveaux modèles d'organisation et de management post-taylorien. Elle est faite "de postulats fondamentaux inventés, découverts ou élaborés par un groupe donné quand il apprend à faire face à ses problèmes d'adaptation externe et d'intégration interne, et qui ont fonctionné assez bien pour être considérés comme valides et enseignés aux nouveaux membres en tant que mode juste de perception de pensée et de sentiment sur ces problèmes» 4. Loin de se réduire aux quelques valeurs simplistes affirmées dans les chartes et autres

1 Peter Thomas et Waterman Robert, "Le prix d'excellence, les secrets des meilleures entreprises", Inter éditions 1984, p. 119 et suivantes, p.278 et suivantes (Me Kinsey, Richard Pascale et Anthony Athos sont cités p. 31 et 32).

2 Hampden-Turner Charles, "La culture d'entreprise", Ed. du Seuil 1992. 3 Thévenet Maurice, "Audit de la culture d'entreprise", Ed. d'Organisation 1987. 4 Ed. Schein, Organizational culture, cité par Hampden-Turner Charles, in "La culture d'entreprise", op.

cit. p. 25

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documents officiels, elles constituent un ensemble riche de références historiques et de valeurs communes héritées du passé et réactualisées en permanence dans l'exercice au quotidien d'une profession exigeante et qualifiée.

La culture d'entreprise, préconise Thévenet, doit conduire chaque salarié à avoir le sentiment que son succès personnel passe par celui de son établissement. Dans les organisations post-tayloriennes, la coopération ne se décrète pas, elle doit être ressentie par tous comme une, nécessité. Elle fonctionne comme un système d'interprétation collectif du passé et sert à orienter l'action. En tant que référentiel commun, elle permet aux acteurs la plus grande autonomie. Ils peuvent, chacun à leur niveau, prendre les initiatives nécessaires à la bonne exécution de leur tâche ou à l'adaptation de l'entreprise aux exigences de son environnement ; et cependant continuer d'oeuvrer dans le même sens. Dans chacune des micro-décisions qu'exige l'exercice au quotidien du travail, cette culture commune sert de référence et de guide, elle permet de décider et d'orienter l'action en fonction du projet collectif que poursuit toute organisation.

Ainsi, la culture d'entreprise permettrait-elle de réconcilier les exigences de cohésion avec celle de l'action. Elle apporte la sécurité que procure le sentiment d'appartenance à un collectif solidaire, mais en même temps, permet à chacun de prendre les initiatives nécessaires à l'existence, voire à la survie du groupe, et sans que pour autant l'édifice ne se désagrège.

Notons encore, au plan de la communication externe, que les stratèges en marketing ont bien senti, eux-aussi, l'intérêt qu'il y avait à promouvoir l'identité de l'entreprise auprès des consommateurs sous la forme d'image de marque. Car, pourquoi ceux-ci choisiraient-ils tel produit plutôt que tel autre, si tous sont identiques.

Crise d'identité et mouvements sociaux

La quête d'identité n'est pas forcement positive comme en témoignent ces conflits, qui ensanglantent l'Europe et le Monde.

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Alain Touraine met en garde contre ce qu'il nomme l'appel à "l'identité défensive". Elle constitue simplement une forme de résistance au changement. Généralement développée par les notables «qui étaient les porte-paroles et bénéficiaires principaux du système social menacé», elle n'est qu'une forme de résistance au changement, mais peut finir par s'abîmer dans l'intégrisme et le sectarisme. Plus dramatique, la défense forcenée d'une identité accompagne et justifie parfois les réactions de xénophobie ; elle peut même conduire à l'élaboration de projets monstrueux et paranoïaques de génocides. Quand toute une collectivité est assaillie par une crise grave, elle peut être tentée de «remplacer ses conflits internes par l'opposition de l'intérieur et de l'extérieur, de l'intégration interne et de la menace externe, renforcée par ces traîtres placés à l'intérieur de la communauté, qui en deviennent les boucs-émissaires. Le nazisme, plus encore que le fascisme italien, a fait appel à une identité à la fois nationale et populaire (Volkisch), identifiant un être naturel et une volonté collective, une race et une histoire»1. On ne saurait oublier comment le lllème Reich utilisa les Heimat Museum pour développer son idéologie populiste autant que xénophobe. On ne saurait nier comment, plus insidieusement, nombre de musées qui poursuivent un projet d'identité ont été créés et sont tenus par des notables locaux au pouvoir économique et social vacillant.

L'identité, nous dit Touraine, n'est positive que pour autant qu'elle exprime la revendication d'une capacité d'action et de changement, qu'elle se définit «en terme de choix et non pas de substances, d'essence ou de traditions.»2 En effet, l'action conduit nécessairement à l'intégration du groupe dans des entités sociales plus vastes, à la participation de chacun à de larges réseaux de communication et d'échange qui enrichissent la culture commune et mettent en question les solutions idylliques et simplistes, dont sont friandes les collectivités refermées sur elles-mêmes. Si l'identité est alors un élément fédérateur, ciment du groupe, celui-ci n'existe que dans un projet d'action collective. L'identité, elle-même s'articule alors avec les nécessités de l'action ; c'est-à-dire

1 Touraine Alain, Identités ethnoculturelles et nationales, in "Identité collective et changements sociaux", sous la direction de Pierre Tap, op. cit. p.24.

2 Idem.

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évolue en fonction de stratégies larges, intégrant les contraintes extérieures. Car le groupe doit composer, entrer en relation, négocier avec ses différents partenaires, prendre en considération leurs points de vue ; bref participer à des entités plus larges qui exigeront de sa part qu'il développe des formes nouvelles d'adaptation au monde extérieur.

La plupart du temps, le mouvement complexe d'identisation et d'identification, se fond dans la vie sociale en tant que culture commune, sans que les acteurs qui y participent, n'en aient conscience. Mais la notion d'identité prend, par contre, une toute autre dimension dans les périodes de bouleversements sociaux où elle va s'affirmer, se développer, devenir une ressource du groupe. Sans doute est-ce pourquoi les anthropologues en quête de cultures originales, ont privilégié l'étude des mouvements revendicatifs ; qu'il s'agisse de minorités sociales menacées dans leur existence, ou de majorités nationales en butte à des formes de domination coloniale et oligarchique. Ainsi, Rémy Peche étudie les révoltes des agriculteurs dans le midi viticole1, Marc Henri Soulet les résistances des sociétés rurales au changement2, Robert Maestri le mouvement occitan3, Jean Pierre Newman et Christian Beringuier les luttes suburbaines des quartiers défavorisés4, Élise Marienstras celle des minorités ethniques au U.S.A5 ; tandis qu'Eve Cerf s'intéresse à l'affirmation de l'identité alsacienne pendant les heures sombres de la domination allemande6. Tous montrent que la recherche et l'affirmation d'une culture spécifique commune permet de générer un groupe et de se le représenter en le circonscrivant à l'un des cercles.

A propos des minorités indiennes, polonaises, noires, mexicaines, tchèques des USA, Élise Marienstras relève «qu'elles proclament leur droit à une double ou une multiple appartenance et revendiquent en plus leur identité américaine, une identité particulière qui n'est souvent qu'un mythe. Les individus ayant

1 Peche Remy, "Identité collective et changements sociaux", op. cit. 2 Soulet Marc Henry, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. p. 158 3 Robert Maestri, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. p.54. 4 Jean Pierre Newmann et Christian Beringuier, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. 5 Elise Marienstras, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. 6 Eve Cerf, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. p. 167

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franchi une longue distance depuis leur culture d'origine, souvent la forme que prend l'affirmation de l'identité reflète en négatif l'idéologie dominante comme le slogan "Black is beautiful". Parfois encore, l'identité se construit sur le modèle fourni par l'oppresseur comme pour les Indiens» ' . En réapprenant à user de sa langue, en exhumant un passé, une histoire commune, des ancêtres illustres et valeureux, en faisant appel à la mythologie, aux dieux, à une religion, en réactualisant son folklore, ses fêtes, en retrouvant ses coutumes, le groupe renoue avec une culture ancienne oubliée, parfois interdite qu'il utilise comme liant. Il cherche à se constituer en entité solide. En organisant de grandes cérémonies religieuses, des fêtes folkloriques, des rencontres culturelles, des manifestations revendicatrices, il se dote d'espaces de rencontre, de célébration et de représentation de son unité, de sa cohésion, de sa force. Il crée des signes de reconnaissance : cris, allures, accoutrements, badges. Si au départ, le groupe élabore souvent un projet fédérateur fort, simple et simplificateur dans lequel il propose généralement des modèles de sociétés utopiques et d'existences radieuses 2, il n'accédera à la maturité qu'en y renonçant, au moins partiellement, pour intégrer les contraintes du monde extérieur.

En se constituant de la sorte, le groupe tend à dégager une identité propre susceptible de rassembler et d'agréger les éléments jusque-là dispersés ; «il va affirmer, développer, renforcer sa cohésion, les liens de solidarité, les relations d'interdépendance avec ses membres» 3. «En période de crise, ajoute encore Eve Cerf, des groupes hétéroclites ou ethniques, lésés dans leurs droits ou leurs aspirations revendiquent une identité commune et l'affirment par la production emphatique d'items tels que les mythes, l'histoire, la langue ou le territoire du groupe 4 ».

Certaines fois, le cercle va se fermer sur le passé, se replier sur lui-même et sombrer dans l'intégrisme. La plupart du temps, le

1 Elise Marienstras, - in "Identité collective et changements sociaux", sous la direction de Pierre Tap, p 115.

2 Urbano Enrique p. 104 et Bernard Chouvier, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. p.251

3 Gaston Lanneau, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. p. 190 4 Eve Cerf, in "Identité collective et changements sociaux", op. cit. p. 153

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groupe devra créer -en fait inventer- une nouvelle culture à partir des ruines exhumées de son passé. « Le retour au passé n'est pas pure et simple restauration, il est plutôt instauration de nouvelles formes, car les actes de l'existence sont toujours des actes d'instauration », écrit Robert Maestri1 au sujet des luttes occitanes. Il montre que l'identité n'est pas poursuite et préservation d'une culture qui a toujours existé. La recherche du passé est un prétexte à l'invention d'une nouvelle identité intégrant les éléments épars empruntés aux cultures locales. Après des années de domination, il ne reste souvent plus que des lambeaux épars de la culture d'origine, que les acteurs vont essayer de rassembler et de réanimer. Pour lui redonner vie, ils devront non seulement en retrouver les traces, mais encore la rénover e t l'enrichir ; bref, l'inventer.

Il n'est donc pas étonnant que dans les luttes des minorités ethniques, on ait au premier rang des intellectuels, des créateurs chargés de donner forme à l'identité. Au Canada, des écrivains québécois utilisent et valorisent le "parlé" ordinaire2 ; de leur côté, les poètes latino-américains contribuent à l'affirmation d'une identité hispano-américaine, explique C. Paillor,3 tandis que R. Geber montre comment le cinéma Novo contribua au mouvement de décolonisation culturelle brésilienne4. En France, chanteurs bretons ou occitans, écrivains basques ou poètes corses, autant que les musiciens de RAÏ ou de RAP, contribuent activement à l'émergence et à la création d'une culture nouvelle, originale, se situant au carrefour du passé, des origines et de la modernité, associant à l'héritage, des formes de projection dans l'avenir. Si la matière première est bien celle des cultures originelles, elle est utilisée, actualisée, médiatisée et reçue par le public en fonction d'un projet d'action au présent.

Noëlle Gérôme s'intéresse, elle, aux contributions effacées mais tout aussi essentielles des érudits locaux, qui sont fréquemment identifiés par la communauté comme «les

1 Maestri Robert, 'Particularismes et identité culturelle", op. cit. p 54 2 Filteau, op. cit. p.121. 3 Paillor C, op. cit. p 129 4 Geber R., op. cit. p. 125

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dépositaires de la mémoire des hommes et des lieux»1. C'est à eux que l'on signale les archives en danger, que l'on fait appel pour expertise quand on a mis la main sur un objet dont on pressent la valeur : des vêtements retrouvés dans une malle, des outils oubliés à la cave, des tessons de poterie, des pièces de monnaie exhumées à l'occasion des travaux agricoles ou des ruines d'une maison en rénovation. C'est à eux que l'on confiera sans doute aussi le soin d'en assurer la garde et la conservation. En 1978, on recensait 686 sociétés savantes qui, hors du cadre universitaire, ont largement contribué aux premiers travaux d'ethnologie française et sont à l'origine de la création de bon nombre de groupes d'études et de recherches, de groupes folkloriques, ou de musées de terroirs2 .

On peut encore ajouter à cette évocation des protagonistes de l'identité, le rôle des professionnels de la communication quand ils sont mandatés pour travailler sur l'identité d'une entreprise, d'une profession, d'une ville ou d'une région et la faire connaître3. Tous savent maintenant qu'une image de marque ne se plaque pas, mais qu'elle a d'autant plus de chance de s'imposer, qu'elle a une certaine épaisseur ; c'est-à-dire qu'elle repose sur des caractéristiques originales et véridiques. Aussi, s'efforceront-ils de les retrouver, de les dégager, de les faire connaître.

De même, les conseillers en management, qui dans le sillage de Thévenet proposent de faire "l'audit de la culture d'une entreprise", s'attacheront-ils à recenser les éléments constitutifs de son identité, en étudiant non seulement les valeurs apparentes ou déclarées, mais aussi les héros et les mythes qui peuplent l'imaginaire collectif, les rites, les symboles qui contribuent à la cohésion et à l'originalité des groupes. Ainsi, parviennent-ils à mettre en évidence une culture commune, dont les acteurs (ici les salariés de l'entreprise) ont en général peu conscience.

1 Gérome Noëlle, Les sociétés savantes, les cultures locales et les transformations sociales - in 'Identité collective et changements sociaux", op. cit. p 175 et suivantes

2 Maestri Robert, 'Particularismes et identité culturelle", op. cit. 3 Isabelle Paillart qui étudie les développements actuels de la communication municipale et la mise en

place des nouveaux médias au niveau local, indique qu'ils se justifient "par l'obligation d'animer un territoire dont les frontières se diluent, dont les références territoriales s'estompent" et d'ajouter : 'Dans cette opération, un domaine est privilégié : la Culture au sens large du terme, car elle permet l'affirmation sans cesse renouvelée des spécificités d'un territoire dans lequel s'exerce le pouvoir local, contribuant ainsi à asseoir la légitimité de son action". Paillart Isabelle "Information locale et territoire politique" Quaderni N° 13-14, Printemps 1991".

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L'appel à l'identité

Loin d'être une culture morte, un héritage du passé, l'identité vit dans la synthèse sans cesse renouvelée du passé et du présent. Elle est une dynamique. «Elle apparaît alors comme une fonction combinatoire instable et non comme une essence immuable, lieu et moment pareillement éphémères, de concours, d'échanges et de conflits auxquels participent seules, et dans une mesure chaque fois infinitésimale, les forces de la nature et de l'histoire1».

L'identité est un travail du groupe sur lui-même, pour se distinguer et donner à voir aux autres sa différence, pour rassembler ses membres et les amener à participer d'une communauté de culture. L'appel à l'identité des "seventieses" avait pour fonction essentielle de générer des mouvements revendicatifs ; en créant des espaces de culture communs mettant en question les paradigmes socio-économiques du moment. Aujourd'hui, la quête d'identité, aurait tendance à dépasser le cercle restreint des mouvements sociaux dont l'importance symbolique ou réelle va d'ailleurs en s'amenuisant, pour devenir un axe fort de développement local et d'aménagement du territoire2.

Contre la tendance à l'uniformisation des paysages, des lieux urbains, des modes de vie, des façons d'être et de faire, l'appel à l'identité est un ressaisissement de la collectivité menacée de se fondre dans un ensemble culturel plus vaste. Consensuel, il mobilise l'ensemble des forces vives d'un territoire : élus, chefs d'entreprise, animateurs d'associations, artistes, érudits, chercheurs, experts en communication, pour dégager, préserver, faire vivre ce qui caractérise leur ville, leur profession, leur région et la rend unique. "La diversité n'est pas la résultante de forces abstraites, elle est l'oeuvre des acteurs sociaux ... poursuivant dans leur action quotidienne un véritable projet de

1 Lipiansky Edmond-Marc, Taboada-Léonétti Isabelle, Vasquez Ana, citent à ce sujet Claude Lévi Strauss, in "Stratégies identitaires". Ed. PUF, 1990, p. 19.

2 'Pour la première fois dans l'histoire de la république, les autorités locales détiennent un pouvoir réel face au centre parisien. Les détenteurs de ces pouvoirs locaux se sont lancés dans une production symbolique considérable qui vise à donner forme et réalité aux identités régionales". Altabe Gérard, "Vers une Ethnologie du Présent", recueil publié sous la direction de Altabe Gérard, Lenclud Daniel, Collection Ethnologie de la France,. Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1993, p.253

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société, qui prolonge cette histoire spécifique. Ainsi l'identité d'une région, c'est à la fois le passé vécu par ses acteurs et un avenir voulu par eux"1. La collectivité exhume, retrouve, produit tout ce qui peut la caractériser ; non point pour l'isoler, mais pour en faire une ressource commune du groupe, une force de cohésion, un ensemble de repères pour orienter l'action et développer des processus d'adaptation au changement.

"La mémoire régionale reste la source de l'identité"2. Les musées, en tant que lieu d'histoire et de mémoire, mais aussi comme espace de communication et d'animation, doivent contribuer à ce rééquilibrage des identités d'origine. La mise en évidence, la communication et la défense de ce qui fait la spécificité culturelle d'un espace territorial ou professionnel, doivent contribuer à structurer le projet des musées de société et en constituer le dénominateur commun. Elle les justifie et facilite l'émergence d'un large consensus sur la nécessité de mobiliser les moyens indispensables à leur création et à leur existence. Sans doute, faut-il d'ailleurs interpréter leur existence et, qui plus est, leur multiplication récente en France et dans tous les pays développés, comme une prise de conscience de cette nécessité3. Nous verrons, plus loin, en quoi le Musée International de la Parfumerie est, de ce point de vue, exemplaire.

Là aussi, l'intérêt d'un musée ne vaut que pour autant qu'il sache renverser le mouvement, ne pas être seulement replié sur un passé résolument meilleur ; mais proposer lui aussi, des pistes ouvertes sur l'avenir, des stratégies réalistes pour l'action, prenant en compte un monde saisi dans sa complexité et sa diversité. Dès lors, le musée réussira à être un moteur de la culture dans une perspective humaniste, c'est à dire en nourrissant une réflexion sur le mouvement de l'histoire.

1 Scardigli Victor, "L'Europe de la diversité". Ed. CNRS, 1993, p.228 2 Scardigli Victor, "L'Europe de la diversité",Op. Cit.p.232 3 D'après les quelques statistiques disponibles, les pays les plus engagés dans l'instauration de la

communauté européenne, sont, semble-t-il, ceux qui ont récemment créé le plus de musées. Entre 1975 et 1985, l'Allemagne, la France et les Pays-Bas ont vu le nombre de leurs musées croître près de cinq fois plus vite que le Danemark, la Norvège, ou la Suède.

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II. DES MUSÉES D'IDENTITÉ

En quoi les objets que le musée conserve et les discours qu'il tient à partir de ses collections en font-ils un lieu privilégié de promotion et de défense des identités locales, régionales, nationales ou professionnelles ; ce fameux miroir si cher à Georges Henri Rivière où les autochtones viennent voir et donner à voir leur différence. «Le musée est un miroir où la population se regarde pour s'y reconnaître, où elle cherche l'explication du terroir auquel elle est attachée ; jointe à celle des populations qui l'ont précédé dans la continuité ou la discontinuité des générations. Un miroir que cette population tend à ses hôtes pour s'en faire mieux comprendre, dans le respect de son travail, de ses comportements, de son intimité»1 .

Objets d'identité et muséographie

Selon Emile Durkheim, la première règle est de «considérer les faits sociaux "comme des choses", "comme des objets... détachés des sujets conscients qui se les représentent»2. L'approche de l'identité en terme de muséographie conduit, elle, à inverser cette recommandation pour se demander, à l'instar du poète assailli par la nostalgie des paysages perdus : «Objets inanimés avez-vous donc une âme ?»

1 Cité par Davallon Jean, "Claquemurer pour ainsi dire, tous l'univers", Ed. Centre de création industrielle, Georges Pompidou, 1986, p.121 / "Cours de muséologie", op. cit. p. 142 / "Vagues", op. cit. p.443.

2 Durkheim, il faut traiter les faits sociaux comme des choses, in "Le métier de sociologue", (sous la direction de Bourdieu, Chamboreden, Passeron), Ed. Mouton Bordas, 1968, p.225.

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Les travaux du psychologue allemand Ernest Boesch sur le rôle des objets dans la structuration de l'identité, ouvrent des perspectives intéressantes qui devraient nous permettre de mieux cerner la fonction des musées dans la présentation et la préservation des cultures. Si le "mol" n'était pas stabilisé, expliquent-ils, les événements survenant dans l'existence, selon qu'ils sont positifs ou négatifs, auraient tendance à nous rendre versatiles, cyclothymiques, faisant alterner des périodes d'euphorie et d'abattement, au rythme des expériences bonnes ou mauvaises que nous traversons. Heureusement, notre personnalité dispose de ressources cognitives. Au fur et à mesure de notre propre histoire, le souvenir des expériences accumulées permet de relativiser la portée des événements quotidiens et de stabiliser notre "moi". Pour Bœsch, ce phénomène de régulation interne serait complété par des "régulateurs extérieurs", en partie constitués par "les objets de notre entourage". «L'objet nous fournit un cadre régulant notre sentiment d'identité de diverses façons : en donnant de la permanence au passé, en insérant des significations dans l'entourage matériel, en facilitant instrumentalement nos actions, en suggérant des formes positives d'action, enfin à ne pas oublier, en marquant nos rôles et notre position sociale."» 1

Les objets perpétuent le passé. Au cours de leur existence, les individus s'entourent de vestiges symboliques témoignant des moments forts et heureux de leur vie : photos d'êtres chers, anneaux de mariage, bibelots ramenés d'un grand voyage, médaille ou coupe gagnés dans une épreuve sportive. 2 Ainsi accumulons-nous des pièces dont le rôle mnémonique est certain. De la même façon qu'il suffit de jeter un coup d'ceil rapide sur des notes prises hâtivement pour retrouver l'essentiel d'une conférence ou d'un entretien, il suffit bien souvent de poser un regard sur l'un d'entre eux, de l'avoir manipulé pensivement pour faire resurgir une histoire, avec ses bruits, ses couleurs, ses odeurs et les mille détails qui l'accompagnent. Comme si, en accumulant ces objets, nous tenions une sténographie de nos existences pour en garder la trace, et qui plus est, dans une représentation positive d'elles-

1 Boesch Ernest, Actions et objets : deux sources d'identité du moi, in "Identité individuelle et personnalistion". Ed. Priva, 1980, p.31.

2 Boesch Ernest, op. cit. p.27 et suivantes.

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mêmes. En effet, nous conservons rarement des objets de malheurs pour qu'ils témoignent de tel drame ou de tel échec, alors que la mémoire s'attache à les enfouir.

«En sélectionnant les objets de souvenirs, nous formons notre passé ; souvent sans nous en rendre compte, nous mettons en prédominance les symboles de triomphe, les moments de sentiments élevés, d'adversité vaincue et nous écartons les témoins de faiblesse ou d'échecs» ! . Certains objets s e transmettent parfois de générations en générations. Nous parviennent ainsi les reliques d'ancêtres disparus qui témoignent des moments les plus prestigieux de leur existence et élargissent alors nos biographies personnelles à l'histoire de la lignée toute entière, perçue dans ses aspects les plus illustres.

Ensemble, ces vestiges investis d'une valeur symbolique bien supérieure à leur valeur d'usage, structurent l'espace de nos existences, procurent des repères, tiennent à jour nos biographies et donnent une image flatteuse de notre personnalité. Ils ont, en outre, l'avantage d'être disponibles. Ils nous accordent même le "désintérêt", note Ernest Boesch, puisque nous savons que nous pourrons toujours y revenir. Nous pouvons les délaisser et voguer vers d'autres aventures ; au risque d'avoir à affronter des tempêtes, de nous perdre, d'échouer... Eux seront toujours là, disposés en havre de paix, témoignant des moments heureux et réussis de notre vie, rappelant comment, en d'autres circonstances, nous avons vaincu l'adversité.

Dans les sociétés traditionnelles, quelques objets sacrés médiatisent les rapports entre l'individuel et le collectif, entre la biographie et l'histoire, entre l'identité personnelle et l'identité collective, leur fonction est à la fois personnalisée et collective. L'amulette ou l'arme remise à l'occasion d'un rite d'initiation, la médaille de baptême, l'image de première communion, l'anneau nuptial, sont sacralisés au cours de cérémonies de passage jalonnant l'histoire personnelle de chaque individu, mais dont la signification vaut d'abord pour le groupe. L'événement, dont chacun

1 Boesch Ernest, op. cit. p.28.

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se souviendra toute sa vie, laisse une trace profonde ; il marque singulièrement les existences et en même temps, les inscrit dans la communauté des hommes. Chacun est passé ou passera par là, et tous partagent la signification sacrée de la cérémonie qui donne lieu à des festivités rassemblant la collectivité, rythmant e t jalonnant son histoire. De même, les objets sacralisés à cette occasion, et que chacun garde jalousement mais expose au regard de tous, prennent-ils cette double signification individuelle et collective.

Dans les cultures contemporaines, la multiplication à outrance de ces objets et leur obsolescence accélérée contribuent à en diluer la valeur, mais surtout à en faire éclater le sens. Si bien que la plupart du temps, seul leur propriétaire possède la clef de leur signification symbolique. Lesquels a-t-on gardés pour témoigner de tel ou tel événement, pourquoi et comment ont-ils échappé aux grands nettoyages qui épisodiquement essaient de faire un peu de place dans nos intérieurs envahis ? Comment vont-ils diffuser leurs messages symboliques, noyés qu'ils sont parmi des milliers d'autres qui leur disputent la place ? Si leur valeur en est forcément amoindrie et s'ils continuent sans doute néanmoins de tenir à jour le cahier de nos biographies personnelles, en tous les cas, ils ne parviennent plus vraiment à les inscrire dans une histoire commune et un destin collectif, car leur signification dépasse rarement le cercle de la famille atomisée.

Aussi, nous voudrions avancer l'hypothèse selon laquelle les musées ont, au plan collectif et public, une fonction identique à celle des espaces privés (étagères, boites à trésors, murs de nos intérieurs...) où nous conservons nos objets symboliques. C'est aux musées que reviennent la mission :

1 • de sélectionner et de protéger les pièces témoins de la culture d'une société dans ce qu'elle a d'unique et de meilleur, 2 • d'en restaurer ou d'en instaurer la valeur symbolique et de la communiquer à tous, pour amener la collectivité à en partager le sens.

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Ainsi jouent-ils, eux aussi, sur la vocation qu'ont certaines choses investies d'une valeur affective et symbolique à "ancrer" nos existences dans une représentation plutôt valorisante d'elles mêmes1. Comme nous ne sommes plus dans le cercle de l'habitat privé où les objets acquièrent une valeur symbolique pour celui-là seul qui les possède, mais dans le domaine public des équipements collectifs, les pièces exposées deviennent signifiantes pour l'ensemble. C'est à l'histoire et à la culture commune, à l'identité qu'elles permettent d'accéder.

Sélectionner et conserver des objets significatifs

Les premiers musées d'histoire, de beaux arts ou d'archéologie ont été conçus pour préserver des objets devenus rarissimes, miraculeusement épargnés de l'oeuvre destructrice que mènent conjointement le temps et les hommes. Il ne peut alors être question de sélection, la nature ou les générations précédentes l'ont fait pour nous et le musée se doit de conserver les quelques rescapés. Il n'en est pas de même quand les musées en viennent à s'intéresser au passé proche, ou même, à l'époque contemporaine. Cette fois, au contraire, le mobilier, les machines, les bâtiments surabondent ; et la question de leur sélection devient cruciale.

La facilité serait de ne conserver que les objets précieux les plus raffinés et d'éliminer tous les autres ; notamment ceux qui ont la vulgarité d'être utiles et de servir aux activités quotidiennes de l'homme. La nouvelle muséologie a inversé cette conception en transformant la fonction du musée. Dès lors qu'il s'agit de garder la trace d'une civilisation ou d'une époque, ce n'est plus des objets rares et précieux qu'il convient de conserver, mais les témoins de pratiques sociales communes :«Une boîte de conserve caractérise mieux nos sociétés que les bijoux les plus somptueux ou le timbre

1 Les psychothérapeutes qui utilisent la PNL ont d'ailleurs remarqué que l'on pouvait, au plan individuel, associer le souvenir d'une expérience à un stimulus. Ils amènent le patient à se remémorer des expériences positives importantes de leur existence, celles dont ils sont particulièrement fiers. En posant une ancre, ils leur offrent la possibilité de retrouver les prédispositions (la confiance en soi, la force, la quiétude...) dans lesquelles ils étaient à ce moment là, pour pouvoir y faire appel chaque fois qu'ils sont en difficulté ou en échec (CF par exemple : Cayrol Alain, de Saint Paul Josiane, "Derrière la magie, la programmation neurolinguistique",. Inter-éditions, 1984, p.101 et suivantes). En poursuivant l'analogie, on peut dire que le musée aurait pour fonction d'ancrer la collectivité dans ses périodes les plus fastueuses sachant que ses prédispositions à l'action seront meilleures, plus audacieuses si elle a confiance en elle-même.

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le plus rare », disait Marcel Mauss. Pour les ethnologues, et singulièrement Claude Levy Strauss, les objets collectés n'ont d'intérêt que parce qu'ils permettent d'accéder à la vie sociale et à la culture des peuples : "Il ne saurait s'agir exclusivement de recueillir des objets, mais aussi et surtout de comprendre des hommes" 1

Les objets conservés au musée doivent être sélectionnés pour leur capacité à objectiver des pratiques sociales, au sens ou l'entendait Durkheim. Ils sont le support, la manifestation concrète de pratiques culturelles qui sont elles-mêmes directement inaccessibles et à la conservation desquelles ils contribuent. Les sociologues travaillent sur le même principe, quand ils ont recours à des indicateurs sociaux, qu'ils médiatisent l'étude des pratiques sociales par l'étude de leurs manifestations concrètes ayant, elles, l'avantage de pouvoir être enregistrées, quantifiées et conservées.

Quand en 1929, Paul Rivet arrive au musée d'ethnologie du Trocadéro, c'est d'emblée la fonction qu'il impose à cette institution et à ses collections. «Le rôle du musée est de collecter les objets, non point pour les exhiber comme curiosités ou comme oeuvres d'art, mais pour les constituer en objets de savoir et de savoir positif sur les représentations et les valeurs culturelles des sociétés qui les ont produites»2

Le principe est devenu, depuis, un des axes forts de la muséologie contemporaine. Ainsi, par exemple, Jack Lang définit les écomusées comme :«Une nouvelle génération de musées, où l'objet est retenu dans son contexte, comme témoin significatif d'une culture, d'une population, d'un terroir».3. Les écomusées ont pour mission de conserver et de révéler les éléments constitutifs de l'identité d'un territoire, non seulement les objets, mais aussi le paysage, les fêtes, les savoir et la mémoire. De même, aujourd'hui, les collections de la plupart des musées d'histoire, d'art et

1 Claude Levy Strauss à propos des objectifs des musées d'antropologie (in Anthropologie structurale 1954), Cité par Jamin Jean, in "La muséologie selon GHR", op. cit.

