of 59 /59
7/29/2019 Ideologie Allemande http://slidepdf.com/reader/full/ideologie-allemande 1/59 Karl Marx Friedrich Engels (1845) L’idéologie allemande  Première partie FEUERBACH Traduction française, 1952. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,  professeur de sociologie Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Ideologie Allemande

Embed Size (px)

Text of Ideologie Allemande

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    1/59

    Karl MarxFriedrich Engels (1845)

    Lidologieallemande

    Premire partie

    FEUERBACHTraduction franaise, 1952.Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologieCourriel: [email protected]

    Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection:"Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    2/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 2Premire partie : FEUEURBACH

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Karl Marx et Friedrich Engels (1845)

    Lidologie allemande. Premire partie : FEUERBACH.

    Une dition lectronique ralise partir du livre de Karl Marx etFriedrich Engels, Lidologie allemande. Premire partie : FEUERBACH.

    (1845)Traduction franaise, 1952.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 11 points.Pour les citations : Times New Roman 10 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 2 avril 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    3/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 3Premire partie : FEUEURBACH

    Table des matires

    Note de lditeur

    Prface

    FEUERBACH

    A. L'idologie en gnral et en particulier l'idologie allemande

    1. Histoire

    2. De la production de la conscienceB. La base relle de l'idologie

    1. changes et force productive

    2. Rapports de l'tat et du droit avec la pro prit

    3. Instruments de production et formes de proprit naturels et civiliss

    C. Communisme - Production du mode d'changes lui-mme

    Annexe: Thses sur Feuerbach

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    4/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 4Premire partie : FEUEURBACH

    Note de lditeur

    Retour la table des matires

    On trouvera ici la premire partie de L'Idologie allemande. Nous avons en effet pen-s que l'importance de ce texte, o Marx et Engels donnent un premier expos des basesdu matrialisme historique, justifiait une dition spare, sans attendre la mise au point de

    la traduction de ce gros ouvrage.Ce n'est pas ici le lieu de faire l'histoire de la gense de cette oeuvre. Rappelons

    seulement qu'elle est le fruit de la collaboration directe de Marx et d'Engels et qu'elle futconue et rdige entre le printemps 1845, date laquelle Engels vint rejoindre Marx Bruxelles, et la fin de 1846. Les raisons qui ont donn naissance L'Idologie allemande,Marx les a exposes brivement dans la prface de la Contribution la critique de l'co-nomie politique (1859)

    Nous rsolmes de travailler en commun dgager l'antagonisme existant entre notremanire de voir et la conception idologique de la philosophie allemande: en fait, de rglernos comptes avec notre conscience philosophique d'autrefois. Le dessein fut ralis sous la

    forme d'une critique de la philosophie post-hglienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, tait depuis longtemps entre les mains de l'diteur en Westphalie, lorsque nous appr-mes que des circonstances nouvelles n'en permettaient plus l'impression. Nous abandonnmesd'autant plus volontiers le manuscrit la critique rongeuse des souris que nous avions atteintnotre but principal; voir clair en nous-mmes.

    L'Idologie allemande est donc une oeuvre polmique, comme l'tait dj La SainteFamille. Cependant, elle prsente par rapport celle-ci un progrs manifeste. Dans la

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    5/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 5Premire partie : FEUEURBACH

    prface qu'il rdigea en 1885 pour la rdition des Rvlations sur le procs des commu-nistes Cologne, Engels crivait:

    Marx n'tait pas seulement arriv la mme opinion [qu'Engels], il l'avait aussi

    gnralise dj dans les Annales franco-allemandes (1844): ce n'est pas somme toute l'tatqui conditionne et rgit la socit bourgeoise, mais la socit bourgeoise qui conditionne etrgit l'tat; il faut donc expliquer la politique et son histoire en partant des conditions cono-miques et de leur dveloppement et non le contraire. Lorsque je rendis visite Marx Paris,

    pendant l't 1844, il apparut que nous tions en complet accord dans tous les domaines de lathorie et c'est de l que date notre collaboration. Lorsque nous nous retrouvmes Bruxelles,au printemps 1845, Marx avait dj tir de ces bases une thorie matrialiste de l'histoire quitait acheve dans ses grandes lignes et nous nous mmes en devoir d'laborer dans le dtail etdans les directions les plus diverses notre manire de voir nouvellement acquise.

    C'est donc sur la base de leur conception, acheve dans ses grandes lignes, du matria-lisme historique que Marx et Engels rglent leurs comptes avec leur conscience philoso-

    phique d'autrefois . Et c'est pratiquement l'expos de cette conception nouvelle qu'estconsacre la premire partie du manuscrit qui porte le titre: Feuerbach .

    Dans la prface de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande(1888), Engels dit lui-mme:

    Avant d'envoyer ces lignes l'impression, j'ai ressorti et regard encore une fois levieux manuscrit de 1845-46. Le chapitre sur Feuerbach n'est pas termin. La partie rdigeconsiste en un expos de la conception matrialiste de l'histoire qui prouve seulement com-

    bien nos connaissances d'alors en histoire conomique taient encore incompltes. La critiquede la doctrine mme de Feuerbach y faisant dfaut, je ne pouvais l'utiliser pour mon butactuel.

    En dpit de son titre, cette premire partie de L'Idologie allemande est donc essen-tiellement un expos positif des fondements de la doctrine de Marx et d'Engels, Et malgrles rserves qu'Engels pouvait faire plus de quarante ans aprs sa rdaction, malgr soncaractre inachev, elle reste un texte extrmement prcieux et riche, ainsi qu'un admira-ble document sur la gense du marxisme. D'ailleurs, il semble bien que l'intention desauteurs ait t de faire de ce chapitre sur Feuerbach une sorte d'introduction thorique l'ensemble de leur ouvrage et c'est pourquoi l'on y trouve un expos plus cohrent quedans le reste du livre de ce qui constitue la base du marxisme.

    Il n'en reste pas moins que l'ensemble de l'uvre tait conu comme un vastepamphlet, destin rgler leur compte aux personnages les plus marquants de la gauche

    hglienne, Bruno Bauer et Max Stirner (dnomms plaisamment saint Bruno et saintMax). Aussi cette premire partie n'est-elle pas exempte non plus d'allusions polmiques.

    Nous ne possdons pas de L'Idologie allemande un texte dfinitif, prt pour l'impres-sion. Nous n'avons qu'une srie de manuscrits et les annotations qu'ils portent de la mainde Marx et d'Engels montrent qu'il S'agit l essentiellement d'une premire laboration,d'une accumulation de matriaux dont le plan aurait sans doute t remani avant la misesous presse. Cela explique le caractre fragmentaire de certains dveloppements etl'absence peu prs totale de transitions. Cela explique galement que l'ordre dam lequel

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    6/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 6Premire partie : FEUEURBACH

    nous prsentons les diverses parties du livre diffre de celui dans lequel une traductionfranaise l'a dj prsent.

    Car ces manuscrits, comme tous les manuscrits de Marx, ont une histoire. Il fallutattendre jusqu'en 1933 pour qu'ils fussent rvls au public. Ils parurent d'ailleurs simul-tanment dans une version de Landshut et Mayer Leipzig et dans l'dition critique desoeuvres de Marx tablie sous la direction de l'Institut Marx-Engels-Lnine Moscou.Mais tandis que Landshut et Mayer s'taient borns reproduire le manuscrit sans ordre etavec de nombreuses fautes de lecture, l'Institut Marx-Engels-Lnine, tenant compte desindications marginales de Marx et d'Engels, s'tait efforc de le reproduire en suivant leplan auquel ses auteurs s'taient enfin de compte arrts. La version de l'dition MEGAest donc beaucoup plus claire et plus cohrente et l'on y suit mieux le mouvement de lapense des auteurs qui y est authentiquement respect.

    Notre traduction a t tablie sur la base de l'dition MEGA. Nous n'avons pas jugutile de donner les variantes que cette dition reproduit en fin de volume, non plus que ladescription des manuscrits. Qu'il suffise de savoir que l'ouvrage est rdig sur des sortes de

    cahiers dont chaque page est divise en deux colonnes. La rdaction occupe la colonne degauche, celle de droite ayant d tre rserve aux corrections. Nous avons donn en noteles remarques de la colonne de droite quand elles n'taient pas de simples variantes devocabulaire.

    Les notes marques du signe * font partie du texte de Marx et Engels et sontprsentes en bas de page conformment la disposition de l'dition MEGA.

    Avril 1952. E. B.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    7/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 7Premire partie : FEUEURBACH

    PRFACE

    Retour la table des matires

    Jusqu' prsent les hommes se sont toujours fait des ides fausses sur eux-mmes, surce qu'ils sont ou devraient tre. Ils ont organis leurs rapports en fonction des reprsenta-tions qu'ils se faisaient de Dieu, de l'homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont

    grandi jusqu' les dominer de toute leur hauteur. Crateurs, ils se sont inclins devant leurspropres crations. Librons-les donc des chimres, des ides, des dogmes, des tres imagi-naires sous le joug desquels ils s'tiolent. Rvoltons-nous contre la domination de cesides. Apprenons aux hommes changer ces illusions contre des penses correspondant l'essence de l'homme, dit l'un, avoir envers elles une attitude critique, dit l'autre, seles sortir du crne, dit le troisime 1 et - la ralit actuelle s'effondrera.

    Ces rves innocents et purils forment le noyau de la philosophie actuelle des Jeunes-Hgliens, qui, en Allemagne, n'est pas seulement accueillie par le public avec un respectml d'effroi, mais est prsente par les hros philosophiques eux-mmes avec la convic-tion solennelle que ces ides d'une virulence criminelle constituent pour le monde undanger rvolutionnaire. Le premier tome de cet ouvrage se propose de dmasquer cesmoutons qui se prennent et qu'on prend pour des loups, de montrer que leurs blements nefont que rpter dans un langage philosophique les reprsentations des bourgeois alle-mands et que les fanfaronnades de ces commentateurs philosophiques ne font que reflterla drisoire pauvret de la ralit allemande. Il se propose de ridiculiser ce combat philo-sophique contre l'ombre de la ralit, qui convient la somnolence habite de rves o secomplat le peuple allemand, et de lui ter tout crdit.

    1 Marx caractrise successivement la position de Feuerbach, de Bruno Bauer, de Stirner.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    8/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 8Premire partie : FEUEURBACH

    Nagure un brave homme s'imaginait que, si les hommes se noyaient, c'est uniquementparce qu'ils taient possds par l'ide de la pesanteur. Qu'ils s'tent de la tte cettereprsentation, par exemple, en dclarant que c'tait l une reprsentation religieuse,superstitieuse, et les voil dsormais l'abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il luttacontre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par despreuves nombreuses et rptes, les consquences pernicieuses. Ce brave homme, c'tait letype mme des philosophes rvolutionnaires allemandsmodernes 1.

    1 [Passage biff dans le manuscrit:] Aucune diffrence spcifique ne distingue l'idalisme allemand

    de l'idologie de tous les autres peuples. Cette dernire considre, elle aussi, que le monde estdomin par des ides, que les ides et les concepts sont des principes dterminants, que des idesdtermines constituent le mystre du monde matriel accessible aux philosophes.

    Hegel avait parachev l'idalisme positif. Pour lui, tout le monde matriel ne s'tait pas seulementmtamorphos en un monde des ides et toute l'histoire en une histoire d'ides. Il ne se borne pas enregistrer les faits de pense, il cherche aussi analyser l'acte de production.

    Quand on les secoue pour les tirer de leur monde de rves, les philosophes allemands protestentcontre le monde des ides, que leur la reprsentation du [monde] rel, physique...

    Les criticistes allemands affirment tous que les ides, reprsentations, concepts ont jusqu'icidomin et dtermin les hommes rels, que le monde rel est un produit du monde des ides. Celaa eu lieu jusqu' l'instant prsent, mais a va changer. Es se diffrencient par la faon dont ilsveulent dlivrer le monde des hommes qui selon eux, gmiraient de la sorte sous le poids de ses

    propres ides fixes; ils se diffrencient aussi par ce qu'ils qualifient d'ide fixe; ils ont en communcette croyance la domination des ides; ils ont en commun la croyance que leur raisonnementcritique amnera fatalement la fin de l'tat de choses existant, soit qu'ils s'imaginent que leur

    pense individuelle suffira obtenir ce rsultat, soit qu'ils veuillent conqurir la conscience detous.

    La croyance que le monde rel est le produit du monde idal, que le monde des ides [...]

    gars par le monde hglien des ides, devenu le leur, les philosophes allemands protestentcontre la domination des penses, ides, reprsentations, qui jusqu'ici, selon eux, c'est--dire selonlillusion de Hegel, ont donn naissance au monde rel, l'ont dtermin, domin. Es dposent une

    protestation et prissent [...]

    Dans le systme de Hegel, ce sont les ides, penses, concepts qui ont produit, dtermin, dominla vie relle des hommes, leur monde matriel, leurs rapports rels. Ses disciples rvolts luiempruntrent ce postulat [...]

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    9/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 9Premire partie : FEUEURBACH

    FEUERBACH

    Opposition de la conceptionmatrialiste et idaliste

    [INTRODUCTION]

    Retour la table des matires

    A en croire certains idologues allemands, l'Allemagne aurait t, dans ces derniresannes, le thtre d'un bouleversement sans prcdent. Le processus de dcomposition dusystme hglien, qui avait dbut avec Strauss 1, a abouti une fermentation universelleo sont entranes toutes les puissances du pass. Dans ce chaos universel, des empires

    puissants se sont forms pour sombrer tout aussi vite, des hros phmres ont surgi pourtre rejets leur tour dans les tnbres par des rivaux plus hardis et plus puissants. Ce futune rvolution au regard de laquelle la Rvolution franaise n'a t qu'un jeu d'enfants, unelutte mondiale qui fait paratre mesquins les combats des Diadoques 2. Les principes sesupplantrent, les hros de la pense se culbutrent l'un l'autre avec une prcipitationinoue et, en trois ans, de 1842 1845, on a davantage fait place nette en Allemagnequ'ailleurs en trois sicles.

    Tout cela se serait pass dans le domaine de la pense pure.

    Il s'agit certes d'un vnement plein d'intrt: le processus de dcomposition de l'espritabsolu. Ds que se fut teinte sa dernire tincelle de vie, les divers lments de ce caputmortuum 3 entrrent en dcomposition, formrent de nouvelles combinaisons et consti-

    turent de nouvelles substances. Les industriels de la philosophie, qui avaient jusqu'alorsvcu de l'exploitation de l'esprit absolu, se jetrent maintenant sur ces nouvelles combi-naisons. Et chacun de dployer un zle inou pour dbiter la part qui lui tait chue. Mais

    1 David Friedrich Strauss (1808-1874): sa Vie de Jsus l'avait rendu clbre.2 Gnraux d'Alexandre de Macdoine, qui, aprs sa mort, se livrrent une lutte acharne pour le

    pouvoir. Au cours de cette lutte, l'empire d'Alexandre fut scind en une srie d'tats.3 Littralement: tte morte, terme utilis en chimie pour dsigner le rsidu d'une distillation. Ici:

    restes, rsidus.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    10/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 10Premire partie : FEUEURBACH

    la chose ne pouvait aller sans concurrence. Au dbut, cette concurrence fut pratiqued'une faon assez srieuse et bourgeoise. Plus tard, lorsque le march allemand fut encom-br et que, malgr tous les efforts, la marchandise fut impossible couler sur le marchmondial, l'affaire fut vicie, comme il est de rgle en Allemagne, par une fausse produc-tion de pacotille, l'altration de la qualit, la sophistication de la matire premire, lemaquillage des tiquettes, les ventes fictives, l'emploi de traites de complaisance et par unsystme de crdit dnu de toute base concrte. Cette concurrence aboutit une lutteacharne qui nous est prsente et vante maintenant comme une rvolution historique,qui aurait produit les rsultats et les conqutes les plus prodigieux.

    Mais pour apprcier sa juste valeur cette charlatanerie philosophique qui veillemme dans le cur de l'honnte bourgeois allemand un agrable sentiment national, pourdonner une ide concrte de la mesquinerie, de l'esprit de clocher parfaitement born detout ce mouvement jeune-hglien, et spcialement du contraste tragi-comique entre lesexploits rels de ces hros et leurs illusions au sujet de ces mmes exploits, il est nces-saire d'examiner une bonne fois tout ce vacarme d'un point de vue qui se situe en dehorsde l'Allemagne 1.

    1 [Passage biff dans le manuscrit:] Voil pourquoi nous ferons prcder la critique particulire des

    divers reprsentants de ce mouvement par quelques remarques gnrales (ces remarques suffirontpour caractriser le point de vue de notre critique, autant que c'est ncessaire pour comprendre lescritiques individuelles qui vont suivre et pour les fonder. Si nous opposons ces remarques Feuerbachprcisment, c'est qu'il est le seul avoir au moins constitu un progrs, le seul donton puisse de bonne foi * tudier les crits) **; ces remarques claireront les prsuppositionsidologiques qui leur sont communes tous.

    1. L'idologie en gnral. spcialement la philosophie allemande.

    Nous ne connaissons qu'une seule science, celle de l'histoire. L'histoire peut tre examine sousdeux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspectscependant ne sont pas sparables; aussi longtemps qu'existent des hommes, leur histoire et cellede la nature se conditionnent rciproquement. L'histoire de la nature, ce qu'on dsigne par sciencede la nature, ne nous intresse pas ici; par contre, il nous faudra nous occuper en dtail del'histoire des hommes: en effet, presque toute l'idologie se rduit ou bien une conception faussede cette histoire, ou bien en faire totalement abstraction. L'idologie elle-mme n'est qu'un desaspects de cette histoire.

    * En franais dans le texte.** Les passages biffs le sont verticalement. La partie que nous avons mise entre parenthses parcontre est biffe horizontalement.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    11/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 11Premire partie : FEUEURBACH

    A. L'IDOLOGIE EN GNRAL

    ET EN PARTICULIER L'IDOLOGIEALLEMANDE

    Retour la table des matires

    Mme dans ses tout derniers efforts, la critique allemande n'a pas quitt le terrain de la

    philosophie. Bien loin d'examiner ses bases philosophiques gnrales, toutes les questionssans exception qu'elle s'est poses ont jailli au contraire du sol d'un systme philosophiquedtermin, le systme hglien. Ce n'est pas seulement dans leurs rponses, mais bien djdans les questions elles-mmes qu'il y avait une mystification. Cette dpendance de Hegelest la raison pour laquelle vous ne trouverez pas un seul de ces modernes critiques qui aitseulement tent de faire une critique d'ensemble du systme hglien, bien que chacun jureavec force qu'il a dpass Hegel. La polmique qu'ils mnent contre Hegel et entre eux seborne ceci: chacun isole un aspect du systme hglien et le tourne la fois contre lesystme tout entier et contre les aspects isols par les autres. On commena par choisirdes catgories hgliennes pures, non falsifies, telles que la substance, la Conscience desoi, plus tard on profana ces catgories par des termes plus temporels tels que le Genre,l'Unique, l'Homme, etc.

    Toute la critique philosophique allemande de Strauss Stirner se limite la critiquedes reprsentations religieuses1. On partit de la vritable religion et de la thologie pro-prement dite. Ce que l'on entendait par conscience religieuse, par reprsentation religieu-se, reut par la suite des dterminations diverses. Le progrs consistait subordonner aussi la sphre des reprsentations religieuses ou thologiques les reprsentations mtaphysi-ques, politiques, juridiques, morales et autres, que l'on prtendait prdominantes; de mme,on proclamait que la conscience politique, juridique et morale est une conscience religieu-se ou thologique, et que l'homme politique, juridique et moral, l'homme en dernireinstance est religieux. On postula la domination de la religion. Et petit petit, on dclaraque tout rapport dominant tait un rapport religieux et on le transforma en culte, culte dudroit, culte de l'tat, etc. Partout, on n'avait plus affaire qu'aux dogmes et la foi dans lesdogmes. Le monde fut canonis une chelle de plus en plus vaste jusqu' ce que levnrable saint Max pt le canoniser en bloc 2 et le liquider ainsi une fois pour toutes.