2 Rivet Paul, Programme du musée d'ethnographie 1929, cité par Jean Jamin in "La muséologie selon GHR". op. cit. p. 112

3 Lang Jack in "En avant la mémoire". Plaquette de la Fédération des écomusées. Ed. de la Fédération des écomusées,1990. Voir aussi : Davallon Jean, Claquemurer pour ainsi dire tout l'univers, op. cit., 1986, p. 105 et suivantes.

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tradition populaire, d'ethnologie ou d'industrie conservent des outils, des machines, des réalisations considérées comme les supports significatifs d'activités domestiques, sacrées, industrielles, artisanales, ou agricoles et pastorales disparues, ou en voie de disparition.

Des collections dont la signification, éminemment positive, doit être communiquée à tous.

Les musées, quels qu'ils soient, conservent des objets dont on a généralement, tout lieu d'être fier. Les collections témoignent de la créativité de l'homme, de son inventivité, de ses prouesses, elles citent en exemple les savants géniaux, les meilleurs artistes, les plus grands découvreurs. Elles font référence aux périodes d'activités fastueuses, de grande sensibilité humaniste, d'exploration et d'aventure réussies, de découvertes aux conséquences fertiles.

Quand les musées se créent en période de crise, de déclin et de doute, sur des friches industrielles ou dans des régions rurales désertifiées, c'est toujours pour évoquer le souvenir de ces espaces au temps de leur splendeur ; comme si la société toute entière aux abois, assaillie par le doute, fournissait un effort désespéré pour ancrer sa mémoire dans le souvenir des époques fastueuses et oublier celle de son déclin. A charge pour le musée de retrouver et de conserver des objets, de les mettre en scène pour aider la collectivité à conserver une représentation positive d'elle-même et l'amener à se ressaisir. Les musées d'identité sont un appel à la culture commune, au partage des mêmes ancêtres glorieux, d'une même histoire collective évoquée dans ses aspects les meilleurs. Ils contribuent à donner au groupe une vision consensuelle et positive de lui-même, de sa force, de sa cohésion, de sa capacité d'innovation, d'invention, de création. En cela, ils constituent une ressource pour aller de l'avant.

En tant qu'équipements publics et que médias se voulant accessibles à tous, les musées ont aussi pour fonction de rendre les pièces exposées signifiantes ; de sorte que chacun puisse en comprendre le fonctionnement, sentir quelle place elles occupaient,

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à quels usages elles se prêtaient, quels étaient leurs rôles e t éventuellement leur fonction symbolique au sein des sociétés qui les ont utilisées. A l'opposé des conceptions élitistes et excluantes de la culture, les musées de société tentent de produire du sens et de le communiquer au plus grand nombre.

«La muséographie est une écriture, elle procède à une mise en ordre spatial, elle hiérarchise, élimine, transpose», écrit Philippe Mairot1. La muséologie poursuit aujourd'hui un projet didactique ; en mettant en scène des objets, elle s'efforce de les insérer dans le discours qu'ils sont destinés à illustrer, de façon à les rendre signifiants pour le visiteur. Par effet de miroir, elle amène les autochtones à prendre conscience de leur propre culture. En assignant aux objets qu'il met en scène une signification précise, le musée devient le vecteur d'une culture saisie dans sa spécificité. Ce que disent et montrent les objets, leur langage, va permettre de faire le partage entre ce qu'est la communauté et ce qu'elle n'est pas ; entre un dedans et un dehors. «Le langage des objets doit signifier une spécificité ; il doit marquer ce qui est à voir : ce qui est ici est différent de ce qui est ailleurs».2

Comme l'identité se construit aussi dans l'altérité, c'est à dire dans la reconnaissance par l'autre de sa différence, de son originalité, le musée conduit par un effet de stigmatisation à renforcer le sentiment d'appartenance au groupe et d'affirmation par celui-ci de son originalité. Ainsi, les musées d'identité permettent-ils à la communauté de se reconnaître dans le partage d'une même culture, élaborée au cours des siècles à partir de la mémoire de ses périodes fastueuses. Chaque génération, dans ce qu'elle a de meilleur, y apportant sa contribution.

Les musées d'identité prétendent à "l'objectivité", -en témoigne la présence des objets exposés- mais pas à la "neutralité" ; dans la mesure où ils sont issus d'une reconstruction positive de l'histoire. C'est là leur intérêt et sans doute aussi leurs limites. Les objets exposés sont là, bien réels, ils portent la marque du temps, mais aussi celle de l'usage au service quotidien des

1 Mairot Philippe, Musée et techniques, in la revue Terrain nc 16, p. 135. 2 Davallon Jean, Philosophie de l'écomusée et mise en exposition, op. Cit. p. 122.

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générations qui les ont utilisés. Ils étaient là, dans les intérieurs, les ateliers, les champs. Jour après jour, ils se sont prêtés aux services des hommes, comme en témoignent les poignées noircies, les parties lissées ou creusées à force d'usage, le jeu des engrenages, les pièces remplacées. Ils portent la trace des détournements, des "rafistolages", des innovations. Ils étaient le support de pratiques sociales, de modes de vie, de façons de travailler, de produire, de commercialiser, de se vêtir, de s'amuser.

La muséographie met des objets en scène et chacun d'eux entre en relation avec les autres ; de sorte que -même si on en perçoit mal le rôle exact ou le mode de fonctionnement- on sent bien à quel genre d'activité ils se prêtaient, quels rapports sociaux nécessitaient leur emploi ; bref, quelles pratiques les sous-tendaient. Bien sûr, ils ne disent pas tous la souffrance, l'exploitation, les exclusions, la pauvreté, l'oppression, les erreurs, les échecs, les accidents... Peut-être, vaut-il mieux s'en tenir là et le savoir, plutôt que de prétendre à une neutralité ; sans doute inaccessible dès lors qu'il s'agit des rapports entre les hommes.

La nécessité de simplifier le message pour le rendre accessible à tous ; le besoin de s'en tenir aux seuls aspects positifs de l'histoire, conduit les muséographes à adopter un point de vue et à s'y tenir, pour l'exprimer de façon lapidaire. En sciences humaines, la simplification n'est qu'une étape de la recherche. Elle a une fonction heuristique incontournable ; mais on n'approche de la vérité qu'en multipliant les points de vue, si l'on est capable de réintroduire la complexité là où, pour produire du sens, il a fallu élaguer et diviser chaque difficulté en autant d'éléments plus simples.

Le risque, il en est tout de même un : c'est celui du repli sur un passé mythique et falsifié à force de simplification. La muséographie contemporaine offre la possibilité de multiplier les points de vue, en jouant sur les différents niveaux d'écriture possibles. Si le premier niveau de lecture d'une scénographie doit rester simple parce que c'est la condition de son accessibilité pour la majorité des visiteurs, les textes secondaires (fond de vitrines, plaquettes, catalogues, guides e t c . . ) peuvent -quant à eux-

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permettre de compléter, d'approfondir et de multiplier les points de vue1.

Peu à peu, certains musées en viennent à évoquer des aspects moins glorieux de l'histoire sociale au risque de voir le consensus sur lequel ils reposent éclater... (Le problème s'est posé à l'écomusée du Creusot. Dès lors qu'il s'est mis à évoquer les accidents du travail, une partie de la population -notamment les ingénieurs- s'est liguée contre l'équipe dirigeante). Mais, peut-être faudra-t-il une nouvelle génération de musées pour y parvenir réellement.

La recherche comme projet directeur

Si les collections sont hétéroclites, elles vont disperser leurs messages aux quatre vents ; chaque objet pris isolement étant à lui seul généralement dans l'incapacité à soutenir et à illustrer un discours cohérent. La nouvelle muséologie insiste sur la cohérence des projets muséographiques et sur la nécessité d'une synergie entre la recherche, la communication et la conservation. La muséographie est la transcription dans l'espace d'un discours, lui-même étant issu des connaissances accumulées par le musée dans son domaine thématique, au moyen de sa politique de recherche.

Au départ de tout projet muséographique, insiste Georges Henri Rivière, il devrait y avoir une recherche, en tout cas l'élaboration d'un projet de recherche2. Analyser, décrire, comprendre, sont les actes essentiels pour déceler et comprendre le patrimoine d'un terroir3 . La recherche en réunissant des scientifiques de différentes disciplines, s'attachera à recenser, confronter, organiser les savoirs produits sur ce sujet pour en faire la synthèse et l'exploiter dans le projet du musée ; mais aussi pour en montrer les défauts, les contradictions ou les lacunes, dans la perspective d'y pallier en développant de nouveaux programmes de recherche.

1 "Le simple n'est qu'un moment arbitraire d'abstraction arraché aux complexités, un instrument efficace de manipulation laminant une complexité". Edgard Morin, "La méthode" 1, p.377,378, Ed. du Seuil 1977 / Lapierre Jean William, "L'analyse de systèmes". Ed. Syros, 1992.

2 La muséologie selon GHR, op. cit. 3 Plaquette de la Fédération des écomusées, op. cit.

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"Un musée digne de ce nom ne saurait se gouverner au hasard". "Dans tout musée développé, la fonction de recherche constitue la base de toute activité de l'institution, elle éclaire sa politique de conservation et d'action culturelle. Est-elle déficiente, les autres fonctions s'en ressentent fâcheusement."1 La recherche fonde la muséographie, dont elle assure la cohérence et la légitimité. Elle est, comme l'indique Altabe, le meilleur garde-fou contre les séductions du passé et les dérives inhérentes aux productions d'identités collectives2. Contre le sens commun, les idées reçues, les bon coups ou les bonnes affaires, la méthode introduit de la distance, de la rigueur et de la cohérence. La recherche est un acte d'inscription du musée dans la communauté des savoirs. Elle lui permet de s'établir sur la base des connaissances déjà accumulées dans son domaine. En retour, le musée contribue aussi à leur production et à leur diffusion.

La programmation du musée s'élabore rigoureusement, sur le modèle du projet de recherche ; ainsi, par exemple, ce n'est plus la valeur marchande des objets, les opportunités ou les goûts personnels du conservateur qui prévalent à l'élaboration des collections, mais une politique raisonnée, explicite, intégrée au programme de recherche du musée. Les collections sont définies sur des bases scientifiques, mais aussi dans la perspective de servir à leur tour à de nouvelles recherches, car le musée devient alors une source de documentation privilégiée pour les scientifiques. De même peut-il susciter et impulser des recherches nouvelles sur tel ou tel aspect de son domaine d'intervention. Les travaux scientifiques encadrent et alimentent le discours que le musée tient à partir de ses collections, elles l'enrichissent et le légitiment, tandis qu'en retour, la muséographie, les expositions sont un média privilégié pour vulgariser et diffuser les résultats des recherches.

Le programme de conservation du musée sera alors établi dans la double perspective, de servir à la fois la politique de recherche du musée -et en même temps- celle de sa communication. Ainsi il

1 La muséologie selon GHR, op. cit. p.169. 2 Altabe Gérard, Lenclud Daniel, "Vers une Ethnologie du Présent", op. cit. p.253.

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se devra d'offrir des collections et une documentation cohérente susceptible d'être le support à différentes formes d'investigation scientifique ; mais il s'efforcera aussi en même temps de fournir les pièces caractéristiques pour objectiver et jalonner le discours muséographique. Les logiques de conservation et de communication risquant d'être très différentes, Paul Rivet, préconisait déjà dans les années trente, de conserver les objets importants en plusieurs exemplaires ; de façon à pourvoir en même temps à différentes logiques de classement.1

Si les politiques de conservation, de communication et de recherche du musée sont en interrelation et dépendent étroitement les unes des autres, il faut encore un projet directeur pour orienter l'ensemble, en préciser la finalité et les objectifs. Nous verrons ultérieurement à propos du Musée International de la Parfumerie comment la politique de recherche sur l'identité du Site peut conduire à structurer un projet fort cohérent ayant suffisamment de légitimité pour assumer, au quotidien, le respect du programme muséographique. Auparavant, nous laisserons de côté la question de l'identité pour nous centrer sur quelques problèmes plus spécifiquement liés à la muséologie des techniques.

1 Rivet Paul, Programme du musée d'Ethnographie, Cité par Jean Jamin, in "La muséologie selon GHR", op. cit. p. 119.

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Deuxième partie : ENJEUX DE LA MUSÉOLOGIE DES TECHNIQUES ?

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I. - HÉGÉMONIE DE L'APPROCHE TECHNICISTE DANS LES GRANDS MUSÉES

Les origines :

On sait que les grands musées industriels sont nés des expositions universelles, ou plutôt du projet qu'elles poursuivent de compétition pacifique entre les nations, mais aussi subrepticement, de pacification interne des luttes sociales. Elles sont un rêve merveilleux sur le sens de l'histoire que s'accorde la société industrielle en pleine mutation, noyée dans la fumée des usines, cernée par la misère de son prolétariat, inquiète des perspectives de guerre mondiale et de lutte des classes. L'image du progrès qu'elles défendent est une marche glorieuse des sociétés vers un avenir technologique radieux1. Un large consensus réunit les forces de progrès : l'internationalisme avec le développement des sciences et des techniques viendra, forcément un jour, à bout de la misère, de la guerre et même, pourquoi pas, de l'exploitation de l'homme. La première exposition a lieu à Londres en 1851, sous une immense serre : le Palais de Cristal. Son succès est immense. Le peuple aussi, y vient en masse, fasciné. Au total, l'exposition reçoit 6 millions de visiteurs, dont 4 millions de "petites gens" qui s'y pressent les jours de tarif réduit. Du monde entier, des délégations ouvrières s'y rendent pour voir le progrès en marche ; sans doute aussi pour affirmer par leur présence, qu'elles en paient le prix fort, et qu'elles souhaitent en conséquence peser sur sa destinée. On raconte que la première internationale, celle de Marx et Engels

1 Lindqvist Svante, Des olympiades de la Technologie, p.122-123 / Weber Wolfhard, Histoire politique de la fondation des musées des musées techniques en Allemagne, p.54-55 / Williams Mari, Sciences, éducation et musées en Grande-Bretagne, in "La société industrielle et ses musées", op. cit. p.41 et suivantes.

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aurait été créée à la suite de l'exposition universelle qui se tint à Londres en 1862 1.

Les expositions universelles avec leurs palais de verre inondés de transparence, leurs effets lumineux et enchanteurs, étaient des représentations fascinantes, magiques, mais éphémères et fugitives du progrès. D'ailleurs, les industriels s'en méfiaient ; ils les trouvaient dispendieuses, leur reprochaient de privilégier, l'originalité, l'élégance, les découvertes spectaculaires, aux dépens des techniques telles qu'elles se développaient réellement dans les industries en plein essor. «L'exposition universelle de Paris (1900), note Joachim Radkau, marqua l'apogée mais aussi la fin de l'ère classique des expositions universelles et la fondation du Deutsches Muséum, s'inscrit d'ores et déjà dans une période de lassitude vis-à-vis du phénomène ; il ne doit pas être seulement considéré comme l'héritier des expositions universelles, mais comme le témoin de la fin d'une époque... on pensait que le monde de la technique avait acquis des contours nets et à peu près définitifs, que le chemin du progrès était clairement tracé et qu'il était possible de présenter une image stable de la technique».2 Les musées sont nés des grandes expositions, mais ils fonctionnent sur une tout autre dynamique. Finie, la poudre aux yeux, la séduction et son envers, le doute et la fragilité ; eux sont conçus pour durer mille ans. Austères et cossus comme des notables bien assis et sûrs de leur puissance, eux ne travaillent pas sur la promesse d'un avenir meilleur, mais sur le passé. Ils le mettent en perspective, pour montrer que le sens de l'histoire se confond avec celui du progrès3.

Dès le début, à la création des premiers grands musées, deux conceptions s'affrontent. La première -que nous nommerons "technicienne"- tend à considérer l'objet technique pour lui même, isolément ou éventuellement en le classant sur le mode

1 Gerlier-Forest Pierre, Schroeder-Gudehus Brigitte, L'internationalisme et les expositions universelles dans les années trente, in "Masse et culture de masse dans les années 30", sous la direction de Robin Régine , Ed. Ouvrières, 1991,.p.206 à 208

2 Radkau Joachim, Production de masse ou magie ? La dialectique du musée de la technique et de l'histoire de la technique, in "La société industrielle et ses musées", op. cit. p.29

3 Résolument tourné vers l'avenir, dont la création est antérieure aux expositions, réunit dès le début une partie des collections royales et les collections historiques de l'institut, cf. André Desvallée, Musées scientifiques, musées techniques, musées industriels idem p.98.

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diachronique, dans une lignée d'objets du même type. La seconde, -appelons-la "contextuelle"-, privilégie le contexte c'est-à-dire l'environnement économique, politique et social. Elle considère la technique sur un mode synchronique dans ses relations avec les autres techniques, les producteurs et les consommateurs, les modes de vie et les systèmes d'organisation du travail en vigueur au même moment. En Suède, par exemple, Svante Lindqvist, à la suite du géographe Torsten Haëgerstrand, oppose, sur le même principe : approche "contextuelle" et approche "séquentielle" : «La première consiste à isoler une partie du monde telle qu'elle s'est trouvée avec son mélange divers d'êtres, mouvants ou immobiles. La seconde est de délibérément choisir des classes d'êtres, les retrancher de leurs habitus, et les placer dans un système de classification.1 ».

L'enjeu du débat dépasse le cadre de la muséologie et concerne l'histoire des techniques toute entière. Elle aussi est, depuis toujours, divisée, entre ce que Denis Woronoff nomme approche "internaliste" et approche "externaliste". Dans le premier cas, elle s'attache à faire, comme l'écrit Lucien Febvre en 1934, "l'histoire technique des techniques", tandis que l'approche "externaliste" privilégie "l'analyse "périphérique" des conditions de production et de reproduction, tant sociales, que scolaires des techniques".2

C'est sans doute en Suède à la fin du XIXème que l'alternative se pose pour la première fois avec le plus de vigueur. En 1873, un ethnologue, Artur Hazelius, ouvre à Stockholm un petit musée du folklore Scandinave. Persuadé que les objets collectés dans les campagnes suédoises devaient être présentés dans leur contexte culturel, il reconstitua des scènes de la vie rurale en trois dimensions avec des figurines habillées et, bien sûr, des objets authentiques3. Vingt ans plus tard, un taxidermiste du musée biologique, Gustaf Koltoff, a l'idée d'exposer la faune Scandinave en situant les animaux devant leur habitat naturel reconstitué au

1 Cité par Lindqvist Svante, in "La société industrielle et ses musées : Demande sociale et choix Politiques 1890-1990", op. cit. p. 133

2 Woronoff Denis, L'histoire des techniques en France: esquisse d'un bilan,.in "Histoire des techniques et compréhension de l'innovation", Actes et communications N° 6 - 1991, Ed. INRA p.45

3 Lindqvist Svante, Des olympiades de la Technologie op. cit. / Clair Jean, Les origines de la notion d'écomusée, in "Vagues" : Une anthlogie de la nouvelle muséologie .Ed. W / MNES, 1992, p.435. A la même époque, 1879, Bernard Olsen fonde à Copenhague le Dansk Folkmuséum.

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premier plan ; tandis qu'au fond, le décor et un paysage habilement peint en trompe l'oeil, donnent au visiteur l'impression d'une profondeur de champ ; si bien qu'on a le sentiment d'être devant un panorama en relief s'étendant jusqu'à l'horizon. Le diorama était né.

Dans la même période, le second courant se développe à partir des milieux archéologiques. Ses défenseurs sont fortement influencés par les théories de l'évolution de Darwin, selon lesquelles tous les objets auraient subi une évolution parallèle à celle des organismes. «En identifiant les caractéristiques changeantes d'un grand nombre d'objets, ces derniers pouvaient être classés selon des "séries typologiques", des chaînes de développement qui assurent une chronologie relative. Par exemple, des objets anciens pouvaient faire apparaître des caractéristiques désignées comme "rudimentaires". Dans une série d'objets plus récents, des caractéristiques qui jadis correspondaient à une fonction, devinrent décoratives. Les archéologues tentèrent de créer ainsi des séries de plus en plus longues en rattachant des chaînes séparées par le biais d'objets manquants1». Influencés par le modèle taxinomiste issu des sciences de la nature, les muséologues s'attachent à réunir dans leurs collections des séries d'objets de plus en plus longues, en les classant selon une typologie précise, par groupes d'espèces : les faux et les faucilles ensembles, par exemple, jusqu'aux faucheuses et aux moissonneuses batteuses les plus sophistiquées.

A cette époque, les ethnologues suédois cherchent à faire reconnaître leur discipline par l'intelligentsia universitaire. Ils renonceront aux présentations sous forme de diorama jugées trop populaires ; leur préférant l'approche évolutionniste, perçue comme plus scientifique, plus érudite. «Cependant, note Haëgerstrand, les ethnologues "scientifiques" ont négligé d'observer que la signification du diorama dépasse la simplicité populaire. Lorsque les personnes et les choses sont en présence, elles sont obligées d'interagir et d'établir des relations de puissance relative, ce qui ne peut guère être déduit des lois ou des principes dominants2». Le Tekniska Museet, créé en 1936 à

1 Lindqvist Svante, op. cit. p. 135-136. 2 Cité par Lindqvist Svante, op. cit. p. 137

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Stockholm, adopta lui aussi le point de vue evolutionniste et taxinomiste ; ce qui devait durablement influencer la conception des techniques et du progrès défendue par les musées suédois.

En Allemagne, quand le Deutsches Muséum fut créé en 1903, il n'y eut cette fois, semble-t-il, même pas de débat ; le point de vue techniciste s'imposa d'emblée. «Dès le départ, il est conçu comme le temple de l'évolution scientifique et technique dans lequel sont présentés les chefs d'oeuvre de cette évolution... En effet, par son organisation interne, qui se réduit pratiquement à la représentation d'une évolution linéaire allant de l'appareil technique le plus simple jusqu'au plus compliqué, le musée propose une interprétation de l'histoire qui va à rencontre de toutes les critiques s'exerçant alors à l'égard de la civilisation : l'histoire y est vue comme un progrès ininterrompu et constituant le moteur principal de la culture»1. Cette idéologie déterministe du progrès s'exprime, par exemple, dans la manière dont Oscar Von Miller, ingénieur et concepteur du Deutsches Muséum a imaginé de présenter les collections du musée «Il faut, écrit-il en 1906, que chaque objet fasse bien comprendre de quel acquis de la recherche et de la création, il est le résultat et comment il a pu, à son tour, servir de point de départ à de nouvelles améliorations et nouveaux progrès».2

Le seul à faire entendre un point de vue différent fut alors Alois Ruedler, célèbre professeur de construction mécanique qui, dès 1904, réclame un véritable musée de l'histoire de la civilisation s'attachant à mettre en évidence les conditions de travail et les interrelations entre l'Histoire, l'Économique et le Social. «J'ai l'intention d'élever en présence des comités de Direction des objections sur la manière dont a été conçue l'organisation de détail du musée : il me paraît en effet plus judicieux de mettre toujours clairement en valeur les répercussions économiques de la technique, plutôt que de partir

1 Osietzki Maria, De l'émancipation de l'ingénieur à la mise en scène idéologique de l'objet : les premières conceptions muséographiques du Deutsches Museum, in "La société industrielle et ses musées : Demande sociale et choix Politiques 1890-1990", p.152

2 Osietzki Maria, op. cit. p. 154.

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exclusivement des présupposés scientifiques et historiques aisément démontrables» i.

En France, quand sous la révolution l'abbé Grégoire crée le Conservatoire National des Techniques ; il est membre du comité d'instruction public et propose à la convention de faire de cet établissement un outil de formation, pour concourir au perfectionnement des industries nationales et au progrès des arts. Il faut, dit-il, «éclairer l'ignorance qui ne connaît pas la pauvreté et qui n'a pas les moyens de connaître... Le projet que nous vous présentons va entourer les artisans français de tous les moyens d'enflammer leur émulation et de faire éclore leurs talents».2 Il propose de montrer les machines les plus perfectionnées de son temps, en les faisant fonctionner. Quant à la muséographie, «rien de systématique» prend-il soin de préciser, «l'expérience seule, en parlant aux yeux, aura le droit d'obtenir l'assentiment...On choisira un local vaste et susceptible, en partie, de recevoir la forme d'un amphithéâtre, On y réunira les instruments et les modèles à tous les arts dont l'objet est de nourrir, vêtir et loger. On évitera l'accumulation de machines inutiles, ce qu'il y a de mieux dans tous les genres aura seul le droit de figurer dans ce d é p ô t , l'enseignement qu'il faudra placer à côté des modèles exigera des démonstrateurs3».

De fait, si le CNAM est devenu un grand établissement d'enseignement, accueillant 100 000 élèves par an, le musée, lui, n'a pas tenu son pari. Exception faite de la salle de l'énergie installée dans les chapelle de la rue Saint Martin, il n'y aurait jamais eu, ou si peu, de machines présentées en mouvement. En outre, l'évolution de plus en plus rapide des techniques dans l'industrie accélérerait l'obsolescence des collections ; si bien qu'il était devenu matériellement impossible de présenter les découvertes les plus récentes. «Le mouvement était difficile à suivre, on se contentera vite de prétendre que ce(s) musée(s)

1 Weber Wolfhard, Histoire politique de la fondation des musées techniques en Allemagne, in La société industrielle et ses musées, p. 60.

2 Cité par Dominique Ferriot, Quel avenir pour les musées du CNAM ?, In Alliage N°2, Ed. Z Editions/le Seuil,1982,

3 Idem.

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n'avait(ent) d'intérêt qu'historique».1 Faute de place, la constitution des collections devait être interrompue dans les années 20-30, période à partir de laquelle le rayonnement du musée se mit à décliner. Par contre, l'établissement de formation se développa, et devint une très grande école d'enseignement technique, puis de formation d'ingénieurs2. Les collections du musée furent, au début du moins, utilisées comme support pédagogique de certains enseignements. En toute logique, vu son environnement, le musée ne pouvait qu'adopter le point de vue techniciste. Aujourd'hui, à la veille de sa rénovation, les collections se composent pour l'essentiel, soit d'objets phares, témoins des grandes découvertes jalonnant la modernité, soit de séries d'objets réunis sur les principes évolutionnistes par lignes d'objets descendants les uns des autres.

Quant aux grands musées techniques de province, créés dans la seconde moitié du XIXème siècle (Lyon en 1863, Boulogne en 1878, Saint Etienne en 1980, Lille...) souvent construits, eux aussi, sur la base d'un projet de formation professionnelle des artisans d'art, il furent pour la plupart, tantôt abandonnés, tantôt transformés en musées d'arts appliqués ou d'arts décoratifs. Ainsi, par exemple, le musée de Lyon devient en 1890, un musée des arts décoratifs réservé aux seuls arts du textile et plus particulièrement des tissus.3 Et André Desvallée de conclure, au regard de ce panorama : «qu'il n'a pas existé de véritable musée technique en dehors du CNAM, lequel n'est pas pour autant un véritable musée d'histoire des techniques».4

Signalons cependant qu'au plan muséographique, l'alternative que représente le concept de "diorama" existe en France depuis la fin du XIXème siècle. Quand Frédéric Mistral crée le Muséon Arlaten, en 1876 à Arles, pour défendre et promouvoir la culture Provençale, il met en scène une jeune accouchée, créant pour l'occasion un très grand Diorama, qu'il conçoit en s'inspirant (dit-on) de l'expérience suédoise.

1 Desvallées, op. cit. page 109 2 Voir Rodney Day charles, Des ouvriers aux ingénieurs, revue Culture technique n° 12/84, p.283 et

suivantes. 3 Desvallées, op. cit. p. 99 & 101 4 Desvallées, op. cit. page 109

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Aux USA, un mouvement de muséographie industrielle se développe dans l'entre deux guerres, souvent à l'initiative de grands industriels qui contribuent directement à leur financement. Ainsi, Henry Ford, le plus prestigieux d'entre eux, fit-il construire un musée-village à son enseigne, non loin de son usine de "Rivière rouge" crachant fumées et poussières, dans un enchevêtrement inextricable de cheminées, de grues, de poutrelles d'acier, de passerelles, d'escaliers de fer, de quais, de routes, de voies ferrées... Par opposition, il impose au "Musée Village" une représentation propre et bien ordonnée, idyllique et romancée, du monde industriel. Bien sûr, nulle part, il n'est fait référence à la chaîne de montage dont il est tout de même le concepteur ; et qui fit pourtant sa gloire autant que sa fortune. Il préfère présenter des moteurs à vapeur, des automobiles, des locomotives, des machines-outils, des appareils ménagers qu'il juge plus attrayants. Dans un des pavillons, il célèbre les héros de l'Amérique, comme Edison ou les frères Wright et fait disposer un peu partout d'énormes machines, comme des icônes quasi-sacrées balisant la marche du progrès. Chaque série est rangée en ordre chronologique ascendant, pour bien montrer la progression du génie inventif des hommes. Le contexte historique propre à chaque machine, était remplacé par un contexte progressiste où les transformations techniques s'enchaînent dans un ordre en apparence inéluctable, donnant du même coup à entendre qu'aucune de ces transformations ne résultait des formes politiques, culturelles ou idéologiques à l'oeuvre dans le contexte d'origine de l'objet.1

Quelles que soient les formes muséographiques adoptées, le point de vue techniciste, evolutionniste et décontextualisé prévaut aujourd'hui encore dans la plupart des musées techniques, qu'ils soient américains ou européens. Les machines, explique l'historien Georges Basella, sont «volontairement présentées dans un néant social»2 comme des objets esthétiques, détachés de leur environnement humain et physique. Dans le meilleur des cas, certaines d'entre elles sont montrées en fonctionnement ; juste

1 John M. Staudenmaier, Expositions propres, expositions sales, in "La société industrielle et ses musées", op. cit. p.180

2 Basella Georges, Musées et utopie technologique. Culture technique N°4,1981, p.22

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pour le plaisir de voir leur complexité merveilleuse et l'agencement génial des mécanismes. Parfois aussi, elles sont présentées entourées d'objets de consommation qu'elles contribuent à fabriquer ; comme une corne d'abondance déversant ses prodiges à l'humanité, sans qu'on ne sache jamais par quel processus magique elle y parvient.

Une conception erudite, exclusive et faussée

La mise en scène techniciste des techniques consiste à présenter les objets en fonction de la logique de classement qui a prévalu à la constitution des collections et à leur conservation. Parfois même a-t-on l'impression, que l'on s'est contenté de prendre les tiroirs des réserves pour les exposer avec leur contenu dans la vitrines. Le principe conduit à l'accumulation des objets, ou au mieux à leur ordonnancement en catégories qui -le plus souvent et faute de place- s'enchevêtrent et deviennent inintelligibles.

Dans ce cas, seuls les chercheurs, l'érudit ou le spécialiste ont une culture, des connaissances suffisantes pour défaire l'écheveau et faire sens ; c'est-à-dire, pour relier les objets exposés entre eux en décodant la logique de leur classement. En admettant même que cette dernière devienne évidente, la collection n'a finalement d'intérêt que pour le collectionneur habité par la passion des collections ; tandis que le visiteur y trouve peu d'intérêt, parce que la logique d'accumulation du collectionneur n'a pas de rapport avec ses propres préoccupations.

Pris isolément, un objet parle si le public peut entrer en relation avec lui ; c'est-à-dire le re-situer dans son univers mental à partir de sa propre histoire personnelle, de sa culture et de ses préoccupations du moment. Les utilisateurs, certains ingénieurs et ouvriers, par exemple, pourront peut-être reconnaître et extraire mentalement tel ou tel objet de sa vitrine et se le représenter en situation (par exemple dans l'atelier où ils ont travaillé). Le profane, lui, n'y verra qu'un amoncellement où le regard se perd et erre comme dans un labyrinthe sans parvenir à se fixer. L'accumulation et la multiplication des objets donne le vertige. Elle

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est incompréhensible, muette, comme peut l'être une partition pour celui qui ne connaît pas le solfège et ne peut décoder la succession des signes faute d'en maîtriser la syntaxe, c'est à dire la logique de leur ordonnancement.

De la sorte, la visite devient vite ennuyeuse. Elle induit un sentiment d'exclusion de cet univers qui n'a pas été conçu pour délivrer un message, mais pour conserver des collections dans une perspective élitiste, c'est-à-dire, pour en réserver le sens à ceux qui ont la "meilleure" culture.

Parfois, la mise en scène grandiose des musées techniques sauve la mise. Hanas Gottes Diener et Jean Davallon, montrent que les visiteurs attendent du musée qu'il leur permette de «bien comprendre l'objet lui-même, ses mécanismes, comment çà marche, de connaître les méandres de la pensée qui sous-tendent l'évolution des techniques, de situer le rôle de l'objet dans une dynamique historique, économique, sociologique et humaine».1 Mais, comme le public ne trouve que peu de réponses à ses interrogations, il surmonte sa frustration par une appropriation esthétique et émotionnelle de ce qui est présenté, en se contentant d'apprécier la beauté, l'étrangeté des objets et du lieu.

Dans les représentations du progrès que le musée déroule ainsi, au long des séries chronologiques et fastidieuses, la technique trouve sa force en elle, se génère et se transforme en même temps qu'elle conduit la société vers toujours plus de bonheur et d'harmonie. Aussi, explique Georges Basella, les pièces exposées nous enseignent «que chaque système technologique découle clairement de celui qui l'a précédé, qu'en matière de progrès technologique, il n'existe ni incidents de parcours, ni cul-de-sac et que la forme finale de l'objet technologique se trouvait miraculeusement prédestinée dans son ancêtre le plus primitif»2. Nulle part, il n'est fait référence aux alternatives possibles face aux contraintes économiques, aux stratégies politiques, au contexte social et historique ; comme si les technologies se

1 Hanas Gottes Diener et Jean Davallon, Le Musée National des Techniques sous l'oeil de ses visiteurs : compte rendu de recherche sur le public du musée des Arts et Métiers, La Revue, Septembre 1992, N°l,p.35.

2 Basella Georges, Musées et utopie technologique, Culture technique N°4,1981, p.20

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développaient indépendamment de leur environnement, des projets de leurs promoteurs, des usagers qui les adoptent, les rejettent, ou les subissent. Comme s'il y avait un destin technologique de l'humanité et que son développement suivait une pente naturelle, que "la nature faisait les choses sans l'homme", en dehors des luttes de pouvoirs, de ses folies, de ses désirs et de ses rêves1. Dans la mesure où elles transforment le monde, les techniques ne progressent pas seulement au rythme des découvertes, mais aussi en fonction de l'usage qu'en font les hommes, pour la guerre ou pour soigner, pour dominer les autres ou pour améliorer leurs conditions de vie, pour emporter des marchés ou en créer de nouveaux.

Le progressisme historique et décontextualisé de cette muséologie n'est pas seulement une mauvaise présentation de l'histoire. Il impose comme un truisme une hypothèse pour le moins discutable, selon laquelle progrès technologique et progrès social sont inexorablement liés. "Le visiteur reste avec l'impression très nette que le progrès accompagnant la conception de ces merveilleuses et agréables machines productives signifie progrès pour l'humanité, que plus les machines sont puissantes et efficaces et plus belle sera la vie des personnes fortunées qui ont choisi de la construire. Qui plus est, on trouve l'idée implicite selon laquelle, en poursuivant le processus d'industrialisation commencé par nos ancêtres inventifs et prévoyants, nous fournirons à nos descendants les moyens d'atteindre la société idéale. Ainsi les musées techniques pourvoient-ils au rêve de l'utopie technologique". 2

Sous les lambris prestigieux, dans le silence et la lumière des grandes salles d'exposition, des machines restaurées, brossées, lissées, brillantes, jalonnent les hauts faits du progrès technologique. On est loin, bien loin de l'usine et de l'atelier, du bruit, de la crasse, des poussières toxiques, de la fatigue et de la sueur, de la fureur des luttes et de la violence des rapports sociaux qui pourtant contribuent par bien des aspects à l'histoire des technologies. On est hors du temps profane, dans le monde sacré des musées et du patrimoine ; comme si ces machines-là n'avaient

1 Alain Gras et Sophie Poirot-Delpech, "L'imaginaire des techniques de pointe", Ed.L'Harmattan 1989. 2 Basella Georges, op. cit. p.22

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aucun rapport avec notre univers quotidien et qu'elles n'avaient pas contribué à le façonner.

Pourtant, il y aurait tant à dire sur la dimension sociale du travail et notamment sur le siècle dernier, quand le progrès machinique cassant les qualifications, condamnant à l'obsolescence les savoir-faire, brisant toute velléité de résistance ouvrière, permit d'intensifier le travail à outrance et de contraindre le prolétariat à la plus grande misère. Jusqu'à porter atteinte à son intégrité ; comme en témoigne les premières enquêtes sociales : «Languissant et énervé dans les filatures vosgiennes, usé, déformé dans la métallurgie parisienne, chétif, malingre à Castres, l'ouvrier des manufactures porte les stigmates de la dégénérescence. Les canuts lyonnais : des petits bonhommes rabougris, les jambes cagneuses, les ouvriers lillois des individus pâles, maigres, à la chaire molle et flasque, estropiés de toutes les manières... Quand aux enfants croisés dans les rues ouvrières ce sont de petits vieillards ridés, édentés, au ventre proéminent et dur, à la poitrine en carène de vaisseau, dont l'ossature fait saillie, les jambes grêles, le rictus douloureux»1. Le progrès ne va pas toujours, et pour tous, dans le même sens.

Pour terminer sur cette question, mais alimenter le débat et prendre le contre-pied de la notion commune de progrès, on pourrait citer l'ethnologue Pierre Clastre ; après avoir consacré son existence à l'étude des sociétés primitives, il en vient à la conclusion suivante : "Si l'on entend par technique l'ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s'assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus parler d'infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s'enorgueillit la société industrielle et technicienne. ... Il n'y a donc pas de hiérarchie dans le champs des techniques, il n'y a pas de technologie supérieure ou inférieure. On ne peut mesurer

1 Lion Murard, P. Zylberman, "Le petit travailleur infatigable ou le prolétariat régénéré". Recherches, N°25, Nov. 1976

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un équipement technologique qu'à se capacité à satisfaire en un milieu donnée, les besoins de la société"1. Les technologies des sociétés primitives leur ont permis d'être ce qu'il appel "des société de plaisir", "d'abondance" et "de loisir". Jusqu'au jour ou émerge l'état. Dès lors qu'une minorité réussit à s'approprier le pouvoir politique, elle a intérêt à ce que la société se mette en marche et dans le sens qu'elle fixera, celui de ses propres intérêts. Ce n'est pas elle qui fera les frais du progrès, alors que par contre, elle captera à son profit l'essentiel des gains de productivité. "Lorsque les indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pas pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. C'est exactement le contraire qui se produisit, car, avec les haches métalliques firent irruption dans le monde primitif des indiens, la violence, la force, le pouvoir qu'exercent sur les sauvages, les civilisés nouveaux venus"2.

Le pouvoir des Ingénieurs

L'approche techniciste, même si elle est aujourd'hui très critiquée, a tout de même dominé la scène de la muséographie pendant près d'un siècle. Sans pour autant y voir de dessin machiavélique, on peut logiquement penser que les industriels n'avaient pas intérêt à ce que l'on fasse référence au contexte social, car il aurait sûrement fallu parler de la dégradation des conditions de travail et des drames sociaux qu'entraînaient les progrès de l'industrialisation. «Un industriel ne tient pas à parler de ses méthodes de production en dehors de son lieu de travail et encore moins à les montrer. Non seulement parce qu'il a conservé ce vieux fantasme du secret professionnel, mais surtout parce que pendant toutes les premières générations industrielles, la production avait pour corollaire l'exploitation sociale, et en outre, elle se faisait dans la crasse. De ce fait l'industrie ne tenait pas à montrer les techniques utilisées pour sa production.»3 Comme ils contribuaient au financement des grands musées, on comprend qu'ils aient tenu à s'assurer que ceux-ci ne desserviraient pas leurs

1 Clastre Pierre, "La société contre l'état", Ed. de Minuit, 1980, p.163, 2 Idem, p. 167. 3 Dévallées, op. cit. p. 107.

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intérêts en traitant de problèmes sociaux peu ragoûtants. Aux musées techniques, ils préféreront finalement les musées d'art et d'industrie consacrés à la présentation de productions prestigieuses comme les tissus précieux à Roubaix, Mulhouse, Lyon ou les armes finement décorées à St Etienne et se désintéresseront des musées techniques ; n'y intervenant qu'au coup par coup, comme censeurs ou promoteurs occasionnels.

En fait, si les précurseurs furent sans doute les ethnologues, les véritables protagonistes de la muséologie ont été, semble-t-il, les ingénieurs. Cette nouvelle classe sociale, "grandie dans les jupes du pouvoir"1, doit tout à l'industrialisation dont elle assure, au plan technique, la progression hégémonique. Ils retrouvent là, la vocation de leurs ancêtres de la Renaissance, mettre la technique au service du pouvoir, ce sont les gardiens de l'ordre industriel Saint Simonien. Le langage scientifique est l'outil qui leur sert, non seulement à mettre la technique en formules mais aussi à la contrôler, à la rationaliser, à l'optimiser.2 Au moment où se créent les grands musées, cette catégorie sociale est en position ascendante, on comprend qu'elle veuille confirmer son ascension en accédant à l'un des attributs subtils, mais essentiels du pouvoir : contribuer à la définition de la culture cultivée. En s'investissant dans les grands musées, ils entendent élever leur discipline au niveau des beaux arts. Maria Osietzki raconte à ce sujet qu'en Allemagne, les ingénieurs s'engagent dans un vaste débat, où ils cherchent à briser le monopole culturel détenu par l'intelligentsia néo-humaniste qu'est la bourgeoisie des talents, en lui opposant les valeurs culturelles de la technique. Le Deutsches Muséum, fondé à Munich par l'ingénieur Oscar Von Miller, est conçu comme «le musée allemand des chefs d'oeuvres de la science et de la technique (...) devenant ainsi le théâtre de la reconstruction idéologiques d'une réalité scientifique et technique correspondant à la compréhension qu'en ont les créateurs»3. Pour le Musée National des Arts et Techniques, la proposition est encore plus évidente puisque celui-ci se situe au sein même de la plus grande école d'ingénieur : le C.N.A.M., dont il est au départ au moins l'un des piliers.

1 Gaudin Thierry, "Pouvoir du rêve", CRCT/Edilion d'organisation 1984, p.83 2 Gaudin Thierry, op. cit. p.93. 3 Osietzki Maria, op. cit. p. 152.

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La vision que les ingénieurs ont du progrès technique et industriel n'est, certes pas, celle qu'en ont à cette époque les enfants rampant dans les mines ou sous les métiers à tisser, ni celle des travailleurs déclassés par le progrès, des artisans ruinés, des agriculteurs spoliés, des ouvriers de métier déqualifiés, de tous ces prolétaires dépossédés de tout, nus faces aux prouesses de la machine. Eux sont les premiers bénéficiaires du progrès, on comprend qu'ils s'en fassent les chantres. Mais plus que cela, eux sont habités par le projet positiviste et cartésien, où ne compte que ce qui peut être étudié d'un point de vue scientifique ; c'est à dire décomposé, spécifié, mis en relations et en formules, où tout le reste est secondaire, d'ordre métaphysique, éthique ou pré-scientifique.1

Un grain de sable est d'autant plus dangereux que les mécanismes sont sophistiqués. Plus la rationalité progresse et plus l'irrationalité, ou tout ce qui est par nature incontrôlable, devient dangereux pour l'organisation du système, et donc intolérable. De ce point de vue, l'homme ne peut que faire problème. A l'instigation Frédéric Winslow Taylor, leur grand maître dans l'organisation scientifique du travail, les ingénieurs entreprennent de faire du travailleur une machine parmi d'autres, un facteur inerte à considérer et à traiter comme n'importe quel autre facteur de production.2 Rêvent-ils, comme Ford dans son musée-village, d'une usine débarrassée de toute cette crasse qu'entraînent les activités humaines, d'une usine sans ces hommes qu'il avait tant de mal à convaincre de travailler sur ses chaînes de fabrication, d'une usine libérée des contraintes extérieures économiques ou sociales3.

Il n'y avait pas de place pour l'homme dans les musées où les ingénieurs célébraient la technique ; sans doute pour la honte que représentaient si souvent les conditions de son exploitation, mais

1 Gaudin Thierry, "Le Pouvoir du rêve", CRCT/Edilion d'organisation, 1984, p.83 2 Coriat Benjamin, "L'atelier et le chronomètre", Christian Bourgeois Editeur 1979. p. 15, p.45 et

suivantes / Voir aussi, sous la direction de : De Mont Mollin Maurice, Pastré Olivier, "Le taylorisme", Ed. La Découverte 1984 / et aussi Moutet Aimée, Ingénieur et rationalisation, in Culture technique : Les ingénieurs, N°12 mars 1984, p. 137 ; Beaune Jean Claude, l'usine, le plein et le vides, Milieu N°25, 1986, p.7.

3 John M. Staudenmaier, Expositions propres, expositions sales, in "La société industrielle et ses musées", op. cit. p. 171

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aussi parce qu'il n'y avait pas de place pour lui dans leur conception de la technologie ; ou même plus, parce que son évacuation de leur univers mental était au départ une condition du progrès industriel dont ils sont les concepteurs.

Oscar Von Miller, en créant le Deutsches Muséum, souhaitait en faire un manuel vivant qui aurait été «la première pierre d'une véritable histoire scientifique de la technique»1. Penser que les quelques musées construits à cette époque aient, à eux seuls, bloqué toute autre perspective d'approche historique est sans doute présomptueux. Il est probable, en tout cas, que le poids social des ingénieurs, leur pouvoir et leur nombre, ne serait-ce qu'au regard de celui des chercheurs en sciences humaines -ethnologues ou sociologues- susceptibles de développer d'autres approches de l'histoire des techniques, a grandement facilité la diffusion et l'hégémonie de leurs conceptions ; aussi bien dans le domaine de la muséologie que dans celui de l'histoire des techniques et des représentations du progrès.

Une conception piégée

Les mises en scène technicistes d'un progrès univoque et linéaire sont piégées. Elles reposent sur un mythe, et quand le mythe s'effondre, le musée perd tout son sens, et avec son prestige, une bonne part de ses finances. Aussi, les grands musées ont-ils connu une longue traversée du désert pour n'avoir pas su porter un regard critique sur le fait technique. On comprend pourquoi, à la fin de la seconde guerre mondiale, devant les ravages engendrés par la science et la technique, les représentations allégoriques et emphatiques du progrès n'avaient plus cours. L'allemand Wolfhard Weber explique :«Les chefs d'oeuvres de la science et de la technique qui ont si bien servi la guerre menée par l'Allemagne nazie, ou ont du moins été conçus dans ce but, ne peuvent en effet guère devenir dans ce pays vaincu des objets d'exposition présentables ; d'autant moins que les experts qui les ont conçus ont été, soit forcés de partir à l'étranger, soit déconsidérés aux yeux

1 Osietzki Maria, op. cit. p. 152

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de l'opinion dans les procès de criminels de guerre»1. Les musées y perdirent beaucoup de leur crédibilité.

La crise ne devait d'ailleurs pas s'arrêter là... A la suite de mai 68, et de la montée des mouvements alternatifs, écologiques, antinucléaires, la critique de la technique se radicalisa. Les sociétés occidentales, "gavées" par trente années de croissance ininterrompue étaient assaillies de doutes existentiels. Où cette marche forcenée du progrès, cette course flamboyante à la consommation conduisait-elle ? Comment se produisait-elle, sur le renoncement à quels idéaux et aux dépens de ce que l'on commençait alors d'appeler "la qualité de vie" ? Comment se développait-elle, sur le dos et l'exclusion de quelle fraction du corps social, sur le pillage systématique, de quelles autres parties du monde ? Quels équilibres naturels, économiques et sociaux menaçait-elle de détruire irrémédiablement ? Et la jeunesse nantie descendait dans la rue rejoindre les O.S. et le monde ouvrier, cherchant désespérément d'autres voies de progrès2. Pendant ce temps, les musées techniques, sans autre forme de réflexion, continuaient de promettre que le paradis était indiscutablement au bout de cette course effrénée, sur la seule voie de développement possible que balisaient les objets phares alignés dans le silence des grandes salles désertées. Sans doute peut-on, à partir de là, mieux comprendre la déshérence que connurent nombre d'entre eux durant les trente glorieuses. Ayant cessé d'offrir des ¡mages à la dimension des grandes aspirations collectives du moment, le musée avait cessé d'intéresser. Il fallut la crise économique pour que, dans le désert des friches industrielles, on se reprenne à rêver au progrès technologique.

1 Weber Wolfhard, op. cit. p.63. 2 Qu'elle partait explorer dans les communautés ariègeoises, les hallucinogènes, les batailles de rue, le

terrorisme, l'amour sans entrave, l'oecuménisme, les premières luttes anti-nucléaires, les mouvements autogestionnaires, l'écomusée du Creusot...

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Il - LA VOIE DES ÉCOMUSÉES

Renouveau de l'approche sociale et contextuelle des techniques

Si la conception technicienne domine la muséologie des techniques jusqu'à la saturation des collections, la désaffection du public et l'engourdissement des institutions, l'approche contextuelle ne disparaît pas pour autant. Elle se maintient tant bien que mal en Suède dans les musées de plein air, aux U.S.A. dans les muséums d'histoire naturelle et certains musées d'arts, en Allemagne, parfois dans les Heimat Muséum.

En France, elle trouve un nouveau souffle avec Paul Rivet et Georges Henri Rivière. Les deux conservateurs proposent de développer une muséologie qui conjugue les deux conceptions (technicistes et conceptuelles). Pour cela, ils prônent une politique de conservation qui satisfasse aux rigueurs de la taxinomie, tandis qu'en même temps, la muséographie, plus sensible, privilégiera la communication en adoptant des principes de mise en scène contextuelle. Dès 1931, dans une note d'orientation, Paul Rivet assigne au musée d'ethnographie un rôle scientifique «les magasins d'un musée à condition d'être bien agencés sont pour les savants une mine presque inépuisable d'études1, et en même temps, des objectifs d'éducation populaire : rendre le musée attrayant et ses messages accessibles à tous. Pour tenir ce pari, le musée devra conserver les objets en plusieurs exemplaires. De la sorte, il est possible d'organiser les collections dans les réserves sur le mode

1 Programme du Musée d'ethographie défini par P. Rivet. Cité par Jamin Jean, le Musée d'ethnographie en 1930 : L'ethnologie comme science et comme politique, in "La muséologie selon GHR", p.l 19.

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de classement méthodique (techniciste) en vigueur à cette époque, alors que les mêmes objets sont présentés au public selon une forme de classement qu'ils appellent "topographique contextuelle". Elle consiste à regrouper entre eux les objets utilisés dans un même espace géographique, et à les présenter ensemble, sur un mode synchronique, en les accompagnant d'explications, de photographies, de cartes. «Ainsi le public reçoit, s'il est attentif, des leçons non seulement d'ethnographie proprement dite, mais aussi de géographie, de sociologie, de technique, etc.»1. Ces principes seront repris dans leurs réalisations muséographiques ultérieures : esquissés au musée de l'Homme (crée en 1937) ; puis développés et approfondis au musée des Arts et Traditions Populaires (ATP).

Le musée des ATP juxtapose deux espaces créés pour répondre aux exigences respectives de l'une et de l'autre des conceptions. La galerie d'étude, inaugurée en 1972, est imaginée comme une réserve visitable. Bien qu'ouverte à tous, elle s'adresse explicitement aux érudits : spécialistes, collectionneurs, étudiants. Elle réunit les objets techniques de l'époque pré-industrielle, classés en catégories qui s'emboîtent les unes dans les autres, selon une taxinomie rigoureuse élaborée par André Leroi-Gourhan. Les transports ruraux par exemple, sont divisés en techniques de portage humain ou animal et en technique de roulage ou de glissage, à traction humaine ou animal. Au sein du groupe des véhicules à traction animale, on distingue ensuite le harnais et le jougs ; les jougs étant eux-mêmes doubles ou simples, de corne ou de garrot etc.2 Inversement, la galerie culturelle (inaugurée en 1975) a été conçue pour le grand public. «La perspective en est synthétique et la présentation aussi attractive et aussi proche de la vérité écologique que possible». Les objets sont montrés «dans leur contexte d'utilisation, en position d'emploi» dans leur environnement naturel et social3.

1 Note conservée au département des archives d'ethnologie du Musée de l'Homme, Cité in "La muséologie selon GHR, op. cit. p. 177".

2 Cuisenier Jean, de Tricornot Marie-Chantal, "Musée National des Arts et Traditions Populaires : Guide", Ed. de la Réunion des musées Nationaux, 1987, p. 165. Idem, p.33.

3 Hubert F, Historique des éco-musées, in "La muséologie selon GHR",op. cit. p. 147.

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L'expérience des écomusées

A partir des années 70, en marge des courants officiels, les écomusées vont poursuivre le travail de rénovation de la muséographie des techniques, engagé dans l'entre-deux-guerres, par les ethnologues.

Les écomusées sont issus de la rencontre de deux traditions, celle des parcs naturels et celle de l'ethnologie. Vers le milieu des années 60, les premiers font appel aux seconds pour sauvegarder et mettre en scène l'identité des populations rurales habitant sur leur territoire. GHR défend l'idée de musée de plein-air qu'il définit ainsi : «Les musées de plein-air sont des musées de maisons, extraits de leur milieu et transférés dans des enceintes exportées muséographiquement»1. Il crée le premier d'entre eux, à Marquez dans les Landes, à partir d'une maison du XIXème siècle autour de laquelle, en fonction des relevés cadastraux d'époque, il fait reconstruire d'autres bâtisses récupérées dans les environs.

Comme le musée se propose de traiter des relations d e l'Homme à son milieu, il élargit l'approche contextuelle à l'environnement. Non seulement il reconstitue des intérieurs en présentant le mobilier, des objets techniques, domestiques ou agricoles, caractéristiques du lieu, mais de plus, il situe l'habitat dans le paysage tout entier. Le musée est inauguré en 1968, en même temps que le musée des Techniques et des Traditions Ouessantines, conçu sur le même principe. Le terme d'écomusée ne sera lui forgé qu'en 1971, par Hugues De Varine, au moment où il crée le Musée de l'homme et de l'industrie qui deviendra ensuite l'écomusée du Creusot.

La communauté urbaine du Creusot-Montceau les Mines, regroupe 16 communes de Bourgogne, au sein d'un vieux bassin industriel isolé en bordure du Morvan. Il réunit dans un espace restreint des mines de charbon et un complexe industriel avec ces hauts fourneaux, des usines où l'on fabrique des poutrelles d'acier, des conduites forcées, des locomotives et autres grosses machines

1 De Roux Emmanuel, La renaissance de l'éco-musée au Creusot, in Le Monde du 26 et 27 mai 1991.

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dont s'enorgueillit le XIXème siècle. Alors que jusque-là, les écomusées s'étaient implantés dans des parcs nationaux, c'est-à-dire sur des sites sauvages : les Landes, Ouessant, la Camargue : où l'homme vivait en relation étroite avec le milieu naturel, d'activités essentiellement agraires et pastorales, cette fois, le fait industriel devient incontournable.

Porté par Hugues de Varine et Marcel Evrard, soutenu par Georges Henri Rivière, assez vite, le projet de musée prend forme. Il bouscule les principes de la muséologie en vigueur, et devait «révolutionner le monde vermoulu des musées. Le mot fit fortune, se souvient Emmanuel De Roux. Quelques années durant, l'idée brilla d'un éclat sans pareil. Les subventions d'état, celles de la ville et de la région se multiplièrent»1. Le projet est fort, plus important par les pistes qu'il explore et théorise que par ses véritables réalisations. Mobilisateur et militant, il attire de jeunes muséologues, des ethnologues, des artistes 2. L'équipe, se développe et compte bientôt une trentaine de personnes qui cherchent à "vivre en symbiose" avec la population et à en être le "catalyseur"3. L'approche contextuelle est poussée à son paroxysme, le musée en tant qu'institution s'estompe dans le paysage, le territoire tout entier devient le musée. "Il fait revivre les objets en les intégrant dans un contexte qui leur donne sens et en les resituant dans l'ensemble qui était le leur dans la vie quotidienne... Mais l'écomusée va beaucoup plus loin encore que le musée d'ethnologie en sortant, si l'on peut dire, le musée du musée et l'exposition du lieu restreint qui était le sien"4.

L'écomusée, "musée éclaté", innove dans tous les domaines et pousse ses recherches jusqu'à l'utopie la plus créative. Travaillant (au moins en principe) avec la population concernée, pour elle et dans les lieux qu'elle fréquente, le musée tend à se fondre dans le milieu, à perdre son identité pour mieux exprimer celle du

1 Au tout début, le lieu est occupé par une expérience de décentralisation des arts plastiques : le CRACAP (Centre de Recherches, de Communication, de Création pour les Arts Plastiques) qui s'installe au Creusot en 1971.

2 De Varine-Bohan Hugue. Un musée éclate, le musée de l'homme et de l'industrie, in la revue Museum Vol. XXV N° 4

3 Davallon Jean, "Philosophie de l'écomusée et mise en exposition", in Claquemurer, pour ainsi dire..., op. cit. p. 105.

4 Idem

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territoire. «Le musée n'a de limite que celle du territoire de la communauté qu'il sert...»1. Les lieux peuvent être et sont de ce fait un moulin, une maison de mineur, une église, un four à pain, une réserve ornithologique, un canal, les infrastructures de la mine ; ce qui autorise à dire que « la communauté toute entière constitue un musée vivant, dont le public se trouve en permanence à l'intérieur, car le musée n'a pas de visiteurs, il a des habitants ! » Si bien « qu'une exposition peut être inaugurée et aussitôt close ! Car, à quoi bon laisser ouverte une exposition dont les auteurs, les acteurs et les visiteurs sont les mêmes»2.

Quant aux collections, le musée «n'a pas de vocation à en acquérir puis-qu'il a déjà à sa disposition, tout ce qui existe dans son aire géographique». Il recense les objets, mais il les laisse chez leurs propriétaires et ne conserve que les fiches d'inventaire. Tout au plus, garde-t-il en réserve les objets importants que leurs propriétaires ne tiennent plus à conserver. «En conséquence, la conservation change de sens, elle n'est plus un but du musée puisque la plus grande partie des collections n'est conservée que par le maintien de l'usage traditionnel (qui peut provoquer une destruction ou une altération - risques acceptés ! )».3 La signification de l'objet est donnée par son propriétaire, sa valeur ne dépend pas de sa rareté ou de son extraordinarité, ni de la qualité de sa réalisation, mais de sa capacité symbolique.

Le terroir dans sa diversité devient un espace de communication. A travers la mise en exposition du patrimoine technique et industriel du site, la communauté se rassemble en redécouvrant ses racines. «Le Creusot montrera plutôt le rôle de la sidérurgie tandis que Montceau insistera sur la mine. Mais la société et le cadre naturel, ainsi que les vieilles relations charbon et sidérurgie, constitueront le lien qui permettra aux habitants de reconnaître qu'ils ont en commun un passé et un avenir»4.

1 Idem 2 Idem 3 Idem 4 Clément Bernard, De l'autre côte du miroir : Expositions de l'éco-musée de la Communauté Urbaine du

Creusot - Monceau les Mines, Communication de l'écomusée du Creusot.1990

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Les expositions temporaires "pauvres", réalisées avec peu de moyens, sont considérées comme une occasion privilégiée de restituer à la population le résultat des études menées sur le terrain. De ce fait, la plupart des recherches préparent ou aboutissent à une exposition.. Certaines sont dites "militantes", parce qu'elles visent un projet politique et social ; par exemple de mise en valeur et de sauvegarde d'une cité ouvrière, pour convaincre les décideurs locaux "de la valeur de ce tas de brique".1

Mais les plus beaux projets ont une fin moins aboutie qu'ils ne le laissaient espérer ; dans la mesure où ils portent cette part d'utopie, qui, si elle permet d'aller plus loin que le raisonnable, ne peut que décevoir ceux qui y croyaient passionnément.

Et puis, au Creusot, tout le monde n'a peut être pas vu d'un bon oeil l'arrivée des intellectuels parisiens. Assez vite, le patronat, les directions, les ingénieurs du site industriel, commencent à trouver que les questions abordées par l'écomusée dérangent. Tout va bien tant qu'il s'en tient à l'histoire de la communauté à travers les âges ou à l'étude et à la mise en valeur du patrimoine industriel. Sans doute, s'inquiètent-ils déjà un peu, quand "ils" commencent à s'intéresser au travail et à la mémoire ouvrière. En tout cas, ils se fâchent dès lors que le sujet porte sur les accidents de travail et que «les documents iconographiques produits, brisent l'unité d'une présentation (habituellement) réduite aux seules réussites et inventions.» 2,3.

La coopération des intellectuels parisiens avec la population locale tourne court. Sur ce point l'échec est patent. Au départ l'écomusée se définit d'abord comme un projet d'action communautaire. Pour Hugues de Varine comme pour Georges Henri Rivière4, «La communauté constitue à la fois le sujet et l'objet de l'écomusée» ; celui-ci doit lui permettre de prendre en charge son développement collectif. Mais c'était sans compter avec la faillite

1 Clément Bernard, op. cit. 2 Un contre musée des ingénieurs de Creusot est monté en face, qui récupère une partie de fond, tandis

que le musée de la mine de Blanzy, lui aussi, quitte le giron de l'éco-musée...) 3 Voir par exemple Vagues p.443 (pour Hugues de Varine) et p.456 (pour Georges Henri Rivière). 4 De Roux, Emmanuel, op. cit."

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du militantisme et la crise des processus d'action collective caractéristiques de la décennie suivante.

Les années 80 s'annoncent désespérément raisonnables, le projet fait moins recette et sa gestion devient de plus en plus difficile1. Bientôt, le déficit atteint 50% du chiffre d'affaires. C'est la fin de l'expérience du Creusot, mais elle aura fait davantage pour la muséologie que bien d'autres réalisations plus prestigieuses. L'écomusée, quant à lui, demeure mais se rend à des projets plus réalistes.

Aujourd'hui, il existe en France une trentaine d'écomusées regroupés dans une Fédération Nationale, auxquels s'ajoutent plusieurs centaines de musées d'identité. Ensemble, ils continuent de mener une réflexion novatrice, radicalement différente de celle des premiers musées techniques et industriels.