    Us vieux-hgliens avaient compris toute chose ds l'instant qu'ils l'avaient ramene une catgorie de la logique hglienne. Les jeunes-hgliens critiqurent tout, en substi-tuant chaque chose des reprsentations religieuses ou en la proclamant thologique.

    1 [Passage biff dans le manuscrit:]... elle avait la prtention d'tre la salvatrice absolue du monde,

    de le librer de tout le mal. La religion a t sans cesse considre comme l'ennemi suprme, lacause ultime de tout ce qui rpugnait ces philosophes, et traite en consquence.

    2 En franais dans le texte.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    12/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 12Premire partie : FEUEURBACH

    Jeunes et vieux-hgliens sont d'accord pour croire, dans le monde existant, au rgne de lareligion, des concepts et de l'Universel. La seule diffrence est que les uns combattentcomme une usurpation cette domination que les autres clbrent comme lgitime.

    Chez les jeunes-hgliens, les reprsentations, ides, concepts, en un mot les produitsde la conscience, qu'ils ont eux-mmes promue l'autonomie, passent pour les chanesrelles des hommes au mme titre qu'ils sont proclams comme tant les liens rels de lasocit humaine par les vieux-hgliens. Il va donc de soi que les jeunes-hgliens doiventlutter uniquement contre ces illusions de la conscience. Comme, dans leur imagination, lesrapports des hommes, tous leurs faits et gestes, leurs chanes et leurs limites sont desproduits de leur conscience, les jeunes-hgliens, logiques avec eux-mmes, proposent auxhommes ce postulat moral: troquer leur conscience actuelle contre la conscience humai-ne, critique ou goste, et ce faisant, abolir leurs limites. Exiger ainsi la transformation dela conscience revient interprter diffremment ce qui existe, c'est--dire l'accepter aumoyen d'une interprtation diffrente. En dpit de leurs phrases pompeuses, qui soi-disantbouleversent le monde les idologues de l'cole jeune-hglienne sont les plus grandsconservateurs. Les plus jeunes d'entre eux ont trouv l'expression exacte pour qualifier

    leur activit, lorsqu'ils affirment qu'ils luttent uniquement contre une phrasologie. Ilsoublient seulement qu'eux-mmes n'opposent rien qu'une phrasologie cette phraso-logie et qu'ils ne luttent pas le moins du monde contre le monde qui existe rellement, ense battant uniquement contre la phrasologie de ce monde. Les seuls rsultats auxquels putaboutir cette critique philosophique furent quelques claircissements en histoire religieuse- et encore d'un point de vue trs troit -, sur le christianisme; toutes leurs autres affirma-tions ne sont que de nouvelles faons d'enjoliver leurs prtentions d'avoir apport des d-couvertes d'une porte historique grce ces claircissements insignifiants.

    Il n'est venu l'ide d'aucun de ces philosophes de se demander quel tait le lien entrela philosophie allemande et la ralit allemande, le lien entre leur critique et leur propremilieu matriel.

    Les prmisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes; ce sontdes bases relles dont on ne peut faire abstraction qu'en imagination. Ce sont les individusrels, leur action et leurs conditions d'existence matrielles, celles qu'ils ont trouves tou-tes prtes, comme aussi celles qui sont nes de leur propre action. Ces bases sont doncvrifiables par voie purement empirique.

    La condition premire de toute histoire humaine est naturellement l'existence d'treshumains vivants 1. Le premier tat de fait constater est donc la complexion corporellede ces individus et les rapports qu'elle leur cre avec le reste de la nature. Nous ne pouvonsnaturellement pas faire ici une tude approfondie de la constitution physique de l'hommeelle-mme, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouves toutes prtes, condi-tions gologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres 2. Toute histoiredoit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours

    de l'histoire.

    1 [Phrase biffe dans le manuscrit:] Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se

    distinguent des animaux, n'est pas qu'ils pensent, mais qu'ils se mettent produire leurs moyensd'existence.

    2 [Phrase biffe:] Or cet tat de choses ne conditionne pas seulement l'organisation qui mane de lanature; l'organisation primitive des hommes, leurs diffrences de race notamment; il conditionnegalement tout leur dveloppement ou non-dveloppement ultrieur jusqu' l'poque actuelle.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    13/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 13Premire partie : FEUEURBACH

    On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et partout ce que l'on voudra. Eux-mmes commencent se distinguer des animaux ds qu'ilscommencent produire leurs moyens d'existences, pas en avant qui est la consquencemme de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hom-mes produisent indirectement leur vie matrielle elle-mme.

    La faon dont les nommes produisent leurs moyens d'existence, dpend d'abord de lanature des moyens d'existence dj donns et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pasconsidrer ce mode de production de ce seul point de vue, savoir qu'il est la reproductionde l'existence physique des individus. Il reprsente au contraire dj un mode dtermin del'activit de ces individus, une faon dtermine de manifester leur vie, un mode de viedtermin. La faon dont les individus manifestent leur vie reflte trs exactement cequ'ils sont. Ce qu'ils sont concide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils pro-duisent qu'avec la faon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dpend donc desconditions matrielles de leur production.

    Cette production n'apparat qu'avec l'accroissement de la population. Elle-mme

    prsuppose pour sa part des relations1

    des individus entre eux. La forme de ces relationsest son tour conditionne par la production.

    Les rapports des diffrentes nations entre elles dpendent du stade de dveloppemento se trouve chacune d'elles en ce qui concerne les forces productives, la division du tra-vail et les relations intrieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, nonseulement les rapports d'une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structureinterne de cette nation elle-mme, dpendent du niveau de dveloppement de sa produc-tion et de ses relations intrieures et extrieures. L'on reconnat de la faon la plus mani-feste le degr de dveloppement qu'ont atteint les forces productives d'une nation au degrde dveloppement qu'a atteint la division du travail. Dans la mesure o elle n'est pas unesimple extension quantitative des forces productives dj connues jusqu'alors (dfriche-ment de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour consquence un

    nouveau perfectionnement de la division du travail.

    La division du travail l'intrieur d'une nation entrane d'abord la sparation du travailindustriel et commercial, d'une part, et du travail agricole, d'autre part; et, de ce fait, lasparation de la ville et de la campagne et l'opposition de leurs intrts. Son dveloppe-ment ultrieur conduit la sparation du travail commercial et du travail industriel. Enmme temps, du fait de la division du travail l'intrieur des diffrentes branches, on voitse dvelopper leur tour diffrentes subdivisions parmi les individus cooprant destravaux dtermins. La position de ces subdivisions particulires les unes par rapport auxautres est conditionne par le mode d'exploitation du travail agricole, industriel et com-mercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mmes rapports apparaissent quandles changes sont plus dvelopps dans les relations des diverses nations entre elles.

    Les divers stades de dveloppement de la division du travail reprsentent autant deformes diffrentes de la proprit; autrement dit, chaque nouveau stade de la division dutravail dtermine galement les rapports des individus entre eux pour ce qui est de lamatire, des instruments et des produits du travail.

    1 Marx emploie ici le mot Verkehr, qu'il traduit lui-mme par commerce (au sens large du mot)

    dans sa lettre Annenkov. Plus loin, reviendront les termes de Verkehrsform, Verkehrsver-hltnisse par lesquels Marx entend ce qu'il dsignera plus tard par rapports de production (Produktionsverhltnsse).

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    14/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 14Premire partie : FEUEURBACH

    La premire forme de la proprit est la proprit de la tribu 1. Elle correspond cestade rudimentaire de la production o un peuple se nourrit de la chasse et de la pche, del'levage du btail ou, la rigueur, de l'agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose unegrande quantit de terres incultes. ce stade, la division du travail est encore trs peudveloppe et se borne une plus grande extension de la division naturelle telle que l'offrela famille. La structure sociale se borne, de ce fait, une extension de la famille: chefs dela tribu patriarcale, avec au-dessous d'eux les membres de la tribu et enfin les esclaves.L'esclavage latent dans la famille ne se dveloppe que peu peuavec l'accroissement de lapopulation et des besoins, et aussi avec l'extension des relations extrieures, de la guerretout autant que du troc.

    La seconde forme de la proprit est la proprit communale et proprit d'tatqu'on rencontre dan, l'antiquit et qui provient surtout de la runion de plusieurs tribus enune seule ville, par contrat ou par conqute, et dans laquelle l'esclavage subsiste. ct dela proprit communale, la proprit prive, mobilire et plus tard immobilire, se dve-loppe dj, mais comme une forme anormale et subordonne la proprit communale.

    Ce n'est que collectivement que les citoyens exercent leur pouvoir sur leurs esclaves quitravaillent, ce qui les lie dj la forme de la proprit communale. Cette forme est laproprit prive communautaire des citoyens actifs, qui, en face des esclaves, sont con-traints de conserver cette forme naturelle d'association. C'est pourquoi toute la structuresociale fonde sur elle et avec elle la puissance du peuple, se dsagrge dans la mesuremme o se dveloppe en particulier la proprit prive immobilire. La division dutravail est dj plus pousse. Nous trouvons dj l'opposition entre la ville et la campagneet plus tard l'opposition entre les tats qui reprsentent l'intrt des villes et ceux quireprsentent l'intrt des campagnes, et nous trouvons, l'intrieur des villes elles-m-mes, l'opposition entre le commerce maritime et l'industrie. Les rapports de classes entrecitoyens et esclaves ont atteint leur complet dveloppement.