Le contexte omniprésent

Les écomusées ne partent pas des collections techniques (même s'ils assument pleinement leur rôle de conservation), mais du contexte pris au sens le plus large du terme, de l'identité et de la culture d'une communauté qu'ils vont s'attacher à dégager et à mettre en exergue et dont ils vont chercher à conserver les témoignages marquants, les plus symboliques (outils, objets domestiques, bâtiments, paysages et mêmes des manifestations sociales comme la fête ou le savoir-faire professionnels...). «Le territoire n'existe pas en tant que tel : c'est à l'écomusée de révéler ce qui caractérise une population et d'épouser l'aire de ces caractéristiques»2.

A partir des objets récoltés, les écomusées mettent en lumière la culture qui s'y rattache et qui leur donne sens. «L'approche ethnologique du patrimoine est propre à l'ensemble des écomusées. Elle explore l'identité d'une région, en étudie les savoir-faire, les techniques traditionnelles, les éléments de

1 Davallon Jean, "Claquemurer pour ainsi dire, tous l'univers : La mise en exposition. Ed. Centre de création industrielle, Georges Pompidou, 1986, p. 107.

2 Extrait de dépliant en avant le mémoire par la Fédération des écomusées.

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mémoire collective constitutifs d'une identité locale»... qu'elle cherche à restituer aux populations locales et aux visiteurs, aux moyens d'une muséographie "Novatrice et accessible"1, privilégiant le point de vue contextuel, le mouvement (présentation de l'atelier d'automates au Creusot ou d'entreprises artisanales encore en activité comme la filature de Fourmie-Trélon (...). C'est un musée éclaté sur le territoire, dispersant les lieux d'interface avec le public, agissant sur le patrimoine là où il se trouve ; en essayant de conserver aux lieux, leur destination d'origine (conservation in-situ).

Limites de l'approche contextuelle

Si, incontestablement, le mouvement des écomusées renouvelle les concepts muséologiques en vigueur, renouant avec les premières expériences suédoises, ils n'abordent le fait technique qu'accessoirement, comme un des éléments constitutifs de l'identité du territoire qu'ils investissent. La culture domine : une machine, un outil, un objet ne vaut que par son usage, pour les pratiques dont il témoigne. Cette fois le contexte est omniprésent, les liens qui unissent les objets entre eux sont évidents, archétypiques, immédiatement accessibles, ce qui en facilite la compréhension et l'approche sensible. On est dans la forge, avec son soufflet, son enclume, ses outils, et si le forgeron n'est pas encore là, on s'attend à le voir entrer. On est dans un atelier de tissage, une verrerie, une école, mais le temps s'est arrêté, tout est harmonie, en équilibre, comme dans un microcosme écologique. Cette fois, la dimension diachronique, le point de vue historique échappe au visiteur.

La mise en scène montre comment les techniques sont utilisées, quelle place elles occupent dans l'espace habité, mais pas comment elles y sont parvenues, ni comment elles sont produites et comment leur adoption engendre forcément un bouleversement de l'écosystème, l'obligeant, dans le meilleur des cas, à se transformer pour retrouver un nouvel équilibre, et souvent à disparaître, à défaut d'intégrer la nouvelle donne et de s'y

1 Moirot Philippe, Musées et techniques, in La revue Terrain N° 16, Ed. MSH 1991 p. 137.

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adapter. La technique est bien là, située dans son environnement, mais cette fois, c'est l'idée même de progrès qui est occultée. Sans doute, le succès des dioramas tient-il malheureusement aussi à cela. Ils arrêtent le temps et donnent une vision harmonieuse du passé.

Certains musées réussissent à réintroduire la dimension historique, en reconstituant le même espace à différentes époques. Ainsi, au musée de la parfumerie de Grasse, on peut découvrir une échoppe des gantiers parfumeurs au XVIIème siècle, une batterie d'extraction datant du XIXème siècle, ou une usine du XXème siècle. Tandis qu'à Blanzy ou à St Etienne (puits Couriot), en remontant un boyau de mine, on passe progressivement des années 80 au XIX ème siècle. De même, au musée-école à Montceau Les Mines, peut-on visiter des classes caractéristiques de différentes époques.

De fait, si les écomusées ont incontestablement permis une rénovation des concepts muséographiques et un retour en force de l'approche ^ contextuelle, ils n'abordent la technique qu'accessoirement. Le président de la fédération Nationale des écomusées à beau affirmer qu'elle est une "voie royale d'accès au monde social"1, elle n'est, en fait, que rarement étudiée et présentée pour elle-même, à un rythme et selon une logique qui lui serait propre.

Un certain nombre d'écomusées, à la suite de l'expérience du Creusot, se sont implantés dans des bassins industriels ; si bien que, peu à peu, il en viennent à s'intéresser plus directement à l'histoire technique et industrielle de leur territoire. Pour autant, cette perspective est encore loin d'être évidente. La question du progrès reste explosive, elle met en jeu des forces économiques et sociales importantes, et tandis qu'une large fraction du monde industriel y est hostile, tout au plus, tolèrent-il les approches qui cantonnent au passé, sans mettre en question le présent. De plus, comme nous le verrons plus loin, la présentation de l'histoire sociale et économique des techniques est concevable tant qu'il s'agit de techniques circonscrites dans l'espace, mais elle devient

1 F. Sigaut, Préface au livre de Haudricourt A. G., in "La technologie Science Humaine", Edition MSH, 1988. p 29 .

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beaucoup plus difficile dans le cas des technologies complexes, dont l'impact, la zone d'influence et de développement s'étendent à la planète toute entière.

Le problème est peut-être plus facile à résoudre dans le cas de sites mono-industriels, comme la parfumerie grassoise ou la mine. Là, les techniques, bien que complexes, restent faciles à circonscrire, et l'on peut encore assez aisément en cerner les contours, pour montrer comment elles se développent. La question reste entière dès que l'on aborde les techniques de manière plus générale, comme le font les grands musées, et notamment les musées du CNAM.

Il reste à développer et à approfondir une muséographie qui parte du fait technique lui-même, suive sa genèse, explore les pistes où il se perd, cerne les raisons qui font qu'une innovation va tout d'un coup s'imposer et transformer brutalement ou subrepticement les modes de vie ou les façons de travailler. Il manque encore une approche qui s'attache à nourrir notre réflexion sur le progrès technique industriel et maintenant postindustriel, d'où l'intérêt des études récentes entreprises par les historiens des techniques. Les sciences humaines : l'ethnologie, la sociologie, l'histoire et singulièrement l'histoire des techniques doivent accompagner ce mouvement.

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Ill - PERSPECTIVES DE LA TECHNOLOGIE COMME SCIENCE SOCIALE ...

Le musée est à la croisée des savoirs réunis par les différentes disciplines scientifiques, sur son domaine culturel. Il les utilise pour orienter ses actions, il les vulgarise et conserve la trace de leur progression dans ses collections ou sa documentation. Lui même en est parfois le sujet d'étude, parfois l'auteur. Aussi, le musée est-il étroitement dépendant de l'état des connaissances et de la vitalité de la recherche menée dans son domaine d'activité. Dans le domaine des techniques, la recherche reproduit immanquablement les déséquilibres et les faiblesses déjà repérées pour la muséologie. En effet, on y trouve la même dichotomie entre l'approche techniciste et sociale, mais surtout la même position hégémonique de la première aux dépens de la seconde. Par suite, la muséologie bute sur la pauvreté et le déséquilibre des connaissances accumulées dans le domaine de l'histoire des techniques. Heureusement, ce champ est aujourd'hui en pleine réorganisation et offre des perspectives su f f i sammen t intéressantes pour mériter que nous y consacrions un chapitre.

Intérêts et limites des recherches ethnologiques sur l'histoire des techniques

François Sigaut note que déjà Diderot, Beckmann, Reuleaux, Leibniz, Espinas ont insisté sur les «caractères fondamentalement humains des techniques et sur la nécessité pour qui les comprendra de les considérer comme des produits de l'esprit humain1». Mais

1 Haudricourt André Georges, La technologie Culturelle (1968), in "La technologie Science Humaine", Edition MSH, 1988. p. 59

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leurs injonctions se sont perdues dans l'indifférence du milieu technicien. La seule tradition à avoir durablement travaillé à une conception sociale de l'histoire des techniques est celle des ethnologues.

Déjà en 1877, l'ethnographe Lewis Morgan classe les sociétés entre elles en fonction de leur maîtrise des techniques -respectivement : le feu, l'arc et la flèche, la poterie, l'agriculture irriguée et la métallurgie du fer.

1 "Le stade inférieur de la sauvagerie" est celui où l'homme tire les moyens de sa subsistance de la cueillette de fruits, bourgeons, graines consommées crues ;

2 "le stade moyen de la sauvagerie" coïncide avec l'apparition du feu et des techniques de cuisson des aliments dans des fours rudimentaires, élargissant considérablement le champ des aliments comestibles ;

3 "le stade supérieur de la sauvagerie, commence avec l'invention de la vannerie et de la poterie ; mais surtout de l'arc et de la flèche permettant aux sociétés d'accéder à la chasse ;

4 "le stade inférieur de la barbarie débute avec l'invention de la poterie qui témoigne du passage à la sédentarisation et la domestication des plantes ;

5 "Le stade moyen de la barbarie correspond au début de l'irrigation et à la construction de maisons, la société devient pastorale ;

6 "Le stade supérieur de la barbarie correspond à la découverte du fer, à la charrue, à l'apparition de l'écriture.

Un septième stade est celui de la civilisation contemporaine 1.

1 Schlanger Nathan, Le fait technique totale : la raison pratique et les raisons de la pratique, dans l'oeuvre de Marcel MAUSS, in la revue Terrain n°.16, 1990, p.l 14.

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Plus tard, on remplacera les termes de sauvagerie ou de barbarie par ceux de civilisation ; on discutera de l'ordre et de la pertinence des techniques retenues pour la classification, mais le principe ne sera pas démenti. Pour Marcel Mauss, comme pour son élève Le Roi-Gourhan : «la technique est fondamentalement sociale, puisqu'elle est une des manifestations du social, un des phénomènes qui le caractérise ; mais plus qu'un accompagnement, la technique est aussi un élément fondateur de la société, quelque chose qui la constitue et la conditionne, qui la répète et la façonne»1.

Le problème, c'est que, jusqu'à une période récente, l'ethnologie s'est essentiellement consacrée aux peuplades lointaines, exotiques, ou à la France rurale et patrimoniale en voie de disparition2. Par la suite, les techniques étudiées étaient, sinon simples, en tout cas circonscrites dans l'espace ; avec des implications sociales délimitées, comme peuvent l'être les sociétés primitives ou les contrées rurales. On comprend que les outils d'investigation et les méthodes des ethnologues se soient révélées peu adaptées à l'étude des techniques contemporaines. «On conçoit qu'il est tout naturel aux ethnologues de décrire le tissage dans les Andes, la pêche au harpon dans l'Arctique ou la construction des pirogues en océanie», note François Sigaut. «Mais peut-on décrire de la même façon une automobile, nos appareils ménagers, nos machines agricoles, nos mines... ? Cela peut-il avoir un sens...?Une mitrailleuse à tout prendre, n'est pas tellement plus difficile à décrire qu'un boomerang et les habiletés nécessaires pour les utiliser le seraient plutôt moins. Le problème, me semble-t-il, c'est qu'il est (qu'il était) possible de réunir tous les éléments nécessaires à la description du boomerang en quelques jours auprès de n'importe quel petit groupe d'aborigènes australiens, où chaque homme était capable d'en fabriquer et d'en utiliser. Rien de tel avec la mitrailleuse... ce n'est pas un groupe social, mais dix ou cent

1 Cf. Althabe Gerard, "Vers une ethnologie du présent", Ed. de la Maison des sciences de l'homme. 1992 p.248 et suivantes)

2 Sigaut François, Postface, in Construire une science des techniques. Ed. L'interdisciplinaire, p 413 et 415

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groupes différents, je ne sais pas, qu'il me faudra observer pour comprendre l'engin»1.

Les ethnologues en viennent maintenant, peu à peu, à travailler dans des perspectives plus contemporaines. Les écomusées, en les sollicitant et en leur offrant de nouveaux terrains, les programmes incitatifs des ministères 2 ou des grands organismes de recherche conduisent quelques uns d'entre eux à faire le pas et à s'intéresser aux sociétés industrielles.

Hégémonie de l'histoire des sciences

Les études menées sur les techniques industrielles et contemporaines l'ont été dans une perspective techniciste, la plupart du temps, par des ingénieurs érudits. Wolfhard Weber, par exemple, dans son bilan sur l'histoire des techniques en Allemagne, conclut : «il existe un grand nombre de publications qui contiennent des descriptions de vieilles technologies, des chemins de fer, des voitures et, bien entendu, des avions. Mais dans aucune de celles-ci, n'apparaît une analyse des systèmes politiques et sociaux qui sont liés à ces modèles techniques»3. La plupart d'entre elles tendent à montrer que les techniques sont le résultat de l'accumulation des connaissances scientifiques, «illustrant ainsi l'erreur de jugement selon laquelle la technologie est une mise en pratique de la science»4. Pour Hélène Vérin, cette conception est plus qu'erronée, elle poursuit un véritable projet idéologique qui remonte au début de l'industrialisation, et cherche à faire de la technologie "la science de l'application des sciences à l'industrie, la science des opérations industrielles"5, une rhétorique "qui se parerait de la dignité de scientifique pour plus efficacement assujettir l'esprit,

1 Notamment le programme de recherche "Savoir faire" de la Mission du Patrimoine Ethnologique du Ministère de la Culture, Cf le Numéro spécial que la Revue Terrain (N° 16) consacré aux recherches menées dans le cadre du programme, encore faut-il noter sur l'ensemble, trois seulement portent sur des faits industriels (La conserverie Nantaise de M.M. Cornu, La construction navale de Marseille de J.L. Tornator et La parfumerie Grassoise de P.Rasse).

2 Weber Wolfhard, Evolution en Allemagne, in "Histoire, des techniques et compréhension de l'innovation", op. cit. p.20

3 idem p 14 4 Vérin Hélène, Technique, technologie , application , in "Construire une science des techniques", Ed.

L'interdiciplinaire, 1991, p.57 et suivanteszq 5 Idem. p. 63

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l'ingéniosité, l'intelligence humaine aux impératifs industriels"1, en démontrant que la technique résulte seulement de l'application systématique des découvertes scientifiques.

Les sciences, notamment les plus abstraites d'entre elles, ont longtemps eu peu d'impact sur le monde, quand les technologies le transformaient déjà. Pourtant, dans l'ordre hiérarchisé des représentations symboliques, elles occupent une position dominante. Comme s'il avait fallu masquer leur impuissance à agir directement sur l'univers, en assignant à la technique une place inférieure, celle de l'application prosaïque des oeuvres de l'esprit.

La technique puise ses racines dans la fragilité de l'homme écrasé par sa condition, affronté à la violence des éléments naturels, luttant désespérément pour sa survie. Elle est indissociable de l'histoire de l'humanité dont elle jalonne les grandes étapes, depuis que dans la nuit des temps, "les premiers hommes dépassent les performances des chimpanzés par un critère qualitatif : la fabrication d'outils à l'aide d'un autre outil"2. Les sciences, au contraire, comme les arts, n'apparaissent et ne se constituent qu'à partir du moment où une société a suffisamment de maturité économique et de puissance politique pour permettre à certains de ses membres d'être dégagés des contingences matérielles et de se consacrer à des recherches qui ne lui sont pas immédiatement utiles. Elles se développent à l'ombre d'un pouvoir éclairé, dans le cercle des nantis. Elles contribuent à affirmer le prestige et la légitimité du pouvoir en place, mais en même temps bénéficient de ce dernier pour installer leur autorité et occuper une place hégémonique dans les représentations du progrès ; jusqu'à persuader que les découvertes scientifiques précèdent forcément les réalisations technologiques, qu'elles en sont la condition sine qua non.

Pourtant, à la lumière de l'histoire des sciences, les choses sont loin d'être aussi simples. Canguilhem, par exemple, explique

1 Selon Jacques Pelegrin, il s'agit de galets taillés dont les plus anciens en Afrique Orientale remontent à près de 2.7 millions d'années. : Les savoir - faire ont une très longue histoire... In Terrain, N°16, 1991.

2 Voir par exemple sur cette question le livre de Thorstein Veblen, "Théorie de la classe de loisir", publié en 1899 aux USA, Gallimard 1978 (Ré-édition) p.252 .

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comment Harvey, mettant en cohérence un certain nombre d'observations expérimentales, élabora le concept de circulation sanguine pour le substituer à celui d'irrigation qui prévalait depuis Aristote "le sang et la sève s'écoulent comme l'eau canalisée irrigue le sol d'un jardin"1. En décrivant comment le sang circule en réseau fermé dans le corps, sans doute permit-il à la médecine de réaliser d'immenses progrès. Cependant, de la même façon que les navigateurs n'avaient pas attendu Galilée pour lire leur route dans les étoiles, les chirurgiens opéraient, amputaient, trépanaient et, tant bien que mal, sauvaient des vies depuis longtemps. Harvey leur permit seulement de mieux comprendre pourquoi certains patients survivaient, quand malheureusement d'autres succombaient, exsangues, à leur intervention.

De la même façon, on raconte que Carnot a théorisé le second principe de la thermodynamique pour faire marcher les machines. Or, "De même, on prétend souvent que c'est l'invention de la thermodynamique par Sadi Carnot qui à permis le développement de la machine à vapeur. La réalité est inverse : les ingénieurs et industriels anglais avaient inventé et diffusé la machine à vapeur depuis plusieurs décennies. Les recherches de Carnot ont simplement permis de comprendre et d'améliorer la technique. Mais la machine à vapeur a beaucoup plus fait pour la thermodynamique que l'inverse"2.

Par certains aspects, la technique précède même nécessairement les découvertes scientifiques en lui fournissant les appareils de mesure, d'observation, d'expérimentation dont elle a besoin pour ses recherches et ses découvertes. Bref, jusqu'au XIXème siècle, la plupart des technologies ont été mises au point à partir d'observations empiriques que les scientifiques ont parfois ensuite théorisées, offrant par là aux ingénieurs la possibilité de mieux comprendre les phénomènes mis en jeu ; tandis que l'ensemble des connaissances ainsi accumulées servait de base à de nouvelles inventions ou de nouvelles découvertes.

1 Georges Canguilhem, "La connaissance de la vie", Jean Vrin, 1965, p.63. 2 Jean-Marc Lévy-Leblond, "Mettre la science en culture". Ed. Anaïs, 1986, p.25.

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Pour Jean-Marc Lévy-Leblond, la situation change dans le second tiers du XIXème siècle. La théorie des ondes électromagnétiques précède et permet ses applications techniques : "Hertz voulait vérifier les équations de Maxwell. Il cherchait les ondes magnétiques, il ne les a pas trouvées par hasard"1. Aujourd'hui, la situation est d'une extrême complexité. D'une part, science et technique entretiennent des relations désormais si étroites que l'on parle à bon droit de "technoscience" ; d'autre part, des logiques de développement spécifiques subsistent pour l'une comme pour l'autre. En tout cas, il n'y a pas subordination simplement de la technique à la science. Pourtant, l'idéologie perdure, qui donne à la science primauté, même si la technique domine souvent dans la réalité.

Les fausses représentations ont la vie dure, on a souvent tendance à considérer que si les techniques découlent de la science, il suffit de faire l'histoire des sciences pour avoir du même coup celle de ses applications, c'est-à-dire celle de la technique. Au plan muséologique, cette idéologie trouve à s'appliquer dans la plupart des réalisations de communication scientifique et technique, quand elles consacrent l'essentiel de leur scénographie à l'explication de phénomènes scientifiques et t e r m i n e n t immanquablement en évoquant les applications techniques qui en découlent. Sous prétexte de montrer l'utilité des sciences on accrédite l'idée de leur domination sur les techniques et le mouvement du progrès2.

Les sciences sociales et la technique

A l'autre extrême, mais ce qui finalement revient au même, les sciences humaines -quand elles se sont intéressées à la technique-ont procédé de façon identique en imposant leur propre logique. Les sociologues ou les économistes, par exemple, lorsqu'ils abordent l'histoire industrielle, placent au premier plan les événements politiques, la transformation des rapports sociaux, l'évolution des marchés. Cette fois, le moteur de l'histoire est résolument

1 Idem. 2 Woronoff Denis, France : Esquisse d'un bilan, in "Histoire, des techniques et compréhension de

l'innovation"- op-cit p.45

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économique et social, la technique n'intervient qu'au second plan, pour fournir des arguments complémentaires1. Au pire, elle sert alors de toile de fond, elle est un élément inerte du décor ; au mieux, c'est "la boîte noire dans laquelle on ne s'aventure pas", et dont on étudie seulement les rapports au social ou à l'économique2. «Tous ces travaux", note encore François Sigaut, ont en commun de considérer les techniques comme un réservoir d'explications pour des phénomènes d'un autre ordre, plus social, plus intéressant..., leur reprochant de ne pas nous faire comprendre les techniques pour elles-mêmes, avant de s'en servir pour prouver quelque chose d'autre...»3.

Ces études, même si elles ont le mérite de renouveler le débat sur l'histoire de la société industrielle en montrant le poids du social et de l'économique, ont finalement peu d'intérêt pour les musées, car elles n'ont rien -ou si peu- à dire sur les techniques elles-mêmes, et encore moins sur les machines et les objets qu'ils conservent.

Ainsi, peut-on en conclure, sans grand risque de simplification abusive, qu'il n'y avait pas jusqu'à une période récente de champ d'étude scientifique organisé avec ses chercheurs, ses publications, ses séminaires, ses congrès, dans le projet de faire l'histoire sociale des techniques. Bref, pas d'alternative structurée et suffisamment développée pour accompagner et guider les réalisations muséographiques sur des voies autres que technicistes.

La technologie comme science sociale : l'apport d'Haudricourt

En 1935, dans son article introductif au numéro des annales d'histoire économique et sociale, Lucien Fèbvre écrivait : «Technique : un de ces mots dont l'histoire n'est pas faite. Histoire des techniques : une des disciplines qui sont tout entières à créer

1 Cf. par exemple Cornât Benjamin, "L'atelier et le chronomètre". Ed. Christian Bourgois, 1982 ou André. Granou "Capitalisme et mode de vie", Ed. Cerf. 1974 ou avec Billaudo et Baron, "Croissance et crises" Ed. Maspero 1979 et tous les travaux de tradition marxiste.

2 Woronoff Denis - op-cit - p. 45 3 F. Sigaut. La technologie, Science Humaine, p.78.

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ou presque...». En 1991, cinquante ans après, Jacques Perrin et Jean-Pierre Bompard font le même constat d'ignorance : «l'état des lieux n'a malheureusement pas beaucoup changé». D'où l'intérêt des travaux récents d'une poignée de chercheurs regroupés dans la perspective de faire de la technologie une science sociale de l'histoire des techniques.

La piste a été initiée dans l'entre deux guerres par un agronome atypique, Georges Haudricourt. Il affirme que la technologie en tant que science des techniques, ne peut être qu'une science humaine et sociale.

Toutes les sciences peuvent aborder les questions des techniques, mais une seule est capable d'en énoncer le cheminement, d'en comprendre les mouvements historiques de développement ; c'est la technologie. «En première approximation, une science est définie par un objet ; c'est-à-dire les objets ou les êtres qu'elle étudie. En réalité, on s'aperçoit vite que ce qui caractérise une science, c'est le point de vue et non l'objet. Par exemple, voici une table. Elle peut être étudiée de point de vue mathématique. Elle a une surface, un volume ; du point de vue physique, on peut étudier son poids, sa densité, sa résistance à la pression. Du point de vue chimique, ses possibilités de combustion par le feu ou de dissolution par les acides ; du point de vue biologique, l'âge et l'espèce d'arbre qui a fourni le bois. Enfin, du point de vue des sciences humaines, l'origine et la fonction de la table pour les hommes. Si l'on peut étudier un objet de différents points de vue, il est par contre sûr qu'il y a un point de vue plus essentiel que les autres ; celui qui peut donner les lois d'apparition et de transformation des objets. Il est clair que pour un objet fabriqué, c'est le point de vue humain de sa fabrication et de son utilisation par les hommes qui est essentiel et que, si la technologie doit être une science, c'est en tant que science des activités humaines»1.

Haudricourt aura, de fait, bien du mal à faire valoir son point de vue, il devra attendre un quart de siècle avant que ne soit publié

1 Haudricourt André Georges, "La Technologie Science Humaine", 1988, p.37 et p.38. (L'article fut publié pour la première fois en 1964).

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son premier article sur la question1. Ce n'est que tout récemment, qu'une équipe d'historiens des techniques a repris son projet de "faire de la technologie" une science des activités humaines ; une science qui, en s'attachant à rechercher les lois d'apparition et de transformation des objets techniques, mette en question le concept de progrès. Bref, une science dont on pressent l'intérêt pour la muséologie des techniques. «La technologie est une science qui prend pour objet les faits techniques. Les faits techniques étant des faits de comportement humain, la technologie est une science humaine (ou sociale). Elle emprunte ses méthodes aux sciences humaines (ethnologie, histoire, linguistique, psychologie»2.

Des perspectives séduisantes

L'histoire des techniques «est presque nécessairement subversive», prévient F. Sigaut, puisque «tout l'édifice de notre histoire a été construit dans l'ignorance des techniques».3 Mais, plus que cela, la technologie est subversive puisqu'elle propose un renversement complet des rapports hiérarchiques ou conflictuels, que la technologie entretient avec elle-même ou avec les sciences environnantes.

Dans la perspective de faire de la technologie une science, il est indispensable de renverser les rapports de féodalité que les autres sciences, aussi bien "dures" que sociales, exercent à l'égard de la technique, de façon à lui permettre de se penser "pour elle-même". Sans doute faut-il même renoncer à savoir qui domine de la science et de la technique ou du social, pour repenser les rapports dans leur complexité. S'attacher à étudier comment ils vont, tantôt de l'un à l'autre, tantôt inversement, et tantôt conjointement.

1 Ainsi note-t-il que son approche de la technologie lui fut fortement contestée. Il comptait l'expliquer dans un ouvrage sur l'homme et les techniques que lui commanda Georges Friedman, dans la collection qu'il dirigeait alors. Mais, quand le manuscrit fut prêt, Edgar Morin qui avait pris la direction de la collection le lui refusa. Ce n'est qu'en 1960, que profitant d'une commande de J. Poirier pour une encyclopédie, il repris le travail engagé 20 ans plus tôt. Mais, là encore, il faudra patienter 8 longues années avant que sa contribution ne soit publiée, "accompagnée d'un contre-article que Poirier, peu satisfait du mien avait demandé à Jean Michéa". Si Maurice Godelier, Directeur des sciences humaines au C.N.R.S. n'avait pris l'initiative d'exhumer son travail avec l'aide de François Sigaut, nous ne l'aurions probablement jamais lu.

2 Sigaut François, op-cit-p.68 3 Idem.

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Si les sciences dures peuvent permettre d'expliquer et de comprendre le fonctionnement des machines, il faut cependant prendre soin de ne pas accréditer l'idée selon laquelle les techniques en découlent directement et ne sont que le résultat pratique, d'application de concepts scientifiques théoriques. De même, les rapports de soumission de la technique aux sciences sociales doivent, eux aussi, être inversés ; puisque cette fois c'est à la technique qu'il revient d'imposer sa logique lors de l'élaboration des objets de recherche. Si le recours au social est alors le moyen d'éclairer bien des aspects de l'histoire des techniques, cette dernière en est le sujet déterminant. C'est elle qui structure la problématique, impose le choix du terrain et des méthodes appropriées.

L'histoire de la civilisation industrielle ne se plaque pas sur les autres par l'apport de tel ou tel programme ethnologique ou sociologique. En fait, c'est un profond changement qu'il s'agit de réaliser pour situer l'histoire des sciences, l'histoire des techniques et l'histoire industrielle dans leur contexte social et économique. Non seulement s'interroger sur qui a commencé de "l'oeuf science et de la poule technique", mais quel a été l'élément moteur le plus important entre la demande sociale provoquant le progrès technique, et les innovations techniques provoquant les traumatismes sociaux1.

Aussi, Woronoff exhorte-t-il à cesser la guerre stérile, annihilante, "picrocholine", entre les deux conceptions des techniques, entre l'approche internaliste (techniciste des techniques) et externaliste (privilégiant l'analyse périphérique des techniques). Lui et ses confrères, proposent de progresser en étayant l'une avec l'autre et réciproquement 2 ; de faire l'histoire sociale des techniques à partir d'études de terrain et d'une connaissance approfondie du fonctionnement des machines et des processus de fabrication. Ils recommandent que le chercheur commence par acquérir la culture technique du milieu professionnel qu'il se propose d'étudier. Autrement dit, qu'il commence par ne jamais négliger le point de vue techniciste. «Si les faits

1 Desvallées, op. cit. - p. 115. 2 Woronoff Denis, op. cit. p 45.

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techniques sont des faits sociaux dit François Sigaut à l'instigation de Durkheim, il faut les considérer comme des choses, ce qui signifie qu'avant d'en dire quoi que ce soit, il faut les observer et les décrire, sinon, on en reste aux banalités du sens commun ou aux spéculations métaphoriques»1. Et Denis Woronoff de proposer de partir de l'étude des machines, des séries d'instrument, des ustensiles ménagers pour en maîtriser le fonctionnement, l'usage, les mots qui les désignent ; de façon à établir l'histoire chronologique de leur développement2.

Le travail de Bruno Latour est une bonne illustration des capacités de cette méthode. Il étudie Aramis, un projet révolutionnaire de métro intelligent alliant les avantages de la voiture et du transport collectif, qui fût finalement abandonné alors que la plupart des problèmes techniques avaient été résolus. Et s'il en vient à conclure que l'échec est avant tout politique, économique et social, (le concept était trop en avance sur le mode de vie, les porteurs du projet n'ont pas su le vendre aux élus), c'est avec un soin minutieux qu'il fait auparavant la genèse technique du projet, qu'il étudie et suit point par point le travail des ingénieurs, leurs difficultés et leur progression dans la résolution des problèmes techniques 3.

La vision déterministe et rationaliste du progrès qui consiste à confier à des ingénieurs la mission de découvrir et de développer de nouvelles technologies qu'il ne resterait ensuite plus qu'à appliquer, a conduit immanquablement à l'échec. Bruno Latour explique comment les ingénieurs du projet Aramis de métro intelligent4, en ont fait la cruelle expérience : «Ils ont séparé pour de vrai la technique et le social ! Ils croient vraiment à la différence totale entre les deux ; le comble, c'est que, eux , les ingénieurs , les techniciens, croient ce que les philosophes des techniques disent des techniques ! ... Ils ont commis le seul péché

1 Sigaut François, Aperçus sur l'histoire de la technologie en tant que science humaine, in "Histoire des techniques et compréhension de l'innovation", op-cit. p.67.

2 Woronoff Denis, op. cit. p 53. 3 Latour Bruno, "Aramis ou l'amour de la technique". Ed. La Découverte 1992. 4 Scardigli Victor, "Le sens de technique". Ed. PUF. 1992 et avec Gras Alain, "Sociologie des techniques

de la vie quotidienne"./ Latour Bruno, "Aramis ou l'amour de la technique", Ed. La Découverte 1992.

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qui compte, la désincarnation ; positivistes endurcis, ils croient que l'âme et le corps sont distincts"1.

Le livre de Victor Scardigli, "Le sens de la technique", est de la même veine. Il mène une enquête minutieuse sur l'insertion sociale des technologies, en attachant une grande importance «aux petits acteurs : habitants, travailleurs, consommateurs, dont le rôle est souvent oublié au bénéfice des états ou des grandes entreprises qui promeuvent chaque technologie nouvelle». Il cherche à comprendre comment ceux-ci contournent les usages imposés, réintroduisent leur expérience personnelle et leur culture d'appartenance, cherchent la satisfaction de leurs fantasmes ou de leurs besoins2. Face à la tentation déterministe des ingénieurs et hauts fonctionnaires chargés de mettre en place les usages sociaux d'une innovation technique, chacun des acteurs de ce qu'il appelle "l'acculturation de la technique" va, à sa façon, lutter pour donner à l'objet (qui est au départ vide de sens), le sens qui conduit à sa propre "présentation d'un avenir meilleur'^.

On l'aura compris, cette fois, on ne part plus de l'aube de l'humanité comme le font les ethnologues ou les archéologues, on ne suit plus l'industrialisation du XIXème comme le font les collections de la plupart des musées techniques. On est à la frange du présent et du futur, là où l'histoire est en train de se faire dans cet espace confus des nouvelles technologies. Victor Scardigli pense que les représentations collectives sont en train de changer. Les conceptions étaient jusqu'à présent "essentialistes", toutes bonnes (au temps du positivisme triomphant) ou toutes mauvaises (dans la dérive de mai 68) ; lui aussi, dans son domaine présent l'émergence progressive de ce qu'il nomme un "relativisme raisonné". «Il me semble que ce début des années quatre vingt dix voit apparaître quelques indices de ce qui pourrait devenir une conception d'un troisième type. Elle apporte une grande attention aux retombées négatives de chaque avancée technique, elle prend acte d'un impossible consensus et affirme même la diversité des sens du progrès...» 4.

1 Latour Bruno, "Aramis ou l'amour de la technique". Ed. La Découverte 1992,.p.231. 2 Id.p.ll. 3 Id. p. 14 4 Id. p. 13

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Si Victor Scardigli avait raison, on peut en déduire que les mentalités collectives en viennent peu à peu à intégrer le projet que défendent Haudricourt, Woronoff et Sigaut, les représentations techniciennes, évolutionnistes, univoques du progrès, mises en scène dans la plupart des musées seraient non seulement faussées, mais aussi surannées, en décalage avec leur temps ; bref, à ranger au musée des musées. On aspire à l'émergence de la technologie comme science sociale...

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CONCLUSION

«La technique est une voie royale d'accès au monde social, défend Philippe Mairot, le musée tâche de faire sentir le système qui unit, en un temps et un lieu donné, une technique ou un ensemble de techniques et un groupe humain»1. Loin d'être seulement une mise en scène allégorique du progrès, il doit amener à comprendre comment se font les techniques et à s'interroger sur le sens et les conséquences sociales de l'innovation. Pour cela, il est indispensable de développer conjointement un champ de recherches pluridisciplinaires sur l'histoire des techniques qui fait encore défaut.

Bien qu'elle soit encore à ses prémices, la technologie comme science sociale, s'annonce fertile et devrait permettre une avancée significative de la muséologie des techniques. Sans renoncer aux collections techniques, sans négliger leurs missions d e conservation, les musées doivent se donner pour objectif de les resituer dans leur contexte, et aborder une question qui finalement, nous interpelle tous ! Comment se fait le progrès technique ? Et peut-être aussi, où nous mène-t-il ?

Pour cela, il est indispensable que les musées aient une véritable politique de recherche, qu'ils réussissent à intéresser des équipes de scientifiques à leur domaine d'intervention : ethnologues, sociologues, historiens, bien sûr, mais aussi des ingénieurs susceptibles d'étudier le fonctionnement des objets, et pourquoi pas des physiciens ou des chimistes pour mener une réflexion historique et épistémologique sur les relations entre leur discipline et les collections. Il ne s'agit pas de créer des laboratoires, mais d'avoir une politique incitative, contractuelle, de coopération avec les universités, d'accueil de thésards, de cofinancement d'études 89...

A condition qu'elles soient ouvertes aux scientifiques, les collections des musées, leur documentation, conçues dans une

1 Mairot Philippe, Musée et techniques, in la revue Terrain n° 16, p. 135

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perspective techniciste, constituent une base irremplaçable, à laquelle les chercheurs s'efforceront de donner du sens en la mettant en relation avec leur environnement scientifique, économique et social. Sans doute, dans un second temps, ces collections pourront-elles être réorganisées et réorientées en fonction des progrès de la recherche et de ses besoins, c'est-à-dire des lacunes qu'elle aura pu mettre en évidence.

De leur côté, les musées créés plus récemment sur le modèle synchronique, contextuel, souvent sans politique de conservation bien précise, trouveront dans la technologie les repères nécessaires pour en définir une. Dès lors, ils auront le souci de se doter de collections dont la cohérence sera fonction des recherches qu'ils soutiennent et auxquelles ils contribuent.

Quant à la muséologie, à proprement parler, elle ne pourra qu'enrichir le message qu'elle délivre au public en faisant sentir le lien qui lie chaque objet à son contexte, comment il est le produit de rapports complexes entre l'avance des connaissances scientifiques et la capacité d'innovation des hommes au travail, entre les stratégies diverses des concepteurs, des promoteurs, et des utilisateurs. Comment, enfin, chacun à sa façon, contribue à transformer les modes de vie et de travail ; de sorte que le progrès n'est pas un mouvement linéaire et étranger mais bien le moteur de notre civilisation et dont nous sommes tous partie prenante.

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Troisième Partie MUSÉOLOGIE DES TECHNIQUES, ET DE L'IDENTITÉ :

LE CAS DU MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE

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I - ÉBAUCHE D'UNE HISTOIRE DES TECHNIQUES

Le musée international de la parfumerie est exemplaire, il se situe à l'articulation des deux axes de recherche sur la muséologie de l'identité et des techniques auxquels nous avons consacré les 2 précédentes parties. Il va nous permettre d'illustrer en quoi la technologie peut être constitutive de l'identité d'un site industriel.

Avant de mettre en question la muséologie du MIP nous commencerons par "entrer dans la boîte noire", c'est-à-dire par faire l'histoire des techniques spécifiques de la profession en nous interrogeant sur leurs implications économiques et sociales. Ensuite nous chercherons à savoir quelle est l'identité du site ? Comment s'enracine-t-elle dans le passé ; Comment s'actualise-t-elle aujourd'hui ; Quels enjeux économiques et sociaux recouvre-t-elle pour la cité et le tissu industriel ? Ce long détour, centré sur le contexte, est indispensable pour bien situer le musée dans un environnement qui fonde son projet. Dans un troisième chapitre, une fois cette base de connaissances établie, il sera possible de mener un audit de la muséographie du MIP, c'est-à-dire d'en faire une lecture critique, dans la perspective de la rendre plus cohérente et plus significative.

La lutte des hommes pour le parfum est édifiante : il leur a fallu des siècles d'acharnement avant de réussir à capter les fragrances délicates des fleurs les plus fragiles, pour les conjuguer dans des compositions subtiles et raffinées. Il y parvinrent en s'appropriant les progrès des sciences et des techniques environnantes et en profitant des opportunités économiques ou politiques du moment. La cité aromatique devait

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jouer un rôle décisif dans cette longue bataille. L'histoire commence comme un conte, avec des indigènes parcourant les garrigues à la recherche de plantes aromatiques, des alchimistes inventifs et opiniâtres, des capitaines d'industrie entreprenants. Elle termine avec la ruine du paysan local, mais le succès et la toute puissance des parfumeries de Grasse.

Aux origines, des techniques pour capter les fragrances

Les fleurs comme la rose, le jasmin ou la violette sont fragiles ; les professionnels racontent qu'il faut les récolter le matin, quand elles gardent encore la fraîcheur de la nuit et que la caresse des premiers rayons de soleil en révèle le parfum. Cueillie, elles fanent vite et les pétales flétris ou martyrisés sécrètent des diastases nuisibles qui dissipent et empoisonnent le parfum.1

Au début, elles s'accommodent mal des moyens primitifs d'extraction hérités de l'Antiquité.

Le procédés le plus ancien, la macération, repose sur l'affinité des corps gras avec les odeurs. Il consiste à laisser macérer des fleurs dans de la graisse ou de l'huile chauffée au soleil. Une fois chargée en parfum, les corps gras sont filtrés par expression, au travers d'une manche de tissu tordue avec deux bâtons et donnent une pommade parfumée. Pline écrit que l'on renouvelle jusqu'à sept fois la charge de roses ; Rasés el Razis dans son Antidotaire, au Xème siècle, indique de traiter une partie de rose dans une partie d'huile par exposition de 3 jours au soleil et de renouveler 3 fois les fleurs. Baume en 1804, recommande l'infusée de roses pâles laissées deux ou trois jours au soleil, puis renouvelées 12 à 15 fois.

1 "il faut éviter de froisser certaines fleurs afin de ne pas favoriser des actions diastasiques nuisibles... Les diastases de la plante vivante ont un rôle créateur... elles libèrent les constituants odorants. Elles ont par contre, dans de nombreux cas, un rôle destructeur. Dès que la fleur fane et que la feuille se flétrit, les diastases provoquent des réactions chimiques qui mènent à l'altération des constituants odorants et à la production de substances colorées."-

cf : Naves Yves Renée, Technologie et chimie des parfums naturels 1974 Masson et Cie éditeurs première édition 1939 p.27-29

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La méthode présente au moins deux inconvénients, elle n'aboutit pas véritablement à un parfum, c'est-à-dire, à une essence, mais seulement à une pommade ou une huile parfumée, le rendement est médiocre, tant en quantité qu'en qualité des matières produites. Pour l'améliorer, on chauffait les graisses (à feu nu ou bain marie), ce qui n'est pas du goût des fleurs les plus fragiles. Traitées de la sorte elles donnent "un parfum de qualité très inférieure" note Durvelle ! "l'odeur de la fleur fraîche est souillée par une odeur étrangère, désagréable,... que les praticiens désignent sous le nom de "goût de cuit".

La distillation permit de dépasser l'un des écueils et de réaliser les premiers parfums. "Les essences odorantes, bien qu'ayant un point d'ébullition supérieur à 100°, se vaporisent facilement avec la vapeur d'eau, qui les entraîne" 2. Une fois la vapeur recondensée, il devient facile, par décantation, de séparer l'eau des huiles essentielles plus légères. Les premières distillations se font dans les campagnes, sur le lieu de récolte des plantes, au moyen d'alambics rudimentaires montés sur des charetons. On mélange les matières aromatiques préalablement broyées et l'eau dans une chaudière exposée directement à la flamme. "Le démarrage est difficile", note Durvelle, et "les résultats irréguliers...le procédé donne un produit qui ne rappelle que de très loin le parfum de la fleur" 3. Il arrive que la matière au contact des parois de l'alambic brûle et donne des produits de décomposition dont l'odeur "nauséabonde" réputée "repoussante" se communique aux produits de la distillation et donne à l'essence "un goût empyreumatique" 4. Certains composants de l'odeur résistent à la vapeur ; d'autres subissent, sous l'effet de la chaleur, une transformation moléculaire irréversible ; d'autres encore passent dans l'eau et ne peuvent en être retirés. Autant la méthode est économique et convient pour les odeurs fortes et sauvages des plantes ligneuses, velues, charnues, adaptées à la sécheresse des garrigues comme la lavande ou le romarin ; autant elle est trop

1 Durvelle Jean-Pierre, Fabrication des essences et des parfums, Paris. 1908, p.72. 2 Durvelle Jean-Pierre, op. cit. p. 17. 3 Id. p.45. 4 Id. p.42.

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violente pour les fleurs des jardins aux fragiles pétales et au parfum si fugace1.

La solution viendra de l'enfleurage ; apanage des Grassois, elle permettra enfin de capter et de restituer la fragrance de fleurs aussi subtiles et fragiles que le jasmin ou la rose. Au début, on étendait de la graisse de porc ou de boeuf purifiée en couches, "d'un doigt d'épaisseur", dans deux plats en étain ou en terre vernissée (tians), on mettait les fleurs dans l'un et on recouvrait avec l'autre. Ensuite, la méthode fut modernisée et on utilisa des cadres de bois en serrant de la toile ou du verre sur lesquels on étendait la graisse puis les fleurs, avant de les empiler les uns sur les autres. Pour obtenir une pommade suffisamment parfumée, il fallait changer la charge de fleurs et renouveler l'opération plusieurs dizaines de fois durant 10 à 12 semaines. Comme la macération, le procédé utilise la propriété des graisses à se charger d'odeurs ; à la différence des macérations, les pétales ne sont plus mélangés et chauffés avec la matière grasse, mais délicatement déposés à sa surface où elles continuent de vivre et souvent même de produire du parfum. "Les fleurs sont mises en présence de la graisse dans un espace clos, le parfum qu'elles exhalent sursature l'air ambiant, puis, est capté par la graisse. Les produits extraits sont donc "l'expression du parfum véritable de la fleur", exulte Durvelle 2, "puisque l'on recueille seulement l'odeur que la fleur exhale comme elle le ferait si elle se trouvait encore sur la plante"... On est véritablement émerveillé en songeant combien ce procédé à la fois empirique et élégant a exigé d'intelligence et d'observation".

Le principe était, en fait, connu depuis longtemps. Nave relève qu'en Perse, au IXème siècle, on pratiquait déjà "l'enfleurage de roses sur semences de sésame renouvelées jusqu'à ce que la graine cesse de se gonfler de l'humidité des pétales" 3. A Grasse, la méthode fit "une timide apparition au début du XIXème siècle" et ne prit son essor que 50 ans plus tard, le temps de développer les lavages de l'alcool un procédé permettant d'extraire le parfum des graisses chargées d'odeur. L'esprit de vin était utilisé depuis le

1 "Le parfum [extrait par la vapeur] se modifie, il s'affine pour les essences où il est le moins agréable, se détériore dans celles où il est le plus fin" Durvelle, op. cit. p.5.

2 Durvelle Jean-Pierre, op. cit. p.71. 3 Naves Yves Renée, op. cit. p.7.

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XVIème siècle en pharmacologie pour extraire les principes aromatiques de certaines plantes, mais il faudra encore attendre la seconde moitié du XIXème pour que les Grassois disposent d'alcool fort en quantité suffisante et de moyens mécaniques nécessaires : les batteuses T. Les enfleurages étaient donc mélangés, "jusqu'à ce que la graisse ainsi divisée et malaxée, cède son parfum à l'alcool". Le lavage alcoolique était ensuite séparé de la graisse et purifié, par décantation, filtrage, glaçage. Il ne restait plus alors qu'à chasser l'alcool par distillation pour ne conserver que le parfum, appelé concentré de pommade.. Cette fois le procédé aboutit véritablement à une essence concentrant la fragrance de la rose. Les parfums issus de Penfleurage connurent un immense succès. Ils firent la réputation des parfumeurs grassois et favorisèrent l'essor de leur profession.

Naissance d'une industrie

Jusqu'au début du XVIIIème siècle, le travail est artisanal. Les ateliers sont disséminés de par la ville. L'essentiel des matières odorantes provient de la cueillette de plantes sauvages récoltées dans les campagnes ou les garrigues de tous le pays et le plus souvent distillées ou macérées sur place, avec un équipement sommaire. Le développement des nouvelles techniques exige, lui, davantage de matériel et de la main-d'oeuvre en quantité2. Pour abriter et organiser le tout, de grandes usines sont construites à la périphérie de la ville. Pour fournir la matière première, les fleurs fraîches cueillies le jour même, les campagnes se couvrent de plantes à parfum. Les paysans des alentours, à leur compte ou pour celui des parfumeurs qui placent leurs bénéfices dans l'achat d'immenses domaines 3, plantent des rosiers et du jasmin sur leurs meilleures terres, de la menthe, de la tubéreuse, des jonquilles

1 Id.p.8-15. 2 "L'enfleurage exige un matériel et un personnel considérable. En admettant que l'on enfleure à 2,5 kg

avec un taux moyen quotidien de 35 g. le traitement d'une tonne de fleurs durant la campagne d'enfleurage implique l'usage de 800 chassis et le concours de 5 à 6 ouvrières" [On traite dans les principales usines de Grasse, rien que pour la rose, 200t de fleurs en 1845 et 3000 en 1912 mais là ce n' est plus par enfleurage]. "30 à 40 chassis constituent une pile 50 à 100 piles un atelier" - (Naves Yves Renée, op. cit. p79).

3 Tombarel achète des domaines à st. Antoine, le Plan de Grasse, Pégomas, la Malle, dans le Var ; Bruno court à Vence. Jean Niel possède en 1875 des plantations à St. Mathieu, St. Jacques, La Grange, Hugues à Malbosc et Couloubriers. Chilis s'installe dans la vallée de la Siagne, à Montauroux, à Bárreme, à Puberclaire ; Méro à la Paoutte et Laval..

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Une fois la mise en culture des plantes odorantes à proximité du lieu d'extraction, il n'est plus indispensable d'avoir un alambic léger, monté sur une charrette, de façon à le déplacer sur les différents lieux de récolte. On peut à présent améliorer son fonctionnement. A partir de 1860, l'appareil est chauffé avec de la vapeur d'eau introduite dans un double fond. Le progrès est considérable, le procédé donne une chaleur régulière évitant les coups de feu qui nuisent à la qualité de l'essence, la distillation à feu nu, lente et irrégulière, n'est plus employée que dans des fabrications dites "paysannes" d'essences de lavande, de thym, d'aspic, de romarin et de sauge.

En 1846, on compte 49 parfumeries à Grasse et 12 dans les environs ; en 1866 on en compte 65 dans la cité et 14 dans les alentours ^ A la fin du siècle dernier, la parfumerie est devenue une industrie florissante. Les agriculteurs ont maintenant coutume de passer des conventions avec les parfumeurs auxquels ils assurent sur plusieurs années, l'exclusivité de la production à un prix moyen fixé d'avance 2. L'industrie est devenue le premier employeur de la ville, elle fait aussi travailler indirectement une multitude d'artisans, de verriers, de ferblantiers, bouchonniers, chaudronniers, imprimeurs et transporteurs. Les échanges économiques avec la France et le reste du monde sont importants mais concernent essentiellement la vente des produits parfumés ; il faut attendre le début du siècle suivant et la généralisation d'une nouvelle technologie, l'extraction par solvants, pour que la cité atteignent véritablement sa dimension internationale.

L'extraction par solvant volatile : une découverte technologique décisive

Dés 1835, on réalise une expérience d'extraction des principes odorants en utilisant le pouvoir dissolvant de l'éther ; les résultats

1 Farnarier Joseph, "Contribution à la connaissance de la ville de Grasse ; Parfumerie" ,1983, p.44. 2 Cali F., "La maison neuve sur la place", 1981.

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Les dissolvants volatiles agissent sur le même principe que les corps gras ou la vapeur. Ils s'emparent du parfum contenu dans les matières odorantes que l'on y fait macérer. Le solvant chargé de parfum est récupéré, puis chassé par distillation. Les éléments vecteurs de l'odeur "la concrète" restés dans l'appareil, sont ensuite malaxés avec de l'alcool et lavés dans des batteuses, filtrés... jusqu'à obtenir des essences absolues.

La supériorité du procédé sur la distillation et les macérations vient de ce qu'il fonctionne à froid. Pour inhiber les diastases on aura recours à des solvants réfrigérés. Il est plus rapide, plus sélectif, en fonction du solvant employé, on ne récupère que les éléments odorants souhaités. Contrairement à l'enfleurage il est économe en matériel et surtout en main d'oeuvre qualifiée. Il noie les fleurs, mais comme il agit très vite avant même qu'elle n'ait pu sécréter leurs diastases nauséabondes, il donne des résultats d'aussi bonne qualité et devient du même coup extrêmement performant. Il va non seulement abaisser les coûts de fabrication en supprimant des centaines d'emploi, mais aussi, transformer le marché des matières premières en l'internationalisant.

Tant qu'il était indispensable à la qualité du parfum, de traiter les fleurs fraîches (roses, jasmin, violettes, orangers...) avant qu'elles ne soient altérées, le lieu d'extraction était forcément proche de celui de production. L'enfleurage était une industrie

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lourde, difficilement exportable, les fleurs ne pouvaient donc provenir que du terroir environnant. L'extraction par solvant demande, elle, beaucoup moins de moyens ; là où il fallait de vastes ateliers, frais et bien aérés, des dizaines de milliers de châssis, des centaines d'ouvriers expérimentés ; une batterie d'extracteurs montée dans un abri en tôle et actionnée par une poignée d'ouvriers suffit désormais. Il devient possible d'installer des appareils dans les contrées lointaines, où les conditions climatiques conviennent à la culture des plantes aromatiques, mais surtout, où la main d'oeuvre agricole indigène ne coûte pas cher.

En 1904, un Grassois, Charles Garnier qui a mis au point un nouveau type d'appareil, "rotatif", très performant, procède à des essais en Bulgarie où la rose est abondante. Il installe à Karla-Sarli la première batterie de six extracteurs !. La même année, il en établit une seconde à Jaffa en Palestine et quelques temps après une autre en Egypte près du Caire. Le mouvement est lancé, les industriels Grassois vont essaimer dans le monde entier, à la recherche des matières premières odorantes. Ils installent des extracteurs au Liban en 1906, en Egypte en 1910, à la Réunion en 1914, sur la Riviéra Italienne puis en Géorgie, en Tunisie, en Algérie, au Maroc (1919), et entre les deux guerres en Guinée, à Madagascar, aux Comores, à Formóse, à Java, au Tonkin, en Suisse, et en Yougoslavie, et même en 1958 au Japon. On imagine qu'à la fin, il n'est pas une plante odorante de la planète, dont-ils n'aient essayé de capter la fragrance. Les concrètes extraites à l'étranger sont envoyées à l'état brut à Grasse pour y être affinées et mélangées dans les compositions, jusqu'à fabriquer le corps des grand parfums. Progressivement, la cité devient, au plan mondial, la plaque tournante des matières premières aromatiques.

Celles-ci arrivent dans les usines à l'état de matières brutes (fleurs, racines, mousses, lichens), d'essences ou de concrètes extraites sur le lieu de récolte, de produits de synthèse. Là, elles sont affinées, stockées, avant de garnir la palette des parfumeurs qui les mélangent entre elles, jusqu'à donner le corps plus ou moins

1 Naves Yves Renée, op. cit. p.21.

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définitif des parfums et parfumants dont ont besoin les industries situées en aval (confection, savonneries, cosmétiques, e t c . ) .

Conséquences économiques et sociales de l'innovation

L'entre deux guerres est indéniablement la période d'or de la parfumerie grassoise, On trouve des représentant de la cité sous toutes les latitudes, pour faire cultiver les plantes odorantes, installer des batteries d'extracteurs, acheter des cargaisons de matières premières, et bien sur dans toutes les grandes capitales pour commercialiser leurs productions. Pour les agriculteurs locaux producteurs de plantes odorantes, au contraire, c'est déjà le début de la fin. En 1939, la concrete de Rose de Bulgarie coûte 12000 F, celle de Grasse 28 000 F, la concrète de Jasmin Italien 6 000 F, celle de Grasse 12 000 F '; à ce tarif, les productions locales étaient condamnées. La médiocre qualité des fabrications étrangères dans les premières années de production, l'excellente réputation des plantes aromatiques grassoises contribuent cependant à en ralentir le déclin. Les parfumeurs, poussés par leur clientèle attachée aux nuances spécifiques des essences d'origine locale, continueront pendant des années encore à en incorporer dans leur composition, mais en des proportions décroissantes.

Soutenues par la forte progression de la demande mondiale en plantes aromatiques, les productions agricoles des environs de Grasse continuent à se développer jusque dans les années trente pour le jasmin ou la fleur d'orange et 1940 pour la rose. Pourtant, relativement à l'accroissement de la consommation mondiale des matières premières aromatiques, le déclin avait commencé bien avant, puisqu'en 1930 on traite en Bulgarie 12.500 tonnes de roses fraîches, alors qu'à Grasse la production atteint péniblement 2.000 tonnes.2

Les agriculteurs tentent de s'organiser. Dès 1907 certains d'entre eux créent des parfumeries coopératives (la Madrigarde et Coop parfums). Voila comment le journal "Grasse et Provence" de décembre 1922 rend compte du mouvement : "en 1907, devant la

1 Farnarier, op. cit. p.69. 2 Idem.

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En vain ! Malgré la difficulté pour obtenir à l'étranger des concrètes de bonne qualité (en raison du manque d'expérience et de formation des indigènes employés sur place), malgré l'inflation de la demande mondiale en plantes odorantes et les résistances sociales (habitude de la clientèle, solidarité entre les producteurs), à partir de 1930 la production locale de plantes à parfum périclite. En 1912 la récolte de rose atteint le record de 3.000 tonnes, elle plafonne à 2.000 tonnes jusque dans les années 30, pour s'effondrer ensuite à 4 ou 500 tonnes, et depuis la seconde guerre mondiale à 200 ou 300 tonnes par an. De même, la récolte de fleurs de Jasmin cultivées à Grasse, après avoir atteint 1800 tonnes en 1930, va régresser à 750 tonnes en 1938, 250 tonnes en 1970 et à moins de 100 tonnes dans les années 80.

Longtemps les parfumeurs ont défendu l'idée selon laquelle les essences issues de l'enfleurage étaient meilleures. Cette fois, la nouvelle technique c'est imposée, dans la mesure où elle permet d'économiser sur le temps de travail et la qualification de la main d'oeuvre, mais surtout, en profitant des grands empires coloniaux, de délocaliser les lieux de production des matières premières aromatiques vers des espaces où leur prix de revient est nettement inférieur.

Nous verrons plus loin qu'à longue échéance, la disparition des productions locales sera lourde de conséquences, y compris pour

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les entreprises grassoises. Mais pour l'instant, à la veille de la seconde guerre mondiale, la cité n'a jamais aussi bien mérité son titre de capitale mondiale de la parfumerie ; la plupart des substances odorantes incorporées dans les grands parfums vendus sur la planète ont transité par Grasse.

Et maintenant...

Dans l'industrie, notamment dans les secteurs dit "de pointe", les innovations techniques sont continuelles, fréquentes, quotidiennes. La plupart du temps, chacune n'affecte qu'une infime partie de la production et passe inaperçue, alors que sous l'effet conjugué de l'ensemble, imperceptiblement, l'appareil de production tout entier se transforme. Quelques-unes cependant ont un rôle décisif. Dans la parfumerie, la mise au point des techniques d'enfleurage, puis d'extraction par solvant volatil ont eu des conséquences économiques et sociales suffisamment importantes pour bouleverser l'ensemble du système d'organisation du travail, de division des tâches, d'approvisionnement et de commercialisation, et même davantage encore, puisque le paysage tout entier en a été modifié.

Pourtant là encore, les transformations ne sont reparables que sur le long terme (un demi siècle pour l'extraction par solvants volatiles). Les techniques n'ont eu véritablement d'effet que parce qu'elles sont parvenues au bon moment, à la jonction d'autres découvertes, dans des périodes économiques et politiques favorables.

Depuis la seconde guerre mondiale, s'il n'y a semble-t-il pas eu de nouvelle innovation technique "décisive", le travail dans les parfumeries continue de se transformer. Les immenses progrès réalisés dans le domaine de la chimie et plus particulièrement de la chimie organique butent contre la complexité et la subtilité des matières premières aromatiques. Si l'on sait par exemple à peu près décomposer et analyser la plupart des essences naturelles, on est souvent incapable de les synthétiser, c'est-à-dire de les produire industriellement avec des substances chimiques pures ; de sorte que l'on continue de les extraire à partir de matières

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premières organiques avec des procédés qui, sur le principe, n'ont pas changé depuis un siècle. Bien que, les appareils soient plus sophistiqués, les solvants plus efficaces. Si les nouveaux moyens techniques, et notamment le progrès de l'analyse chimique, n'ont pas transformé fondamentalement les méthodes de travail, ils les encadrent, les accompagnent, les facilitent et les simplifient.

Nous verrons plus loin comment l'ensemble des collections techniques du Musée International de la Parfumerie peuvent rendre compte des grandes transformations technologiques qui ont bouleversé les industries aromatiques, mais auparavant, pour préciser l'enjeu de la muséologie, nous allons opérer un retour centré cette fois sur la question de l'identité.

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II. IDENTITÉ DE LA CITÉ AROMATIQUE

Une identité qui se nourrit du terroir et se construit dans l'altérité.

Dans les premiers temps, pour habiter, s'habiller, se nourrir, se soigner, communiquer, les hommes utilisent au mieux les potentialités physiques, géographiques, climatiques du milieu environnant. Ce dernier, en retour, morcelle et isole les communautés, forge les mentalités, caractérise les modes de vie ; bref, donne à chaque culture sa spécificité et son enracinement local. L'essor de la tannerie grassoise dans le haut Moyen-Age en est une bonne illustration. On le doit à "l'abondance des sources", à "un système de canaux à découvert" jouant avec la forte dénivellation du site, aux plantes aromatiques des garrigues environnantes1, mais aussi à l'homogénéité des procédés techniques résultant de "Pétroitesse des liens unissant les fabricants".2 Il fallait non seulement que la communauté soit unie, vive en bonne intelligence avec son milieu naturel dans une relative autarcie, mais encore, qu'elle ait de nombreuses relations avec le monde extérieur afin de s'approvisionner en matière première et de vendre ses fabrications.

On raconte, par exemple, qu'à cette époque, les Grassois ont acquis leur réputation, en appliquant leur fameux procédé de tannerie à base de plantes du terroir, à des peaux de buffles du levant importés via le port de Marseille. Grasse est justement

1 Les tanneurs ont eu l'idée de remplacer le tan par de la poudre de myrte et de lentisque des plantes caractéristiques des pré-alpes méditerranéeennes, ce qui donne au cuir une couleur verte.

2 De Fontmichel Hervé, "L'histoire de la parfumerie grassoise", in L'histoire de Grasse et de sa région. Ed. Horvath, 1984, p. 123 et 124.

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Toute isolée qu'elle soit aux confins de la Provence, il fallait être sacrement ouvert sur le monde extérieur, pour se saisir comme elle le fit, d'une mode venue d'Espagne : le goût pour les gants et les gilets parfumés qui sont à l'origine des industries aromatiques de la cité. Les gantiers parfumeurs utiliseront, là encore, les ressources des préalpes environnantes dont ils s'attacheront avec des moyens techniques rudimentaires à capter les odeurs fortes et suaves. Devant le succès des fabrications, la communauté toute entière se mobilise et s'escrime à perfectionner les techniques d'extraction jusqu'à mettre au point le procédé d'enfleurage qui lui permettra de capter le parfum des fleurs les plus fragiles. Comme l'industrie se développe, le principe primitif de la simple cueillette des plantes aromatiques, où l'homme est complètement soumis aux caprices de la nature ne suffit plus. Les Grassois, en utilisant le milieu au mieux de ses possibilités, se lancent dans la culture des plantes odorantes. Les parfums extraits des productions locales ont une réputation indéniable, mais celle-ci, là encore, se construit dans l'altérité et l'ouverture au monde extérieur. En effet, dès le début, les parfumeurs ont dû créer et développer des réseaux d'échanges commerciaux ; autant pour écouler la production que pour l'adapter aux goûts et aux besoins du moment. De même, ils sont à l'affût des découvertes susceptibles d'être transférées dans leur secteur d'activité. Ainsi, l'extracteur inventé par Naudin en 1869, ne fait qu'appliquer à la parfumerie des procédés techniques empruntés à différentes industries : la brasserie, la pharmacologie, la chimie2.