    Le fait de la conqute semble tre en contradiction avec toute cette conception de

    l'histoire. Jusqu' prsent, on a fait de la violence, de la guerre, du pillage, du brigandage,etc. la force motrice de l'histoire. Force nous est ici de nous borner aux points capitaux etc'est pourquoi nous ne prenons qu'un exemple tout fait frappant, celui de la destructiond'une vieille civilisation par un peuple barbare et la formation qui s'y rattache d'unenouvelle structure sociale qui repart zro. (Rome et les barbares, la fodalit et la Gaule,le Bas-Empire et les Turcs.) Chez le peuple barbare conqurant, la guerre elle-mme estencore, ainsi que nous l'avons indiqu plus haut, un mode de rapports normal qui est pra-tiqu avec d'autant plus de zle que l'accroissement de la population cre de faon plusimprieuse le besoin de nouveaux moyens de production, tant donn le mode deproduction traditionnel et rudimentaire qui est pour ce peuple le seul possible. En Italie,par contre, on assiste la concentration de la proprit foncire ralise par hritage, parachat et endettement aussi; car l'extrme dissolution des murs et la raret des mariagesprovoquaient l'extinction progressive des vieilles familles et leurs biens tombrent aux

    mains d'un petit nombre. De plus, cette proprit foncire fut transforme en pturages,transformation provoque, en dehors des causes conomiques ordinaires, valables encorede nos jours, par l'importation de crales pilles ou exiges titre de tribut et aussi par lapnurie de consommateurs pour le bl italien, qui s'ensuivait. Par suite de ces circons-

    1 A l'poque o Marx crit ces lignes, on attribuait une grande importance la notion de tribu, de

    clan. L'ouvrage de L. H. Morgan, publi en 1877 et consacr l'tude de la socit primitive,prcisera les notions de gens et de clan. Engels utilisera les rsultats de Morgan dans sonouvrage: L'Origine de la famille, de la proprit prive et de l'tat(1884).

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    15/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 15Premire partie : FEUEURBACH

    tances, la population libre avait presque compltement disparu, les esclaves eux-mmesmenaaient sans cesse de s'teindre et devaient tre constamment remplacs. L'esclavageresta la base de toute la production. Les plbiens, placs entre les hommes libres et lesesclaves, ne parvinrent jamais s'lever au-dessus de la condition duLumpenproletariat1.Du reste, Rome ne dpassa jamais le stade de la ville; elle tait lie aux provinces par desliens presque uniquement politiques que des vnements politiques pouvaient bien entendurompre leur tour.

    Avec le dveloppement de la proprit prive, on voit apparatre pour la premirefois les rapports que nous retrouverons dans la proprit prive moderne, mais une plusvaste chelle. D'une part, la concentration de la proprit prive qui commena trs tt Rome, comme l'atteste la loi agraire de Licinius 2, et progressa rapidement partir desguerres civiles et surtout sous l'Empire; d'autre part, en corrlation avec ces faits, la trans-formation des petits paysans plbiens en un proltariat qui sa situation intermdiaireentre les citoyens possdants et les esclaves interdit toutefois un dveloppement indpen-dant.

    La troisime forme est la proprit fodale3

    ou celle des divers ordres. Tandis quel'antiquit partait de la ville et de son petit territoire, le moyen ge partait de la campa-gne. La population existante, clairseme et parpille sur une vaste superficie et que lesconqurants ne vinrent pas beaucoup grossir, conditionna ce changement de point dedpart. l'encontre de la Grce et de Rome, le dveloppement fodal dbute donc sur unterrain bien plus tendu, prpar par les conqutes romaines et par l'extension de l'agricul-ture qu'elles entranaient initialement. Les derniers sicles de l'Empire romain en dclin etla conqute des barbares eux-mmes anantirent une masse de forces productives: l'agri-culture avait dclin, l'industrie tait tombe en dcadence par manque de dbouchs, lecommerce tait en veilleuse ou interrompu par la violence, la population, tant ruralequ'urbaine, avait diminu. Cette situation donne et le mode d'organisation de la conqutequi en dcoula, dvelopprent, sous l'influence de l'organisation militaire des Germains, laproprit fodale. Comme la proprit de la tribu et de la commune, celle-ci repose son

    tour sur une communaut en face de laquelle ce ne sont plus les esclaves, comme dans lesystme antique, mais les petits paysans asservis qui constituent la classe directement pro-ductive. Paralllement au dveloppement complet du fodalisme apparat en outrel'opposition aux villes. La structure hirarchique de la proprit foncire et la suzerainetmilitaire qui allait de pair avec elle confrrent la noblesse la toute-puissance sur lesserfs. Cette structure fodale, tout comme l'antique proprit communale, tait une asso-ciation contre la classe productrice domine, ceci prs que la forme de l'association etles rapports avec les producteurs taient diffrents parce que les conditions de productiontaient diffrentes.

    1 Mot mot: proltariat en haillons. lments dclasss misrables, non-organiss du proltariat

    urbain.2 Licinius vers 350 avant notre re: Tribun du peuple qui avec Sextius dita en 367 des lois

    favorisant les plbiens.En vertu de ces textes, aucun citoyen romain n'avait le droit de possder plus de 500 jugera(environ 125 ha) de proprit d'tat (ager publicus). Aprs 367, la faim de terre des plbiensfut en partie apaise grce aux conqutes militaires. Ils reurent en partage une partie des terresainsi annexes.

    3 Marx et Engels nuanceront plus tard cette description, ce schma de l'volution des structures de laproprit, en notant qu'elle n'est valable que pour l'Europe occidentale et en signalant l'existenced'un mode de production asiatique. Cf. Lettres sur Le Capital et LaPense, no 114.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    16/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 16Premire partie : FEUEURBACH

    A cette structure fodale de la proprit foncire correspondait, dans les villes, laproprit corporative, organisation fodale du mtier. Ici, la proprit consistait princi-palement dans le travail de chaque individu: ta ncessit de l'association contre la noblessepillarde associe, le besoin de marchs couverts communs en un temps o l'industriel sedoublait d'un commerant, la concurrence croissante des serfs qui s'vadaient en massevers les villes prospres, la structure fodale de tout le pays firent natre les corporations;les petits capitaux conomiss peu peu par les artisans isols et le nombre invariable deceux-ci dans une population sans cesse accrue dvelopprent la condition de compagnonet d'apprenti qui fit natre dans les villes une hirarchie semblable celle de la campagne.

    La proprit principale consistait donc pendant l'poque fodale, d'une part, dans laproprit foncire laquelle est enchan le travail des serfs, d'autre part dans le travailpersonnel l'aide d'un petit capital rgissant le travail des compagnons. La structure dechacune de ces deux formes tait conditionne par les rapports de production borns,l'agriculture rudimentaire et restreinte et l'industrie artisanale. l'apoge du fodalisme, ladivision du travail fut trs peu pousse. Chaque pays portait en lui-mme l'oppositionville-campagne. La division en ordres tait vrai dire trs fortement marque, mais part

    la sparation en princes rgnants, noblesse, clerg et paysans la campagne, et celle enmatres, compagnons et apprentis, et bientt aussi en une plbe de journaliers, dans lesvilles, il n'y eut pas de division importante du travail. Dans l'agriculture, elle tait rendueplus difficile par l'exploitation. morcele ct de laquelle se dveloppa l'industrie domes-tique des paysans eux-mmes; dans l'industrie, le travail n'tait nullement divis l'intrieur de chaque mtier et fort peu entre les diffrents mtiers. La division entre lecommerce et l'industrie existait dj dans des villes anciennes, mais elle ne se dveloppaque plus tard dans les villes neuves, lorsque les villes entrrent en rapport les unes avec lesautres.

    La runion de pays d'une certaine tendue en royaumes fodaux tait un besoin pourla noblesse terrienne comme pour les villes. De ce fait, l'organisation de la classe domi-nante, c'est--dire de la noblesse, eut partout un monarque sa tte.

    Voici donc les faits: des individus dtermins qui ont une activit productive selon unmode dtermin entrent dans des rapports sociaux et politiques dtermins. Il faut quedans chaque cas isol, lobservation empirique montre dans les faits, et sans aucune spcu-lation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. Lastructure sociale et l'tat rsultent constamment du processus vital d'individus dtermins;mais de ces individus non point tels qu'ils peuvent s'apparatre dans leur propre reprsen-tation ou apparatre dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en ralit, c'est--dire, telsqu'ils uvrent et produisent matriellement; donc tels qu'ils agissent sur des bases et dansdes conditions et limites matrielles dtermines et indpendantes de leur volont 1.

    1 [Passage biff dans le manuscrit:] Les reprsentations que se font ces individus sont des ides soit

    sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il estvident que, dans tous ces cas, ces reprsentations sont l'expression consciente - relle ou imagi-naire - de leurs rapports et de leur activit rels, de leur production, de leur commerce, de leurorganisation politique et sociale. Il n'est possible d'mettre l'hypothse inverse que si l'on suppose- en dehors de l'esprit des individus rels, conditionns matriellement, un autre esprit encore, unesprit particulier. Si l'expression consciente des conditions de vie relles de ces individus est ima-ginaire, si, dans leurs reprsentations, ils mettent la ralit la tte en bas, ce phnomne est encoreune consquence de leur mode d'activit matriel born et des rapports sociaux triqus qui enrsultent.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    17/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 17Premire partie : FEUEURBACH

    La production des ides, des reprsentations et de la conscience est d'abord directe-ment et intimement mle l'activit matrielle et au commerce matriel des hommes,elle est le langage de la vie relle. Les reprsentations, la pense, le commerce intellectueldes hommes apparaissent ici encore comme l'manation directe de leur comportementmatriel. Il en va de mme de la production intellectuelle telle qu'elle se prsente dans lalangue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la mtaphysique, etc.de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur reprsentations, deleurs ides, etc., mais les hommes rels, agissants, tels qu'ils sont conditionns par undveloppement dtermin de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent,y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peutjamais tre autre chose que l'tre conscient 1 et l'tre des hommes est leur processus de vierel. Et si, dans toute l'idologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placs latte en bas comme dans une camera obscure 2, ce phnomne dcoule de leur processus devie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rtine dcoule de sonprocessus de vie directement physique.

    A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la

    terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommesdisent, s'imaginent, se reprsentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, lapense, l'imagination et la reprsentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes enchair et en os; non, on part des hommes dans leur activit relle, c'est partir de leurprocessus de vie rel que l'on reprsente aussi le dveloppement des reflets et des chosidologiques de ce processus vital. Et mme les fantasmagories dans le cerveau humainsont des sublimations rsultant ncessairement du processus de leur vie matrielle que l'onpeut constater empiriquement et qui repose sur des bases matrielles. De ce fait, lamorale, la religion, la mtaphysique et tout le reste de l'idologie, ainsi que les formes deconscience qui leur correspondent, perdent aussitt toute apparence d'autonomie. Ellesn'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de dveloppement; ce sont au contraire les hommesqui, en dveloppant leur production matrielle et leurs rapports matriels, transforment,avec cette ralit qui leur est propre, et leur pense et les produits de leur pense. Ce n'est

    pas la conscience qui dtermine la vie, mais la vie qui dtermine la conscience. Dans lapremire faon de considrer les choses, on part de la conscience comme tant l'individuvivant, dans la seconde faon, qui correspond la vie relle, on part des individus rels etvivants eux-mmes et l'on considre la conscience uniquement comme Leur conscience.

    Cette faon de considrer les choses n'est pas dpourvue de prsuppositions. Elle partdes prmisses relles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prmisses, ce sont leshommes, non pas isols et figs, de quelque manire imaginaire, mais saisis dans leurprocessus de dveloppement rel dans des conditions dtermines, dveloppement visibleempiriquement. Ds que l'on reprsente ce processus d'activit vitale, l'histoire cessed'tre une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mmesencore abstraits, ou l'action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idalistes.

    C'est l o cesse la spculation, c'est dans la vie relle que commence donc la sciencerelle, positive, l'analyse de l'activit pratique, du processus, de dveloppement pratiquedes hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir rel doit lesremplacer. Avec l'tude de la ralit la philosophie cesse d'avoir un milieu o elle existe defaon autonome. sa place, on pourra tout au plus mettre une synthse des rsultats les

    1 Marx dcompose le mot Bewusstsein (conscience) en ses deux lments: Das bewusste Sein (ltre

    conscient).2 Chambre noire.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    18/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 18Premire partie : FEUEURBACH

    plus gnraux qu'il est possible d'abstraire de l'tude du dveloppement historique deshommes. Ces abstractions, prises en soi, dtaches de l'histoire relle, n'ont absolumentaucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir classer plus aisment la matirehistorique, indiquer la succession de ses stratifications particulires. Mais elles ne don-nent en aucune faon, comme la philosophie, une recette, un schma selon lequel on peutaccommoder les poques historiques. La difficult commence seulement, au contraire,lorsqu'on se met tudier et classer cette matire, qu'il s'agisse d'une poque rvolue oudu temps prsent, et l'analyser rellement. L'limination de ces difficults dpend deprmisses qu'il nous est impossible de dvelopper ici, car elles rsultent de ltude duprocessus de vie rel et de l'action des individus de chaque poque. Nous allons prendre iciquelques-unes de ces abstractions dont nous nous servirons vis--vis de l'idologie et lesexpliquer par des exemples historiques.

    [1.] Histoire

    Retour la table des matires

    Avec les Allemands dnus de toute prsupposition, force nous est de dbuter par laconstatation de la prsupposition premire de toute existence humaine, partant de toutehistoire, savoir que les hommes doivent tre mme de vivre pour pouvoir fairel'histoire 1. Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s'habiller et quel-ques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyenspermettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matrielle elle-mme, et c'estmme l un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l'on doit,

    aujourd'hui encore comme il y a des milliers d'annes, remplir jour par jour, heure parheure, simplement pour maintenir les hommes en vie. Mme quand la ralit sensible estrduite un bton, au strict minimum, comme chez saint Bruno 2, elle implique l'activitqui produit ce bton. La premire chose, dans toute conception historique, est doncd'observer ce fait fondamental dans toute son importance et toute son extension, et de luifaire droit. Chacun sait que les Allemands ne l'ont jamais fait; ils n'ont donc jamais eu debase terrestre pour l'histoire et n'ont par consquent jamais eu un seul historien. Bien qu'ilsn'aient vu la connexit de ce fait avec ce qu'on appelle l'histoire que sous l'angle le plustroit, surtout tant qu'ils restrent emprisonns dans l'idologie politique, les Franais etles Anglais n'en ont pas moins fait les premiers essais pour donner l'histoire une basematrialiste, en crivant d'abord des histoires de la socit bourgeoise, du commerce et del'industrie.

    Le second point est que le premier besoin une fois satisfait lui-mme, l'action de lesatisfaire et l'instrument dj acquis de cette satisfaction poussent de nouveaux besoins,- et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique. C'est cela quel'on reconnat aussitt de quel bois est faite la grande sagesse historique des Allemands; carl o ils sont court de matriel positif et o l'on ne dbat ni stupidits thologiques, ni1 [Au niveau de cette phrase, Marx a not dans la colonne de droite:] Hegel. Conditions gologi-

    ques, hydrographiques, etc. Les corps humains. Besoin, travail.2 Allusion une thorie de Bruno Bauer.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    19/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 19Premire partie : FEUEURBACH

    stupidits politiques ou littraires, nos Allemands voient, non plus l'histoire, mais lestemps prhistoriques; ils ne nous expliquent du reste pas comment l'on passe de cetteabsurdit de la prhistoire l'histoire proprement dite - bien que, par ailleurs, leurspculation historique se jette tout particulirement sur cette prhistoire, parce qu'elles'y croit l'abri des empitements du fait brutal et aussi parce qu'elle peut y lcher labride son instinct spculatif et qu'elle peut engendrer et jeter bas les hypothses parmilliers.

    Le troisime rapport, qui intervient ici d'emble dans le dveloppement historique, estque les hommes, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent crer d'autreshommes, se reproduire; c'est le rapport entre homme et femme, parents et enfants,c'est la famille. Cette famille, qui est au dbut le seul rapport social, devient par la suite unrapport subalterne (sauf en Allemagne), lorsque les besoins accrus engendrent de nouveauxrapports sociaux et que l'accroissement de la population engendre de nouveaux besoins;par consquent, on doit traiter et dvelopper ce thme de la famille d'aprs les faitsempiriques existants et non d'aprs le concept de famille, comme on a coutume de lefaire en Allemagne 1. Du reste, il ne faut pas comprendre ces trois aspects de l'activit

    sociale comme trois stades diffrents, mais prcisment comme trois aspects tout simple-ment, ou, pour employer un langage clair pour des Allemands trois moments qui ontcoexist depuis le dbut de l'histoire et depuis les premiers hommes et qui se manifestentaujourd'hui encore dans l'histoire. Produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travailque la vie d'autrui en procrant, nous apparat donc ds maintenant comme un rapportdouble: d'une part comme un rapport naturel, d'autre part comme un rapport social, -social en ce sens que l'on entend par l l'action conjugue de plusieurs individus, peuimporte dans quelles conditions, de quelle faon et dans quel but. Il s'ensuit qu'un mode deproduction ou un stade industriel dtermins sont constamment lis un mode decoopration ou un stade social dtermins, et que ce mode de coopration est lui-mmeune force productive ; il s'ensuit galement que la masse des forces productives acces-sibles aux hommes dtermine l'tat social, et que l'on doit par consquent tudier etlaborer sans cesse l' histoire des hommes en liaison avec l'histoire de l'industrie et des

    changes. Mais il est tout aussi clair qu'il est impossible d'crire une telle histoire enAllemagne, puisqu'il manque aux Allemands, pour la faire, non seulement la facult de laconcevoir et les matriaux, mais aussi la certitude sensible, et que l'on ne peut pas faired'expriences sur ces choses de l'autre ct du Rhin puisqu'il ne s'y passe plus d'histoire. Ilse manifeste donc d'emble une interdpendance matrialiste des hommes qui est1 Construction des maisons. Chez les sauvages, il va de soi que chaque famille a sa grotte ou sa

    hutte propre, de mme qu'est normale, chez les nomades, la tente particulire chaque famille,Cette conomie domestique spare, la suite du dveloppement de la proprit prive ne la rendque plus indispensable. Chez les peuples agriculteurs, l'conomie domestique communautaire esttout aussi impossible que la culture en commun du sol. La construction des villes fut un grand

    progrs. Cependant, dans toutes les priodes antrieures, la suppression de l'conomie spare,insparable de la suppression de la proprit prive, tait impossible pour cette seule raison djque les conditions matrielles faisaient dfaut. L'tablissement d'une conomie domestique com-munautaire a pour conditions pralables le dveloppement du machinisme, celui de l'utilisationdes forces naturelles et de nombreuses autres forces productives - par exemple des conduites d'eau,de l'clairage au gaz, du chauffage par la vapeur, etc., la suppression de la ville et de la campa-gne *. Sans ces conditions, l'conomie en commun ne constituerait pas elle-mme son tour uneforce productive nouvelle, elle manquerait de toute base matrielle, ne reposerait que sur une basethorique, autrement dit serait une simple lubie et ne mnerait qu' l'conomie monacale. Ce quitait possible, on en a la preuve dans le groupement en villes et la construction d'difices com-muns pour des buts singuliers dtermins (prisons, casernes, etc.). La suppression de l'conomiespare est insparable, cela va de soi, de l'abolition de la famille (M. E.).

    Il faut entendre la suppression de l'opposition ville-campagne.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    20/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 20Premire partie : FEUEURBACH

    conditionne par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieille que leshommes eux-mmes, - interdpendance qui prend sans cesse de nouvelles formes et pr-sente donc une histoire mme sans qu'il existe encore une quelconque absurdit politi-que ou religieuse qui runisse les hommes par surcrot.

    Et c'est maintenant seulement, aprs avoir dj examin quatre moments, quatreaspects des rapports historiques originels, que nous trouvons que l'homme a aussi de la conscience 1. Mais il ne s'agit pas d'une conscience qui soit d'emble conscience pure . Ds le dbut, une maldiction pse sur l'esprit, celle d'tre entach d'unematire qui se prsente ici sous forme de couches d'air agites, de sons, en un mot sousforme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, - le langage est la con-science relle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alorsseulement pour moi-mme aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparatqu'avec le besoin, la ncessit du commerce avec d'autres hommes 2. L o existe unrapport, il existe pour moi. L'animal n'est en rapport avec rien, ne connat sommtoute aucun rapport. Pour l'animal, ses rapports avec les autres n'existent pas en tant querapports. La conscience est donc d'emble un produit social et le demeure aussi longtemps

    qu'il existe des hommes. Bien entendu, la conscience n'est d'abord que la conscience dumilieu sensible le plus proche et celle d'une interdpendance limite avec d'autrespersonnes et d'autres choses situes en dehors de l'individu qui prend conscience; c'est enmme temps la conscience de la nature qui se dresse d'abord en face des hommes commeune puissance foncirement trangre, toute-puissante et inattaquable, envers laquelle leshommes se comportent d'une faon purement animale et qui leur en impose autant qu'aubtail; par consquent une conscience de la nature purement animale (religion de lanature).