1 Hildesheimer Ernest, "Grasse au Moyen-Age", in Histoire de Grasse et sa région, op. cit. p. 17. 2 Nave Yves-René, 'Technologie et chimie des parfums naturels", Masson et Cie éditeurs, 1974, p. 19.

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Mais cette fois, le procédé permet de s'affranchir presque totalement du terroir. Comme il devient possible, à moindres frais, d'extraire les substances odorantes partout dans le monde où on les trouve en abondance, les parfumeurs grassois deviennent des voyageurs infatigables. Profitant des grands réseaux d'échange et de domination des empires coloniaux, ils parcourent la planète toute entière. On les retrouve sous toutes les latitudes, pour faire cultiver les plantes odorantes, installer des batteries d'extracteurs, acheter des cargaisons de matières premières, et bien sûr dans toutes les grandes capitales pour commercialiser leurs produits.

A la veille de la seconde guerre mondiale, les Grassois sont incontestablement les meilleurs et la cité mérite bien son nom de capitale mondiale de la parfumerie. Elle contrôle tous les réseaux d'approvisionnement et de vente. Elle est devenue le point de passage obligé de toutes les substances aromatiques.

En 1932, selon la revue internationale : "Les parfums de France"(n°97) éditée à Grasse dans l'entre deux guerres, les établissements Chiris avaient à eux seuls :

- Des usines de productions à Grasse, à Reggio et à Messine en Calabre, à Avola en Sicile, à Rahmanlare en Bulgarie, à Boufarik en Algérie, à Sousse en Tunisie, à Ouaka au Congo, à Antalaha à Madagascar, à Anjouan, Mayotte, Grande Comore, Moheli aux îles Comores, à Saint Denis aux îles Bourbon, à Cayenne en Guyanne, à Haiphong, à Sam Neua et Langson en Indochine, à Ta Tsien Lou, Chung King et Shangaï en Chine, à Soerbaya à Java;

- Des agences à Bordeaux, Marseille, Lyon, Paris, Genève, Milan, Bruxelles, Prague, Vienne, Varsovie, Helsingfors (Finlande), Moscou, Hambourg, Londres, Barcelone, Lisbonne, Athènes, Bucarest, Trieste, Constantinople, Tunis, Oran, Alger, Casablanca, Le Caire, Montréal, New-York, Chicago, Rio de Janeiro, Saint Paul (Brésil), Santiago, Buenos Aires, Caracas, La Havane, Osaka, Tokyo, Sydney, Melbourne, Bombay, Tamatave (Madagascar).

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Si les productions locales de plantes odorantes ont décliné depuis le début des années 20 et ne représentent plus qu'une faible part des parfums travaillés dans les usines de Grasse, elles ont gardé une réputation incontestée et continuent d'ancrer la ville dans son terroir, légitimant sa fonction de centre mondial de plaque tournante des matières premières aromatiques. Grasse excelle dans ses réalisations et nul ne saurait le lui contester. La cité aromatique impose alors au monde ses réseaux, ses standards, ses prix, son savoir-faire, ses techniques de créations, ses goûts...1

La cité en quête de son identité.

Et puis, l'image se brouille. La cité s'est-elle engagée sur la pente dangereuse du déclin ? La seconde guerre mondiale, en interrompant les relations commerciales pendant cinq années, et plus tard la décolonisation en cassant l'hégémonie des grassois sur les productions florales des pays du Tiers-Monde, ont permis à la concurrence de se développer. Les 30 glorieuses 1945-1975 conduisent à l'émergence de grandes multinationales spécialisées dans la chimie fine. Elles vont racheter les établissements de Grasse, un à un, pour les incorporer dans de grands ensembles verticaux où elles ne sont plus qu'un maillon parmi d'autres, soumis aux caprices de grandes stratégies internationales. La concurrence est rude, les parfums de synthèse envahissent le marché, les entreprises de Grasse ont vieilli. Les productions locales de plantes à parfum qui avaient fait la réputation de la cité et l'enracinaient dans son milieux naturel et agricole ont quasiment disparu. Son image se dissout lentement dans les réseaux d'échange commerciaux ou technologiques internationaux. La cité aromatique ne risque-t-elle pas d'être démantelée comme le fût son fleuron, l'entreprise Chiris qui sera tour à tour vendue à des multinationales hollandaises, américaines, françaises2. Grasse a peur, Grasse doute d'elle-même.

1 Voir aussi sur ces questions : RASSE Paul, La cité aromatique, Ed. Serre, 1987, RASSE Paul, Pour le prafum de la rose. Contribution au catalogue d'expo-rose, MIP 1991.

2 L'entreprise Chiris comptait près de 400 salariés quand elle fut rachetée pour la première fois par un groupe américain (UOP Fragrance) qui transférera à Colombe, dans la banlieue parisienne une partie de l'activité (le secteur composition) avant de revendre le reste à une multinationale hollandaise (Nardeen), pour enfin aboutir dans l'escarcelle de SANOFI, qui a abandonner les bâtiments et rapatrier la centaine d'employés ayant échappé aux licenciements succecifs sur un autre établissement.

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Ill

Aujourd'hui, la cité a retrouvé confiance en elle. Après les erreurs et les errements du début, les grandes multinationales ont, semble-t-il, saisi l'intérêt qu'elles auraient à conserver et à utiliser l'identité grassoise ; non seulement pour son image de marque, mais encore pour la spécificité des savoir-faire industriels accumulés depuis des siècles dans la maîtrise des matières premières d'origine naturelle4.

La cité n'est peut-être plus la capitale mondiale des parfums, elle en est le coeur historique depuis les premiers temps de la tannerie. Le blason des gantiers parfumeurs, les alambics à feu nu installés dans les montagnes au temps de la cueillette des plantes aromatiques, les femmes affairées à l'enfleurage, les campagnes couvertes de fleurs, les usines perdues au bout des empires coloniaux, les cartes dessinant sa présence dans le monde, sont autant d'images qui hantent maintenant la mémoire collective. Attention ! la ville n'est pas repliée sur le passé, elle ne l'a jamais été ; elle y puise du sens, sa réputation et sa confiance en elle. Elle qui a toujours été à la rencontre du progrès, sait que sa culture ne vaut que pour autant qu'elle rejoint la modernité en se fondant dans l'ensemble plus vaste d'une culture de la parfumerie française, européenne, et mondiale, dont elle est devenue une référence incontournable.

1 Cf. par exemple Farnadier Joseph, "Contribution à la connaissance de la ville de Grasse", parfumerie, 1983 et aussi Lubeigt Guy, "Le capitalisme dans les industries grassoises des matières premières aromatiques, Paris 1967", Recherches Régionales n°12,1979, pl3 et 14

2 N ave, op. cit. p. 102. 3 De Fontmichel Hervé, op. cit. p. 147. 4 Voir: Rasse Paul, Culture technique et savoir faire dans les industries de la parfumerie, in la revue

Terrain N° 16-Ed. Ministère de la Culture, Imprimerie Nationale, 1991.

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Des perspectives économiques favorables

Les professionnels interrogés expriment tous une certaine confiance dans l'avenir, même si la bataille reste dure. Le marché mondial des cosmétiques marque le pas, il souffre de la conjoncture et procéderait à des réajustements structurels, alors que jusqu'à présent, il avait traversé la crise économique sans trop de difficultés. "Le ralentissement de l'activité est réel. Entamé au second semestre 1989, il s'est peu à peu accentué jusqu'en 1991 sous l'effet conjugué de la récession des pays anglo-saxons, de la baisse du dollar et du phénomène catalyseur de la guerre du Golf... l'industrie est également aujourd'hui victime de son propre développement et de sa croissance effrénée des années 80... Industriels et distributeurs ont foncé tête baissée dans la course aux nouveautés. Les lancements de produits ont atteint des sommets inimaginables jusque là : la machine s'est emballée, distribution mal contrôlée, stock surchargés... Pays par pays, chaque marché clef est victime d'une crise structurelle".1

Cependant, les observateurs s'accordent à reconnaître que les perspectives économiques du secteur restent favorables, bien qu'il ait connu un ralentissement de son activité en 1990 et 1991. Il correspond à une évolution lente mais constante des aspirations et des modes de vie. L'attention portée au corps, à la beauté, au paraître, conduit à un accroissement de la demande de parfum et des cosmétiques que les industriels s'efforcent de satisfaire, de renouveler et de développer en proposant des produits sophistiqués et hautement technologiques.2

Il est intéressant de noter à ce sujet, qu'il y a dix ans à peine, la vision des experts économiques était beaucoup plus pessimiste, ils concluaient alors à la saturation du marché des parfums et des cosmétiques. A cette époque, à Grasse, la profession accusait le coup ; le rachat des établissements par de grandes multinationales conduisaient à des restructurations drastiques. Les licenciements et la disparition de certains établissements avaient tout lieu

1 Grasse Marie Christine, Chabert Sabine, Lefort Isabelle, Les marchés économiques à l'aube de l'Europe, in Parfums d'Europe, p.24. Ed MIP, 1992

2 Op Cit. P.25 et aussi Vigne-L'industrie française de l'aromatique, une industrie ouverte sur le monde, une industrie tournée vers l'avenir, in Parfum europe p. 41 et suivantes.

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d'inquiéter. Chiris, la plus brillante des entreprises n'avait-elle pas été dépecée et démantelée après une longue agonie. Aujourd'hui, au contraire, les signes sont favorables, la tendance s'est renversée. Les grandes multinationales qui dirigent les entreprises de Grasse ont investi dans la recherche comme dans la rénovation et la modernisation de l'appareil de production, n'hésitant pas à reconstruire de nouvelles unités de fabrication aux pied de la ville, sur des sites mieux adaptés. Tandis que les que lques établissements qui ont échappé au mouvement d'intégration et su rester spécifiquement grassois affectent une santé et un dynamisme sans précédent.

Autre signe encourageant : depuis une quinzaine d'années, de petites entreprises créées par des parfumeurs ou des cadres grassois se multiplient et prospèrent dans des créneaux spécifiques ; ou parfois même en s'attaquant directement au marché de leurs grandes soeurs. Bien que la conjoncture soit difficile, certaines d'entre elles affichent une belle réussite ; comme en témoigne leur croissance, les emplois créés, les bénéfices réalisés ou leur marge d'auto financement.

Le secteur des arômes alimentaires soutenu par la progression de Pagro-alimentaire est lui aussi en pleine expansion. De tous temps, les industries aromatiques ont été liées à l'alimentaire. Déjà au XIXème, elles fournissaient des aromatisants à la pâtisserie ou la confiserie (notamment l'eau de fleur d'oranger, l'eau de rose, et la vanille). Plus récemment, le développement de l'agro-alimentaire a engendré l'explosion du marché flaveur ; c'est-à-dire des arômes alimentaires destinés à parfumer certains aliments comme les yaourts et les boissons, ou à redonner de la saveur aux aliments qui ont tendance à devenir insipides à la suite des transformations industrielles qu'ils subissent. D'emblée, les entreprises de Grasse ont su se tailler une place de choix dans ce créneau porteur. Elles qui maîtrisaient l'extraction des matières première odorantes d'origine naturelle étaient particulièrement bien placées pour extraire les saveurs de produits alimentaires et les conserver. Ce secteur d'activité représente en moyenne, actuellement, 30 % de leur CA.

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On a longtemps cru que les produits de synthèse entraîneraient la disparition complète des parfums naturels. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'ils sont le complément l'un de l'autre. Les progrès de la chimie ont surtout permis d'enrichir la palette du parfumeur en créant des notes inédites ; soit en utilisant des composants chimiques purs, soit en travaillant à partir de substances naturelles auxquelles ont fait subir différentes transformations, de façon à les purifier, ou à isoler tel ou tel composant dont l'odeur est intéressante. A Grasse on ne fabrique pas de produits artificiels généralement issus de la pétrochimie, bien qu'on les utilise dans les compositions parfumées. Les établissements réalisent, par contre, des produits organiques de synthèse à partir d'arômes naturels soumis à des processus de transformation physico-chimiques sophistiqués. De la citronnelle, par exemple, on extrait après de nombreuses manipulations chimiques, le menthol Codex à forte odeur de menthe, et l'hydroxy-citronella sentant le tilleul.

La plupart des substances naturelles traitées par la cité aromatique arrivent maintenant depuis tous les points du globe à l'état d'extrait brut ; c'est-à-dire de pâtes visqueuses ou solides (résinoïdes et concrètes), éventuellement d'huiles essentielles, qui seront affinées, purifiées, puis mélangées à d'autres dans les compositions, jusqu'à donner le corps des parfums ou des parfumants. Cette dernière étape occupe une place croissante dans les activités des usines grassoises ; alors qu'en aval, au début de la chaîne de fabrication, la phase d'extraction des matières premières odorantes tend, elle, à n'être plus faite à Grasse mais sur les lieux de production de plantes à parfum.

Persistance symbolique de l'extraction des mat ières premières.

Bien que les productions locales de plantes à parfum aient périclité et ne représentent plus que 10 % à peine de ce qu'elle étaient dans les années 1920-1930, on continue aujourd'hui cependant, de traiter à Grasse :

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•des plantes fraîches : du mimosa du Tanneron ou du Var, des feuilles de Violette fournies par la région de Tourette sur Loups et de Hyères (environ 232 tonnes), des narcisses du Massif central, de la lavande et du lavandin cultivés des Pré-Alpes (1172 t.), du jasmin (62 t.), de la rose (318 t), de la fleur d'oranger (32t.) encore cultivés dans la région de Grasse1...

•des plantes sèches : du lichen du Massif central, du foin, des racines d'iris de Toscane, du vétiver de Haïti ou de Java, des gousses de vanille de la Réunion, des feuilles de patchouli, des graines d'ambrette de Java, de la Martinique et des Seychelles, du céleri, de la carotte et bien d'autres graines, résines et gommes.

Les industriels Grassois encouragent quelques agriculteurs des environs à maintenir les cultures de fleur en leur garantissant un prix d'achat nettement supérieur aux cours mondiaux. Exception faite d'une PME (Pfizer) qui, avec 90 salariés et 3000 tonnes de plantes traitées par an, reste le premier producteur européen, l'extraction de matières premières aromatiques occupe maintenant une place mineure dans les établissement grassois. Tous cependant, s'attachent à maintenir cette activité ; ce qui leur permet d'annoncer qu'elles continuent de fabriquer des produits floraux et de réaliser, elles-mêmes, une partie des matières premières dont elles ont besoin.

Bien que, la plupart du temps, les essences naturelles produites à Grasse soient réduites à la portion congrue, tous les parfumeurs insistent aussi sur la nécessité d'en incorporer dans les grands parfums ; ce sont elles, disent-ils, qui font la différence et en justifient le coût élevé.

Le parfumeur Jacques Polge, par exemple, qui veille jalousement sur le Chanel N°5 créé en son temps par Ernest Beaux, déclarait récemment à la presse qu'il continue d'acheter à Grasse, à un prix vingt fois supérieur aux cours mondiaux, de l'essence de jasmin cultivé par les agriculteurs locaux, "sans laquelle le Chanel

1 Moyenne des quantités traitées entre 1980 et 1985, sources : Syndicat Prodarom

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En fait, la production de matières premières aromatiques et plus particulièrement d'essences absolues à partir de fleurs cultivées aux alentours de la ville, joue un rôle symbolique bien supérieur à ce qu'elle est devenue réellement. Si elle ne se justifie plus au plan économique, elle occupe une place prépondérante dans les discours et les représentations des professionnels qui y font sans cesse référence. Elles sont le maillon qui les relie au passé, au terroir et à l'histoire de la cité aromatique. Elles font lien avec l'époque où toutes les campagnes, aussi loin que porte le regard, n'étaient qu'un jardin de roses, de violettes, de jasmin ou de tubéreuses qui ont fait le renom de Grasse. Aujourd'hui, tout le monde sait quelle place occupe l'extraction des matières premières aromatiques dans les activités des entreprises ; et pourtant tous continuent de défendre leur importance : elles sont à la source de l'identité grassoise. En outre, chaque collectif de travail entretient de la sorte un corpus d'expériences professionnelles large, lui permettant de maîtriser l'ensemble des processus de fabrication, qui va de la fleur, au parfum le plus abouti ; et ce, aussi bien dans le domaine des fragrances que dans celui des arômes alimentaires. Car c'est bien cette capacité à maîtriser l'ensemble des processus de transformation industrielle des substances aromatiques naturelles qui distingue les entreprises grassoises des autres grands sites de production disséminés de par le monde.

Savoir faire et identité de la cité aromatique1

Quand les multinationales ont décidés de développer à Grasse le secteur des arômes alimentaires, elles ont fait ce choix autant pour conserver l'emploi, que parce qu'elles reconnaissaient aux Grassois ce fameux savoir-faire qui leur permet de travailler, mieux que nul autre, les arômes et les parfums d'origine naturelle. Elles auraient pu décider de créer de nouvelles unités ex-nihilo, sur

1 Nous avons déjà eu longuement l'occasion de nous intéresser à la question des savoir faire de la cité aromatique, le lecteur pourra notament se référer au N°16 de la revue Terrain, op. Cit. p. 12 et suivantes.

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Attention ! le savoir-faire n'est pas un capital mort hérité du passé. Il n'échappe à la menace permanente d'obsolescence et ne vaut que pour autant qu'il évolue, tient compte du progrès des technologies et de l'évolution du marché.

Au plan économique, il lui faut notamment résoudre un problème de coût de la main d'œuvre qualifiée, en se recomposant et en se maintenant dans les seuls créneaux qui la justifient expressément. C'est, en outre, pour cela, que les Grassois ont été contraints de se repositionner dans la composition, la recherche et le développement et d'abandonner les premières étapes de la chaîne de fabrication à une main d'oeuvre moins qualifiée et moins rémunérée.

Au plan technologique, les entreprises de Grasse ont toujours été à la pointe du progrès. Aujourd'hui, elles ont toutes un secteur de recherche en relation avec les grands laboratoires de leur propre multinationale qui leur permettent d'assimiler et de s'approprier les découvertes scientifiques les plus récentes.

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Au plan du marketing, les grands services commerciaux que tendent les entreprises grassoise de par le monde, leur permettent de suivre et même d'anticiper l'évolution des goûts et des besoins de leur clientèle, qu'elle soit européenne, japonaise ou américaine, pour y adapter leur production.

Contrairement aux sciences et aux techniques qui sont en principe accessibles à tous, s'échangent et se diffusent, passent les frontières et les continents, les savoir-faire restent profondément liés à l'expérience du travail vécu dans un contexte donné. Difficilement transposables d'une situation à l'autre, d'un métier à l'autre, ils demandent en tout cas une longue période de "ré-acclimatation". Il sont, dans un contexte donné, cette capacité à adapter les savoirs techniques, les principes théoriques généraux, les processus formels, en fonction de situations complexes, diversifiées, variables. De la sorte, ils contribuent fortement à l'originalité d'une profession et à l'identité des entreprises. En définitive, ils représentent au sein de l'ensemble des compétences réunie par chaque collectif de travail, la part de savoir spécifique qui les rendent uniques, les caractérisent et les différencient les uns des autres.

Dès lors que la profession reconnaît à une entreprise des capacités à réaliser telle ou telle production spécifique, elle prend l'habitude de s'adresser à elle, parce qu'elle sait qu'elle est la mieux à même de les réaliser. Ce faisant, elle lui permet de maintenir et d'améliorer son savoir-faire dans des créneaux où elle devient incontournable. A Grasse les savoir-faire se sont forgés au cours des siècles. Ils sont un héritage transmis de génération en génération, et en même temps, réactualisé chaque jour dans l'expérience au quotidien du travail. Ils demeurent de par leurs origines et leur spécificité une des composantes essentielles de l'identité de la profession.

Distinction et homogénéité des groupes de travail-

Au sein de la cité aromatique, on peut distinguer des entités sociales à différents niveaux d'agrégation. Elles ont chacune leur spécificité, mais en même temps, pour répondre aux exigences du

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Au premier degré, on trouve l'individu ; l'encadrement sait bien que pour organiser le travail, il doit compter avec la personnalité de chacun. Selon qu'il est plus ou moins diplômé, qu'il a du nez, une bonne mémoire olfactive, de l'autorité, le sens de l'organisation, qu'il est méticuleux, débrouillard, volontaire..., on préférera lui confier telle tâche plutôt que telle autre ; autant d'occasions de développer son savoir-faire et d'apporter la preuve de ses compétences.

Au niveau d'agrégation supérieur, on trouve les groupes de travail assurant chacun des fonctions spécifiques qui, en retour, les caractérisent. Les ateliers d'extraction requièrent de la force, des capacité physiques pour charger les appareils. Le travail se fait dans la chaleur, le bruit, la poussière et demeure assez frustre, bien que la conduite des machines exige déjà pas mal de compétences. Plus on remonte la chaîne de transformation et plus les tâches s'affinent, se complexifient. Certaines fabrications sont réalisées en petites quantités dans des salles blanches et aseptisées, d'autres font appel à des technologies sophistiquées. Les laboratoires de recherche/développement réunissent le personnel le plus qualifié ; mais là encore une distinction importante s'opère entre les laboratoires des parfumeurs qui étudient, créent, testent les formules de parfum et les laboratoire scientifiques qui décomposent, rationalisent, améliorent les processus de fabrication. Les premiers sélectionnent les meilleurs nez, c'est-à-dire des salariés sortis du rang pour leur compétence dans le domaine olfactif ; les second recrutent des techniciens et des ingénieurs pour leur haut niveau de formation scientifique et technique. Chacun de ces services en recrutant son personnel privilégie certaines formes de compétences, certaines prédispositions, certaines façons d'être ; et le groupe actualise sa culture dans l'exercice au quotidien des tâches bien spécifiques. Il se distingue des autres par sa fonction et la nature de son travail, mais aussi par ses sujets de discussion extra-professionnelle à la cantine et pendant les poses. Les groupes se signalent encore par le vêtement : les employés des services de fabrication sont en bleu de

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travail, ceux des laboratoires en blouse blanche ; tandis que dans les bureaux, tailleur et costume cravate sont de rigueur. Les valeurs communes, les attitudes à l'égard du travail, de l'entreprise, de la profession ne sont pas les mêmes dans les services employant majoritairement des techniciens plus jeunes, plus mobiles embauchés et promus sur la base de leurs diplômes, que dans les services de parfumerie où les salariés doivent tout à l'entreprise et ne peuvent espérer sortir du rang qu'à l'ancienneté, à force de travail, d'abnégation et d'expérience.

Au dessus encore, on distingue généralement deux grands domaines d'activité : celui de la parfumerie considéré comme plus artistique et plus artisanal et celui des arômes alimentaires où l'on travaille de façon plus industrielle et automatisée des productions à plus faible valeur ajoutée. Chaque entreprise a bien sûr, elle aussi, sa propre identité, même si toutes ont à peu près la même activité. Certaines sont plus spécialisés et mieux connues pour telle ou telle activité - comme par exemple l'extraction, ou la transformation de la vanille, la fabrication de parfumant à bon marché ou raffinement de certaines essences subtiles et chères. Et puis chaque établissement a sa propre histoire : certains sont de vieilles maisons qui ont connu leurs heures de gloire ; d'autres, de plus petite taille et de création récente, ne peuvent espérer survivre qu'en étant plus offensifs et en inventant de nouveaux modèles de travail. Et chacun de poursuivre ses propres stratégies de développement. Si bien que les salariés ont tous un sentiment d'appartenance à leur entreprise profondément ancré. Ainsi, par exemple, des années après la fusion de deux parfumeries et leur regroupement dans une même unité de fabrication, les employés continuaient de se caractériser, de se désigner, de se comprendre en fonction de leur établissement d'origine. Avant d'être en faillite, l'une d'entre elles avait été la plus prestigieuse de la place, les employés qui en étaient issus, adoptaient un comportement aristocratique et hautain à l'égard des autres qu'ils considéraient comme des parvenus ; et les uns et les autres de s'expliquer, certaines réactions, de se juger, en référence à ces origines.

Au dessus, il y a bien sûr encore les multinationales et, même à Grasse, on n'appartient pas à une entreprise américaine ou

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Ainsi, à chacun des niveaux d'agrégation s'opère une distinction entre le dedans et le dehors, les membres du groupe et l'étranger. Chacune des entités sélectionne un certain type de personnel, puis l'intègre dans une unité qui a son histoire, ses habitudes de travail, ses propres valeurs et privilégie certaines façons de faire ou d'être ensemble. Le groupe se distingue et la profession toute entière, en lui reconnaissant des pôles d'excellence, en lui confiant certaines tâches, lui permet de continuer à se spécialiser, de développer des complicités et des habitudes d'agir ensemble.

En même temps, chaque entité sociale poursuit un projet collectif qui la dépasse. Chaque service de l'entreprise doit situer ses activités au sein d'une chaîne de fabrication. Lorsqu'une composition parfumée quitte l'usine, elle doit correspondre à des critères de fabrication extrêmement précis. Or, pour parvenir à ce résultat il est indispensable que chacun, que chaque service ait une idée du résultat final escompté et de l'ensemble des étapes de transformation. Dans un domaine aussi informel et peu rationalisé que les industries aromatiques, cette capacité d'action ne se décrète pas, elle suppose le partage d'une culture commune forgée dans le même espace de travail ; celui de l'entreprise mais aussi de la cité aromatique, voire de la profession toute entière. Chacun n'est opérationnel qu'à condition de participer à différentes instances sociales, elles-mêmes travaillées par des processus internes d'homogénéisation et externes de distinction.

Les professionnels grassois partagent le s e n t i m e n t d'appartenir à une même communauté. Malgré la manie du secret et la tendance de chaque entreprise a fonctionner en vase clos, la cité aromatique brasse les hommes, assurant ainsi une bonne homogénéité des cultures et des savoirs. Parfumeurs, chimistes, ingénieurs, techniciens, entretiennent des réseaux d'échanges, généralement informels, par le biais de solides amitiés, de la convivialité, parfois de la défiance, parfois de l'espionnage. Tous

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s'observent et se surveillent. Dès qu'une entreprise lance une nouvelle fabrication, aussitôt les autres s'attachent à faire de même ; moins pour la copier que pour se maintenir à niveau. Ainsi, par exemple, dès qu'un nouveau parfum devient une réussite commerciale, la concurrence se mobilise pour en percer le secret. Les Nez s'escriment à en découvrir la formule. Ils font ce qu'ils appellent un "contre type" non pas dans une perspective de contrefaçon, mais par défiance, pour comprendre quelles sont les clefs de son succès et se les approprier.

Bien que le travail soit stable et le turn-over assez faible, il arrive fréquemment que les salariés les plus qualifiés passent d'un atelier à l'autre au fur et à mesure des étapes de leur carrière, et même qu'ils changent d'établissement. Courtiers et commerciaux, en parcourant les usines, contribuent, eux aussi fortement à l'échange d'expériences et à l'homogénéisation des savoirs. Certaines fois, les cadres créent leur propre entreprise ; et nombre d'entre elles, après quelques années, affichent une belle réussite. Certains quittent la ville et vont travailler à l'étranger, mais continuent de se dire Grassois et d'entretenir des relations suivies avec leur métropole d'origine. D'autres "habitent dans des avions", selon une expression du milieu ; elle désigne les cadres qui passent leur vie à voyager dans le monde entier, pour développer les réseaux de commercialisation et d'approvisionnement. Tous cependant se revendiquent d'authentiques Grassois ; ils n'ont d'ailleurs de cesse de revenir dans leur ville, inviter leurs clients ou leurs fournisseurs à venir les visiter .

Enjeux du musée international de la parfumerie

Depuis les origines, quand les gantiers-parfumeurs parcouraient la garrigue pour distiller à feu nu les plantes aromatiques, jusqu'à aujourd'hui où ils utilisent les technologies les plus récentes et les plus sophistiquées, les Grassois excellent dans la production, l'emploi, la commercialisation, en milieu industriel, des fragrances et des flaveurs extraites de fleurs, de fruits, et de plantes cultivées dans tout les coins du monde. Ce savoir là, Américain, Japonais, Suisses, Hollandais, la profession

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D'ailleurs, les professionnels sont soucieux de défendre les deux facettes de cette identité. Ils sont les héritiers d'une profession séculaire, ils ont accumulé au cours des années pas mal d'expérience sur la question des parfums ; mais, en même temps, ils se veulent résolument acteurs de la modernité et s'ingénient sans cesse à améliorer leur façon de travailler. De la sorte, la cité aromatique continue, d'avoir une forte image de marque, de la défendre et de la diffuser de par le monde.

Dans ce clivage entre le passé et le présent, entre le dedans et le dehors, se jouent les rôles respectifs du musée et de l'entreprise pour la défense de l'image de marque de la cité aromatique. Toutes les personnes rencontrées à ce sujet assignent au musée la mission de conserver et de présenter les éléments historiques constitutifs de l'identité du site, tandis que les entreprises auraient en charge son actualisation. "Quand nous recevons des visiteurs étrangers, je les emmène systématiquement voir le musée. On y trouve de jolies collections de flacons, des machines anciennes. On peut leur expliquer les anciennes méthodes comme le procédé d'enfleurage que nous n'utilisons plus depuis longtemps. C'est notre patrimoine, nous en sommes fiers... En visitant nos laboratoires, ils voient bien que nous utilisons des technologies récentes et que nous ne sommes pas en retard pour autant... C'est à nous, dans nos entreprises, de présenter le travail tel qu'il se fait aujourd'hui".

Le musée pour les professionnels doit être le lieu de la mémoire, il rappelle de quoi la cité aromatique est l'héritière. Résolument tournée vers la modernité, toute absorbée à

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Le maintien à Grasse des industries aromatiques ne s'impose plus aujourd'hui ; ni du point de vue économique, ni au plan technique et industriel ; sa seule justification est culturelle, à l'articulation entre le passé et le présent. Tant que vivra l'identité Grassoise, tant que la profession toute entière au plan national et international pensera que la cité aromatique est héritière d'une longue tradition qui la rend unique, tant qu'elle lui reconnaîtra son excellence dans le domaine des matières aromatiques naturelles, les entreprises continueront de prospérer sur le site et les multinationales continueront d'utiliser l'image de marque de la cité pour commercialiser leur production. Il est si difficile de définir ce qui fait qu'un arôme plaît ou déplaît. La perception d'une odeur ou d'une saveur est avant tout culturelle. Les parfumeurs savent mieux que nul autre, qu'elle s'apprécie en référence à des expériences passées, elles-mêmes vécues et structurées en fonction d'une histoire, aussi bien personnelle que collective.

Le rôle du musée est d'autant plus important, que l'identité grassoise, comme toute identité, va sans doute en s'affaiblissant ; l'intégration des entreprises dans des multinationales contribuant à en accélérer le processus. Le musée doit participer à la défense de l'identité grassoise, c'est sa première justification. Il lui revient la mission de conserver la trace du passé, de le mettre en scène pour rappeler et expliquer ce que lui doit aujourd'hui la cité aromatique.