    On voit immdiatement que cette religion de la nature, ou ces rapports dterminsenvers la nature, sont conditionns par la forme de la socit et vice versa. Ici, commepartout ailleurs, l'identit de l'homme et de la nature apparat aussi sous cette forme, quele comportement born des hommes en face de la nature conditionne leur comportement

    born entre eux, et que leur comportement born entre eux conditionne son tour leursrapports borns avec la nature, prcisment parce que la nature est encore peine modi-fie par l'histoire et que, d'autre part, la conscience de la ncessit d'entrer en rapportavec les individus qui l'entourent marque pour l'homme le dbut de la conscience de ce faitqu'il vit somme toute en socit. Ce dbut est aussi animal que l'est la vie sociale elle-mme ce stade; il est une simple conscience grgaire et l'homme se distingue ici dumouton par l'unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l'instinct ou que soninstinct est un instinct conscient. Cette conscience grgaire ou tribale se dveloppe et seperfectionne ultrieurement en raison de l'accroissement de la productivit, de l'augmen-tation des besoins et de l'accroissement de la population qui est la base des deuxlments prcdents. Ainsi se dveloppe la division du travail qui n'tait primitivementpas autre chose que la division du travail dans l'acte sexuel, puis devint la division dutravail qui se fait d'elle-mme ou par nature en vertu des dispositions naturelles (vigueur

    corporelle par exemple), des besoins, des hasards, etc. La division du travail ne devienteffectivement division du travail qu' partir du moment o s'opre une division du travail

    1 [ ce niveau, Marx crit dans la colonne de droite:1 Les hommes ont une histoire, parce qu'ils

    doiventproduire leurvie et qu'ils le doivent en fait d'une manire dtermine: c'est impliqu parleur organisation physique: de mme que leur conscience.

    2 [Phrase biffe dans le manuscrit:] Ma conscience c'est mon rapport avec ce qui m'entoure.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    21/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 21Premire partie : FEUEURBACH

    matriel et intellectuel 1. partir de ce moment la conscience peut vraiment s'imaginerqu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle reprsente relle-ment quelque chose sans reprsenter quelque chose de rel. partir de ce moment, laconscience est en tat de s'manciper du monde et de passer la formation de la thoriepure, thologie, philosophie, morale, etc. Mais mme lorsque cette thorie, cette tho-logie, cette philosophie, cette morale, etc., entrent en contradiction avec les rapportsexistants, cela ne peut se produire que du fait que les rapports sociaux existants sontentrs en contradiction avec la force productive existante; d'ailleurs, dans une sphrenationale dtermine, cela peut arriver aussi parce que, dans ce cas, la contradiction seproduit, non pas l'intrieur de cette sphre nationale, mais entre cette consciencenationale et la pratique des autres nations, c'est--dire entre la conscience nationale d'unenation et sa conscience universelle 2.

    Peu importe du reste ce que la conscience entreprend isolment; toute cette pourri-ture ne nous donne que ce rsultat: ces trois moments, la force productive, l'tat social etla conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division dutravail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l'activit intellectuelle

    et matrielle, - la jouissance et le travail, la production et la consommation choient enpartage des individus diffrents; et alors la possibilit que ces lments n'entrent pas enconflit rside uniquement dans le fait qu'on abolit nouveau la division du travail. Il va desoi du reste que fantmes, liens, tre suprme, concept, scrupules 3 ne sontque l'expression mentale idaliste, la reprsentation apparente de l'individu isol, lareprsentation de chanes et de limites trs empiriques l'intrieur desquelles se meut lemode de production de la vie et le mode d'changes qu'il implique.

    Cette division du travail, qui implique toutes ces contradictions et repose son toursur la division naturelle du travail dans la famille et sur la sparation de la socit enfamilles isoles et opposes les unes aux autres, - cette division du travail implique enmme temps la rpartition du travail et de ses produits, distribution ingale en vrit tanten quantit qu'en qualit; elle implique donc la proprit, dont la premire forme, le

    germe, rside dans la famille o la femme et les enfants sont les esclaves de l'homme.L'esclavage, certes encore trs rudimentaire et latent dans la famille, est la premireproprit, qui d'ailleurs correspond dj parfaitement ici la dfinition des conomistesmodernes d'aprs laquelle elle est la libre disposition de la force de travail d'autrui. Dureste, division du travail et proprit prive sont des expressions identiques - on nonce,dans la premire, par rapport l'activit ce qu'on nonce, dans la seconde, par rapport auproduit de cette activit.

    De plus, la division du travail implique du mme coup la contradiction entre l'intrtde l'individu singulier ou de la famille singulire et l'intrt collectif de tous les individusqui sont en relations entre eux; qui plus est, cet intrt collectif n'existe pas seulement,mettons dans la reprsentation, en tant qu' intrt gnral , mais d'abord dans la ralitcomme dpendance rciproque des individus entre lesquels se partage le travail. Enfin la

    division du travail nous offre immdiatement le premier exemple du fait suivant: aussilongtemps que les hommes se trouvent dans la socit naturelle, donc aussi longtempsqu'il y a scission entre l'intrt particulier et l'intrt commun, aussi longtemps donc que

    1 [ ce niveau, Marx a crit dans la colonne de droite:] Premire forme des idologues, prtres,

    concide.2 [A hauteur de cette phrase, Marx a crit dans la colonne de droite:]Religion. Les Allemands avec

    l'idologie en tant que telle.3 Termes du vocabulaire des jeunes-hgliens, et de Stirner en particulier.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    22/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 22Premire partie : FEUEURBACH

    l'activit n'est pas divise volontairement, mais du fait de la nature, l'action propre del'homme se transforme pour lui en puissance trangre qui s'oppose lui et l'asservit, aulieu qu'il ne la domine. En effet, ds l'instant o le travail commence tre rparti,chacun a une sphre d'activit exclusive et dtermine qui lui est impose et dont il nepeut sortir; il est chasseur, pcheur ou berger ou critique critique 1, et il doit le demeurers'il ne veut pas perdre ses moyens d'existence; tandis que dans la socit communiste, ochacun n'a pas une sphre d'activit exclusive, mais peut se perfectionner dans la branchequi lui plat, la socit rglemente la production gnrale ce qui cre pour moi la possi-bilit de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pcherl'aprs-midi, de pratiquer l'levage le soir, de faire de la critique aprs le repas, selon monbon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pcheur ou critique. Cette fixation de l'activitsociale, cette ptrification de notre propre produit en une puissance objective qui nousdomine, chappant notre contrle, contrecarrant nos attentes, rduisant nant noscalculs, est un des moments capitaux du dveloppement historique jusqu' nos jours. C'estjustement cette contradiction entre l'intrt particulier et l'intrt collectif qui amnel'intrt collectif prendre, en qualit d'tat, une forme indpendante, spare des int-rts rels de l'individu et de l'ensemble et faire en mme temps figure de communaut

    illusoire, mais toujours sur la base concrte des liens existants dans chaque conglomrat defamille et de tribu, tels que liens du sang, langage, division du travail une vaste chelle etautres intrts; et parmi ces intrts nous trouvons en particulier, comme nous le dve-lopperons plus loin, les intrts des classes dj conditionnes par la division du travail,qui se diffrencient dans tout groupement de ce genre et dont l'une domine toutes lesautres. Il s'ensuit que toutes les luttes l'intrieur de l'tat, la lutte entre la dmocratie,l'aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que lesformes illusoires sous lesquelles sont menes les luttes effectives des diffrentes classesentre elles (ce dont les thoriciens allemands ne souponnent pas un tratre mot, bien qu'ce sujet on leur ait assez montr la voie dans les Annales franco-allemandes et dans LaSainte Famille) 2; et il s'ensuit galement que toute classe qui aspire la domination,mme si sa domination dtermine l'abolition de toute l'ancienne forme sociale et de ladomination en gnral, comme c'est le cas pour le proltariat, il s'ensuit donc que cette

    classe doit conqurir d'abord le pouvoir politique pour reprsenter son tour son intrtpropre comme tant l'intrt gnral, ce quoi elle est contrainte dans les premierstemps. Prcisment parce que les individus ne cherchent que leur intrt particulier, - quine concide pas pour eux avec leur intrt collectif, l'universalit n'tant somme toutequ'une forme illusoire de la collectivit, -cet intrt est prsent comme un intrt quileur est tranger, qui est indpendant d'eux et qui est lui-mme son tour un intrtgnral spcial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir 3 eux-mmes dans cettedualit comme c'est le cas dans la dmocratie,

    Par ailleurs le combat pratique de ces intrts particuliers, qui constamment se heur-tent rellement aux intrts collectifs et illusoirement: collectifs, rend ncessaire l'inter-1 On sait que Bauer se voulait le champion d'une cole philosophique critique .

    2 Les Annales franco-allemandes taient une revue dite Paris par Marx et A. Ruge. Seul parut lepremier numro, en fvrier 1844. Il contenait deux articles de Marx: Sut la question Juive , Contribution la critique de la philosophie du droit de Hegel et un long article d'Engels: Esquisse d'une critique de l'conomie politique. Les divergences entre Marx et Ruge ne permi-rent pas de poursuivre cette parution.

    En 1845, Francfort-sur-Main, avait paru l'ouvrage de Marx et Engels: La Sainte Famille, ouCritique de la Critique critique, Contre Bruno Bauer et consorts. Titre allemand: Die heiligeFamilie, oder Kritik der kritischen Kritik. Gegen Bruno Bauer und Consorten.

    3 L'dition MEGA donne une version lgrement diffrente: sich begegnen [s'affronter], au lieu desich bewegen [se mouvoir],

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    23/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 23Premire partie : FEUEURBACH

    vention pratique et le refrnement par l'intrt gnral illusoire sous forme d'tat. Lapuissance sociale, c'est--dire la force productive dcuple qui nat de la coopration desdivers individus conditionne par la division du travail, n'apparat pas ces individuscomme leur propre puissance conjugue, parce que cette coopration elle-mme n'est pasvolontaire, mais naturelle; elle leur apparat au contraire comme une puissance trangre,situe en dehors d'eux, dont ils ne savent ni d'o elle vient ni o elle va, qu'ils ne peuventdonc plus dominer et qui, l'inverse, parcourt maintenant une srie particulire de phaseset de stades de dveloppement, si indpendante de la volont et de la marche de l'huma-nit qu'elle dirige en vrit cette volont et cette marche de l'humanit.

    Cette alination, - pour que notre expos reste intelligible aux philosophes -, nepeut naturellement tre abolie qu' deux conditions pratiques. Pour qu'elle devienne unepuissance insupportable, c'est--dire une puissance contre laquelle on fait la rvolution,il est ncessaire qu'elle ait fait de la masse de l'humanit une masse totalement prive deproprit, qui se trouve en mme temps en contradiction avec un monde de richesse etde culture existant rellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissementde la force productive, c'est--dire un stade lev de son dveloppement. D'autre part, ce

    dveloppement des forces productives (qui implique dj que l'existence empirique actuelledes hommes se droule sur le plan de l'histoire mondiale au lieu de se drouler sur celui dela vie locale), est une condition pratique pralable absolument indispensable, car, sans lui,c'est la pnurie qui deviendrait 'gnrale, et, avec le besoin, c'est aussi la lutte pour le n-cessaire qui recommencerait et l'on retomberait fatalement dans la mme vieille gadoue.Il est galement une condition pratique sine qua non, parce que des relations universellesdu genre humain peuvent tre tablies uniquement par ce dveloppement universel desforces productives et que, d'une part, il engendre le phnomne de la masse prive deproprit simultanment dans tous les pays (concurrence universelle), qu'il rend ensuitechacun d'eux dpendant des bouleversements des autres et qu'il a mis enfin des hommesvivant empiriquement l'histoire mondiale, la place des individus vivant sur un plan local.Sans cela: 1 le communisme ne pourrait exister que comme phnomne local; 2 les puis-sances des relations humaines elles-mmes n'auraient pu se dvelopper comme puissances

    universelles, et de ce fait insupportables, elles seraient restes des circonstances rele-vant de superstitions locales, et 3 toute extension des changes abolirait le communismelocal. Le communisme n'est empiriquement possible que comme l'acte soudain etsimultan des peuples dominants, ce qui suppose son tour le dveloppement universel dela force productive et les changes mondiaux troitement lis au communisme. Autre-ment, comment la proprit, par exemple, aurait-elle pu somme toute avoir une histoire,prendre diffrentes formes? Comment, disons, la proprit foncire aurait-elle pu, selonles conditions diverses qui se prsentaient, passer en France, du morcellement lacentralisation dans les mains de quelques-uns, et en Angleterre de la centralisation entreles mains de quelques-uns au morcellement, comme c'est effectivement le cas aujourd'hui?Ou bien comment se fait-il encore que le commerce, qui pourtant reprsente l'change desproduits d'individus et de nations diffrentes et rien d'autre, domine le monde entier par lerapport de l'offre et de la demande, - rapport qui, selon un conomiste anglais, plane au-

    dessus de la terre comme la fatalit antique et distribue, d'une main invisible, le bonheur etle malheur parmi les hommes, fonde des empires, anantit des empires, fait natre etdisparatre des peuples, - tandis qu'une fois abolie la base, la proprit prive, et instaurela rglementation communiste de la production, qui abolit chez l'homme le sentimentd'tre devant son propre produit comme devant une chose trangre, la puissance durapport de l'offre et de la demande est rduite nant, et les hommes reprennent en leurpouvoir l'change, la production, leur mode de comportement rciproque.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    24/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 24Premire partie : FEUEURBACH

    Le communisme n'est pour nous ni un tat qui doit tre cr, ni un idal sur lequel laralit devra se rgler. Nous appelons communisme le mouvement rel qui abolit l'tatactuel. Les conditions de ce mouvement rsultent des prmisses actuellement existantes.

    Du reste, la masse d'ouvriers qui ne sont qu'ouvriers - force de travail massive, coupedu capital ou de toute espce de satisfaction mme borne - suppose le march mondial;comme le suppose aussi du coup, du fait de la concurrence, la perte de ce travail en tantque source assure d'existence, et non plus titre temporaire.

    Le proltariat ne peut donc exister qu' l'chelle de l'histoire universelle, de mme quele communisme, qui en est l'action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu'entant qu'existence historique universelle . Existence historique universelle des individus,autrement dit, existence des individus directement lie l'histoire universelle.

    La forme des changes, conditionne par les forces de production existant tous lesstades historiques qui prcdent le ntre et les conditionnant leur tour, est la socitcivile qui, comme il ressort dj de ce qui prcde, a pour condition pralable et base

    fondamentale la famille simple et la famille compose, ce que l'on appelle le clan, dontles dfinitions plus prcises ont dj t donnes ci-dessus. Il est donc dj vident quecette socit bourgeoise est le vritable foyer, la vritable scne de toute histoire et l'onvoit quel point la conception passe de l'histoire tait un non-sens qui ngligeait lesrapports rels et se limitait aux grands vnements historiques et politiques retentis-sants 1. La socit bourgeoise embrasse l'ensemble des rapports matriels des individus l'intrieur d'un stade de dveloppement dtermin des forces productives. Elle embrassel'ensemble de la vie commerciale et industrielle d'une tape et dborde par l mme l'tatet la nation, bien qu'elle doive, par ailleurs, s'affirmer l'extrieur comme nationalit ets'organiser l'intrieur comme tat. Le terme de socit civile 2 apparut au XVIIIe sicle,ds que les rapports de proprit se furent dgags de la communaut antique et mdi-vale. La socit civile en tant que telle ne se dveloppe qu'avec la bourgeoisie; toutefois,l'organisation sociale issue directement de la production et du commerce, et qui forme en

    tout temps la base de l'tat et du reste de la superstructure idaliste, a toutefois tconstamment dsigne sous le mme nom.

    [2.] De la production de la conscience

    Retour la table des matires

    A vrai dire, dans l'histoire passe, c'est aussi un fait parfaitement empirique qu'avecl'extension de lactivit, au plan de l'histoire universelle, les individus ont t de plus enplus asservis une puissance qui leur est trangre, - oppression qu'ils prenaient pour unetracasserie de ce qu'on appelle l'Esprit du monde, - une puissance qui est devenue de plus1 [Passage biff dans le manuscrit:] Jusqu'ici nous n'avons examin qu'un seul aspect de l'activit

    humaine, la transformation de la nature par les hommes. L'autre aspect, la transformation deshommes par les hommes...

    Origine de l'tat et rapports entre l'tat et la socit civile.2 L'expression allemande est brgerliche Gessellschaft, qui pourrait signifier ailleurs socit

    bourgeoise.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    25/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 25Premire partie : FEUEURBACH

    en plus massive et se rvle en dernire instance tre le march mondial. Mais il est toutaussi fond empiriquement que cette puissance, si mystrieuse pour les thoriciensallemands, sera abolie par le renversement de l'tat social actuel, par la rvolutioncommuniste (nous en parlerons plus tard) et par l'abolition de la proprit prive qui nefait qu'un avec elle; alors la libration de chaque individu en particulier se raliseraexactement dans la mesure o l'histoire se transformera compltement en histoiremondiale 1. D'aprs ce qui prcde, il est clair que la vritable richesse intellectuelle del'individu dpend entirement de la richesse de ses rapports rels. C'est de cette seulemanire que chaque individu en particulier sera dlivr de ses diverses limites nationales etlocales, mis en rapports pratiques avec la production du monde entier, (y compris laproduction intellectuelle) et mis en tat d'acqurir la capacit de jouir de la production dumonde entier dans tous ses domaines (cration des hommes). La dpendance universelle,cette forme naturelle de la coopration des individus l'chelle de l'histoire mondiale, seratransforme par cette rvolution communiste en contrle et domination consciente deces puissances qui, engendres par l'action rciproque des hommes les uns sur les autres,leur en ont impos jusqu'ici, comme si elles taient des puissances foncirement tran-gres, et les ont domins. Cette conception peut tre son tour conue d'une manire

    spculative et idaliste, c'est--dire fantastique, comme gnration du genre2

    par lui-mme (la socit en tant que sujet) et, par l, mme la srie successive des individusen rapport les uns avec les autres peut tre reprsente comme un individu unique quiraliserait ce mystre de s'engendrer lui-mme. On voit ici que les individus se crent bienles uns les autres, au physique et au moral, mais qu'ils ne se crent pas, ni dans le non-sensde saint Bruno, ni dans le sens de l' unique 3, de l'homme fait lui-mme .

    Cette conception de l'histoire a donc pour base le dveloppement du procs rel de laproduction, et cela en partant de la production matrielle de la vie immdiate; elleconoit la forme des relations humaines lie ce mode de production et engendre parelle, je veux dire la socit civile ses diffrents stades, comme tant le fondement detoute l'histoire, ce qui consiste la reprsenter dans son action en tant qu'tat aussi bien

    qu' expliquer par elle l'ensemble des diverses productions thoriques et des formes de laconscience, religion, philosophie, morale, etc., et suivre sa gense partir de ces pro-ductions, ce qui permet alors naturellement de reprsenter la chose dans sa totalit (e td'examiner aussi l'action rciproque de ses diffrents aspects). Elle n'est pas oblige, com-me la conception idaliste de l'histoire, de chercher une catgorie dans chaque priode,mais elle demeure constamment sur le soi rel de l'histoire; elle n'explique pas la pratiqued'aprs l'ide, elle explique la formation des ides d'aprs la pratique matrielle; elle arrivepar consquent ce rsultat, que toutes les formes et produits de la conscience peuventtre rsolus non pas grce la critique intellectuelle, par la rduction la conscience desoi ou la mtamorphose en revenants, en fantmes , en obsessions 4, etc.,mais uniquement par le renversement pratique des rapports sociaux concrets d'o sontnes ces sornettes idalistes. Ce n'est pas la critique, mais la rvolution qui est la forcemotrice de l'histoire, de la religion, de la philosophie et de toute autre thorie. Cette

    conception montre que la fin de l'histoire n'est pas de se rsoudre en conscience de soicomme esprit de l'esprit, mais qu' chaque stade se trouvent donns un rsultat mat-riel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus,