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III. LE MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE

Historique :

L'idée d'instituer un Musée de la parfumerie à Grasse est ancienne. En 1918, François Carnot, passionné d'art et fils du président de la République Sadi Carnot, crée un musée privé dont une partie est réservée à la parfumerie ; il faut dire qu'il a épousé la fille du plus brillant des parfumeurs Grassois, Valentine Chiris. En 1938, il propose un projet de musée public, cette fois entièrement consacré à la parfumerie. L'idée sera reprise après la guerre, en 1958, à l'arrivée à Grasse d'un jeune conservateur : Georges Vindry. Avec l'appui de Georges Henry Rivière, il lui faudra 20 ans pour réussir à convaincre la municipalité de s'y investir et encore une bonne douzaine d'années avant de pouvoir inaugurer une première tranche de travaux.

Ainsi, de l'idée à la réalisation, il aura fallu un bon demi-siècle car dans la ville tous ne voyaient pas le projet d'un si bon oeil.

A Grasse, dans l'après-guerre, les industriels se sont résolument tournés vers la modernité ; ils se méfient d'un musée qui forcément, mettra l'accent sur les aspects jugés archaïques de leur profession. D'autre part, ils ne voient pas en quoi un musée s'adressant au grand public peut assurer la promotion de leur image de marque auprès de leur clientèle ; alors qu'eux vendent leur production à un nombre réduit d'industriels dispersés dans le monde entier. Par contre, les industries de confection situées en aval, qui commercialisent les parfums auprès du grand public sous

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leur propre marque sans faire référence à Grasse, si elles désirent un musée, souhaiteraient qu'il soit, avant tout une vitrine consacrant leur productions. Dès lors, elles auraient tendance à craindre qu'un projet muséographique s'intéressant aux conditions technologiques de la production industrielle des parfums, ne mettent à mal l'idée de rêve et de luxe qui accompagne l'image des grands parfums. Et puis surtout, elles demandent que le Musée soit implanté à Paris, où elles ont leur siège et où se trouvent déjà tous les grands Musées.

Il y a aussi les pseudo-musées privés, tenus par d'anciennes maisons grassoises reconverties dans la vente directe de parfum. Quelques alambics, une mise en scène tape à l'oeil, mais une politique marketing extrêmement offensive, leur permet d'alimenter, par cars entiers de touristes, le magasin où ils commercialisent des parfums dont le rapport qualité/prix est pour le moins douteux. Eux s'opposent ouvertement à un projet qui risque de faire de l'ombre à une activité commerciale très lucrative.

Finalement, après bien des turpitudes, l'idée de musée réussira à séduire un maire nouvellement élu, enseignant, membre du parti communiste. Mais comme celui-ci est battu aux élections suivantes, se sera son successeur, cultivé et amoureux du terroir, qui mènera à terme le projet.

Entre temps, le contexte économique local a lui aussi, beaucoup évolué. Les entreprises grassoises traversent une crise, la plupart d'entre elles ont été rachetées par de grandes multinationales qui menacent de les transporter ailleurs. La profession commence à penser la défense de son identité est peut être le meilleur rempart contre les risques d'un démantèlement de la cité aromatique.

Finalement le Musée sera implanté au centre ville, dans des bâtiments rachetés par la municipalité. Le lieu a déjà une histoire, c'était à l'origine un couvent Dominicain ; il a été à racheté à la Révolution par un industriel qui y a installé une parfumerie. Il jouxte un reste de rempart datant du moyen-âge, mais a par contre l'inconvénient d'offrir peu de façade et donc peu de visibilité.

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Programme et scénographie :

Dès le début, le projet scientifique du musée se veut exhaustif : aborder trois mille ans de parfumerie -qui plus est d'un point de vue international- en englobant les fards, les cosmétiques et, d'une façon générale, la toilette1. Comme le musée se propose d'être celui de toute les professions, il ne peut faire moins. Aujourd'hui encore, ces objectifs sont réaffirmés ; bien que, dans les faits, l'essentiel des collections et de la muséographie soit consacré au industries grassoises. Les références à la parfumerie internationale, permettent surtout de situer la cité aromatique dans l'histoire et relativement à l'ensemble de la profession. Dans la serre, installée sur le toit du musée, par exemple, on cultive des plantes odorantes du monde entier ; mais celles-ci sont surtout caractéristiques du rôle que joue la cité aromatique sur les marchés internationaux pour l'approvisionnement en matières premières d'origine naturelle. De même, les larges références à la parfumerie de confection au travers d'une belle collection de flacons et d'ustensiles de toilette, d'affiches et d'étiquettes permettent, elles, de mieux cerner la place spécifique qu'occupent les industries grassoises dans la chaîne de fabrication.

Les autres espaces muséographiques (40% environ) sont, entièrement consacrés aux techniques d'extraction et d'affinement des matières premières naturelles qui sont, comme nous l'avons vu, l'apanage des Grassois. La mise en scène est alors résolument contextuelle, principalement divisée en 3 tableaux :

• Un atelier datant du début du XIXème siècle, où sont présentées les techniques d'extraction utilisées à cette époque : la macération à chaud et l'enfleurage à froid.

1 Introduction au Musée International de la la Parfumerie, F. Crepy-Carnot, in le catalogue de l'exposition 3000 ans de Parfumerie - Ed Musée d'art et d'Histoire de Grasse 1980 p.9

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• Trois laboratoires : celui du parfumeur avec son orgue à parfums, est intemporel (il couvre une période qui va du début du siècle jusqu'à l'époque contemporaine ; tant il est vrai que dans ce domaine, les techniques de compositions n'ont quasiment pas évolué). Un service de contrôle qualité avec les premiers appareils d'analyse moderne date des années 50. Dans un troisième espace, on a rassemblé le matériel d'analyse des premiers ingénieurs qui, dans l'entre deux guerres, introduisirent la recherche et la chimie.

Chaque fois, les objets ont été regroupés pour reconstituer les espaces de production tels qu'on pouvait les trouver aux différentes époques. Les ateliers du début du XIXème sont présentés dans des caves voûtées en pierres, tandis que la batterie d'extraction est située dans une partie du musée où l'architecture et le décor (béton brut de décoffrage) évoquent des espaces du travail contemporain.

Si la base muséographique est intéressante, la réalisation scénographique présente les défauts classique du genre. Les appareils ont été soigneusement restaurés ; il n'y a plus trace de l'usure, des rafistolages, des améliorations, qui pourtant sont caractéristiques du savoir-faire grassois et des processus d'innovation. Bien sûr, l'endroit est propre, silencieux, inodore, il n'y a pas de place pour l'homme ; à peine quelques photos, rappellent qu'ils étaient des milliers à cultiver, à récolter, à trier les fleurs, à servir les machines, à s'ingénier à créer, à fabriquer, à commercialiser les parfums.

Autant l'austérité du lieu et de la scénographie conviennent aux mises en scène des techniques industrielles, autant elle fait problème quand il s'agit d'évoquer le luxe, la séduction, la sensualité, la féminité et le rêve qui vont de pair avec l'image de la parfumerie.

Des collections de flacons, d'étiquettes et de parfums sont regroupées dans une grande salle d'exposition permanente qui est

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aussi utilisée pour les expositions temporaires. Les objets ont été classés sur un mode fonctionnel (les flacons, les étiquettes, les objets de toilette) et chronologique (de l'antiquité jusqu'au début du siècle). Outre les défauts du genre (absence de relief et de priorité, accumulation où le regard se perd), la scénographie de cet espace convient mal au sujet. Les vitrines laquées blanc ont un aspect austère et aseptisé ; tandis que les éclairages écrasent et banalisent les objets, en les plaçant tous au même niveau.

Dérives de la muséographie.

Sur le fond, le musée représente un ensemble cohérent ; il met sommairement en scène les machines et les techniques caractéristiques des industries aromatiques grassoises, qu'il situe relativement à l'ensemble de la profession. Sur la forme, par contre, le parcours muséographique reste confus et inachevé. Il a fallu adapter le projet initial en fonction des contraintes architecturales qu'imposait la réhabilitation de bâtiments déjà existants ; si bien que la muséographie offerte au visiteur est incohérente. D'emblée, la visite débute par l'atelier d'extraction contemporain. On accède ensuite aux caves voûtées consacrées aux techniques d'enfleurage et de macération (XVIIIe). Après cela, le parcours conduit vers l'espace où s'opposent les trois laboratoires datant de 1920 à 1960. Puis, le visiteur passe par la salle de flaconnage qui représente la fin des processus de fabrication et couvre près de 3000 ans. Pour terminer, il découvre la serre où sont présentées les plantes aromatiques situées, elles, à l'autre extrémité, c'est-à-dire au tout début de la chaîne d e transformation.

Visiblement le choix du parcours n'a pas à être dicté par une logique didactique et communicationnelle, mais par la recherche d'une meilleure adéquation possible, entre les espaces réhabilités disponibles et l'état des collections. Si bien que les visiteurs s'y perdent et que la chronologie jalonnant les grandes étapes de l'histoire des techniques leur échappe complètement.

De récentes acquisitions réalisées en fonctions d'opportunités ou de dons, viennent encore brouiller la scénographie. Ainsi par

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exemple, un bel alambic du XIXe figure en bonne place à l'entrée de la salle où sont présentés des objets de la seconde partie du XXe siècle ; simplement parce que le généreux légataire souhaitait que celui-ci soit exposé dans un endroit bien en vue.

La signalétique venant toujours en fin de programme, c'est généralement à ses dépens que se font les économies et le réajustement de calendrier ou de moyens initialement prévus par la programmation. Ici aussi, les panneaux ont été rédigés à l'économie. Le conservateur qui ne voulait pas être pris en défaut par les professionnels a fait appel à des ingénieurs retraités. Ils ont adopté un point de vue fonctionnel, dans un langage scientifique strict ; énonçant le nom de chaque appareil et sa fonction technique dans la production. Quelques panneaux synoptiques tentent une représentation synthétique des processus de transformation, mais ils sont situés à l'écart du parcours. Heureusement, une vidéo vient apporter un peu d'information complémentaire ; malheureusement elle est installée dans une salle que le public découvre en milieu de visite .

De façon générale, et bien que la muséographie n'ait pas de défaut majeur, la scénographie reste sommaire, parfois incohérente, l'ambiance mériterait d'être retravaillée ; les ateliers sont trop propres, et les vitrines pas assez luxueuses, les éclairages écrasants manquent de relief et de diversité ; bien sûr, il y a encore trop peu d'odeurs.

Publics et usagers

Finalement là encore, ne s'y retrouvent que les personnes ayant une culture adéquate. Ici, il faut un minimum de connaissances scientifiques et techniques dans le domaine de la chimie pour commencer à s'y repérer. Les professionnels, par exemple, n'ont aucun problème ; surtout qu'ils accompagnent eux-mêmes leurs visiteurs de marque et paraissent d'autant plus érudits que leurs hôtes sont entièrement dépendants de leurs explications. Les visiteurs, eux, faute de pouvoir renseigner et approfondir l'approche sensible que leur permet la mise en scène contextuelle, se rabattent sur les salles de flaconnages, d'étiquettes et de

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Après deux années d'existence le musée accueillait en 1990, environ 34000 visiteurs ce qui le place en 19ème position des musées de la région.

Quel que soit l'année considérée, les visiteurs sont âgés de 25 à 50 ans, ils ont au moins le niveau "BAC" et viennent surtout en famille, pour des visites qui durent en moyenne une à deux heures. A noter que, sans doute en raison du sujet, le public comprend aussi une forte proportion de femmes seules. L'enquête atteste que pour la majorité des visiteurs, les représentations de la parfumerie se réduisent à celles des grands parfums, liées à la haute couture, à la mode, au prestige, à la culture française et plus spécialement parisienne. Ils associent à la parfumerie des ¡mages de rêve, de sensualité, de féminité, de beauté, de plaisir. La question des processus de fabrication ne vient qu'en arrière plan ; encore comportent-elles une large part de mythe. Tout au plus ont-ils vu les photos sépia de récolte de roses ou de jasmin, de parfumeurs à leur table de travail une mouillette à la main, de femmes s'affairant à l'enfleurage, d'hommes chargeant les extracteurs etc.. Ils découvrent les machines exposées avec un intérêt tout particulier pour les appareils anciens, notamment les alambics de cuivre, mais ont une attention distraite pour les machines les plus récentes. Finalement ils ont vu, mais n'ont pas compris le lien qu'il y avait entre les objets exposés ; ni quel était le rôle spécifique des industries grassoises, ni comment elles procédaient.

1 Qu' il s* agisse de l'enquête quantitative menée par le conservateur, ou de celle, plus qualitative mais sur un échantillon réduit, que nous avons réalisée avec des étudiants de l'Université de Nice-Sopbia Antipolis dans le cadre d'un atelier de Formation du DESS "Communication et Ingénierie Culturelle1'.

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La légitimité de l'implantation à grasse du MIP est attestée par tous. Partout Grasse est célébrée comme "la ville du parfum", le "berceau", le "centre", la "capitale de la parfumerie mondiale". Cependant, la plupart des visiteurs interrogés ont du mal à expliquer pourquoi, autrement dit, l'image est forte mais superficielle et fragile. On est loin d'une identité enracinée dans une perception large du présent et du passé.

La profession et le musée

Le musée n'est pas seulement un espace de médiation passif, il est le lieu d'investissements, aussi bien symboliques que pratiques, d'acteurs sociaux arc-boutés à leur destin, qui produisent leur culture et, avec, défendent leur avenir. Autant les industriels ont pu douter de l'opportunité de créer le musée, autant celui-ci fait aujourd'hui l'objet d'un large consensus. Indirectement au moins, la profession lui reconnaît un rôle important dans la défense de l'image de marque de la cité aromatique, pour la conservation et la communication d'un patrimoine qui constitue la base de leur identité. Près de 50 % des collections du musée ont été données par les entreprises de Grasse. Il arrive fréquemment que le conservateur soit appelé dans l'un des établissement pour sauver tel ou tel appareil promis à la démolition (s'il est récent), ou susceptible d'être récupéré pour décorer l'entrée du salon de tel ou tel cadre (notamment dès qu'il s'agit de petits alambics de cuivre). Pratiquement, la profession utilise le musée comme média, pour permettre aux visiteurs de découvrir l'histoire et l'originalité de leur métier. Il arrive aussi que des visiteurs, ou des employés, y

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amènent leurs enfants, des amis, de la famille. Certaines entreprises, parmi les plus importantes, ont pris l'habitude d'y conduire systématiquement les clients et hôtes de marques. Notons encore que certaines des grandes entreprises parisiennes ont utilisé le musée comme support à des conventions réunissant leurs propres commerciaux à l'occasion du lancement de nouvelles lignes de cosmétiques.

Le MIP a, semble-t-il, permis d'instaurer de nouvelles formes de relations entre la municipalité et les industriels. D'après le secrétaire de mairie et les élus interviewés, la création du musée a démontré que la mairie pouvait faire davantage que le rôle subalterne dans lequel on la contenait jusqu'à présent, de fourniture et d'entretien des infrastructures ou de contrôle de la réglementation ; qu'elle pouvait jouer un rôle dynamique et coopérer avec la profession pour promouvoir ses industries, notamment en assumant au plan culturel la défense de son identité.

L'association des amis du musée, qui compte 250 membres, regroupe essentiellement des professionnels (en général des cadres retraités ou encore en activité). Quasiment toutes les entreprises de Grasse, mais aussi de nombreuses maisons parisiennes y adhèrent et versent leur cotisation. La remarque d'un des responsables interviewé à ce sujet est significative ; il explique avoir adhéré à l'association parce qu'elle représentait pour lui, jeune cadre commercial, un réseau de relations professionnelles inégalé. Dans tous les cas, l'association fédère bon nombre de passionnés, d'érudits retraités ou en activité, qui travaillent sur les collections, utilisent la documentation, s'investissent pour la réalisation de telle ou telle exposition temporaire ou la protection et l'acquisition de telle ou telle machine menacée de disparition.

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IV. AUDIT D'UN PROJET MUSÉOLOGIQUE :

Le musée, dans son ensemble, présente un fond qui le rend unique et devrait en faire un outil essentiel, aussi bien pour la défense de l'identité de la cité aromatique, que pour la promotion de son image de marque. Dans les faits, les contraintes architecturales, la pénurie de moyens, l'épreuve de la gestion au quotidien d'un tel équipement, auraient tendance à élimer le projet et à le rendre confus ; si bien que le conservateur souhaitait profiter d'un projet d'extension pour remettre en cohésion l'ensemble et travailler sur la signalétique. Tel est l'objet du compte rendu d'audit suivant. Il vise surtout à repréciser les objectifs généraux du musée, à fixer un cadre de références qui pourra être décliné au long d'un parcours muséographique rigoureux, aussi bien qu'au travers de la signalétique.

Priorité à l'identité

La question de l'identité joue un rôle coercitif, elle est le fil d'Ariane du parcours muséographique mais, plus que cela, elle devient le principe directeur du projet muséologique. A ce titre, elle constitue l'axe principal de restructuration de la politique de conservation, de communication, et de recherche du musée. Rappelons de plus, qu'elle suscite un vaste consensus au regard de l'ampleur des enjeux qu'elle recouvre : contribuer à la défense du tissu industriel et à son maintien à Grasse, assurer la protection d'un patrimoine culturel unique.

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Quelle est l'identité de la cité aromatique ?

• Elle s'enracine dans le passé ; trois siècles d'histoire, technique économique et sociale ont conduit les professionnels à faire de leur cité la capitale mondiale de la parfumerie.

• Elle représente un héritage qui s'actualise chaque jour au sein des usines de la ville, dans les domaines où les grassois continuent à exceller : celui de la transformation et de l'emploi de matières premières d'origine naturelle.

Elle peut s'énoncer au travers de trois grands thèmes qui seront déclinés dans les collections, encadreront le parcours muséographique et feront l'objet de recherches complémentaires visant à leur approfondissement.

L'histoire : Une profession s'organise et se développe en exploitant au mieux les possibilités de son terroir particulièrement riche en essences odorantes. Puis, au fur et à mesure de son essor, elle étend ses réseaux d'échange de par le monde. L'identité n'est plus ancrée dans le terroir, elle devient un héritage historique qui se réactualise dans le savoir-faire d'une communauté de travail.

La spécificité technologique : Deux révolutions techniques : l'enfleurage et l'extraction par solvant volatil, ont eu des conséquences économiques et sociales suffisamment importantes pour entraîner, chaque fois, une véritable mutation du tissu industriel. Ces deux révolutions, pour importantes qu'elles soient, ne doivent pas masquer que les processus d'innovation sont perpétuels, qu'ils témoignent du génie inventif et créatif de l'homme cherchant, tour à tour, à améliorer les machines, les processus de fabrication, à découvrir et à capter de nouvelles odeurs, à élaborer de nouvelles harmonies, à élargir ses parts de marché.

Les industries aromatiques grassoises dans la parfumerie : Ce thème correspond à une demande pressante des grandes marques parisiennes de parfum , autant que du public. Ce dernier demande

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que le musée développe davantage ce qu'il connaît le mieux : "le parfum et les cosmétiques dans leurs aspects les plus aboutis, mais aussi, leur commercialisation et leur consommation". De même c'est une revendication des parfumeurs parisiens, soucieux de voir muséographie leur propre domaine d'intervention. Un Musée International de la Parfumerie pouvait-il faire moins que de traiter le sujet dans son ensemble le plus large, d'évoquer non seulement la chaîne de fabrication, mais aussi le monde des odeurs, principalement celui du parfum saisi dans ses dimensions biologiques, psychosociologiques et oniriques. Il ne s'agit pas, pour autant, de disperser le projet du musée en voulant tout embrasser, mais bien de situer la place spécifique qu'occupent les industries grassoises dans l'univers olfactif.

Ces thèmes fixent l'axe directeur de la muséographie, ils doivent servir de réfèrent, permettre de faire des choix raisonnes en matière de conservation où de messages à communiquer.

La conservation

Les objets seront sélectionnés, non plus seulement en fonction des opportunités d'achat ou de lègue, mais parce qu'il permettent d'illustrer un parcours muséographique, ou au moins contribuent à la constitution et à l'enrichissement de lignées d'objets techniques caractéristiques de l'identité grassoise.

Les objets les moins encombrants (balances, chassis d'enfleurage, étiquettes, flacons, alambics etc..) pourront être conservés si le musée acquiert une superficie de réserve suffisante. Pour les appareillages de grande dimension comme les batteries d'extraction, on ne pourra garder que les quelques éléments susceptibles d'objectiver le programme scénographique ; mais on s'attachera -par contre- à en conserver la trace sous forme de photos, de notes techniques, de plans, d'études économiques qui pourront être récupérés dans les archives des usines de Grasse. L'élaboration d'une politique de conservation donnera lieu à discussion, puis à l'instauration d'une liste d'objets symboliques, caractéristiques. L'ensemble cohérent ainsi constitué sera une

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Scénographie et communication

Les principes de présentation contextuelle, déjà adoptés par le musée, ont l'avantage de permettre une approche culturelle, sensible, accessible, des caractéristiques de la cité aromatique. Ils conviennent notamment à la présentation de technologies réputées difficiles et rebutantes, en créant une ambiance où chaque objet contribue à l'ensemble et où l'ensemble donne un sens particulier à chaque objet exposé. Que des flacons, des étiquettes, des ustensiles de toilette puissent être accumulés, classés et présentés en séries dans les vitrines pose moins problème, dans la mesure où il s'agit d'objets usuels dont les visiteurs connaissent bien la fonction et peuvent, de ce fait, facilement y attribuer du sens.

Le découpage en scènes des éléments constitutifs de l'identité, déjà réalisé par le conservateur, est sans doute -en la matière- ce que l'on pouvait attendre de mieux : les trois grands espaces correspondent aux trois grandes époques (les deux révolutions techniques et celle de la modernité) qui ont façonné la cité aromatique.

Les messages à communiquer devront être construits dans la perspective de préciser la signification de chacune des scènes. Plus que jamais, la question de l'identité doit servir à sélectionner les messages et à alimenter un synopsis rigoureux. Il sera décliné sur différents supports : panneaux, étiquettes, fiches guides, catalogues, et organisé de façon à permettre plusieurs niveaux de lecture.

Le premier niveau, celui du public le plus pressé et généralement le plus étranger au sujet, n'autorise aucune digression ; l'identité doit être traitée dans ses aspects essentiels et les plus accessibles. Le texte doit se contenter de compléter et de préciser le sens global des scènes, dont la signification est -pour l'essentiel- perçue grâce à la mise en scène. Ce premier

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niveau du discours doit être complété et nuancé dans chacun des autres niveaux de lecture. Ceux-ci offrant davantage de liberté pour retravailler et approfondir les messages.

Ébauche de la muséographie

Le tableau N°1 (figurant page suivante) est à double entrée, il permet de cartographier le projet muséographique.

• Verticalement (en absolue), on a représenté la chaîne de fabrication d'un parfum ; qui va des matières premières brutes à leur commercialisation, en passant par l'extraction des essences, leur affinement et leur mélange dans les compositions.

• Horizontalement (en ordonnée), on a représenté une échelle chronologique, allant de l'antiquité à la période contemporaine.

Dans ce tableau, on commence par représenter la place spécifique des industries grassoises (Zone gris foncé pour le coeur de l'identité, zone gris clair pour les aspects moins caractéristiques). Au début, les parfumeurs cultivent les plantes aromatiques, produisent les essences et les commercialisent directement. Au fur et à mesure que la production se complexifie, elle se divise en au moins trois grands secteurs d'activité et Grasse n'occupe plus que la partie médiane, entre l'extraction de matières premières aromatiques et la commercialisation des parfums. La muséographie devra s'attacher à préciser quelle est aujourd'hui la place des industries aromatiques. De la bonne compréhension de ce message dépend la pertinence du parcours muséographique et la possibilité de bien comprendre les messages suivants, jusqu'à cerner les caractéristiques de la cité aromatique.

Nous avons repris le même principe dans un second tableau (voir page suivante), nous y avons situé les espaces muséographiques tels qu'ils existent déjà dans le musée. Les salles situées dans la zone hachurée doivent présenter et faire comprendre quelles sont les caractéristiques essentielles de

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l'identité de la cité aromatique ; chacune étant consacrée exclusivement à tel ou tel aspect de l'identité. Les quatre espaces situés hors de la zone d'identité (la serre, les salles des cosmétiques, de la publicité et le hall d'accueil) sont consacrés à des aspects de la parfumerie qui ne sont aujourd'hui plus réalisés à Grasse, mais font partie de son patrimoine. Elles devraient permettre de situer la cité aromatique dans l'ensemble de la profession (un troisième tableau situé à la fin du chapitre résume

Nous présenterons maintenant, à titre d'exemple, et pour les espaces les plus significatifs, quelques perspectives d'orientation de la muséographique.

L'atelier de fabrication du XVI le me

Une salle voûtée et carrelée de tomettes anciennes est grossièrement divisée en 3 espaces ; chacun consacré à une technique artisanale caractéristique de l'époque la macération, Penfleurage, les presses (Cf. le point n°1 dans le tableau n°2).

Quels peuvent être les messages à privilégier compte-tenu des objectifs assignés au musée et plus spécifiquement à cette salle ?

Objectifs généraux à de la muséographie : Mettre en scène un atelier grassois de parfumerie du XVIIème et présenter les techniques utilisées à cette époque. O n développera l'espace consacré à l'enfleurage, (procédé spécifiquement grassois à l'origine de la première révolution technologique) alors que la scénographie actuelle met en avant la macération (sans doute pour des considérations esthétiques et de richesse des collections).

Messages à communiquer : - la macération :

- explications scientifiques et techniques du procédé, - c'est sans doute la technique la plus archaïque de

production des parfums. - l'enfleurage :

- exposé scientifique et technique,

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- ses avantages sur la macération (capter le parfum des fleurs les plus fragiles),

- ses conséquences économiques et sociales (essor de la parfumerie, les campagnes environnantes se couvrent de plantes à parfum, besoins abondants de main-d'oeuvre).

les presses : - cet espace pourra être utilisé pour présenter la suite

des processus de transformation (filtrage de la graisse).

- les batteuses : - expliquer le principe de lavage des graisses odorantes

préalablement filtrées, dans une solution alcoolique.

Quelques améliorations à apporter à la scénographie : - faire davantage de place à l'enfleurage, - introduire l'homme sous forme iconographique (photos et

agrandissements) des récoltes de fleurs, des employés affairés aux différentes étapes de fabrication.

L'atelier du XXème

On a reproduit un atelier tel qu'on le trouvait dans l'entre-deux-guerres (et même jusqu'à ces dernières années). Au premier plan, une batterie d'extraction par solvant volatile, représentative de la seconde révolution technologique. On trouve dans la même salle divers appareils caractéristiques de cette époque : des alambics et des batteuses (Cf. le point n°2 dans le tableau n°2).

Objectif de la muséographie : - mettre en scène des espaces et des machines

caractéristiques d'une usine de la première moitié du XXème (en expliquant que depuis celle-ci a peu changé).

- faire comprendre comment l'application de cette nouvelle technologie à fait de Grasse la capitale mondiale de la parfumerie, mais ruiné la production locale de plantes à parfum.

Messages à communiquer :

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- le procédé d'extraction par solvant à été mis au point à Grasse, en exportant les progrès de la chimie,

- les principes scientifiques et techniques de ce procédé de fabrication,

- avantages du procédé sur les précédents (il devient possible de décentraliser les lieux de fabrication vers les pays du tiers monde).

- conséquences économiques et sociales : • mondialisation de la production des matières premières

contrôlées par les grassois. • Grasse devient la capitale mondiale des matières

premières aromatiques. • crise et disparition progressive des productions locales

de plantes à parfum.

Le couloir des aériens

Il met en scène le "col de cygne", -hypertrophié sur plusieurs dizaines de mètres-, de deux alambics situés à l'étage inférieur ; si bien qu'actuellement, faute de schéma explicatif et éventuellement d'une maquette, on ne voit pas qu'ils sont reliés à des alambics. Cet appareil a été conçu à Grasse de façon très empirique pour augmenter la pression dans la cuves des alambics et distiller des matières premières particulièrement rebelles comme le sont les rhizomes d'iris. Le procédé a longtemps été utilisé sans que l'on comprenne comment et pourquoi il fonctionnait ; et puis, un jour un ingénieur a découvert l'explication scientifique du procédé, ce qui -par la suite- lui a permis de le simplifier et de l'améliorer (point n°3 dans le tableau n°2) :

Objectif à assigner à la muséographie : - A propos d'une innovation esthétique et typique, montrer

comment les Grassois ont, de façon purement intuitive et empirique Qusque dans les années trente au moins), cherché sans cesse à améliorer les procédés de fabrication.

- On pourra compléter cet espace avec des plans et d'autres objets caractéristiques de cet esprit d'innovation.

Le laboratoire du parfumeur

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Les 3 espaces consacrés aux laboratoires sont regroupés dans une même salle divisée par une cloison vitrée. Actuellement, la fonction et la signification de chaque lieu est insuffisamment définie. Malgré la présence d'un appareil interactif, permettant de découvrir quelques unes des essences très employées par les Grassois, la plupart des visiteurs s'y arrêtent moins de deux minutes.

Avec son orgue à parfum, ses balances, ses innombrables flacons, le laboratoire du parfumeur devrait faire découvrir une des facettes essentielles de la profession : la composition (point n°4).

Objectif de la muséographie : - Permettre aux visiteurs de faire connaissance avec les

fameux Nez. Quel est leur rôle ? Comment travaillent-ils ? La scénographie pourra être affinée, rendue plus vivante, en reconstituant dans les moindres détails cet espace de travail tel qu'on le trouve encore à Grasse.

- Là aussi, quelques photos de parfumeurs au travail devront compléter la perception de cette profession.

Les messages : Ils s'attacheront à expliquer : - la fonction du parfumeur dans l'organigramme de

l'entreprise, - d'où vient-il, comment est-il formé, qu'elles sont les

capacités requises pour exercer une profession qui fait rêver,

- comment travaille-t-il ?

Le laboratoire des petites fabrications

Au travers d'une porte vitrée, on découvre un laboratoire des années vingt avec sa paillasse et les ustensiles de fabrication en verre. (Cf. le point n°5 dans le tableau n°2).

Objectifs de la muséographie :

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Le laboratoire d'analyse

Sont exposés sous des vitrines de plexis, une série d'appareillages d'analyse, dans leur carter d'acier gris, ceux-ci ont été employés jusque dans les années soixante (Cf. le point n°6 dans le tableau n°2).

Objectif de la muséographie : - Expliquer succinctement quel usage en est fait, comment les

progrès de l'analyse chimique accompagnent et encadrent progressivement le savoir-faire intuitif, acquis " à l'expérience" par les hommes de métier ?

Quelques messages : rôle et fonction de ces appareils, intérêt et limites de leur usage dans la production, aujourd'hui, on conjugue judicieusement deux registres de

compétence, des savoirs scientifiques et des savoir-faire opérationnels.

La salle d'exposition des collections de parfumerie

Elle présente des flacons de toutes les époques, notamment quelques Lauques, des étiquettes, une belle collection de boîtes de bergamotes du XVIIIème, des ustensiles de toilette, dont le célèbre nécessaire de voyage de Marie Antoinette (Cf. le point n°7 dans le tableau n°2).