    1 [ ce niveau, Marx a crit dans la colonne de droite:] DE LA PRODUCTION DE LA

    CONSCIENCE.2 En allemand: Gattung que nous traduisons Par genre, dans le sens de genre humain.3 Max Stirner.4 Allusion aux thories de Bauer et de Stirner. Voir ci-dessus.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    26/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 26Premire partie : FEUEURBACH

    crs historiquement et transmis chaque gnration par celle qui la prcde, une massede forces de production, de capitaux et de circonstances, qui, d'une part, sont bien modi-fis par la nouvelle gnration, mais qui, d'autre part, lui dictent ses propres conditionsd'existence et lui impriment un dveloppement dtermin, un caractre spcifique; parconsquent les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les cir-constances. Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relationssociales, que chaque individu et chaque gnration trouvent comme des donnes existan-tes, est la base concrte de ce que les philosophes se sont reprsent comme. substanceet essence de l'homme , de ce qu'ils ont port aux nues ou qu'ils ont combattu, baseconcrte dont les effets et l'influence sur le dveloppement des hommes ne sont nulle-ment affects parce que ces philosophes se rvoltent contre elle en qualit de consciencede soi et d' uniques . Ce sont galement ces conditions de vie, que trouvent prtes lesdiverses gnrations, qui dterminent si la secousse rvolutionnaire, qui se reproduitpriodiquement dans l'histoire sera assez forte pour renverser les bases de tout ce quiexiste; les lments matriels d'un bouleversement total sont, d'une part, les forces pro-ductives existantes et, d'autre part, la formation d'une masse rvolutionnaire qui fasse larvolution, non seulement contre des conditions particulires de la socit passe, mais

    contre la production de la vie antrieure elle-mme, contre l'ensemble de l'activitqui en est le fondement; si ces conditions n'existent pas, il est tout fait indiffrent, pourle dveloppement pratique, que l'ide de ce bouleversement ait dj t exprime millefois comme le prouve l'histoire du communisme.

    Jusqu'ici, toute conception historique a, ou bien laiss compltement de ct cettebase relle de l'histoire, ou l'a considre comme une chose accessoire, nayant aucun lienavec la marche de l'histoire. De ce fait, l'histoire doit toujours tre crite d'aprs une nor-me situe en dehors d'elle. La production relle de la vie apparat l'origine de l'histoire,tandis que ce qui est proprement historique apparat comme spar de la vie ordinaire,comme extra et supra-terrestre. Les rapports entre les hommes et la nature sont de cefait exclus de l'histoire, ce qui engendre l'opposition entre la nature et l'histoire. Parconsquent, cette conception n'a pu voir dans l'histoire que les grands vnements histori-

    ques et politiques, des luttes religieuses et somme toute thoriques, et elle a d, en parti-culier, partager pour chaque poque historique l'illusion de cette poque. Mettons qu'unepoque s'imagine tre dtermine par des motifs purement politiques ou religieux,bien que politique et religion ne soient que des formes de ses moteurs rels: sonhistorien accepte alors cette opinion. L' imagination , la reprsentation que ceshommes dtermins se font de leur pratique relle, se transforme en la seule puissancedterminante et active qui domine et dtermine la pratique de ces hommes. Si la formerudimentaire sous laquelle se prsente la division du travail chez les Indiens et chez lesgyptiens suscite chez ces peuples un rgime de castes dans leur tat et dans leur religion,l'historien croit que le rgime des castes est la puissance qui a engendr cette forme socialerudimentaire. Tandis que les Franais et les Anglais s'en tiennent au moins l'illusionpolitique, qui est encore la plus proche de la ralit, les Allemands se meuvent dans ledomaine de l' esprit pur et font de l'illusion religieuse la force motrice de l'histoire. La

    philosophie de l'histoire de Hegel est la dernire expression consquente, pousse saplus pure expression, de toute cette faon qu'ont les Allemands d'crire l'histoire etdans laquelle il ne s'agit pas d'intrts rels, pas mme d'intrts politiques, mais d'idespures; cette histoire ne peut alors manquer d'apparatre saint Bruno comme une suited' ides , dont l'une dvore l'autre et sombre finalement dans la conscience de soi, et saint Max Stirner, qui ne sait rien de toute l'histoire relle, cette marche de l'histoiredevait apparatre avec bien plus de logique encore comme une simple histoire de

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    27/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 27Premire partie : FEUEURBACH

    chevaliers, de brigands et de fantmes 1, aux visions desquels il n'arrive naturellement chapper que par la dsacralisation. Cette conception est vraiment religieuse, ellesuppose que l'homme religieux est l'homme primitif dont part toute l'histoire, et elleremplace, dans son imagination, la production relle des moyens de vivre et de la vie elle-mme par une production religieuse de choses imaginaires. Toute cette conception del'histoire, ainsi que sa dsagrgation et les scrupules et les doutes qui en rsultent, n'estqu'une affaire purement nationale concernant les seuls Allemands et n'a qu'un intrt localpour l'Allemagne, comme par exemple la question importante et maintes fois traitercemment de savoir comment l'on passe exactement du royaume de Dieu au royaumedes hommes; comme si ce royaume de Dieu avait jamais exist ailleurs que dansl'imagination des hommes et comme si ces doctes sires ne vivaient pas sans cesse et sanss'en douter dans le royaume des hommes, dont ils cherchent maintenant le chemin, e tcomme si l'amusement scientifique - car ce n'est rien de plus - qu'il y a expliquer lasingularit de cette construction thorique dans les nuages ne consistait pas, au contraire, dmontrer comment elle est ne de l'tat de choses terrestre rel. En gnral, il s'agitconstamment, pour ces Allemands, de ramener l'absurdit qu'ils rencontrent quelqueautre lubie, c'est--dire de poser que tout ce non-sens a somme toute un sens particulier

    qu'il s'agit de dceler, alors qu'il s'agit uniquement dexpliquer cette phrasologie thoriquepar les rapports rels existants. La vritable solution pratique de cette phrasologie,l'limination de ces reprsentations dans la conscience des hommes, ne sera ralise,rptons-le, que par une transformation des circonstances et non par des dductionsthoriques. Pour la masse des hommes, c'est--dire pour le proltariat, ces reprsentationsthoriques n'existent pas, donc pour cette masse elles n'ont pas non plus besoin d'tresupprimes et si celle-ci a jamais eu quelques reprsentations thoriques telle que lareligion, il y a longtemps dj qu'elles sont dtruites par les circonstances.

    Le caractre purement national de ces questions et de leurs solutions se manifeste en-core dans le fait que ces thoriciens croient, le plus srieusement du monde, que les diva-gations de l'esprit comme l' homme-dieu , l' homme , etc., ont prsid aux diff-rentes poques de l'histoire, - saint Bruno va mme jusqu' affirmer que seules la critique

    et les critiques ont fait l'histoire, - et en ceci que, lorsqu'ils s'adonnent eux-mmes desconstructions historiques, ils sautent toute vitesse par-dessus tout le pass et passent dela civilisation mongole l'histoire proprement riche de contenu, c'est--dire l'histoire des Annales de Halle et des Annales allemandes 2 et racontent comment l'colehglienne a dgnr en dispute gnrale. Toutes les autres nations, tous les vnementsrels sont oublis, le thtre du monde se limite la foire aux livres de Leipzig et auxcontroverses rciproques de la critique, de l' homme et de l' unique 3.

    Lorsqu'il arrive la thorie de traiter de thmes vraiment historiques, comme leXVIIIe sicle par exemple, ces philosophes ne donnent que l'histoire des reprsentations,1 [A ce niveau, Marx a crit dans la colonne de droite:] La manire dite objective d'crire l'histoire

    consistait prcisment concevoir les rapports historiques spars de l'activit. Caractre

    ractionnaire.2 Titre abrg d'une seule et mme revue des jeunes-hgliens qui parut de 1838 1843 sous forme

    de feuillets quotidiens. De janvier 1838 juin 1841, elle s'intitula: Hallische Jarhrbcher frdeutsche Wissenschaft und Kunst (Annales de Halle pour la science et l'art allemands) sous ladirection d'Arnold Ruge et de Theodor Echtermeyer. Menace d'tre interdite en Prusse, la revuemigra en Saxe et prit le nom, en juillet 1841, de Deutsche Jahrbcher fr Wissenschaft undKunst [Annales allemandes pour la science et l'art]. Mais en janvier 1843, le gouvernementinterdit la parution de la revue, interdiction qui fut tendue toute l'Allemagne par dcision duBundestag.

    3 Dans l'ordre, allusion Bauer, Feuerbach, Stirner.

  • 7/29/2019 Ideologie Allemande

    28/59

    Karl Marx et Friedrich Engels, Lidologie allemande (1848) 28Premire partie : FEUEURBACH

    dtache des faits et des dveloppements pratiques qui en constituent la base, et, de plus,ils ne donnent cette histoire que dans le dessein de reprsenter l'poque en question com-me une premire tape imparfaite, comme l'annonciatrice encore borne de la vritablepoque historique, c'est--dire de l'poque de la lutte des philosophes allemands de 1840 1844. Leur objectif, c'est donc d'crire une histoire du pass pour faire resplendir avecd'autant plus d'clat la gloire d'une personne qui n'est pas historique et de ses imaginations,et il est conforme ce but de ne pas voquer les vnements rellement historiques nimme les intrusions rellement historiques de la politique dans l'histoire, et d'offrir, encompensation, un rcit qui ne repose pas sur une tude srieuse, mais sur des montageshistoriques et des cancans littraires, - comme l'a fait saint Bruno dans son Histoire duXVIIIe sicle 1 maintenant oublie. Ces piciers de la pense pleins d'emphase et d'arro-gance qui se croient infiniment au-dessus des prjugs nationaux sont, dans la pratique,beaucoup plus nationaux que les piliers de brasserie qui rvent en petits bourgeois de l'unitallemande. Ils refusent tout caractre historique aux actions des autres peuples, ils viventen Allemagne en vue de l'Allemagne et pour l'Allemagne, ils transforment la Chanson duRhin 2 en hymne spirituel et font la conqute de l'Alsace-Lorraine en pillant la philoso-phie