Objectifs de cette salle :

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- présenter la parfumerie dans ces aspects les plus aboutis, sur une période de trois mille ans. La muséographie pourra être améliorée de façon significative, pour susciter l'idée de luxe et de rêve. Les éclairages et la réorganisation des vitrines s'attacheront à mettre en évidence les objets les plus intéressants.

La salle de la publicité

Cet espace est, à l'heure actuelle à peine ébauché. Il devrait permettre d'aborder la question de la publicité et de la commercialisation des parfums (Cf. le point n°8 dans le tableau n°2).

La serre

Installée sur le toit du musée, elle permet de cultiver et de présenter quelques unes des plantes les plus caractéristiques de la parfumerie : gingembre, patchouli, poivrier, vanille, vétiver, menthe, jasmin, thym, romarin, géranium, violette, iris.... C'est actuellement l'un des espaces les plus aboutis du musée ; notamment au plan de la signalétique. Depuis peu, un système de sticks parfumés disposés devant chaque plante permet aux visiteurs de sentir l'odeur des essences qui en sont extraites ; à coté dans des containers sont exposés les matières premières à l'état brut, telles qu'elle arrivent actuellement à Grasse pour y être affinées (Cf. le point n°8 dans le tableau n°2).

Objectif de cet espace : - montrer quelles sont les principales plantes et matières

premières aromatiques employées dans la parfumerie grassoise.

Quelques messages : Les améliorations à apporter à la signalétique visent surtout à donner davantage de sens à l'ensemble.

- Expliquer qu'il s'agit des plantes les plus employées à Grasse. Autrefois cultivées aux alentours de la ville, elles sont aujourd'hui importées de tous les points du globe.

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Chacun de ces espaces devra être réorganisé en fonction des objectifs qui lui sont assignés. Aussi les appareils qui n'ont pas de relation directe avec ceux-ci devront être enlevés, car ils parasitent les messages. Inversement, on pourra enrichir les collections et affiner la scénographie en ajoutant des outils, des machines... choisis en fonction de la thématique spécifique de chaque lieu.

Le parcours muséographique

Actuellement, l'incohérence chronologique du parcours est déroutante pour un public non averti. De plus, la visite commence par l'un des aspects les plus rebutants (la fabrication industrielle contemporaine), alors qu'il vaudrait mieux qu'elle débute par un sujet correspondant davantage aux représentations et aux attentes du public, à savoir ; (les grands parfums : le luxe, la féminité, le plaisir...).

Le parcours muséographique devra être réorganisé ; ce qui est rendu possible, à moindre frais, en aménageant un vaste couloir actuellement sous employé. La visite pourrait commencer par celui-ci. Il pourra être judicieusement aménagé comme un espace d'introduction au monde du parfum traité dans ses aspects ludiques, sensuels, oniriques... Un jeu de panneaux de photos, le recours au multimédia devraient permettre d'engager la visite par une représentation générale du monde olfactif. Après avoir parcouru cette introduction, en forme d'accroché, le visiteur acceptera mieux de découvrir, derrière le rêve et le plaisir, le travail d'une profession séculaire.

Le réaménagement de ce couloir, appelons-le "couloir du rêve", offre -en outre- la possibilité d'accéder ensuite directement à l'atelier de fabrication le plus ancien (macération et enfleurage) ; puis dans un ordre chronologique, à celui du XXéme siècle.

Ensuite en grimpant dans les étages, le public pourra découvrir le laboratoire du parfumeur (intemporel) et le laboratoire d'analyse

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introduisant à la modernité. Viennent alors l'espace d'exposition, la salle de la publicité et la serre, qui donnent la possibilité de re­situer les fabrications caractéristiques de la cité aromatique dans l'ensemble plus vaste de la parfumerie. La seule entorse à la logique du parcours -qui demeurera en raison des contraintes architecturales- concerne le passage des "aériens" consacrés aux innovations dans les industries grassoises. Heureusement, les questions qui y sont abordées sont plutôt secondaires.

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CONCLUSION : RECHERCHE ET PROGRAMME SCIENTIFIQUE

Sur le fond, la muséographie du MIP n'est cependant pas si incohérente ; implicitement, les concepteurs avaient tout de même un projet muséographique implicite. La forme par contre, c'est-à-dire le musée tel qu'il est perçu immédiatement par le public est, elle, beaucoup plus décevante. Les visiteurs sont déconcertés et vont à ce qu'il connaissent le mieux, là où ils sont davantage capables de se situer ; c'est-à-dire à la parfumerie dans ses aspects les plus prosaïques, de consommation et de culture de masse : les cosmétiques, la savonnerie, les parfums, les flacons, les étiquettes, la publicité, là où leur expérience et leur culture du sujet sont suffisantes pour combler les lacunes de la muséographie et donner du sens à ce qu'ils voient. Par contre, les aspects techniques et industriels, économiques et sociaux plus spécifiquement grassois, et qui font l'identité de la profession, leur échappent complètement.

En définitive, le MIP est une excellente illustration de l'intérêt et des difficultés de bon nombre de musées de société. La question de l'identité, bien qu'elle organise le projet muséologique et en justifie les coûts, reste sous-jacente, occultée par des préoccupations annexes ou superficielles qui embrouillent le parcours et dispersent le message.

La réalisation d'un musée est toujours une entreprise de longue haleine au parcours chaotique et semé d'embûches. Une fois celui-ci inauguré, son fonctionnement impose de jongler avec la pénurie de moyens, la pression des élus, l'autorité des notables. Si bien que l'équipe engagée dans cette aventure a souvent l'occasion de se

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perdre et de perdre de vue la finalité de son travail. Pour éviter ces dérivés, il est indispensable que l'institution ait un projet culturel, qu'elle définisse ses objectifs et en fasse un repère incontournable, un cap à conserver dans la tempête, de sorte que chacun puisse prendre les innombrables décisions que supposent la création et la gestion au quotidien d'un tel équipement sans que pour autant l'ensemble ne se désagrège.

La réalisation d'un programme scientifique fort, légitimé par la recherche, doit servir à structurer le projet culturel du musée. Pour commencer, la muséologie peut fournir un cadre de référence conceptuel et de réflexion générale visant à situer le projet, à préciser et à justifier les grandes orientations du programme. Concernant le MIP, il était par exemple opportun de faire le point sur la question de l'identité et sur les tendances de la muséographie des techniques. Ce travail aurait aussi pu être complété par une synthèse des études sur l'évolution des publics.

Partant de là, le programme scientifique doit faire la synthèse des savoirs accumulés sur le domaine, dans une perspective historique et anthropologique, en s'efforçant de dégager les grands axes de la muséolographie. On pourra, par exemple, chercher à préciser quelles sont les caractéristiques qui font l'identité du territoire où est implanté le musée. Quelles sont les outils, les techniques, les façons de travailler, les manifestations culturelles, les habitudes, caractéristiques des populations qui l'habitent ? Quelles études complémentaires urgentes faut-il mener pour combler telle ou telle lacune ou pour conserver la trace de telle ou telle pratique menacée de disparition ?

La recherche menée à Grasse a mis en évidence la spécificité des industries locales. A partir de là, il devenait possible de définir et d'expliciter un projet muséologique qui s'attache à faire connaître la parfumerie grassoise dans ce qu'elle a d'unique. Ce travail réalisé, la muséographie peut être conçue comme une opération de vulgarisation scientifique ; c'est-à-dire de communication des connaissances réunies grâce aux programmes de recherche sur l'identité du territoire. Dans les faits, il faut bien sûr tenir compte de l'existant, notamment de l'état des collections,

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L'audit de la muséographie a permis de repérer les distorsions entre l'idéal et l'existant ; dans la perspective de proposer des réaménagements. L'étude a ensuite cherché à définir quels pouvaient être les messages à privilégier, compte tenu des objectifs généraux assignés aux musée ; afin de proposer des améliorations à apporter à la scénographie et à la signalétique.

La préparation de documents d'orientation définissant des grands objectifs de la muséographie, sur la base d'un programme de recherche, est une étape indispensable pour mobiliser les décideurs, convaincre les bailleurs de fond, puis coordonner l'action des innombrables acteurs qui auront à coopérer ensemble avec des points de vue différents.

La plupart des projets que nous avons pu étudier sont généralement trop vagues dans leurs considérations générales et en même temps trop précis dans leurs injonctions. Construits en forme de plan d'exécution détaillé, ils rendent impossible toute possibilité de discussion sur les concepts fondateurs et les grands axes structurants de la muséographie. Un programme muséologique, comme tout programme de recherche d'ailleurs, est quelque chose de vivant qui est en tous cas toujours longuement discuté et doit pouvoir être remis en question pour évoluer. S'il ne s'agit que d'une première étape, sa discussion et son adoption, à un moment donné, par les instances de direction du musée (conseil d'administration, comité de direction, comité scientifique, association des amis du musée...) sont la condition de sa légitimité et en font un document officiel de référence, d'orientation et de décision.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

A l'heure ou le tissu industriel du XIXème se défait par pan entier, quelle trace conserverons-nous de cette longue marche que fut l'industrialisation du pays ? Le débat est ouvert et il est probable qu'il ne sera pas clos avant longtemps ; tant que durera cette difficile mutation dont le rythme va en s'accélérant. Les nombreux espaces muséographiques qui se créent un peu partout auront-ils d'autres fonctions que de faciliter le passage, que d'accompagner ce douloureux travail du deuil ; le temps de s'habituer à la disparition des choses, à la désertification des campagnes, à la fermeture des usines ? Si les musées ne sont que cela, la désaffection du public et des engagements des collectivités sera bientôt à la mesure de l'engouement qu'ils suscitent aujourd'hui. Il ne survivront à l'effet de mode que dans la mesure où, plus que d'accéder à la demande d'Antigone, ils sauront, d'une part, délivrer un message cohérent susceptible de nourrir la réflexion des générations à venir sur le sens du progrès scientifique, technique et industriel, et d'autre part, poser le débat dans sa diversité en contribuant ainsi activement à l'identité toujours en devenir de chaque région.

Certains conservateurs ambitionnent de diriger des projets exhaustifs d'ampleur internationale, alors que les collections portent essentiellement sur le local et que les moyens disponibles ne les autorisent guère à de telles prétentions. Les musées de société auraient tout intérêt à miser sur ce qui les distingue, c'est à dire sur la communication de tels ou tels aspects de la culture locale, et non sur ce qui les met en compétition avec d'autres

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établissements de plus grande importance. On trouve actuellement, quasiment la même baratte à beurre, le même soufflet de forgeron dans les musées d'ethnologie bretons, belges, slovaques ou Scandinaves. En tout cas, le profane a souvent le sentiment d'y voir la même chose, alors que les musées d'identité devraient s'attacher à faire connaître les caractéristiques d'un territoire, peut-être à faire comprendre en quoi et comment, les mêmes besoins, les mêmes outils, ont pu produire des cultures différentes, peut-être aussi à expliquer ce qu'elles ont de particulier. A cette condition, les musées de société deviennent un vecteur irremplaçable de l'identité locale qui les justifie et facilite l'émergence d'un large consensus sur la nécessité de mobiliser les moyens indispensables à leur création et à leur existence.

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ANNEXES

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UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS Faculté de lettres, Arts, Sciences Humaines C. I. R. A. C. C.

II GUIDE D'ENTRETIENS

AVEC LES ACTEURS DE L'IDENTITE, ET LES MUSEOLOGUES

L'ordre et le nombre des questions est modulé suivant le statut et la fonction des personnes interrogées

1 Objectifs : SITUER LE MUSEE . S'agit-il d'un musée récent ou d'un musée ancien qui a évolué, quelles ont été les étapes marquantes de cette évolution, comment le musée se situe-t-il par rapport au concept de nouvelle muséologie1.

. Quelle est l'histoire de ce musée ? Quand, à quelle occasion, par qui a-t-il été créé ?

Relances -

Quels étaient les objectifs des fondateurs ?

Qu'est-ce qui a séduit les financeurs (élus, politiques...) ?

- Quelles ont été les péripéties de sa création ?

- Comment le musée a-t-il évolué ?

1 RAPPEL: Le concept de Musée évolue ; autrefois centré sur la conservation, le musée devient : - un lieu d'animation et de culture active, une entreprise culturelle, avec un projet

culturel mobilisateur (pour les financeurs, les agents culturel), - un lieu d'identité collective. - un espace de communication, un média à part entière, avec un rôle didactique

d'information et de formation, - Un Pôle de recherche. - le Centre d'un réseau d'acteurs différents (il doit mobiliser et coordonner les

compétences de tous, médiateurs, chercheurs, muséographes, leurs fournir les moyens matériels et financiers nécessaires à leur travail, au meilleur coût).

2Questions à poser éventuellement, si l 'interviewé n*a pas abordé ce sujeten répondant à la question générale de niveau précédent, ou pour l'amener à la compléter.

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2 Objectifs : CERNER QUELLES SONT LES FONCTIONS IMPORTANTES DU MUSEE. Comment se manifestent-elles dans le discours du conservateur, dans la programmation d'activités nouvelles, dans la recherche de nouveaux publics ou de nouveaux partenaires (industriels, chercheurs, e t c . ) , dans le souci de développer la communication externe...?

. Quelles sont d'après vous les fonctions essentielles d'un musée ?

. Quelles sont celles que vous privilégiez ?

- Avez vous une politique de conservation, quels sont vos choix en matière d'acquisition ?

- Avez vous une politique de recherche, quelle est-elle ?

Relances

- Comment définissez-vous votre mission de conservateur ?

- Avez vous contribué à organisation de colloques, séminaires ...

- Avez vous des relations de coopération avec des érudits locaux,

- Les collections du musée sont-elles l'objet de recherches,

- Vous même, ou l'un des membres de votre équipe contribue-t-il à des publications scientifiques

- Avez vous d'autres relations avec des chercheurs, l'université...

- Avez vous d'autres missions, liées à votre fonction de directeur d'un équipement culturel ? A ce sujet, quelles sont vos priorités ?

- Avez vous une association des amis du musée, quel est sont rôle ?

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. Quelles sont les autres activités du musée, (autres que celles de conservation, de recherche et d'accueil classique du public) ?

Relances

- Le musée accueille-t-il des groupes de scolaires ? Pour quelles activités, avec quelle fréquence (s'agit-il d'une activité exceptionnelle ou fréquente, visant un large public) ?

- Le musée fait-il des animations, des ateliers, e t c . , pour les enfants en dehors des temps scolaires (quelles sont-elles, avec quelle fréquence) ?

- Le musée accueille-t-il des manifestations comme les colloques, des réunions, des séminaires, e t c . , avec quelle fréquence ? Quel rôle joue-t-il dans l'organisation de ces opérations (accueil simplement des manifestations externes, joue-t-il lui-même un rôle actif dans la définition et la conception de ces manifestations...).

- Le musée mène-t-il d'autres opérations d'animation, de création d'un événement, pour un public particulier (par exemple, des touristes ou des industriels...) ? De quelles opérations s'agit-il, pour qui sont-elles réalisées, avec quelle fréquence...

. Quelles sont les actions d'information visant à faire mieux connaître votre musée à l'extérieur (plaquettes, affichage, mailing, affiches, publicité ...) ?

Relances

- Avez-vous des relations avec: la presse locale écrite : jamais, des radios locales la presse régionale écrite " la T.V.régionale " la presse nationale écrite : jamais, la T.V. nationale " des radios nationales "

- Essayez de quantifier la masse de communiqués passés dans les médias. Combien d'articles, d'émissions radio, de passages TV, e t c . ?

rarement, régulièrement H H

H H

n H

rarement, régulièrement n n n n

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3 Objectifs : CERNER LES MOYENS DU MUSEE ? Quels sont les moyens dont dispose le musée? Comment l'équipe de muséologue jongle-t-elle sur les différents registres (humains, matériels, financiers) pour mener ses projets. quelle stratégie a-t-elle pour accroître ses moyens ?

AU PLAN DE LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES Quelles sont les compétences susceptibles d'assumer les nouvelles fonctions du musée ?

. Quelle est la formation du conservateur?

Relance

- A-t-il suivi une formation dans le domaine: *de l'ethnologie, *de la technologie *de la communication, *de l'animation, *de la médiation, *de la documentation, *de la direction de projets culturels, •éventuellement dans un autre domaine lié aux nouvelles fonctions du

musée (graphisme, design, etc..) ? - Si oui, où et dans quel domaine ?

. Quels sont selon lui les domaines dans lesquels les compétences lui font le plus défaut ?

. Y-a-t-il au sein du personnel du musée des agents assumant l'une ou l'autre des nouvelles fonctions du musée (médiation, animation, communication, documentation, direction de projets culturels) ? Quel est pour chacun le statut, la fonction, la formation ?

- Le Musée a-t-il recours au service d'agents extérieurs ? Si oui, *dans quels domaines et avec qui (agences de pub ou d'ingénierie culturelle, association d'animation ou de médiateurs) ?

*à quel sujet, avec quelle fréquence ?

AU PLAN DES INFRASTRUCTURES

. Le musée dispose-t-il d'espaces spécifiques consacrés à l'une ou l'autre des nouvelles fonctions du musée (Laboratoire de recherche salle d'exposition, centre de documentation, ateliers d'animation, salle de conférence, etc..)

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Si oui: quels sont-ils, sont-ils suffisamment équipés, le conservateur envisage-t-il de les développer, en quoi et comment ?

Si non: le conservateur a-t-il des projets de développement dans l'un ou l'autre de ces domaines, et quel est l'état d'avancement de ces projets ?

AU PLAN DES MOYENS FINANCIERS

- Quel est le budget de fonctionnement annuel, global, du musée ? (Y compris les charges de personnel, les charges d'entretien, le chauffage, la publicité)

NB *Si tout ou partie de ces charges sont couvertes par la municipalité, lui demander d'en évaluer le coût et le rajouter à la dotation globale. *Ne pas prendre en compte les investissements, mais éventuellement seulement les charges d'amortissement.

- Quelles sont les sources de financement ? (évaluer en gros le pourcentage des différentes sources: municipalité, département, région, état, auto-financement, entreprise, dons, e tc . ) .

- Quelle est (en %) la part de ce budget réservée aux nouvelles fonctions du musée ? (Evaluer sommairement la masse budgétaire consacrée aux expositions, animation, documentation, médiation, recherche etc . )

- La direction du musée cherche-t-elle à accroître la part de son budget réservée aux nouvelles fonctions du musée ? Si oui : de quelle manière ?

- Pour l'ensemble des moyens évoqués ( c.a.d. pour les trois registres: humains, matériels, financiers) : - L'équipe dirigeante a-t-elle une stratégie d'ensemble pour les

accroître ? - Quels sont ceux qui font le plus défaut ?

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4 Objectifs : C E R N E R Q U E L S SONT LES P R I N C I P E S MUSEOGRAPHIQUES

*En quoi consiste les collections? Quelle est l'histoire de leurs créations (en quoi celles-ci nous renseignent-t-elles sur les conceptions muséologiques des concepteurs du musée) ? *Quelle image le musée donne-t-il du progrès technique, échappe-t-il aux représentations "évolutionnistes", "univoque" du progrès ? *Comment les muséologues traitent-ils des rapports entre technique et société ?

DESCRIPTION SOMMAIRE DU FONDS

Comment se composent les collections ?

Relance - Quel est le sujet général ?

- Quels sont les thèmes de regroupement et de présentation des objets ? S'agit-il de séries, d'objets isolés ou de collections ?

- Quels sont les objets phares ? (les plus rares, les plus célèbres, e t c . ) .

COMMENT S'OPERE LA SELECTION DES OBJETS En quoi la façon dont les objets sont sélectionnés, sont perçus comme étant dignes de figurer au musée, nous renseigne-t-il sur la conception muséographique du conservateur et de son équipe ?

. Quels ont été les moyens d'acquisition des collections: permanentes, dation, donations, achats, prêts ? Grossièrement, quel pourcentage représente chaque type d'acquisition ?

. Aujourd'hui comment, sur quel critère, suite à quelle opportunité, s'opère la sélection des objets ?

Relance (Pour les objets les plus communs notamment), Comment les muséologues repairent-il les objets susceptibles d'être conservés ? Pourquoi décident-ils de garder tel objet plutôt que tel autre ?

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SUR LA MUSEOLOGIE DES TECHNIQUES Quels sont les principes muséographique affichés et défendus par le conservateur ? Comment en parle-t-il, quels sont à ce sujet ses réalisations et ses projets ? Comment aborde-t-il la dimension sociale des techniques ?

. Quels sont au plan des réalisations, notamment des collections permanentes, les principes muséographiques de présentation des objets techniques?

Relance

- Quels sont les principes de la mise en scène ? . Les objets sont-ils présentés isolément, hors de leur contexte ? . Les objets sont-ils mis en situation ? . Présentez-vous explicitement des inventions ratées ou qui n'ont pas eu

de succès ? . Y a-t-il dans votre musée des espaces où l'on s'interroge

explicitement sur le sens du progrès technique, lesquels ?

- Dans les panneaux explicatifs, a-t-on privilégié l'explication: . sur le rôle et la fonction sociale des objets, . sur les principes scientifiques et techniques de leur fonctionnement ?

LA DIMENSION SOCIALE DES TECHNIQUES

- Le responsable du musée mène-t-il une réflexion sur les rapports qui peuvent exister entre ces objets et la société (par exemple: en quoi tel ou tel objet a-t-il modifié les modes de vie, la façon de travailler des populations qui l'on utilisé ?).

- Comment mène-t-il cette réflexion ? Fait-il à ce sujet des recherches, les fait-il seul ou avec l'aide de chercheurs, d'érudits locaux ?

. Comment exprime-t-il cette réflexion : . dans les principes de muséographie des collections du musée,

comment ? . dans les publications, catalogues, plaquettes, (citez quelques exemples)

dans les panneaux explicatifs et les étiquettes accompagnant les objets (citez quelques exemples) ?

. A-t-il à ce sujet des projets et quels sont-ils ?

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PLAN D'OBSERVATION Observer en quoi les principes muséologiques complètent, confirment ou contredisent le point de vue des muséologue, en étudiant les panneaux explicatifs, les principes architecturaux, la mise en scène :

-Est-il fait référence à la façon dont les objets techniques ont été adoptés et utilisés par les populations concernées (par exemple par les travailleurs de telle industrie, les habitants de telle région...) ?

-Est-il fait mention des conséquences sociales que peut avoir la généralisation de telle ou telle nouvelle technologie (transformation du travail ou des modes de vie, déqualifications, chômage, révoltes ouvrières, amélioration des conditions de vie ou de travail...) ?

-Est-il fait référence à l'histoire sociale des populations concernées (modes de vie, organisation syndicales, révoltes, grèves...) ?

-Est-il fait mention des conséquences économiques (crise, chômage, déclin ou au contraire développement d'une industrie ...) ?

-Quels sont les principes de mise en exposition des collections, y a-t-il des reconstitutions, des mises en scènes (décrivez les plus réussies) ?

Récupérer tous les documents possibles sur le musée, catalogue d'exposition, plaquettes dépliants, projets), n'hésitez pas à faire des photos.

5 Objectif: QUEL EST LE ROLE DU MUSEE DANS LA STRUCTURATION ET LA DEFENSE DE L'IDENTITE, • DE LA VILLE ET DE LA PARFUMERIE, POUR LE MIP, • DU TERRITOIRE OU DU DOMAINE D'INVESTIGUATION POUR LES AUTRES MUSEES.

Quelle image le musée donne-t-il (défent-il) de son domaine ? Comment le musée contribut-il à l'émergence d'une identité collective Quel peut-être l'enjeu de l'identité que le muséei1) souhaite promouvoir ou négliger ?(2)

BIOGRAPHIE DE LA PERSONNE INTERROGEE

• Quelle est au travers de son histoire professionnelle, celle de son rapport à la profession, au domaine d'investigation du musée?

1 le conservateur du musée, les élus, les industriels...

2I1 s'agit: - Pour le MIP, de la profession (la parfumerie nationale et internationale) ? - Pour les autres musée, de leur domaine d'intervention, la culture provençale pour le musée de Draguignan,

l'informatique pour le musée de Valbonc Sophia-Antipolis

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SUR LE TERRITOIRE DU MUSEE SUR LA SPECIFICITE DU DOMAINE D'INVESTIGATION

• Quel est le domaine d'investigation du musée, quelles en sont les limites, comment les justifie-t-on ?

» Quelle est la spécificité du territoire du musée, - d'un point de vue géographique, physique, climatique...

- d'un point de vue Historique, culturel, humain ...

LE MUSEE MIROIRE

• Le musée doit-il défendre l'identité (des populations) de son territoire. Dans ce cas, laquelle? Comment le fait-il? Comment et dans quelles conditions pourrait-il mieux le faire.

• Comment le musée est-il perçu (ou vécu) par les autochtones (par exemple les professionnels grassois, les directions, les employés, les retraités) ?

Qu'en attendent-ils au juste ?

• Le fréquentent-ils, à quelle occasion ?

• Quels sont ceux : - qui soutiennent le musée ? comment, dans quel but ?

qui le dénigrent ou le critiquent, pourquoi ? Ou tout simplement, qui lui sont indifférents ?

• Comment est-il vécu par les élus locaux, départementaux, régionaux ? Peut-on cerner quels sont les appuis et les réticences ?

• Quel est pour eux l'enjeu d'un tel musée ? Quel rôle voudraient-ils lui voir jouer dans l'affirmation d'une identité locale ?

• Comment les professionnels du tourisme perçoivent-ils le musée ? quel usage en font-ils

• Comment le musée est-il perçu par les touristes ? Quelle image ont-ils de la parfumerie et de Grasse:

1) en arrivant au musée, 2) en visitant le musée ?

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SUR LE SENS DE LA CONSERVATION

• En quoi la politique de conservation du musée, (dans ces choix par exemple) contribue-t-elle à la mise en forme de l'identité, est elle seulement le résultat d'opportunités ?

• Quels sont les "beaux objets anciens" que les autochtones on l'habitude de collectionner et de conserver ?

LE MUSEE DANS SON ENVIRONNEMENT

• Le musée a t-il des relations privilégiées avec d'autres organismes qui défendent et valorisent la même identité :

- autres musées d'identité, autres musées techniques, - musées privés (associés à de fausses usines de la parfumerie, musée

de l'automobile...), - organismes professionnels (services de communication d'entreprise

ou de ville, syndicats professionnels ou ouvriers,...) ?

PLAN D'OBSERVATION

En quoi les principes muséologiques complètent, confirment ou contredisent le point de vue des muséologue sur l'identité ?

Quels sont les principes de mise en exposition des collections, y a-t-il des reconstitutions, des mises en scènes (décrivez les plus réussies) ?

Que peut-on dire des images, des représentations, du discours, que suggère implicitement la muséologie?

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UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS Faculté de lettres, Arts, Sciences Humaines C. I. R. A. C. C.

- III -GUIDE D'ENTRETIENS AVEC LES PROFESSIONNELS DE LA

PARFUMERIE ET LES ACTEURS EXTERIEURS

QUEL EST LE ROLE DU MUSEE DANS L'IDENTITE DE LA VILLE ET DE LA PARFUMERIE

•Quelle image le MIP donne-t-il de la profession? •Quel peut-être l'enjeu d'un musée industriel quant à l'identité que chacun(l) souhaite donner à la ville (GRASSE), à la cité aromatique (une quinzaine d'usines), à la profession (la parfumerie nationale et internationale) ?

BIOGRAPHIE DE LA PERSONNE INTERROGEE

• Quelle est son histoire professionnelle, son rapport à la profession ?

• Quelle est l'histoire de sa contribution au musée

SUR L'EVOLUTION DE LA CITE AROMATIQUE

• Comment la cité aromatique, les industries de Grasse, on-t-elles évolué durant ces 5 dernières années ? Quelle a été l'évolution - du marcher, - des grands domaines de fabrication (extraction, composition,

arômes alimentaires), - des structures économiques, notamment quand à la

pénétration des grands groupes étrangers et à la création de nouvelles entreprises,

- des technologies employées, - des infrastructures (investissements, construction d'usines...)

SUR LA SPECIFICITE GRASSOISE

I le conservateur du musée, les élus, les industriels...

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• Y-a-t'il une spécificité de la parfumerie Grassoise, quelle est-elle? Qu'est ce qui distingue la cité aromatique des autres lieux de fabrication ? Quelles sont les ca rac t é r i s t iques des indus t r i e s grassoises, comment celles-ci évoluent-elles, comment sont-elles perçues par la profession (définie au plan local, national et même international), par les élus, par l'équipe des muséologues...

• Le musée de la parfumerie doit-il défendre une spécificité de la parfumerie grassoise. Laquelle? Comment le fait-il. Comment et dans quelles conditions pourrait-il mieux le faire.

LE MUSEE POUR LA PROFESSION

• Comment le musée est-il perçu (ou vécu) par les professionnels grassois(les directions, les employés, les retraités) ? Qu'en attendent-ils au juste ? Peut-on repairer des groupes sociaux ayant des comportements différenciés (selon qu'il s'agit d'ouvriers ou de l'encadrement, de grassois ou d'étrangers) ?

• Le fréquentent-ils, à quelle occasion ?

• Quels sont ceux : - qui soutiennent le musée ? comment, dans quel but ? - qui le dénigrent ou le critiquent, pourquoi ?

Ou tout simplement, qui lui sont indifférents ?

• Le musée fait-il partie des stratégies:

.managériales des directions d'entreprise (par exemple en affirmant la culture industrielle locale). Ou au contraire est-il mal vu par la direction parce qu'il témoigne d'un passé (de pesanteurs) dont elles voudraient se débarrasser;

.commerciales des directions afin de contribuer à la promotion des productions grassoises.

LE MUSEE POUR LES AUTRES

• Comment le musée est-il vécu par les grassois ? par les gens de la région ? Quelle image ont-ils du musée ?

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Y-a-t'il des groupes identifiables qui le soutiennent ou le dénigrent.

• Comment est-il vécu par les élus locaux, départementaux, régionaux ? Quels sont les appuis et les réticences ?

Quel est pour eux l'enjeux d'un tel musée ?

Quelle est, pour eux, son utilité ? Quel rôle voudraient-ils lui voir jouer dans l'affirmation d'une identité locale ?

• Comment le musée est-il perçu par les touristes ? Quelle image ont-ils de la parfumerie et de Grasse:

1) en arrivant au musée, 2) en le quittant.

SUR LE SENS DE LA CONSERVATION

• Quelle est la politique de conservation du musée, est elle seulement le résultat d'opportunités ?

• On ne peut conserver tous les objets industriels. S'il faut faire une sélection, quels sont d ' après vous ceux qui mériteraient d'être conservés par le musée, pourquoi, comment ?

• Quels sont les "beaux objets anciens" que l'on a l'habitude de collectionner et de conserver dans les usines ?

LE MUSEE DANS SON ENVIRONNEMENT

• Comment le musée se situe-t-il par rapport : - aux autres musées d'identité : Draguignan et Le Cannet, - aux autres musées techniques : musée de l'informatique dont le projet de création sur ie site de Valbonne sophia-Antipolis est bien avancé. - aux musées privés associés à de fausses usines de la parfumerie ?

LES PERSONNALITES A INTERVIEWER

• Quelles sont les personnalités, qui jouent (ou ont jouées) un rôle important dans l'histoire du musée et dans l'expression de l'identité de la cité aromatique que nous n'avons pas encore rencontrés et qui mériteraient de l'être ?